Printemps Parfumé by LTI - HTML preview

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Printemps Parfumé




Autrefois vivait dans la province de Tjyen-lato, dans la ville de Nam-Hyong, un mandarin nommé I-Teung qui avait un fils, I-Toreng[3], âgé de seize ans. I-Toreng était parmi les plus habiles lettrés de son pays et il grandissait tous les jours dans l'étude.

Un matin, par un beau temps clair, le soleil brillait, le vent chuchotait doucement dans les arbres, agitant les feuilles dont les ombres tremblaient sur le sol, les oiseaux volaient à travers les ramures, s’appelaient les uns les autres et chantaient en chœur sur les branches ; les branches des saules trempaient dans l’eau comme pour y pêcher, les papillons allaient de fleur en fleur, et I-Toreng, qui regardait ces choses, appela son domestique :

« Voyez cette admirable nature, — dit-il, — le cœur me manque pour travailler quand je la vois si belle, et que je songe que celui-là même qui vivrait jusqu’aux limites de la vie, qui vivrait un siècle, ne vivrait que trente-six mille jours, voués à la tristesse, à la pauvreté ou à la maladie. Ah! ne serait-il préférable de vivre au moins quelques jours parfaitement heureux. Pourquoi toujours travailler, toujours étudier! Il fait si beau, je veux me promener. Indiquez-moi donc un endroit à visiter dans cette ville. »

Le domestique lui dit d’aller à Couang-hoa-lou[4] qui est situé sur un pont, et d’où l’on voit le panorama des montagnes et de la rivière.

« Je veux voir cela, — répondit I-Toreng ; — conduisez-moi donc. »

Alors le domestique[5] l’accompagna. Ils arrivèrent bientôt sur le pont, entrèrent dans le palais de Couang-hoa-lou et I-Toreng, se pro-menant sur les terrasses, admira beau-coup le paysage. Longtemps il se rafraîchit le cœur à la vue des montagnes, des pics coiffés de nuages et des vallées où dormait la brume. Enfin il remercia son domestique de lui avoir indiqué de si belles choses, et celui-ci, tout content, plaisanta, dit qu’il ferait bon vivre là pour un anachorète.

« C’est vrai,— fit I-Toreng,— il fait beau ; aussi pourquoi ne pas m’avoir mené plus tôt en cette charmante place afin que je m'y repose de mon dur labeur?

— Je craignais votre père, » répondit le domestique.

I-Toreng lui imposa silence et le renvoya :

« Assez, assez, laissez-moi seul, allez vous amuser un peu plus loin ; mon père ne vous grondera pas pour m’avoir procuré une distraction. » 

Mais, comme il regardait vers la montagne, il vit une jeune fille qui se balançait aux branches d’un arbre.[6] Il rappela son domestique :

« Qu’est-ce que cela, » fit-il en in-diquant la jeune fille.

Le domestique, effrayé et fâché de l’aventure, fit mine de ne rien voir. 

« Comment vos yeux n’aperçoivent rien là-bas? — dit I-Toreng avec colère.

— C’est une dame qui se balance, — répondit alors le domestique.

— Pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite? — demanda I-Toreng.

— Si vous m'aviez demandé d’abord si c’était une dame, je vous aurais répondu que c’était une dame. Vous ne m’avez pas demandé cela et j’ai cru que vous aperceviez autre chose. Mais si votre père apprend que je vous ai mené ici et que vous vous êtes amusé à regarder ces choses, il sera fâché contre moi.

— Pourquoi mon père vous gron-derait-il pour m’avoir mené à la pro-menade un seul jour parmi tant de jours de travail? D’ailleurs ne parlons plus de mon père, et dites-moi si la personne qui se balance là-bas est une dame ou une demoiselle.

— C’est une demoiselle, — répondit le domestique.

— Est-ce une fille noble ou une fille du peuple? » demanda I-Toreng.

Le domestique répondit que c’était une fille du peuple, nommée Tchoun-Hyang[7].

«Voulez-vous,— reprit I-Toreng, — prier cette jeune fille de venir ici? »

Le domestique objecta que la chose offrait la plus grande difficulté. I-Toreng s’étonna de son opposition, persuadé que rien n’était au contraire plus simple que de faire venir auprès de lui une jeune fille du peuple.

Alors le domestique fit l’éloge de la chasteté, de la haute vertu de cette jeune fille, disant qu'il ne serait pas facile de la convaincre de venir trouver un jeune homme.

« Comment donc ferais-je — s’écria I-Toreng, — pour avoir le plaisir de causer quelques minutes avec elle?

— Si vous tenez tant à cette entrevue, — dit le domestique, — je puis vous découvrir un bon moyen.

— Comment ferez-vous? — fit I-To-reng avec empressement.

— Je demanderai la permission à votre père, — répondit le domestique.

— A mon père![8]— s’exclama I-Toreng avec terreur, — que dites-vous là? Ne vous mettez pas contre moi, je vous prie, et ne parlez pas de cela à mon père. Vous me feriez grand tort. Je veux arranger cette affaire avec vous.

— Pourquoi ne pas avoir recours à votre père? — répliqua le domestique ; — rien ne lui serait plus facile que d’appeler cette jeune fille auprès de lui, tandis que, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis vous satisfaire.

— Trouvez quelque autre moyen, — dit I-Toreng ; — je désire que mon père ne soit pas mêlé à tout ceci.

— Fort bien ; mais pour employer un autre moyen il vous faudra dépenser beaucoup d’argent.

— Je dépenserai tout ce qu'il faudra.

— Cependant, — objecta le domes-tique artificieux, — si vous avez l'esprit occupé de cette jeune fille vous penserez moins à vos études, et si votre père apprend que je vous ai détourné du travail, en vous menant à cette promenade, il usera de ses pouvoirs de mandarin et me fera mettre en jugement. »

A ces paroles, I-Toreng se désespéra :

« Hélas! — dit-il, — que faire? »

Il réfléchit quelques minutes, puis :

« Enfin je vous donnerai beaucoup d’argent, mais il faut que tout se fasse à l’insu de mon père.

— Pourquoi donc n’iriez-vous pas vous promener près de l'endroit où se balance cette jeune fille? — suggéra le domestique.

— Je veux le faire,» s’écria I-Toreng.

Ils allèrent tous deux. Arrivé près de la balançoire, I-Toreng regarda attentivement la jeune fille. Elle était très belle ; derrière les bandeaux de ses cheveux noirs que le vent ramenait sur sa face, elle apparaissait au jeune homme comme la lune entre deux nuages.

« Qu’elle est belle! » pensait I-To-reng. 

Un sourire ouvrit les lèvres de la joueuse, sa bouche fut pareille à la fleur du nénuphar entre-close sur les eaux, et, toujours se balançant, elle allait par l’espace comme une hirondelle qui vole. Du bout de son pied capricieux elle repoussait les branches, faisait tomber une pluie de feuilles. Ses mains blanches, aux jolis doigts longs, s’accrochaient aux cordes. Sa taille mince et souple s’in-clinait comme le saule au vent.

I-Toreng, éperdu d’admiration, ébloui à ce spectacle, se prosterna dans une profonde désespérance. Le domestique effrayé le releva :

« Que faites-vous là? — s’écria-t-il. — Si vous agissez ainsi dès l’abord, j’aurai tout à craindre de votre père et il me punira certainement. Calmez-vous, s’il vous plaît, rentrez chez vous et nous aviserons ensuite à quelque moyen de vous satisfaire, mais ne vous abandonnez pas dès le premier jour.

— Vous avez raison, — répondit I-Toreng, — mais songez que la vie est instable, que nous sommes heureux aujourd’hui, malheureux demain ; qui sait si je ne serai pas mort demain, et alors pourquoi ne profiterais-je pas de l’occasion qui m’est offerte de parler à cette jeune fille?

— Si vous pensez ainsi, faites ce qu’il vous plaira, » dit le domestique.

Mais, à ce moment même, la jeune fille, effarouchée d’être regardée, descendit de sa balançoire, troussa ses robes et s’en fut, joueuse, vers sa demeure. Ses petits pieds n’allaient guère plus vite que la tortue sur le sable, et elle s’attardait encore, elle ramassait des pierres qu’elle jetait aux arbres pour faire envoler les oiseaux.

I-Toreng la regardait et s’émouvait davantage, désespéré de la voir partir. Le domestique l’engagea alors à rentrer, disant qu’il valait mieux s’en tenir là, afin que son père ne sût rien ; mais qu’il trouverait moyen de lui ménager une entrevue pour un autre jour.

« C’est vrai, impossible de rester, » balbutia I-Toreng.

Et il rentra chez lui comme un homme ivre. Il alla tout de suite voir ses parents et mangea avec eux. Ils lui demandèrent s’il s’était bien amusé.

« Oui, mon père, j’ai vu une chose ravissante, — s’écria I-Toreng, — oh! l’exquise Tchoun-Hyang[9].

 — Que parlez-vous de Tchoun-Hyang? » fit le père.

I-Toreng, effrayé de sa distraction, répondit :

« Je veux dire, mon père, que les fleurs embaumaient délicieusement le printemps. »

Le repas s’acheva en silence et I-Toreng rentra dans sa chambre, alluma une bougie et ouvrit un livre; mais les mots se brouillaient devant ses yeux et ils voyaient partout le nom de Tchoun-Hyang, ou sa chère image sur la balançoire et dans les différentes attitudes où il l’avait aperçue. Ne pouvant parvenir à s'abstraire, il appela son domestique.

« Eh bien! — dit-il — avez-vous découvert quelque moyen?

— J’y penserai toute la nuit, — ré-pondit le domestique, — et je vous dirai demain matin ce que j’aurai trouvé. Mais, je vous prie, tenez votre esprit en repos, continuez à étudier ce soir ou couchez-vous et dormez paisiblement.

— Je vous remercie, — fît I-Toreng, — et, avec l’espoir que vous me donnez, j'aurai l’esprit tranquille et je dormirai bien. »

Cependant le domestique se retira, après avoir souhaité le bonsoir, et se dit :

«Voilà une bonne occasion de gagner de l’argent! Mais ce sera difficile. »

Il resta quelque temps pensif, perplexe, puis tout à coup : 

« Oh! oh! — fit-il, — j’ai trouvé. Je paierai une vieille femme pour qu’elle aille prier Tchoun-Hyang de se pro-mener avec elle dans un endroit con-venu, puis je dirai à I-Toreng de se vêtir en femme et je le mènerai au même endroit ; ainsi il pourra causer avec la jeune fille. Maintenant, en voilà assez, dormons! »

Le domestique parti, I-Toreng, ne pouvant dormir, plein du souvenir de la belle jeune fille, ouvrit la fenêtre et regarda dehors. La lune était claire et les étoiles rares. Les corbeaux[10] volaient vers le sud. Le vent soufflait dans les bambous, les faisait s’entrechoquer : les oiseaux se réveillaient, ne pouvaient se rendormir dans le bruit et s’envolaient au loin. Les poissons dormaient à l’ombre des branches sur l’étang. La vue de ces choses, émouvant I-Toreng, le faisait penser davantage à l'aimée.

« Impossible de supporter cela plus longtemps, — fit-il, — je veux fermer la fenêtre et dormir. »

Il se coucha sur son lit ; mais il s’agitait sans cesse, se retournait sur l’un et l’autre côté, ne pouvant décidément clore les yeux. Enfin, après une longue veille, il s’assoupit et rêva qu’il se promenait dans Couang-hoa-lou, qu’il retrouvait Tchoun-Hyang se balançant aux arbres, qu’il allait la voir et qu’elle rentrait chez elle, joueuse et capricieuse ; mais il la suivait, il lui disait des choses très douces et elle ne lui répondait pas. « Ah! a-t-elle donc le cœur aussi dur que la pierre et le fer? — pensait-il, — comment arriverai-je à la toucher. » Attiré cependant davantage encore par ce silence, il la suppliait de lui dire quelque parole, rien que pour entendre le son de sa voix.

Elle lui répondit que l’usage voulait que les hommes fussent séparés des femmes et, qu’en entrant ainsi chez elle, il commettait une impolitesse, et que c’était pour cela qu’elle ne lui répondait pas.

I-Toreng, — tout honteux, — ne trouvait pas de mots, et dans son an-goisse, il s’éveilla :

« Mon domestique a dit la vérité, — pensa-t-il ; — cette jeune fille est très vertueuse et il sera difficile de l’approcher. Mais heureux celui qui l’épousera, elle lui sera fidèle. Si je pouvais en faire ma femme, quel bonheur! »

Et la nuit lui parut interminable dans l’attente. L’aube vint. I-Toreng appela son domestique :

« Eh bien, — dit-il, — avez-vous cherché quelque moyen?

— Oui, j’ai cherché et, bien que ce soit très difficile, j’ai trouvé. Je veux découvrir dans ce quartier une vieille femme et l’envoyer à Tchoun-Hyang pour la prier de se promener dans Couang-hoa-lou.

— Et ensuite? — demanda I-Toreng.

— Ensuite, — fit le domestique,— vous revêtirez des robes de femme et vous rencontrerez la jeune fille à Couang-hoa-lou.

— Fort bien, — dit I-Toreng, — je veux vous obéir.

— Mais, — suggéra le domestique, — il faut que je donne de l’argent à la vieille femme.

— Certainement, — fit I-Toreng, — je dépenserai tout ce qu’il faudra. Combien voulez-vous? Parlez, je vous le donnerai... Voici quarante mille poun,[11] transportez-les chez vous : vous en userez comme il vous plaira et vous noterez vos dépenses. » 

Le domestique acquiesça, rentra chez lui très content, et s’occupa tout de suite de trouver une vieille femme. Dès qu'il l'eut découverte, il lui dit : « J'ai besoin de vous pour ménager une entrevue entre I-Toreng et Tchoun-Hyang. »

Cette femme répondit :

« Je veux bien, mais Tchoun-Hyang est une vierge, et si ses parents apprennent que j’ai détourné leur fille, je crains leur vengeance.

— Ne craignez rien, — dit le do-mestique, — nous tiendrons cette affaire secrète et les parents n’en sauront jamais rien.

— Je suis prête à vous servir, mais comment?

— Je vais vous l’indiquer. Vous irez chez Tchoun-Hyang, et vous la prierez de se promener avec vous à Couang-hoa-lou.

— Et comment alors I-Toreng lui parlera-t-il?

— J’ai pensé qu’I-Toreng mettrait des vêtements de femme, qu'il irait ainsi à Couang-hoa-lou, et rejoindrait Tchoun-Hyang. Quant à vous, pour leur laisser un moment d'entretien particulier, vous feindrez de vous intéresser à autre chose et vous vous éloignerez un peu.

— Soit, — dit la vieille femme, — mais combien me donnerez-vous pour cela?

— Autant que vous voudrez. 

— C’est que, — reprit-elle, — si les parents apprennent jamais la chose, je serai mise en jugement et cela me paraît valoir une bonne somme.

— Oui, je sais, — dit le domestique ; — mais si vous êtes jugée, ce sera par le père de I-Toreng et, par conséquent, la peine ne sera pas forte.

— Si c’est comme cela, je veux essayer ; mais il faut encore que la jeune fille accepte de se promener avec moi et je vais le lui demander. »

Elle partit là-dessus trouver Tchoun-Hyang qui étudiait. La jeune fille l’accueillit poliment, lui tendant la main.

« Vous étudiez donc toujours? — dit la vieille femme.

— Oui, — répondit Tchoun-Hyang, — j’étudie beaucoup ; que ferais-je? Je ne puis sortir toute seule ; par conséquent je suis obligée de travailler pour me distraire.

— Trouvez-vous ce livre bien in-téressant? — demanda la vieille femme.

— Oui, je le trouve fort intéressant, et je l’aime beaucoup.

— Quel en est le titre?

— C’est le livre du philosophe Confucius, » répondit Tchoun-Hyang.

La vieille femme réfléchissait que cette jeune fille, qui aimait tant la philosophie de Confucius, devait être très vertueuse, donc difficile à dé-tourner, car la philosophie enseigne la crainte de tout plaisir.

« Il faudra donc que je ruse pour obtenir d’elle qu’elle m'accompagne à la promenade, — pensait-elle. Et s’adressant à Tchoun-Hyang :

— Oh! j’aime aussi beaucoup le livre de Confucius, et j'aime aussi beaucoup l’étude ; mais toujours étudier, c’est une grande fatigue ; aussi, souvent, pour me reposer, je prends mon livre et je vais me promener dans les bois. Aujourd’hui, il faisait beau, je suis sortie dans la campagne et j’ai composé une poésie que j’écrirai pour vous, la voici :

« Je me promenais dans un chemin  près de la montagne ; — je vis un beau pêcher en fleurs ; — le vent  impétueux soufflait dans ses branches, — et, les agitant, faisait tomber les blancs pétales comme une neige parfumée ; — et ils voletaient tout pareils à des papillons au cœur  froid, — puis je vis des saules et leurs fleurs cotonneuses faisaient chaud au cœur des petits oiseaux  qui chantaient sur l’arbre ; — et je me dis : nous sommes ainsi que ces fleurs, nous nous flétrissons, — mais pour toujours, sans pouvoir,  comme elles, refleurir au printemps  nouveau. »

Tchoun-Hyang écouta, rêveuse, et tout à coup ferma son livre.

« C’est vrai, — dit-elle, — ce que vous dites dans cette poésie. Malheu-reusement, je ne puis sortir seule ; cependant je me sens bien lasse : vou-lez-vous venir me chercher demain? je vous accompagnerai à la promenade. »

La vieille accepta avec empressement et demanda à quelle heure elle devait venir.

« Venez demain à une heure et demie dans l’après-midi, je serai libre.

— Je viendrai,— fit la vieille femme. — Au revoir. »

Elle partit, alla trouver le domestique et lui dit :

« La chose est décidée, je me promè-nerai demain avec Tchoun-Hyang.

— Très bien, je suis content de vous, — fit le domestique ; — n’oubliez pas que c’est à Couang-hoa-lou que vous devez vous rendre.

— Je n’y manquerai pas. »

Ils se quittèrent là-dessus et la vieille femme rentra chez elle. Le lendemain, le domestique courut chez I-Toreng et lui dit :

« Tout est arrangé. Vous échangerez vos vêtements contre des vêtements de femme et, cette après-midi, vous vous promènerez dans Couang-hoa-lou. Mais prenez garde à ce que vous ferez, car la jeune fille est très vertueuse et ne permettrait pas un geste malhonnête.

— Je sais, je sais, » fit I-Toreng. 

Le domestique prit alors congé de son maître en lui souhaitant une bonne promenade. I-Toreng alla, sans tarder, rendre visite à ses parents et demanda l’autorisation de se promener dans Couang-hoa-lou. Ils accordèrent facilement cette permission, et ils lui dirent de bien s’amuser. I-Toreng les salua et partit.

Tout heureux, il transporta ses vêtements de femme jusqu’auprès de Couang-hoa-lou. Là, dans un hôtel, il se déguisa, et quand ce fut fait il se regarda dans un miroir ; il se trouva très bien, jugeant que nul ne le re-connaîtrait. Puis il pensa qu'il ne serait pas bon d’entrer tout de suite dans Couang-hoa-lou, qu'il pourrait effaroucher Tchoun-Hyang, mais qu'il vaudrait mieux se rendre d'abord dans la montagne y cueillir des fleurs, y attraper des papillons, s’amuser enfin jusqu’au moment où il jugerait convenable d’entrer au palais. Il s’examina une dernière fois dans le miroir et, satisfait, marcha vers la montagne où il passa quelque-temps, comme il avait dit, à cueillir des fleurs, à chasser des papillons, et à dépouiller des branches de saule de leurs feuilles qu’il éparpillait ensuite sur l’eau, pour faire venir les poissons. Si bien que Tchoun-Hyang fut attirée par ces jeux. Elle appela la vieille femme et lui demanda :

« Cette jeune fille qui joue là-bas, la connaissez-vous?

— Où? — fit la vieille femme, feignant l’ignorance.

— Comment vous ne voyez pas?

— Ah! oui, je vois, mais c’est un peu loin, je ne puis distinguer.

— Il est vrai qu’à votre âge vous ne pouvez y voir aussi loin que moi, cette jeune fille a une charmante figure ; elle est vêtue si magnifiquement qu'il est impossible qu’elle soit d’ici où nous sommes tous de pauvres gens.

— Est-elle vraiment si belle? ap-prochons nous un peu pour que moi aussi je puisse voir. »

Elles descendirent sur le pont, et la vieille femme pria Tchoun-Hyang de l’attendre.

« J’irai, — dit-elle, — tout auprès de cette jeune fille, je l'observerai bien et je viendrai vous raconter ce que j’aurai vu.

— Faites cela, s'il vous plaît, — dit Tchoun-Hyang, — car je suis fort curieuse. »

La vieille femme s’éloigna, s'ap-procha d'I-Toreng et revint bientôt :

« Oh! c’est vrai, comme vous le disiez, cette jeune fille n’est pas d'ici. 

Je crois que c’est la fille du mandarin. »

Tchoun-Hyang regarda I-Toreng, et déclara qu’en effet la jeune fille jouait avec une grâce pleine de noblesse :

« Sa figure est belle comme la lune se levant à l’orient des montagnes, — pensa Tchoun-Hyang. — Hélas! si ç’avait été un jeune homme, combien j’aurais aimé l’avoir pour fiancé. »

Puis s’adressant à la vieille femme :

« Elle doit bien s’ennuyer de jouer ainsi toute seule, elle qui est étrangère.

— Quel bon cœur vous avez, — fit la vieille femme. — Voulez-vous que nous l’appelions ; si elle vient tant mieux, et, si elle refuse, nous n’y pourrons rien.

— Il ne serait pas poli, — dit Tchoun-Hyang, — d’appeler auprès de nous une étrangère, surtout une étrangère noble et qui ne nous connaît pas. Allons donc la trouver nous-mêmes. »

La vieille femme, toute heureuse du succès de la ruse, approuva la politesse.

Elles allèrent donc auprès d'I-To-reng. Celui-ci, qui vit tout à coup la vieille femme et la jeune fille si proches, parut surpris et les salua po-liment.

« Nous étions à Couang-hoa-lou à nous amuser, — dit la vieille femme. — lorsque nous vous avons aperçue, jouant ici toute seule ; nous avons pensé qu’il nous serait très agréable de pouvoir vous tenir compagnie. »

I-Toreng était au comble de la joie. Ils remontèrent tous ensemble à Couang-hoa-lou. Là, le jeune homme regarda bien attentivement Tchoun-Hyang et pensa combien elle était jolie! Elle, de son côté, songeait que sa compagne était d’une merveilleuse beauté. Combien les filles de l’aristocratie étaient différentes des filles du peuple par la distinction de leurs manières!

Les deux jeunes gens causèrent quelques minutes, tout en observant le paysage et en se désignant les plus-beaux sites.

« Ah! — dit Tchoun-Hyang, — je regrette que nous ne nous soyons pas connues plus tôt, nous aurions pu souvent nous promener ensemble comme aujourd’hui. »

Cependant la vieille femme s’éloi-gnait petit à petit, les laissant en tête à tête.

Alors I-Toreng, dit à Tchoun-Hyang :

« Je veux vous réciter une poésie que j’ai faite.

Et voyant Tchoun-Hyang attentive : « La vie est comme un fleuve qui  s’écoule, et c’est pourquoi la vue de  l’eau suscite ma mélancolie ; mais le  salut des saules que le vent incline me console. »

Tchoun-Hyang, en entendant ces choses, fut triste et répondit tout en marchant :

« Le monde est comme un rêve de printemps, et nous ne pouvons être jeunes qu’une fois. Ne jamais s’amuser, ne jamais sortir c'est bien triste, et, puisque nous ne pouvons être jeunes qu’une fois, il faut égayer notre jeunesse. »

Ici, elle rappela la vieille femme : 

« Pourquoi ne restez-vous pas auprès de moi, — lui demanda-t-elle. — Ne vous éloignez donc pas ainsi. 

La vieille femme répondit :

— Hélas! je suis vieille, et les vieilles personnes sont des êtres inutiles.

— Pourquoi dites-vous cela? — reprit Tchoun-Hyang.

— J’ai connu votre âge, — gémit la vieille femme, — et je me sens vieille et inutile parmi vos jeux et vos causeries, c’est pourquoi je me suis éloignée. »

I-Toreng et Tchoun-Hyang se rendirent à la justesse de cet argu-ment ,mais ils la consolèrent tout de même de bon cœur. Alors, elle les assura qu’elle ne prenait que du plaisir en leur compagnie, et qu’elle avait parlé de sa vieillesse sans amertume.

« C’est par hasard que nous avons fait connaissance aujourd’hui, — dit I-Toreng à Tchoun-Hyang ; — Dieu a voulu notre amitié, il a fait nos âmes l’une pour l’autre.

— C’est vrai, —répondit Tchoun-Hyang, — notre rencontre s’est faite par hasard. »

Mais elle restait pensive, trouvant qu’I-Toreng ne parlait pas comme une femme, qu’il n’en avait point les manières ; cette singularité la frappa et elle conçut quelque soupçon de la vérité.

« Vos parents vivent-ils encore? — demanda I-Toreng.

— Non, mon père est mort, je vis avec ma mère. Et vous?

— Moi, j’ai mon père et ma mère, — fit I-Toreng.

— Vous êtes plus heureuse que moi. Mais si vous rentrez trop tard vos parents ne vous gronderont-ils pas?

— Oui, si cela arrivait souvent ; mais une fois, n’est rien.

— Les parents grondent toujours lorsqu’on rentre tard ; aussi, pour éviter les reproches de ma mère, il faut que je vous quitte. »

I-Toreng, mécontent à l'idée de la séparation, balbutia :

« Quand pourrez-vous vous pro-mener encore avec moi?

— Je ne sors pas souvent, — ré-pondit-elle, — voulez-vous venir chez moi?

— Très volontiers, — fit I-Toreng. Mais votre mère ne grondera-t-elle pas?

— Oh! non, elle sera très heureuse au contraire de me voir étudier et jouer avec une amie. »

Ce disant, Tchoun-Hyang rappela la vieille femme :

« Il se fait tard, — lui dit-elle, — s’il vous plaît, nous partirons ensemble. 

— Oui, — fit la vieille femme. »

I-Toreng les accompagna jusque sur le pont, et là il leur dit adieu. Tchoun-Hyang s’éloigna avec la vieille femme. I-Toreng rentra chez lui, rendit immédiatement visite à ses parents, mangea avec eux et leur raconta sa promenade. Après le repas, il se retira dans sa chambre, appela son domestique, et lui dit :

« Je suis très satisfait de vous ; je me suis promené avec Tchoun-Hyang et j’ai causé avec elle. La vieille femme s’est donné beaucoup de mal, donc il faudra lui remettre de l’argent.

— Bien, — reprit le domestique,— je m’en vais la faire venir et je lui donnerai sa récompense. »

Là-dessus, il partit et rentra chez lui.

De son côté Tchoun-Hyang, de retour chez elle avec la vieille femme, la remerciait vivement de tout le mal qu'elle s’était donné.

« C’est la moindre des choses, » répondit la vieille femme, en lui disant au revoir.

Tchoun-Hyang alors alla trouver sa mère et lui fit le récit de sa journée, et surtout combien heureuse elle avait été de rencontrer la fille du mandarin avec laquelle elle s’était promenée et avait causé. « Une jeune fille bien instruite et intelligente qui viendra souvent étudier ici avec moi.

— Oh! quel bonheur, chère fille! » répondit la mère.

Le domestique s’était rendu chez la vieille femme aussitôt qu’il avait quitté I-Toreng, et il la remercia, lui disant que son maître avait témoigné la plus grande satisfaction et lui faisait remettre un cadeau. La vieille femme, heureuse, reçut l'argent et le serra.

Tchoun-Hyang, lasse, s’étant retirée dans sa chambre, se coucha, s’endormit et rêva qu’un dragon venait s'enrouler autour de son corps. Elle eut très peur et se leva.

« Quel singulier rêve! » s’écria-t-elle.

Cependant, elle se remit au lit, mais, ne pouvant plus dormir, elle prit un livre. La nuit se passa ainsi. Au matin elle courut auprès de sa mère.

« Je n’ai pu dormir de frayeur, — lui dit-elle ; — j’ai rêvé qu’un dragon s’enroulait tout autour de mon corps.

— C’est un cauchemar qui vous vient d’avoir eu hier l’esprit et le corps fatigués de votre promenade, de vos causeries et de vos jeux ; ne vous en préoccupez pas. » 

Tchoun-Hyang alors retourna dans sa chambre.

Cependant I-Toreng n’avait pu, lui non plus, étudier ni dormir parce qu’il pensait toujours à la jeune fille. Il résolut, dès le matin, de lui écrire une lettre, annonçant sa visite pour le soir même. Il fit appeler la vieille femme et la chargea de cette lettre.

La vieille prit la lettre et la porta tout de suite à Tchoun-Hyang. La jeune fille ouvrit la missive, la lut, dans une surprise joyeuse, et se hâta d'y répondre :

« Je serai ravie de vous voir. Je pense continuellement à vous, depuis que nous nous sommes quittées à  Couang-hoa-lou. Aussi combien  votre lettre m’a fait plaisir! Je vous  attends avec impatience. »

La vieille femme alla remettre cette réponse à I-Toreng qui fut transporté de joie.