Un homme peut connaître huit sortes de bonheurs : posséder un tombeau assez vaste pour y ensevelir ses ancêtres, avoir une bonne épouse, vivre longuement, se voir père de nombreux enfants, récolter le grain en abondance, posséder de grandes richesses, être aimé de nombreux frères, être savant. Mais il est des hommes qui ne jouissent jamais d'aucun de ces bonheurs. On les appelle les Huit-fois malheureux, les Pkhar-ke-bogui.
Minoran-Doui était un de ceux-là. Sa famille même l’avait abandonné. Cependant il arriva que Minoran fit la rencontre, un jour, d’une fille jeune et jolie appelée Diou-Si ; il l’aima et il en fut aimé. Mais les Huit-fois malheureux ne peuvent se soustraire à leur sort, et Diou-Si paya cher sa rencontre avec Minoran : ses affaires périclitèrent, son bétail dépérit, ses champs refusèrent toute récolte.
Un matin, au réveil, Diou-Si ne trouva plus auprès d’elle son bien-aimé. Minoran lui annonçait, dans une lettre, qu’il avait décidé de la quitter, bien qu’il la chérît de toutes les forces de son âme, parce qu’il ne pouvait rien lui offrir, rien sinon le malheur.
Après avoir lu cette lettre, Diou-Si pleura amèrement, car elle aimait Minoran plus que tout au monde. Elle prit ses biens en haine, elle les distribua aux pauvres et s’en alla loin des lieux où elle avait vécu.
Elle pleurait en traversant la plaine, et songeait : « Si j’avais assez de pain pour en donner à tous les affamés, assez d’argent pour en distribuer à tous ceux qui sont dans le besoin, il n’y aurait plus de misère sur la terre. »
Et tandis qu’elle rêvait ainsi, elle vit soudain paraître devant elle un beau et robuste jeune homme couronné de fleurs et d’épis, monté sur un taureau. Il arrêta sa monture et dit à Diou-Si :
« Aime-moi! sois ma femme!
— j’aime un Huit-fois malheureux, répondit Diou-Si. Je ne saurais aimer un autre que lui. Mais, si tu le veux, nous deviendrons frère et sœur. »
Et ils fraternisèrent, selon la coutume de leur pays. Ils se firent une légère blessure au doigt et, avec le sang qui en coulait, ils écrivirent chacun leur nom au bas de leur robe. Puis ils déchirèrent le morceau d’étoffe qui portait cette inscription et se l’offrirent l’un à l’autre. Quand ils l’eurent caché dans leur sein, ils se séparèrent.
Harassée de fatigue, Diou-Si entra dans un champ pour se reposer. Elle se coucha sur le sol et s’endormit. Un vieillard, dont le visage et les cheveux étaient blancs comme l’argent, lui apparut en rêve et lui dit : « Je suis le jeune homme monté sur un taureau que tu as rencontré et avec lequel tu as fraternisé. Je suis l’Esprit de la plaine. Je connais ton désir. Prends ce petit sac de riz. Quelle que soit la quantité de riz que tu en sortes, il ne se videra jamais. » Il dit et disparut. Et Diou-Si se réveilla.
Elle prit le petit sac déposé à son côté et poursuivit sa route.
Au bout de la plaine, s’élevait une montagne, elle commença à la gravir. Une épaisse forêt en couvrait le sommet, et, au milieu de cette forêt, se trouvait une hutte. Assis devant un foyer, un jeune et beau bûcheron surveillait un chaudron où bouillait de l’eau.
« Que mettras-tu dans cette eau? demanda Diou-Si, après avoir salué le jeune homme.
— Je ne puis rien y mettre répondit celui-ci, car je n’ai ni riz ni millet. »
Alors Diou-Si pénétra dans la cabane et sortit du sac un grain de riz qu’elle jeta dans la marmite.
Aussitôt, la marmite se remplit de riz ; Diou-Si et le bûcheron en mangèrent à satiété.
« Aime-moi, et nous serons mari et femme, lui dit son compagnon.
— Je ne puis pas t’aimer, répondit Diou-Si. J’aime mon mari, un Huit-fois malheureux ; mais, si tu veux, je serai ta sœur. »
Le bûcheron accepta l’offre et ils fraternisèrent.
Bientôt la nuit tomba et Diou-Si s’endormit profondément.
Le vieillard, au visage et aux cheveux blancs comme l’argent, et monté sur un taureau, lui apparut de nouveau en rêve.
Quand Diou-Si se réveilla, elle ne vit plus de hutte, elle ne vit plus de bûcheron, mais, auprès d’elle, elle vit plusieurs lingots d’or.
« Grâce à cet or, s’écria Diou-Si, je vais pouvoir bâtir en ce lieu une ville entière. De toutes parts viendront à moi ceux qui ont faim et, dans leur foule, je rencontrerai peut-être mon Huit-fois malheureux! »
Elle fit comme elle avait dit. Tous les pauvres, tous les affamés, tous les miséreux accoururent dans la ville qu’elle avait fondée. Son espoir fut réalisé. Un jour, elle vit arriver son mari, Minoran.
Quand elle l’aperçut, elle s’élança vers lui et lui reprocha tendrement de l’avoir abandonnée. Puis elle lui fit jurer qu’il ne la quitterait plus jamais. Minoran et Diou-Si vécurent des jours heureux, donnant à manger et à boire à tous ceux qui imploraient leur pitié.
II
Or il arriva que Diou-Si un jour manqua de monnaie. Il fallait sans tarder se rendre à la ville voisine pour y changer de l’or. En lui remettant un lingot, Diou-Si pria son mari d’en détacher un très grand nombre de minimes parcelles qu’il échangerait contre de la monnaie de cuivre; afin, lui dit-elle, « que tu ne sois pas obligé de te rendre souvent à la ville et de me laisser seule. »
Le Huit-fois malheureux plaça l'or sur son âne et se mit en route. Il devait traverser en chemin un ruisseau d’ordinaire peu large et sans profondeur, mais qu’une pluie torrentielle venait de grossir démesurément. En le traversant, l’âne et la charge y tombèrent.
« Non! s’écria le Huit-fois malheureux dans un accès de désespoir. Je ne puis continuer à mener une existence aussi malchanceuse. J’ai déjà rendu ma femme trop malheureuse. Si je ne puis retrouver son or, je renonce à la vie. »
Il se jeta à l’eau, plongea et se noya. Longtemps, Diou-Si attendit Minoran ; enfin, anxieuse, perdant patience, elle se mit elle-même à sa recherche.
Quand elle atteignit le ruisseau, — redevenu mince filet d’eau, — elle aperçut sur le bord le lingot d’or et le cadavre de son mari. Rien ne put apaiser sa douleur. Elle pleura, pleura son Huit-fois malheureux et, avec lui, tous les Huit-fois malheureux de la terre.
Puis, ses forces la trahissant, elle s’assit et mourut en pleurant. On appela ruisseau des pleurs le ruisseau qu’alimentèrent ses larmes.
Un marchand qui se rendait en ville pour ses affaires se trompa de route et arriva juste à l’endroit où gisait la pauvre Diou-Si. Aperçevant une femme, il descendit de cheval et passa à pied devant elle, en signe de respect, selon la coutume de son pays. Il remarqua que la femme était sans mouvement. Il s’approcha, puis, après s’être assuré qu’elle était morte, il creusa une fosse et l’enterra. Il retrouva bientôt le bon chemin, arriva sans encombre à la ville et termina toutes ses affaires à son avantage. Attribuant sa chance à la rencontre de la femme qu’il avait enfouie, il repassa devant la fosse de Diou-Si, à son retour, et dit une prière pour le repos de son âme. Rentré chez lui, il fit part à ses proches et à ses amis de la rencontre qu’il avait faite et de la réussite inespérée de ses affaires. D’autres marchands allèrent à leur tour rendre visite à la tombe de Diou-Si et prier pour elle en se rendant en ville pour leurs affaires. Et ils eurent également de la chance. Des négociants d'autres localités, ayant appris ce prodige, les imitèrent et furent également favorisés.
Un jour, un pauvre hère arriva par hasard à la tombe de Diou-Si. Après avoir amèrement déploré sa misère, il s'endormit près du tombeau. Une belle jeune femme vêtue de blanc lui apparut en rêve, pleura avec lui, et murmura des mots consolateurs :
« Bois de l’eau de ce ruisseau : elle est pure, car elle a pour source des larmes versées sur les malheureux. Quand tu auras bu, ta propre infortune sera soulagée, et tu aimeras les malheureux comme les a aimés celle dont les pleurs ont formé ce ruisseau. »
Bien des infortunés vinrent à la tombe de Diou-Si, dont la réputation s’étendit au loin.
Conformément aux lois du pays, on plaça sur le tombeau un monument avec cette inscription : « A la femme bienfaisante. »
Sa célébrité grandira, grandira toujours, car celle qui dort dans ce tombeau aimait les deshérités et leur nombre, hélas! ne fait que s’accroître sur la terre.