ÉTAT DES CHOSES' AVANT LA RÉFORMATION
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle TABLE DES MATIERES
LIVRE I - PREMIER ÉTAT DES CHOSES AVANT LA RÉFORMATION .................. 21
LIVRE II : JEUNESSE, CONVERSION ET PREMIERS TRAVAUX DE LUTHER
LIVRE III - LES INDULGENCES ET LES THÈSES 1517 — MAI 1518 .................... 171
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLUME
LIVRE I. PREMIER ETAT DES CHOSES AVANT DE LA REFORMATION
CHAPITRE I
Le christianisme. — Deux principes distinctifs. Un nouveau pou-voir. —
Commencements de Rome. — Son influence. — Unité de l'Église. — Unité extérieure. — Primauté de saint Pierre. —Patriarchats. — Coopération des princes. —
Les barbares. — Les Francs. — Charlemagne. — Les décrétales. — Désordres de Rome. — Hildebrand. — Célibat. — Lutte avec l'Empire.—Croisades.—
Asservissement.
CHAPITRE II
Corruption de la doctrine. — La Grâce et la Foi. — Le pélagianisme. — Le salut aux mains des prêtres. — Les pénitences. — Trésor surérogatoire.— Purgatoire et taxe. — Jubilés. — Conséquences. — Lumière dans les ténèbres Pag. 36 à 44
CHAPITRE III
État avant la Réformation. — Reliques. —Rires de Pâques. —Mœurs. — Les prètree — Désordres. — Evèques et papes. — Une famille de pape. — Les Borgia. —
Ignorance. Cicéroniens. .
CHAPITRE IV
Nature impérissable du christianisme. — Deux lois de Dieu. —Triomphe de Rome. — Triple opposition. — Rois et peuples. — Transformation de l'Eglise. —
Découvertes des Rois. — Frédéric le Sage.
CHAPITRE V
Découvertes des peuples. — L'Empire. — Paix. — Tiers État. —L'Allemagne et Rome. — La patience des Germains.— Fermentation. — Suisse. — Opposition dans les villes. — Les montagnes. — L'Italie. —Obstacles. — L'Espagne. — Soumission à l'Eglise. — France. — François ler.— Pays-Bas. — Angleterre. — Ecosse. — Le Nord. — Russie. —Pologne. — Bohème. — Hongrie
CHAPITRE VI
Théologie. — Scolastique. — Restes de vie. — Justification par la foi. — Claude. —
Les mystiques. — Les Vaudois. — Valdo. — Wi-cleff. —Hus. — Prédictions. — Le protestantisme dans le catholicisme.— Arnoldi. — Utenheim. — Martin. — Opposition de Rome. — Conecte. — Crayn. — Institoris. — Savonarole. — Justification par la foi. — Vitraire. — Laillier. — Wesalia. — Goch. — Wessel. — La lumière du monde. —
Les frères bohèmes. — Prophétie de Proclès. —Prophétie de Hilten 15
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII
P.* La renaissance. — Les Grecs en Italie. — Le Dante. — Incrédulité en Italie. —
La Réforme sauve la religion. — Les lettres en Allemagne —Résistance des scolastiques. — Un nouveau monde. — Reuchlin. — Ses voyages. — Ses travaux. —
Son influence. — Lutte avec les dominicains. Victoire CHAPITRE VIII
Érasme. — Étudiant à Paris. — Génie et influence. — La Folie. —Les saints. —
Science dans Érasme. — Le nouveau testament grec. — Sa profession. — Son influence. — Une réforme sans secousse était-elle possible? — Timidité d'Érasme. —
Son indécision. — Érasme se perd auprès de tous
CHAPITRE IX
Les nobles. — Hutten. — Lettres de quelques hommes obscurs. —Leur effet.
Fin de Hutten. — Sickingen. — 1 utte avec l'épée. Cronberg. — Littérature populaire. — Hans Sachs. — Fermentation générale
LIVRE II. JEUNESSES CONVERSION ET PREMIERS TRAVAUX DE LUTHER
(1483-1517.)
CHAPITRE I
Origine de Luther. — Sis parents. — Sa naissance. — Pauvreté. —Maison paternelle. — Sévérité. — L'école. — Misère. — Panem propter Deum. — La Sunamite. — Souvenir. — Trébonius.
CHAPITRE II
L'Université. — Prière et découverte de la Bible. — La Bible. — Prédiction du vieux prêtre. — Luther maitre ès arts. — Mort d'Alexis. — La foudre. — Direction nouvelle. — Entrée au couvent.
CHAPITRE III
Irritation de son père. — Travaux serviles. — Cutn sacco per civitatem. — Saint Augustin. — La sainte Ecriture. — Ascétisme. —Angoisses. — La messe. — Pratiques inutiles. — Luther évanoui.
CHAPITRE IV
Hommes pieux dans les cloîtres.
Staupitz.
—
Il
découvre
Luther.
Conversations. — La gràce du Christ. — La vraie repentance. — L'élection. — La Providence. — La Bible. — Le vieux moine. — La Rémisston des péchés. —
Consécration. — Le dîner. — Fête-Dieu. —Vocation à Wittenberg 16
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V
Wittenberg. — Scolastique et théologie. — Enseignement biblique. — Luther craint de prècher. — Il Prêche.. . . .
CHAPITRE VI
Voyage à Rome. — Les couvents d'Italie. — Arrivée à Rome. —Jules II. —
Superstition et profanation. — Luther avec les prélats. —Luther scandalisé. —
Aversion pour Rome. — Etudes. — Escalier de Pilate. — La justification par la foi. —
Déclaration de Luther. — L'article qui demeure
CHAPITRE VII
On veut faire Luther docteur. — Luther refuse. — Carlstadt. — Serment de Luther à l'Ecriture. — Influence de ce serment. — La Parole de Dieu principe de la Réformation. — Guerre contre Aristote. Spalatin. — Luther sur Reuchlin CHAPITRE VIII
La sanctification vient de la foi. — Les dix commandements. — Caractère de l'enseignement de Luther. — Estime pour Luther. —.Théologie allemande. — Lettre à Spenlein. — Le grand échange. — Luther sur Érasme,. — Impuissance de l'homme. —
CEuvres de l'homme.
CHAPITRE IX
Feldkirchen. — Le libre arbitre et la grâce. — Voyage en Misnie et en Thuringe. —
Troubles et paix. — Résultats du voyage. — Travaux. — Peste.
CHAPITRE X
Rapports de Luther avec l'Électeur. — Conseils. — Le duc George. — Son caractère. — Luther prêche à Dresde. — Un dîner à la cour. — Une soirée chez Emser CHAPITRE XI
— Erfurt consulté. — Le docteur Eck. — Régius. — Envoi des thèses à Eck. —
Modestie de Luther.
LIVRE III LES INDULGENCES ET LES THÈSES ( 1517 — mai (518.) CHAPITRE I
Les marchands d'indulgences. — Tezel. — Ses prédications. — Appels. — Les Acheteurs. — Quatre grâces avec de l'argent. — Vente.—Pénitence publique. — Une lettre d'indulgence. — Comptes et débauches
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II
Scènes diverses. — Le cordonnier d'Haguenau. — Myconius. — 11 cherche l'indulgence. — Il prie. — Ruse. — Discours. — Reproches. — Papier-monnaie. —
Murmures
CHAPITRE III
Léon X. — Ses besoins. — Albert. — Son caractère. — Franciscains, augustins ou dominicains'
CHAPITRE IV
Tezel s'approche. — Luther au confessional. — Luther ne forme pas un plan. — Pas de jalousie d'ordre. — Luther prêche. — Songe de l'électeur. — Le moine' et le lion. —
La plume.
CHAPITRE V
Luther comme théologien. — La fête de Tous-les-Saints.—Thèses. —La rémission libre des péchés. — Force des thèses. — Modération. —Providence. — Lettre à l'archevêque. — Remontrance. — Insouciances évèques. — Dissémination des thèses. — La conscience publique.
CHAPITRE VI
Reuchlin. — Érasme. — Flek. — Bibra. — L'Empereur. — Le pape.. Effet des Thèses sur Myconius. — Sensation universelle. — Appréhensions. —
Désapprobations. — Apologie de Luther. — Luther seul. —L'argument de l'Église. —
Le temps de Dieu. . .
CHAPITRE VII
Attaque de Tezel. Réponse de Luther. — Soutiens de Luther. — Spalatin. — Étude de l'écriture. — Le secrétaire de Nurembrg. — Luther plaide pour le peuple. —1l demande un habit. .
CHAPITRE VIII
Dispute de Francfort. — Thèses de Tezel. — Opposition de Kaipstrow. — La question du pape. — Clameurs générales. — Paix de Luther. — Thèses de Tezel brûlées.— Peines de Luther. — Colère de révèque
CHAPITRE IX
Le censeur romain. — L'autorité dans l'Eglise. — Grossièretés du censeur. —
Système de la Réforme. — Les principes de la Réforme. —Rome. — Le monachisme et la Réforme. — Luther à Hochstraten. —Eck. — Les Obélisques. — Sentiments de Luther. — Les Astérisques. — Rupture entre l'ancienne et la nouvelle science 18
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X
Écrits populaires. — La prière. — Notre Père. — Le pain de Dieu. — Sermons sur la repentance. — Le pardon vient de Christ. — Tout fidele l'annonce CHAPITRE XI
Voyage à Heidelberg. — A pied et en voiture. — Le château palatin. — Les Paradoxes. — Dispute. — Martin Bucer. — 3. Brenz. —E. Snepf. — Travaux de ces jeunes docteurs. — Luther encouragé. —Son vieux professeur LIVRE IV - LUTHER DEVANT LE LÉGAT Mai—Décembre 1518.
CHAPITRE I
Explication des thèses. — Le pape. — Il faut une réformation. —Luther s'adresse à son évêque. — Luther s'adresse au pape. — Approba, reproba. — Luther au vicaire général. — Le pape à l'électeur. — Luther prêche sur l'excommunication. — Influence de Luther. — Sa force
CHAPITRE II
Diète à Augsbourg. —L'Empereur au pape ; l'Électeur à Rovère. —Luther cité à Rome. — Intercession de l'Université. — Ordres du pape. — Excommunication et interdit. — Injustes procédés. — Le pape à l'Electeur. — Conjuration CHAPITRE III
L'armurier Schwarzerd. — Philippe Mélanchthon. — Ses études. —La Bible. —
Appel à Wittemberg. — Mécompte et admiration. — Luther et Mélanchthon. —
Révolution dans l'enseignement. — Influence • mutuelle des deux docteurs. ........
CHAPITRE IV
Sentiments de Luther et de Staupitz. — Ordre de comparaltre. —Alarmes et courage. — Luther part à pied. — Luther à Weimar. —Luther à Nuremberg. —
Arrivée à Augsbourg. . .
CHAPITRE V
Le légat de Vio, dit Cajetan. — Visite de Serra-Longa. — Conversation. — Visites d'amis. — Un sauf-conduit. — Retour de Serra-Longa. — Le nouvel Erostrate. — Sous le ciel. — Le sauf-conduit. — Luther à Mélanchthon CHAPITRE VI
Luther et de Vio. — Colère du cardinal. — Luther se retire. — Staupit délie Luther 19
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII
Seconde comparution. — Déclaration de Luther. — Le légat craini les formes. —
Volubilité du légat. — Crainte de Luther.
CHAPITRE VITI
Troisième comparution. — Les mérites des saints. — La foi du juste. — Luther en appelle à la constitution. — De Vio confus. — Rétracte-toi ou sors CHAPITRE IX
Danger. — Le cardinal et Staupitz. — Staupitz et Luther. — Luther à ses amis de Wittemberg. — Communion à Augsbourg. — Entrevue de Link et du légat. — Luther au légat. — Condescendance. — Silence du légat. — Adieux de Luther au légat. —
Départ. — Appel au pape.
CHAPITRE X
Fuite de Luther. — L'Allemagne vengée. — Retour à Wittemberg. — Le légat à l'Électeur. — Luther à l'Electeur. — Il choisit l'exil. — L'Électeur le protége CHAPITRE XI
Luther se prépare à partir. — La France. — Repas d'adieu. — Moment critique. —
Courage de Luther. — Bulle en faveur des indulgences.— Appel à un concile général. — Phase nouvelle.
FIN DE LA TABLE
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE I - PREMIER ÉTAT DES CHOSES AVANT LA RÉFORMATION
CHAPITRE I
Le monde, affaibli, chancelait sur ses bases quand le christianisme parut. Les religions nationales, qui avaient suffi aux pères, ne satisfaisaient .plus les enfants. La nouvelle génération ne pouvait plus se caser dans les anciennes formes. Les dieux de toutes les nations, transportés dans Rome, y avaient perdu leurs oracles, comme les peuples y avaient perdu leur liberté. Mis face à face dans le Capitole, ils s'étaient mutuellement anéantis; les divinités avaient disparu. Un grand vide s'était fait dans la religion du monde.
Un certain déisme, dépourvu d'esprit et de vie, surnagea pendant quelque temps au-dessus de l'abîme où s'étaient englouties les vigoureuses superstitions des anciens.
Mais, comme toutes les croyances négatives, il ne pouvait rien conserver, rien édifié.
Bientôt les étroites nationalités tombèrent avec leurs dieux. Les peuples se fondirent les uns dans les autres. En Europe, en Asie, en Afrique, il n'y eut plus qu'un empire.
Le genre humain commença à sentir son universalité et son unité.
Alors la Parole fut faite chair.
Dieu parut parmi les hommes, et comme un homme, afin de sauver ce qui était perdu.
En Jésus de Nazareth habita corporellement toute la plénitude de la Divinité.
C'est ici le plus grand événement des annales du monde. Les temps anciens l'avaient préparé : les nouveaux en découlent. Il est leur centre, leur lien et leur unité.
Dès lors toutes les superstitions des peuples n'eurent plus aucun sens, et les minces débris sauvés du grand naufrage de l'incrédulité, s’engloutirent devant le soleil majestueux de la vérité éternelle.
Le Fils de l'homme vécut trente-trois années ici-bas, guérissant des malades, instruisant des pécheurs, n'ayant pas un lieu où reposer sa tête, et faisant éclater, au sein de cet abaissement, une grandeur, une sainteté, une puissance, une divinité que le monde n'avait jamais connues. Il souffrit, il mourut, il ressuscita, il monta dans les cieux. Ses disciples, en commençant par Jérusalem, parcoururent l'Empire et le monde, annonçant partout leur Maître comme « l'auteur du salut éternel. » Du sein d'un peuple qui rejetait tous les peuples, sortit la miséricorde qui les appelait et les embrassait tous. Un grand nombre d'Asiates, de Grecs, de Romains, conduits jusqu'alors par des prêtres aux pieds de muettes idoles, crurent à la Parole. Elle éclaira soudain la terre, comme un regard du soleil, dit Eusèbe I.
Un souffle de vie commença à se mouvoir sur ce vaste champ de la mort. Un nouveau peuple, une nation sainte se forma parmi les hommes; et le monde, étonné, contempla dans les disciples du Galiléen une pureté, un renoncement, une charité, un héroïsme, dont il avait perdu jusqu'à l'idée.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Deux principes distinguaient surtout la nouvelle religion de tous les systèmes humains qu'elle chassait devant elle. L'un avait rapport aux ministres du culte, l'autre aux doctrines.
Les ministres du paganisme étaient presque les dieux auxquels se rapportaient ces religions humaines. Les prêtres égyptiens, gaulois, Gètes, germains, bretons, hindous, menaient les peuples, aussi longtemps du moins que les yeux des peuples n'étaient pas ouverts. Jésus-Christ établit sans doute un ministère, mais il ne fonda point un sacerdoce particulier, médiateur entre Dieu et l'homme : il détrôna les prêtres, ces idoles vivantes des nations, détruisit mie hiérarchie superbe, enleva à l'homme ce que l'homme avait enlevé à Dieu, et rétablit l'âme en un contact immédiat avec la source divine de la vérité, en se proclamant seul maitre et seul médiateur : « Christ seul est votre maitre, dit-il : pour vous, vous êtes tous frères'.[1] »
Quant à la doctrine, les religions humaines avaient enseigné que le salut venait de l'homme. Les religions de la terre avaient fait un salut terrestre; elles avaient dit à l'homme que le ciel lui serait donné comme un salaire ; elles en avaient fixé le prix, et quel prix La religion de Dieu enseigna que le salut venait de Dieu, qu'il était un don du ciel, qu'il émanait d'une amnistie, d'une grâce du souverain : « Dieu, dit-elle, a donné la vie éternelle [2].
Sans doute le christianisme ne peut se résumer dans ces deux points; mais ils semblent dominer le sujet, surtout quand il s'agit d'histoire. Et dans l'impossibilité où nous sommes de suivre l'opposition entre la vérité et l'erreur dans tous ses traits, nous avons dû le choisir les plus saillants.
Tels étaient donc deux des principes Constitutifs de la religion qui prenait alors possession de l'Empire et de monde. Avec eux on est dans les vrais termes du christianisme, hors d'eux le christianisme s'évanouit [3]. De leur conservation ou de leur perte dépendait sa chute ou grandeur. Ils sont intimement unis; car on ne peut élever les prêtres de l'Église ou les cuivres des fidèles, sans abaisser Jésus-Christ dans sa double qualité de médiateur et de rédempteur. L'un de ces principes devait dominer l'histoire de la religion, l'autre devait en dominer la doctrine, Ils régnèrent au commencement l'un et l'autre. Voyons comment ils se perdirent, et suivons d'abord les destinées du premier.
L'Église fut au commencement un peuple de frères, conduits par des frères. Tous ensembles étaient enseignés de Dieu, et chacun avait le droit de venir puiser pour soi-même à la source divine de la lumière [5]. Les épîtres, qui décidaient alors des grandes questions de doctrine, ne portaient pas le nom pompeux d'un seul homme, d'un chef.
Les saintes Écritures nous apprennent qu'on y lisait simplement ces mots : « Les apôtres, les anciens et les frères, à nos frères'. [6] »
Mais déjà les écrits mêmes des apôtres nous annoncent que du milieu de ces frères s'élèvera un pouvoir qui renversera cet ordre simple et primitif'.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Contemplons la formation et suivons les développements de ce pouvoir étranger à l'Église.
Paul, de Tarse, l'un des plus grands apôtres de la religion nouvelle, était arrivé à Rome, capitale de l'Empire et du monde, prêchant dans les chaînes le salut qui vient de Dieu.
Une Église s'était formée à côté du trône des Césars. Composée d'abord de quelques Juifs convertis, de quelques Grecs et de quelques citoyens de Rome, elle fut illustrée par les enseignements et par la mort de l'apôtre des Gentils. Elle brilla longtemps comme une lumière pure placée sur une montagne. Sa foi fut partout renommée; mais bientôt elle dévia de son état primitif. Ce fut par de petits commencements que les deux Rome s'acheminèrent à la domination usurpée du monde.
Les premiers pasteurs ou évêques de Rome s'occupèrent de bonne heure de la conversion des bourgs et des villes qui environnaient cette cité. La nécessité où se trouvaient les évêques et les pasteurs de la Campagne de Rome de recourir, dans des cas difficiles, à un guide éclairé, et la reconnaissance qu'ils devaient à l'Église de la métropole, les portèrent à demeurer avec elle dans une étroite union. On vit alors ce qui s'est toujours vu en des circonstances analogues : cette union si naturelle dégénéra bientôt en dépendance. Les évêques de Rome regardèrent comme un droit la -
supériorité que les Églises voisines leur avaient concédée. C'est des empiétements des pouvoirs que se compose en grande partie l'histoire; comme la résistance de ceux dont les droits sont envahis en forme l'autre. La puissance ecclésiastique ne pouvait échapper à l'enivrement qui pousse tous ceux qui sont élevés à vouloir s'élever plus encore. Elle subit cette loi de l'humanité.
Néanmoins, la suprématie de l'évêque romain se bornait alors à inspecter les églises qui se trouvaient dans le territoire soumis civilement au préfet de Rome [6]. Mais le rang que cette ville des empereurs occupait dans le monde présentait à l'ambition de son premier pasteur des destinées plus vastes encore. La considération dont jouissaient dans le second siècle les divers évêques de la chrétienté était proportionnée au rang de la ville où ils résidaient. Or, Rome était la plus grande, la plus riche et la plus puissante -cité- du monde. Elle était le siégé de l'Empire, la mère des peuples : «
Tous les .habitants de la ferle lui appartiennent, » dit Julien; et Clauctien la proclame
« -la source des lois. [7]»
- Si Rome est la reine des cités de l'univers, pourquoi son pasteur ne serait-il pas le roi des évêques ? Pourquoi l'Église romaine ne serait-elle pas la mère de la chrétienté?
Pourquoi les peuplés né seraient-ils pas ses enfants et son autorité leur roi souveraine ?
Il était facile, au cœur alibi-lieux de l'homme .de faire de tels raisonnements.
L'ambitieuse lege.
Ainsi ministre dit Dieu de paix, assis au milieu de ses ruines, les titres superbes qui, son invincible été, aurait conquis sur les peuples de la terre.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les évêques des diverses [8] parties de l'Empire, entrainés par ce charme que Rome exerçait depuis -des siècles sur tous les peuples, suivirent l'exemple de la Campagne de Rome, et prêtèrent la main à cette œuvre d'usurpation. Ils se plurent à rendre à l'évêque de Rome quelque chose de l'honneur qui appartenait à la ville reine du monde.
Il n'y avait d'abord dans cet honneur aucune dépendance. Ils traitaient le pasteur romain d'égal à égal [9]; mais les pouvoirs usurpés grossissent comme les avalanches.
Des avis, d'abord simplement fraternels, devinrent bientôt, dans la bouche du pontife, des commandements obligatoires. Une première place entre des égaux devint à ses yeux un trône.
Les évêques d'Occident favorisèrent l'entreprise des pasteurs [10]' de Rome, soit par jalousie envers les évêques d'Orient, soit parce qu'ils préféraient se trouver sous la suprématie d'un pape, plutôt que sous la domination d'une puissance temporelle.
D'un autre côté, les partis théologiques qui déchiraient l'Orient, cherchèrent, chacun -
de leur côté, à intéresser Rome en leur faveur; ils attendaient leur triomphe de l'appui de la principale Église de l'Occident.
Rogne enregistrait avec soin ces requêtes, ces intercessions, et souriait en voyant les peuples se jeter d'eux-mêmes dans ses bras. Elie ne laissait passer aucune occasion d'augmenter et d'étendre son couvoir. Louanges, flatteries, compliments exagérés, ;consultations des autres Église, tout devenait à ses yeux et dans ses mains des titres et des documents de son autorité. Tel est l'homme 'sur le trône; l'encens l'enivre; la tête lui tourne. Ce qu'il a est à ses yeux un Motif pour obtenir davantage encore.
La doctrine de P Église et de la nécessité de voir unité extérieure, qui déjà au troisième siècle commençait à s'établir, favorisa les prétentions de 'Rome. L'Église est avant tout l'assemblée des sanctifiés (1:Cor. I, 2), l'assemblée des premiers-nés, qui sont écrits dans les cieux (Hébr. XII, 23). Cependant l'Église du Seigneur n'est pas simplement intérieure et invisible; il est nécessaire qu'elle se manifeste au dehors, et c'est en vue de cette manifestation que le Seigneur a institué; les Sacrements 'du baptême et de l'eucharistie. L'Église. : devenue extérieure a des caractères différents de ceux- qui la distinguent. comme Église 'invisible. L'Église intérieure, qui est le corps de Christ, est nécessairement et perpétuellement une.
L'Église visible à part sans doute à cette -unité de la première*[11]; mais, considérée en elle-Même, la Multiplicité est Mi caractère que lui attribue, déjà l'Écriture du Nouveau Testament. Tandis que elle nous parle d'une Église de Dieu [12], 'elle -
Mentionne, quand il s'agit de cette Église manifestée au dehors, exclues Églises de Galatie, les Églises de Macédoine; les Églises de Judée, toutes les Églises des saints et» Ces Églises diverses peuvent sans doute rechercher jusqu'à un certain degré une union extérieure; mais si ce lien leur manque, elles ne perdent pourtant rien des qualités essentielles de l'Église de Christ. Le grand lien qui unissait primitivement les 24
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle membres de l'Église était la foi vivante du cœur, par laquelle tous tenaient à Christ comme à leur chef commun.
Diverses circonstances contribuèrent bientôt à faire naitre et à développer l'idée de la nécessité d'une unité extérieure. Des hommes accoutumés aux liens et aux formes politiques d'une patrie terrestre transportèrent quelques-unes de leurs vues et de leurs habitudes dans le royaume spirituel et éternel de Jésus-Christ. La persécution, impuissante à détruire et même à ébranler cette société nouvelle, fit, au contraire, qu'elle se forma en une corporation plus compacte. Aux erreurs qui naquirent dans des écoles théosophiques ou dans des sectes, on opposa la vérité une et universelle-reçue des apôtres et conservée dans l'Église. Cela était bien tant que l'Église invisible et spirituelle n'était qu'une avec l'Église visible et extérieure.
Mais bientôt un grand divorce commença ; les formes et la vie se séparèrent.
L'apparence d'une organisation identique et extérieure fut peu à peu substituée à l'unité intérieure et spirituelle, qui est l'essence de la religion de Dieu. On délaissa le parfum précieux de la foi, et l'on se prosterna devant le vase vide qui l'avait contenu.
La foi du cœur n'unissant plus les membres de l'Église, on chercha un autre lien, et on les unit à l'aide des évêques, des archevêques, des papes, des mitres, des cérémonies et des canons. L'Église vivante s'étant peu à peu retirée dans le sanctuaire écarté de quelques âmes solitaires, on mit à sa place l'Église extérieure, que l'on déclara, avec toutes ses formes, d'institution divine. Le salut ne jaillissant plus de la Parole désormais cachée, on établit qu'il était transmis par le moyen des formes qu'on avait inventées, on dit que personne ne le posséderait s'il ne le recevait parce canal. Nul, dits-on, ne peut par sa propre foi parvenir à la vie éternelle. Le Christ a communiqué aux apôtres, les apôtres ont communiqué aux évêques l'onction de l'Esprit-Saint; et cet Esprit ne se trouve que dans cette filière-là ! Primitivement, quiconque avait l'Esprit de Jésus-Christ était membre de l'Église; maintenant on intervertit les termes, et l'on prétendit que celui-là seul qui était membre de l'Église possédait l'Esprit de Jésus-Christ'.
En même temps que ces idées s'établissaient, la distinction entre le clergé et le peuple se marquait toujours plus. Le salut des âmes ne dépendait plus seulement de la foi en Christ, mais aussi, et très particulièrement, de l'union avec l'Église. Les représentants et les chefs de l'Église recevaient une partie de la confiance qui n'est due qu'à Jésus-Christ, et devenaient pour le troupeau de vrais médiateurs. L'idée du sacerdoce universel des chrétiens disparut alors peu à peu; on compara les serviteurs de l'Église de Christ aux prêtres de l'ancienne alliance, et ceux qui se séparaient de l'évêque furent mis sur le même rang que Coré, Dathan et Abiram. D'un sacerdoce particulier, tel qu'il se forma alors dans l'Église, à un sacerdoce souverain, tel que Rome le réclame, le pas était facile.
En effet, dès que l'erreur de la nécessité d'une unité visible de l'Église fut établie, on vit s'élever une autre erreur, celle de la nécessité d'une représentation extérieure de 25
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle cette unité. Bien que l'on ne trouve nulle part dans l'Évangile les traces d'une prééminence de saint Pierre sur les autres apôtres; bien que l'idée seule de primauté soit contraire aux rapports fraternels qui unissaient les disciples, et à l'esprit même de la dispensation évangélique, qui au contraire appelle tous les enfants du Père à se servir les uns les autres, en ne reconnaissant qu'un seul docteur et un seul chef; bien que Jésus eût fortement tancé ses disciples chaque fois que des idées ambitieuses de prééminence étaient sorties de leur cœur charnel, on inventa et l'on appuya sur des passages mal compris une primauté de saint Pierre ; puis on salua dans cet apôtre et dans son prétendit successeur à Rome les représentants visibles de l'unité visible, les chefs de l'Église.
La constitution patriarcale contribua aussi à l'exaltation de la papauté romaine. Déjà, dans les trois premiers siècles, les Églises des métropoles avaient joui d'une considération particulière. Le concile de Nicée, dans son sixième canon, signala trois villes dont les Églises avaient, selon lui, une ancienne autorité sur celles des provinces environnantes : c'étaient Alexandrie, Rome et Antioche. L'origine politique de cette distinction se trahit par le nom même que l'on donna d'abord à l'évêque de ces cités : on l'appela exarque, comme le gouverneur politique Plus tard on lui donna le nom plus ecclésiastique de patriarche. C'est dans le concile de Constantinople que nous trouvons ce nom pour la première fois employé ; mais il l'est alors dans un sens différent de celui qu'il reçut plus tard. Ce n'est que peu avant le concile de Chalcédoine qu'on l'attribua exclusivement aux grands métropolitains. Le second concile œcuménique créa un nouveau patriarcat, celui de Constantinople même, de la nouvelle Rome, de la seconde capitale de l'Empire. L'Église de Byzance, si longtemps obscure, jouit des mêmes privilèges et fut mise sur le même rang que l'Église de Rome par le concile de Chalcédoine.. Rome partageait alors avec ces trois Églises la suprématie patriarcale.
Mais quand l'envahissement de Mahomet eut fait disparaître les sièges d'Alexandrie et d'Antioche, quand le siège de Constantinople déchut, et plus tard même se sépara de l'Occident, Rome resta seule, et les circonstances rallièrent tout autour de son siège, demeuré dès lors sans rival.
Des complices nouveaux et plus puissants que tous les autres vinrent encore à son aide.
L'ignorance et la superstition s'emparèrent de l'Église, et la livrèrent à Rome, un bandeau sur les yeux, et les mains dans les fers.
Cependant cette captivité ne s'accomplissait point sans combats. Souvent la voix des Églises proclama leur indépendante. Cette voix courageuse retentit surtout dans l'Afrique proconsulaire et dans l'Orient [13].
Mais Rome trouva, pour étouffer les cris des Églises, de nouveaux alliés. Des princes, que les orages des temps faisaient souvent chanceler sur leur trône, lui offrirent leur appui si elle voulait, en revanche, les soutenir. Ils lui donnaient de l'autorité spirituelle, pourvu qu'elle le leur rendît en pouvoir séculier. Ils lui firent bon marché des âmes, dans l'espérance qu'elle les aiderait à avoir bon marché de leurs ennemis. Le 26
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pouvoir hiérarchique qui montait et le pouvoir impérial qui descendait s'appuyèrent ainsi l'un l'autre, et hâtèrent par cette alliance leur double destinée.
Rome n'y pouvait perdre. Un édit de Théodose II et de Valentinien III proclama l'évêque de Rome recteur de toute l'Église [14]. Justinien rendit une ordonnance semblable. Ces décrets ne contenaient pas tout ce que les papes prétendaient y voir; mais, dans ces temps d'ignorance, il leur était facile de faire prévaloir l'interprétation qui leur était la plus favorable. La domination des empereurs en Italie devenant toujours plus chancelante, les évêques de Rome surent en profiter pour se soustraire à leur juridiction.
Mais déjà étaient sortis des forêts du Nord d'énergiques promoteurs de la puissance papale. Les barbares qui avaient envahi l'Occident et y avaient établi leur domicile, après s'être enivrés de sang et de rapine, durent incliner leur farouche épée devant la puissance intellectuelle qu'ils rencontrèrent. Tout nouveaux dans la chrétienté, ignorant la nature spirituelle de l'Église, ayant besoin dans la religion d'un certain appareil extérieur, ils se prosternèrent, à demi sauvages et à demi païens, devant le grand prêtre de Rome. Avec eux l'Occident fut à ses pieds. D'abord les Vandales, puis les Ostrogoths, un peu plus tard les Bourguignons et les Alains, ensuite les Visigoths, enfin les Lombards et les Anglo-Saxons vinrent fléchir le genou devant le pontife romain. Ce furent les robustes épaules des enfants du Nord idolâtre qui achevèrent de placer sur le trône suprême de la chrétienté l'un des pasteurs des bords du Tibre.
C'est au commencement du septième siècle que ces choses s'accomplissent en Occident, précisément à la même époque où s'élève en Orient la puissance de Mahomet, prête à envahir aussi une partie de la terre.
Dès lors le mal ne cesse de croître. On voit, dans le huitième siècle, les évêques de Rome repousser d'une main les empereurs grecs, leurs souverains légitimes, et chercher à les chasser de l'Italie, tandis que de l'autre ils caressent les majordomes de France, et demandent à cette puissance nouvelle, qui commence à grandir en Occident, quelques-uns des débris de l'Empire. Rome établit son autorité usurpée entre l'Orient, qu'elle repousse, et l'Occident, qu'elle appelle. Elle élève son trône entre deux révoltes.
Effrayée du cri des Arabes, qui, maîtres de l'Espagne, se vantent d'arriver bientôt en Italie par les portes des Pyrénées et des Alpes, et de faire proclamer sur les sept collines le nom de Mahomet; épouvantée de l'audace d'Astolphe, qui, à la tête de ses Lombards, fait entendre les rugissements du lion et brandit devant les portes de la cité éternelle son épée, menaçant d'en égorger tous les Romains [15], Rome, près de sa ruine, porte en son épouvante les regards tout autour d'elle, et se jette dans les bras des Francs. L'usurpateur Pépin lui demande pour sa royauté nouvelle une sanction prétendue ; la papauté la lui donne et obtient, en revanche, qu'il se déclare le défenseur de la « République de Dieu. » Pépin enlève aux Lombards ce qu'ils avaient enlevé à l'Empereur; mais, au lieu de le rendre à ce prince, il dépose sur l'autel de saint Pierre les clefs des villes qu'il a conquises, et jurant, la main levée, il déclare que 27
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ce n'est pas pour un homme qu'il a pris les armes, mais pour obtenir de Dieu la rémission de ses péchés et faire hommage de ses conquêtes au chef des apôtres. Ainsi la France établit la puissance temporelle des papes.
Charlemagne paraît; il monte une première fois à la basilique de Saint-Pierre, en en baisant dévotement les degrés. Il s'y présente une seconde fois, maitre de tous les peuples qui formaient l'empire d'Occident, et de Rome elle-même. Léon III croit devoir donner le titre à celui qui a déjà la puissance, et l'an 800, à la fête de Noël, il pose sur la tête du fils de Pépin la couronne des empereurs de Rome [16]. Dès lors le pape appartient à l'empire des Francs; ses rapports avec l'Orient sont finis. Il se détache d'un arbre pourri qui va tomber, pour se greffer sur un sauvageon vigoureux. Parmi ces races germaniques auxquelles il se donne, l'attend un avenir auquel il n'eût jamais osé prétendre.
Charlemagne ne légua à ses faibles successeurs que des débris de sa puissance. Au neuvième siècle, la désunion affaiblit partout le pouvoir civil. Rome comprit que c'était le moment pour elle de lever la tête. Quand l'Église pouvait-elle mieux se rendre indépendante de l'État qu'à cette époque de décadence où la couronne que Charles porta se trouvait brisée, et où ses fragments étaient épars sur le sol de son ancien empire?
Ce fut alors que parurent les fausses décrétales d'Isidore. Dans ce recueil de prétendus décrets des papes, les plus anciens évêques, les contemporains de Tacite et de Quintilien, parlaient le latin barbare du neuvième siècle. Les coutumes et les constitutions des Francs étaient gravement attribuées aux Romains du temps des empereurs. Des papes y citaient la Bible dans la traduction latine de saint Jérôme, qui avait vécu un, deux ou trois siècles après eux. Et Victor, évêque de Rome, l'an 192, écrivait à Théophile, qui fut archevêque d'Alexandrie en 385. L'imposteur qui avait fabriqué ce recueil s'efforçait d'établir que tous les évêques tenaient leur autorité de l'évêque de Rome, qui tenait la sienne immédiatement de Jésus-Christ. Non-seulement il enregistrait toutes les conquêtes successives des pontifes, mais encore il les faisait remonter aux temps les plus anciens. Les papes n'eurent pas honte de s'appuyer de cette invention méprisable. Déjà en 865 Nicolas Ier y choisit des armes' pour combattre les princes et les évêques. Cette fable effrontée fut pendant des siècles l'arsenal de Rome [17].
Néanmoins les vices et les crimes des pontifes devaient suspendre pour quelque temps les effets des décrétales. La papauté signale son accès à la table des rois par des libations honteuses. Elle se prend à s'enivrer, et la tête lui tourne au milieu des débauches. C'est vers ces temps que la tradition place sur le trône papal une fille nommée Jeanne, réfugiée à Rome avec son amant, et dont les douleurs de l'enfantement trahirent le sexe au milieu d'une procession solennelle. Les docteurs de Rome prétendent que cette histoire n'est qu'une fable; nous pouvons prétendre à notre tour que ce sont leurs préjugés romains qui leur font rejeter un fait dont la réalité 28
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle historique est très vraisemblable, si elle n'est pas incontestable. En tout cas la cour des papes étala d'antres hontes. Des femmes dissolues régnèrent à cette époque dans Rome. Ce trône, qui prétendait s'élever au-dessus de la majesté des rois, s'abaissait sous la fange du vice. Théodora et Marozia installaient et destituaient à leur gré les prétendus maltes de l'Église de Christ, et plaçaient sur le trône de Pierre leurs amants, leurs fils et leurs petits-fils.
Rome devient un vaste théâtre de désordres, dont les plus puissantes familles de l'Italie se disputent la possession. Les comtes de Toscane ont d'ordinaire la victoire. En 1033, cette maison ose mettre sur le trône pontifical, sous le nom de Benoît IX, un jeune garçon élevé dans la débauche. Cet enfant de douze ans continue comme pape ses horribles turpitudes [18]. Un parti élit à sa place Sylvestre HL Le pape Benoît, la conscience chargée d'adultères et la main teinte du sang de ses homicides', vend enfin la papauté à un ecclésiastique de Rome [19].
Les empereurs d'Allemagne, indignés de tant de désordres, en nettoyèrent Rome avec l'épée. L'Empire, faisant valoir ses droits suzerains, tira la triple couronne de la fange où elle était tombée, et sauva la papauté avilie, en lui donnant des hommes décents pour chefs. Henri III destitua en 1046 les trois papes, et son doigt, orné de l'anneau des patrices romains, désigna l'évêque auquel les clefs de la confession de saint Pierre devaient être remises. Quatre papes, tous Allemands et nommés par l'Empereur, se succédèrent. Quand le pontife de Rome mourait, les députés de cette Église paraissaient à la cour impériale, comme les envoyés des autres diocèses, pour demander un nouvel évêque. L'Empereur vit même avec joie les papes réformer des abus, fortifier l'Église, tenir des conciles, instituer et destituer des prélats en dépit des monarques étrangers : la papauté, par ces prétentions, ne faisait qu'exalter la puissance de l'Empereur, son seigneur suzerain. Mais c'était s'exposer à de grands périls que de permettre de tels jeux. Les forces que les papes reprenaient ainsi peu à peu pouvaient se tourner tout à coup contre l'Empereur lui-même. Quand la bête aurait cru, elle déchirerait le sein qui l'avait réchauffée. Ce fut ce qui arriva.
Ici commence une nouvelle époque pour la papauté. Elle s'élance de son humiliation, et foule bientôt aux pieds les princes de la terre. L'élever, c'est élever l'Église, c'est agrandir la religion, c'est assurer à l'esprit la victoire sur la chair, à Dieu le triomphe sur le monde. Telles sont ses maximes; l'ambition y trouve son profit, le fanatisme son excuse.
Toute cette nouvelle tendance est personnifiée dans un homme : Hildebrand.
Hildebrand, tour à tour indiscrètement exalté ou injustement dénigré, est la personnification du pontificat romain en sa force et sa gloire. Il est l'une de ces apparitions normales de l'histoire, qui renferment en elles tout un ordre de choses nouvelles, semblables à celles qu'offrirent en d'autres sphères Charlemagne, Luther, Napoléon.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce moine, fils d'un charpentier de Savone, élevé dans un couvent romain, s'était enfui de Rome au moment où Henri III y avait déposé trois papes, et s'était réfugié en France, dans l'austère couvent de Cluny. En 1048, l'évêque de Toul, Bruno, ayant été élu pape à Worms, par l'Empereur, qui y présidait la diète germanique, revêtit les habits pontificaux, et prit le nom de Léon IX. Mais le moine Hildebrand refusa de le reconnaître, puisque c'était, disait-il, du pouvoir séculier qu'il tenait la tiares. Aussitôt Léon IX, cédant à la puissance irrésistible d'une grande conviction, posa ses ornements sacerdotaux, et, prenant les habits d'un pèlerin, se rendit avec Hildebrand à Rome, humblement, nu-pieds, dit un historien, afin d'y être légitimement élu par le clergé et le peuple romain.
Dès lors Hildebrand devint l'âme de la papauté, jusqu'à ce qu'il fût devenu la papauté même. Il gouverna l'Église sous le nom de plusieurs pontifes, avant de régner lui-même sous celui de Grégoire VII. Une grande idée s'est emparée de ce grand génie. Il veut fonder une théocratie visible, dont le pape, comme vicaire de Jésus-Christ, sera le chef. Le souvenir de l'ancienne domination universelle de Rome païenne poursuit son imagination et anime sa ferveur. Il veut rendre à Rome papale ce que la Rome des Empereurs a perdu. Ce que Marius et César, disent ses flatteurs, n'ont pu faire par des torrents de sang, tu l'accomplis par une parole. [20]
Grégoire VII ne fut point conduit par l'esprit du Seigneur. Cet esprit de vérité, d'humilité, de douceur, lui fut étranger. Il sacrifiait ce qu'il savait être vrai, quand il le jugeait nécessaire à ses desseins. C'est ce qu'il fit en particulier dans l'affaire de Bérenger. Mais un esprit bien supérieur à celui du vulgaire des pontifes, une conviction intime de la justice de sa cause, l'animèrent sans doute. Hardi, ambitieux, inflexible dans ses desseins, il fut en même temps habile et souple dans l'emploi des moyens qui devaient en assurer la réussite.
Son premier travail fut de constituer la milice de l'Église. D fallait se rendre fort avant que d'attaquer l'Empire. Un concile tenu à Rome enleva les pasteurs à leurs familles, et les obligea d'être tout à la hiérarchie. La loi du célibat, conçue, exécutée sous des papes, moines eux-mêmes, changea le clergé en une espèce d'ordre monastique.
Grégoire VII prétendit avoir sur tous les évêques et prêtres de la chrétienté la même puissance qu'un abbé de Cluny exerçait sur l'ordre qu'il présidait. Les légats d'Hildebrand, qui se comparaient eux-mêmes aux proconsuls de l'ancienne Rome, parcouraient les provinces pour enlever aux pasteurs leurs épouses légitimes, et, s'il le fallait, le Pape lui-même soulevait la populace contre les ministres mariés '.
Mais Grégoire se proposait surtout d'émanciper Rome de l'Empire. Jamais il n'eût osé concevoir un dessein si hardi, si les discordes qui troublaient la minorité de Henri IV
et la révolte des princes allemands contre ce jeune empereur n'eussent dû en favoriser l'exécution. Le pape était alors comme l'un des magnats de l'Empire : unissant sa cause à celle des autres grands vassaux, il tire parti de l'intérêt aristocratique, puis il défend à tous les ecclésiastiques, sous peine d'excommunication, de recevoir de 30
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Empereur l'investiture de leur charge. Il brise les antiques liens qui unissent les Églises et leurs pasteurs à l'autorité du prince, mais c'est pour les rattacher tous au trône pontifical. Il prétend y enchaîner d'une main puissante les prêtres, les rois et les peuples, et faire du pape un monarque universel. C'est Rome seule que tout prêtre doit craindre, c'est en Rome seule qu'il doit espérer. Les royaumes et les principautés de la terre sont son domaine. Tous les rois doivent trembler devant les foudres que lance le Jupiter de la Rome moderne. Malheur à celui qui résiste! Les sujets sont déliés du serment de fidélité; tout le pays est frappé d'interdit; tout culte cesse; les temples sont fermés • les cloches sont muettes; les sacrements ne sont plus administrés, et la parole de malédiction atteint jusqu'aux morts eux-mêmes, auxquels la terre, à la voix d'un pontife superbe, refuse la paix des tombeaux.
Le pape soumis, dès les premiers jours de son existence, d'abord aux empereurs romains, puis aux empereurs francs, enfin aux empereurs germains, fut alors émancipé, et marcha pour la première fois leur égal, si ce n'est même leur maître.
Cependant Grégoire VII fut à son tour humilié : Rome fut prise; Hildebrand dut s'enfuir. Il mourut à Salerne, en disant : «J'ai aimé la justice et j'ai haï l'iniquité ; c'est pourquoi je meurs dans l'exil [21]. » Qui osera accuser d'hypocrisie ces paroles dites aux portes du sépulcre?
Les successeurs de Grégoire, semblables aux soldats qui arrivent après une grande victoire, se jetèrent en vainqueurs sur les Eglises asservies. L'Espagne arrachée à l'islamisme, la Prusse enlevée aux idoles, tombèrent dans les bras du prêtre couronné.
Les croisades, qui s'accomplirent à sa voix, répandirent et accrurent partout son autorité; ces pieux pèlerins, qui avaient cru voir les saints et les anges guider leurs troupes armées, qui, entrés humblement, à pieds nus, dans les murs de Jérusalem, brûlèrent les Juifs dans leur synagogue et arrosèrent du sang de plusieurs milliers de Sarrasins les lieux où ils venaient chercher les traces sacrées du Prince de la paix, portèrent dans l'Orient le nom du pape, que l'on n'y connaissait plus, depuis que pour la suprématie des princes francs il avait abandonné celle des princes grecs.
D'un autre côté, ce que les armes de la république romaine et de l'Empire n'avaient pu faire, le pouvoir de l'Eglise l'accomplit. Les Allemands apportèrent aux pieds d'un évêque les tributs que leurs ancêtres avaient refusés aux plus puissants généraux.
Leur chefs, en devenant empereurs, avaient cru recevoir des papes une couronne; mais les papes leur avaient donné un joug. Les royaumes de la chrétienté, déjà soumis à la puissance spirituelle de Rome, devinrent maintenant ses tributaires et ses serfs.
Ainsi tout est changé dans l'Eglise.
Elle était au commencement un peuple de frères; et maintenant une monarchie absolue s'est établie dans son sein. Tous les chrétiens étaient sacrificateurs du Dieu vivant', ayant pour les conduire d'humbles pasteurs. Mais une tête superbe s'est élevée du milieu de ces pasteurs; une bouche mystérieuse prononce des discours pleins d'orgueil; une main de fer contraint tous les hommes, petits et grands, riches et 31
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pauvres, libres et esclaves, à prendre la marque de son pouvoir. La sainte et primitive égalité des âmes devant Dieu s'est perdue. La chrétienté, à la voix d'un homme, s'est partagée en deux camps inégaux : d'un côté une caste de prêtres, qui ose usurper le nom d'Eglise, et qui se prétend revêtue, aux yeux du Seigneur, de grands privilèges; de l'autre, de serviles troupeaux, réduits à une aveugle et passive soumission, un peuple bâillonné et emmailloté, livré à une caste superbe. Toute tribu, langue et nation de la chrétienté subite la domination de ce roi spirituel, qui a reçu le pouvoir de vaincre.
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FOOTNOTES
[1] Matai. "nu, 8.-
[2] Pt Jean V,
[3] Jean VI, 45.
[4] Act. XV, 23.
[5] 2 Thess. U.
[6] Suburbicaria loca. — Voyez le 6. canon du concile de Nicée, que lien (Hist. ecclés., X, vit) cite ainsi : . Et ut apud Alexandrie!» et in urbe Home, vetusta consuetudo servetur, ut vel ille Aigypti, vel ble suburbicarieruse eaclesiartue wllicitudinem gerat, etc..
[7] onie païenne, engtombanty envoya àiihtunble
[8] 1 Julian., Or., I.
[9] Claud., in Paneg. Stilie., lib. III. '
[10] Eusebius, Hitt. «el., I. V, e.- urv; Sacre., Birt. eo.I., c. XXI;" Cyprien., Ep. LIX, LXXII, LXXV.
[11] Cor. XV, 9; 1 Tim. II!, 15.
[12] 1 Cor. XVI, 1; 4 Cor. VIII, 1; Gal. I, 22; i Cor. XIV, 33
[13] Cyprien, évêque de Carthage, dit d'Étienne, évêque de Borne Magis acmagis
ejus errorent denotabis, qui htereticorum causam contra christianos et contra Eecleeiam Dei asserere conatur... qui unitatem et veritatem, de divins lege venientem, non tenens... Consuetudo sine veritate, vetustas erroris est. (epist. LXXIV). Firmilien, évêque de Césarée en Cappadoce, dit aussi dans la seconde moitié du troisième siècle : Bos «stem qui Rome sunt non ea in omnibus observare quae sunt ab origine tradita, et frustra auctoritatem apostolorum prœtendere... Cteterum nos (les évêques des Églises d'Asie, plus anciennes que celle de Rome) veritati et consuetudinem junginsus, et consuetudiui Romanorum consuetudinem, sed verifais, opponimus; ah initio hoc 32
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle tenentes quod a Christo et ab apostolo traditum est s (Cypr., ep. LXXV). Ces témoignages sont d'une grande force.
[14] Rector totius Ecclesioe.
[15] « Tremens ut leo... asserens aunes uno gledio jugulari. (Anastasitts, Vit. Ponti(., p.
83.)
[16] Vis= est et ipsi Apostolicu Leoni... ut ipsum Carolum imperatorem nominare debuisset, qui ipsam Romam tenebat , ubi semper Coesares sedere soliti erant et reliques sedes... (Annaliste Lambecianus, ad an. 801.)
[17] Voyez Ep. ad univers. Episo. Gall. (Nanti, XV.)
[18] Cujus quidem post adeptum sacerdotium vita quam turpis, quam fonda, quamque execranda exstiterit, horresco referre. s (Deeiderins, abbé de Cassino, plus tard pape Victor III, De mir/ut:lir e S. Benedicto, etc., lib. III, finit.)
[19] « Theophylactus... cm)] post malta adulteria et homicidia manibus suis per-petrata , etc. s (Boni» , évêque de Sutri , ensuite de Plaisance, Liber ad amines».)
[20] Hi quocumque prodeunt clamores insultantium, digitos ostendentium, cola-phos pulsantium, perferunt. Alii membris mutilati; alii per lougos cruciatus su-perbe necati, etc.. (blartene et Durand, Téeeaurut nov. Anecd., I, Hat.)
[21] Dilexi jutai= et odivi iniquitatem, propterea morior in exilio.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II
Mais à côté du principe qui devait dominer l'histoire du christianisme s'en trouvait un qui devait en dominer la doctrine. C'était la grande idée du christianisme, l'idée de grâce, de pardon, d'amnistie, de don de la vie éternelle. Cette idée supposait que le péché avait séparé l'homme de Dieu, et qu'il était impossible à l'homme de rentrer par lui-même en communion avec cet être infiniment saint. L'opposition entre la vraie et la fausse doctrine ne saurait sans doute se résumer tout entière dans la question du salut par la foi et du salut par les œuvres. Néanmoins, c'en est le trait le plus saillant.
Il y a plus : le salut, considéré comme venant de l'homme, est le principe créateur de toutes les erreurs et de tous les abus. Ce furent les excès produits par cette erreur fondamentale qui amenèrent la Réformation, et ce fut par la profession du principe contraire qu'elle fut opérée. Il faut que ce trait ressorte et soit en saillie dans une introduction à l'histoire de la Réforme.
Le salut par grâce, tel était donc le second caractère qui distinguait essentiellement la religion de Dieu de toutes les religions humaines. Qu'était-il devenu? L'Eglise avait-elle gardé comme un dépôt précieux cette grande et primordiale pensée? Suivons-en l'histoire.
Les habitants de Jérusalem, de l'Asie, de la Grèce et de Rome, au siècle des premiers empereurs, entendirent cette bonne nouvelle : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi,
« c'est le don de Dieu t. » Et à cette voix de paix, à cet évangile, à cette parole puissante, beaucoup d'âmes coupables crurent, furent rapprochées de Celui qui est la source de la paix, et de nombreuses Eglises chrétiennes se formèrent au milieu des générations abâtardies du siècle.
Mais bientôt on fit une grande méprise sur la nature de la foi qui sauve. La foi, selon saint Paul, est le moyen par lequel tout l'être du croyant, son intelligence, son cœur, sa volonté, entre en possession du salut, que l'incarnation et la mort du Fils de Dieu lui ont acquis. Jésus-Christ est saisi par la foi, et dès lors il devient tout pour l'homme et dans l'homme. Il communique une vie divine à la nature humaine, et l'homme ainsi renouvelé, dégagé de la puissance de l'égoïsme et du péché, a de nouvelles affections et fait de nouvelles œuvres. La foi, dit la théologie pour exprimer ces idées, est l'appropriation subjective de l'œuvre objective de Christ. Si la foi n'est pas une appropriation du salut, elle n'est rien; toute l'économie chrétienne est troublée, les sources de la vie nouvelle sont scellées, le christianisme est renversé par sa base.
Ce fut ce qui arriva. Ce côté pratique de la foi fut peu à peu oublié. Bientôt elle ne fut plus que ce qu'elle est encore pour plusieurs, un acte de l'intelligence, une simple -
soumission à une autorité supérieure.
De cette première erreur en découla nécessairement une seconde. La foi étant ainsi dépouillée de son caractère pratique, il fut impossible de dire qu'elle sauve seule; les œuvres ne venant plus après elle, force fut de les mettre à côté; et la doctrine que 34
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'homme est justifié par la foi et par les œuvres entra dans l'Église. A l'unité chrétienne, qui renferme sous le même principe la justification et les œuvres, la grâce et la loi, le dogme et le devoir, succéda cette triste dualité, qui fait de la religion et de la morale deux choses tout à fait distinctes, cette funeste erreur qui, en séparant ce qui pour vivre doit être uni, en mettant l'âme d'un côté et le corps de l'autre, cause la mort.
La parole de l'Apôtre, retentissant à travers tous les siècles, dit : « Vous avez commencé par l'esprit, et vous finissez « maintenant par la chair! »
Une autre grande erreur vint encore troubler la doctrine de la grâce; ce tût le pélagianisme. Pélage prétendit que la nature humaine n'est point d'échue, qu'il n'y a point de corruption héréditaire, et qu'ayant reçu le pouvoir de faire le bien, l'homme n'a qu'à le vouloir pour l'accomplir [1]. Si le bien consiste en quelques actions extérieures, Pélage a raison. Mais si l'on regarde aux principes d'où ces actes extérieurs proviennent, alors on retrouve partout dans l'homme l'égoïsme, l'oubli de Dieu, la souillure, l'impuissance. La doctrine pélagienne, repoussée de l'Église par Augustin, quand elle s'était avancée sans voile, se représenta bientôt déguisée, comme semi-pélagianisme et sous le masque de formules augustiniennes. L'erreur se répandit avec une rapidité étonnante dans la chrétienté. Le danger de ce système se manifesta surtout, en ce que, mettant le bien au dehors et non au dedans, il fit attacher un grand prix à des œuvres extérieures, à des observances légales, à des actes de pénitence. Plus on faisait de ces pratiques, plus on était saint; avec elles on gagnait le ciel, et bientôt, on crut qu'il existait des hommes (idée très étonnante assurément), qui allaient en sainteté au-delà du nécessaire.
Le pélagianisme, en même temps qu'il corrompit la doctrine, fortifia la hiérarchie; de la même main dont il abaissa la grâce, il éleva l'Église : car la grâce c'est Dieu, et l'Église c'est l'homme.
Plus nous reçoit farm que tout le monde est coupable devant Dieu, plus aussi nous nous attacherons uniquement à Jésus-Christ, comme à la seule source de la grâce.
Comment pourrions-nous alors placer l'Église sur le même rang que lui, puisqu'elle n'est qu'une société d'hommes pécheurs, dont il est seul la justice? Mais dès que nous attribuons à l'homme une sainteté propre, un mérite personnel, tout change. Les ecclésiastiques, les moines sont considérés comme les moyens les plus naturels de recevoir les grâces de Dieu. Ce fut ce qui arriva après Pélage. Le salut, ôté des mains de Dieu, tomba dans la main des prêtres. Ceux-ci se mirent à la place du Seigneur; et les âmes avides de pardon ne durent plus regarder vers le ciel, mais vers l'Église, et surtout vers son prétendu chef. Le pontife de Rome fut en place de Dieu aux esprits aveuglés. De là la grandeur des papes et d'indicibles abus. Le mal alla plus loin. Le pélagianisme, en établissant que l'homme peut atteindre à la sanctification parfaite, prétendit aussi que les mérites des saints et des martyrs peuvent être appliqués à l'Église. On attribua même une vertu particulière à leur intercession. On leur adressa donc des prières; on invoqua leur secours dans toutes les détresses de la vie, et une véritable idolâtrie succéda ainsi à l'adoration du Dieu vivant et vrai. [2]•
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En même temps le pélagianisme multiplia les rites et les cérémonies. L'homme s'imaginant qu'il pouvait et qu'il devait par de bonnes œuvres se rendre digne de la grâce, ne vit rien de plus propre à la mériter que les actes du culte. La loi cérémonielle e compliqua à l'infini, et fut bientôt mise au moins à l'égal de la loi morale. Ainsi la conscience des chrétiens fut de nouveau chargée d'un joug qui avait été déclaré insupportable au temps des apôtres
Mais ce fut surtout par le système de la pénitence, qui découla du pélagianisme, que le christianisme fut dénaturé. La pénitence avait consisté d'abord dans certains signes publics de repentir, que l'Église avait demandés à feux qu'elle avait exclus pour cause de scandales, et qui désiraient être de nouveau reçus dans son sein.
Peu à peu la pénitence s'étendit à tous les péchés, même aux plus secrets, et elle fut considérée comme une espèce de châtiment auquel il fallait se soumettre pour acquérir, par l'absolution des prêtres, le pardon de Dieu.
La pénitence ecclésiastique fut ainsi confondue avec la repentance chrétienne, sans laquelle il ne peut y avoir ni justification ni sanctification.
Au lieu d'attendre le pardon uniquement de Christ par la foi, on l'attendit principalement de l'Église par les œuvres de la pénitence.
On attacha beaucoup d'importance aux marques extérieures de la repentance, aux larmes, aux jeûnes, aux macérations, et on oublia la régénération intérieure du cœur, qui constitue seule une vraie conversion.
Comme la confession et les œuvres de la pénitence sont plus faciles que l'extirpation du péché et que l'abandon du vice, plusieurs cessèrent de lutter contre les convoitises de la chair, et préférèrent les satisfaire, au prix de quelques macérations.
Les œuvres de la pénitence substituées au salut de Dieu se multiplient dans l'Eglise, depuis Tertullien jusqu'au treizième siècle. Il faut jeûner, aller pieds nus, ne pas porter de linge; ou bien quitter sa maison et sa patrie pour des contrées lointaines; ou bien encore renoncer au monde et embrasser l'état monastique.
Dans l’onzième siècle on joint à tout cela les flagellations volontaires; elles deviennent plus tard dans l'Italie, alors violemment agitée, une vraie manie. Nobles et vilains, jeunes et vieux, et. jusqu'à des enfants de cinq ans, vont deux à deux, par centaines, par milliers et par dizaines de milliers, à travers les villages, les bourgs et les villes, ne portant pour vêtement qu'un tablier lié par le milieu du corps, et visitent en procession les églises au plus fort de l'hiver. Armés d'un fouet, ils se flagellent impitoyablement, et les rues retentissent de cris et de gémissements qui arrachent des larmes à ceux qui les entendent.
Cependant, bien avant que le mal fût venu à un tel degré, les hommes, accablés par les prêtres, avaient soupiré après la délivrance. Les prêtres eux-mêmes avaient compris 36
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle que s'ils n'y portaient remède, leur puissance usurpée leur échapperait. Ils inventèrent donc le système d'échange, célèbre sous le nom d'indulgences. Ils dirent : « Vous ne «
pouvez, ô pénitents ! accomplir les tâches qui vous sont « imposées. Eh bien, nous prêtres de Dieu et vos pasteurs, « nous prendrons sur nous ce pesant fardeau. Pour un
« jeûne de sept semaines, dit Regino, abbé de Prum, on « payera, si l'on est riche, vingt sous ; si on l'est moins, « dix sous; si l'on est pauvre, trois sous; ainsi de suite « pour autre chose ' . » Des voix courageuses s'élevèrent contre ce commerce, mais en vain.
L'Église découvrit bientôt les avantages qu'elle pouvait tirer de ces indulgences. Le docteur irréfragable, Alexandre de Hales, inventa, dans le treizième siècle, une doctrine bien propre à assurer cette vaste ressource de la papauté ; une bulle de Clément VII la déclara article de foi. Jésus-Christ, dit-on, e fait bien plus qu'il n'était nécessaire pour réconcilier les hommes avec Dieu. Une seule goutte de son sang eût suffi pour cela. S'il en a beaucoup versé, c'est afin de fonder pour soli Eglise un trésor que l'éternité même ne saurait épuiser. Les mérites surérogatoires de (saints et le prix des œuvres qu'ils ont faites au-delà de leur obligation, ont encore augmenté ce trésor.
La garde et l'administration en ont été confiées au vicaire de Jésus-Christ sur la terre.
Il applique à chaque pécheur, pour les fautes commises après le baptême, ces mérites de Jésus-Christ et des saints, selon la mesure et dans la quantité que ses péchés le rendent nécessaire. Qui oserait attaquer un usage d'une aussi sainte origine?
Bientôt se déploie et se complique cette inconcevable industrie. Les philosophes d'Alexandrie avaient parlé d'un feu dans lequel les hommes devaient être purifiés.
Plusieurs anciens docteurs avaient admis cette idée. Rome déclara doctrine de l'Église cette opinion philosophique. Le pape réunit par une bulle le purgatoire à son domaine.
II arrêta que l'homme y expierait ce qu'il n'aurait pu expier ici-bas, mais que les indulgences pourraient délivrer les âmes de cet état intermédiaire où leurs péchés devaient les retenir. Thomas d'Aquin l'exposa dans sa fameuse Somme théologique.
On n'épargna rien pour remplir les esprits d'épouvante; on peignit avec d'horribles couleurs es tourments que fait endurer le feu purificateur à ceux qui en deviennent la proie. On voit encore de nos jours, dans bien des pays de la catholicité, de ces tableaux exposés dans les temples ou dans les carrefours, où de pauvres âmes, du milieu de flammes ardentes, invoquent avec angoisse quelque secours. Qui eût pu refuser l'argent rédempteur qui, en tombant dans le trésor de Rome, devait racheter l'âme de tant de souffrances?
Peu après, pour régulariser ce trafic, on inventa (ce fut probablement Jean XXII ) la fameuse et scandaleuse taxe des indulgences, dont on a plus de quarante éditions. Les oreilles les moins délicates seraient offensées si l'on répétait toutes les horreurs qui s'y trouvent. L'inceste coûtera, s'il n'est pas connu, cinq gros, et s'il est connu, six gros. Tel prix pour le meurtre, tel pour l'infanticide, pour l'adultère, pour le parjure, pour le vol avec effraction, etc. — « « honte de Rome! » s'écrie Claudius d'Espense, théologien romain; et nous ajoutons : 0 honte de l'humanité ! car on ne peut rien reprocher à Rome qui ne retombe sur l'homme lui-même. Rome c'est l'humanité exaltée dans 37
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle quelques-uns de ses mauvais penchants. Nous disons cela pour être vrai : nous le disons aussi pour être juste.
Boniface VIII, le plus hardi et le plus ambitieux des papes après Grégoire VII, sut faire plus encore que ses devanciers.
II publia, l'an 1300, une bulle par laquelle il annonça à l'Église que tous les cent ans tous ceux qui se rendraient à Rome y obtiendraient une indulgence plénière. D'Italie, de Sicile, de Sardaigne, de Corse, de France, d'Espagne, d'Allemagne, de Hongrie, de toutes parts, on accourut. Des vieillards de soixante et de soixante-dix ans se mettaient en chemin, et l'on compta à Rome dans un mois jusqu'à deux cent mille pèlerins. Tous ces étrangers apportaient de riches offrandes. Le pape et les Romains virent se remplir leurs trésors.
Bientôt l'avidité romaine plaça chaque jubilé à cinquante, plus tard à trente-trois, et enfin à vingt-cinq années. Puis, pour la plus grande commodité des acheteurs et le plus grand profit des marchands, on transporta de Rome sur toutes les places de la chrétienté, et le jubilé et ses indulgences. Il n'était plus besoin de sortir de chez soi. Ce que d'autres avaient été cherché au-delà des Alpes, chacun pouvait l'acheter à sa porte.
Le mal ne pouvait devenir plus grand. Alors le réformateur se leva.
Nous avons vu ce qu'était devenu le principe qui devait dominer l'histoire du christianisme; nous venons de voir ce que devint celui qui devait en dominer la doctrine : tous deux s'étaient perdus.
Établir une caste médiatrice entre l'homme et Dieu, et faire acheter par des œuvres, par des pénitences et à prix d'argent, le salut que Dieu donne, voilà la papauté.
Ouvrir à tous, par Jésus-Christ, sans médiateur humain, sans ce pouvoir qui s'appelle l'Église, un accès libre au grand don de la vie éternelle que Dieu fait à l'homme, voilà le Christianisme et la Réformation.
La papauté est un mur immense, élevé par le travail des siècles entre l'homme et Dieu.
Si quelqu'un veut le franchir, qu'il paye ou qu'il souffre. Et encore ne le franchira-t-il pas.
La Réformation est la puissance qui a renversé cette muraille, qui a rendu Christ à l'homme, et qui lui a fait ainsi oudri sentier uni pour venir à son Créateur.
La papauté interpose l'Église entre Dieu et l'homme.
Le Christianisme et la Réformation font rencontrer Dieu et l'homme face à face.
La papauté les sépare. L'Évangile les unit.
Après avoir ainsi tracé l'histoire de la décadence et de l'anéantissement des deux grands principes qui devaient distinguer la religion de Dieu de toutes les religions des 38
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle hommes, voyons quels furent quelques-uns des résultats de cette immense transformation.
Mais rendons d'abord quelque honneur à cette Église du moyen âge qui succéda à celle !des Apôtres et des Pères, et qui précéda celle des réformateurs. L'Église demeura l'Église, bien que déchue et toujours plus captive. C'est dire qu'elle fut toujours l'amie la plus puissante de l'homme. Ses mains, quoique liées, purent encore bénir. De grands serviteurs de Jésus-Christ, qui furent pour les doctrines essentielles de vrais protestants, répandirent durant ces siècles une lumière bienfaisante; et dans le plus humble couvent, dans la plus obscure paroisse, il se trouva de pauvres moines et de pauvres prêtres pour soulager de grandes douleurs. L'Église catholique ne fut pas la papauté. Celle-ci eut le rôle d'oppresseur, et celle-là celui d'opprimée. La Réformation, qui déclara la guerre à l'une, vint délivrer l'autre. Et, il faut le dire, la papauté elle-même fut quelquefois, dans les mains de Dieu qui fait sortir le bien du mal, un contrepoids nécessaire à la puissance et à l'ambition des princes. Voyons maintenant l'état de l'Église avant la Réformation.
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FOOTNOTES
[1] Alti« des Apôtres, XV, 10.
[2] Libri deo de seolesiastiotie diniplinig.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III
Le peuple de la chrétienté n'attendait plus d'un Dieu vivant et saint le don gratuit de la vie éternelle. Il devait donc,. pour l'obtenir recourir à tous les moyens que pouvait inventer une imagination superstitieuse, craintive et alarmée. Le ciel se remplit de saints et de médiateurs qui devaient solliciter cette grâce. La terre se remplit d'œuvres pie, de sacrifices, de pratiques et de cérémonies qui devaient la mériter. Voici le tableau que nous fait de la religion à cette époque un homme qui fut longtemps moine, et plus tard compagnon d'œuvre de Luther, Myconius :
« Les souffrances et les mérites de Christ étaient traités « comme une vaine histoire ou comme les fables d'Homère. « Il n'était pas question de la foi par laquelle on obtient la
« justice du Sauveur et l'héritage de la vie éternelle. Christ « était un juge sévère, prêt à condamner tous ceux qui ne « recourraient pas à l'intercession des saints ou aux indulgences des papes. A sa place figuraient comme intercesseurs, d'abord la vierge Marie , semblable à la Diane du « paganisme ; et puis des saints dont les papes augmentaient sans cesse le catalogue. Ces médiateurs n'accordaient leurs prières que si l'on avait bien mérité des ordres fondés par eux. Pour cela il fallait faire, non pas ce
« que Dieu commande dans sa Parole, mais un grand nombre d'œuvres inventées par les moines et par les prêtres, «et qui rapportaient beaucoup d'argent. C'étaient des Ave
« Maria, des prières de sainte Ursule, de sainte Brigitte. Il « fallait chanter, crier jour et nuit. Il y avait autant de lieux « de pèlerinage que de montagnes, de forêts ou de vallées. « Mais l'on pouvait avec de l'argent racheter ces peines. On « apportait donc aux couvents et aux prêtres de l'argent et « tout ce qui pouvait avoir quelque valeur, des poulets, des « oies, des canards, des œufs, de la cire, du chaume, du « beurre, du fromage. Alors les chants retentissaient, les « cloches sonnaient, les parfums remplissaient le sanctuaire, les sacrifices étaient offerts, les cuisines regorgeaient, les verres se heurtaient, et les messes terminaient et recouvraient toutes ces œuvres pies.
Les évêques ne prêchaient pas, mais ils consacraient les prêtres, les cloches, les moines, les églises, les chapelles, les images, « les livres, les cimetières [1] et tout cela fournissait de grands « revenus. Des os, des bras, des pieds étaient conservés « dans des boîtes d'argent ou d'or : on les donnait à baiser pendant la messe; et cela aussi rapportait un grand « profit.
« Tous ces gens maintenaient que le pape, étant à la « place de Dieu i, ne pouvait se tromper, et ils ne souffraient aucune contradiction*. [2]»
A l'église de Tous-les-Saints, à Wittemberg, on faisait voir un morceau de l'arche de Noé, un peu de suie provenant de la fournaise des trois jeunes hommes, un morceau de bois de la crèche de Jésus-Christ, des cheveux, de la barbe du grand Christophe, et dix-neuf mille autres reliques de plus ou moins grand prix. A Schaffouse on montrait l'haleirte de saint Joseph, que Nicodème avait reçue dans son gant. Dans le Wurtemberg on rencontrait un vendeur d'indulgences débitant sa marchandise la tête ornée d'une grande plume tirée de l'aile de l'archange Michel. Mais il n'était pas 40
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle nécessaire d'aller chercher au loin ces précieux trésors. Des fermiers de reliques parcouraient le pays. Ils les colportaient dans les campagnes, comme on l'a fait plus tard des saintes Écritures, et les apportaient aux fidèles dans leurs maisons, pour leur épargner les frais et la peine du pèlerinage. On les exposait avec pompe dans les églises. Ces ..colporteurs errants payaient une certaine somme aux propriétaires des reliques, et leur donnaient tant pour cent de leurs profits... Le royaume des cieux avait disparu, et les hommes avaient élevé à sa place sur la terre un honteux marché.
Aussi un esprit profane avait-il envahi la religion; et les souvenirs les plus sacrés de l'Église, les temps qui appelaient le plus les fidèles au recueillement et à l'amour, étaient déshonorés par des bouffonneries et des profanations toutes païennes. Les «
rires de Pâques ». tenaient une grande place dans les actes de l'Église. La fête de la résurrection de Jésus-Christ devant être célébrée avec joie, on recherchait dans les sermons tout ce. qui pouvait exciter les rires du peuple. Tel prédicateur chantait comme un coucou; tel autre sifflait comme une oie. L'un traînait à l'autel un laïque revêtu d'un froc; un second récitait les histoires les plus indécentes; un troisième racontait les tours de l'apôtre saint Pierre, entre autres comment au ce- haret il avait trompé son hôte en ne payant pas son écot [3]. Le bas clergé profitait de l'occasion pour tourner en ridicule ses supérieurs. Les temples étaient changés en tréteaux et les prêtres en bateleurs.
Si telle était la religion, que devaient être les mœurs?
Sans doute la corruption n'était, pas alors universelle. II ne faut point l'oublier; l'équité le demande : on vit jaillir de la Réformation même une abondance de piété, de justice et de force. L'action spontanée de la puissance de Dieu en fut la cause; mais comment nier qu'il avait à l'avance déposé les germes de cette vie nouvelle dans le sein de l'Église? Si de nos jours on rassemblait toutes les immoralités, toutes les turpitudes qui se commettent dans un seul pays, cette masse de corruption nous effrayerait sans doute encore. Néanmoins, le mal eut à cette époque des caractères, une généralité qu'il n'a pas eus depuis. lors. Et surtout, l'abomination désolait les lieux saints comme il ne lui a plus été donné de le faire depuis les jours de la Réformation.
La vie avait déchu avec la foi. La nouvelle du don de la vie éternelle est la puissance de Dieu pour régénérer les hommes. Otez le salut que Dieu donne, vous ôtez la sanctification et les œuvres. Ce fut ce qui arriva.
La doctrine et le débit des indulgences provoquaient puissamment au mal un peuple ignorant. Il est vrai que, selon l'Église, les indulgences ne pouvaient être utiles qu'à ceux qui promettaient de se corriger et qui tenaient leur parole. Mais qu'attendre d'une doctrine inventée en vue du profit qu'on espérait en retirer? Les vendeurs d'indulgences étaient naturellement tentés, afin de mieux débiter leur marchandise, de présenter la chose au peuple de la manière la plus propre à l'attirer et à le séduire.
Les savants eux-mêmes ne comprenaient pas trop cette doctrine. Tout ce que la 41
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle multitude y voyait, c'est que les indulgences permettaient de pécher : et les marchands ne s'empressaient pas de dissiper une erreur si favorable à la vente.
Quel espoir de renouvellement quand il n'y avait plus communication entre Dieu et l'homme, et que l'homme, éloigné du Dieu qui est esprit et vie, ne se, mouvait plus qu'au milieu de petites cérémonies, de grossières pratiques, dans une atmosphère de mort?
Les prêtres étaient les premiers soumis à cette influence corruptrice. En voulant s'élever, ils s'étaient abaissés. Les annales du temps fourmillent de scandales. En plusieurs lieux, on aimait à voir un prêtre entretenir une femme, afin que les femmes mariées fussent en sûreté contre leurs séductions [4]. Que de scènes humiliantes présentait alors la maison d'in]. pasteur ! Le malheureux soutenait la mère et les enfants qu'elle lui avait donnés avec la dîme et les aumônes [5]. Sa conscience était troublée; il rougissait devant le peuple, devant ses domestiques, devant Dieu. La mère, craignant, si le prêtre venait à mourir, de tomber dans le dénuement, se pourvoyait quelquefois â l'avance et volait dans sa propre maison. Son honneur était perdu et ses enfants étaient pour elle une accusation toujours vivante. Méprisés de tous, ils se jetaient dans les querelles et dans les débauches. Voilà la maison du prêtre... Ces scènes affreuses étaient une instruction dont le peuple savait profiter [6].
Les campagnes étaient le théâtre de nombreux excès. Les lieux où résidaient les ecclésiastiques étaient souvent des repaires de dissolution. Corneille Adrien à Bruges'[7], l'abbé Trinkler à Cappel '[8], imitaient les mœurs de l'Orient : ils avaient aussi leurs harems. Des prêtres, s'associant à de méchantes gens, fréquentaient les cabarets, jouaient aux dés, et couronnaient leurs orgies par les querelles et le blasphèmes.[9]
Le conseil de Schaffouse leur défendit la danse publique, excepté en cas de noces, et le port de deux espèces d'armes; il ordonna aussi qu'on dépouillât de leurs habits ceux que l'on trouverait dans une maison de mauvaises mœurs [10]. Dans l'archevêché de Mayence, ils sautaient durant la nuit par-dessus les murailles, ils faisaient du bruit et toutes sortes de désordres dans les auberges et dans les cabarets, et ils brisaient les portes et les serrures'[11]. En plusieurs lieux, le prêtre payait à l'évêque une certaine taxe pour la femme avec laquelle il vivait, et par chaque enfant qu'il avait d'elle. Un évêque allemand, se trouvant un jour à un grand festin, dit publiquement que dans une année onze mille prêtres s'étaient présentés chez lui à cet effet. Érasme le rapporte [12].
Si l'on montait dans l'ordre hiérarchique, la corruption n'était pas moins grande. Les dignitaires de l'Église préféraient le tumulte des camps aux chants des autels. Savoir, la lance à la main, contraindre ceux qui les entouraient à l'obéissance, était l'une des premières qualités des évêques. Baudouin, archevêque de Trèves, sans cesse en guerre avec ses voisins et ses vassaux, rasait leurs châteaux, bâtissait des forts, et ne pensait qu'à agrandir son territoire. Certain évêque d'Eichstadt, lorsqu'il rendait la justice, 42
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle portait sous son habit une cotte de mailles, et tenait en main une grande épée. Il avait coutume de dire qu'il défiait cinq Bavarois, pourvu qu'ils l'attaquassent sans fraude
[13]. Partout les évêques étaient en guerre continuelle avec leurs villes. Les bourgeois demandaient la liberté, les évêques voulaient une obéissance absolue. Si ceux-ci remportaient la victoire , ils punissaient la révolte en immolant à leur vengeance de nombreuses victimes; mais la flamme de l'indépendance brillait au moment même où l'on pensait l'avoir étouffée.
Et quel spectacle offrait le trône pontifical aux temps qui précédèrent immédiatement la Réformation ! Rome, il faut le dire, ne vit pas souvent tant de honte.
Rodrigue Borgia, après avoir vécu avec une dame romaine, avait continué le même commerce illégitime avec une fille de cette dame, Roza Vanozza, et en avait eu cinq enfants. Il était à Rome cardinal, archevêque, vivant avec Vanozza, avec d'autres encore, fréquentant les églises et les hôpitaux, quand la mort d'Innocent VIII rendit vacant le siégé pontifical. Il sut l'obtenir en achetant chaque cardinal à un certain prix.
Quatre mulets chargés d'argent entrèrent publiquement dans le palais du plus influent de tous, du cardinal Sforza. Borgia fut fait pape sous le nom d'Alexandre VI, et se réjouit d'être ainsi parvenu au faite des plaisirs.
Le jour de son couronnement il fit son fils César, jeune homme de mœurs féroces et dissolues, archevêque de Valence et évêque de Pampelune. Puis il célébra dans le Vatican les noces de sa fille Lucrèce par« des fêtes auxquelles assista sa maîtresse Julia Bella, et qu'égayèrent des comédies et des chansons déshonnêtes. « Tous les ecclésiastiques, dit un historien [14], avaient des maitresses, et tous « les couvents de la capitale étaient des maisons de mauvaise vie. » César Borgia épousa le parti des Guelfes; et quand, avec leur aide, il eut anéanti les Gibelins, il se tourna contre les Guelfes eux-mêmes, et les engloutit à leur tour. César fit du palais des pontifes romains un vil coupe-gorge. L'an 4497 Alexandre donna à son fils aîné le duché de Bénévent. Le duc disparut. Un marchand de bois des bords du Tibre, George Schiavoni, avait vu pendant la nuit jeter un cadavre dans le fleuve; mais il n'avait rien dit : c'était chose ordinaire. On retrouva le cadavre du duc. Son frère César avait été l'auteur de sa mort [15].
Ce n'était pas assez : un beau-frère l'offusquait encore; un jour, César le fit frapper sur l'escalier même du palais pontifical. On le transporta ensanglanté dans ses appartements; sa femme et sa sœur ne le quittaient pas; et, craignant le poison de César, elles lui préparaient de leurs propres mains ses aliments. Alexandre plaça des gardes à sa porte; mais César se moquait de ces précautions; et comme le pape allait voir son gendre : « Ce qui ne se fait pas à dîner se e fera à souper, » lui dit César. Un jour, en effet, il pénétra dans la chambre du convalescent, en chassa sa femme et sa sœur, appela son bourreau Michilotto, le seul homme auquel il témoignât quelque confiance, et fit étrangler son beau-frère sous ses yeux Alexandre avait un favori, Peroto, dont la faveur importunait aussi le jeune duc. Il le poursuivit; Peroto se réfugia 43
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle sous le manteau pontifical, et enlaça le pape de ses bras. César le frappa, et le sang de la victime rejaillit sur le visage du pontife a. «Le pape, ajoute « le témoin contemporain de ces scènes, aime son fils le « duc, et en a grande peur. » César fut l'homme le plus beau et le plus fort de son siècle. Six taureaux sauvages tombaient facilement sous ses coups dans un combat.
Chaque matin on trouvait dans Rome des gens assassinés pendant la nuit. Le poison consumait ceux que le glaive ne pouvait atteindre. Nul n'osait se mouvoir ni respirer dans Rome, tremblant que son tour ne vint. César Borgia a été le héros du crime. Le lieu sur la terre où l'iniquité a atteint de telles hauteurs, c'est le trône des pontifes.
Quand l'homme s'est livré aux puissances du mal, plus il prétend être élevé devant Dieu, plus il s'enfonce dans les abîmes de l'enfer. Les fêtes dissolues que le pape, son fils César et sa fille Lucrèce se donnaient dans le palais pontifical, ne peuvent se décrire, et l'on ne peut y penser sans horreur. Les bocages impurs de l'antiquité n'en virent peut-être pas de semblables. Des historiens ont accusé Alexandre et Lucrèce d'inceste; mais ce fait ne paraît pas suffisamment prouvé. Le pape ayant préparé des poisons à un riche cardinal dans une petite boîte de confitures, qui devait être servie après un somptueux repas, le cardinal, averti, gagna le maître d'hôtel, et la boite empoisonnée ayant été placée devant Alexandre, il en mangea et mourut [18]. « La ville entière « accourut, et ne put se rassasier de contempler cette vi« père morte [19]. »
Tel était l'homme qui occupait le siège pontifical au commencement du siècle dans lequel la Réformation éclata.
Ainsi le clergé avait déconsidéré et la religion et lui-même. Aussi une voix puissante pouvait-elle s'écrier : « L'état ecclésiastique est opposé à Dieu et à sa gloire. Le «
peuple le sait bien, et c'est ce que ne montrent que trop « tant de chansons, de proverbes et de moqueries contre « les prêtres, qui ont cours parmi les gens du commun, et « toutes ces peintures de moines et de prêtres que l'on voit « sur toutes les murailles et jusque sur les cartes à jeu : « chacun éprouve du dégoût lorsqu'il aperçoit ou qu'il « entend de loin un ecclésiastique. » C'est Luther qui parle ainsi [20].
Le mal s'était répandu de ns tous les rangs : une efficace d'erreur avait été envoyée aux hommes; la corruption des mœurs répondait à la corruption de la foi; un mystère d'iniquité pesait sur l'Église asservie de Jésus-Christ.
Une autre conséquence découlait nécessairement de l'oubli dans lequel était tombée la doctrine fondamentale de l'Évangile. L'ignorance de l'esprit était la compagne de la corruption du cœur. Les prêtres, ayant pris en leurs mains la distribution d'un salut qui n'appartient qu'à Dieu, avaient un titre suffisant au respect des peuples.
Qu'avaient-ils besoin d'étudier les saintes lettres? Il ne s'agissait plus d'expliquer les Ecritures, mais de donner des diplômes d'indulgence; et il n'était pas besoin pour ce ministère d'avoir acquis avec peine beaucoup de savoir.
44
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On choisissait pour prédicateurs dans les campagnes, dit. Wimpheling, des misérables que l'on avait auparavant enlevés à la mendicité, et qui avaient été cuisiniers, musiciens, chasseurs, garçons d'écurie, et pis encore '[21]. -
Le haut clergé lui-même était souvent plongé dans une grande ignorance. Un évêque de Dunfeld s'estimait heureux de n'avoir jamais appris ni le grec, ni l'hébreu. Les moines prétendaient que toutes les hérésies provenaient de ces langues, et surtout du grec. « Le Nouveau Testament, « disait l'un d'eux, est un livre rempli de serpents et d'é« pires. Le grec, continuait-il, est une nouvelle langue, « récemment inventée, et dont il faut bien se garder. « Quant à l'hébreu, mes chers frères, il est certain que «
tous ceux qui l'apprennent deviennent juifs à l'instant « même. » Heresbach, ami d'Érasme, écrivain respectable, rapporté ces paroles. Thomas Linacer, savant et célèbre ecclésiastique, n'avait jamais lu le Nouveau Testament. Dans ses derniers jours (en 152t), il s'en fit apporter un exemplaire; mais aussitôt il le jeta loin de lui, avec un jurement, parce qu'en l'ouvrant il était tombé sur ces paroles : « Mais moi je vous dis, ne jurez en aucune manière. » Or, il était grand jureur. « Ou bien ceci n'est pas « l'Évangile, dit-il, ou bien nous ne sommes pas chrétiens [22]»
La faculté de théologie de Paris elle-même ne craignait pas de dire alors devant le parlement : « C'en est fait de la religion si l'on permet l'étude du grec et de l'hébreu. »
S'il y avait çà et là, parmi les ecclésiastiques, quelques connaissances, ce n'était pas dans les saintes lettres. Les cicéroniens d'Italie affectaient un grand mépris pour la Bible, à cause de son style; de prétendus prêtres de l'Église de Jésus-Christ traduisaient les écrits des saints hommes inspirés par l'Esprit de Dieu en style de Virgile et d'Horace, afin de rendre leurs paroles agréables aux oreilles de la bonne société. Le cardinal Bembus, au lieu du Saint-Esprit, écrivait : le souffle du Zéphire céleste; au lieu de remettre les péchés : fléchir les mânes et les dieux souverains, et au lieu de Christ, Fils de Dieu : Minerve sortie du front de Jupiter. Ayant trouvé un jour le respectable Sadolet occupé d'une traduction de l'épître aux Romains : « Laisse là ces
« enfantillages, lui dit-il; de telles inepties ne conviennent « pas à un homme grave [23].
»
Voilà quelques-unes des conséquences du système qui pesait alors sur la chrétienté. Ce tableau rend évidentes, sans doute, et la corruption de l'Église et la nécessité d'une réformation. C'est ce que nous nous sommes proposé en l'esquissant. Les doctrines vitales du christianisme avaient presque entièrement disparu, et avec elles la vie et la lumière, qui constituent l'essence de la religion de Dieu. Les forces du corps de l'Église s'étaient dissipées. Le corps était affaibli, épuisé, et se trouvait étendu, presque sans vie, sur cette partie du monde que l'Empire romain avait occupée.
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FOOTNOTES
[1] Thess. Il, 4.
45
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
[4] MyconIus, Hist. de ta Réformation; et Seekendort Hist. du Luthéranisme.