Andrjoz me rend visite périodiquement à présent. C’était bien lui, l’ange gardien auquel j’avais attribué ma spontanéité et mes intuitions en Krjoy, durant ma dernière immersion. Je l’avais rencontré à Prvimozk, en chair et en os, sans me douter alors que sa contre-partie originelle me prendrait jusqu’à ma transfiguration gentiment sous son aile.
On se retrouve maintenant régulièrement au Salon des infirmiers, en la Grande Clinique, et nous visitons ensemble le service des convalescents. Lors de mon arrivée au campus universitaire, j’ai été informé de mes probables affectations. J’ai retrouvé là de nombreuses mémoires, et de nombreux compagnons de route qui avaient participé aux mêmes exercices que moi en Krjoy. Nous étions tout un groupe a avoir connu la même ascension finale.
Forte de tous mes vécus, je suis désormais engagée dans un cursus médical dans un environnement idéal, accompagnée de mon maître à penser. Andrjoz m’enseigne l’art de la médiation et m’instruit sur à peu près tout. Il me donne parfois l’impression d’être une véritable encyclopédie vivante s’ouvrant toujours fortuitement sur les bonnes pages.
J’ai appris que Gorkan avait été admis en ces lieux et qu’il se portait mieux. J’espère très bientôt obtenir l’autorisation de le visiter à son chevet, avant qu’il ne s’envole pour d’autres cieux. En attendant, j’observe et analyse la posture d’Andrjoz, son attention, sa gestuelle, le sens de ses mots… et il me propose de l’accompagner à l’occasion de sorties officielles, les évènements en effet ne manquent pas à l’Université ou à la Bibliothèque Centrale. Nous y croisons d’ailleurs souvent des collectifs, mais je ne lâche pas Andrjoz des yeux, c’est mon mentor.
« - Tu me parlais la dernière fois des elfes et des fées de ton enfance en Krjoy
- Oui, mais c’est encore très flou. Des images de ruisseaux qui chantent, des fougères qui murmurent… la présence des arbres… l’humilité des plantes…
- Tous les éléments de la nature sont imprégnés du même parfum, encodés des mêmes engrammes, imbriqués entre eux et vibrant sur les mêmes octaves. Les harmoniques générées par l’état vibratoire de chaque élément entrent en résonance avec l’ensemble des dimensions présentes alentour. En Vérité, nous sommes tous perpétuellement plongés dans une multidimensionnalité de règnes. C’est pour cela que tu peux ressentir la paix du caillou ou le bleu du ciel. Tout dépend de ta sensibilité, de l’ouverture de tes centres subtils
- Oui… je me souviens qu’on me traitait de tarée à Prvimozk à cause de mon amour pour la nature. On me traitait de folle parce que j’aimais cajoler le tronc des arbres. Tous ces gens confondaient sensibilité et sensiblerie. Je savais bien qu’il leur manquait quelque chose…
- Différentes formes d’intelligence cohabitaient en Krjoy. Certaines mettaient l’accent sur les yeux de la tête, d’autres sur les yeux du cœur. Quand ces deux centres étaient ouverts et réunis, l’aspirant pouvait voir son monde s’élever en relief »
Nous revisitons fréquemment ensemble mon passé affectif et il me confie aussi ses propres épreuves de vie, avec beaucoup d’humour et d’humilité. Il m’invita notamment à superposer des images corrigées aux clichés de mon passé. Je me suis ainsi exercée à concevoir en esprit des versions plus judicieuses, du moins plus confortables de mon bagage psycho-affectif. Je sais aujourd’hui qu’Andrjoz participe aussi à la réécriture de mes histoires. Je ne sais pas depuis quand ni ce que cela implique réellement, mais je ne suis pas pressée de tout comprendre… j’ai entièrement confiance, et j’adore me retrouver en ces lieux en sa présence. Jamais je ne me suis sentie aussi comblée d’être juste moi, libre d’exprimer toute nue mon impudence et mes impertinences.
« - Tu savais que je consommais du Zatchin en Krjoy ?
- Oui, je l’ai vu dans tes yeux la première fois qu’on s’est rencontré…
- Ah ouais ? Ça se voyait ? Je veux dire, j’étais sobre et discrète
- Oui, et les petits joueurs sobres et discrets se reconnaissaient vite entre eux
- Tu veux dire que… mince alors ! J’aurais jamais imaginé que…
- Ma mission exigeait de moi la transformation d’une énergie colossale. J’étais en survoltage permanent à Prvimozk, une véritable centrale nucléaire. Trop d’énergie, trop de sensibilité, j’étais un écorché vif et souffrais d’insomnie avant ma rencontre avec le Zatchin. Cette médication m’a été très utile, fort longtemps
- Chez moi je m’en servais le soir, pour me détendre et m’endormir plus facilement. Mais jamais avant d’aller bosser… tu me dis que ça se voyait quand même ?
- Le Zatchin éclaire les yeux d’une étincelle particulière et laisse parfois une empreinte ambiguë sur les corps subtils, selon l’anxiété de son consommateur. C’est ce que j’ai perçu en te rencontrant, une faille invisible pour des yeux plats mais exploitable par un prédateur. Seul un esprit joyeux au cœur libre pouvait consommer du Zatchin à Prvimozk et conserver sa pleine souveraineté, préservant prudemment son intégrité énergétique
- J’ai connu de gros consommateurs qui ne semblaient pas nécessairement joyeux, ni vraiment libres ou souverains…
- Oui, j’ai également connu de gros joueurs, trop anesthésiés pour garder l’œil vif. Ces drôles de zèbres semblaient particulièrement satisfaits de ce repli en continu et observaient placidement, les yeux mi-clos, un extérieur qui s’éloignait d’eux »
La gestuelle d’Andrjoz, souvent démonstrative, est toujours très spontanée. Généreux dans ses mimes et caricatures, il me donne parfois l’impression de sortir d’une bande dessinée ! Ses représentations sont toutefois toujours fort à propos et forcent le respect, eu égard à son expérience de vie et à ses études et analyses personnelles.
« - Divers épices sacrés, générés naturellement en Krjoy comme le Zatchin, permettaient à un étudiant neurotypé de s’aventurer en Esprit, en Elle, et en d’autres Sphères également. Excursions initiatiques ou récréatives, l’usage séculaire de ces substances a été détourné à Prvimozk, intentionnellement dépouillé de son sens pédagogique sacré, et stigmatisé. Cette absence de bienveillance a été un lourd handicap dans l’édification de ponts stables entre les paradigmes en vigueur et leurs dimensions respectives »
Cette question du pont reste centrale chez Andrjoz, et nous discutons souvent de la nature du terrain à utiliser, de sa fiabilité, ou de l’importance des matériaux de construction et de leurs qualités respectives suivant la météo. Il me parle fréquemment aussi des infrastructures souterraines qui relient les Sphères entre elles et qu’on appelle les égouts. Je me souviens qu’il a choisi d’utiliser l’exemple d’une miche de pain pour illustrer la formation naturelle de ces complexes systèmes caverneux. C’était préférable je crois au choix d’une image plus nauséeuse, relative aux levures et boues fétides que l’on y trouve. Quand il eut terminé son exposé, l’odeur de son pain au levain emplissait l’atmosphère toute entière. Une odeur épaisse, inoubliable…
« - Pour t’aventurer dans les méandres caverneux de l’espace et du temps, une lampe de poche te sera nécessaire. Sur une belle route ensoleillée, entretenue et signalisée, nul besoin des feux de ton véhicule »
Andrjoz m’a expliqué que les infiltrés, hypersensibles, avaient surtout besoin de Paix en leur cœur pour exalter naturellement leur sens en situation d’immersion, mais que rien ne s’opposait à des moments récréatifs avec le Zatchin. Il insista cependant sur l’importance d’un cœur en joie, avant de me reparler des liesses naturelles en espace libre, des licornes roses, des enfants stellaires, de l’autisme et des sorciers chamanes… il m’invitait courtoisement à soulever les voiles de la cinquième dimension.