Le bonheur et l’incertitude
Quand l’on dispense un vocable aussi globalisant et ténu d’empirisme que celui de bonheur, il convient d’y discerner en un premier temps ses catégories. Certes, d’un plan onto-historial, le terme à lui seul alimente en sa plénitude et indifférencié toute la signification a prioritique qu’il désigne. Cependant en ses phases qu’un simple usage ne révoque pas, nous pouvons déceler l’aspect syncatégorimatique d’un terme générique qui pourrait apparaître impropre en son esprit s’il n’était transversal et transcendant à la fois à ce qu’il inspire. Le bonheur et l’aspiration nécessaire de chacun et c’est en cela que son analyse pourrait apparaître difficile et vaine. Notion abstraite parce qu’imprécise, elle recouvre tout principe de réalisation personnelle en quelque domaine que ce soit. Notion indivise aussi, en ce qu’elle déroge à toute distinction. l’on ne saurait trop aussi la séparer d’une acception sublimale, toujours à venir et pourtant déjà là dans ce même mode d’être de réalisation ou d’actualisation du réel. Quelles sont ces catégories qui suspendent ainsi l’économie du sens de ce qui est la voie de l’existence humaine ?
Ces catégories répondent à notre analyse didactique et onto-téléologique de circonscrire cette même concrétisation personnelle désirée et par là même suffisamment accessible. Elles sont celles de l’Être, présence à soi dans la différence d’être pour autrui. Le mode même de ré-alisation implique ce schème ontologique.
Ces quelques lignes d’introduction nous ont servis à cerner ce qui est selon l’appréciation un état, un droit, un principe. La présente étude vise, dans cette même propension à dégager un aspect philosophique de la notion vaste et riche, celle d’avec l’incertitude. Étude paradoxale et nourrie de bien des apories et difficultés de pensée, mais qui alimentera, nous l’espérons, l’érudition de ce présent volume.
Bonheur et incertitude sont deux aspects qui, nous allons tenter de le démontrer, s’impliquent nécessairement. Dans l’acception et la compréhension du « Bonheur », nous ne jugeons souvent qu’entièrement la notion. Nous oublions par trop la circonstance, l’expérience, le hasard, autant de situations plurielles et accidentelles qui corrigent l’idée que nous nous faisons du Bonheur. L’idéal ne contredit pas la fortune. Parmi ce devenir existant, l’incertitude semble être même ce cheminement nécessaire à la factuation d’un bonheur d’autant plus grand qu’il est toujours conscience de lui-même.
En un premier temps, nous dégagerons toute compréhension primesautière de l’idée de Bonheur infatué et indexé à celle de seul « bien-être » pour en retenir la substance discursive. Puissance irrévocable du sens dans l’en-deçà, le Bonheur inféode toute l’efficace du possible à ce qu’il assujettit. Nous l’envisageons comme déploiement historique et temporel en ce qu’il dévisage l’âpreté de l’épreuve hic et nunc. Fuyant et ostensible il est le présent en tant que possible qu’il signale d’acuité. L’autre polyfacétisme enrôle l’indicible vers ce qu’il est de connivence puis de convenu dans l’épreuve de sa tension. Tension vécue comme renoncement de l’Être dans son énoncé qui déploie le « je », récit et image, excelle vers le « nous » sous-jacent. Nous alimentons l’énoncé et le dict s’étiole, s’évapore, fuite inexorable. Quelle est son entame ? Elle est ce sceau en pointillé suspect à venir du restrictif, déployé imperceptiblement dans le sens. Cette notion, nous le constatons de plus en plus, est polyfacétique et complexe dans son devenir comme dans son essence. Substrat elle mobilise, déployée elle élance. Sans cause ni finalité, elle est la quiddité d’être et le sens. Pourtant le Bonheur a sa raison et son fondement. Il s’exerce en présence et assiduité dans la tension dont nous avons parlé précédemment.
Il existe même une sorte d’adéquation de ces deux notions du fait de leur implication. Celles-ci semblent coextensives à elles-mêmes. Quand l’une croît, l’autre ajoute à l’idée, à la mesure. Il convient cependant de cerner maintenant cette notion d’incertitude sous ses divers angles. L’on entend communément par incertitude ce qui demeure du domaine du fuyant, dans sa négativité. Déployé comme expression et mode du doute, l’incertitude est le terrain, le creuset d’une perfectibilité d’être et d’un abandon. Elle est ainsi ce champ à remplir, cet espace mental à combler. Espace du possible et/ou du probable dans la dérilection. L’incertitude contient toutes les formulations dont l’image n’est avérée que dans le doute. Ce doute qui serait peut-être initial si l’on enlevait à la philosophie cartésienne les scories d’un récit inclus dans l’Histoire de la pensée (d’un moment de cette Histoire) avec ses avatars. Doute heuristique et nécessaire avant toute chose, non pas d’un seul point de vue philosophique, mais empirique qui implique et lègue à l’incertitude une dimension pas seulement et univoquement négative. En ce sens que celui-ci cristallise non plus un recel, une stasis mais est le catalyseur d’un passage. Allouée à l’idée du Bonheur, l’on trouve des opérateurs à l’incertitude perçue comme mode récurrent d’un état dans la fragilité et pleine à se poser (dans le paradoxe).
Ainsi, l’incertitude dans sa quantité positive et plus seulement négative participe au paradoxe inféodé à l’indice de Bonheur. Nous ne saurions trop discerner la part qu’elle implique, mais celle-ci va souvent de pair avec cette idée du Bonheur.
Il convient maintenant après avoir tenté de cerner l’autre notion (celle d’incertitude), de trouver les « modalités » du Bonheur. Ce par quoi le Bonheur s’exerce et trouve des opérateurs suffisants et nécessaires dans sa fonction propre. L’on parle couramment de nos jours d’accession au Bonheur, par la pratique d’une activité et l’accession à sa meilleure place (en compétition sportive notamment). Si le Bonheur est lié à l’idée de plénitude (comme énoncé auparavant), il l’est aussi à celle de qualification. L’on peut ainsi aisément accéder à cette forme de réalisation personnelle par et dans la pratique d’une activité où nous pouvons savourer la vie dans un de ses aspects. Le sport, les activités artistiques, intellectuelles ou une approche délicate du « quotidien » peuvent être autant de domaines propices au Bonheur. À ce niveau d’analyse nous décelons un niveau de médiatisation du sentiment du Bonheur sous le mode indirect qui n’enlève pas nécessairement à sa qualité.
Nous nous rendons compte que le Bonheur est lié à l’idée de durée. Si, en effet, dans un sens premier l’idée de bonheur est souvent accumulée dans son acception à celle de chance, de fortune univoquement connexe à celle de hasard, celle qui nous intéresse d’un point de vue philosophique et ontologique implique la durée. Similaire à la béatitude (avec emphase), à la félicité, à la joie, le Bonheur comme en une assertion de Saint-Exupéry « pourrait trouver ses jalons et ses limites dans la création » (Citadelle, VII, Pléiade). Des mots les mieux aimés et les plus utilisés de la langue française, il demeure peut-être le moins galvaudé. Associé à l’idée d’incertitude de la même manière que nous l’avons esquissé en liminaire, celui-ci gagne en dimension nouvelle parce que lié à une notion complémentaire et paradoxale qui renforce ce qui est avant toute chose un état.
Nous n’avons pas pour commencer ces quelques pages d’analyse la prétention d’épuiser la question si vaste et intemporelle que celle objet de cet ouvrage. Nous aurons, nous l’espérons, contribué à parsemer des pistes et ouvrir des perspectives. Nous adopterons pour cette fois les vues d’un G. Gusdorf (Traité de l’existence morale) : « Le bonheur est un futur, parfois un passé, beaucoup plus rarement un présent. »
« Philosopher, c’est questionner sur ce qui est en dehors de l’ordre » (M. Heidegger). Héraclite, dit l’aurore de la pensée, bouleverse les croyances habituelles de l’Homme sur le monde. De sa vie nous savons peu de chose sinon qu’il renonce aux prérogatives réservées aux aimés, en faveur de son frère. Un fait symbolique ; méprisant les banalités quotidiennes, Héraclite s’écarte du chemin qu’emprunte la plèbe indifférente au mystère de la vie. Qu’y a-t-il hors ce chemin ? Héraclite contemple le spectacle qui s’offre à ses yeux. Au début était la guerre. Dès lors il voue aux gémonies ses contemporains, ses sarcasmes sont féroces. Ils sont semblables à des âmes proclame-t-il (Fragm. 9) car les ânes préfèrent la paille à l’or. Ils sont comme les chiens qui aboient après les inconnus (Fragm. 97). Ceux qui n’interrogent pas la vie, l’univers () ne méritent guère que le mépris. Ces hommes médiocres s’alarment devant l’inconnu, ils le rejettent et ne s’intéressent qu’aux choses éphémères. Héraclite est l’homme du mythe de Platon qui se détourne des ombres qui s’agitent devant lui pour une quête vers l’or.
La première vision est tragique. « Ce monde-ci, le même pour tous les êtres aucun des Dieux ni des hommes ne l’a créé ; mais il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure » (Fragm. 30, trad. J. Voilquin).
Le cosmos a toujours été, nul commencement il sera donc toujours ; car « la fin dit Heidegger, est la rançon indispensable du début ». La pensée d’Héraclite, comme le précise Hegel dans les « leçons sur l’Histoire de la Philosophie », correspond au premier moment (mouvement) de la pensée, celui de l’entendement ou moment abstrait. Héraclite contemple, s’étonne du spectacle mondain et jette un regard d’enfant sur toutes choses qu’il perçoit de façon syncrétique.
Thalès, le « premier astronome » (Fragm. 38) affirmait que tout est un, Héraclite respectueux de l’illustre prédécesseur reprend cette idée avec une acuité surprenante. L’un ( ) qui se différencie en soi-même, une formule qui fera son chemin dans l’histoire de la Philosophie qui servira de fil d’Ariane à Héraclite. Il convient de préciser cependant, que ce rapport un/tout est des plus difficultueux à énoncer comme nous l suggèrent M. Heidegger et E. Fink dans la transcription littérale du séminaire consacré à l’Éphésien. Pour cerner ce rapport essentiel il est nécessaire d’introduire ce qu’Héraclite comme le feu toujours vivant. Ce feu vivant, éternel, est le lien de toutes choses, de l’ensemble des étants ; Hégel développe ainsi le concept du lien (« Leçons sur l’histoire de la Philosophie », tome 3) : « le lien est l’élément subjectif, l’élément individuel, la puissance, il étend sur ce qui n’est pas lui son emprise et se le rend identique ». Le feu chez Héraclite est la puissance, non pas la dunamis aristotélicienne mais la substance originaire, celle contre quoi toutes choses s’échangent (Fragm. 90) et que contiennent toutes choses. Dans ce commerce gigantesque le feu est la valeur suprême par qui le monde est détruit ou créé en un cycle éternel. Ce caractère ambivalent est détruit ou créé en un cycle éternel. Ce caractère ambivalent du feu, famine (disette) et abondance (satiété) correspond étroitement aux cycles distingués par Empédocle d’Agrigente, les cycles de l’Amour et de la Haine. Quand de l’Un naît le Multiple, il y a surabondance, inversement quand du Multiple subsiste l’Un est la période de famine nommée précédemment.
C’est par le feu que tout change, se métamorphose remarque G. Bâchelard, le feu qui fascine les hommes.
L’autre nom du feu est Hélios. Le soleil est le feu mesuré gardé par Diké et ses auxiliaires les Érinnyes (Frag. 94). Dans ce fragment 94 (selon la numérotation Diels (Krans)) est dévoilée, l’autre dimension du feu, qui n’est plus, l’élément destructeur et gouvernant mais celui qui ne franchit pas ses limites qui ne dévore pas toutes choses (Fragm. 66) bref, celui qui se maintient selon la loi, qui chasse la nuit. Le feu dit abstraitement est famine et abondance, tel qu’il se présente à Héraclite, ayant la largeur d’un pied d’homme (Fragm. 3), est la seule puissance dévoilante, qui porte au paraître, dans sa splendeur, toutes choses. Il est la lumière originaire qui révèle la multitude des choses de son propre royaume.
Dans la mythologie Grecque, Apollon Dieu de la Lumière, des arts, de la Divination occupe une place privilégiée. Dieu de la lumière qui dévoile, dieu des arts (technè au sens fort de révélations) qui anime les hommes mais, surtout Dieu de la Divination : « Le Dieu dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne dissimule pas : il indique » (Fragm. 93, trad. J. Voilquin). La Pythie qui rend des oracles au nom du Dieu n’use pas d’un langage abscons et sibyllin, elle indique, montre la voie de la sagesse aux Grecs, leur enseigne comment le rêve se réalise, mais seul un initié de l’Orphisme et des mystères (tel Héraclite) sait cela. Cette importance du rêve, du songe chez les Grecs ne saurait être exagérée ; c’est dans le sommeil que les facultés prémonitoires s’exercent sur l’individu que celui-ci accède à la Beauté et l’ordre plus facilement qu’éveillé. Apollon le Dieu solaire indique par l’intermédiaire de la prophétesse, aux hommes, la voie de la sagesse de la sérénité, et comme l’affirme Nietzsche dans l’admirable « Naissance de la tragédie », incarne le principe d’individuation. Son pendant et son contraire est Dionysos Dieu de la vigne dont l’influence marque la limite de l’Apolitisme. Héraclite comme tous les Grecs de cette période où Athènes n’est pas encore à son apogée semble fondre les deux cultes, les deux visions du monde. Entre Apollon symbole solaire de la révélation et Dionysos qui inspire la communion de tous avec la nature dans la folie et l’ivresse il n’est qu’un message : celui de la volupté et de la beauté du monde. De fait il est un hymne orphique qui chante cette unité : « Toi seul es Zeus, toi seul Orcus, toi seul Hélios, toi seul Dionysos, toi seul Dieu entre tous ; pourquoi t’appeler ainsi de tous ces noms différents ? » (Trad. Voilquin). Sous ces multiples dénominations se cache l’Un, seul sage le én to sophon (que nombre de commentateurs identifient, de manière inepte, au Dieu créateur chrétien) qui est la « force de vie », ce qui s’étend en jaillissant ou selon l’expression heideggérienne « le perdominant qui perdure dans un s’épanouir » (cf. « introduction à la métaphysique », p. 27) qui est visible pour l’homme dans la croissance des végétaux, la naissance de la vie humaine. Cette sagesse unique qui est le mouvement d’apparaître, de sortie de l’ombre (selon le dict des romantiques allemands) mais aussi de dépérissement, de sénescence est donc perceptible dans l'aphasis. Héraclite indique ce processus dans le fragment 32 (« L’Un, seul sage, veut et ne veut pas être nommé Zeus ») que l’on peut assimiler au fragment 65 cité précédemment où il est question de famine et d’abondance.
Héraclite découvre, par une approche instinctive de la physis, cette loi éternelle du naître et du périr de l’univers. La nature n’est pas encore un simple objet de science, tel que l’énoncera plus tard Aristote (physique – TI), mais ce qui participe, comme l’Homme au jeu du devenir.
Faisant suite à la première vision d’un monde incréé (le principe de causalité qu’Aristote exposera dans la métaphysique étant rejeté des penseurs présocratiques donc, le « premier moteur mobile », celle d’un monde où « tout coule » ( ) foudroie Héraclite. Nos sens nous trompent relativement à la connaissance du devenir, la vue est une tromperie (Fragm. 46), confesse-t-il, qui nous incite à croire en la stabilité et au repos, des choses de ce monde. Tout est soumis à cette règle éternelle de la naissance, de la croissance et de la mort. Cette idée du devenir, Héraclite l’exprime précisément dans la métaphore des fragments 12 et 49 a : « Nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans le même fleuve », et trouvera en Cratyle un piètre défenseur (cf. le « Cratyle » où Platon objecte que s’il en était ainsi nous ne pourrions établir une connaissance précise de chaque chose ; thèse qui sera reprise par Aristote). Les pleurs légendaires d’Héraclite ? l’humeur noire de ce personnage digne des tragédies d’Eschyle nous dévoile la misère de la condition humaine que ressent le monde grec pessimiste. Les lamentations de l’Éphésien face au spectacle de l’écoulement sans frein de la vie trouvent leur écho chez Nietzsche dans le détournement philosophique, qu’est la doctrine du retour éternel de l’identique. La vision extatique du Surléc, d’une cosmologie nouvelle, dénonce une angoisse métaphysique du père de Zarathoustra analogue à celle de l’Éphésien, dans l’impossibilité d’établir une fusion de l’être et du devenir. Ces transports de Nietzsche dans la soudaine révélation que la terre s’est constituée une infinité de fois, que chaque instant est appelé à revenir éternellement sont la conséquence d’un profond désir de rapprochement de l’Être et du devenir. La pensée du Retour éternel de chaque moment que nous vivons est le frein du devenir dont l’absence provoquait les pleurs d’Héraclite.
La philosophie Nietzschéenne, affirme Heidegger, consiste à vouloir fondre les doctrines d’Héraclite et de Parménide que l’on a trop coutume de juger antinomiques. Nonobstant leur diremption apparente les cosmologies des trois grands penseurs présocratiques Héraclite, Parménide, Empédocle se complètent ; aussi est-il hasardeux de réduire chacune d’elles en les désignant par les novations qu’elles offrent : devenir – Être – cycle de l’Amour et de la Haine. Chacune de ces pensées embrasse la Vérité ( ) en un de ses moments. Chaque parole offre un de ses aspects en ce sens qu’il n’est qu’un du dire, du penser et de l’être. L’alétheia, le dévoilement, est de la rapidité de l’éclair, il n’est pas donné aux Hommes de vérité éternelle, aussi remuent-ils beaucoup de terre sans résultat (Fragm. 22). Qui donc cherche l’or en vain ?
Les plus grands savants et érudits de la civilisation grecque Hésiode, Pythagore, Xénophane et Hécatée (Fragm. 40). Ces maîtres des sciences Héorétiques ? ces grands voyageurs se trompent qui possèdent un savoir immense mais inutile. Héraclite vilipende les détenteurs de grand savoir (polymathie) et refuse la science. Ce refus de la science est exprimé dans les fragments 50 et 101 qui marquent l’apogée de la pensée de l’Éphésien.
(Fragm. 50). Héraclite préconise de se chercher soi-même, après le rejet de toute science qui limite l’individu. Le fragment 101, qui ne signifie rien d’individualiste mais confirme le refus de l’illusion que sont la polymathie et l’histoire, dévoile en ce sens le fragment 50. Le « se chercher soi-même » qui confirme le rejet de la science et son inani………, énonce en concomitance « je me suis trouvé tel que je suis ». Se trouver soi-même, c’est accepter d’assumer sa vie, son destin, ses déterminations. Le divin (au sens de parfait comme l’entendaient les Grecs) qui est dans l’être-Homme se révèle dans cette acceptation et la résistance à ce qui nous pousse vers la non-acceptation. Le caractère démonique, la force mystérieuse de l’Homme (Fragm. 119), son côté divin apparaissent dans la tension résultant des sentiments, des affections contraires, qui l’assaillent. Tel est le sens du mot Logos, harmonie des contraires, selon l’herméneutique de Heidegger la pose-recueillante (die liesende Lege), le recueillement stable. « À l’écoute du logos il est sage de dire que tout est un » ; le sage Héraclite affirme l’identité de toutes choses : bien – mal, souffrance – joie, haine – amour, car tous participent de la vie. Sans l’injustice nous ne saurions pas ce qu’il en est de la Justice (Fragm. 23), tout réside dans l’opposition. De fait, il proclame que la guerre est père de toutes choses (Fragm. 53) que sans la querelle il n’est rien, l’univers tout entier est le fruit de cette guerre, d’un feu qui croît et décroît.
L’homme doit s’efforcer de ne pas faiblir, de contenir le déchaînement des diverses forces qui le tyrannisent pour préserver son caractère de daimone.
Cette affirmation de l’identité des contraires (que les penseurs postérieurs jugeront, par trop, comme pour l’idée du flux perpétuel des choses, le devenir, caractéristique de la pensée de l’insolent Éphésien) dit Nietzsche pousse Aristote à l’accuser du « crime suprême contre la raison, du péché contre le principe de contradiction » (« La naissance de la philosophie », p. 46). C’est pour échapper à la corrélation devenir-identité des contraires et aux abus des sophistes (qui admettent qu’il n’est aucun discours faux) qu’Aristote établit ce principe de contradiction, négation du principe d’identité (Métaphys, livre gamma, 3). Il est le principe « le plus ferme » et constitue la base de la logique : « il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport. » « Ce principe des principes » qui est avant tout un principe de détermination qui facilite le discours et pare aux difficultés logiques, marque la césure complète avec ceux qu’Aristote nommait les « physiologues antérieurs ». Le mépris d’Héraclite pour ce qui est de l’ordre du concept et de la raison correspond à la vue, exprimée antérieurement, qu’il n’est nuit que parce que la clarté du jour a disparu ou que le chemin est dit en haut seulement parce qu’il en est aussi en bas (Fragm. 60). La vérité souffre de ces déterminations, de cette vue formaliste du monde saisi comme objet. Qu’en est-il de l’Art s’il obéit à cette règle fondamentale de la logique aristotélicienne ? Il meurt. L’art doit être en dehors de toute logique il est un défi à la logique. L’invention de la causalité, de la contradiction de la dialectique dont toute l’histoire de la civilisation est la conséquence, nous plonge dans la mesure du temps et de l’espace et le jugement de l’acte. Les penseurs anté-socratiques refusent tout ce sohème de la logique (de même que, plus tard, Nietzsche) qui n’est qu’une fumée sémantique du réel. Mais hors de ces principes, celui de contradiction, qui nous intéresse plus particulièrement, le langage existe encore. Il ne disparaît pas, il devient autre. La lecture des fragments d’Héraclite est certes, des plus difficiles mais elle l’est plus par les vingt-cinq ou vingt-six siècles, du destin de la pensée occidentale, qui nous voilent la valeur des mots qu’emploie le grand penseur, que par son dédain et son irrespect de la syntaxe Grecque. Pour saisir son dire et le communiquer toutes les gymnastiques philologiques et les néologismes (dont use Heidegger) sont strictement nécessaires. Avec Aristote la valeur des mots s’étiole notamment celle des mots-clef de la lpensée d’Héraclite : physis, logos. Ce dernier mot perd sa valeur puissante et mystérieuse, comme le signale Heidegger, pour ne plus signifier trivialement que discours ou parole.
« Ce mot (logos), les hommes ne le comprennent pas » (Fragm. 1) ; « ils entendent sans comprendre et sont semblables à des sourds » (Fragm. 34), ajoute-t-il. Il convient, lors, de répondre à notre première interrogation : qu’y a-t-il hors du chemin dont s’écarte Héraclite ? Il n’est qu’un seul et même chemin. Cependant, certains hommes accèdent au divin dans la connaissance de ce chemin sacré : les penseurs, les poètes. Héraclite, il ne faut pas l’oublier comme nous le rappelle Y. Battistini, est un poète, aussi.
SA pensée, éclair qui irradie un ultraviolet, nous parvient du fond des siècles. « Tout ce que l’on peut voir c’est ce que je préfère » (Fragm. 55), mais ses contemporains ne veulent rien voir : l’ultraviolet est nocif pour les vues basses. Dernier jeu de massacre d’une violence inouïe (précurseur en ce domaine de Nietzsche, le philosophe au marteau) : « les Éphésiens adultes méritent tous la mort » (Fragm. 12). Insoucieux du spectacle qui s’offre à eux et dont ils font partie, abouliques, « vaguement présents », ils s’imaginent, de plus, un au-delà, aspirent à l’éternité et n’en sont pas dignes : ce qui les attend après la mort n’est pas ce qu’ils espèrent (cf. Fragm. 27).
La vérité est une sombre beauté. La Terre ? Un infime grain de poussière, dans l’incommensurable éther qui produit une étincelle : l’Humanité. Dans le jeu grandiose du cosmos où tout devient et doit être agité sans quoi il « se décompose », la condition humaine apparaît misérable, mais Héraclite nous indique qu’il y a place entre l’ignorance et la démence, l’obéissance et la folie. Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, affirme A. Camus, le problème du suicide. Héraclite plaide en faveur de la vie et prêche l’exemple face à la mort qu’il accepte (même si l’historicité du fait que nous rapporte un doxographe concernant son attitude de sphinx face aux médecins au moment critique est suspecte), sage jusqu’au dernier moment de son « feu sacré ». Dans la pensée d’Héraclite il y a cette idée latente, à travers son rejet de la science qui se fourvoie dans des vétilles, que la recherche du sens de la vie prime infiniment sur toutes les questions scientifiques.
Pour conclure, nous citerons deux vers de R. Char qui pourrait servir d’hommage à l’Éphésien (l’auteur du « Marteau sans parole » étant un des nombreux admirateurs parmi lesquels Hölderlin, Hégal, Lénine qui voit en lui le père du matérialisme dialectique) :
« Merci simplement à un homme
S’il tient en échec le glas. »