Apocalypse in Krjoy by François TEPES - HTML preview

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Croisée des chemins à Prvimozk

Souvenirs d’une immersion « kafkaïenne »

Je ne me souviens que des bons moments passés en Krjoy, mais j’ai porté bien des croix et perdu bien des plumes. Ma sensibilité m’a beaucoup handicapé sur mon chemin de vie et je m’enlisais souvent dans ma relation aux autres, au point de porter d’autres fardeaux que le mien contre un peu d’affection. Je compensais alors mon handicap invisible en m’engageant dans des travaux qui n’étaient pas les miens, m’impliquant parfois dans des valeurs qui n’étaient pas les miennes.

J’ai pris conscience depuis que si je consentais à jouer le rôle d’infirme victime, je permettais en réalité à d’autres d’occulter leurs propres handicaps autrement tangibles. J’avais néanmoins besoin de me sentir appartenir à un groupe, et à défaut d’être comprise je consentais sans discussion avec qui voulait bien de moi.

Ma plus grande maladresse, cyclique, était de faire confiance à un séducteur patenté comme Gorkan Ji. J’avais pourtant vite cerné le personnage, dès notre première rencontre, mais je me suis senti aussi fortement attirée par son magnétisme animal. Cette attirance a d’ailleurs été une surprise pour moi, car Gorkan ne collait pas du tout à l’image que je me faisais du prince charmant, loin s’en faut. J’ai en fait été impressionnée par l’ardeur musquée de sa présence, et quelque peu séduite je le reconnais par la spontanéité de sa réaction la première fois que nos regards se sont croisés… une étincelle dans les yeux, comme un flash photo, suivie d’un sourire charmeur et enchanté.

Gorkan n’était pas très grand en taille, mais il en imposait par son dynamisme et de fait prenait beaucoup de place. On ne pouvait pas le rater quand on le cherchait à l’étage. Sa voix de stentor s’entendait par-delà les cloisons de bureau, et je le pistais parfois à son fluide magnétique dont les murs des couloirs s’imprégnaient à son passage. Quand il m’a embauché, j’étais aux anges. L’entreprise était prospère et jouissait d’une belle notoriété. L’ambiance était bonne-enfant, avec de belles perspectives d’évolution en interne et un salaire confortable. Le pied, pour une jeune assistante motivée. J’allais découvrir l’envers de ce joli décors, lambeau après lambeau…

Cette atmosphère bonne-enfant m’avait en fait un peu gêné, dès le départ, mais rien ne justifiait un tel ressenti. Je me trouvais simplement idiote à cause de mon côté pas très à l’aise en société. Mes collègues de travail ont été très avenants et mon accueil a été chaleureux. Ma mission était claire, mes tâches bien définies, j’avais tous les outils pour faire du bon travail… il fallait juste que je passe outre la perception de ce petit malaise diffus, dont je ne parvenais d’ailleurs pas à identifier la source.

Puis j’ai subi une première modification de mon emploi du temps. J’ai d’abord été contrainte de permuter certaines tâches avec mes collègues puis, pour le bien du service, abandonner des dossiers et même lâcher de chouettes binômes. Nous changions en fait périodiquement d’outils bureautiques au gré de nouvelles prérogatives, avec des mandats parfois très éphémères. Et ma fonction est devenue floue, sans plus la moindre vue d’ensemble.

C’est en rencontrant la Grande Directrice que j’ai commencé à comprendre bien des choses. Le changement d’attitude de Gorkan en sa présence était stupéfiant et précisément très révélateur. Il faut dire qu’elle en imposait. J’étais moi-même impressionnée face à une telle contenance. C’était une grande femme élégante, toujours bien habillée, le port haut, et dont le parfum doux et sucré contrastait nettement avec un charisme ouvertement acidulé. Elle n’hésitait pas à remettre à sa place la moindre petite virgule inconvenante, sans ménagement, et changeait continuellement d’avis à la manière d’une Grande Diva.

Toute l’organisation de nos services tournait en fait autour de ses besoins. Elle était le moyeu, le centre du système, et tous n’étions que d’accessoires mais nécessaires instruments en périphérie. L’entreprise elle-même et tous nos partenaires, accaparés de la même manière, ne lui servaient en réalité que de jante et de pneus de rechange… les objets extérieurs de son ascension sociale.

Son jeu de pouvoir m’était devenu très clair, mais je me sentais prise au piège de mes propres engagements et résolutions. Ma mission de départ malgré sa perversion me tenait très à cœur, l’entreprise était florissante, et je souhaitais plus que tout montrer à mon chef de service ma vraie valeur. En vérité, je n’aimais pas sa façon de m’occulter si soudainement parfois, face à certains collègues, et je l’avoue face surtout à cette Grande Dame.

Gorkan Ji m’attirait, c’était un fait, et j’étais perplexe quant à la nature de cette relation de travail. Le professionnel et l’amical bizarrement se mêlaient fréquemment, selon les circonstances du moment… je finissais parfois mon travail avec une formidable énergie, fière de moi, et parfois complètement abattue, au raz des pâquerettes. Gorkan était devenu le baromètre de mes humeurs et faisait, bien malgré moi, la météo dans mon cœur.

Pire, je commençais à penser à lui en dehors de l’entreprise. D’abord de manière évasive, puis de plus en plus consciemment. Je désirais plus de complicité, plus d’authenticité dans nos échanges, mieux le comprendre… j’avais surtout envie de briller pour lui. Mais Gorkan était hypnotisé par le chant de sa sirène, envoûté par les fards de sa Diva des affaires. Je pouvais bien sûr comprendre sa fascination, tant la lumière qu’elle réfléchissait éclipsait le monde alentour, mais je ne souscrivais pas à son enchantement.

La Big Boss débarquait en fait épisodiquement dans nos bureaux, telle une rock-star en visite surprise, mettant en avant ses atouts et son prestige. Ses signes extérieurs de richesse étaient censés nous impressionner et nous émouvoir, mais son abject mesquinerie m’était devenue personnellement insupportable. Tout cela allait justement être bousculé par une heureuse arrivée, un candide et désastreux raz-de-marré. Et personne n’aurait pu imaginer les conséquences désastreuses pour l’entreprise alors soudainement bringuebalée dans le sillage d’une amicale petite comète appelée Andrjoz.

Je me souviens très bien de son arrivée et de sa première entrevue avec la Big Boss. Je passais par là, devant son bureau de ministre, comme Gorkan Ji l’escortait diligemment jusqu’à elle. La Grande Diva se leva promptement à leur arrivée et se déplaça magistralement jusqu’à Andrjoz, les bras tendus en avant pour l’accueillir chaleureusement. Je les ai vu se rapprocher, puis s’échanger tout sourire une poignée de main cordiale, quand j’ai surpris le flash photo !

J’avais surpris en effet, dans les yeux du monstre habillée en Diva, le même flash de lumière que dans les yeux de Gorkan à notre première rencontre ! Moi qui avais pris cela pour un intérêt de cœur, je commençais à mieux comprendre ma relation avec mon chef de service. Je sais aujourd’hui que cette étincelle de joie furtive correspond en réalité à un rare moment de plaisir pour un monstre inapte au bonheur. C’était en fait, très prosaïquement, le signe d’un prédateur ferrant une proie qui saura améliorer son menu quotidien… une petite étincelle perverse, mais authentique et sincère.

Andrjoz est resté le temps de comprendre ce qu’elle était réellement, avant de prendre la fuite subitement. Mais son analyse personnelle transparaissait clairement dans les rapports d’étude qu’il avait laissé intentionnellement derrière lui. Il avait éparpillé ça et là divers documents, à l’attention de nombreux services, et avait négligemment oublié son porte document qu’il n’est jamais venu rechercher…

Le personnel de l’entreprise avait évidemment senti la tension monter au fil du temps entre ces deux personnages, et des histoires commençaient à circuler à propos de l’intégrité professionnelle d’Andrjoz. Cela a fini par diviser nos services en deux groupes distincts, presque opposables. Aussi, après le départ précipité et donc suspect d’Andrjoz, les personnes l’ayant côtoyé d’un peu trop près, moi y compris, ont été invité d’une manière assez machiavélique à un entretien de réajustement privé. Nous étions tout un collectif à subir, les uns après les autres, une séance d’intimidation digne d’un mauvais film à grand budget.

Au beau milieu d’un somptueux salon réservé aux réceptions mondaines, siégeaient en ringuette les quatre principaux chefs de service. La Diva, au centre évidemment, trônait parmi eux. Je me souviens surtout d’un protocole très austère et de cette posture de fusillé à qui personne ne pense à proposer au moins un tabouret. Puis j’ai eu droit à un lavage de cerveau en bonne et due forme, je n’étais cependant plus manipulable. Mes collègues non plus d’ailleurs. Nous avions tous été conquis par le professionnalisme d’Andrjoz et les solutions qu’il était venu nous apporter.

La Grande Diva s’appliqua néanmoins obstinément dans sa calomnie. Mais ses mensonges éhontés étaient abracadabrants et ne tenaient vraiment pas la route. Sa stratégie à son grand désarroi ne fonctionnait pas avec cet oiseau-là et elle réalisa, outragée, qu’elle pédalait toute seule cette fois dans sa propre choucroute. Elle s’est frénétiquement mise alors à la recherche de nouvelles têtes à couper, perdant visiblement son sang froid légendaire… et toute l’entreprise en a été inquiétée.

De nombreux départs volontaires ont fini par ébranler l’empire commercial de ce tyran des affaires, qui n’agissait plus que sous l’emprise de la vulgarité et de la colère. Ce monstre fustigeait tout le personnel de l’entreprise sans distinction aucune et poursuivait inlassablement Andrjoz, à distance, en produisant des faux parfaitement grossiers. Le crime de lèse-majesté devait être visible aux yeux de tous, mais sa manigance cette fois-ci a capoté !

Au milieu de la tourmente, Gorkan avait changé. Il n’était plus lui-même. Il avait perdu toute sa flamboyance et son visage, continuellement crispé, exprimait l’anxiété. Une détresse affligeante s’était en effet emparée de lui, car il était seul responsable de la venue d’Andrjoz… ce que sa chère et rude sirène lui rappelait, très sèchement, à maintes occasions.

Gorkan endossa ainsi sans sourciller son nouveau costume de mouton, aveuglément complaisant. C’est ainsi qu’il est devenu l’unique responsable des déboires de sa bienfaitrice, inapte aux prévoyances les plus élémentaires, incapable d’apporter la moindre solution corrective… je suis partie avant le rush final. Mais j’ai appris ce que Gorkan avait fait, et j’ai suivi de loin la déchéance pitoyable de cette grande prêtresse azimutée.

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