Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vol 1 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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3 ?dater% Rieliquien, t. Iii, p. 22.

[5] Œcolamp., De rtisté paschati.

[6] Nicol. De Clemangis, De prcesulib. simoniacie.

[7] Paroles de Seb. Stor., pasteur de Lichstall en 1524.

[8] Füssling Beytrœge, II, 224.

[9] Metern. Nederl. Hist., VIII.

[10] Hottinger, Hist. Eccl., IX, 305.

[11] Stand. du 3 mars 1517, de Hugo, évêque de Constance.

[12] Müller% Reliq., III, 251.

[13] Steubing, Genk. der Nase. Oran. Lande.

[14] Uno anno ad se delata undecim millia sacerdotum palam concnbinariorum.

(Erasmi Op., t. IX, p. 401.)

[15] I Schmidt, Coach. der Deutsche'', t. 11r.

[16] Infeuura.

[17] Amuse, il fratello ducha di Gandia e lo fa butar nel Tevere. a (Manuscrit de Capello, ambassadeur à Rome en 1500, extrait par Ranke.)

• Intro in camera... fe ussir la moglie e sorella... estrangolè dito zovene. • (Manuscrit de Capello, ambassadeur à Rome en 1500, extrait par Ranke.) Adeo il gangue li saltà in la faxa del papa. (Ibid.)

[18] a E messe la scutola venenata avante il papa. (Sanato.)

[19] Gordon, Tomasi, Infessura, Guicciardini, etc.

[20] Da man an alle Woende, auf allerley Zeddel, zuletzt auch auf den Kartenspie-len, Pfaffen und ?anche malete.. (Luth., Ep., II, 674.)

[21] Apologia pro Rep. Christ. —

[22] Miiller's Reliq., t. III, p. 253.

[23] Felleri, Non. ined., p. 400.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Les maux qui affligeaient alors la chrétienté, la superstition, l'incrédulité, l’ignorance, de vaines spéculations, la corruption des mœurs, fruits naturels du cœur de l'homme, n'étaient pas nouveaux sur la terre. Souvent ils avaient figuré dans l'histoire des peuples. Ils avaient attaqué, surtout dans l'Orient, diverses religions, qui avaient eu leurs jours de gloire. Ces religions énervées avaient succombé à ces maux, étaient tombées sous ces coups, et aucune ne s'en était jamais relevée.

Le christianisme doit-il maintenant subir le même sort? Se perdra-t-il comme ces antiques superstitions des peuples? Le coup qui leur donna la mort sera-t-il assez fort pour lui ôter la vie? N'y aura-t-il rien qui le sauve? Ces puissances ennemies qui l'accablent, et qui ont déjà renversé tant de cultes divers, pourront-elles bien s'asseoir sans contradiction sur les ruines de l'Église de Jésus-Christ?

Non. Il y a dans le christianisme ce qui n'était dans aucune de ces religions nationales.

Il ne présente pas, comme elles, certaines idées générales, mêlées de traditions et de fables, destinées à succomber tôt ou tard sous les attaques de la raison humaine; il renferme une vérité pure, fondée sur des faits capables de soutenir l'examen de tout esprit droit et éclairé. Le christianisme ne se propose pas seulement d'exciter dans l'homme certains sentiments religieux vagues, dont le prestige, une fois dissipé, ne saurait plus renaître; il a pour but de satisfaire, et il satisfait réellement, tous les besoins religieux de la nature humaine, quel que soit le degré de développement auquel elle soit parvenue. Il n'est pas l'œuvre de l'homme, dont le travail passe et s'efface; il est l'œuvre de Dieu, qui maintient ce qu'il crée; et il a pour gage de sa durée les promesses de son divin chef.

Il est impossible que l'humanité se mette jamais au-dessus du christianisme. Et si même pendant quelque temps elle a cru pouvoir se passer de lui, il lui apparaît bientôt avec une nouvelle jeunesse et une nouvelle vie, comme le seul moyen de guérison pour les âmes : les peuples dégénérés se retournent alors, avec une ardeur toute nouvelle, vers ces vérités antiques, simples et puissantes, qu'il ont dédaignées à l'heure de leur étourdissement.

Le christianisme déploya en effet au seizième siècle le même pouvoir régénérateur qu'il avait exercé au premier. Après quinze siècles, les mêmes vérités produisirent les mêmes effets. Aux jours de la Réformation, comme au temps de Paul et de Pierre, l'Évangile, avec une force invincible, renversa d'immenses obstacles. Sa puissance souveraine manifesta son efficace du Nord jusqu'au Midi, parmi les nations les plus diverses quant à leurs mœurs, à leur caractère, à leur développement intellectuel.

Alors, comme au temps d'Étienne et de Jacques, il alluma le feu de l'enthousiasme et du sacrifice dans des nations éteintes, et les éleva jusqu'au martyre.

Comment cette vivification de l'Église et du monde s'accomplit-elle?

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On put observer alors deux lois par lesquelles Dieu gouverne en tout temps le monde.

D'abord il prépare lentement et de loin ce qu'il veut accomplir. II a les siècles pour le faire.

Ensuite, quand le temps est venu, il opère les plus grandes choses par les plus petits moyens. Il agit ainsi dans la nature et dans l'histoire. Quand il veut faire croître un arbre immense, il dépose un petit grain dans la terre; quand il veut renouveler son Église, il se sert du plus chétif instrument pour accomplir ce que les empereurs, les savants et les hommes éminents de l'Église n'ont pu faire. Bientôt nous chercherons, et nous découvrirons cette petite semence, qu'une main divine plaça dans la terre aux jours de la Réforme. Nous devons maintenant discerner et reconnaître les divers moyens par lesquels Dieu prépara cette grande révolution.

Il y avait plus la troubler dans son triomphe; de grandes victoires avaient été remportées par elle. Les conciles généraux, ces chambres hautes et basses de la catholicité, avaient été soumis. Les vaudois, les hussites avaient été comprimés.

Aucune université, excepté peut-être celle de Paris, qui élevait quelquefois la voix quand ses rois lui en donnaient le signal, ne doutait de l'infaillibilité des oracles de Rome. Chacun semblait avoir pris son parti de sa puissance. Le haut clergé préférait donner à un chef éloigné la dixième partie de ses revenus, et consommer tranquillement les neuf autres, plutôt que de tout hasarder pour une indépendance qui lui coûterait cher et lui rapporterait peu. Le bas clergé, amorcé par la perspective de places brillantes que l'ambition lui faisait imaginer et découvrir dans le lointain, achetait volontiers par un peu d'esclavage l'attente flatteuse qu'il chérissait. D'ailleurs, il était presque partout tellement opprimé par les chefs de la hiérarchie, qu'il pouvait à peine se débattre sous leurs mains puissantes, et bien moins encore se relever hardiment et leur tenir tête. Le peuple fléchissait le genou devant l'autel romain; et les rois eux-mêmes, qui commençaient en secret à mépriser l'évêque de Rome, n'eussent osé porter sur son pouvoir une main que le siècle eût appelée sacrilège.

Mais si l'opposition semblait au dehors s'être ralentie, ou même avoir cessé, quand la Réformation éclata, sa force avait crû intérieurement. Si nous considérons de plus près l'édifice, nous découvrons plus d'un symptôme qui en présageait la ruine. Les conciles généraux, en tombant, avaient répandu leurs principes dans l'Église et porté la division dans le camp de leurs adversaires. Les défenseurs de la hiérarchie s'étaient partagés en deux partis : ceux qui soutenaient le système de la domination papale absolue, d'après les principes d'Hildebrand, et ceux qui voulaient un gouvernement papal constitutionnel, offrant des garanties et des libertés aux Églises.

Mais il y avait plus encore : dans tous les partis, la foi à l'infaillibilité, de l'évêque romain était fortement ébranlée.

Si nulle voix ne s'élevait pour l'attaquer, c'est que chacun cherchait plutôt à retenir avec anxiété le peu de foi qu'il avait encore. On craignait la moindre secousse, parce 48

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle qu'elle devait renverser l'édifice. La chrétienté retenait son souffle; mais c'était pour prévenir un désastre, au milieu duquel elle eût craint de périr. Dès le moment où l'homme tremble d'abandonner une persuasion longtemps vénérée, c'est que déjà il ne la possède plus. Et il ne gardera pas longtemps encore l'apparence même qu'il veut maintenir.

La Réformation avait été peu à peu préparée, par la providence de Dieu, dans trois mondes différents : dans le monde politique, dans, le monde ecclésiastique, dans le monde littéraire. Les rois et les peuples, les chrétiens et les théologiens, les lettrés et les savants, contribuèrent à amener la révolution du seizième siècle. Parcourons cette triple opposition, en terminant par celle des lettres, qui fut la plus puissante peut-être dans les temps qui précédèrent immédiatement la Réforme.

D'abord, quant aux peuples et aux rois, Rome avait à leurs yeux beaucoup perdu de son ancien crédit. L'Église en était elle-même la première cause. Les erreurs et les superstitions qu'elle avait introduites dans le christianisme n'étaient pas proprement ce qui lui avait porté un coup fatal. Il eût fallu que la chrétienté fût placée au-dessus de l'Église, quant au développement intellectuel et religieux, pour pouvoir la juger à cet égard. Mais il y avait un ordre de choses qui se trouvait à la portée des laïques, et ce fut là que l'Église fut jugée. Elle était devenue terrestre. Cet empire sacerdotal qui dominait les peuples, et qui ne pouvait subsister qu'au moyen des illusions de ses sujets, et en ayant pour couronne une auréole, avait oublié sa nature, laissé le ciel et ses sphères de lumière et de gloire, pour se plonger dans les vulgaires intérêts des bourgeois et des princes. Représentants-nés de l'esprit, les prêtres l'avaient échangé pour la chair. Ils avaient abandonné les trésors de la science et la puissance spirituelle de la parole pour la force brutale et le clinquant du siècle.

La chose s'était passée assez naturellement. C'était bien l'ordre spirituel que l'Église avait d'abord prétendu défendre. Mais pour le protéger contre la résistance et les attaques des peuples, elle avait eu recours aux moyens terrestres, aux armes vulgaires, dont une fausse prudence l'avait portée à s'emparer. Quand une fois l'Église s'était mise à manier de telles armes, c'en avait été fait de sa spiritualité. Son bras n'avait pu devenir temporel sans que son cœur le devienne aussi. Bientôt on vit en apparence l'inverse de ce qui avait été d'abord. Après avoir voulu employer la terre pour défendre le ciel, elle employa le ciel pour défendre la terre. Les formes théocratiques ne furent plus dans ses mains que des moyens d'accomplir des entreprises mondaines. Les offrandes que les peuples venaient déposer devant le souverain pontife de la chrétienté servaient à entretenir le luxe de sa cour et les soldats de ses armées. Sa puissance spirituelle lui servait d'échelons pour mettre sous ses pieds les rois et les peules de la terre. Le charme tomba, et la puissance de l'Église fut perdue dès que les hommes du siècle purent dire d'elle : « Elle est devenue comme nous. »

Les grands furent les premiers à examiner les titres de cette puissance imaginaire 1.

Cet examen eût peut-être suffi pour renverser Rome. Mais, par bonheur pour elle, 49

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'éducation des princes se trouvait partout dans les mains de ses adeptes. Ceux-ci inspiraient à leurs augustes élèves des sentiments de vénération pour le pontife romain. Les chefs des peuples croissaient dans le sanctuaire de l'Église. Les princes d'une portée ordinaire ne savaient jamais en sortir entièrement. Plusieurs n'aspiraient même qu'à s'y retrouver au moment de leur mort. On aimait mieux mourir sous un froc que sous une couronne.

L'Italie, cette pomme de discorde de l'Europe, fut peut, être ce qui contribua le plus à éclairer les rois. Ils durent entrer avec les papes dans des alliances qui concernaient le prince temporel de l'État de l'Église, et non l'évêque des évêques. Les rois furent très étonnés de voir les papes prêts à sacrifier les droits qui appartenaient au pontife, pour conserver quelques avantages du prince. Ils aperçurent que ces prétendus organes de la vérité avaient recours à toutes les petites ruses de la politique, à la tromperie, à la dissimulation, au parjure [1]. Alors tomba le bandeau que l'éducation avait attaché sur les yeux des princes. Alors l'adroit Ferdinand d'Aragon essaya ruse contre ruse. Alors l'impétueux Louis XII fit frapper une médaille avec cette légende : Per-dam Babylonis nomen![2]. Et l'honnête Maximilien d'Autriche, pénétré de douleur en apprenant la trahison de Léon X, disait ouvertement : « Ce pape aussi n'est plus pour moi « qu'un scélérat. Maintenant je puis dire qu'aucun pape, « dans toute ma vie, ne m'a tenu sa foi et sa parole... J'espère, si Dieu le veut, que celui-ci sera le dernier [3]. »

Les rois et les peuples commençaient aussi alors à sentir avec impatience le pesant fardeau que les papes leur imposaient. Ils demandaient que Rome les délivrât des dîmes, des tributs, des annates qui consumaient leurs forces.- Déjà la France avait opposé à Rome la pragmatique sanction, et les chefs de l'Empire la réclamaient pour eux. L'Empereur prit part en 1511 au concile de Pise, et même il eut quelque temps l'idée d'accaparer pour lui la papauté. Mais parmi les chefs des peuples nul ne fut aussi utile à la Réformation que celui dans les États duquel elle devait• commencer.

De tous les électeurs, le plus puissant était alors Frédéric de Saxe, surnommé le Sage.

Parvenu en 1487 au gouvernement des États héréditaires de sa famille, il avait reçu de l'Empereur la dignité électorale; et, en 4493, ayant entrepris un pèlerinage à Jérusalem, il y avait été armé « chevalier du Saint-Sépulcre. » L'autorité dont il jouissait, ses richesses, sa libéralité, l'élevaient au-dessus de ses égaux. Dieu le choisit pour être comme un arbre, à l'abri duquel la semence de la vérité pût pousser son premier jet, sans être déracinée par les tempêtes du dehors [4]'.

Nul n'était plus propre à ce noble ministère. Frédéric possédait l'estime générale, et avait en particulier toute la confiance de l'Empereur. Il le remplaçait même quand Maximilien était absent de l'Empire. Sa sagesse ne consistait pas dans les pratiques habiles d'une politique rusée, mais dans une prudence éclairée et prévoyante, dont la première loi était de ne jamais porter atteinte par intérêt aux lois de l'honneur et de la religion.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En même temps, il sentait en son cœur la puissance de la Parole de Dieu. Un jour que le vicaire général Staupitz se trouvait avec lui, la conversation tomba sur ceux qui font entendre au peuple de vaines déclamations : « Tous « les discours, dit l'Électeur, qui ne sont remplis que de « subtilités et de traditions humaines, sont admirablement « froids, sans nerf et sans force, puisque l'on ne peut rien « avancer de subtil qu'une autre subtilité ne puisse détruire. « L'Écriture sainte seule est revêtue de tant de puissance et « de majesté, que, détruisant toutes nos savantes machines « à raisonnement, elle nous presse et nous oblige à dire : « Jamais homme n'a ainsi parlé. » Staupitz ayant témoigné qu'il se rangeait tout à fait à cet avis, l'Électeur lui tendit cordialement la main, et lui dit : « Promettez-moi que vous « penserez toujours de même'[5]. »

Frédéric était précisément le prince qu'il fallait au commencement de la Réformation.

Trop de faiblesse de la part des amis de cette œuvre eût permis de l'étouffer. Trop de précipitation eût fait trop tôt éclater l'orage qui dès son origine commença sourdement à se former contre elle. Frédéric fut modéré, mais fort. Il eut cette vertu chrétienne que Dieu a demandée de tout temps à ceux qui adorent ses voies : il attendit Dieu. Il mit en pratique le sage avis de Gamaliel : Si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même. S'il vient de Dieu, vous ne pourrez le détruire' [6]. « Les choses, disait ce prince à l'un des hommes « les plus éclairés de son temps, à Spengler de Nuremberg, « en sont venues à un tel point, que les hommes ne peu« vent plus rien y faire; Dieu seul doit agir. C'est pourquoi « nous remettons en ses mains puissantes ces grands événements, qui sont trop difficiles pour nous. » La providence fut admirable dans le choix qu'elle fit d'un tel prince pour protéger son œuvre naissante.

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FOOTNOTES

[1] Guicciardini, Histoire d'Italie.

[2] Je perdrai le nom de Babylone. »

[3] Scultet, Annal., ad an. 1520.

[4] Qui prie munis pollebat principibus aliis, auctoriVIte, opibus, potentia, libe-ralitate et magnifieentia. e (Coohkeua, Aaia, L., p. 3.)

[5] Luth. Ep.

[6] I Actes V.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Nous avons vu les préparations de Dieu parmi les princes, en vue de l'œuvre qui allait s'accomplir; voyons maintenant ce qu'elles furent parmi leurs sujets. Il eût été peu important que les chefs fussent prêts, si les nations ne l'avaient pas été; mais il n'en fut pas ainsi.

Les découvertes faites par les rois avaient agi peu à peu sur les peuples. Les plus sages commencèrent à s'habituer à l'idée que l'évêque de Rome était un simple homme, et même quelquefois un très méchant homme. On se prit à soupçonner qu'il n'était pas plus saint que les évêques, dont la réputation était très équivoque. La licence des papes indigna la chrétienté, et la haine du nom romain s'établit dans le cœur des nations'.

En même temps des causes nombreuses rendaient plus facile l'affranchissement de diverses contrées de l'Occident. Jetons un coup d'œil sur ce qu'elles étaient alors.

L'Empire était une confédération de divers États, qui avaient à leur tête un empereur, mais dont chacun exerçait la souveraineté sur son propre territoire. La diète impériale, composée de tous les princes ou États souverains, exerçait le pouvoir législatif pour l'ensemble du corps germanique. L'empereur devait ratifier les lois, décrets ou recez de cette assemblée, et était chargé de leur application et de leur exécution. Les sept princes les plus puissants avaient, sous le titre d'électeurs, le privilège de décerner la couronne impériale.

Le nord de l'Allemagne, habité principalement par l'ancienne race saxonne, avait acquis le plus de liberté. L'Empereur, sans cesse attaqué par les Turcs dans ses possessions héréditaires, devait ménager ces princes et ces peuples courageux, qui lui étaient alors nécessaires. Des villes libres, au nord, à l'ouest, au sud de l'Empire, étaient parvenues, par leur commerce, leurs manufactures, leurs travaux en tous genres, à un haut degré de prospérité, et par cela même d'indépendance. La puissante maison d'Autriche, qui portait la couronne impériale, tenait sous sa main la plupart des États du midi de l'Allemagne, et surveillait de près tous leurs mouvements. Elle s'apprêtait à étendre sa domination sur tout l'Empire, et plus loin encore, quand la Réformation vint mettre à ses envahissements une digue puissante, et sauva l'indépendance européenne.

Comme la Judée, où le christianisme naquit, se trouvait au milieu de l'ancien monde , ainsi l'Allemagne était au centre de la chrétienté. Elle se présentait à la fois aux Pays-Bas, à l'Angleterre, à la France, .à la Suisse, à l'Italie, à la Hongrie, à la Bohême, à la Pologne, au Danemark et à tout le Nord. C'était dans le cœur de l'Europe que devait se développer le principe de la vie, et c'étaient ses battements qui devaient faire circuler à travers toutes les artères de ce grand corps le sang généreux destine à en vivifier tous les membres.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

'La constitution particulière que l'Empire avait reçue, conformément aux dispensations de la Providence, favorisait la propagation d’idées nouvelles. Si l'Allemagne avait été une monarchie proprement dite, telle que la France ou l'Angleterre, la volonté arbitraire du souverain eût suffi pour arrêter longtemps les progrès de l'Évangile. Mais elle était une confédération. La vérité combattue dans un État pouvait être reçue avec faveur dans un autre.

La paix intérieure que Maximilien venait d'assurer à l'Empire n'était pas moins favorable à la Réformation. Longtemps les nombreux membres du corps germanique s'étaient plu à s'entre-déchirer. On n'avait que troubles, discordes, guerres, sans cesse renaissantes, voisins contre voisins, villes contre villes, seigneurs contre seigneurs.

Maximilien avait donné de solides bases à l'ordre public, en instituant la chambre impériale, appelée à juger tous les différends entre les divers Etats. Les peuples germaniques, après tant de troubles et d'inquiétudes, voyaient commencer une ère nouvelle de sûreté et de repos. Néanmoins l'Allemagne, quand Luther parut, offrait encore à l'œil observateur ce mouvement qui agite la mer après un temps prolongé d'orages. Le calme n'était pas assuré. Le premier souffle pouvait faire éclater de nouveau la tempête. Nous en verrons plus d'un exemple. La Réformation, en imprimant une impulsion toute nouvelle aux peuples germaniques, détruisit pour toujours les anciennes causes d'agitation. Elle mit fin au système de barbarie qui avait dominé jusqu'alors, et donna à l'Europe un système nouveau.

En même temps la religion de Jésus-Christ avait exercé sur l'Allemagne une influence qui lui est propre. Le tiers état y avait pris de rapides développements. On voyait dans les diverses contrées de l'Empire, dans les villes libres en particulier, de nombreuses institutions propres à développer cette masse imposante du peuple. Les arts y fleurissaient. La bourgeoisie se livrait en sécurité aux tranquilles travaux et aux douces- relations de la vie sociale. Elle devenait de plus en plus accessible aux lumières. Elle acquérait ainsi toujours plus de considération et d'autorité. Ce n'étaient pas des magistrats appelés souvent à faire plier leur conduite à des exigences politiques, ou des nobles, amateurs avant tout de la gloire des armes, ou un clergé avide et ambitieux, exploitant la religion comme sa propriété exclusive, qui devait fonder en Allemagne la Réformation. Elle devait être l'affaire de la bourgeoisie, du peuple, de la nation tout entière.

Le caractère particulier des Allemands devait se prêter spécialement à une réformation religieuse. Une fausse civilisation ne l'avait pas délavé. Les semences précieuses que la crainte de Dieu dépose dans un peuple n'avaient point été jetées au vent. Les mœurs antiques subsistaient encore. On retrouvait en Allemagne cette droiture, cette fidélité, cet amour du travail, cette persévérance, cette disposition religieuse, qu'on y reconnaît encore, et qui présage à l'Evangile plus de succès que le caractère léger, moqueur ou grossier d'autres peuples de notre Europe.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les peuples allemands avaient reçu de Rome le grand élément de la civilisation moderne, la foi. Culture, connaissances, législation, tout, sauf leur courage et leurs armes, leur était venu de la ville sacerdotale. Des liens étroits avait attaché dès lors l'Allemagne à la papauté. La première était une conquête spirituelle de la seconde, et l'on sait ce que Rome a toujours su faire de ces conquêtes. Les autres peuples, qui avaient possédé la foi et la civilisation avant que le pontife romain existât, étaient demeurés vis-à-vis de lui dans une plus grande indépendance. Mais cet assujettissement des Germains ne devait servir qu'à rendre la réaction plus puissante au moment du réveil. Quand les yeux de l'Allemagne s'ouvriront, elle déchirera avec indignation les langes dans lesquels on l'a tenue si longtemps captive.

L'asservissement qu'elle a eu à subir lui donnera un plus grand besoin de délivrance et de liberté, et de robustes champions de la vérité sortiront de cette maison de force et de discipline, où depuis des siècles tout son peuple est renfermé.

Il y avait alors en Allemagne quelque chose qui ressemblait assez à ce que la politique de nos jours a appelé « un système de bascule. » Quand le chef de l'Empire était d'un caractère fort, sa puissance augmentait; quant au contraire il était faible, l'influence et l'autorité des princes et des électeurs croissaient. Jamais ceux-ci ne s'étaient sentis plus forts contre leur chef qu'au temps de Maximilien, à l'époque de la Réformation. Et le chef ayant pris parti contre elle, on comprend combien cette circonstance fut favorable à la propagation de l'Évangile.

De plus, l'Allemagne s'était lassée de ce que Rome appelait, par dérision, « la patience des Germains. » Ceux-ci avaient, en effet, montré beaucoup de patience depuis les temps de Louis de Bavière. Dès lors les empereurs avaient posé les armes, et la tiare s'était placée sans contradiction au-dessus de la couronne des Césars. Mais le combat n'avait guère fait que se déplacer. Il était descendu de quelques étages. Ces mêmes luttes, dont les empereurs et les papes avaient donné le spectacle au monde, se renouvelèrent bientôt en petit dans toutes les villes de l'Allemagne entre les évêques et les magistrats. La bourgeoisie avait ramassé le glaive qu'avaient laissé tomber les chefs de l'Empire. Déjà, en 4329, les bourgeois de Francfort-sur-l'Oder avaient tenu tête avec intrépidité à tous leurs supérieurs ecclésiastiques; excommuniés pour être demeurés fidèles au margrave Louis, ils étaient restés vingt-huit ans sans messe, sans baptême, sans mariage, sans sépulture sacerdotale. Lors de la rentrée des moines et des prêtres, ils en avaient ri comme d'une farce et d'une comédie. Tristes écarts sans doute, mais dont le clergé était lui-même la cause. A l'époque de la Réformation, l'opposition entre les magistrats et les ecclésiastiques s'était accrue. A tout moment les privilèges et les prétentions temporelles du clergé amenaient entre ces deux corps des frottements et des chocs.

Mais ce n'était pas seulement parmi les bourgmestres, les conseillers et les secrétaires de villes que Rome et le clergé trouvaient des adversaires. Vers le même temps la colère fermentait dans le peuple. Elle éclata déjà en 1502, dans les contrées du Rhin; 54

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et les paysans, indignés du joug -qu'appesantissaient sur eux leurs souverains ecclésiastiques, 'formèrent alors entre eux ce qu'on a nommé l'Alliance des souliers.

Ils commencèrent à se réunir de nuit dans l'Alsace, par des sentiers inconnus, sur des hauteurs isolées, où ils juraient de ne payer à l'avenir que les impôts auxquels ils auraient librement consenti , d'abolir les péages et les jalages, de limiter le pouvoir des prêtres et de piller les juifs. Puis, plaçant un soulier de paysan au haut d'une perche en guise de drapeau, ils marchèrent contre la ville de Schélestadt, se proposant d'appeler à leur aide la confédération libre des Suisses; mais ils furent bientôt dispersés.

Ainsi partout, en haut et en bas, retentissait un bruit sourd, précurseur de la foudre qui allait bientôt éclater. L'Allemagne paraissait mûre pour l'œuvre dont le seizième siècle avait reçu la tâche. La Providence, qui marche lentement, avait tout préparé; et les passions mêmes que Dieu condamne devaient être tournées par sa main puissante à l'accomplissement de ses desseins.

Treize petites républiques, placées avec leurs alliés au centre de l'Europe, dans des montagnes qui en sont comme la citadelle, formaient un peuple simple et courageux.

Qui eût été chercher dans ces obscures vallées ceux que Dieu -choisirait pour être, avec des enfants des Germains, les libérateurs de l'Eglise? Qui eût pensé que de petites villes inconnues, sortant à peine de la barbarie, cachées derrière des monts inaccessibles, aux extrémités de lacs qui n'avaient aucun nom dans l'histoire,

'passeraient, en fait de christianisme, avant Jérusalem, Antioche, Éphèse, Corinthe et Rome? Néanmoins, ainsi le voulut celui qui veut qu'une pièce de terre soit arrosée de pluie, et qu'une autre pièce, par laquelle il n’a point plu, demeure desséchée [2].

D'autres circonstances encore paraissaient devoir entourer de nombreux écueils la marche de la Réformation au sein des populations helvétiques. Si dans une nomarchie on avait à redouter les empêchements du pouvoir, on avait à craindre dans une démocratie la précipitation du peuple.

Mais la Suisse avait eu aussi ses préparations. C'était ,un arbre sauvage, mais généreux, qui avait été gardé au fond des vallées pour y greffer un jour un fruit d'une grande valeur. La Providence avait répandu parmi ce peuple nouveau des principes de courage, d'indépendance et de liberté, destinés à développer tout leur pouvoir quand l'heure de la lutte avec Rome sonnerait. Le pape avait donné aux Suisses le titre de protecteurs de la liberté de l'Église. Mais ils semblaient avoir pris cette dénomination d'honneur dans un tout autre sens que le pontife. Si leurs soldats gardaient le pape près de l'ancien Capitole, leurs citoyens, au sein des Alpes, gardaient avec soin leurs libertés religieuses contre les atteintes du pape et du clergé. Il était défendu aux ecclésiastiques d'avoir recours à une juridiction étrangère. La Lettre des prêtres (Pfaffenbrief, 1370) était une énergique protestation de la liberté suisse contre les abus et la puissance du clergé s. Zurich se distinguait entre tous ces Etats par son opposition courageuse aux prétentions de Rome. Genève, à l'autre extrémité de la 55

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Suisse, luttait avec son évêque. Ces deux villes se signalèrent entre toutes dans la grande [3] attaque nous avons entrepris de décrire.

Mais si les villes helvétiques, accessibles à toute amélioration, devaient être entraînées des premières dans le mouvement de la Réforme, il ne devait pas en être ainsi des peuples des montagnes. Les lumières n'étaient pas parvenus jusque-là. Ces cantons, fondateurs de la liberté suisse, fiers du rôle qu'ils avaient rempli dans la grande lutte de l'indépendance, n'étaient pas disposés à imiter facilement leurs cadets de la plaine. Pourquoi changer cette foi avec laquelle ils avaient chassé l'Autriche, et qui avait consacré par des autels toutes les places de leurs triomphes?

Leurs prêtres étaient les seuls conducteurs éclairés auxquels ils pussent avoir recours; leur culte, leurs fêtes, faisaient diversion à la monotonie de leur vie tranquille, et rompaient agréablement le silence de leurs paisibles retraites. Ils demeurèrent fermés aux innovations religieuses.

En passant les Alpes, nous nous trouvons dans cette Italie qui était, aux yeux du grand nombre, la terre sainte de la chrétienté. D'où l'Europe eût-elle attendu le bien de l'Église, si n'est de l'Italie, si ce n'est de Rome? La puissance qui amenait tour à tour sur le siège pontifical tant de caractères divers ne pouvait-elle pas un jour y placer un pontife qui devint mi instrument de bénédictions pour les héritages du Seigneur? Si même on devait désespérer des pontifes, n'y avait-il pas là des évêques, des conciles, qui réformeraient l'Église? Il ne sort rien de Nazareth : mais de Jérusalem, mais de Rome !,.. Telles pouvaient être les pensées des hommes; mais Dieu pensa tout autrement. Il dit : Que celui qui est souillé se souille encore'[4], et il abandonna l'Italie à ses injustices. Cette terre d'une antique gloire était tour à tour en proie à des guerres intestines et à des invasions étrangères. Les ruses de la politique, la violence des factions, l'agitation des armes paraissaient devoir seules y dominer, et semblaient en bannir pour longtemps l'Évangile et sa paix.

D'ailleurs, l'Italie, brisée, hachée, sans unité, paraissait peu propre à recevoir une impulsion commune. Chaque frontière était une nouvelle barrière nouvelle où la vérité serait arrêtée.

Et si la vérité devait venir du Nord, comment les Italiens, d'un goût si raffiné, et d'une vie sociale à leurs yeux si exquise, eussent-ils pu condescendre à recevoir quelque chose des barbares Germains? Des hommes qui admiraient l'élégance d'un sonnet plus que la majesté et la simplicité des Ecritures, étaient-ils un sol propice à la semence de la Parole de Dieu? Une fausse civilisation est de tous les divers états des peuples celui qui répugne le plus à l'Evangile.

Enfin, quoi qu'il en fût, Rome demeurait Rome pour l'Italie. Non-seulement la puissance temporelle des papes portait les divers partis italiens à rechercher à tout prix leur alliance et leur faveur, mais encore la domination universelle de Rome offrait plus d'un avantage à l'avarice et à la vanité des autres États ultramontains. Dès qu'il 56

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle s'agirait d'émanciper de Rome le reste du monde , l'Italie deviendrait romaine ; les querelles domestiques ne prévaudraient pas en faveur du système étranger; et il suffirait d'atteintes portées au chef de la famille péninsulaire pour ranimer aussitôt les affections et les intérêts communs longtemps assoupis.

La Réformation avait donc peu de chance de ce côté-là. Néanmoins il se trouva aussi au-delà des monts des âmes préparées pour recevoir la lumière évangélique, et l'Italie ne fut pas alors entièrement déshéritée.

L'Espagne avait ce que n'avait pas l'Italie, un peuple sérieux, noble et d'un esprit religieux. De tout temps ce peuple a compté parmi les membres de son clergé des hommes de piété et de science, et il était assez éloigné de Rome pour pouvoir facilement secouer son joug. Il est peu de nations où l'on pût espérer plus raisonnablement un renouvellement de ce christianisme primitif, que l'Espagne prétend avoir reçu de saint Paul lui-même. Et pourtant l'Espagne ne se leva point parmi les peuples. Elle fut destinée à accomplir cette parole de la sagesse divine : Les premiers seront les derniers. Diverses circonstances préparaient ce triste avenir.

L'Espagne, vu sa position isolée et son éloignement de l'Allemagne, ne devait ressentir que de faibles secousses de ce grand tremblement de terre qui agita si violemment l'Empire. Elle avait d'ailleurs à s'occuper de trésors bien différents de ceux que la Parole de Dieu présentait alors aux peuples. Le nouveau monde éclipsa le monde éternel. Une terre toute neuve, et qui semblait être d'argent et d'or, enflammait toutes les imaginations. Un désir ardent de s'enrichir ne laissait pas de place dans un cœur espagnol à de plus nobles pensées. Un clergé puissant, ayant à sa disposition des échafauds et des trésors, dominait dans la Péninsule. L'Espagnol rendait volontiers à ses prêtres une servile obéissance, qui, le déchargeant de toute préoccupation spirituelle, le laissait libre de se livrer à ses passions et de courir le chemin des richesses, des découvertes et des continents nouveaux. Victorieuse des Maures, elle avait, au prix du sang le plus noble, fait tomber le croissant des murs de Grenade et de beaucoup d'autres cités, et planté à sa place la croix de Jésus-Christ. Ce grand zèle pour le christianisme, qui paraissait devoir donner de vives espérances, tourna contre la vérité. Comment l'Espagne catholique, qui avait vaincu l'infidélité, ne s'opposerait-elle pas à l'hérésie? Comment• ceux qui avaient chassé Mahomet de leurs belles contrées y laisseraient-ils pénétrer Luther? Leurs rois firent même davantage : ils armèrent des flottes contre la Réformation; ils allèrent pour la vaincre la chercher en Hollande et en Angleterre. Mais ces attaques firent grandir les nations assaillies ; et bientôt leur puissance écrasa l'Espagne. Ainsi ces régions catholiques perdirent, par la Réformation, cette prospérité temporelle même qui leur avait fait primitivement rejeter la liberté spirituelle de l'Évangile. Néanmoins, c'était un peuple généreux et fort que celui qui habitait au-delà des Pyrénées. Plusieurs de ses nobles enfants, avec la même ardeur, mais avec plus de lumière que ceux qui avaient livré leur sang aux fers des Arabes, vinrent déposer l'offrande de leur vie sur les bûchers de l'inquisition.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle II en était à peu près du Portugal comme de l'Espagne : Emmanuel l'Heureux lui donnait un « siècle d'or, » qui devait le rendre peu propre au renoncement que l'Évangile exige. La nation portugaise, se précipitant sur les routes, récemment découvertes, des Indes orientales et du Brésil, tournait le dos à l'Europe et à la Réformation.

Peu de pays semblaient devoir être plus disposés que la France à recevoir la doctrine évangélique. Toute la vie intellectuelle et spirituelle du moyen âge s'était presque concentrée en elle. On eût dit que les sentiers y étaient partout battus pour une grande manifestation de la vérité. Les hommes les plus opposés, et dont l'influence avait été la plus puissante sur les peuples français, se trouvaient avoir quelque affinité avec la Réformation. Saint Bernard avait donné l'exemple de cette foi du cœur, de cette piété intérieure, qui est le plus beau trait de la Réforme. Abélard avait porté dans l'étude de la théologie ce principe rationnel qui, incapable de construire ce qui est vrai, est puissant pour détruire ce qui est faux. De nombreux prétendus hérétiques avaient ravivé dans les provinces françaises les flammes de la Parole de Dieu.

L'université de Paris s'était posée en face de l'Église, et n'avait pas craint de la combattre. Au commencement du quinzième siècle, les Clémangis et les Gerson avaient parlé avec hardiesse. La pragmatique sanction avait été un grand acte d'indépendance, et paraissait devoir être le palladium ,des libertés gallicanes. Les nobles français, si nombreux, si jaloux de leur prééminence, et qui à cette époque venaient de se voir enlever peu à peu leurs privilèges au profit de la puissance royale, devaient se trouver disposés en faveur d'une révolution religieuse qui pouvait leur rendre un peu de l'indépendance qu'ils avaient perdue. Le peuple, vif, intelligent, susceptible d'émotions généreuses, était accessible, autant ou plus que tout autre, à la vérité. Il semblait que la Réformation dût être en ces contrées comme l'enfantement qui couronnerait le long travail de plusieurs siècles. Mais le char de la France, qui depuis tant de générations semblait se précipiter dans le même sens, tourna brusquement au moment de la Réforme, et prit une direction toute contraire. Ainsi le voulut Celui qui conduit les nations et leurs chefs. Le prince qui était alors assis sur le char, qui tenait les rênes, et qui, amateur des lettres, semblait, entre tous les chefs de la catholicité, devoir être le premier à seconder la Réforme, jeta son peuple dans une autre voie. Les symptômes de plusieurs siècles furent trompeurs, et l'élan imprimé à la France vint échouer contre l'ambition et le fanatisme de ses rois. Les Valois la privèrent de ce qui devait lui appartenir. Peut-être, si elle avait reçu l'Évangile, fût-elle devenue trop puissante. Dieu voulut prendre des peuples plus faibles, et des peuples qui n'étaient pas encore, pour en faire les dépositaires de la vérité. La France, après avoir été presque réformée, se retrouva finalement catholique-romaine. L'épée des princes, mise dans la balance, la fit pencher vers Rome. Hélas l un autre glaive, celui des réformés eux-mêmes, assura la perte de la Réformation. Les mains qui s'habituèrent à l'épée se désapprirent de prier. C'est par le sang de ses confesseurs, et non par celui de ses adversaires, que l'Évangile triomphe; 58

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les Pays-Bas étaient alors une des contrées les plus florissantes de l'Europe. On y trouvait un peuple industrieux, éclairé par les nombreux rapports qu'il soutenait avec les diverses parties du monde, plein de courage, passionné pour son indépendance, ses privilèges et sa liberté. Aux portes de l'Allemagne, il devait être l'un des premiers à entendre le bruit de la Réformation. Deux parties bien distinctes composaient ces provinces. L'une, plus au sud, regorgeait de richesses; elle céda. Comment toutes ces manufactures portées à la plus haute perfection, comment cet immense commerce par terre et par mer, comment Bruges, . ce grand entrepôt du négoce du Nord, Anvers, cette reine des cités commerçantes, eussent-ils pu s'accommoder d'une lutte longue et sanglante pour des questions de foi? Au contraire, les provinces septentrionales, défendues par leurs dunes, la mer, leurs eaux intérieures, et plus encore par la simplicité de leurs mœurs, et la résolution de tout perdre plutôt que l'Évangile, non-seulement sauvèrent leurs franchises, leurs privilèges et leur foi, mais encore conquirent leur indépendance et une glorieuse nationalité.

L'Angleterre ne semblait guère promettre ce qu'elle a tenu depuis. Refoulée du continent, où elle s'était longtemps obstinée à conquérir la France, elle commençait à porter ses regards vers l'Océan, comme vers le royaume qui devait être le vrai but de ses conquêtes, et dont l'héritage lui était réservé. Convertie à deux reprises au christianisme, une fois sous les anciens Bretons, une seconde fois sous les Anglo-Saxons, elle payait alors très dévotement à Rome le denier annuel de Saint-Pierre.

Cependant elle était réservée à de hautes destinées. Maîtresse de l'Océan, et présente à la fois dans toutes les parties du globe, elle devait être un jour, avec un peuple qu'elle enfanterait, la main de Dieu pour répandre les semences de la vie dans les îles les plus lointaines et sur les plus vastes continents. Déjà quelques circonstances préludaient à ses destinées; de grandes lumières avaient brillé dans les îles Britanniques, et il en restait quelques lueurs. Une foule d'étrangers, artistes, négociants, ouvriers, venus des Pays-Bas, de l'Allemagne, et d'autres contrées encore, remplissaient leurs cités et leurs ports. Les nouvelles idées religieuses y seraient donc facilement et promptement transportées. Enfin l'Angleterre avait alors pour roi un prince bizarre, qui, doué de quelques connaissances et de beaucoup de courage, changeait à tout moment de projets et d'idées, et tournait de côté et d'autre, suivant la direction dans laquelle soufflaient ses violentes passions. Il se pouvait que l'une des inconséquences de Henri VIII fût un jour favorable à la Réforme.

L'Écosse était alors agitée par les partis. Un roi de cinq ans, une reine régente, des grands ambitieux, un clergé influent, travaillaient en tous sens cette nation courageuse. Elle devait néanmoins briller un jour au premier rang parmi celles qui recevraient la Réformation.

Les trois royaumes du Nord, le Danemark, la Suède et la Norvège, étaient unis sous un sceptre commun. Ces peuples rudes et amateurs des armes semblaient avoir peu de rapports avec la doctrine de l'amour et de la paix. Cependant, par leur énergie même, ils étaient peut-être plus disposés que les peuples du Midi à recevoir la force de la 59

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle doctrine évangélique. Mais, fils de guerriers et de pirates, ils apportèrent, ce semble, un caractère trop belliqueux dans la cause protestante : leur épée la défendit plus tard avec héroïsme.

La Russie, acculée à l'extrémité de l'Europe, n'avait que peu de relations avec les autres États. D'ailleurs, elle appartenait à la communion grecque. La Réformation qui s'accomplit dans l'Église d'Occident n'exerça que peu ou point d'influence sur celle d'Orient.

La Pologne semblait bien préparée à une réforme. Le voisinage des chrétiens de la Bohême et de la Moravie l'avait disposée à recevoir l'impulsion évangélique, que le voisinage de l'Allemagne devait promptement lui communiquer. Déjà, en 1500, la noblesse de la grande Pologne avait demandé la coupe pour le peuple, en en appelant aux usages de l'Eglise primitive. La liberté dont on jouissait dans ses villes, l'indépendance de ses seigneurs, en faisaient un refuge assuré pour des chrétiens persécutés dans leur patrie. La vérité qu'ils y apportaient y fut reçue avec joie par un grand nombre de ses habitants. C'est un des pays où, de nos jours, elle a le moins de confesseurs.

La flamme de réformation qui depuis longtemps avait lui en Bohême y avait été presque éteinte dans le sang. Néanmoins, de précieux débris échappés au carnage subsistaient encore pour voir le jour que Hus avait pressenti.

La Hongrie avait été . déchirée par des guerres intestines sous le gouvernement de princes sans caractère et sans expérience, qui avaient fini par attacher à l'Autriche le sort de leur peuple, en plaçant cette maison puissante parmi les héritiers de leur couronne. Cependant un grand nombre de Hongrois devaient recevoir l'Évangile et endurer pour lui de longues persécutions.

Tel était l'état de l'Europe au commencement de ce seizième siècle qui devait opérer une si puissante transformation dans la société chrétienne.

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FOOTNOTES

[1] Guicciardini, Histoire d'Italie.

[2] Je perdrai le nom de Babylone. »

[3] Scultet, Annal., ad an. 1520.

[4] Qui prie munis pollebat principibus aliis, auctoriVIte, opibus, potentia, libe-ralitate et magnifieentia. e (Coohkeua, Aaia, L., p. 3.)

[5] Luth. Ep.

[6] I Actes V.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Chap 5

[1] Odium romani nominis penitus infixum esse multarum gentium animis opinor, ob ea qua. vulgo de moribus ejus urbis jactantur. s (Erasmi Ep. lib. XII, p. 634.)

[2] Amos.

[3] Jean Miller, Histoire des Suisses, II, p. 260.

[4] Apoc. XXII

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Nous avons signalé l'état des peuples et des princes : nous passons aux préparations de la Réforme qui se trouvaient dans la théologie et dans l'Église.

Le singulier système de théologie qui s'était établi dans l'Église devait contribuer puissamment à ouvrir les yeux de la nouvelle génération. Fait pour un siècle de ténèbres, comme s'il eût dû subsister éternellement, ce système devait être dépassé et déchiré de toutes parts dès que le siècle grandirait. C'est ce qui arriva. Les papes avaient ajouté tantôt ceci, tantôt cela, à la doctrine chrétienne. Ils n'avaient changé ou ôté que ce qui ne pouvait cadrer avec leur hiérarchie; ce qui ne se trouvait pas contraire à leur plan pouvait rester jusqu'à nouvel ordre. Il y avait dans ce système des doctrines vraies, telles que la rédemption, la puissance de l'Esprit de Dieu, dont un théologien habile, s'il s'en trouvait alors, pouvait faire usage pour combattre et pour renverser toutes les autres. L'or pur mêlé au plomb vil dans le trésor du Vatican pouvait facilement faire découvrir la fraude. Il est vrai que si quelque adversaire courageux s'en avisait, le van de Rome rejetait aussitôt ce grain pur. Mais ces condamnations mêmes ne faisaient qu'augmenter le chaos.

Il était immense, et la prétendue unité n'était qu'un vaste désordre. A Rome il y avait les doctrines de la cour et les doctrines de l'Église. La foi de la métropole différait de la foi des provinces. Dans les provinces encore, la diversité allait à l'infini. Il y avait la foi des princes, la foi des peuples et la foi des ordres religieux. On y distinguait les opinions de tel couvent, de tel district, de tel docteur et de tel moine.

La vérité pour passer en paix les temps où Rome l'eût écrasée de son sceptre de fer, avait fait comme l'insecte, qui de ses fils forme la chrysalide dans laquelle il se renferme pour la mauvaise saison. Et, chose assez singulière, les instruments dont cette vérité divine s'était servie à cette fin avaient été les scolastiques tant décriés. Ces industrieux artisans de pensées s'étaient mis à effiler toutes les idées théologiques, et de tous ces fils ils avaient fait un réseau, sous lequel il eût été difficile à de plus habiles que leurs contemporains de reconnaître la vérité dans sa pureté première. On peut trouver dommage que l'insecte plein de vie, et quelquefois brillant des plus belles couleurs, s'enferme, en apparence inanimé, dans sa coque obscure ; mais cette enveloppe le sauve. Il en fut de même de la vérité. Si aux jours de sa puissance la politique intéressée et ombrageuse de Rome l'eût rencontrée toute nue, elle l'eût tuée, ou du moins elle eût tenté de le faire. Déguisée, comme elle le fut, par les théologiens du temps, sous des subtilités et des distinctions sans fin, les papes ne l'aperçurent pas, ou comprirent qu'en cet état elle ne pouvait leur nuire. Ils prirent sous leur protection les ouvriers et leur œuvre. Mais le printemps pouvait venir, où la vérité cachée lèverait la tête, et jetterait loin d'elle les fils qui la recouvraient. Ayant pris dans sa tombe apparente de nouvelles forces, on la verrait, aux jours de sa résurrection, remporter la victoire sur Rome et sur ses erreurs. Ce printemps arriva. En même temps que les absurdes enveloppes des scolastiques tombaient l'une après l'autre sous 62

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle des attaques habiles, et aux rires moqueurs de la nouvelle génération, la vérité s'en échappait, toute jeune et toute belle.

Ce n'était pas seulement des écrits des scolastiques que sortaient de puissants témoignages rendus à la vérité. Le christianisme avait mêlé partout quelque chose de sa vie à la vie des peuples. L'Église du Christ était un bâtiment dégradé; mais en creusant on retrouvait en partie dans ses fondements le roc vif sur lequel il avait été primitivement construit. Plusieurs institutions qui dataient des beaux temps de l'Église subsistaient encore, et ne pouvaient manquer de faire naître dans bien des âmes des sentiments évangéliques opposés à la superstition dominante. Les hommes inspirés, les anciens docteurs de l'Église, dont les écrits se trouvaient déposés dans plusieurs bibliothèques, faisaient entendre çà et là une voix solitaire. Elle fut, on peut l'espérer, écoutée en silence par plus d'une oreille attentive. Les chrétiens, n'en doutons pas, et que cette pensée est douce eurent bien des frères et des sœurs dans ces monastères, où trop facilement l'on ne voit autre chose que l'hypocrisie et la dissolution.

L'Église était tombée, parce que la grande doctrine de la justification par la foi au Sauveur lui avait été enlevée. Il fallait donc que cette doctrine lui fût rendue pour qu'elle se relevât. Dès que cette vérité fondamentale était rétablie dans la chrétienté, toutes les erreurs et les pratiques qui avaient pris sa place, toute cette multitude de saints, d'œuvres pies, de pénitences, de messes, d'indulgences, etc., devaient disparaître. Aussitôt qu'on reconnaissait le seul médiateur et son seul sacrifice, tous les autres médiateurs et les autres sacrifices s'effaçaient. « Cet article de la justification, dit un homme qu'on peut regarder comme « éclairé sur la matière est ce qui crée l'Église, la nourrit, l'édifie, la conserve et la défend. Personne ne peut « bien enseigner dans l'Église, ni résister avec succès à un « adversaire, s'il ne demeure pas attaché à cette vérité. « C'est là, ajoute l'écrivain que nous citons, en faisant allusion à la première prophétie, c'est là le talon qui écrase « la tête du serpent. [1]»

Dieu, qui préparait son œuvre, suscita pendant tout le cours des siècles une longue suite de témoins de la vérité. Mais cette vérité, à laquelle ces hommes généreux rendaient témoignage, ils n'en eurent pas une connaissance assez claire, ou du moins ils ne surent pas l'exposer d'une manière assez distincte. Incapables d'accomplir l'œuvre, ils furent ce qu'ils devaient être pour la préparer. Ajoutons cependant que s'ils n'étaient pas prêts pour l'œuvre, l'œuvre aussi n'était pas prête pour eux. La mesure n'était pas encore comblée; les siècles n'avaient point encore accompli le cours qui leur était prescrit; le besoin du vrai remède n'était point encore assez généralement senti.

A peine Rome eut elle usurpé le pouvoir, qu'il se forma contre elle une puissante opposition, qui traversa le moyen âge.

L'archevêque Claude de Turin, dans le neuvième siècle; Pierre de Bruys, son disciple Henri, Arnold de Bresce, dans le douzième ‘siècle [2], en France et en Italie, cherchent 63

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle à rétablir l'adoration de Dieu en esprit et en vérité : mais pour la plupart ils cherchent trop cette adoration dans l'absence des images et des pratiques extérieures.

Les mystiques, qui ont existé dans presque tous les âges, recherchant en silence la sainteté du cœur, la justice de la vie et une tranquille communion avec Dieu, jettent des regards de tristesse et d'effroi sur les désolations de l'Église. Ils s'abstiennent avec soin des querelles de l'école et des discussions inutiles sous lesquelles la véritable piété avait été ensevelie. Ils tâchent de détourner les hommes du vain mécanisme du culte extérieur, du bruit et de l'éclat des cérémonies, pour les amener à ce repos intime d'une âme qui cherche tout son bonheur en Dieu. Ils ne peuvent le faire sans heurter de toutes parts les opinions accréditées, et sans dévoiler la plaie de l'Église. Mais en même temps ils n'ont point une vue claire de la doctrine de la justification par la foi.

Bien supérieurs aux mystiques pour la pureté de la doctrine, les Vaudois forment une longue chaîne de témoins de la vérité. Des hommes plus libres que le reste de l'Eglise paraissent avoir dès les temps anciens habité certaines parties du nord de l'Italie et en particulier des Alpes du Piémont; leur nombre fut accru, et leur doctrine fut épurée par les disciples de Valdo. Du haut de leurs montagnes, les Vaudois protestent pendant une suite de siècles contre les persécutions de Rome'[3]. « Ils combattent pour

« l'espérance vivante qu'ils ont en Dieu par Christ, pour « la régénération et le renouvellement intérieur par la « foi, l'espérance et la charité, pour les mérites de Jésus-Christ et la toute-suffisance de sa grâce et de sa « justice »

Cependant cette vérité première de la justification du pêcheur, cette doctrine capitale, qui devait surgir du milieu de leurs doctrines comme le mont Blanc du sein des Alpes, ne domine pas assez tout leur système. La cime n'en est pas assez élevée.

Pierre Vaud ou Valdo, riche négociant de Lyon (1170), vend tous ses biens et les donne aux pauvres. Il semble, ainsi que ses amis, avoir eu pour but de rétablir dans la vie la perfection du christianisme primitif. Il commence donc aussi par les branches, et non par les racines. Néanmoins, sa parole est puissante, parce qu'il en appelle à l'Écriture, et elle ébranle la hiérarchie romaine jusque dans ses fondements.

Wicleff paraît en 1360 en Angleterre, et en appelle du pape à la Parole de Dieu; mais la véritable plaie de l'Église n'est à ses yeux que l'un des nombreux symptômes de son mal.

Jean Hus parle en Bohème un siècle avant que Luther parle en Saxe. Il semble pénétrer plus avant que ses devanciers dans l'essence de la vérité chrétienne. Il demande à Christ de lui faire la grâce de ne se glorifier que dans la croix et dans l'opprobre inappréciable de ses souffrances. Mais il attaque moins les erreurs de l'Église romaine que la vie scandaleuse du clergé. Néanmoins il fut, si l'on peut ainsi dire, le Jean-Baptiste de la Réformation. Les flammes de son bûcher allumèrent dans l'Église un feu qui répandit au milieu des ténèbres un éclat immense, et dont les lueurs ne devaient pas si promptement s'éteindre.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Jean Hus fit plus : des paroles prophétiques sortirent du fond de son cachot. Il pressentit qu'une véritable réformation de l'Église était imminente. Déjà quand, chassé de Prague, il avait été obligé d'errer dans les champs de la Bohême, où une foule immense, avide de ses paroles, suivait ses pas, il s'était écrié : «Les méchants ont commencé « par préparer à l'oie de perfides filets. Mais si l'oie même, « qui n'est qu'un oiseau domestique, un animal paisible, « et que son vol ne porte pas bien haut dans les airs, a pour« tant rompu leurs lacs, d'autres oiseaux, dont le vol s'élèvera hardiment vers les cieux, les rompront avec bien « plus de force encore. Au lieu d'une oie débile, la vérité « enverra des aigles et des faucons au regard perçant'. [4]» Les réformateurs accomplirent cette prédiction.

Et quand le vénérable prêtre eut été appelé par ordre de Sigismond devant le concile de Constance, quand il eut été jeté en prison, la chapelle de Bethlehem, où il avait annoncé l'Évangile, et les futurs triomphes du Christ, l'occupèrent davantage que sa défense. Une nuit le saint martyr crut voir, du fond de son cachot, les images de Jésus-Christ qu'il avait fait peindre sur les murs de son oratoire effacées par le pape et par les évêques. Ce songe l'afflige; mais le lendemain il voit plusieurs peintres-Occupés à rétablir les images en plus grand nombre et avec plus d'éclat. Ce travail achevé, les peintres, entourés d'un grand peuple, s'écrient : « Que maintenant viennent papes et évêques ! Ils ne « les effaceront plus jamais. » « Et plusieurs peuples se réjouissaient dans Bethlehem, et moi avec eux, ajoute Jean « Hus. — Occupez-vous de votre défense plutôt que de « rêves, » lui dit son fidèle ami , le chevalier de Chlum , auquel il avait communiqué ce songe. — « Je ne suis pas «un rêveur, répondit Hus, mais je tiens ceci pour certain « que l'image de Christ ne sera jamais effacée. Ils ont « voulu la détruire; mais elle sera peinte de nouveau dans « les cœurs par des prédicateurs qui vaudront mieux « que moi. La nation qui 'aime- Christ s'en réjouira. Et « moi, me réveillant d'entre les morts, et ressuscitant « pour ainsi dire du sépulcre, je tressaillirai d'une grande joie'. [5]»

Un siècle s'écoula, et le flambeau de l'Évangile, rallumé par les réformateurs, éclaira en effet plusieurs peuples qui se réjouirent de sa lumière.

Mais ce n'est pas seulement parmi ceux que l'Église de Rome regarde comme ses adversaires, que se fait-entendre en ces siècles une parole de. vie. La catholicité elle-même, disons-le pour notre consolation, compte dans son sein de nombreux témoins de la vérité. L'édifice primitif a été consumé ; mais un feu généreux couve sous ses cendres, et l'on voit de temps en temps de brillantes étincelles s'en échapper.

C'est une erreur de croire que le christianisme n'a existé, jusqu'à la Réformation, que sous la forme catholique-romaine, et que ce fut alors seulement qu'une partie de l'Église revêtit la forme du protestantisme.

Parmi les docteurs qui précédèrent le seizième siècle, un grand nombre sans doute penchèrent vers le système que le concile de Trente proclama en 1562; mais plusieurs 65

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle aussi inclinèrent vers les doctrines professées à Augsbourg, en 1530, par les protestants ; et la plupart peut-être oscillèrent entre ces deux pôles.

Anselme de Canterbury établit comme essence du christianisme les doctrines de l'incarnation et de l'expiation', et dans un écrit où il enseigne à mourir, il dit au mourant « Regarde uniquement au mérite de Jésus-Christ. ». Saint Bernard proclame d'une voix puissante le mystère de la Rédemption. « Si ma faute vient d'un autre, dit-il, pour« quoi ma justice ne me serait-elle pas octroyée? Certainement mieux il vaut pour moi qu'elle me soit donnée que « si elle m'était innée'. [6]» Plusieurs scolastiques, et plus tard le chancelier Gerson, attaquent avec force des erreurs et des abus de l'Église.

Mais pensons surtout à ces milliers d'âmes obscures, inconnues du monde, qui ont pourtant possédé la véritable vie de Christ.

Un moine nommé Arnoldi fait chaque jour dans sa tranquille cellule cette fervente prière : « 0 mon Seigneur Jésus-Christ ! Je crois que tu es seul ma rédemption et fut ma justice'. [7] »

Un pieux évêque de Bâle, Christophe de Utenheim , fait écrire son nom sur un tableau peint sur verre, qui est encore à Bâle, et l'entoure de cette devise , qu'il veut toujours avoir sous les yeux : « Mon espérance, c'est « la croix de Christ ; je cherche . La grâce, et non les «œuvres'. [8]»

Un pauvre chartreux, le frère Martin, écrit une touchante confession dans laquelle il dit : « 0 Dieu très charitable ! je sais que je ne puis être sauvé et satisfaire « ta justice autrement que par le mérite, la passion très « innocente et la mort de ton Fils bien-aimé... Pieux Jésus ! tout mon salut est dans tes mains. Tu ne peux dé« tourner de moi les mains de ton amour, car elles m'ont « créé, m'ont formé, m'ont racheté. Tu as inscrit mon nom « d'un style de fer, avec une grande miséricorde et d'une «manière ineffaçable, sur ton côté, sur tes mains et sur « tes pieds, etc., etc. » Puis le bon chartreux place sa confession dans une boite de bois, et renferme la boite dans un trou qu'il fait à la muraille de sa cellule b.

La piété de frère Martin n'aurait jamais été connue si l'on n'eût trouvé sa boîte le 21

décembre 1776, en abattant un vieux corps de logis- qui avait fait partie du couvent des chartreux de Bâle. Que de couvents ont recélé de tels trésors [9]

Mais ces saints hommes n'avaient que pour eux-mêmes cette foi si touchante, et ils ne savaient pas la communiquer à d'autres. Vivant dans la retraite, ils pouvaient dire plus ou moins ce que le bon frère Martin écrivit dans sa boîte : « Et si licec prcedicta confiteri non possim lingua, confiteor tamen corde et scriplo. Si je ne puis confesser ces choses de la langue, je les confesse du moins de la plume et du coeur. » La parole de la vérité était dans le sanctuaire de quelques âmes pieuses; mais, pour nous servir d'une expression de l'Évangile, elle ne courait pas dans le monde.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cependant, si l'on ne confessait pas toujours hautement la doctrine du salut, on ne craignait pas du moins, dans le sein même de l'Église de Rome, de se prononcer ouvertement contre les abus qui la déshonoraient.

A peine les conciles de Constance et de Bâle, où Hus et ses disciples ont été condamnés, ont-ils eu lieu, que cette noble série de témoins contre Rome que nous avons signalés recommence avec plus d'éclat. Des hommes d'un esprit généreux , révoltés des abominations de la papauté, s'élèvent comme les prophètes de l'Ancien Testament, et font comme eux retentir une voix foudroyante; mais aussi ils partagent leur sort. Leur sang rougit les échafauds, et leurs cendres sont jetées dans les airs.

Thomas Conecte, carmélite, paraît dans les Flandres. II déclare « qu'il se fait à Rome des abominations, que l'Église a besoin de réformation, et que si l'on sert Dieu on « ne doit pas craindre les excommunications du pape [10]. » La Flandre l'écoute avec enthousiasme, Rome le brûle en I4M, et ses contemporains s’écrient que Dieu l'a exalté dans son ciel P.

André, archevêque de Crayn et cardinal, se trouvant à Rome comme ambassadeur de l'Empereur, est consterné en voyant que la sainteté papale, à laquelle il avait dévotement cru, n'est qu'une fable ; et, dans sa simplicité, il adresse à Sixte IV des représentations évangéliques. On lui répond par la moquerie et la persécution. Alors (1482) il veut assembler à Bâle un nouveau concile. « Toute l'Église « universelle, s'écrie-t-il, est ébranlée par les divisions, les « hérésies, les péchés, les vices, les injustices, les erreurs « et des maux innombrables, en sorte qu'elle est près « d'être engloutie par l'abîme dévorant de la condamnation [11]. C'est pourquoi nous indiquons un concile général « pour la réformation de la foi catholique et l'amendement « des mœurs. » Jeté en prison à Bâle , l'archevêque de Crayn y mourut. L'inquisiteur qui s'éleva le premier contre lui, Henri Institoris , prononça cette parole remarquable : «

Le monde tout entier crie et demande un concile; mais « il n'est aucune puissance humaine qui puisse réformer « l'Église par un concile. Le Très-Haut trouvera un autre

« moyen, qui nous est maintenant inconnu, bien qu'il soit « à la porte, et par ce moyen l'Église sera ramenée à son « état primitif [12]. » Cette prophétie remarquable, prononcée par un inquisiteur, à l'époque même de la naissance de Luther, est la plus belle apologie de la Réformation.

Le dominicain Jérôme Savonarola, peu après son entrée dans l'ordre à Bologne, en 1475, se livre à 40 constantes prières, au jeûne, aux macérations, et s'écrie : « 0 toi qui

« es bon, dans ta bonté enseigne-moi tes justices [13]. » Appelé à Florence en 4489, il prêche avec force : sa voix est pénétrante, son visage enflammé, son action d'une beauté entraînante. « Il faut, s'écrie-t-il, renouveler l'Église ! » Et il professe le grand principe qui seul peut lui rendre la vie. « Dieu, dit-il, remet à l'homme le péché, et le justifie « par miséricorde. Autant il y a de justes sur la terre, autant « il y a de compassions dans le ciel; car personne n'est sauvé « par ses œuvres. Nul ne peut se glorifier en lui-même, et « si en présence de ,Dieu on demandait à tous les justes: «

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Avez-vous été sauvés par votre propre force ? Tous s'écrieraient d'une voix : Non pas à nous, Seigneur [14] mais à «.ton nom, donne gloire ! — C'est pourquoi, ô Dieu! je «

cherche ta miséricorde et je ne t'apporte pas ma justice; « mais quand par grâce tu me justifies, alors ta justice « m'appartient, car la grâce est la justice de Dieu.— Aussi «

longtemps, ô homme ! que tu ne crois pas, tu es à cause « du péché privé de la grâce. —

0 Dieu! Sauve-moi par ta « justice, c'est-à-dire en ton Fils, qui seul est trouvé juste «

parmi les hommes' [15]! » Ainsi la grande et sainte doctrine de la justification par la foi réjouit le cœur de Savonarole. En vain les présidents des Églises s'opposent-ils à lui; il sait que les oracles de Dieu sont au-dessus de l'Église visible, et qu'il faut les prêcher avec elle, sans elle ou malgré elle. « Fuyez, s'écrie-t-il, loin de Babylone! [16]» et c'est Rome qu'il entend désigner ainsi. Bientôt Rome lui répond à sa manière. En 1497, le scandaleux Alexandre VI lance un bref contre lui, et en 1498 la torture et le bûcher font justice du réformateur.

Le franciscain Jean Vitraire de Tournay, , dont l'esprit monastique ne semble pas d'une bien haute portée, s'élève pourtant avec force contre la corruption de l'Église. « Il

« vaudrait mieux couper la gorge à. son enfant, dit-il a, que « de le mettre en religion non réformée. — Se ton curé, « ou aucun prêtre, tiennent femmes en leurs maisons, «

vous devez aller en leur maison et par force tirer la femme, ou autrement, confusiblement hors de sa maison. — Il y « a aucuns qui disent aucunes oraisons de la vierge Marie, « à fin que à l'heure de la mort ils puissent voir la « vierge Marie. Tu verras le Diable, non pas la vierge « Marie. » On exigea une rétractation, et le moine céda en 1498.

Jean Lainier, docteur de la Sorbonne, s'élève, en 1484, contre la domination tyrannique de la hiérarchie. « Tous « les ecclésiastiques, dit-il, ont reçu de Christ un égal pouvoir. — L'Église romaine n'est point le chef des autres « Églises. — Vous devez garder les commandements de « Dieu et des apôtres : et au regard du commandement

« de tous ses évêques et autres seigneurs d'Église... tout « autant que de paille ; ils ont détruit l'Église par leurs va« verreries [17]. — Les prêtres de l'Église orientale ne pèchent « point en soy mariant, et croy que ainsi ne ferions, nous « en l'Église occidentale, se nous nous marions. — Depuis « saint Sylvestre, l'Église romaine n'est plus l'Église de « Christ, mais une Église d'état et d'argent. — On n'est « point tenu de croire aux légendes des saints plus que « aux chroniques de France. »

Jean de Wesalia, docteur en théologie à Erfurt, homme plein d'esprit et de vie, attaque les erreurs sur lesquelles la hiérarchie repose, et proclame la sainte Écriture source unique de la foi. « Ce n'est pas la religion qui nous sauve « (c'est-à-dire l'état monastique), dit-il à des moines, mais « c'est la grâce de Dieu. — Dieu a établi de toute éternité « un livre dans lequel il a inscrit tous ses élus. Quiconque « n'y est pas inscrit ne le sera pas éternellement; et qui« conque y est inscrit n'en verra jamais son nom effacé. — « C'est par la grâce seule de Dieu que les élus sont sautés. « Celui que Dieu veut sauver en lui donnant sa grâce sera « sauvé, quand même tous les prêtres du monde voudraient « le condamner et l'excommunier. Et celui que Dieu veut «

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle condamner, quand même tous voudraient le sauver, trouvera pourtant sa condamnation [18]. — Par quelle audace « les successeurs des apôtres ordonnent-ils, non ce que « Christ a prescrit dans ses saints livres, mais ce qu'ils imaginent eux-mêmes, emportés qu'ils sont par la soif de « l'argent ou la fureur de commander ? — Je méprise le « pape, l'Eglise et les conciles, et je loue Jésus-Christ. » Wesalia, parvenu peu à peu à ces convictions, les professe courageusement du haut de la chaire; et il entre en rapport avec les envoyés des hussites. Faible, courbé par l'âge, consumé par la maladie, se traînant appuyé sur son bâton, ce courageux vieillard comparaît, d'un pas chancelant, devant l'inquisition, et meurt dans ses cachots en 1481.

Jean de Goch , prieur à Malines, exalta vers le même temps la liberté chrétienne comme l'âme de toutes les vertus. Il accusa de pélagianisme la doctrine dominante, et nomma Thomas d'Aquin le prince de l'erreur. « La « seule Écriture canonique, dit-il, mérite une foi certaine, « et a une irréfragable autorité. — Les écrits des anciens «

Pères n'ont d'autorité qu'autant qu'ils sont conformes à « la vérité canonique [19]. —

Ce proverbe vulgaire est véritable : Ce qu'un moine ose entreprendre, Satan rougirait de « le penser.

Mais le plus remarquable de ces avant-coureurs de la Réformation fut sans doute Jean Wessel, surnommé « la lumière du monde, » homme plein de courage et d'amour pour la vérité, qui fut docteur en théologie, successivement à Cologne, à Louvain, à Paris, à Heidelberg et à Groningue, et dont Luther dit : « Si j'avais lu plus tôt ses écrits, « mes ennemis pourraient croire que Luther a tout puisé « dans Wessel, tellement son esprit et le mien sont d'accord [20]. » « Saint Paul et saint Jacques , dit Wessel, « disent des choses diverses, mais non contraires. L'un et l'autre pensent que le juste vit de la foi, mais d'une foi « qui opère par la charité. Celui qui, entendant l'Évangile, « croit, désire, espère, se confie en la bonne nouvelle, et « aime Celui qui le justifie et le béatifie, se donne alors « entièrement à Celui qu'il aime, et ne s'attribue rien, puis« qu'il sait que de son propre fonds il n'a rien [21]'. —La brebis doit distinguer les choses dont on la paît, et éviter « un aliment corrompu, quand même il est offert par le « pasteur lui-même. Le peuple doit suivre les pasteurs « dans les pâturages ; mais quand ce n'est plus dans les pâturages qu'ils le conduisent, ils ne sont plus pasteurs; et « alors, puisqu'ils sont hors d'office, le troupeau n'est plus « tenu à leur obéir. Nul n'agit plus efficacement pour la « destruction de l'Église qu'un clergé corrompu. Tous les «

chrétiens, même les derniers, même les plus simples, « sont tenus de résister à ceux qui détruisent l'Église'[22]. II « ne faut accomplir les préceptes des prélats et des docteurs que dans la mesure prescrite par saint Paul (t Thess., « y. 2t), savoir en tant que, siégeant dans la chaire de « Moïse, ils parlent selon Moïse. Nous sommes les serviteurs de Dieu et non du pape, selon ce qui est dit : Tu « adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras lui seul. « — Le Saint-Esprit s'est réservé de réchauffer, de vivifier, de conserver, d'augmenter l'unité de l'Église, et il « ne l'a pas abandonnée au pontife de Rome, qui souvent « ne s'en soucie nullement. — Le sexe même n'empêche «

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pas que la femme, si elle est fidèle, prudente, et si elle « a la charité répandue dans le cœur, puisse sentir, juger, approuver, conclure, par un jugement que Dieu ratifie. »

Ainsi, à mesure que la Réformation s'approche, se multiplient aussi les voix qui proclament la vérité. On dirait que l'Église a à cœur de démontrer que la Réformation existait avant Luther. Le protestantisme naquit dans l'Église le jour même où y parut le germe de la papauté, comme dans le monde politique les principes conservateurs ont existé du moment même où le despotisme des grands ou les désordres des factieux ont levé la tête. Le protestantisme même fut quelquefois plus fort que la papauté dans les siècles qui précédèrent la Réformation. Qu'est-ce que Rome motivait opposer à tous les témoins que nous venons d'entendre, dans le moment où leur voix parcourait la terre?

Mais il y avait plus. La Réformation non-seulement était dans les docteurs, elle était encore dans le peuple. Les doctrines de Wikleff, parties d'Oxford, s'étaient répandues dans toute la chrétienté, et avaient conservé des adhérents en Bavière, en Souabe, en Franconie, en Prusse. En Bohême, du sein des discordes et des guerres, était enfin sortie une paisible et chrétienne communauté, qui rappelait l'Église primitive, et qui rendait témoignage avec beaucoup de vie au grand principe de l'opposition évangélique, que Christ lui-même est le roc sur lequel l'Église est bâtie, et a non Pierre et son successeur. » Appartenant également aux races germaniques et aux races slaves, ces simples chrétiens avaient des missionnaires au milieu des diverses nations qui parlaient leurs langues, pour y gagner sans bruit des sectateurs à leurs opinions.

Nicolas Kuss, à Rostock, visité deux fois par eux, commença en 1511 à prêcher publiquement contre le pape [23].

Cet état de choses est important à signaler. Quand la sagesse d'en haut proférera à plus haute voix encore ses enseignements, il y aura partout des intelligences et des cœurs pour l'entendre. Quand le semeur, qui n'a cessé de parcourir l'Église, sortira pour une nouvelle et plus grande semaine, il y aura de la terre préparée à recevoir son grain. Quand la trompette, que l'ange de l'alliance n'a cessé de faire retentir, donnera des sons plus éclatants, plusieurs se prépareront au combat.

Déjà l'Église a le sentiment que l'heure du combat s'approche. Si plus d'un philosophe annonça de quelque manière dans le siècle dernier la révolution qui allait le terminer, nous étonnerons-nous que plusieurs docteurs aient prévu à la fin du quinzième siècle la Réformation imminente qui allait renouveler l'Église?

Le provincial des augustins, André Proclès, qui pendant près d'un demi-siècle présida cette congrégation, et qui, avec un inébranlable courage , maintint dans son ordre les doctrines de saint Augustin, réuni avec ses frères dans le couvent de Himmelspforte, près de Wernigerode, s'arrêtait souvent au moment où la Parole de Dieu était lue, et s'adressant aux moines attentifs, il leur disait : « 0 frères ! « le christianisme a besoin d'une grande et courageuse réformation, et déjà je la vois s'approcher. » Alors les moines s'écriaient « Pourquoi ne commencez-vous pas « vous-même cette réformation et ne vous opposez -vous « pas à tant d'erreurs? — Vous voyez, ô mes frères, répondait 70

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle le vieux provincial, que je suis chargé d'années « et faible de corps, et que je n'ai point la science, le ta« lent, l'éloquence qu'une si grande chose requiert. Mais « Dieu suscitera un héros, qui, par son âge, ses forces, ses « talents, sa science, son génie et son éloquence, occupera « le premier rang. Il commencera la Réformation, il s'opposera à l'erreur, et Dieu lui donnera un courage tel « qu'il osera résister aux grands» Un vieux Moine de Himmelspforte, qui avait souvent entendu ces paroles, les a rapportées à Flacius. C'était dans l'ordre même dont il était provincial que le héros chrétien annoncé par Proclès devait paraître.

Un moine nommé Jean Haien se trouvait dans le couvent des franciscains à 'sentie, en Thuringe. Il étudiait avec soin le prophète Daniel et l'Apocalypse de saint Jean; il écrivit même sur ces livres un commentaire, et censura les plus criants abus de la vie monacale. Les moines, irrités, le jetèrent en prison. Son âge avancé et la saleté de son cachot le firent tomber dangereusement malade; il demanda le frère gardien. A peine celui-ci fut-il arrivé, que, sans écouter le prisonnier et enflammé de colère, il se mit à le reprendre durement de sa doctrine, qui était en opposition, ajoute la chronique, avec la cuisine des moines. Alors le franciscain, oubliant sa maladie et poussant de profonds soupirs, dit : « Je supporte tranquillement vos injures pour « l'amour de Christ; car je n'ai rien dit qui pût ébranler « l'état monastique, et je n'ai fait que reprendre les plus «

notables abus. Mais, continua-t-il (selon ce que Mélanchr « thon nous rapporte dans son Apologie de la Confession de « Foi d' Augsbourg), il en viendra un autre, l'an du Seigneur « mil cinq cent seize : celui-là vous détruira, et vous ne pourrez lui résister'. »

Jean Hilten, qui avait annoncé la fin du monde pour l'an 16M, se trompa moins en désignant l'année où paraîtrait le futur réformateur. Bientôt il naquit à une petite distance de son cachot; il commença à étudier dans cette ville même d'Isenac où le moine était prisonnier, et entreprit publiquement la Réformation, un an seulement plus tard que le franciscain ne l'avait dit.

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FOOTNOTES

[1] Luther à Brentius.

[2] Noble Lem*.

[3] Traité de l’antéchrist, contemporain de la Noble Leçon.

[4] Epist. J. Hüss,tempore anathematis scripte.

[5] I Atlas Ep., tub temp. concilii stries. I Cur Deus homo ?

[6] I Et sane mihi tutior donata quam innata. n (De erroribus Abcelardi, cap. VI.) Credo quod tu, mi Domine Jesu-Christe, solos es mea justitia et redemp-tio... s (Leibnitz Script. Brunsw., III, 396.)

[7] Spes mea crut Christi; gratiam, non opera, qutero.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[8] Sciens posse me aliter non salvari et tibi satisfacere niai per meritum, etc. » (Voyez, pour ces citations et d'autres semblables, Flacius, Ceint. Test. Veridatis ; WoUII Lect.

aleatorabites ; Reliquies, etc., etc.)

[9] Bertrand d'Argentré, Histoire de Bretaigne, Paris, 1618, p. 768.

[10] Ille anime vivit Olympe.. (Baptiste Mantuanus, de Benda viga, in fine.)

[11] A sorbente gurgite damnationis subtrahi. i (J. 11. Hottingeri Miel. Eccl. «seul., XV, p. 347.)

[12] ilium modum Altissimus procurabit,nobis quidem pro nunc incognitum, licet beu prre foribus existai, ut ad pristiuum statum Ecclesia redest. (Ibid., p. 413.)

[13] Bonus es tu, et in hositate tua doce me justificaqoues tuas.. (Batesius,..Vitto seieclorum Virorune, Laud. 113e1, p. 112.)

[14] ifeditationes in Paahnoe — Prediche copra

Saint° : « Quam bonus Israel,.

etc. — Sermones supra Archam Noe. etc.

[15] Inter omnes vero persecutores, potissimum Ecclesite prtesides. • (Renies, p. 148.)

[16] D'Argentré, Colieciio judiciorum de novis erroribus, II, p. 340

[17] D'Argentré, Calmi° judiciorum de norois erroribue, U, p. 340.

[18] Si quem Deus volt damnare, si omnes vellent hune salvare, adhuc iste dam-naretur. s (Paradoxe eictemata, etc. Moguntiee, 1749.)

[19] Antiquorum Patrum scripts tantum habent auctoritatis, quantum canonicte veritati sunt conformia. • (Epiet. Apologet. Anvers, 1521.)

[20] Adeo Spiritus utriusque concordat. • (Farago Weaseli, in prtef.)

[21] Extentus totus et propensus in eum quem amat, a quo credit, Cupit, sperat, eonfidit, justihcatur, nihil sibi ipsi tribuit, qui scit nihil habere ex se. s (De Magsit.

passionis, cap. %LIU, Opera, p. 553.)

[22] os Nemo magie Ecclesiam destruit, quam corruptus clerus. Destruentibus Ecclesiam omnes Christiani tenentur resistere. o (De potestate Eccles., Op.. 769.1

[23] Wolfii Lect. tnemorab., II, p. 27.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Ainsi les princes et les peuples, les membres vivants de l'Église et les théologiens travaillaient chacun dans leur sphère à préparer l'œuvre que le seizième siècle allait manifester. Mais la Réformation devait avoir un autre auxiliaire, les lettres.

L'esprit humain croissait. Ce seul fait devait amener son affranchissement. Qu'une jeune semence tombe près d'une vieille muraille, l'arbuste en grandissant la renversera.

Le pontife de Rome s'était fait le tuteur des peuples, et sa supériorité d'intelligence le lui avait rendu facile. Longtemps il les avait tenus dans un état de minorité; mais maintenant ils le débordaient de toutes parts. Cette tutelle vénérable, qui avait pour cause première les principes de vie éternelle et de civilisation que Rome avait communiqués aux nations barbares, ne pouvait plus s'exercer sans opposition. Un redoutable adversaire s'était posé vis-à-vis d'elle pour la contrôler. La tendance naturelle de l'esprit humain à se développer, à examiner, à connaître, avait donné naissance à ce nouveau pouvoir. Les yeux de l'homme s'ouvraient : il demandait compte de chaque pas à ce conducteur longtemps respecté, sous la direction duquel on l'avait vu marcher sans mot dire, tant que ses yeux avaient été fermés. L'âge de l'enfance était passé pour les peuples de la nouvelle Europe : l'âge mûr commençait. A la naïve simplicité, disposée à tout croire, avaient succédé un esprit curieux, une raison impatiente de connaître les fondements des choses. On se demandait dans quel but Dieu avait parlé au monde, et si des hommes avaient le droit de s'établir médiateurs entre Dieu et leurs frères.

Une seule chose aurait pu sauver l'Église : c'était de s'élever encore plus haut que les peuples; marcher à leur niveau n'était pas assez. Mais il se trouva, au contraire , qu'elle leur fut grandement inférieure. Elle se mit à descendre, en même temps qu'ils se mirent à monter. Quand les hommes commencèrent à s'élever vers le domaine de l'intelligence, le sacerdoce se trouva absorbé dans des poursuites terrestres et des intérêts humains. C'est un phénomène qui s'est souvent renouvelé dans l'histoire. Les ailes avaient cru à l'aiglon; et il n'y eut personne qui eût la main assez haute pour l'empêcher de prendre son vol.

Ce fut dans l'Italie que l'esprit humain prit le premier essor.

La scolastique et la Mésie romantique n'y avaient jamais régné sans obstacle. Il était toujours resté en Italie un souvenir d'antiquité. Ce souvenir se ranima avec beaucoup de force vers la fin du moyen âge, et bientôt il donna aux esprits une impulsion toute nouvelle.

Déjà dans le quatorzième siècle le Dante et Pétrarque remettaient en honneur les anciens poètes de Rome, en même temps que le premier plaçait dans son enfer les papes les plus puissants, et que le second réclamait avec hardiesse la constitution 73

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle primitive de l'Église. Au commencement du quinzième siècle, Jean de Ravenne enseignait avec éclat la littérature latine à Padoue et à Florence, et Chrysoloras interprétait les beaux génies de la Grèce, à Florence et à Pavie.

Tandis que la lumière sortait en Europe des prisons où elle avait été retenue captive, l'Orient envoyait à l'Occident de nouvelles lueurs. L'étendard des Osmanlis, planté en 1453 sur les murs de Constantinople, en avait fait fuir les savants. Ils avaient transporté en Italie les lettres de la Grèce. Le flambeau des anciens ralluma les esprits éteints depuis tant de siècles. George de Trébizonde, Argyropolos, Bessarion, Lascaris, Chalcondylas et beaucoup d'autres remplissaient l'Occident de leur amour pour la Grèce et ses plus beaux génies. Le patriotisme des Italiens en fut ému; et il parut en Italie un grand nombre de savants, parmi lesquels brillent Gasparino, Aurispa, Aretin, Poggio, Valla, qui s'efforcèrent de remettre aussi en honneur l'antiquité romaine. Il y eut alors un grand jet de lumière, et Rome dut en souffrir.

La passion de l'antiquité qui s'empara des humanistes ébranla dans les esprits les plus élevés l'attachement à l'Église, car : « nul ne peut servir deux maîtres. » En même temps les études auxquelles on se livra mirent à la disposition des savants des moyens tout nouveaux, inconnus des scolastiques, pour examiner et juger les enseignements de l'Église. Retrouvant dans la Bible, bien plus que dans les œuvres des théologiens, les beautés qui les ravissaient dans les auteurs classiques, les humanistes furent tout disposées à mettre la Bible au-dessus des docteurs. Ils réformèrent le goût, et préparèrent ainsi la réformation de la foi.

Les lettrés, il est vrai, protestaient hautement que leur science ne portait aucune atteinte à la croyance de l'Église; cependant ils attaquèrent les scolastiques bien avant les réformateurs, et tournèrent en ridicule ces barbares, ces « Teutons, » qui avaient vécu sans vivre'[1]. Quelques-uns même proclamèrent les doctrines de l'Évangile, et mirent la main sur ce que Rome avait de plus cher. Déjà le Dante, tout en adhérant à bien des doctrines romaines, avait proclamé, la puissance de la foi, comme le firent les réformateurs. « C'est la foi véritable, avait-il dit qui nous rend « bourgeois du ciel [2].

La foi selon la doctrine évangélique « est le principe de vie ; elle est l'étincelle qui, s'étendant « toujours plus, devient une flamme vivante et luit en nous, « comme l'étoile dans les cieux. Sans la foi, il n'y a ni « bonne œuvre, ni vie honnête, qui puissent nous être en « aide. Quelque grand que soit le péché, les bras de la « grâce divine sont plus grands encore, et ils embrassent « tout ce qui se tourne vers Dieu [3]. L'âme n'est pas perdue « par l'anathème des pontifes, et l'éternelle charité peut « encore venir à elle, tant que l'espérance fleurit'. De Dieti, « de Dieu seul vient notre justice, par la fait » Et parlant de l'Église, le Dante s'écrie : « 0 ma barque -que tu es « mal chargée [4], 0

Constantin ! Quel grand mal n'a pas engendré, je ne dis pas ta conversion, mais, cette offrande « que le riche père reçut alors de toi ! »

Plus tard, Laurent Valla applique aux opinions de l'Église l'étude de l'antiquité; il nie l'authenticité de la correspondance entre Christ et le roi Abgar ; il rejette la tradition 74

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle sur la formation du symbole des Apôtres; et il sape les bases sur lesquelles repose le prétendu héritage que les papes tiennent de Constantin [5].

Cependant cette grande lumière que l'étude de l'antiquité fit jaillir dans le quinzième siècle était propre à détruire, mais ne l'était pas à édifier. Ce n'est ni à Homère, ni à Virgile, qu'il pouvait être donné de sauver l'Église. Le réveil des lettres, des sciences et des arts, ne fut point le principe de la Réformation. Le paganisme des poètes, en reparaissant en Italie, confirma plutôt le paganisme du cœur. Le scepticisme de l'école d'Aristote et le mépris de tout ce qui ne tenait pas à la philologie s'emparèrent de beaucoup de lettrés, et engendrèrent une incrédulité qui, tout en affectant de se soumettre à l'Église, attaquait néanmoins les vérités les plus importantes de la religion. Pierre Pomponatius, le plus fameux représentant de cette tendance impie, enseignait à Bologne et à Padoue que l'immortalité de l'âme et la Providence sont des problèmes philosophiques [6]. Jean-François Pic, neveu de Pic de la Mirandole, parle d'un pape qui ne croyait pas en Dieu [7], et d'un autre qui, ayant avoué à l'un de ses amis son incrédulité quant à l'immortalité de l'âme, apparut après sa mort, pendant la nuit, à ce même ami, et lui dit : « Ah ! le feu éternel qui me « consume ne me fait que trop sentir l'immortalité de cette « âme qui, selon moi, devait mourir avec le corps ! »

Ceci rappelle cette fameuse parole adressée, à ce que l'on assure, par Léon 'X, à son secrétaire Bembo : « Tous les siècles « savent de quelle utilité a • été à nous et aux nôtres cette « fable du Christo [8] » De futiles superstitions étaient attaquées ; mais c'était l'incrédulité au ris dédaigneux et moqueur qui s'établissait à leur place. Se rire de tout, même de ce qu'il y a de plus saint, était de mode et la marque d'un esprit fort.

On ne voyait dans la religion qu'un moyen de gouverner le peuple. « J'ai une crainte, s'écriait Érasme « en 4516, c'est qu'avec l'étude de la littérature ancienne « ne reparaisse le paganisme ancien.

On vit alors, il est vrai, comme après les moqueries du temps d'Auguste, et comme de nos jours, après celles du siècle dernier, percer et paraître une nouvelle philosophie platonicienne, qui attaqua cette imprudente incrédulité, et chercha, comme la philosophie actuelle, à inspirer quelque - respect pour le christianisme et à ranimer dans les cœurs le sentiment religieux. Les Médicis favorisèrent à Florence ces efforts des platoniciens. Mais ce ne sera jamais une religion philosophique qui régénérera l'Église et le monde. Orgueilleuse, dédaignant la prédication de la croix, prétendant ne voir dans les dogmes chrétiens que des figures et des symboles, incompréhensible pour la majorité des hommes, elle pourra se perdre dans un enthousiasme mystique, mais elle sera toujours impuissante pour réformer et pour sauver.

Que fut-il donc arrivé si le vrai christianisme n'eût pas reparu dans le monde, et si la foi n'eût pas rempli de nouveau les cœurs de sa force et de sa sainteté? La Réformation sauva la religion et avec elle la société. Si l'Église de Rome avait eu à cœur la gloire de Dieu et la prospérité des peuples, elle eût accueilli la Réformation avec joie. Mais que faisait cela à un Léon X ?

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cependant un flambeau ne pouvait être allumé en Italie sans que ses lueurs ne se fissent voir au-delà des Alpes. Les affaires de l'Église établissaient des rapports continuels entre la Péninsule et les autres parties de la chrétienté. Les barbares sentirent bientôt la supériorité et l'orgueil des Italiens, et ils commencèrent à rougir eux-mêmes de ce qu'ils écrivaient et parlaient si mal. Quelques jeunes nobles, un Dalberg, un Langen, un' Spiegelberg, enflammés du désir de connaître, passèrent en Italie, et rapportèrent en Allemagne la science, les grammaires et les classiques tant désirés, qu'ils communiquèrent à leurs amis [9]. Bientôt parut un homme d'une intelligence distinguée, Rodolphe Agricola, auquel sa science et son génie procurèrent une aussi grande vénération que s'il eût été du siècle d'Auguste ou de celui de Périclès.

L'ardeur de son esprit et les fatigues de l'école le consumèrent en peu d'années. Mais dans son commerce intime s'étaient formés de nobles disciples, qui portèrent dans toute l'Allemagne le feu de leur maître. Souvent réunis autour de lui, ils avaient déploré ensemble les ténèbres de l'Église, et avaient demandé pourquoi saint Paul répète si souvent que les hommes sont justes par la foi et non par les œuvres'[10]. On vit bientôt se rassembler aux pieds de ces docteurs nouveaux une jeunesse grossière, qui vivait d'aumônes, qui étudiait sans livres, et qui, partagée en sociétés de prêtres de Bacchus, d'arquebusiers, et d'autres encore, se rendait, en troupes désordonnées, de ville en ville et d'école en école. N'importe, ces bandes étranges étaient le commencement d'un public lettré; peu à peu les chefs-d’œuvre de l'antiquité sortaient des presses de l'Allemagne et remplaçaient les scolastiques; et l'imprimerie, découverte à Mayence en 1440, multipliait les voix énergiques qui réclamaient contre la corruption de l'Église et celles, non moins puissantes, qui appelaient l'esprit humain dans de nouveaux sentiers.

L'étude de la littérature ancienne eut en Allemagne des effets tout différents de ceux qu'elle eut en Italie et en France. Cette étude y fut mêlée avec la foi. L'Allemagne chercha aussitôt dans la nouvelle culture littéraire le profit que la religion pouvait en retirer. Ce qui n'avait produit chez les uns qu'un certain raffinement d'esprit, minutieux et stérile, pénétra toute la vie des autres, échauffa leurs cœurs, et les prépara à une meilleure lumière. Les premiers restaurateurs des lettres, en Italie et en France, se signalèrent par une conduite légère, souvent même immorale. En Allemagne, leurs successeurs, animés d'un esprit grave, recherchèrent avec zèle tout ce qui est vrai. L'Italie, offrant son encens à la littérature et à la science profanes, vit naître une opposition incrédule. L'Allemagne, occupée d'une profonde théologie et repliée sur elle-même, vit naître une opposition pleine de foi. Là on sapait les fondements de l'Église, ici on les rétablissait. Il se forma dans l'Empire une réunion remarquable d'hommes libres, savants et généreux, au milieu desquels brillaient des princes, et qui s'efforçaient de rendre la science utile à la religion. Les uns apportaient à l'étude la foi humble des enfants, d'autres un esprit éclairé, pénétrant, disposé peut-être à dépasser les bornes d'une liberté et d'une critique légitimes; mais les uns et les autres contribuèrent à déblayer les parvis du temple, obstrués par tant de superstitions.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les théologiens moines s'aperçurent du danger, et se mirent à pousser des clameurs contre ces mêmes études qu'ils avaient tolérées en Italie et en France, parce qu'elles y marchaient unies à la légèreté et à la dissolution. Il se forma parmi eux une conjuration contre les langues et les sciences ; car derrière elles ils avaient aperçu la foi. Un moine mettait quelqu'un en garde contre les hérésies d'Érasme. « En quoi, lui demanda-t-on, consistent-elles? » Il avoua qu'il n'avait pas lu l'ouvrage dont il parlait, et ne sut alléguer qu'une chose, savoir : « qu'il était écrit en trop « bon latin. »

II y eut bientôt guerre ouverte entre les disciples des lettres et les théologiens scolastiques. Ceux-ci voyaient avec effroi le mouvement qui s'opérait dans le domaine de l'intelligence, et pensaient que l'immobilité et les ténèbres seraient la garde la plus sûre de l'Église. C'était pour sauver Rome qu'ils combattaient la renaissance des lettres ; mais ils contribuèrent ainsi à la perdre. Rome y fut pour beaucoup. Un instant égarée sous le pontificat de Léon X, elle abandonna ses vieux amis et serra dans ses bras ses jeunes adversaires. La papauté et les lettres formèrent un accord qui semblait devoir rompre l'antique alliance du monachisme et de la hiérarchie. Les papes ne s'aperçurent pas au premier abord que ce qu'ils avaient pris pour un jouet était un glaive qui pouvait leur donner la mort. De même, dans le siècle dernier, on vit des princes accueillir à leur cour une politique et une philosophie qui, s'ils en eussent subi toute l'influence, auraient renversé leurs trônes. L'alliance ne dura pas longtemps. Les lettres avancèrent sans se soucier nullement de ce qui pouvait porter atteinte à la puissance de leur patron. Les moines et les scolastiques comprirent qu'abandonner le pape c'était s'abandonner eux-mêmes. Et le pape, malgré le patronage passager qu'il accorda aux beaux-arts, n'en prit pas moins, quand il comprit le danger, les mesures les plus opposées à l'esprit du temps.

Les universités se défendirent tant qu'elles purent contre l'invasion des nouvelles lumières. Cologne chassa Rha-glus ; Leipzig, Celtes; Rostock, Hermann von dem Busch. Cependant les nouveaux docteurs, et avec eux les anciens classiques, s'établirent peu à peu, et souvent avec l'aide des princes, dans ces hautes écoles.

Bientôt l'on vit s'y former, en dépit des scolastiques, des sociétés de grammairiens et de poètes. Tout dut devenir latin et grec, jusqu’au nom même de ces lettrés; car comment les amis de Sophocle et de Virgile eussent-ils pu s'appeler Krachen-berger ou Schwarzerd? Un esprit d'indépendance souffla en même temps sur toutes les universités. On n'y vit plus les écoliers, à façon séminariste, leurs livres sous le bras, marcher sagement, respectueusement et les yeux baissés, derrière leurs maîtres. La pétulance d'un Martial et d'un Ovide avait passé dans ces nouveaux disciples des Muses. Ils accueillirent avec transport les railleries que l'on faisait pleuvoir sur les théologiens dialectiques; et les chefs du mouvement littéraire furent accusés quelquefois de favoriser et même de susciter les désordres des étudiants.

Ainsi un nouveau monde, sorti de l'antiquité, s'était formé au milieu du monde du moyen âge . Les deux partis devaient en venir aux mains; une lutte était imminente.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce fut le plus tranquille des champions des lettres, un vieillard près d'achever sa paisible carrière, qui l'engagea.

Pour que la vérité triomphât, il fallait d'abord que les armes par lesquelles elle devait vaincre fussent sorties des arsenaux, où depuis des siècles elles étaient enfouies. Ces armes, c'étaient les saintes Ecritures du Vieux et du Nouveau Testament. Il fallait ranimer dans la chrétienté l'amour et l'étude des saintes lettres grecques et hébraïques. L'homme que la providence de Dieu choisit pour cette œuvre se nommait Jean Reuchlin.

Une très belle voix d'enfant se faisait remarquer dans le chœur de l'église de Pforzheim. Elle attira l'attention du margrave de Bade. C'était celle de Jean Reuchlin, jeune garçon de manières agréables et d'un caractère enjoué, fils d'un honnête bourgeois du lieu. Le margrave lui accorda bientôt toute sa faveur et le choisit, en 4473, pour accompagner son fils Frédéric à l'université de Paris.

Le fils de l'huissier de Pforzheim arriva avec le prince, le cœur transporté de joie, dans cette école, la plus célèbre de tout l'Occident. Il y trouva le Spartiate Hermonymos, Jean Wessel, la lumière du monde, et il eut ainsi l'occasion d'étudier sous des maîtres habiles le grec et l'hébreu, dont il n'y avait alors aucun professeur en Allemagne, et dont un jour il devait être le restaurateur dans la patrie de la Réformation. Le jeune et pauvre Allemand copiait pour des étudiants riches les chants d'Homère, le discours d'Isocrate, et il gagnait ainsi de quoi continuer ses études et s'acheter des livres.

Mais voici d'autres choses qu'il entend de la bouche de Wessel, et qui font sur son esprit une impression puissante « Les papes peuvent se tromper. Toutes satisfactions «

d'hommes sont un blasphème contre Christ, qui a réconcilié et justifié parfaitement l'espèce humaine. A Dieu « seul appartient le pouvoir de donner une entière absolution.

Il n'est pas nécessaire de confesser ses péchés « aux prêtres. Il n'y a point de purgatoire, à moins que ce « ne soit Dieu lui-même, qui est un feu dévorant et qui «

purifie de toute souillure. »

A peine âgé de vingt ans, Reuchlin enseigne à Bâle la philosophie, le grec et le latin; et l'on entend, ce qui était alors un prodige, un Allemand parler grec.

Les partisans de Rome commencent à s'inquiéter, envoyât des esprits généreux fouiller dans ces antiques trésors. « Les Romains font la moue, disait Reuchlin, et « poussent des cris, prétendant que tous ces travaux littéraires sont contraires à la piété romaine, puisque les « Grecs sont schismatiques. Oh ! que de peines, que de « souffrances à endurer pour ramener enfin l'Allemagne à « la sagesse et à la science ! »

Bientôt après, Eberhard de Wurtemberg appela Reuchlin à Tubingue, pour être l'ornement de cette université naissante. En 4483, il le mena avec lui en Italie.

Chalchondylas, Aurispa, Jean Pic de la Mirandole, devinrent à Florenée ses compagnons et ses amis. A Rome, lorsque Eberhard reçut du pape, entouré de ses cardinaux, une audience solennelle, Reuchlin prononça un discours d'une latinité si 78

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pure et si élégante, que l'assemblée, qui n'attendait rien de pareil d'un barbare Germain, fut dans le plus grand étonnement, et que le pape s'écria : « Certainement cet « homme mérite d'être mis à côté des meilleurs orateurs « de la France et de l'Italie.

»

Dix ans plus tard, Reuchlin fut obligé de se réfugier à Heidelbe»g, à la cour de l'électeur Philippe, pour échapper à la vengeance du successeur d'Eberhard. Philippe, d'accord avec Jean de Dalberg, évêque de Worms, son ami et son chancelier, s'efforçait de répandre les lumières, qui commençaient à poindre de toutes parts en Allemagne.

Dalberg avait fondé une bibliothèque, dont l'usage était permis à tous les savants.

Reuchlin fit sur ce nouveau théâtre de grands efforts pour détruire la barbarie de son peuple.

Envoyé à Rome par l'Electeur, en 1498, pour une importante mission, il profita de tout le temps et de tout l'argent qui lui restèrent, soit pour faire de nouveaux progrès dans la langue hébraïque, auprès du savant israélite Abdias Sphorne, soit pour acheter tout ce qu'il put trouver de manuscrits hébreux et grecs, avec le dessein de s'en servir, comme autant de flambeaux, pour accroître dans sa patrie le jour qui commençait à paraître. Un Grec illustre, Argyropolos, expliquait dans cette métropole à un auditoire nombreux les antiques merveilles de la littérature de son peuple. Le savant ambassadeur se rend avec sa suite à la salle où ce docteur enseignait, et au moment où il y entre, il salue le maître, et déplore le malheur de la Grèce expirante sous les coups des Ottomans. L'Hellène, étonné, demande à l'Allemand : « D'où es-tu, et comprends-tu le « grec ? » Reuchlin répond : « Je suis un Germain, et je « n'ignore pas entièrement ta langue. » Sur la demande d'Argyropolos, il lit et explique un morceau de Thucydide, que le professeur avait en ce moment sous les yeux. Alors Argyropolos, saisi d'étonnement et de douleur, s'écrie : « Hélas ! hélas ! la Grèce, chassée et fugitive, est allée se « cacher au-delà des Alpes ! »

C'est ainsi que les fils de la rude Germanie et ceux de l'antique et savante Grèce se rencontraient dans les palais de Rome, que l'Orient et l'Occident se donnaient la main dans ce rendez-vous du monde, et que l'un versait dans les bras de l'autre ces trésors intellectuels qu'il avait sauvés en toute hâte de la barbarie des Ottomans. Dieu, quand ses desseins le demandent, rapproche en un instant par quelque grande catastrophe ce qui semblait devoir demeurer toujours éloigné.

A son retour en Allemagne, Reuchlin put rentrer en Wurtemberg. C'est alors surtout qu'il accomplit ces travaux qui furent si utiles à Luther et à la Réformation. Cet homme, qui comme comte palatin occupait une place éminente dans l'Empire, et qui comme philosophe contribua à abaisser Aristote et à élever Platon, fit une diction flaire latin qui fit disparaître ceux des scolastiques, composa une grammaire grecque, qui facilita beaucoup l'étude de cette langue, traduisit et expliqua les psaumes pénitentiaux, corrigea la Vulgate, et, ce qui fit surtout son mérite et sa gloire, publia le premier en Allemagne une grammaire et un dictionnaire hébraïques. Reuchlin rouvrit, 79

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle par ce travail, les livres si longtemps fériés de l'ancienne alliance, et éleva ainsi un monument, comme il le dit lui-même, « plus durable que l'airain. »

Mais ce n'était pas seulement par ses écrits, c'était par sa vie que Reuchlin cherchait à avancer le règne de la vérité. D'une taille élevée, d'un extérieur imposant, d'un abord affable, il gagnait aussitôt la confiance de ceux avec lesquels il avait affaire. Sa soif de connaissance n'était égalée que par son zèle à communiquer ce qu'il avait appris. Il n'épargnait ni argent ni peine pour faire arriver en Allemagne les éditions des classiques, au moment où elles sortaient des presses de l'Italie; et ainsi le fils d'un huissier faisait plus pour éclairer son peuple que de riches municipalités ou de puissants princes. Son influence sur la jeunesse était grande ; et qui peut mesurer à cet égard tout ce que lui doit la Réformation? Nous n'en citerons qu'un exemple. Un jeune homme, son cousin, fils d'un artiste, célèbre comme fabricant d'armes, nommé Schwarzerd, vint loger chez sa sœur Elisabeth , afin d'étudier sous sa direction.

Reuchlin, rempli de joie en voyant le génie et l'application du jeune disciple, l'adopta.

Conseils, présents de livres, exemples, il n'épargna rien pour faire de son parent un homme utile à l'Eglise et à la patrie. Il se réjouissait de voir son œuvre prospérer sous ses yeux, et trouvant le nom allemand de Schwarzerd trop barbare, il le traduisit en grec, selon la coutume du temps, et nomma le jeune étudiant Mélanchthon. C'est l'illustre ami de Luther.

Cependant les études grammaticales ne pouvaient suffire à Reuchlin. A l'instar des docteurs juifs, ses maîtres, il se mit à étudier la mystique de la Parole. « Dieu est esprit, « dit-il, la Parole est un souffle; l'homme respire, Dieu est « la parole: Les noms qu'il s'est donnés à lui-même sont « un écho de l'éternité » Comme les cabalistes, il pensait arriver de symbole en symbole, de forme en forme, à la dernière et plus pure de toutes les formes, à celle qui domine le règne de l'Esprit'[11].

Ce fut tandis que Reuchlin se perdait dans ces paisibles et abstraites recherches, que l'inimitié des scolastiques l'entraîna tout à coup, et bien' malgré lui, dans une guerre violente, qui fut l'un des préludes de la Réformation.

II y avait à Cologne un rabbin baptisé, nommé Pfefferkorn, intimement lié avec l'inquisiteur Hochstraten. Cet homme et les dominicains sollicitèrent et obtinrent de l'empereur Maximilien, peut-être dans de bonnes intentions, un ordre en vertu duquel les Juifs devaient apporter tous leurs livres hébreux (la Bible exceptée) à la maison de ville du lieu où ils résidaient. Là ces écrits devaient être brûlés. On alléguait pour motif qu'ils étaient remplis de blasphèmes contre Jésus-Christ. Il faut avouer qu'ils étaient au moins pleins d'inepties, et que les Juifs eux-mêmes n'eussent pas perdu grand-chose à l'exécution qu'on préméditait.

L'Empereur invita Reuchlin à donner son avis sur ces ouvrages. Le savant docteur désigna expressément les livres écrits contre le christianisme, les livrant au sort qu'on leur destinait; mais il chercha à sauver les autres : « Le meilleur moyen de convertir les Israélites, ajouta-t-il, « serait d'établir dans chaque université deux maîtres de «

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle langue hébraïque, qui enseignassent aux théologiens à « lire la Bible en hébreu et à réfuter ainsi les docteurs de « ce peuple. » Les Juifs obtinrent par suite de cet avis qu'on leur restituât leurs livres. [12].

Le prosélyte et l'inquisiteur, semblables à des corbeaux affamés qui voient échapper leur proie, poussèrent alors des cris de fureur. Ils choisirent divers passages de l'écrit de Reuchlin, en dénaturèrent le sens, proclamèrent l'auteur hérétique, l'accusèrent d'avoir une inclination secrète pour le judaïsme, et le menacèrent des chaînes de l'inquisition. Reuchlin se laissa d'abord épouvanter. Mais ces hommes devenant toujours plus orgueilleux, et lui prescrivant des conditions honteuses, il publia, en 1513, une « Défense contre ses détracteurs de Cologne, » dans laquelle il dépeignit tout ce parti sous de vives couleurs.

Les dominicains jurent d'en tirer vengeance, et espèrent, par un coup d'autorité, raffermir leur puissance chancelante. Hochstraten dresse à Mayence un tribunal contre Reuchlin. Les écrits du savant sont condamnés aux flammes. Alors les novateurs, les maîtres et les disciples de la nouvelle école, se sentant tous attaqués dans la personne de Reuchlin, se lèvent comme un seul homme. Les temps étaient changés. L'Allemagne et les lettres n'étaient pas l'Espagne et l'inquisition. Le grand mouvement littéraire avait créé une opinion publique. Le haut clergé lui-même était presque envahi par elle. Reuchlin en appelle à Léon X. Ce pape, qui n'aimait pas beaucoup les moines ignorants et fanatiques, remet toute l'affaire à l'évêque de Spire; celui-ci déclare Reuchlin innocent, et condamne les moines aux frais du procès. Les dominicains, ces soutiens de la papauté, recourent, pleins de colère, à l'infaillible décision de Rome, et Léon X, ne sachant que faire entre ces deux puissances adverses, rend un mandat de super-sedendo.

L'union des lettres avec la foi forme un des traits de la Réformation, et la distingue, soit de l'établissement du christianisme, soit du renouvellement religieux des jours actuels. Les chrétiens contemporains des apôtres eurent contre eux la culture de leur siècle, et, à quelques exceptions près, il en est de même pour ceux de notre temps. La majorité des hommes lettrés fut avec les réformateurs. L'opinion même leur fut favorable. L'œuvre y gagna en étendue : peut-être y perdit elle en profondeur.

Luther, reconnaissant tout ce qu'avait fait Reuchlin, lui écrivit, peu après sa victoire sur les dominicains : « Le « Seigneur a agi en toi, afin que la lumière de l'Écriture sainte commençât à reluire dans cette Germanie où, de« puis tant de siècles, hélas !

Elle était non-seulement étouffée, mais tout à fait éteinte »

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FOOTNOTES

[1] Qui ne viventes quidem vivebant. (Politiani Ep., IX, 3.)

[2] Parad., XXIV, 44.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[3] Orribil furon li peccati miel; Na la bouta infinita ha si gran braccia, Che prende ciè che si rivolve a lei. (Purgator., 111. 121-124.)

[4]Per lor maladizion si non perde.Che non possa tornar l'eterno amore, Mentre che la sperma ha for del verde.(Ibid., 134-136.)

[5] De ementita Constantini donatione deelamatio ad Papam. Op. Basil., 1543.

[6] De immortalitate animas, de prœdestinatione et providentia, etc.

[7] a Qui nullum Deum credens. • (J. F. Pici, de Fide. Op., II, p. 820.)

[8] Ea de Christo fabula. • (Morne Big. Papatus, p. 820.)

[9] Ramelmann, Relatio hitt. C'est à tort que cette première impulsion est attri-buée à Thomas A—Kempis. (Delprat, over G. Groote, p. 280.)

[10] Fide justos eue.. (Metanehth., Duel., I, 602.)

[11] De verbo mystifie°.

[12] De ante eabalistica.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Mais déjà avait paru un homme, qui regarda comme la grande affaire de sa vie d'attaquer la scolastique des universités et des couvents, le grand écrivain de l'opposition, au commencement du seizième siècle.

Reuchlin n'avait pas encore douze ans quand naquit ce premier génie de ces temps. Un homme plein de vivacité et d'esprit, appelé Gérard, natif de Gouda dans les Pays-Bas, aimait la fille d'un médecin, nommée Marguerite. Les principes du christianisme ne dirigeaient point sa vie, ou tout au moins la passion les fit taire. Ses parents et neuf frères voulaient le contraindre à embrasser l'état monastique. Il s'enfuit, laissant celle qu'il aimait sur le point de devenir mère, et se rendit à Rome. La coupable Marguerite mit au monde un fils. Gérard n'en apprit rien, et, quelque temps après, il reçut de ses parents la nouvelle que celle qu'il avait aimée n'était plus. Saisi de douleur, il se fit prêtre, et se consacra entièrement au service de Dieu. Il revint en Hollande. Elle vivait encore ! Marguerite ne voulut pas se marier à un autre. Gérard resta fidèle à ses vœux sacerdotaux. Leur affection se concentra sur leur jeune fils. La mère en avait pris le soin le plus tendre. Le père, après son retour, l'envoya à l'école, quoiqu'il n'eût alors que quatre ans. Il n'en avait pas treize lorsque son maître Sinthemius, de Deventer, l'embrassant un jour plein de joie, s'écria : « Cet enfant atteindra les plus hautes sommités de la « science ! » C'était Érasme, de Rotterdam.

Vers ce temps, sa mère mourut, et peu après, son père, accablé de douleur, la suivit dans la tombe.

Le jeune Érasme I, demeuré seul au monde, témoigna une vive aversion pour la vie monacale, que ses tuteurs voulaient le contraindre à embrasser, mais avec laquelle, dès sa naissance, il fut, pourrait-on dire, toujours en opposition. A la fin, on le persuada d'entrer dans un couvent de chanoines réguliers, et à peine l'eût-il fait qu'il se sentit comme accablé sous le poids de ses vœux. Il retrouva un peu de liberté, et nous le voyons bientôt à la cour de l'archevêque de Cambrai, et plus tard à l'université de Paris. Il y poursuivit ses études dans une grande misère, mais avec l'application la plus infatigable. Dès qu'il pouvait se procurer quelque argent, il l'employait à acheter, d'abord des auteurs grecs, et ensuite des habits. Souvent le pauvre Hollandais recourut en vain à la générosité de ses protecteurs : aussi, plus tard, sa plus grande joie fut-elle de soutenir des jeunes gens studieux, mais pauvres. Appliqué sans relâche à la recherche de la vérité et de la science, il n'assistait qu'à contrecœur aux disputes scolastiques, et il reculait devant l'étude de la théologie, craignant d'y découvrir quelques erreurs, et d'être bientôt dénoncé comme hérétique.

Ce fut alors qu'Érasme commença à se sentir lui-même. Il sut trouver dans l'étude des anciens une justesse et une élégance de style qui le placèrent bien au-dessus de tout ce que Paris avait de plus illustre. Il se mit à enseigner, et gagna ainsi des amis puissants; il publia quelques écrits, et s'entoura ainsi d'admiration et 83

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'applaudissements. Il comprit ce que le public aimait, et, secouant les derniers liens de la scolastique et du cloître, il se jeta tout entier dans la littérature, répandant dans tous ses écrits ces observations pleines de finesse, cet esprit net, vif, éclairé, qui à la fois enseigne et amuse.

L'habitude du travail, qu'il contracta à cette époque, lui demeura fidèle toute la vie; même dans ses voyages, qu'il faisait ordinairement à cheval, il n'était point oisif. II composait en route, en chevauchant à travers les campagnes, et arrivé à l'hôtellerie, il couchait par écrit ses pensées. C'est ainsi qu'il fit son fameux Éloge de la Folie'[1] dans un voyage d'Italie en Angleterre.

Érasme s'acquit de bonne heure une grande réputation parmi les savants. Mais les moines, irrités, lui vouèrent une haine violente. Recherché des princes, il était inépuisable lorsqu'il s'agissait de trouver des excuses pour échapper à leurs invitations.

Il aimait mieux gagner sa vie avec l'imprimeur Frobenius, en corrigeant des livres, que de se trouver entouré de luxe et de faveurs aux cours magnifique! de Charles-Quint, de Henri VIII, de François Ier, ou que de ceindre sa tête du chapeau de cardinal, qui lui fut offert'[2].

Depuis 1509 il enseigna à Oxford. II vint en 1516 à Bâle; il s'y fixa en 1521.

Quelle a été son influence sur la Réformation?

Elle a été trop exaltée d'un côté, et trop dépréciée de l'autre. Érasme n'a jamais été et n'eût jamais pu être un réformateur; mais il a préparé les voies à d'autres. Non-seulement il répandit dans son siècle l'amour de la science et un esprit de recherche et d'examen qui en mena d'autres bien plus loin qu'il n'alla lui-même; mais encore il sut, protégé par de grands prélats et par de puissants princes, dévoiler et combattre les vices de l'Église par les plus piquantes satires.

Érasme attaqua en effet de deux manières les moines et les abus. II y eut d'abord de sa part une attaque populaire. Ce petit homme blond, dont les yeux bleus à demi fermés observaient finement tout ce qui se présentait à lui, sur la bouche duquel était un sourire un peu moqueur, dont le maintien était timide et embarrassé, et qu'un souffle eût pu, semblait-il, renverser, versait partout de sa plume élégante et mordante des flots d'amertume contre la fausse dévotion et la fausse théologie de son siècle; la raillerie était devenue sa disposition habituelle. Dans des écrits même où l'on n'eût rien attendu de semblable, son humeur sarcastique paraissait tout à coup, et il immolait à coups d'épingle ces scolastiques et ces moines ignorants, auxquels il avait déclaré la guerre. Il y a de grands traits de ressemblance entre Voltaire et Érasme.

Des auteurs qui l'avaient précédé avaient déjà rendu populaire l'idée de cet élément, de folie , qui s'est glissé dans toutes les pensées et tous les actes de la vie humaine.

Érasme s'empara de cette idée. Il introduisit la Folie en personne, Moria, fille de Plutus, née dans les îles Fortunées, nourrie d'ivresse et d'impertinence, et reine d'un puissant empire. Elle en -fait la description. Elle peint successivement tous les États 84

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle du monde qui lui appartiennent, mais elle s'arrête surtout aux gens d'Église, qui ne veulent point reconnaître ses bienfaits, quoiqu'elle les comble de ses faveurs. Elle couvre de ses lazzis et de ses moqueries le labyrinthe de dialectique où les théologiens se sont perdus, et ces syllogismes bizarres dont ils prétendent soutenir la papauté. Elle dévoile les désordres, l'ignorance, la saleté, le ridicule des moines.

« Ils sont tous des nôtres, dit-elle, ces gens qui n'ont « pas de plus grande joie que de raconter des miracles ou « d'entendre des mensonges prodigieux, et qui s'en servent «

pour charmer les ennuis des autres, et pour remplir leurs « propres bourses (je parle surtout des prêtres et des prédicateurs). Près d'eux se trouvent ceux qui se sont mis «

dans l'esprit cette folle et pourtant si douce persuasion, « que s'ils jettent un regard sur un morceau de bois ou sur « un tableau représentant Polyphème ou Chrystophore, ils ne mourront pas ce jour-là... »

u Hélas I... que de folies, continue Moria, dont le rouge « me monte presque à moi-même au front! Ne voit-on pas « chaque pays réclamer son saint particulier? Chaque misère a son saint et chaque saint sa chandelle. Ce saint vous soulage dans les maux de dents ; celui-ci vous assiste au « mal d'enfant; un autre vous restitue ce qu'un voleur vous a pris; un autre vous sauve en cas de naufrage ; un cinquième protège vos troupeaux.

Il en est qui sont puissants dans beaucoup de choses à la fois, et principalement la Vierge, mère de Dieu, à qui le vulgaire attribue « presque davantage qu'au Fils [3]. Au milieu de toutes ces « folies, si quelque odieux sage se lève et, chantant la contre-«

partie, dit (ce qui est la vérité) : «Vous ne périrez pas « misérablement si' vous vivez chrétiennement [4]; - Vous « rachèterez vos péchés si à l'argent que vous donnez vous ajoutez la haine du mal, des larmes, des veilles, des « prières, des jeûnes, et un changement complet dans « votre manière de vivre; — Ce saint vous sera favorable « si vous imitez sa vie; » — si quelque sage, dis-je, leur crie charitablement ces choses aux oreilles, oh ! de « quelle félicité ne prive-t-il pas leurs âmes , et dans quels « troubles, dans quelles désolations ne les plonge-t-il « pas I... L'esprit de l'homme est ainsi fait, que l'imposture a beaucoup plus de prise sur lui que la vérité [5]. S'il « y a quelque saint plus fabuleux qu'un autre , un saint George, un saint Christophore, ou une sainte Barbara, vous « verrez qu'on l'adorera avec une dévotion beaucoup plus grande que saint Pierre , que saint Paul, ou que Christ « lui-même [6]. »

Au reste, la Folie n'en reste pas là; elle attaque les évêques eux-mêmes, « qui courent plus après l'or qu'après « les âmes; qui croient avoir fait assez quand ils se posent «

avec complaisance, dans une pompe théâtrale, comme « de saints Pères, auxquels l'adoration appartient; qui bénissent ou anathématisent.» La Fille «des îles Fortunées»

s'enhardit jusqu'à s'attaquer à la cour de Rome et au pape lui-même, qui, ne prenant pour lui que les divertissements, laisse les apôtres Pierre et Paul s'acquitter de son ministère. « Y a-t-il, dit-elle, de plus redoutables ennemis de l'Église que ces pontifes impies, qui permettent par leur silence que l'on abolisse Jésus-Christ, qui le « lient par 85

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle leurs lois mercenaires, qui le falsifient par leurs « interprétations forcées, et qui l'étranglent par leur vie « empestée'.[7] »

Holbein ajouta à l'Éloge de la Folie les gravures les plus bizarres, où figurait le pape avec sa triple couronne. Jamais ouvrage peut-être ne répondit si bien aux besoins d'une époque. On ne peut décrire l'impression que ce petit livre produisit dans la chrétienté. Il en parut vingt-sept éditions pendant la vie d'Érasme ; il fut traduit dans toutes les langues, et il servit plus que tout autre à affermir l'esprit du siècle dans sa tendance anti sacerdotale.

Mais à l'attaque populaire du sarcasme Érasme joignit l'attaque de la science et de l'érudition. L'étude des lettres grecques et latines avait ouvert de nouvelles perspectives au génie moderne, qui commençait à se réveiller en Europe. Érasme embrassa avec feu l'idée des Italiens, que c'était à l'école des anciens qu'il fallait étudier les sciences, et que, renonçant aux livres insuffisants et bizarres dont on s'était servi jusqu'alors, il fallait aller à Strabon pour la géographie, à Hippocrate pour la médecine, à Platon pour la philosophie, à Ovide pour la mythologie , à Pline pour l'histoire naturelle. Mais il fit un pas de plus; ce pas était celui d'un géant , et devait amener la découverte d'un nouveau monde, plus important à l'humanité que celui que Colomb venait d'ajouter à l'ancien. Érasme, poursuivant le même principe, demanda que l'on n'étudiât plus la théologie dans Scott et Thomas d’Aquin, mais qu'on allât, pour l'apprendre, aux Pères de l'Église, et avant tout au Nouveau Testament. Il montra qu'il ne fallait même pas s'en tenir à la Vulgate, qui fourmillait de fautes; et il rendit à la vérité un service immense en publiant son édition critique du texte grec du Nouveau Testament, texte aussi peu connu de l'Occident que s'il n'eût pas existé. Cette édition parut en 1516, à Bâle, un an avant la Réformation. Érasme fit ainsi pour le Nouveau Testament ce que Reuchlin avait fait pour l'Ancien. Les théologiens purent dès lors lire la Parole de Dieu dans les langues originales, et plus tard reconnaître la pureté de la doctrine des réformateurs.

« Je veux, dit Érasme en publiant son Nouveau Testament, ramener à son origine ce froid disputeur de mots, « que l'on appelle la Théologie. Plût à Dieu que cet ouvrage «

portât pour le christianisme autant de fruits qu'il m'a « coûté de peine et d'application !

[8] » Ce vœu fut accompli. En vain les moines s'écrièrent : « Il veut corriger le Saint Esprit! » Le Nouveau Testament d'Érasme fit jaillir une vive lumière. Ses paraphrases sur les épîtres et sur les évangiles de saint Matthieu et de saint Jean, ses éditions de Cyprien et de Jérôme, ses traductions d'Origène, d'Athanase, de Chrysostome, sa Vraie Théologie', son Ecclésiaste', ses commentaires sur plusieurs psaumes, contribuèrent puissamment à répandre le goût de la Parole de Dieu et de la pure théologie. L'effet de ses travaux surpassa ses intentions même. Reuchlin et Érasme rendirent la Bible aux savants; Luther la rendit au peuple.

Cependant Érasme fit plus encore ; en ramenant à la Bible, il rappela ce qu'il y avait dans la Bible. « Le but le plus « élevé du renouvellement des études philosophiques, 86

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dit-il, « sera d'apprendre à connaître le simple et pur christianisme dans la Bible. »

Belle parole [9] et plût à Dieu que les organes de la philosophie de nos jours comprissent aussi bien leur mission ! « Je suis fermement résolu, disait-il encore, à mourir sur l'étude de l'Écriture : en elle est ma « joie et ma paix [10]. » « Le sommaire de toute la philosophie chrétienne se réduit à ceci, dit-il ailleurs : Placer toute notre espérance en Dieu, qui, sans notre mérite, « par grâce, nous donne tout par Jésus-Christ; savoir que nous sommes rachetés par la mort de son Fils; mourir « aux convoitises mondaines, et marcher d'une manière « conforme à sa doctrine et à son exemple, non-seulement « sans nuire à personne, mais encore en faisant du bien à «

tous; supporter patiemment l'épreuve dans l'espérance « de la rémunération future; enfin, ne nous attribuer au« cm honneur à cause de nos vertus, mais rendre grâce à «

Dieu pour toutes nos forces et pour toutes nos œuvres : « voilà ce dont il faut pénétrer l'homme, jusqu'à ce que « cela soit devenu pour lui une seconde nature [11]. »

Puis, s'élevant contre cette masse d'ordonnances de l'Église sur les habits, les jeûnes, les fêtes, les vœux, le mariage, la confession, qui oppriment le peuple et enrichissent les prêtres, Érasme s'écrie : « Dans les temples à peine « pense-t-on à interpréter l'Évangile [12]. La bonne partie des « sermons doit être conçue au gré des commissaires d'indulgences. La très sainte doctrine de Christ doit être « supprimée ou interprétée à contre-sens et à leur profit. « Il n'y a plus aucune espérance de guérison, à moins « que Christ lui-même ne convertisse les cœurs des princes « et des pontifes, et ne les excite à rechercher la piété véritable. »

Les ouvrages d'Érasme se succédaient. Il travaillait sans cesse, et ses écrits étaient lus tels que sa plume venait de les tracer. Ce mouvement, cette vie native, cette intelligence riche, fine, spirituelle, hardie, qui, sans arrière-pensée, se versait à grands flots sur ses contemporains, entraînait et ravissait l'immense public, qui dévorait les ouvrages du philosophe de Rotterdam. Il devint bientôt l'homme le plus influent de la chrétienté, et de toute part on vit pleuvoir sur sa tête et les pensions et les couronnes.

Si nous portons nos regards sur la grande révolution qui plus tard renouvela l'Église, nous ne pouvons-nous empêcher de reconnaître qu'Érasme fut pour plusieurs comme un pont de passage. Bien des hommes qui auraient été effrayés par les vérités évangéliques présentées dans toute leur force et leur pureté, se laissèrent attirer par lui, et devinrent plus tard les fauteurs les plus zélés de la Réformation.

Mais par cela même qu'il était bon pour préparer, il ne l'eût pas été pour accomplir. «

Érasme sait très bien signaler « les erreurs, dit Luther, mais il ne sait pas enseigner la

« vérité. » L'Évangile de Christ ne fut pas le foyer où s'alluma et s'entretint sa vie, le centre autour duquel rayonna son activité. Il était avant tout savant, et seulement ensuite chrétien. La vanité exerçait sur lui trop de pouvoir pour qu'il eût sur son siècle une influence décisive. Il calculait avec anxiété les suites que chacune de ses démarches pourrait avoir pour sa réputation. Il n'y avait rien dont il aimât autant à parler que de lui-même et de sa gloire. «Le pape,» écrivait-il à un ami intime avec une 87

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vanité puérile, à l'époque où il se déclara l'adversaire de Luther, « le pape m'a « envoyé un diplôme plein de bienveillance et de témoignages d'honneur. Son secrétaire me jure que c'est « quelque chose d'inouï, et que le pape l'a dicté lui-même « mot à mot. »

Érasme et Luther sont les représentants de deux grandes idées quant à une réforme, de deux grands partis dans leur siècle et dans tous les siècles. L'un se compose des hommes d'une prudence craintive, l'autre des hommes de résolution et de courage. Ces deux partis existaient à cette époque, et ils se personnifièrent dans ces illustres chefs.

Les hommes de prudence croyaient que la culture des sciences théologiques amènerait peu à peu et sans déchirement une réformation de l'Église. Les hommes d'action pensaient que des idées plus justes répandues parmi les savants ne feraient point cesser les superstitions du peuple, et que corriger tel ou tel abus était peu de chose si toute la vie de l'Église n'était pas renouvelée.

« Une paix désavantageuse, disait Érasme, vaut mieux « encore que la plus juste des guerres '.[13] » Il pensait (et que d'Erasme n'ont pas vécu dès lors et ne vivent pas de nos jours! ) , il pensait qu'une réformation qui ébranlerait l'Église courrait risque de la renverser; il voyait avec effroi les passions excitées, le mal se mêlant partout au peu de bien que l'on pourrait faire, les institutions existantes détruites, sans que d'autres pussent être mises à leur place, et le vaisseau de l'Église faisant eau de toutes parts, englouti au milieu de la tempête. « Ceux qui font entrer la « mer dans de nouvelles lagunes, disait-il, font souvent « une œuvre qui les trompe; car l'élément redoutable, une « fois introduit, ne se porte pas là où l'on voulait l'avoir, « mais il se jette où il lui plaît, et cause de grandes dévastations. [14] » « Quoi qu'il en soit, disait-il encore, que les « troubles soient partout évités ! Il vaut mieux supporter « des princes impies, que d'empirer le mal par des innovations [15]. »

Mais les courageux d'entre ses contemporains avaient de quoi lui répondre. L'histoire avait suffisamment démontré qu'une exposition franche de la vérité et un combat décidé contre le mensonge pouvaient seuls assurer la victoire. Si l'on eût usé de ménagement, les artifices de la politique, les ruses de la cour papale auraient éteint la lumière dans ses premières lueurs. N'avait-on pas depuis des siècles employé tous les moyens de douceur? N’avait-on pas vu conciles sur conciles convoqués dans le dessein de réformer l'Église? Tout avait été inutile. Pourquoi prétendre faire de nouveau une expérience si souvent déçue?

Sans doute, une réforme fondamentale ne pouvait s'opérer sans déchirements. Mais quand a-t-il paru quelque chose de grand et de bon parmi les hommes, qui n'ait causé quelque agitation ? Cette crainte de voir le mal se mêler au bien, si elle était légitime, n'arrêterait-elle pas précisément les entreprises les plus nobles et les plus saintes? II ne faut pas craindre le mal qui peut surgir d'une grande agitation, mais il faut se fortifier pour le combattre et le détruire.

N'y a-t-il pas d'ailleurs une différence totale entre la commotion qu'impriment les passions humaines et celle qui émane de l'Esprit de Dieu? L'une ébranle la société, 88

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mais l'autre la raffermit. Quelle erreur que de s'imaginer, comme Érasme, que dans l'état où se trouvait alors la chrétienté, avec ce mélange d'éléments contraires, de vérité et de mensonge, de mort et de vie, on pouvait encore prévenir de violentes secousses! Cherchez à fermer le cratère du Vésuve quand les éléments irrités s'agitent déjà dans son sein! Le moyen âge avait vu plus d'une commotion violente avec une atmosphère moins grosse d'orages que ne l'était celle du temps de la Réformation. Ce n'est pas à arrêter et à comprimer qu'il faut penser alors, mais à diriger et à conduire.

Si la Réformation n'eût pas éclaté, qui peut dire l'épouvantable ruine qui l'eût remplacée ? La société, en proie à mille éléments de destruction, sans éléments régénérateurs et conservateurs, eût été effroyablement bouleversée. Certes, c'eût bien été une réforme à la manière d'Érasme, et telle que la rêvent encore de nos jours beaucoup d'hommes modérés, mais timides, qui eût renversé la société chrétienne. Le peuple, dépourvu de cette lumière et de cette piété que la Réformation fit descendre jusque dans les rangs les plus obscurs, abandonné à ses passions violentes et à un esprit inquiet de révolte, se fût déchaîné comme l'animal furieux que des provocations excitent et dont aucun frein ne retient plus la colère.

La Réformation ne fut autre chose qu'une intervention de l'Esprit de Dieu parmi les hommes, un règlement que Dieu mit en la terre. Elle put, il est vrai, remuer les éléments de fermentation qui sont cachés dans le cœur humain; mais Dieu vainquit.

La doctrine évangélique, la vérité de Dieu, pénétrant dans la masse des peuples, détruisit ce qui devait périr, mais affermit partout ce qui devait être maintenu. La Réformation a édifié dans le monde. La prévention seule a pu dire qu'elle avait abattu.

« Le soc de la « charrue, a-t-on dit avec raison, en parlant de l'œuvre de « la Réforme, pourrait aussi penser qu'il nuit à la terre, « parce qu'il la déchire; il ne fait que la féconder. »

Le grand principe d'Érasme était : « Éclaire, et les ténèbres disparaîtront d'elles-mêmes. » Ce principe est bon , et Luther le suivit. Mais quand les ennemis de la lumière s'efforcent de l'éteindre, ou d'enlever le flambeau de la main qui le porte, faudra-t-il, pour l'amour de la paix, les laisser faire? faudra-t-il ne pas résister aux méchants?

Le courage manqua à Érasme. Or, il en faut pour opérer une réformation, aussi bien que pour prendre une ville. Il y avait beaucoup de timidité dans son caractère. Dès sa jeunesse, le nom seul de la mort le faisait trembler. Il prenait pour sa santé des soins inouïs. Nul sacrifice ne lui eût coûté pour s'enfuir loin d'un lieu où régnait une maladie contagieuse. Le désir de jouir des commodités de la vie surpassait sa vanité même, et ce fut cette raison qui lui fit rejeter plus d'une offre brillante.

Aussi ne prétendit-il pas au rôle de réformateur. « Si les « mœurs corrompues de la cour de Rome demandent quel« que grand et prompt remède, disait-il, ce n'est ni mon «

affaire, ni celle de ceux qui me ressemblent '. [16]» II n'avait point cette force de la foi qui animait Luther. Tandis que celui-ci était toujours prêt à laisser sa vie pour la 89

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vérité, Érasme disait ingénument : « Que d'autres prétendent au « martyre : pour moi, je ne me crois pas digne de cet honneur [17]. Je crains que, s'il arrivait quelque tumulte, je n'imitasse Pierre datas sa chute. »

Par ses écrits, par ses paroles, Érasme, plus que tout autre, avait préparé la Réformation, et puis, quand il vit arriver la tempête qu'il avait lui-même suscitée, il trembla. Il eût tout donné pour ramener le calme d'autrefois, même avec ses pesantes vapeurs. Mais il n'était plus temps, la digue était rompue. On ne pouvait arrêter le fleuve qui devait à la fois nettoyer et fertiliser le monde. Érasme fut puissant comme instrument de Dieu : quand il cessa de l'être, il ne fut plus rien.

A la fin Érasme ne savait plus pour quel parti se déclarer. Aucun ne lui plaisait, et il les craignait tous. « Il est « dangereux de parler, disait-il, et il est dangereux de se «

taire. » Dans tous les grands mouvements religieux, il y a de ces caractères indécis, respectables à quelques égards, mais qui nuisent à la vérité, et qui, en ne voulant déplaire à personne, déplaisent à tout le monde.

Que deviendrait la vérité si Dieu ne suscitait pas pour elle des champions plus courageux? Voici le conseil qu'Érasme donna à Viglius Zuichem, depuis président de la cour supérieure à Bruxelles, sur la manière dont il devait se comporter vis-à-vis des sectaires ( car c'est ainsi qu'il appelait déjà les réformateurs) : « Mon amitié pour toi me fait désirer que tu te tiennes bien loin de la contagion des sectes, « et que tu ne leur fournisses aucune occasion de dire que « Zuichem est des leurs. Si tu approuves leur doctrine, au « moins dissimule, et surtout ne dispute point avec eux. « Un jurisconsulte doit finasser avec ces gens, comme certain mourant avec le diable. Le diable lui demanda : Que « crois-tu ? Le mourant, craignant, s'il confessait sa foi, « d'être surpris dans quelque hérésie, répondit : Ce que « croit l'Église. Le premier insista : Que croit l'Église? « L'autre répondit : Ce que je crois. Le diable encore une « fois : Et que crois-tu donc? Et le mourant de nouveau : « Ce que croit l'Église [18]. » Aussi le duc George de Saxe, ennemi mortel de Luther, ayant reçu d'Érasme une réponse équivoque à une question qu'il lui avait adressée, disait : « Cher Érasme, lave moi la fourrure et ne la mouille pas. » Second Curio, dans un de ses ouvrages, décrit deux cieux : le ciel papiste et le ciel chrétien. Il ne trouve Érasme ni dans l'un ni dans l'autre; mais il le découvre se mouvant sans cesse entre eux dans des cercles sans fin.

Tel fut Érasme. Il lui manqua cet affranchissement intérieur, qui rend véritablement libre. Qu'il eût été différent s'il s'était abandonné lui-même, pour se donner à la vérité I Mais après avoir cherché à opérer quelques réformes avec l'approbation des chefs de l'Église, après avoir pour Rome abandonné la Réformation, quand il vit que ces deux choses ne pouvaient marcher ensemble, il se perdit auprès de tous. D'un côté, ses palinodies ne purent comprimer la colère des partisans fanatiques de la papauté. Ils sentaient le mal qu'il leur avait fait, et ne le lui pardonnaient pas. Des moines impétueux l'accablaient d'injures du haut des chaires. Ils l'appelaient un second Lucien, un renard qui avait dévasté la vigne du Seigneur.. Un docteur de Constance 90

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avait suspendu le portrait d'Érasme dans son cabinet, afin de pouvoir à chaque instant lui cracher au visage. Mais de l'autre côté, Érasme, abandonnant l'étendard de l'Évangile, se vit privé de l'affection et de l'estime des hommes les plus généreux du temps où il vécut, et dut renoncer sans doute à ces consolations célestes que Dieu répand dans les cœurs de ceux qui se comportent en bons soldats de Jésus-Christ.

C'est au moins ce que semblent indiquer ces larmes amères, ces veilles pénibles, ce sommeil troublé, ces aliments qui lui deviennent insipides, ce dégoût pour l'étude des muses, autrefois sa seule consolation, ce front chagrin, ce visage pâle, ces regards tristes et abattus, cette haine d'une vie qu'il appelle cruelle, et ces soupirs après la mort, dont il parle à ses amis. Pauvre Érasme [19]!

Les ennemis d'Érasme allèrent, ce nous semble, un peu au-delà de le vérité, quand ils s'écrièrent au moment où Luther parut : « Érasme a pondu l'œuf, et Luther l'a couvé

[20]. »

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FOOTNOTES

[1] 'Dme.,,,Lov 1.40,piaç. Sept éditions de cet écrit furent enlevées eu peu de mois.

[2] principibus facile mihi contiugeret fortuna, niai mihi nimium dulcis esset libertas. • (Epiat. ad Pire k.)

[3] Prœcipue Deipara Virgo, cui vulgus hominum plus prope tribuit quam Filio..

(Encomium Morio. Op., IV, p. 444.)

[4] Non male peribis si bene vixeris. (Ibid.)

[5] Sic sculptus est hominis animus, ut longe magie fucis quam veris capiatur. •

(Encomium Morio. Op., IV, p. 450.)

[6] Aut ipsum Christum, s (Ibid.)

[7] Quasi sint ulli ecclesite perniciosiores quam impii pontificcs, qui et- silentio Christum sinunt abolescere, et qusestuariis Iegibus alligant , et coactis interpreta-tionibus adulterant, et pestilente vita-jugulant. (Enoomiuns Morio.)

[8] I Ratio verte theologio.

[9] Seu De ratione concionandi.

[10] i Ad Servalium.

[11]Ad Joh. Slechiam, 1319. s Ilfec sunt animis hominum inculcanda, sic, ut velut in naturam trauseant. s (Er. Ep., I. p. 680.)

[12] a In templis viz vacat Evangelium interpretari. (Anna. ad Mailh. XI, 30.a Jugula 911CUM 811UVO. .)

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