Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 5 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Ceci semblait un peu fort à Henri VIII. Le pape n'a reçu de Christ d'autre pouvoir que celui de prêcher la Parole de Dieu. C'est cette Parole qui doit gouverner toutes choses, et non les décrets des pontifes. In prœsentia majoris, cessat potestas minoris. Christ a dit : Mon royaume n'est pas de ce monde ; le pape donc, qui a usurpé les droits de l'Empereur, est opposé à la doctrine de Christ. Le roi n'a de comptes à rendre qu'à Dieu. Personne n'est exempt de l'obéissance qui lui est due.

Ni moines, ni évêques, ni papes, ne peuvent, s'ils transgressent les lois, se soustraire à l'épée du prince. Toute âme, dit l'Écriture (Rom. XIII), doit se soumettre aux autorités ordonnées de Dieu [11]»

Quelle excellente lecture ! s'écria Henri, quand il eut terminé; vraiment, voilà un livre que tous les rois doivent lire, et moi tout le premier. [12]» Captivé par l'écrit de Tyndale, le roi commença à s'entretenir avec Anne de l'Eglise et du pape, et celle-ci 375

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle qui avait vu Marguerite de Valois s'efforcer d'instruire François Ier sans en avoir l'air, s'efforça aussi d'éclairer Henri VIII. Elle n'eut pas sur lui l'influence qu'elle désirait ; ce malheureux prince fut, jusqu'à la fin de sa vie, opposé à la Réformation évangélique; protestants et catholiques se sont également trompés quand ils l'ont considéré comme lui ayant été favorable : « En peu de temps, dit, au terme de ce récit, le chroniqueur cité par Strype, le roi, par le moyen de cette vertueuse dame, eut les yeux ouverts à la vérité *[13]. Il apprit à chercher cette vérité, à avancer la religion et la gloire de Dieu, à détester la doctrine du pape, et à délivrer ses sujets des ténèbres de l'Egypte et des liens de Babylone. Méprisant les rébellions des papistes en Angleterre et la rage des potentats au dehors, ce prince accomplit une réformation religieuse qui, commençant par celui dont la tête porte une triple couronne, descendit à tous ses membres. »

L'histoire a rarement porté un jugement plus erroné. Henri n'eut jamais les yeux ouverts à la vérité, et ce ne fut pas lui qui fit la Réformation. Elle fut accomplie avant tout par la sainte Écriture, et puis par le ministère d'hommes simples et fidèles, baptisés du Saint-Esprit.

Cependant le livre de Tyndale et l'acte des légats avaient fait naître dans l'esprit du roi des pensées nouvelles qu'il voulait se donner le temps de méditer. Il désirait aussi cacher sa colère à Wolsey et à Campeggi, et dissiper son spleen, dit l'historien Col Iyers; il donna donc des ordres pour que la cour se transportât dans le château de Woodstock. Le parc magnifique de cette demeure royale, où se trouvait le labyrinthe construit par Henri II pour y cacher la belle Roseuionde, lui offrait tous les agréments de la promenade, de la chasse et de la solitude [14]. De là il pouvait se rendre facilement à Langley, à Graf ton et dans d'autres lieux de plaisance.

Bientôt les courses et les divertissements commencèrent.

Le monde, ses plaisirs et ses grandeurs étaient, au fond, l'idole d'Anne Boleyn; mais elle sentait un certain attrait pour la nouvelle doctrine, qui se con fondait dans son esprit avec la cause des lumières, peut-être avec la sienne. Plus éclairée qu'on ne l'était généralement alors, elle se distinguait par la supériorité de son esprit, non-seulement des personnes de son sexe, mais encore de bien des hommes de la cour.

Tandis que Catherine, membre de l'ordre tertiaire de Saint-François, se jetait dans de petites pratiques, Anne, plus intelligente, si ce n'est plus pieux, se souciait peu des amulettes bénies par les moines, des revenants, et des visions d'anges.

Woodslock lui offrit l'occasion de guérir Henri VIII des idées superstitieuses qui lui étaient naturelles. Il se trouvait dans la forêt un lieu qu'on disait hanté par les mauvais esprits; pas un prêtre, pas un courtisan n'eût osé s'en approcher; une tradition portait même que si un roi osait franchir cette enceinte, il tomberait mort.

Anne entreprit d'y conduire Henri VIII. Un jour donc, elle dirige la promenade vers le lieu où des puissances mystérieuses se manifestent, dit-on, par d'étranges 376

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle apparitions ; on entre dans le bois; on arrive jusqu'à la retraite si redoutée; on hésite alors; mais la tranquillité de la jeune Boleyn rassure ses compagnons ; ils avancent, ils ne trouvent... que des arbres et du gazon, et parcourent en riant le fameux domicile des esprits infernaux.

Anne retourna au château, se félicitant du triomphe que Henri venait de remporter sur de fantastiques terreurs [15]. Ce prince qui, à cette époque, pouvait encore supporter chez les autres quelque supériorité, fut frappé de celle d'Anne Boleyn.

Jamais trop gay, ne trop mélancolique, Elle a au chef un esprit angélique, Le plus subtil qui onc au ciel vola. 0 grand' merveille ! On peut voir par cela Que je suis serf d'un monstre fort étrange: Monstre je suis, car pour tout vrai elle a Corps féminin, cœur d'homme et tête d'ange. »

Ces vers de Clément Marot, faits à l'honneur de Marguerite de Valois, expriment fidèlement ce que Henri VIII éprouvait alors pour Anne, qui avait été avec Marot dans la maison de cette princesse. L'amour d’Henri lui faisait peut-être illusion.

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FOOTNOTES

[1] If when tyrants oppose thee, thou have power to confess. » (Tyndalc's Works, 1, p. 295.)

[2] She noted with her nail. « ( Wyat's Memoirs, p. 438.)

[3] A young fair gentlewoman. » (Strype, I, p. 171.)

[4] Among other love tricks. » (Strype, I, p. 172.)

[5] He was so ravished with the Spirit of God speaking now as well in the heart of the reader. » [Ibid.)

[6] She wept because she could not get the book. » (Ibid.)

[7] To behold abufh at a tavern's door. » (Tynd., Works,!,^. Î66.)

[8] She on her knees told ail. » (Strype, I, p. 17Î.)

[9] Upon her knoes she desireth the king's help for herbook. » [Ibid.)

[10] Wyat's Memoire, p. 441.

[11] 1 Tyndale's Works, edited by Russell, vol. I, p. 212, 238, 274, 242, Ï44, 220, 213.

[12] This book is for me and ail kings to read. » (Strype, I, p. 172.)

[13] The king by the help of this virtuous lady had his eyes opened to the truth. »

[Ibiif.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[14] Les lettres de Gardiner et de Tuke, secrétaires du roi, à Wolsey, datées de Woodstock, vont du 4 août au 8 septembre. [St/ite Papers, I, p. 335 à 347.)

[15] Fox. — Benger's Life of Anne Boleyn, p. 299.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI

Embarras du pape. — Les triomphes de Charles le décident. — Il appelle la cause à Rogne. — Accablement de Wolsey. — Colère d’Henri. — Ses craintes. — Wolsey obtient un adoucissement. — Ar-' rivée des deux légats à Grafton. — Wolsey accueilli par Henri. —Wolsey et Norfolk à (liner. — Henri chez Anne. — Conférence entre le roi et le cardinal. — Joie et douleur de Wolsey. — Le souper d'Enston. —

Audience de congé de Campeggi. — Disgrâce de Wolsey —Campeggi à Douvres. —

Les courtisans l'accusent. — Il quitte l'Angleterre. — Wolsey prévoit sa ruine et celle de la papauté

Pendant que la cour s'amusait à Woodstock, Wolsey était, à Londres, en proie aux plus vives angoisses. « L'appel à Rome, écrivait-il à Bennet, entraînera l'abaissement du siège pontifical et la perturbation de la chrétienté. [1] » A peine ce message était-il parvenu au pape, que les ambassadeurs d'Autriche lui remettaient la protestation de la reine, et ajoutaient d'un ton significatif : « Si votre Sainteté n'appelle pas cette cause devant elle, l'Empereur, décidé à en finir, aura recours à d'autres arguments. » La même perplexité agitait toujours Clément : Qui doit-il sacrifier, d’Henri ou de Charles ?

Antoine de Leyva, qui commandait les troupes impériales, ayant mis en dé route l'armée française, Clément ne douta plus que Charles ne fût l'élu du ciel. Ce n'était pas seulement l'Europe qui reconnaissait le pouvoir de ce prince ; un nouveau monde venait de déposer à ses pieds sa puissance et son or. Le redoutable roi prêtre des Aztèques n'avait pu résister à Cortez ; le roi-prêtre de Rome pouvait-il résister à Charles Quint? Cortez, revenu du Mexique en Espagne, y avait paru, avec la splendeur barbare des chefs mexicains, des milliers de pesos, de l'or, de l'argent, des émeraudes d'une grosseur extraordinaire, de magnifiques tissus et des oiseaux au plumage éclatant. Il avait accompagné Charles, qui se rendait alors en Italie, jusqu'au lieu de l'embarquement, et avait envoyé à Clément VII de riches métaux, de superbes pierreries, et une troupe de danseurs, de bouffons et de jongleurs mexicains, qui avait sur tout charmé le pape et les cardinaux'[2].

Clément, tout en se refusant aux demandes de Henri VIII, n'avait pas encore accédé à celles de l'Empereur. Il crut ne pouvoir résister plus long temps à l'étoile d'un monarque vainqueur des deux mondes, et se hâta d'entrer en négociation avec lui.

De subites terreurs venaient bien encore l'as saillir : Mon refus, se disait-il. Nous fera peut-être perdre l'Angleterre! Mais Charles, le serrant de sa puissante main, l'obligeait à se soumettre. Les antécédents d’Henri rassuraient un peu le pontife.

Comment imaginer qu'un prince qui, seul entre les monarques de l'Europe, avait naguère combattu le grand réformateur, se séparerait maintenant de la papauté?

Clément déclara, le 6 juillet, aux envoyés d'Angleterre qu'il évoquait à Rome le procès d’Henri VIII et de Catherine d'Aragon. C'était refuser le divorce. « Il y a 379

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle vingt-trois points dans cette affaire, disait-on, et les débats sur le premier viennent de durer une année; avant la fin de la procédure, le roi aurait passé l'âge de se marier ou serait même enseveli*. [3] »

En apprenant que le coup fatal était porté, Bennet saisi de douleur, s'écria : «

Hélas ! Très saint Père, cet acte sera la ruine de l'Église en Angle terre ; le. roi me l'a déclaré en fondant en larmes [4]. — Oh ! Pourquoi mon sort est-il de vivre en des jours si funestes, répondit le pape en versant aussi des pleurs ; mais la puissance de l'Empereur m'enveloppe, et si je complais au roi, j'attire sur «moi et sur l'Église une ruine épouvantable. — Dieu sera mou juge ! ... »

Le 15 juillet Da Casale écrivit au ministère anglais la fatale nouvelle. Le roi était cité devant le pape, et en cas de refus condamné à une amende de dix mille ducats.

Le 18 juillet, la paix fut proclamée à Rome entre le pontife et l'Empereur, et le lendemain, 19 juillet (ces dates sont importantes), Clément, voulant tenter encore de détourner le coup dont la papauté était menacée, écrivit au cardinal Wolsey : «

Mon cher fils, comment vous peindre notre douleur ! Montrez en cette affaire la prudence qui vous distingue, et retenez le roi dans la bienveillance qu'il nous a toujours témoignée*. [5] » Tentative inutile ! Loin de sauver la papauté, Wolsey allait faire naufrage avec elle.

Wolsey fut consterné. Au moment où il ne cessait d'assurer Henri du dévouement de Clément et de François, l'un et l'autre l'abandonnaient. La politique que le cardinal avait crue si habile et qui n'avait été que tortueuse, échouait. Henri n'avait plus en Europe que des adversaires, et la Réformation al lait se répandre dans tout le royaume. L'angoisse de Wolsey ne peut se décrire. Sa puissance, son faste, ses palais, tout était menacé ; qui sait même s'il garderait la liberté et la vie ! — Juste salaire de tant de duplicité !...

Mais la colère du roi devait être encore plus grande que l'effroi de son ministre. Ses serviteurs épouvantés se demandaient comment ils lui annonceraient la décision du pontife. Gardiner, qui, après son retour de Rome, avait été nommé secrétaire d'État, se rendit le 3 août à Langley, pour la lui communiquer. Quelle nouvelle pour le fier Tudor!

Le juge ment du divorce interdit en Angleterre, la cause appelée à Rome pour y être ensevelie et iniquement perdue, François Ier traitant avec l'Empereur, Char les et Clément VII sur le point de se donner à Bologne des signes éclatants de leur inaltérable accord, les services rendus par le roi à la papauté payés de la plus noire ingratitude, son espérance de donner un héritier à la couronne indignement frustrée, en fin, et par-dessus tout, Henri VIII, le pins fier monarque de la chrétienté, sommé de se rendre à Rome pour y comparaître devant un tribunal ecclésiastique,... c'était trop pour Henri. Sa colère, un moment con tenue, éclata comme la foudre [6], et tout trembla autour de lui. « Prétend-on, s'écarta-t-il, 380

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle instruire ma cause ailleurs que dans mes propres États ? Moi, le roi d'Angleterre, cité en Italie devant un tribunal!... Eh bien, oui... je me rendrai à Rome, mais ce sera avec une si puissante armée, que le a pape, ses prêtres et tous ses Italiens en seront frappés de terreur![7] — Je défends, reprit-il, que les lettres de citation soient exécutées. Je défends que la commission se regarde comme déchargée de ses fonctions. » Henri eût voulu déchirer la pourpre de Campeggi, jeter en prison ce prince de l'Église, afin d'épouvanter Clément VII, mais la grandeur même de l'injure l'obligea à se modérer.

Il craignait par-dessus tout de paraître humilié aux yeux de l'Angleterre, et il espérait, en montrant quelque douceur, voiler l'affront qu'il venait de recevoir : «

Que l'on fasse tout au monde, dit-il à Gardiner, pour cacher à mes sujets ces lettres de citation, si préjudiciables à ma gloire. Écrivez à Wolsey que j'ai la plus grande confiance dans sa dextérité et qu'il doit, par de bons traitements, gagner le cardinal Campeggi [8], les conseillers de la reine, et surtout obtenir à tout prix que l'on ne me présente pas ces lettres de citation. » Mais à peine Henri avait-il donné ses instructions que l'outrage dont il venait d'être l'objet se représentait à lui; la pensée de Clément VII le poursuivait nuit et jour, et il jurait de tirer du pontife une éclatante vengeance. Rome ne veut plus de l'Angleterre... l'Angleterre, à son tour, ne voudra plus de Rome. Henri sacrifiera Wolsey, Clément, l'Église; rien n'arrêtera sa fureur. L'astucieux pontife a caché son jeu, le roi le battra à jeu découvert ; et de siècle en siècle la papauté versera des larmes sur l'imprudente folie d'un Médicis.

Ainsi, après les insupportables longueurs qui avaient fatigué la nation, une trombe venait de fondre sur l'Angleterre. La cour, le clergé, le peuple, auxquels on n'avait pu cacher ces grands événements, étaient profondément émus, et le trouble était dans tout le royaume. Wolsey, espérant encore pré venir sa ruine et celle de la papauté, déploya aussi tôt toute la dextérité qu’Henri avait réclamée ; il obtint qu'on ne présentât pas au roi les lettres de citation, et qu'on se contentât de lui dénoncer le bref adressé à Wolsey par Clément VII [9]. Le cardinal, joyeux de ce petit succès, et voulant en profiter pour relever son crédit, résolut d'accompagner Cam peggi qui allait à Grafton prendre congé du roi.

Quand on apprit l'arrivée prochaine des deux légats, l'agitation fut grande à la cour.

Les dites virent dans cette démarche un dernier effort de leur en nemi, et conjurèrent Henri de ne pas le recevoir. Le roi le recevra ! disait-on ; — Le roi ne le recevra pas! » Enfin, un dimanche matin, on vint annoncer que les deux prélats étaient aux portes du château. Wolsey regardait d'un œil inquiet s'il ne découvrait pas les grands officiers qui avaient coutume de l'introduire. Us parurent et invitèrent Campeggi à les suivre. Le légat romain une fois installé, Wolsey attendait son tour ; mais quelle fut sa consternation quand on lui dit qu'il n'y avait pas d'appartement pour lui! Sir Henri Norris, gentilhomme de la garde-robe, offrit à Wolsey d'entrer dans sa modeste chambre, et le légat l'y suivit, le cœur navré de 381

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'humiliation qu'il venait de subir [10]. Il se prépara à paraître devant le roi, et s'armant de cou rage, se rendit à la salle d'audience.

Les lords du conseil y étaient placés selon leur rang; Wolsey, ôtant son chapeau, fit le tour du cercle et salua chacun d'eux avec une civilité affectée. Un grand nombre de courtisans arrivaient, impatients de savoir comment Henri recevrait son ancien favori; et la plupart triomphaient de la disgrâce éclatante dont ils croyaient être témoins. Enfin, on annonça le roi.

Henri s'étant placé sous le dais royal, Wolsey s'avança et fléchit le genou. Le plus profond silence régnait dans l'assemblée O surprise ! Le roi lui tend la main, le prend par les deux bras, et le relève'[11] Puis, avec un sourire aimable, il conduit Wolsey dans la large embrasure de la grande fenêtre, l'invite à se couvrir et l'entretient familière ment. « Alors, dit Cavendish, écuyer du cardinal, vous auriez ri de voir la contenance des courtisans. »

Mais c'était le dernier rayon du soir qui éclairait alors le front assombri de Wolsev ; l'astre de sa faveur allait se coucher pour toujours... Le silence s'était accru, car chacun eût voulu entendre quelques mots de la conversation. Le roi semblait accuser Wolsey, et Wolsey paraissait se justifier. Tout à coup Henri tirant une lettre de son habit, la plaça vivement sous les yeux du cardinal, et lui dit en haussant la voix : « Comment cela se fait-il? N’est-ce pas votre main? »

C'était sans doute la lettre que Bryan avait interceptée. Wolsey répondit à voix basse, et parut avoir apaisé son maître. L'heure du dîner étant arrivée, le roi sortit en annonçant à Wolsey qu'il ne tarderait pas à le rejoindre; les courtisans s'empressèrent de faire au cardinal de profondes salutations, mais il traversa la salle avec hauteur, et les ducs coururent porter à Anne Boleyn la nouvelle de cet étonnant accueil.

Wolsey, Campeggi et les lords du conseil se mirent à table. Le cardinal, comprenant que la terrible lettre le perdait sans retour, et que les bonnes grâces de Henri n'avaient d'autre but que de pré parer sa chute, commença à faire pressentir sa retraite. « Vraiment, dit-il d'un ton dévot, il serait bon que le roi renvoyât à leurs bénéfices tous les prêtres et les évêques qui résident à la cour... » On se regardait étonne. — Oui-da ! s'écria un peu rudement le duc de Norfolk, et vous aussi, milord? . . . — Je serais fort content, répondit Wolsey, que le roi voulût bien me permettre de me retirer dans mon bénéfice de Winchester. — Non, non, reprit Norfolk, dans celui d'York, s'il vous plaît ! » Norfolk se souciait fort peu que Wolsey résidât si près de Henri. — Comme il plaira au roi, » répondit Wolsey, et il changea de conversation.

Henri s'était fait annoncer chez Anne Boleyn, qui, dit Cavendish, tenait à Grafton un état de reine plutôt que de dame d'honneur. Douée d'une extrême sensibilité et 382

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle d'une ardente imagination, Anne, qui ressentait la moindre injure avec la sensibilité d'un cœur de femme, était fort mécontente du roi après le rapport des ducs; aussi, sans se soucier des gens qui les servaient : « C'est une chose étonnante, Sire, lui dit-elle, que les dangers où vous a précipité le cardinal d'York. —

Comment cela? » Dit Henri. Anne continua : « Ne savez-vous pas la haine que ses exactions vous ont attirée ? Il n'y a pas un homme dans votre royaume, valant cent livres sterling, dont il ne vous ait fait le débiteur. » Anne voulait parler d'un emprunt du roi. « Bien, bien, dit Henri qui n'aimait pas cette conversation, je connais cela un peu mieux que vous, Madame. — Si le duc de Suffolk, si mon oncle, si mon père avaient fait la moitié autant de mal que le cardinal d'York, continua Anne, il y a longtemps qu'ils «l'eussent payé de leur tête! … — Oh! oh! dit Henri, je m'aperçois que vous n'êtes pas de ses amis. — Non, Sire, ni moi ni aucun de ceux qui vous aiment, » répliqua-t-elle. Le dîner fini, le roi, sans paraître ébranlé, se rendit à la salle d'audience où Wolsey l'attendait.

Après l'avoir entretenu quelques moments à voix basse, Henri le prit par la main et le conduisit dans son cabinet. Les courtisans attendaient avec impatience la fin d'une entrevue qui pouvait décider du sort de l'Angleterre ; ils se promenaient dans les corridors du château, passant souvent devant la porte du cabinet, dans l'espoir de surprendre sur les traits de Wolsey, lorsqu'elle s'ouvrirait, le résultat de cette conférence secrète ; mais les quarts d'heure, les heures même se succédaient et Wolsey ne sortait pas !... Henri, ayant résolu que celte conversation serait la dernière, recueillait sans doute, auprès de son ministre, des informations qui lui étaient nécessaires. Mais les courtisans s'imaginèrent que le cardinal rentrait dans la faveur de son maître; Norfolk, Suffolk, Wiltshire et les autres ennemis du premier ministre commencèrent à s'alarmer et coururent chez Anne Boleyn, qui était leur dernier espoir [12].

La nuit était venue : le roi et Wolsey sortirent enfin du cabinet royal ; le premier paraissait gracieux et le second satisfait; Henri eut toujours pour coutume de sourire à ceux qu'il allait immoler. A demain matin, dit-il au cardinal avec un signa de bienveillance. » Wolsey salua profondément, et en se retournant vers les seigneurs de la cour, il vit leurs traits refléter le sourire du roi. Wiltshire Tuke, Suffolk même lui témoignaient leurs civilités. Bien, se dit-il, le mouvement de ces girouettes m'annonce de quel côté souffle la faveur*. [13] »

Mais un moment après le vent commença à tourner. Des hommes, munis de torches, attendaient le cardinal aux portes du château, pour le conduire au lieu où il devait passer la nuit. Ainsi il ne coucherait pas sous le même toit qu’Henri. C'était à Enston, chez maître Empson, à trois milles de là qu'on l'envoyait. Wolsey, réprimant son dépit, monta à cheval, les valets le précédèrent en agi tant leurs 383

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle flambeaux et après une heure de route par de fort mauvais chemins, il arriva au domicile qu'on lui avait assigné [14].

On se mit à table ; quelques-uns de ses plus in times amis avaient été invités; tout à coup on annonça Gardiner. Gardiner devait tout au cardinal et néanmoins il ne s'était pas présenté chez lui depuis son retour de Rome. Il vient sans doute faire l'hypocrite et m'épier, pensa Wolsey [15]. Mais à peine le secrétaire était-il entré, que Wolsey se levant, lui fit un compliment gracieux et l'invita à s'asseoir.

Monsieur le secrétaire, dit-il, où donc avez-vous été depuis votre retour de Rome? —

J'ai suivi la cour dans ses voyages. — Vous avez donc chassé? Avez-vous des chiens lévriers ? demanda le premier ministre, qui savait fort bien ce que faisait Gardiner dans le cabinet du roi. — Quelques-uns, répliqua Gardiner. » Wolsey pensait que Gardiner lui-même était un lévrier à ses trousses. Toutefois, après le souper, il le prit à part et causa avec lui jusqu'à minuit. Il croyait prudent de ne rien négliger de ce qui pouvait éclairer sa position; et Wolsey sondait Gardiner, comme Henri venait de le sonder lui-même.

Le même soir, à Grafton, le roi reçut Campeggi en audience de congé, et il le traita fort bien, « tant de présents que d'autres choses, » dit Du Bellay, Puis Henri retourna chez Anne Boleyn. Les ducs avaient fait comprendre à cette jeune femme l'importance du moment; elle demanda donc et obtint d’Henri, sans grande difficulté, la promesse de ne plus jamais parler à son ministre [16]. L'injure de la papauté avait aigri le roi d'Angleterre, et ne pouvant la punir, il se vengeait sur son cardinal.

Le lendemain matin, Wolsey, impatient d'avoir l'entrevue qu’Henri lui avait promise, se rendit de bonne heure à Grafton. Mais comme il arrivait, il aperçut un grand train de valets et de chevaux d'équipages, et bientôt il vit paraître Henri lui-même, Anne Boleyn, et plusieurs seigneurs et dames de la cour, s'avançant à cheval

[17]. Qu'est-ce à dire? se demanda le cardinal, troublé. « Milord, lui dit le roi, je ne puis m'arrêter avec vous. Vous retournerez à Londres avec le cardinal Campeggi. »

Puis, piquant des deux, Henri salua amicalement son ministre et s'éloigna,. Après le roi s'avança Anne Boleyn, qui passa devant Wolsey la tête haute et lui lançant un fier regard. La cour se rendait à Hartwéll-Park, où Anne avait résolu de retenir le roi tout le jour. Wolsey était confondu. Il n'y a plus à en douter; sa disgrâce est certaine. La tête lui tourne, il reste un moment immobile; enfin il se remet ; mais l'affront qu'il a reçu n'a pas échappé aux courtisans, et l'on annonce partout la chute définitive du cardinal.

Après le dîner les légats partirent, et arrivèrent le second jour au manoir du Moor, château bâti par un prédécesseur de Wolsey, l'archevêque Néville, qui, pour cause de haute trahison, avait été envoyé en prison d'abord à Calais, puis au château de Ham. Ce souvenir ne fut pas agréable au superstitieux Wolsey. Le lendemain, les 384

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle deux cardinaux se séparèrent, Campeggi se dirigeant sur Douvres, et Wolsey sur Londres.

Campeggi était impatient de se trouver hors de l'Angleterre, et fut très chagrin quand, arrivé à Douvres, il se vit arrêté par les vents. Mais un contretemps plus fâcheux encore lui était réservé. A peine avait-il pris quelque repos que la porte de sa chambre s'ouvrit, et une troupe d'archers s'y précipita. Le cardinal, qui savait ce que signifiaient en Italie des scènes de cette espèce, se crut mort [18]', et tomba tout tremblant aux pieds de son chapelain, en lui demandant l'absolution. Pendant ce temps les archers ouvraient ses paquets, enfonçaient ses mal les, dispersaient ses effets, et secouaient ses hardes*[19].

La tranquillité d'âme d’Henri n'avait pas été de longue durée. « Campeggi porte à Rome des lettres de Wolsey, disait-on autour de lui ; qui sait si elles ne contiennent pas quelque acte de haute trahison ? — Il a encore dans ses papiers la fameuse décrétale qui prononce le divorce, disait un autre; cet acte, si nous l'avions, termine rait l'affaire. » — Un troisième affirmait qu'il se trouvait dans son bagage de grands tonneaux con tenant les trésors du cardinal d'York, et que celui-ci irait jouir des fruits de sa trahison dans la ville des pontifes. [20] « Il est certain, assurait un quatrième, que Campeggi, aidé du cardinal, a su se procurer la correspondance de Votre Majesté avec Madame Anne Boleyn et qu'il l'emporte. » Henri avait donc envoyé un courrier après le nonce, avec ordre de le fouiller soigneusement.

On n'avait rien trouvé, ni lettre, ni bulle, ni trésors. La bulle, elle avait été détruite ; les trésors, Wolsey n'avait pas pensé à les remettre à son collègue; les lettres d’Henri et d'Anne Boleyn, Campeggi les avait envoyées en avant par son fils Rodolphe, et le pape tendait déjà les mains pour les recevoir, fort glorieux, ainsi que ses successeurs, de ce vol commis par deux de ses légats.

Campeggi rassuré, et voyant qu'on ne voulait ni le tuer ni le voler, fit grand bruit de cet acte de violence et des discours outrageux qui l'avaient provoqué. « Je ne sortirai pas d'Angleterre, fit il dire à Henri, que l'on ne m'ait donné satisfaction. —

Monseigneur oublie sans doute qu'il n'est plus légat, répondit le roi, puisque le pape lui a retiré ses pouvoirs; il oublie de plus qu'il est mon sujet, puisqu'il tient de moi l'évêché de Salisbury; quant aux discours contre Monseigneur et le cardinal d'York, c'est une liberté que le peuple a coutume de prendre en Angleterre, et à laquelle on n'est pas maître de s'opposer. » Campeggi, impatient d'arriver en France, se contenta de ces raisons, et oublia bientôt tous ses ennuis, à la table somptueuse du cardinal Duprat.

Wolsey n'était pas si heureux. Il avait vu partir Campeggi, et restait comme un naufragé jeté sur une île déserte, qui a vu s'éloigner les amis seuls capables de lui donner quelque secours. La nécro mancie lui avait appris que cette année lui serait fatale [21]. L'ange de la nonne de Kent avait dit : « Va vers le cardinal et annonce-385

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle lui sa chute, parce qu'il n'a pas fait ce que tu lui avais commandé de faire'[22]. »

D'autres voix se faisaient encore entendre : la haine de la nation, les mépris de l'Europe, et surtout la colère d’Henri VIII, tout lui criait que son heure était arrivée.

Le pape, il est vrai, lui disait qu'il ferait tout pour le sauver ; mais les bons offices de Clément ne devaient que hâter sa ruine. Du Bellay, que le peuple croyait complice du cardinal, constatait le changement qui s'était opéré dans les esprits. Pendant qu'il traversait à pied les rues de la capitale, suivi de deux valets, « on lui remplissait, en passant, les oreilles de moquerie, tant qu'il ne savait, dit-il, où s'en tourner*. [23] » Le cardinal s'en va totalement, écrivait-il, et n'y vois ordre au contraire. » Il venait parfois à Wolsey la pensée de prononcer lui-même le divorce; mais c'était trop tard. « Votre vie est en danger ! » lui disait-on. La fortune, aveugle et chauve, le pied sur la roue, s'enfuyait rapidement sans qu'il lui fût possible de l'arrêter. Ce n'était pas tout; après lui, pensait-il, il n'y avait personne qui pût maintenir dans la Grande-Bretagne l'Église des pontifes. Le navire de Rome était à cette heure sur une mer agitée et sillonnée d'écueils; Wolsey, à la barre du gouvernail, cherchait vainement un refuge; le navire faisait eau de toutes parts ; il sombrait, et le cardinal poussait un cri de détresse. Hélas! Il avait voulu sauver Rome, mais Rome ne l'avait pas voulu...

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FOOTNOTES

[1] Lettre en chiffres de Wolsey à Bennet. [State Papevs,, p. 195.)

[2] Conquête du Mexique, par Prescott. Livre VII, ch. IV.

[3] Not only past remarrying, but past living. » (Fuller, p. 178.)

[4] The Church of England utterly to be destroyed... with weeping tears. » (Burnet, Records, I, p. 75.)

[5] Ut dictum regem in solita erga nos benevolentia retinere velis. » [Ibid., p. 76.)

[6] He becarn-; much incensed. » (Herbert, 287.) Supra quam dici potest excanduit. »

(Sanders, p. 50.)

[7] He would do the same with such a mayn and army royal, as should be formidable to the pope and ail Italy. » (Wolsey to Bennet. State Papers, VII, 194.

Burnet, I, p. 75.)

[8] Tour grace's dexterity... by good handling of the cardinal Campeggius. » [State Papers, I, p. 336.)

[9] The exhibition of the brief in lieu of the letters citatorial. » [StaU Papers, p. 343.) 386

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[10] Cavendish, écuyer de Wolsey, nous a donné tous les détails de ce séjour à Grafton. [Life of Wolsey, p. 237 à 245.)

[11] Then he took my lord up by both arms and caused him to stand up. »

(Cavendish, p. 239.)

[12] Which blanked his enemies very sore. » (Cavcndish, p. 242.)

[13] From the motions of such weathercocks the air of prince's affection was best gathered. » (Burnet, I, p. 77.)

[14] Whither mylord came by torch light. » (Cavendish, p. 243.)

[15] Mylord took it that he came to dissemble or to espy » [Ibid.)

[16] Du Bellay au Grand-Maître. (Le Grand, preuves, p. 375.)

[17] At whose coming the king was ready to ride. » (Gavendish, p. 244.)

[18] Le Grand, Histoire du divorce, 156. Vie de Campeggi, parSi gonius.

[19] Sarcinas excuti jussit. » (Sanders,p. 51.)

[20] The king was informetl that he carried with him great treasures of my lord’s, conveyed in great tuns. » (Cavendish, p. 246.) Voir aussi Le Grand, II, p. 258.

[21] He had learned of his necromancy that this would be a jeopar dose year for him.

» (Tyndale, I, p. 480.)

[22] » The angel commanded her. » (Strype, I, p. 373.) » Herbert, p. 289.

[23] » Du Bellay à Montmorency, 12 octobre. (Le Grand, preuves, p. 365.) 387

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII

Une rencontre à Waltham. — La jeunesse de Th. Cranmer. — Ses premiers enseignements. — Il étudie pendant trois ans l'Écriture. — Ses fonctions d'examinateur. — Le souper de Waltham. — Une vue nouvelle sur le divorce. — Fox la communique à Henri. — Chagrin de Cranmer. — Sa conférence avec le roi. —

Cranmer chez les Boleyns.

Tandis que l'astre de Wolsey disparaissait à l'occident au milieu de nuages enflammés, il s'en montrait un autre, à l'orient, qui devait indiquer le chemin propre à sauver la Grande-Bretagne. Les hommes, comme les étoiles, apparaissent sur l'horizon au commandement de Dieu.

En retournant de Woodstock à Greenwich, Henri, plein d'inquiétude, s'arrêta un soir à Waltham, en Essex. Les gens de sa suite se logèrent dans les maisons environnantes ; l'aumônier Fox et le secrétaire d'Etat Gardiner furent placés chez un gentil homme nommé Cressy, à Waltham Abbey. L'heure du souper étant arrivée, Gardiner et Fox virent avec surprise entrer dans la chambre un de leurs amis, Thomas Cranmer, docteur de Cambridge.

C'est vous! lui dirent-ils; et comment se fait-il que vous soyez ici ? — La femme de notre hôte est ma parente, répondit Cranmer, et l'épidémie sévissant à Cambridge, j'ai ramené à mes amis leur fils qui se trouvait sous ma direction. »

Ce nouveau personnage devant jouer un rôle important dans l'histoire de la Réformation, il vaut la peine de nous y arrêter. Issu d'une ancienne famille, venue à ce que l'on croit en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, Cranmer était né à Aslac ton, comté de Nottingham, le 2 juillet 1489, six ans après Luther. Sa première éducation avait été très négligée ; son précepteur, prêtre ignorant et sévère, ne lui avait enseigné qu'à endurer avec patience de rudes châtiments, science qui devait un jour lui être fort utile.

Son père, honnête gentil homme campagnard, ne s'occupant que de chasse, de courses et d'armes, le fils apprit à son école à monter à cheval, à manier l'arc et l'épée, à pêcher, à chasser au tir et au vol ; et il ne négligea jamais entièrement ces exercices qu'il croyait nécessaires à sa santé. Thomas aimait la promenade, la belle nature et les méditations solitaires, et l'on a longtemps montré, près de sa maison paternelle, une élévation où il allait souvent s'asseoir, parcourant du regard la contrée d'alentour, fixant ses yeux sur les églises, prêtant mélancoliquement l'oreille au tintement des cloches, et se livrant à de douces contemplations. Vers 1504, il fut envoyé à Cambridge, où” h la barbarie régnait encore, » dit un historien

[1].

388

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle D'une apparence simple, noble et modeste, il se concilia l'affection de plusieurs, et en 1510 il fut élu membre (fellow) du collège de Jésus. Doué d'un cœur tendre, il s'attacha, à vingt-trois ans, à une jeune personne de bonne naissance, dit Fox, d'un rang inférieur, ont dit d'autres écrivains. Cranmer ne voulait point imiter les désordres des étudiants, et bien que le mariage dut lui fermer la carrière des honneurs, il épousa sa fiancée, quitta le collège (conformément aux règlements), et se logea modeste ment à l'hôtellerie du Dauphin. Il se mit alors à étudier avec zèle les écrits les plus remarquables du temps, polissant, a-t-on dit, son ancienne aspérité aux productions d'Erasme, de Lefèvre d1Etaples, et d'autres beaux génies ; chaque jour sa rude intelligence en recevait un nouvel éclat [2]. Il commença alors à enseigner dans le collège de Buckingham (appelé plus tard de Madeleine), et pourvut ainsi à ses besoins.

Ces leçons excitèrent l'admiration des hommes éclairés, et la colère des hommes obscurs, qui l'appelèrent avec dédain (à cause de l'auberge où il logeait) un valet d'écurie. » — Ce nom lui convient à merveille, dit Fuller, car dans ses leçons, il frottait rudement le dos robuste des moines, et étrillait de belle manière la peau des prêtres paresseux. » Sa femme étant morte après un an de mariage, Cranmer fut élu de nouveau membre de son ancien collège ; et les premiers écrits de Luther ayant alors paru : « Il faut, dit-il, que je sache de quel côté la vérité se trouve. Il n'y a qu'une source infaillible, les saintes Écritures ; je vais y chercher la vérité divine.

[3] » En effet, pendant trois années, il ne cessa d'étudier les saints livres* [4], sans commentaire, sans théologie humaine, et s'attira ainsi le nom de Scriptural. Enfin ses yeux furent ouvert; il vit le lien mystérieux qui unit toutes les révélations bibliques, et comprit l'ensemble du dessein de Dieu. Alors, sans abandonner les Écritures, il étudia toutes sortes d'auteurs [5]. Lent à lire, il était véhément à observer * [6]; jamais il n'ouvrait un livre sans avoir la plume à la main [7]. Il ne se casait ni dans tel parti ni dans tel siècle ; mais doué d'un esprit libre et philosophique, il pesait toutes les opinions à la balance de son jugement [8], en prenant pour règle la sainte Écriture.

Les honneurs vinrent bientôt le chercher; il fut nommé successivement docteur en théologie, professeur, prédicateur et examinateur de l'Université. C'est aux Écritures, disait-il aux candidats, que Christ renvoie ses auditeurs, et non à l'Église

[9]. — Mais, lui répondaient les moines, elles sont si difficiles ! — Expliquez les passages obscurs par les passages clairs, répondait le professeur, l'Écriture par l'Écriture; cherchez, priez, et celui gui a la clef de David vous ouvrira. » Les moines, effrayés de cette tâche, se retiraient pleins de colère; et bientôt le nom de Cranmer fut redouté dans tous les couvents. Quelques-uns se soumirent pourtant à ce travail, et l'un d'eux, le docteur Barret, bénit Dieu de ce que l'examinateur l'avait renvoyé, «

car a dit-il, j'ai trouvé la connaissance de Dieu dans les saints Livres qu'il m'a forcé d'étudier. » Cranmer travaillait à la même œuvre que Latimer, Staffoid et Bilney.

389

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Fox et Gardiner ayant renouvelé connaissance avec leur ancien ami à Waltham-Abbey, on se mit à table, et l'aumônier et le secrétaire demandèrent au docteur ce qu'il pensait du divorce ; on ne parlait guère d'autre chose, et peu auparavant Cranmer avait été nommé membre d'une commission appelée à donner son avis sur cette affaire. « Vous n'êtes pas dans la bonne voie, dit Thomas à ses amis; ce n'est pas aux décisions de l'Église qu'il faut vous attacher. Il est un chemin plus sûr, plus court, qui peut seul procurer la paix à la conscience du roi. — Lequel ? s'écrièrent Fox et Gardiner. —

La vraie question, répondit Cranmer, est celle-ci: Que dit la Parole de Dieu ? Si Dieu a déclaré mauvais un mariage de cette nature, le pape ne peut le déclarer bon.

Laissez ces interminables négo dations romaines. Quand Dieu a parlé, l'homme doit obéir. — Mais comment connaître ce que Dieu a dit? — Demandez-le aux Universités; elles le discerneront plus sûrement que la cour de Rome. »

Ceci était une vue nouvelle. On avait bien pensé à consulter les Universités; mais c'était leur avis propre qu'on leur avait demandé ; maintenant il s'agissait de savoir d'elles simplement ce que Dieu dit dans sa Parole. « La Parole de Dieu est au-dessus de l'Église, tel était le principe établi par Cranmer, et toute la Réformation était dans ce principe-là. La conversation du souper de Wallham devait être un de ces ressorts secrets qu'une main invisible fait mouvoir pour l'accomplissement de ses grands des seins. Le docteur de Cambridge, transporté subite ment de son cabinet au pied du trône, allait devenir l'un des principaux organes de la sagesse divine.

Le lendemain de cette conversation, Fox et Gardiner arrivèrent à Greenwich, et le roi les fit appeler le soir même. « Eh bien! Messieurs, leur dit-il, voilà nos vacances finies; que ferons-nous maintenant ? S'il faut encore recourir à Rome, Dieu sait quand nous verrons la fin de cette affaire [10] ... a — Il ne sera plus nécessaire de faire ce long voyage, dit Fox ; nous savons un chemin plus court et plus sûr. —

Parlez, dit le roi avec vivacité. — Le docteur Cranmer, que nous avons rencontré hier à Waltham, pense que la sainte Écriture doit seule être juge dans votre cause. »

Gardiner, fâché de la franchise de son collègue, s'efforçait de s'attribuer l'honneur de cette idée lu mineuse; mais Henri ne l'écoutait pas. «Où est ce docteur Cranmer?

disait- il tout ému*[11]. Envoyez-le chercher sur l'heure! Mère de Dieu! (c'était son jurement habituel), cet homme a saisi la truie par la bonne oreille [12]. Si l'on m'avait, il y a deux ans, suggéré cette idée, que d'argent et de troubles l'on m'eût épargnés! »

Cranmer était allé dans le Nottinghamshire; un messager l'y suivit et le ramena. «

Pourquoi m'avez-vous mêlé dans cette affaire? dit-il à Fox et à Gardiner. « Excusez-moi, je vous en conjure, au près du roi. » Gardiner, qui ne demandait pas mieux, promit de faire ce qu'il pourrait ; mais tout fut inutile : « Point d'excuse ! » Dit Henri. Le rusé courtisan dut se résoudre à introduire l'homme simple et droit 390

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle auquel devait un jour appartenir la place qu'il eût si fort ambitionnée ; Cranmer et Gardiner s'acheminèrent vers Greenwich, aussi mécontents l'un que l'autre.

Cranmer avait alors quarante ans, une figure agréable, un regard doux et prévenant, dans le quel semblait se refléter la candeur de son âme. Sensible aux peines comme aux plaisirs du cœur, il devait être plus exposé que d'autres à des soucis et à des chutes ; une vie tranquille, passée au milieu des joies de la famille, dans quelque simple presbytère, eût été plus selon ses goûts que la cour d’Henri VIII. Doué d'un esprit généreux, il n'avait malheureusement pas cette fermeté, si nécessaire à un homme public ; une petite pierre suffisait pour le faire trébucher. Sa belle intelligence lui faisait reconnaître la meilleure voie ; mais sa grande timidité lui faisait craindre la plus dangereuse. Il aimait un peu trop à s'appuyer sur le pouvoir des hommes, et leur faisait facilement de fâcheuses concessions. Jamais si le roi l'avait interrogé, il n'eût osé conseiller une marche aussi hardie que celle qu'il avait indiquée ; cette parole lui était échappée, à table, dans l'intimité d'une conversation familière. Toutefois il était sincère, et après avoir tout fait pour se sous traire aux suites de sa franchise, il était prêt à maintenir l'opinion qu'il avait émise.

Henri, s'apercevant de la timidité de Cranmer, s'approcha de lui avec grâce : «

Comment vous appelez-vous? lui dit-il, en s'efforçant de le mettre à l'aise ; ne vous êtes-vous pas trouvé à Waltham avec mon secrétaire et mon aumônier?» Puis il ajouta : « N'avez-vous pas parlé avec eux concernant notre grande affaire? » et Henri rap porta les paroles attribuées à Cranmer. Celui-ci ne pouvait reculer : « Sire, dit-il, il est vrai, je l'ai dit. — Eh bien, reprit le roi avec animation, je vois que vous avez trouvé la brèche par laquelle il nous faut pénétrer dans la place. Maintenant, Monsieur le docteur, je vous prie, et comme vous êtes mon sujet, je vous ordonne, de mettre de côté toute autre occupation et de faire en sorte que cette affaire se termine selon les idées que vous avez émises.

Tout ce que je désire savoir, c'est si mon mariage est ou non contraire aux lois de Dieu. Mettez donc toute votre habileté à vous en enquérir, et soulagez ainsi ma conscience et celle de la reine [13] »

Cranmer était atterré; il reculait à la pensée de décider une affaire dont dépendait peut-être les destinées de la nation, et soupirait après la campagne solitaire d'Aslacton ; mais saisi par la main vigoureuse de Henri, force lui était d'avancer. «

Sire, dit-il, de grâce, chargez de cette affaire de plus savants docteurs. — J'y consens, dit le roi, mais je veux que vous aussi, vous m'écriviez votre avis. [14]» Puis ayant fait appeler le comte de Wiltshire : « Milord, lui dit-il, recevez le docteur Cran mer dans votre maison, à Durham-Place, et qu'il aille toute la tranquillité nécessaire pour écrire un mémoire que je viens de lui demander. [15]» Après ce commandement précis, qui ne souffrait pas de résistance, Henri se retira.

391

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Cranmer fut ainsi introduit par le roi auprès du père d'Anne Boleyn, et non point, comme des écrivains romains l'ont prétendu, par sir Thomas Boleyn auprès du roi Wiltshire conduisit Cranmer à Durham-Place (maintenant Adelphi-Strand), .et bientôt le pieux docteur, auquel Henri avait imposé ce séjour, contracta une étroite amitié avec Anne et son père, et en profila pour leur faire apprécier la Parole divine, comme la perle de grand prix [16]. Henri, tout en profitant de l'adresse d'un Wolsey et d'un Gardiner, faisait peu de cas de leur personne ; mais il respecta Cranmer, même quand il était d'un avis contraire au sien, et jusqu'à sa mort il le mit au-dessus de tous les courtisans et de tous les clercs. Souvent l'homme pieux réussit mieux, même au près des grands du monde, que les ambitieux et les intrigants.

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FOOTNOTES

[1] Fœda barbaries. » (Melch. Adam, Vita Theol., I.)

[2] Ad eos non aliter, quam ad cotem, quotidie priscam deterg-ebat scabritiem. »

(/ii'rf.)

[3] Beheld the very fountains... » (Fox, Aets, VIII, p. 4.)

[4] Totum triennium Sacra Sriptura monumentis perlegendis im pendit. » (M.

Adam, p. 1.)

[5] Like a merchant greedy of all good things. » (Fox, Acts, VIII, p. 4.)

[6] u Tardus quidem lector, sed vehemens erat observator. » (Melch. Ad.,p.l.)

[7] Sine calamo nunquam ad scriptoris cujusquam librum accessit.» [Ibid., p. 1.)

[8] Omnes omnium opiniones tacito secum judicio trutinabat. » (/é.)

[9] Christ sent his hearers to the Scriptures and not to the Church. » (Cranmer, Works, p. 17, 18.)

[10] God knows and not I. » (Fox, Acts, VIII, 7.)

[11] He was much affected with it. » (Burnet, I, 77.)

[12] I perceive that that ibar. hath tho sow by the vighl ear. » (Foi,, Jets, VIII, p. 7.)

[13] For the discharging of both our consciences. » (t'ox, Acts, VIII, p. 8.)

[14] Sanders,p. 57.

[15] — Lingard, tome VI, ch. m. Comp. avec Fox, Acts, VIII, p. 8.

[16]» Teque nobilis iHius margaritae desiderio teaeri. » (Er. Sp., p. 1754.) 392

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XIII

Wolsey à la chancellerie. — Les ducs le dénoncent. — Il refuse de rendre le grand sceau. — Son désespoir. — Il remet le sceau. — Ordre de partir. — Son inventaire.

— Alarme. — La scène du départ. —Message favorable du roi. — Joie de Wolsey. —

Son fou. — Arrivée à Esher

Tandis que Cranmer s'élevait en dépit de son humilité, Wolsey tombait en dépit de ses ruses. Le cardinal gouvernait encore le royaume, donnait des instructions aux ambassadeurs, négociait avec les princes, et remplissait de son orgueil ses somptueux palais. Le roi ne pouvait se résoudre à l'en chasser; la force de l'habitude, le besoin qu'il avait de lui, le souvenir des services qu'il en avait reçus plaidaient en sa faveur. Wolsey, sans les sceaux du royaume, sembla presque aussi inconcevable que le roi sans sa couronne. Cependant, la chute de ce favori, l'un des plus puissants dont parle l'histoire, s'approchait inévitablement, et nous devons la retracer.

Le 9 octobre, la cour de chancellerie devant se rouvrir après les vacances de Saint-Michel, Wolsey voulut faire bonne mine à mauvais jeu, et s'y rendit avec sa pompe accoutumée; mais il remarqua avec inquiétude qu'aucun des serviteurs du roi ne marchait devant lui, comme ils avaient coutume de le faire. Il présida la séance avec un serrement de cœur inexprimable, et les membres de la cour siégèrent d'un air distrait; il y avait dans cette audience quelque chose de sombre et de solennel, comme si l'on eût assisté à des funérailles ; ce devait être en effet le dernier acte de pouvoir du cardinal. Déjà quelques jours auparavant (le 1er octobre selon Fox), les ducs de Suffolk et de Norfolk et les autres lords du conseil privé s'étaient rendus à Windsor, et avaient dénoncé au roi les rapports inconstitutionnels de Wolsey avec le pape, ses usurpations, « ses pille ries, et les brouilleries semées par son moyen entre les princes chrétiens [1]» De tels motifs n'au raient pas suffi, mais Henri en avait de plus forts. Wolsey n'avait tenu aucune de ses promesses dans l'affaire du divorce; il paraît même qu'il conseilla au pape d'excommunier le roi et de soulever ainsi le peuple contre lui [2]*. Ce fait énorme ne fut pas alors connu de ce prince ; il est même probable qu'il ne se passa que plus tard. Mais Henri en savait bien assez ; il ordonna à son avocat général, sir Christophe Haies, de poursuivre Wolsey.

Tandis que le cardinal, le cœur brisé, étalait le 9 octobre à la chancellerie les restes de son pouvoir, l'avocat général l'accusait à la cour du banc du roi, comme ayant obtenu du pape des bulles qui lui conféraient une juridiction attentatoire à l'autorité royale; et il concluait à ce qu'on lui appliquât les peines du prémunir. Les deux ducs reçurent l'ordre de redemander les sceaux à Wolsey; et celui-ci, instruit de ce qui se passait, ne quitta pas son palais pendant la journée du 10, s'attendant à chaque moment à voir arriver les messagers de la colère du roi; mais personne ne parut. Le lendemain, les ducs se présentèrent : « Le bon plaisir du roi, dirent-ils au cardinal, 393

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle qui demeura assis dans son fauteuil, est que vous nous remettiez le grand sceau et vous retiriez à Esher (maison de campagne, près de Hampton Court). » Wolsey, à qui la présence d'esprit ne faisait jamais défaut, demanda à voir la commission en vertu de laquelle ses collègues agissaient. « Nous avons des ordres de la bouche de Sa Majesté, lui dirent-ils. — Cela suffit pour vous, répliqua le cardinal, mais non pour moi. J'ai reçu le grand sceau d'Angleterre des mains du roi; il me faut une commission écrite pour le rendre. » Suffolk laissa échapper des paroles violentes; Wolsey resta maître de lui-même, et les ducs se rendirent à Windsor. Ce fut le dernier triomphe du cardinal.

Le bruit de sa disgrâce faisait une immense sensation à la cour, à la ville et parmi les ambassadeurs étrangers. Du Bellay accourut à York - Place (Whitehall), pour contempler cette grande ruine et consoler son malheureux ami. Il trouva Wolsey le visage défait, le regard éteint, « déchu de moitié, écrit l'ambassadeur à Montmorency, le plus grand exemple de fortune que on ne saurait voir. » Wolsey voulut lui remontrer son cas ; » mais ses pensées se troublaient, sa langue s'embarrassait, il restait court ; cœur et parole lui faillaient entière ment; » il se mit à fondre en larmes. L'ambassadeur le contemplait avec compassion. « Hélas !

pensait-il, ses ennemis même ne sauraient se garder d'en avoir pitié ! » Enfin le malheureux cardinal retrouva la parole, mais pour se livrer au désespoir. « Je ne veux plus d'autorité, s'écria-t-il, plus de légation du pape, plus de grand sceau d'Angleterre, plus de crédit!... Je suis prêt à tout abandonner, tout jusques à la chemise [3]... Qu'on me laisse seul dans un ermitage, pourvu que le roi ne me tienne pas en sa mauvaise grâce! » L'ambassadeur se mit à le réconforter au mieux qu'il put. » Alors Wolsey, saisissant la planche qui lui était offerte, s'écria : « Que le roi de France et Madame mère prient le roi de modérer son affection contre moi. Mais surtout, ajouta-t-il effrayé, que le roi ne sache jamais que je vous en ai requis ! » Du Bellay écrivit en effet en France que le roi et Madame pouvaient seuls retirer leur affectionné serviteur des portes de l'enfer; » et Wolsey, informé de ces dépêches, reprit un peu d'espérance ; ce mieux ne dura pas.

Le dimanche, 17 octobre, Suffolk et Norfolk reparurent à Whitehall, accompagnés de Fitz William, de Taylor et de Gardiner, l'ancien protégé de Wolsey. Il était six heures du soir; ils trouvèrent le cardinal dans une chambre haute, près de sa grande galerie et lui présentèrent les lettres du roi. Il les lut. « Je suis heureux, dit-il, d'obéir aux ordres de Sa Majesté ; » puis ayant fait apporter le grand sceau, et l'ayant retiré de l'étui de cuir blanc dans lequel il le gardait, il le remit aux ducs qui le déposèrent dans un étui de velours cramoisi, orné des armes d'Angleterre [4], le firent sceller de cire rouge par Gardiner, et le confièrent à Taylor pour le porter au roi.

Wolsey était anéanti ; il devait boire la coupe jusqu'à la lie : on exigea qu'il quittât immédiatement son palais en ne prenant ni habits, ni linge, ni vais selle; les ducs 394

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle avaient craint qu'il n'emportât ses richesses. Wolsey comprit toute la grandeur de sa misère; il trouva cependant assez de force pour dire : Puisque le bon plaisir du roi est de prendre ma maison avec ce qu'elle contient, je suis content de me retirer à Esher. » Les ducs partirent. Wolsey resta seul. Cet homme étonnant, qui s'était élevé de la boutique d'un boucher jusqu'au faîte de la grandeur, qui, pour un mot qui lui déplaisait, envoyait à la Tour les serviteurs les plus dévoués de son maître (Pace, par exemple), et qui avait gouverné l'Angleterre comme s'il en eût été le monarque, davantage même, car il avait gouverné sans le parlement, était chassé et comme jeté sur un fumier.

Un espoir subit traversa son esprit comme un éclair; peut-être que la magnificence de sa dépouille apaiserait Henri. Esaïe ne fut-il pas calmé par le présent de Jacob?

— Wolsey appela ses officiers : Faites dresser des tables dans la grande galerie, leur dit-il, et placez-y tout ce que je vous ai con fié, afin de m'en rendre compte. » Ces ordres furent aussitôt exécutés. On étala une quantité infinie d'étoffes de soie, de velours de toutes couleurs, des fourrures splendides, des chapes et autres vêlements d'église d'une grande magnificence; on tendit les murs de draps d'or, d'argent et de baldaquin [5], pro venant des métiers de Damas, de tapisseries à personnages représentant des scènes de la Bible ou des romans de chevalerie. La chambre dorée et la chambre du conseil, qui étaient attenantes, furent remplies de vaisselles, où les perles et les pierres précieuses étaient incrustées dans l'or et dans l'argent : ces objets de luxe étaient en telle abondance que l'on avait jeté négligemment dans des paniers sous les tables beaucoup de pièces de prix, mais passées de mode. Sur chaque table était un catalogue exact des trésors qu'elle portait, car l'ordre le plus parfait régnait dans la maison du cardinal. Wolsey jeta un regard d'espérance sur ces riches ses, et ordonna à ses officiers de les remettre au roi.

Alors il s'apprêta à quitter cette magnifique de meure. Ce moment si triste fut rendu encore plus poignant par une affection indiscrète: «Ah ! Monseigneur, lui dit sir William Gascoigne, son trésorier, ému jusqu'aux larmes, ils vont mener Votre Grâce droit à la Tour! » C'était trop pour Wolsey : aller rejoindre ses victimes!... Sa colère s'enflamma. Sont-ce là les consolations que vous me donnez ? dit-il ; sachez, sir William, vous et tous les blasphémateurs qui vous ressemblent, qu'il n'y a rien de plus faux ! »

Il fallait partir; Wolsey passa autour de son cou une chaîne avec une petite croix en or, dans laquelle se trouvait un prétendu morceau de la vraie croix; ce fut tout ce qu'il prit. « Plût à Dieu, dit-il, en la mettant, que je n'en eusse jamais eu d'autre ! »

C'était une allusion à la croix de légat, qu'il faisait porter avec pompe devant lui. Il descendit par son escalier privé, entouré de ses serviteurs, les uns mornes et silencieux, les autres fondant en larmes, et arriva sur les bords de la Tamise, où une barque l'attendait. Mais, hélas ! Elle n'était pas seule. Plus de mille bateaux, remplis d'une foule immense, s'agitaient en tous sens. Le peuple de Londres, 395

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle s'attendant à voir conduire le cardinal à la Tour, voulait assister à son humiliation, et s'apprêtait à l'accompagner. De tous côtés partaient des cris de joie qui saluaient sa chute; il s'y joignait même des sarcasmes cruels. « Le chien du boucher ne mordra plus, disait-on (c'était le nom qu'on donnait à Wolsey) ; voyez, il tient la tête basse. »

En effet, l'infortuné, navré d'un spectacle si nouveau pour lui, baissait ses yeux jadis si fiers et maintenant remplis de larmes.

Cet homme, qui faisait trembler toute l'Angle terre, était alors comme une feuille sèche emportée par le courant du fleuve. Tous ses serviteurs étaient émus; son fou même, maître William, surnommé Patch, sanglotait comme les autres. » O

multitude inconstante ! » S’écriait Cavendish, son premier gentilhomme [6].

L'attente des bourgeois fut déçue; la barque, au lieu de descendre la Tamise, la remonta dans la direction de Hampton-Court; peu à peu les cris cessèrent et la flottille se dispersa. Le silence du fleuve eût permis à Wolsey de se livrer à des pensées moins amères, mais il semblait que des furies invisibles, succédant au peuple, le poursuivissent. La barque étant arrivée devant Putney, il se mit avec peine sur sa mule, et s'avança lentement en laissant tomber la tête. Peu après, ayant levé les yeux, il aperçut un cavalier qui descendait rapidement la colline. «

Qui pensez-vous que ce soit? dit-il aux valets qui l'entouraient. — Monseigneur, répondit l'un d'eux, je crois que c'est sir Henri Norris. » Un éclair de joie traversa l'âme de Wolsey. N'était-ce pas Norris qui, de tous les officiers du roi, lui avait montré le plus d'égards, lors de sa visite à Crafton? Norris arriva, le salua respectueusement, et lui dit : « Le roi vous fait dire qu'il a toujours pour vous la même bienveillance, et comme gage de sa confiance il vous envoie cet anneau. »

Wolsey le saisit d'une main tremblante : c'était bien celui que le roi avait coutume de lui envoyer dans les occasions importantes.

Aussitôt le cardinal se jette à bas de sa mule, se met à genoux dans la boue, et élève ses mains vers le ciel, avec l'expression d'un indicible bon heur. Le pauvre homme s'efforçait d'ôter son bon net de velours ; ne pouvant y parvenir, il en arracha violemment les cordons, et le jeta à terre [7]; puis il demeura à genoux, la tête nue, priant avec ferveur, au milieu du plus profond silence. Le par don de Dieu n'avait jamais causé à Wolsey autant de joie que celui de Henri.

Ayant fini sa prière, le cardinal se couvrit, puis remonta sur sa mule. « Noble Norris*[8],* dit-il au messager du roi, si j'étais maître d'un royaume, la moitié de mes Etats ne suffirait pas pour vous récompenser ; mais on ne m'a laissé que mes habits. » Alors, ôtant de son cou sa chaîne d'or : Prenez, dit-il, il s'y trouve un morceau de la vraie croix; dans le temps de ma prospérité, je ne m'en serais pas séparé pour mille livres sterling. » Le cardinal et Norris se quittèrent ; mais bientôt Wolsev s'arrêta, et toute la bande fit halle au milieu de la bruyère. La pensée qu'il n'avait rien à envoyer au roi le troublait fort ; il rappela Norris, et portant ses 396

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle regards autour de lui, il aperçut, monté sur sa petite bête, le pauvre Patch, qui depuis l'in fortune du cardinal avait perdu toute sa gaieté.

Offrez de ma part au roi ce pauvre fou, dit Wolsey à Norris, ses bouffonneries sont plaisir de prince; il vaut mille livres sterling. » Alors Patch, blessé de se voir ainsi traité par son maître, tomba dans un accès de rage, ses yeux brillaient, sa bouche écumait, il étouffait, il se débattait des pieds et des mains, frappait et mordait tous ceux qui l'approchaient [9] ; mais l'inexorable Wolsey, qui ne voyait en lui qu'un jouet, ordonna à six de ses plus grands estafiers de s'en emparer. On emmena le pauvre homme qui longtemps encore poussa des cris aigus.

Au moment même où son maître venait d'avoir pitié de lui, Wolsey, comme le serviteur de la parabole, n'eut pas pitié de son chétif compagnon d'infortune*[10].

Enfin, on arriva à Esher. Quelle demeure, en sortant de Whitehall !... Il n'y avait que les quatre murs. On emprunta le strict nécessaire, mais Wolsey ne pouvait se faire à ce cruel contraste. D'ailleurs, il connaissait Henri VIII, il savait que ce prince pouvait un jour lui envoyer Norris avec un anneau d'or, et le jour suivant un bourreau avec une corde. Sombre et abattu, il se tenait assis dans ses appartements déserts. Soudain il se levait, s'agitait, criait de toute sa force, puis retombant sur sa chaise, il pleurait comme un enfant. Cet homme, qui naguère ébranlait les royaumes, avait été renversé en un clin d'œil, et expiait ses perfidies dans l'humiliation et dans l'épouvante, éclatant exemple des jugements de Dieu.

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FOOTNOTES

[1] Du Bellay à Montmorency, 22 octobre. (Le Grand, preuves,p. 377.)

[2] Ranke, Deutsche Geschichte, III, p. 140.

[3] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 377.)

[4] In quadam teca de veluto crimisino. » Rymer, Acts, p. 138.)

[5] Baldekinum, pannus omnium ditissimus cujus utpote stamen ex fllo auri, subtegmen ex serico texitur, plumario opere intertextus. » (Ducange, Glossarium.)

[6] O wavering and new fanglcd multitude ! » Cav., Wolsey, p. 451 .)

[7] » Wherefore with violence he rent the laces. » (Cavendish, Wol sey,p. 255.)

[8] «Gentle Norris. » [Ibid.)

[9] The poor fool took on and flred so in suoh a rage. » Cavendish, Wolsey, p. 287.)

[10]» Évangile selon saint Matthieu, XVIII, 23-35.

397

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XIV

Th. More élu chancelier. — Le gouvernement laïc, un des grands faits de la Réforme. — Wolsey accusé d'avoir subordonné au pape la couronne d'Angleterre. —

Il implore la clémence du roi. — Sa condamnation. — Cromwell à Esher. — Son caractère. — Il part pour Londres. — Sir Chr. Hales le recommande au roi. —

Entrevue de Henri et de Cromwell dans le parc. — Une nouvelle théorie. —

Cromwell élu membre du parlement. — Ouverture par Th. More. —On attaque les abus ecclésiastiques. — Réformes prononcées par la convocation. — Trois bills. —

Rochester les attaque. — Résistance des communes. — Luttes. — Henri sanctionne les trois bills. —Alarme du clergé et troubles

Pendant ce temps tout se remuait à la cour. Norfolk et Suffolk, mis à la tête du conseil, avaient annoncé à la chambre étoilée la disgrâce du cardinal ; et Henri ne savait comment le remplacer. On parla de l'archevêque de Cantorbéry ; le roi l'écarta. Wolsey, dit un écrivain français, avait dégoûté le roi et l'Angleterre de ces sujets de deux maîtres qui, presque toujours, vendaient l'un à l'autre. On préférait un ministre laïque. » Je crois bien que les prêtres n'y toucheront plus, » écrivait Du Bellay. On prononça le nom de Thomas More. II était laïque, et cette qualité, qui eût pu l'exclure quelques années auparavant, était maintenant une recommandation.

Un souffle du protestantisme portait au faîte des honneurs l'un de ses plus grands ennemis. Henri crut que, placés entre le pape et son souverain, Thomas se déciderait pour les intérêts du trône et l'indépendance de l'Angleterre; son choix fut arrêté.

More savait que le cardinal avait été mis de côté, parce qu'il n'avait pas été un instrument assez docile dans l'affaire du divorce; l'œuvre qu'on lui demandait était contraire à ses convictions ; mais l'honneur qu'on lui faisait était sans exemple ; on avait rarement confié les sceaux à un simple chevalier. Il suivit le chemin de l'ambition et non celui du devoir; toutefois, il devait montrer un jour qu'il n'était pas un ambitieux vulgaire. Il est même probable que voyant les dangers qui menaçaient de détruire en Angleterre la puissance des papes, More voulut entreprendre de la sauver.

Norfolk installa le nouveau chancelier dans la chambre étoilée. « Sa Majesté, dit le duc, n'a pas regardé à la noblesse du sang, mais au mérite de la «personne; elle a voulu montrer, par ce choix, qu'il se trouve parmi les laïques, et même parmi les simples citoyens de l'Angleterre, des hommes dignes d'occuper les hautes charges du royaume, que jusqu'à cette heure les évêques et les nobles ont cru seuls mériter [1].

» La Réformation, qui rendait la religion aux simples membres de l'Église, ôtait en même temps la puissance politique au clergé. Les prêtres avaient enlevé au peuple l'activité chrétienne et aux gouvernements le pouvoir ; l'Évangile restituait aux uns et aux autres ce que les clercs avaient accaparé. Ce résultat devait être favorable 398

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle aux intérêts de la religion; moins les rois et les peuples auront à craindre l'intrusion du pouvoir clérical dans les affaires du monde, plus aussi ils se livreront avec confiance au souffle vivifiant de la foi.

More ne perdit pas de temps; jamais lord chance lier n'avait déployé tant d'activité.

Il mit prompte ment à jour toutes les affaires qui traînaient dans les cours judiciaires, et installé le 26 octobre, il appela le 28 ou le 29 la cause de Wolsey. « La couronne d'Angleterre, dit l'avocat général, n'a jamais reconnu de suzerain, et a toujours relevé immédiatement de Dieu même [2]. Or, ledit Thomas Wolsey, légat à latere, a obtenu du pape certaines bulles en vertu desquelles il a exercé, dès le 28

août 1523, une autorité attentatoire au pouvoir de Sa Majesté et de ses cours de justice. La couronne d'Angleterre ne doit pas être soumise au pape ; nous accusons donc ledit légat d'avoir enfreint le statut du prémunir. »

Sans doute Henri avait eu, pour renverser Wolsey, d'autres motifs que celui qu'indiquait l'avocat général; mais l'Angleterre avait des préoccupations plus élevées que celles de son monarque. Elle voyait dans Wolsey le complice du pape, et cette complicité était la véritable cause de la grande sévérité du ministère public et du peuple, par excuse ordinairement le cardinal, en disant que le roi et le parlement même avaient reconnu l'autorité anticonstitutionnelle dont Rome l'avait revêtu; mais les pouvoirs que le pape lui avait donnés, n'avaient-ils pas eu des conséquences injustifiables dans une monarchie constitutionnelle [3]? Wolsey, légal du pape, avait gouverné l'Angleterre sans communes et sans lords ; et comme si l'on fût revenu au règne de Jean Sans Terre, il avait substitué, de fait, si ce n'est en théorie, aux institutions de la grande charte, le système monstrueux de la fameuse bulle Unam sanctam*. En vain, le roi, le parlement même, avaient-ils connivé à ces illégalités; les droits de la constitution d'Angleterre ne demeuraient pas moins inviolables, et les meilleurs du peuple avaient pro testé. Aussi Wolsey, comprenant sa faute, s'en remit-il simplement à la clémence de Sa Majesté, [4] » et ses avocats se contentèrent de déclarer en son nom l'ignorance où il avait été des statuts qui lui étaient contraires. On ne peut argumenter ici, comme on l'a fait, de la prostration des forces morales de Wolsey; il sut, même après sa chute, répondre avec énergie à Henri VIII.

Quand, par exemple, le roi lui fit demander pour la couronne le palais de Whitehall, qui appartenait à l'archevêque d'York, le cardinal répondit : « Je vous charge de rappeler à Sa Majesté qu'il y a un ciel et un en fer ; » et quand d'autres accusations que celle de complicité à l'agression papale lui furent intentées, il se défendit courageusement, comme on le verra plus tard. Si donc, le cardinal ne se justifia pas d'avoir porté atteinte aux droits de la couronne, c'est que sa conscience lui fermait la bouche. Il avait commis l'une des plus grandes fautes dont un homme d'État puisse être trouvé coupable. Ceux qui ont cherché à l'excuser ne se sont pas rappelé suffisamment, que, dès la grande charte, l'op position aux agressions romaines a 399

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle toujours caractérisé la constitution et le gouvernement de l'Angleterre. Wolsey sut bien s'en souvenir; et cette explication est plus honorable pour lui, que celle qui attribue son silence à la faiblesse ou à la ruse.

Le cardinal fut déclaré coupable, et la cour arrêta qu'en vertu du prémunir, il serait privé de tous ses biens et pourrait être amené devant le roi en son conseil.

L'Angleterre, en immolant un homme d'Église qui s'était placé au-dessus des rois, donna un mémorable exemple de son inflexible opposition aux envahissements de la papauté. Wolsey fut consterné, et son imagination troublée ne lui fit voir de tous côtés qu'embûches et périls.

Tandis que More se prêtait à la condamnation de son prédécesseur dont il avait été l'ami, un autre laïque, d'une origine plus humble encore, se prépa rait à défendre le cardinal ; et cet homme allait de venir, par cet acte même, le marteau destiné à abattre les couvents de l'Angleterre et à briser les liens séculaires qui l'unissaient au pontife romain. Le 1er novembre, jour de la Toussaint, deux jours après la condamnation de Wolsey, l'un de ses officiers, ses matines à la main, appuyé contre la muraille de la grande salle, paraissait absorbé dans ses prières. « Bonjour, lui dit en passant Cavendish, qui se rendait auprès du cardinal pour son service du matin.

A ces mots le personnage s'étant retourné, Cavendish vit son visage inondé de larmes. Maître Cromwell, lui dit-il effrayé, monseigneur court il quelque danger? »

— Je ne le pense pas, répondit Cromwell, mais il est dur de se voir au moment de perdre le travail de toute une vie ! » — Dans la chute de son maître, Cromwell voyait aussi la sienne. Cavendish lui donna quelque consolation. «Voici, Dieu aidant, ma résolution, reprit l'ambitieux solliciteur de Wolsey ; aujourd'hui, après le dîner de monseigneur, je me rendrai à Londres; j'irai à la cour; j'entendrai ce que l'on dit. Je veux me perdre ou me sauver [5] » En ce moment on appela l'écuyer, qui entra dans le cabinet du cardinal.

Cromwell, dévoré d'ambition, s'était attaché à la robe de Wolsey pour arriver aux régions du pouvoir ; mais Wolsey était tombé, et le solliciteur, en traîné avec lui, cherchait à atteindre par une autre voie le but de ses désirs. Cromwell était une de ces natures vigoureuses que Dieu prépare pour les temps de crise. Doué d'un jugement solide, d'une intrépide fermeté, il avait une qualité rare dans tous les temps, surtout sous Henri VIII, la fidélité dans le malheur. L'habileté qui le distinguait ne fut pourtant pas toujours irréprochable ; le succès semble avoir été sa première pensée.

Après le dîner, Cromwell suivit Wolsey dans son appartement : « Monseigneur, lui dit-il, permettez-moi d'aller à Londres ; je veux entreprendre de vous sauver. » Une lueur parut sur les traits assombris du cardinal. « Laissez-nous, » dit-il à ses gens. Il eut alors avec Cromwell une longue et secrète conférence [6], à la suite de laquelle celui-ci, s’élançant sur un cheval, partit pour Londres au galop, allant à l'assaut du 400

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle pouvoir avec l'intrépidité qu'il avait mise à l'assaut de Rome. Il ne se cachait point qu'il lui serait difficile d'aborder le roi ; car des ecclésiastiques jaloux de Wolsey avaient desservi son solliciteur, à l'occasion de la sécularisation des couvents, et ce prince ne pouvait le souffrir. Mais Cromwell se disait que la fortune aide les audacieux, et, emporté par ses rêves d'ambition, il fendait l'air et se disait : « Un pied dans l'étrier, et ma fortune est faite ! »

Sir Christophe Haies, zélé catholique -romain, avait pour lui beaucoup d'amitié; ce fut à cet ami que Cromwell s'adressa. Haies s'étant immédiate ment rendu au palais (2 novembre), y trouva une nombreuse société qui s'entretenait de la chute du cardinal : « Il avait parmi ses officiers, dit Haies, «un homme qui servirait bien Votre Majesté. — Et qui ? dit le roi. — Cromwell. — Ne me parlez pas de cet homme, je le déteste, » répondit vivement Henri [7] ; et aussitôt tous les courtisans d'applaudir et d'enchérir sur le jugement du roi. Ce début n'était pas encourageant ; mais lord Russel, comte de Bedford, s'avançant au milieu du groupe qui entourait le prince, dit avec hardiesse [8] : « Permettez, sire, que je m'oppose à ce qu'on accuse en ma présence un homme auquel je dois la vie. Lorsque vous m'envoyâtes secrètement en Italie, les ennemis de votre Majesté m'ayant découvert à Bologne, allaient me faire périr, quand Thomas Cromwell me sauva. Sire, puisque vous avez maintenant à lutter avec le pape, il n'y a pas dans toute l'Angleterre, je vous le déclare, un homme qui puisse être plus utile à vos desseins. — Vraiment? dit le roi, en réfléchissant quelque temps: Eh bien, dit-il à Haies, que votre recommandé se trouve dans le parc de Whitehall. »

Les courtisans et les prêtres se retirèrent de fort mauvaise humeur. L'entrevue eut lieu le même jour, au lieu fixé. Sire, dit Cromwell au roi, le pape vous refuse le divorce... Mais pourquoi demander son consente ment ? Chaque Anglais est maître dans sa maison, et vous ne le seriez pas, vous, sire, en Angle terre ? Un prélat étranger y partagerait avec vous le pouvoir ! Les évêques, il est vrai, prêtent serment à Votre Majesté ; mais ils en prêtent ensuite un autre au pape, et le dernier, les relève du premier. Sire, vous n'êtes qu'un demi-roi, et nous tous, citoyens de l'Angleterre, nous ne sommes que vos demi-sujets [9]. Ce royaume est un monstre à deux têtes. Supporterez-vous plus longtemps une telle énormité? Eh quoi, ne vivez-vous pas dans le siècle où Frédéric le Sage et les autres princes allemands ont brisé le joug de Rome ? Faites de même ; redevenez roi; gouvernez votre royaume, d'accord avec vos seigneurs et vos communes. Que des Anglais seuls aient désormais quelque chose à dire en Angleterre ; que l'argent de vos sujets n'aille plus s'engloutir dans le béant abîme du Tibre ; qu'au lieu d'imposer à la nation de nouvelles charges, vous appliquiez au bien-être universel des richesses qui jusqu'à présent n'ont fait qu'engraisser des prêtres superbes et des moines paresseux. Voici le moment d'agir. Appuyé sur votre parlement, proclamez-vous le 401

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Chef de l'Église d'Angleterre. Alors vous verrez croître la gloire de votre nom et la prospérité de votre peuple ! »

Jamais de telles paroles n'avaient été adressées à un monarque de la Grande-Bretagne. Ce n'était plus seulement à cause du divorce qu'il fallait rompre avec Rome ; c'était, selon Cromwell, à cause de l'indépendance, de la gloire et de la prospérité de la monarchie. Ces considérations parurent plus importantes à Henri que celles qui lui avaient été jusqu'alors présentées ; aucun des rois d'Angleterre n'avait été mieux placé que lui pour les comprendre.

Quand un Tudor avait succédé aux rois saxons, normands et Plantagenets, un homme de la race libre des Celtes avait remplacé sur le trône de l'Angleterre des princes soumis aux pontifes romains. L'Eglise bretonne, indépendante de la papauté, allait se relever avec cette dynastie nouvelle, et la race des Celtes, après onze siècles d'humiliation, allait ressaisir son antique héritage. Sans doute, Henri ne fit pas ce rapprochement ; mais il agit conformément au caractère distinctif de sa race, sans se rendre compte de l'instinct qui le faisait mouvoir. Il sentait qu'un souverain qui se soumet au pape, se fait, comme Jean Sans-Terre, son vassal; et après avoir été le second dans son royaume, il voulait devenir le premier.

Le roi réfléchissait aux paroles que Cromwell venait de lui faire entendre; saisi, étonné, il cherchait à s'orienter dans la position nouvelle que lui faisait son hardi interlocuteur. « Votre avis, dit-il enfin, me plaît fort; mais pouvez-vous prouver ce que vous avancez ? — Certainement, reprit l'habile politique, j'ai même sur moi une copie du serment que vos évêques prêtent au pontife romain. »

A ces mots il sortit un papier de sa poche. et plaça le serment des évêques sous les yeux du roi. Henri, jaloux de son autorité jusqu'au despotisme, fut saisi d'indignation, et sentit la nécessité d'abattre cette autorité étrangère qui osait lui disputer le pouvoir dans son propre royaume. Il ôta son anneau, le donna à Cromwell, lui déclara qu'il le prenait à son service, et le fit bientôt membre de son conseil privé. L'Angleterre, on peut le dire, était virtuellement émancipée de la papauté. Cromwell venait de poser la première base de sa grandeur. Il avait remarqué la voie que son maître avait suivie et qui l'avait conduit à sa perte, la complicité avec le pape; et il prétendait réussir en suivant la voie contraire, l'opposition à la papauté. Il avait l'appui du roi, mais il lui fallait davantage.

Possédant une parole nette et facile, il comprenait l'influence que pouvait lui donner une place dans le grand conseil de la nation. C'était un peu tard pour y entrer; la session s'ouvrait le lendemain, 3 novembre; mais pour Cromwell il n'y avait rien d'impossible. Le fils de son ami sir Thomas Rush avait été élu; ce jeune membre du parlement donna sa démission, et Cromwell fut nommé à sa place.

Il y avait sept ans que le parlement n'avait été convoqué, le royaume étant gouverné par un prince de l'Église romaine. La réforme de l'Église, dont le souffle 402

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle régénérateur se faisait déjà sentir, allait rendre à la nation les antiques libertés dont un cardinal l'avait privée. Henri, sur le point de prendre de grandes résolutions, sentait le besoin de se rapprocher de son peuple. Tout présageait qu'un bon accord réglerait entre le parlement et la couronne, et que les prêtres auraient de terribles alarmes [10]. » Tandis que Henri allait attaquer l'Église romaine dans la suprématie papale, les communes allaient la combattre dans les abus nombreux dont elle avait couvert l'Angleterre. « Quelques-unes même, dit Tyndale, pensaient que cette assemblée réformerait l'Église et établirait un âge d'or *[11]. »

Mais ce n'était pas des bills du parlement que la Réformation devait sortir, c'était uniquement de la Parole de Dieu. Toutefois, les communes, sans toucher aux doctrines, allaient faire énergiquement leur devoir dans les choses qui sont de leur compétence, et le parlement de 1529 peut être regardé (Herbert de Cherbury le remarque) comme le premier parlement protestant de l'Angleterre [12]. « Les évêques exigent des sommes énormes pour enregistrer les testaments, dit l'ancien ami de Tyndale, sir Henri Guilford. Exécuteur testamentaire de sir William Compton, j'ai dû leur payer mille marcs sterling. — Les gens d'Église, dit un autre membre, aiment mieux voir mourir de faim de pauvres orphelins, que de leur laisser la maigre et chétive vache, seul bien légué par leur père*[13]. — Des prêtres, remarqua un troisième, sont partout en possession des fermes, des tanneries, des magasins. — Bref, les clercs enlèvent tout à leurs trou peaux, et ne leur donnent rien, mais surtout pas la Parole de Dieu. »

Le clergé fut consterné. Le pouvoir de la nation semblait ne se réveiller dans ce parlement que pour attaquer le pouvoir du prêtre. Il fallait parer ces coups. La convocation cléricale de Cantorbéry, as semblée à Westminster, le 5 novembre, crut devoir, pour se défendre, réformer les abus les plus criants : Il fut donc décidé (12

novembre) que les prêtres ne pourraient plus tenir boutiques et cabarets, jouer aux dés ou autres jeux défendus, passer la nuit dans des lieux suspects, assister à des spectacles déshonnêtes [14], traverser les rues et les villages avec des chiens de chasse en laisse, et en tenant sur le poing des éperviers, des faucons ou autres oiseaux de proie [15]; enfin, avoir avec des femmes de coupables entretiens*[16].

Des peines furent prononcées contre ces divers désordres ; elles furent doublées pour l'adultère; triplées pour l'inceste; accrues encore pour des souillures plus abominables [17]. Telles étaient les lois que nécessitaient les mœurs du clergé.

Ces mesures ne suffirent pas aux communes. Trois bills furent rédigés sur l'enregistrement des testaments, les droits d'enterrements, la pluralité des bénéfices, la non résidence, et l'exercice des professions séculières. « C'est la destruction de l'Église qu'on se propose, s'écria l'évêque Fisher quand on apporta ces bills à la chambre haute, et si l'Église tombe, la gloire de ce royaume périra. Le luthéranisme fait de grands progrès parmi nous, et le cri sauvage qui a déjà retenti en Bohême : A bas l'Église ! Est poussé maintenant par la chambre des communes...

403

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle D'où vient cela? Uniquement du manque de foi. — Milords, sauvez votre pays!

Sauvez l'Église ! »

L'orateur des communes, sir Thomas Audley, et une députation de trente membres, se rendirent aussitôt à Whitehall, « Sire, dirent-ils au roi, on nous accuse de manquer de foi et d'être presque des Turcs; nous demandons qu'on nous fasse réparation. » Fisher prétendit que c'était seulement des Bohèmes qu'il avait voulu parler; et les communes, peu satisfaites, poursuivirent avec zèle leurs réformes.

Le roi était décidé à les leur concéder; mais il résolut d'en profiter pour présenter un bill qui lui abandonnait l'argent emprunté par lui à ses sujets. John Petit, représentant de Londres, s'opposa à la demande du prince. « Je ne connais pas les affaires des autres, dit-il, je ne puis donner ce qui ne m'appartient pas; mais pour ce qui me concerne personnellement, je donne sans réserve au roi tout ce que je lui ai prêté [18]. » Le bill du roi passa, et Henri satisfait, donna son consentement aux bills des communes. Toute dispense venant de Rome, qui se trouverait contraire aux statuts, y était sévère ment interdite. Les évêques s'écrièrent que les communes devenaient schismatiques ; des troubles furent même suscités par des prêtres ; mais les clercs perturbateurs furent punis, et le peuple, en l'apprenant, fit éclater sa joie.

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FOOTNOTES

[1] Which bishops and noblemen think they can only deserve. » [More's Life, p. Ï72.)

[2] The crown of England, free at all times, has been in no earthly subjection, but immediately subject to God in ail things. » (Herbert, p. 251.)

[3] Du 13 novembre 1302. (Raynold ad an.)

[4] Uterque ergo gladius est in potestate Ecclesiae, spiritualis scilicet et materialis.

» Cavendish, p. 276.

[5] «I will either make or mar. » (Cavendish, p. Î60.)

[6] Long communication with mylord in secret. » (Cavendish,p. 270.) »

[7] The king began to detest the mention of him. » (Fox, Acts, V, p. 366.)

[8] » In a vehement boldness. » [Ibid., p. 367.)

[9] He was but as half a king, and they but half his subjects. » (Fox, Acts, V, p. 867.) Voir aussi Apol. Regin. Poli ad Car., I, p. 120, 121.)

[10] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 378, 880.)

[11] As though the golden world should corne again. » (Tynd., Works, I, p. 481.) 404

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[12] It was the first step, a great and bold sally towards that Refor mation. »

(Herbert, p. 3Î0.)

[13] Rather than give to them the silly cow, if he had but only one. » (Fox, Acts, IV, p. 611.)

[14] Quod non exerceant tabernas, nec ludant taxillis vel aliis ludis prohibitis, quod non pernoctent in locis suspectis, quod non intersint inhonestis spectaculis, etc. »

(Convoeatio praelatorum. Wilkin's Con cilia, III, p. 717.)

[15] Canes venaticos loris ducere ac accipitres manibus. » (Wilkin's Concilia, p. 723.)

[16] Mulierum colloquia suspecta nullatenus haheat. » [Ibid., p. 722.)

[17] Et in cœteris carnis spurcitiis pœna crescat. » [Ibid., p. 721.)

[18] Strype's Memorials, l, p. 31î.

405

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XV

L'heure suprême. — Fanatisme de More. — Débats de la convocation. —

Proclamation royale. — L'évêque de Norwich. — Sentences condamnées. — Latimer s'oppose. — Le Nouveau Testament brûlé. — La persécution commence. — Hitton.

— Bayfield. — Tonstall et Packington. — Bayfield arrêté. — Le recteur Patmore. —

La tour des Lollards. — John Tyndale et Th. Patmore. — Un musicien. — Le peintre Freese. — Pancartes et martyre de Benet. — Thomas More et John Petit. —

Bilney

Le moment où Henri VIII portait à Rome ses premiers coups fut précisément aussi celui où il. Commença à répandre le sang des disciples de l'Evangile. Prêt à rejeter l'autorité du pape, il ne voulait point reconnaître celle de Jésus-Christ : obéir à la Parole est pourtant l'essentiel de la Réformation. Les débats du roi avec Rome avaient rempli d'espoir les amis de la sainte Écriture. Les artisans, les marchands, surtout ceux qui habitaient près de la mer, étaient généralement gagnés à l'Evangile. Le roi est des nôtres, disaient-ils publiquement; il veut que ses sujets lisent le Nouveau Testa ment. Notre foi, qui est la véritable, se répandra dans tout le royaume, et à la prochaine Saint Michel, ceux qui croiront comme nous seront plus nombreux que ceux de l'opinion contraire. Nous sommes prêts, s'il le faut, à mourir dans le combat [1]» Il le fallut en effet pour plusieurs.

Le clergé s'émut : « Voici l'heure suprême, s'é cria Stokesley, qui avait remplacé sur le siège de Londres Tonslall, devenu évêque de Durham; si nous ne voulons pas que l'hérésie de Luther envahisse toute l'Angleterre, il faut nous hâter de la jeter à la mer. » Henri y était fort disposé ; mais comme il ne se trouvait pas en très bons termes avec le clergé, il fallait un homme qui servît de médiateur entre lui et les évêques ; cet homme se trouva.

La belle intelligence de Thomas More tombait alors de l'ascétisme dans le fanatisme, et l'humaniste se transformait en inquisiteur. Selon lui, le brûlement des hérétiques était juste et nécessaire [2]*. On lui a même reproché d'avoir fait attacher des chrétiens évangéliques à un arbre de son jardin qu'il appelait l'Arbre de la vérité, » et de les y avoir fouettés de sa main [3]. More a déclaré n'avoir jamais donné une chiquenaude à un seul de ses adversaires religieux [4] ; nous acceptons cette dénégation. On est heureux de penser que si l'auteur de l’Utopie a sévi comme juge, la main qui a tenu l'une des plumes les plus illustres du seizième siècle n'a pas fait au moins l'office du bourreau. Les évêques furent les premiers à l'attaque. « Il faut nettoyer le champ du Seigneur des épines qui l'obstruent, » dit, le 29 novembre 1529, dans la convocation, l'archevêque de Cantorbéry; et aussitôt l'évêque de Bath lut à ses collègues le catalogue des livres dont il demandait la condamnation. C'était un grand nombre d'ouvrages de Tyndale, de Luther, de Mélanchthon, de Zwingli, 406

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle d'OEco lampade, de Poméranus, de Brenz, de Bucer, de Jonas, de François Lambert, de Fryth, et de Fyshe [5].

La Bible surtout était signalée. « Il est impossible de traduire l'Écriture en anglais,

» disait l'un des prélats.[6] — Il n'est pas permis aux laïques de la lire dans leur langue maternelle; disait un autre. — Tolérer la Bible, ajoutait un troisième, o c'est vouloir nous rendre tous hérétiques. — La répandre, s'écriaient plusieurs, c'est soulever la nation contre le roi ! » More porta devant Henri la supplique des évêques, et quelque temps après le roi ordonna que nul ne prêchât, n'écrivit un livre, ni ne tînt une école, sans la licence de l'évêque ; [7]— que personne ne gardât dans sa maison un livre hérétique ; — que tout évêque mît en prison les délinquants, pour aussi longtemps qu'il le trouverait bon et procédât à l'exécution des coupables *[8]; —enfin, que le chancelier, les juges et autres officiers de l'État, prêtassent main forte aux évêques. » Telle fut la cruelle proclamation de Henri VIII,

« le père de la Réformation d'Angleterre. »

Le clergé n'était pas encore satisfait. L'évêque de Norwich, aveugle et octogénaire, mais plus ardent que le plus jeune de ses prêtres, revint à la charge. « Mon diocèse est encombré de ces lecteurs de la Bible, dit-il à l'archevêque de Cantorbéry'[9], et il ne nous vient pas de Cambridge un seul clerc qui ne sente la poêle à frire*[10]. Si cela dure, ils nous détruiront tous. Il faut que l'on nous donne une plus grande autorité. »

En conséquence, le 24 mai 1530, More, Warham, Tonstall et Gardiner, ayant été admis, dans la chambre de Saint-Édouard à Westminster, à faire rapport au roi concernant l'hérésie,'[11] lui proposèrent d'interdire d'une manière absolue le Nouveau Testament, et certains livres désignés, où l'on lisait entre autres les doctrines suivantes : « Christ a offert son sang pour nos iniquités comme sacrifice à son Père. » La foi seule nous justifie. » La foi sans les œuvres n'est pas une petite foi ou une faible foi, ce n'est pas la foi. » Faire de bonnes œuvres dans le but de gagner le ciel, c'est se moquer du sang de Christ. [12]»

Tandis que presque tous les assistants appuyaient la commission, trois ou quatre docteurs gardaient le silence. Enfin Latimer, l'un d'eux, s'opposa à la proposition.

L'ami de Bilney était plus décidé que jamais à n'écouler d'autre voix que celle de Dieu. Les brebis de Jésus-Christ ne connaissent que sa voix, avait-il dit à maître Jledman, qui lui de mandait de se soumettre à l'Église; ne m'empêchez pas de m'entretenir avec le Seigneur mon Dieu [13] ! »

L'Église, selon Latimer, prétendait mettre sa propre voix à la place de celle de Jésus Christ, et la Réformation faisait le contraire; tel était selon lui l'abrégé de la controverse. Appelé à prêcher pendant les jours de Noël, il avait censuré ses auditeurs de ce qu'ils célébraient la fête en jouant aux cartes, comme des gens du monde, et il avait mis sous leurs yeux les cartes (chartes) de Christ, c'est-à-dire ses 407

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle lois *[14]. Nommé membre de la commission de Cambridge pour examiner la question du mariage du roi, il s'était concilié l'estime du député de Henri, le docteur Butts, médecin de la cour, qui l'avait présenté à son maître, et celui-ci l'avait fait prêcher à Windsor.

Henri parut d'abord disposé à céder quelque chose à Lalimer. « Plusieurs de mes sujets, dit-il aux prélats réunis dans la chambre de Saint Edouard, croient qu'il est de mon devoir de faire traduire la sainte Écriture et de la donner à mon peuple. »

La discussion s'engagea aussitôt entre les deux partis [15]; et Latimer conclut en demandant que l'Écriture circulât librement en anglais*[16].» — Mais l'avis du plus grand nombre, dit-il, l'emporta sur l'avis le meilleur. »

Henri déclara que l'enseignement des prêtres suffisait au peuple, et se contenta d'ajouter qu'il donnerait les Écritures à ses sujets, quand ceux-ci renonceraient à la prétention de les interpréter dans le sens de leurs rêveries. [17] » —

Ayez ces livres en horreur, dit-on bientôt du haut des chaires, livrez-les au clergé, effacez de votre esprit leurs enseignements. Sinon, votre prince, qui a reçu de Dieu le glaive de la justice, en usera pour vous punir! » Rome avait tout lieu d'être satisfaite de Henri VIII. Tonstall, qui tenait encore sous clef les Nouveaux Testaments achetés à Anvers avec l'aide de Packington, voulant profiter de l'occasion longtemps attendue, fit transporter ces livres au cimetière de Saint-Paul, où on les brûla publiquement. Les spectateurs se retirèrent en branlant la tête, et en disant : « Il faut que les doctrines des prêtres et celles de la sainte Écriture se contredisent, puisque les prêtres la brûlent. » Latimer fit davantage : «

Vous nous avez promis la Parole de Dieu, écrivit-il courageusement au roi ; accomplissez votre promesse, et aujourd'hui plutôt que demain ! Le jour s'approche où vous rendrez compte de votre administration et du sang que vous aurez répandu

[18]. » Latimer savait qu'en parlant ainsi il hasardait sa tête; mais il était prêt à la donner, nous dit-il lui-même*[19].

La persécution ne se fit pas longtemps attendre. Au moment où le soleil semblait près de se lever sur la Réforme, une tempête éclata. «Il n'y eut pas de pierre que les évêques ne remuassent, dit le chroniqueur, pas de coin, où ils ne fouillassent, pour exécuter la proclamation du roi ; aussi fut elle suivie d'un affreux massacre des fidèles [20]. »

Un ministre du Kent, pauvre et pieux, Thomas Hitton, se rendait fréquemment à Anvers, pour se procurer des Nouveaux Testaments. Comme il revenait de l'un de ces voyages, en 1529, l'évêque de Rochester le fit arrêter à Gravesend, et lui fit subir les tourments les plus cruels pour le contraindre à renier sa foi*[21]. Mais le martyr répétait avec un saint enthousiasme : « Le salut est par la foi et non par les œuvres, 408

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle et Christ le donne à qui il veut ... [22]» Le 20 février 1530, on l'attacha sur un bûcher où il expira*[23].

A peine Hitton était-il mort pour avoir apporté les Écritures en Angleterre, qu'un navire chargé de Nouveaux Testaments arrivait à Colchester. L'in fatigable Bayfield, qui accompagnait ces livres, les vendit à Londres, retourna sur le continent, et revint en novembre en Angleterre; mais, cette fois ci, les Écritures tombèrent entre les mains de Thomas More. Bayfield, sans se décourager, retourna dans les Pays-Bas, et reparut bientôt apportant avec lui le Nouveau Testament et les œuvres de presque tous les réformateurs. « Comment se fait-il qu'il arrive tant de Nouveaux Testaments de l'étranger, dit Tonstall à Packington; vous m'aviez promis de les acheter tous. — Depuis lors, répondit le rusé marchand, ces gens en ont imprimé d'autres, et c'est ce qu'ils feront, tant qu'ils auront les lettres et les poinçons [24]. Monseigneur, permettez que je vous donne un conseil : achetez aussi les poinçons ; vous n'aurez plus rien à craindre. »

Au lieu de ses poinçons, ce fut Bayfield lui-même que les prêtres poursuivirent.

L'évêque de Londres ne pouvait supporter cet homme juste. Ayant un jour demandé à Bainham (plus tard martyr), s'il connaissait une seule personne, qui, depuis le temps des apôtres, eût vécu selon la vraie foi en Jésus Christ? — Oui, avait répondu Bainham à l'évêque, je connais Bayfield. [25]» On le traqua de lieu en lieu, il se sauva de la maison de sa pieuse hôtesse, et se cacha chez son relieur; là, il fut découvert, et on le jeta dans la tour des Lollards*[26].

En y entrant, Bayfield remarqua un prêtre nommé Patmore, pâle, affaibli par la souffrance, et près de succomber aux mauvais traitements de ses bourreaux.

Patmore, bientôt gagné par la piété de Bayfield, lui ouvrit son cœur. Recteur à Hadham, il avait trouvé la vérité dans les écrits de Wycleff. Ils ont brûlé ses os, disait-il, mais de ses cendres jaillissent des sources d'eau vive'[27]. » Abondant en bonnes œuvres, il remplissait ses greniers, et si le blé devenait rare, il envoyait ses grains sur le marché, afin de faire baisser les prix*[28]. « Il est contre la loi de Dieu de brûler des hérétiques, » disait-il; et s'enhardissant il ajoutait : « Je ne fais pas plus de cas de la malédiction du pape que d'une botte de foin [29]. »

Son vicaire, Simon Smith, ne voulant point imiter les désordres des prêtres, et trouvant dans Jeanne Bennore, servante du recteur, une personne honnête et pieuse, désira l'épouser. « Dieu, lui dit le recteur, a déclaré le mariage légitime entre tous; aussi le permet-on aux prêtres d'oui re-mer[30]. » Patmore voulait parler de Wittemberg, où il avait été visité Luther. Smith ayant épousé Jeanne, quitta pour quelque temps l'Angleterre avec sa femme, et Patmore les accompagna jusqu'à Londres. A l'ouïe de ce mariage d'un prêtre, fait inouï dans la Grande-Bretagne, Stokesley fit jeter Patmore dans la tour des Lollards, et quoiqu'il fût malade, ne lui accorda ni feu, ni lumière, ni aucune commodité de la vie. L'évêque et son vicaire 409

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle général en traient seuls dans sa prison, et s'efforçaient, par leurs menaces, de lui faire renier sa foi.

C'est dans ces circonstances que Bayfield fut mis à la tour. Il ranima par ses paroles chrétiennes la foi languissante de Patmore*[31], et celui-ci se plaignit au roi de ce que l'évêque de Londres l'empêchait de paître le troupeau que Dieu lui avait confié.

Stokesley, comprenant d'où venait à Patmore ce nouveau courage, fit enlever Bayfield de la tour des Lollards, l'enferma dans le charbonnier de l'évêché [32], et l'y fit attacher debout contre la muraille, par le cou, par la ceinture et par les jambes.

Le malheureux évangéliste d'Edmondsbury passa de puis lors ses jours dans de perpétuelles ténèbres, jamais couché, jamais assis, crucifié pour ainsi dire contre le mur, et n'entendant jamais une voix humaine ; nous le verrons plus tard sortir de cette affreuse prison, pour mourir sur l'échafaud. Patmore n'était pas seul de sa famille à endurer persécution; il avait à Londres un frère, nommé Thomas, ami de John Tyndale, frère cadet du célèbre réformateur. Thomas avait dit que la vérité de la sainte Ecriture reparaissait enfin dans le monde après avoir été cachée pendant des siècles [33]; et John Tyndale avait envoyé cinq marcs à son frère William, et avait reçu de lui des lettres. De plus, les deux amis (tous deux marchands), avaient répandu un grand nombre de Nouveaux Testaments et d'autres écrits.

Mais leur foi n'avait pas des racines bien profondes, et c'était plutôt par respect pour leurs frères qu'ils avaient cru ; aussi Stokesley les enlaça-t-il si bien, qu'ils confessèrent leur faute. More, ravi de l'occasion qui se présentait de couvrir de honte le nom de Tyndale, ne se contenta pas de condamner les deux amis à une amende de cent livres sterling chacun ; il inventa un nouvel opprobre; il fit coudre sur leurs habits des feuilles de ce Nouveau Testament qu'ils avaient répandu, fit monter sur deux chevaux les deux pénitents, le vi sage tourné vers la queue, et les fit promener ainsi dans les rues de Londres, au milieu des rires de la populace. Cela réussit mieux à More que la réfutation des écrits du réformateur.

Dès lors la persécution devint plus violente. Des cultivateurs, des artistes, des marchands, des nobles même, éprouvèrent les cruelles étreintes du clergé et de Thomas More. On jeta en prison un pieux musicien qui parcourait les villes et les campagnes, en chantant sur sa harpe un hymne à l'honneur de Luther et de la Réformation *[34]. Un jeune peintre plein d'esprit, nommé Êdouard Freese, ayant été appelé à décorer une maison, y plaça quelques inscriptions tirées des Écritures.

On le saisit, on le conduisit au palais de l'évêque de Londres, à Fulham, et on l'y emprisonna, en ne lui don nant guère pour nourriture que du pain fait avec de la sciure de bois [35]. La femme du pauvre peintre, qui était enceinte, arriva à Fulham pour voir son mari; mais le portier de l'évêque avait ordre de n'admettre personne ; cet homme grossier lui donna dans le ventre un coup de pied qui tua l'enfant et causa plus tard la mort de la mère [36]. Le malheureux Freese fut transporté à la tour des Lollards.

410

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Les chaînes qu'on lui mit dans la prison, ne lui laissèrent de libre que la main. Il prit un charbon et écrivit sur la muraille quelques paroles pieuses; on lui mit alors des menottes, et on lui serra tellement le poignet, que la chair crût par-dessus les fers. Son esprit se troubla; ses cheveux en désordre couvrirent bien tôt sa figure, et quand il secouait la tête pour les écarter, on apercevait à travers son épaisse chevelure des yeux sombres et égarés. Le manque de nourriture, les mauvais traitements, la mort de sa femme, la longueur de son emprisonnement, altérèrent tout à fait sa raison. Amené à Saint-Paul, il y demeura trois jours sans nourriture*

[37]; et quand il comparut devant le consistoire, le pauvre homme, muet, chancelant, porta tout à l'entour de lui des regards vagues et étonnés, comme eût fait un sauvage [38]. On commença l'interrogatoire; mais à tout ce qu'on lui demandait, Freese faisait toujours la même réponse : « Mon Seigneur est un homme bon [39]; » on ne put obtenir de lui que cette touchante parole. Hélas! La lumière n'était plus dans son intelligence, mais l'amour de Jésus était encore dans son cœur.

On l'envoya à l'abbaye de Bearsay; plus tard il en sortit, mais il ne recouvra jamais entièrement la raison. Henri VIII et ses prêtres avaient des supplices plus cruels que les bûchers.

La terreur commençait à se répandre. Les évangélistes les plus actifs avaient dû fuir sur une terre étrangère ; quelques-uns' des plus pieux étaient en prison, et parmi les plus haut placés, il y en avait, Latimer peut-être, qui semblaient vouloir s'abriter sous une modération exagérée. Mais au moment même où la persécution faisait taire, à Londres, des voix trop timides, d'autres, plus courageuses, se faisaient entendre dans les comtés. La ville d'Exeter était alors dans une grande agitation; on avait trouvé sur les portes de la cathédrale des placards contenant quelques-unes des paroles de la nouvelle doctrine. » Tandis que le maire et ses officiers cherchaient l'auteur de ces blasphèmes, l'évêque et ses docteurs, aussi rouges que des charbons en flammés, dit le chroniqueur [40], jetaient feu et flammes du haut des chaires. Le dimanche suivant, pendant le sermon, deux des hommes qui s'étaient donné le plus de peine pour découvrir l'auteur des placards, remarquèrent à côté d'eux un individu dont l'apparence les frappa. « Certainement, dirent-ils, c'est l’hérétique ! » Mais la dévotion de leur voisin, qui n'ôtait pas les yeux de dessus son livre, les dérouta; ils ne s'aperçurent pas que c'était un Nouveau Testament latin.

Cet homme, nommé Thomas Benet, était en effet le coupable. Converti à Cambridge par la parole de Bilney, dont il était l'ami, il était venu à Torrington par crainte de la persécution, puis à Exeter, et après s'y être marié, pour fuir l'impureté, dit-il [41], il s'é tait fait maître d'école. Tranquille, humble, doux envers tout le monde, même un peu timide, Benet avait vécu six ans à Exeter sans qu'on se doutât de sa foi.

Enfin sa conscience s'étant réveillée, il résolut d'afficher de nuit, aux portes de la 411

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle cathédrale, des pancartes évangéliques. « Chacun lira l'écrit, pensa-t-il, et personne ne connaîtra l'écrivain. » Ainsi fut fait.

Peu après le dimanche où Benet avait été presque découvert, les prêtres préparaient un grand spectacle et s'apprêtaient à prononcer contre l'hérétique inconnu la grande malédiction, « avec cloche, livre et chandelle. » La cathédrale était pleine, et Benet lui-même s'y trouvait. Au milieu était une grande croix, sur laquelle on avait mis des cierges allumés, et qu'entouraient tous les franciscains et les dominicains d'Exeter. Un prêtre ayant prêché sur ces paroles : « Il y a de l'interdit au milieu de toi, Israël! » (Josué VII, 13), l'évêque s'approcha de la croix et prononça contre le coupable la malédiction. Il prit l'un des cierges et dit : « Que l'âme de l'hérétique inconnu, s'il est déjà mort, soit éteinte cette nuit même dans le feu de l'enfer, comme j'éteins cette chandelle; [42]» puis il souffla le cierge. Alors en prenant un second, il continua : « Si l'hérétique est encore vivant, que les yeux lui soient arrachés et qu'on lui ôte l'usage de tous les sens, comme j'ôte à cette chandelle sa lumière; » puis il souffla le second cierge.

Alors l'un des prêtres s'approcha de la croix, la frappa, et le bruit qu'elle fit en tombant retentit avec tant d'éclat sous les voûtes de la cathédrale, que les assistants épouvantés poussèrent un cri d'effroi et levèrent les mains vers le ciel, comme pour demander que la colère divine ne tombât pas sur eux. Témoin de la comédie des prêtres, Benet avait souri. « Pourquoi «ris-tu? lui dirent ses voisins: Holà! Accourez! Voici l'hérétique ! Saisissez-le ! » Aussitôt toute l'assistance fut dans la plus grande agitation ; chacun criait, frappait des mains, courait çà et là ; mais grâce au tumulte même, Benet put s'échapper.

L'excommunication accrut encore son désir d'at taquer les superstitions romaines ; aussi le lendemain, avant cinq heures du matin (c'était en octobre 1530), un garçon qui le servait affichait-il de nouveau, par son ordre, aux portes de la cathédrale, les feuilles qu'on avait déchirées. Un bourgeois matinal qui se rendait à la première messe le remarqua, lui courut sus, l'arrêta, arracha la pancarte; puis, te nant le garçon d'une main et la feuille de l'autre, il se rendit chez le magistrat. On reconnut le domestique de Benet ; et aussitôt celui-ci fut mis dans les ceps et traité comme un chien, » dit Fox. Exeter était décidé à se montrer en Angleterre le grand champion du sacerdotalisme. Pendant une semaine, non-seulement l'évêque, mais tous les prêtres et tous les moines de cette ville ne cessèrent, jour et nuit, de visiter Benet.

Mais en vain s'efforçaient-ils de lui prouver que l'Église romaine est la véritable Église : « Dieu m'a fait la grâce d'entrer dans une meilleure, disait-il. — Ne sais-tu pas que la nôtre est bâtie sur saint Pierre? — L'Église qui est bâtie sur un homme, répondait-il, est l'assemblée du diable et non de Dieu. »

Sa chambre ne désemplissait pas ; et à défaut de preuves, les moines les plus ignorants appelaient le prisonnier hérétique et crachaient contre lui [43]. Enfin on 412

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle lui amena un savant docteur en théologie qui devait infailliblement le convertir. «

Nos voies sont les voies de Dieu, » dit gravement le docteur.

Mais il éprouva bientôt que tous les théologiens ne puissent rien contre la Parole du Seigneur. — Ce lui qui a dit : Je suis la voie, la vérité et la vie, est le seul que je veuille connaître, répliqua Benet. Sa voie, j'y marcherai; — sa vérité, je l'embrasserai; — Sa. vie éternelle, je l'attendrai... » On le condamna à être brûlé ; et More ayant envoyé de Londres avec empressement l'ordonnance de comburendo, les prêtres livrèrent Benet au shérif le 15 janvier 1531 [44] et le shérif le conduisit à Livery Dole, hors d'Exeter, où était l'échafaud. Benêt y étant arrivé, adressa au peuple quelques paroles, et le greffier en les entendant, s'écria : « Certainement cet homme est un serviteur de Dieu ! » Deux figures cependant paraissaient insensibles ; c'étaient deux gentilshommes nommés Thomas Carew et John Barnehouse. Jetant sur le martyr un regard farouche, ils lui crièrent d'une voix menaçante : « Dites : Precor sanctam Mariant et omnes sanctos Dei ! — Je ne connais d'autre avocat que Jésus-Christ, » répondit Benet.

A ces mots Barnehouse, hors de lui, saisit une pique, mit au bout un buisson de genêt épineux, l'enflamma, et le jeta à la face du martyr, en criant : « Prie Notre-Dame, affreux hérétique, ou je t'y contraindrai! — Hélas! répondit Benet avec douceur, ne me troublez pas! » Puis joignant les mains, il s'écria : « O Dieu!

Pardonne-leur! » Alors on mit le feu au bûcher, et les plus fanatiques des assistants, hommes et femmes, saisis d'une indicible rage, arrachèrent les pieux, les buissons, prirent tout ce qu'ils trouvèrent sous la main et jetèrent tout dans les flammes pour les alimenter. Be net levant les yeux vers le ciel, dit : « Seigneur! Reçois mon esprit!

» C'est ainsi que mouraient, au seizième siècle, les disciples de la Réformation, immolés par Henri VIII.

Les prêtres, grâce au glaive du roi, commençaient à compter sur la victoire ; cependant des maîtres d'école, des musiciens, des marchands, des ecclésiastiques même, ne leur suffisaient pas; il leur fallait de plus nobles victimes ; ce fut à Londres qu'on les chercha. More se rendait lui-même dans les maisons suspectes, accompagné du lieutenant de la Tour [45]. Peu de citoyens étaient plus estimés à Londres que John Petit, ce membre des Communes qui avait noblement résisté à la demande du roi concernant l'emprunt.

Petit ‘était versé dans l'histoire et les lettres latines; il parlait avec éloquence, et depuis vingt ans il représentait dignement la Cité. Quand une affaire importante se débattait au parlement, le roi inquiet avait coutume de demander : « De quel côté Petit se trouve-t-il ? » Cette indépendance politique, fort rare dans les parlements de Henri VIII, faisait ombrage au prince et à ses ministres.

Une circonstance d'un autre genre augmenta leur déplaisir. Ami de Fryth, de Bilney, de Tyndale, Petit avait été l'un des premiers en Angleterre à goûter la 413

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle douceur de la Parole de Dieu* [46], et il avait aussitôt manifesté le beau caractère auquel on reconnaît la foi évangélique, la charité. Il abondait en aumônes, soutenait un grand nombre de pauvres prédicateurs de l'Évangile, dans sa patrie et au-delà des mers ; puis? Quand il notait dans ses livres ces généreux subsides, il se contentait d'écrire ces mots : Prêté à Christ [47]; il dé fendit à ses exécuteurs testamentaires de réclamer ces dettes. Petit goûtait en paix, dans sa modeste demeure, les douceurs du bonheur domestique, entre sa femme et ses deux filles, Blanche et Audrey, quand il y reçut une visite inattendue. Un jour qu'il était à genoux dans son cabinet, on frappa rude ment à la porte de la rue. Sa femme, entendant heurter, courut ouvrir ; à la vue du lord chancelier Thomas More, elle retourna tout émue vers son mari, en lui disant : « Venez, mon ami, le lord chancelier vous demande ! » More, qui la suivait, arriva dans le cabinet et d'un regard inquisiteur parcourut les rayons de la bibliothèque ; mais malgré ses efforts il n'y découvrit rien de suspect.

Bientôt il fit mine de se retirer, et Petit l'accompagna : « Vous prétendez donc, dit le chancelier, sur le seuil de la porte, que vous n'avez aucun de ces nouveaux livres? —

Vous avez vu ma bibliothèque, répondit Petit. — On assure pourtant, reprit More, que non-seulement vous les lisez, mais encore que c'est vous qui les faites imprimer.

» Puis il ajouta d'un ton sévère : « Suivez M. le lieutenant ! »

Malgré les larmes de sa femme et de ses filles, le membre du parlement fut conduit à la Tour, et enfermé dans un cachot humide où il n'avait pour couche que de la paille. En vain sa femme se présentait-elle chaque jour, de mandant avec larmes la permission de le voir, ou au moins de lui envoyer un lit ; on lui refusait tout; et ce ne fut que quand Petit tomba dangereusement malade, qu'on lui accorda cette dernière faveur. Ceci se passait en 1530; le jugement eut lieu en 1531 [48]; nous retrouverons plus tard Petit dans son cachot. Il en sortit, il est vrai, mais pour succomber aux suites du rude traitement qu'il y avait souffert. Ainsi les témoins de la vérité étaient frappés par les prêtres, par Thomas More et par Henri VIII.

Une nouvelle victime devait faire répandre beau coup de larmes. Un homme doux et humble, cher au cœur de tous les amis de l'Évangile, celui que l'on peut considérer comme le père spirituel de la Réformation en Angleterre, était sur le point de monter sur le bûcher des persécuteurs. Quelque temps avant que Petit parût devant ses juges (ce fut en 1531), un bruit inaccoutumé se fit entendre dans le cachot situé au-dessus du sien; c'était Thomas Bilney qu'on amenait à la Tour*[49]. Nous l'avons laissé à la fin de 1528, après sa chute.

Tourmenté par les remords, Bilney était revenu à Cambridge; mais en vain ses amis l'entouraient-ils nuit et jour; ils ne pouvaient le consoler, et les Écritures même ne lui faisaient entendre qu'une voix de condamnation [50]; la crainte lui donnait un tremblement continuel, et à peine pouvait-il manger et boire. Enfin une lumière 414

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle céleste et inattendue se leva dans l'âme du disciple déchu ; un témoin qu'il avait contristé, le Saint-Esprit, parla de nouveau à son cœur. Bilney tomba au pied de la croix, en versant des torrents de larmes, et y trouva la paix. Mais plus Dieu le consolait, plus sa faute lui paraissait grande. Il n'avait plus qu'une seule pensée, celle de donner sa vie pour la vérité. Il a reculé devant les flammes du bûcher; il faut que ces flammes le consument. Ni la faiblesse de son corps, que ses longues angoisses avaient fort augmentée, ni la cruauté de ses ennemis, ni sa timidité naturelle, rien ne pouvait le retenir; il lui fallait la couronne des martyrs. Un soir, à dix heures, au moment où chacun, dans Trinity-Hall, allait se livrer au repos, il rat semble ses amis'[51], il leur rappelle sa chute, et il ajoute : « Vous ne me verrez plus... Ne m'arrêtez pas : ma décision est prise, et je l'exécuterai. Je me mets en chemin, résolu d'aller à Jérusalem*. [52] »

Ainsi Bilney répétait la parole dont l'Évangile se sert quand il montre Jésus se rendant au lieu où l'on devait l'immoler. Ayant serré la main de ses frères, cet homme vénérable, le premier des évangélistes de l'Angleterre dans l'ordre du temps, quitta Cambridge à la faveur des ténèbres, et se rendit dans le Norfolk pour affermir ceux qui avaient cru et pour appeler au Sauveur la multitude ignorante.

Nous ne le suivrons pas dans ce dernier et solennel mystère ; ces faits, et d'autres du même genre, appartiennent à une époque postérieure. Avant que l'an 1531 se soit écoulé, Bilney, Bainham, Bayfield, Tewkesbury et bien d'autres, atteints par le glaive d’Henri VIII, auront scellé de leur sang le témoignage rendu par eux à la grâce parfaite de Jésus-Christ.

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FOOTNOTES

[1] By Michael mass day, there shall be more that shall believe. » (L'évèque de Norwich au primat, Cotton MSC, Cleop., E. V., fol. 360 . Bible Annals, l, p. 256.)

[2] English. Works. A dialogue concerning here syes, p. 274.

[3[And whipt him at a tree in his garden. » (Strype's Memorials, p. 315. Fox,Acts, IV, p. 698.)

[4] Else had never any of them any stripe or stroke give them, so much as a fylippe on the forehead. » [Apol., ch. xxxvi, p. 901, 902.)

[5] Voir le catalogue, Wilkin's Concilia, p. 713 à 720. Wilkins pense (p. 717, noté) que ce document se rapporte à l'an 1529. Il y a pourtant quelques parties de ces Statuta qui doivent se rapporter à l'année suivante.

[6] It is impossible to translate the Scripture into English. » Tyn dale, Works, l, p.

1.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[7] As it shall seem best to his discretion. » (Fox, Acts, IV, p. 677.)

[8] Put them to further execution. » [Ibid., p. 678.)

[9]> Accumbered. » (Cotton MSC, Cleop., E. V., fol. 360.)

[10] But savoureth of the frying pan. » [Ibid.)

[11] They shall undo us all. » [Ibid.)

[12] Wilkins, Concilia, 111, p. 728-731.

[13] Trouble me no more for talking with the Lord my God. » [Remains, p. 297.)

[14] Latimer, Sermons, p. 8.

[15] Both parties spoken, deduced. » (Wilkins, Concilia, III, p. 736.)

[16] Would have that the Scripture do go forth in English. » (Latim., Remains, p.

305.)

[17]» So decline from arrogance of understanding the Scriptures after your fantasies. » (Wilkins, Concilia, III, p. 736.)

[18] You shall give account of your office and of the blood... » (Latim., Remains, p.

308.)

[19] I had rather suffer extreme punishment. » [Ibid., p. 298.)

[20] J Grievous persecution and slaughter of the faithful. » (Fox, Acts, \V, p. 679.)

[21] Dieted and tormented him secretly. » (Tynd., Works, l, p. 485.)

[22] Manifest testimony of Jesus-Christ and of his free grace and salvation. » (Fox, Acts, IV, p. 619.)

[23] The bishops murdered him most cruelly. » (Tynd., Works, I, p. 485.)

[24] so long as they have letters and stamps. » (Fox, Acts, IV. p. 670.)

[25] Whether he knew any person? He said... Bayfield. » (Foi, Acts, p. 699.)

[26] He was betrayed and dogged from that house. » [Ibid., p. 681.)

[27]When WY clefts bones were burnt, sprang up a wellspring. » [Ibid., V,p. 34.)

[28] He would send plenty of his corn to pluck down the priées. » [Ibid., IV, p. 681.)

[29] He did not set a bundle of hay by the pope's curse. » [Ibid., y. 36.)

[30] Yetit was in other countries beyond sea. » (Fox, Acts,\V, p. 36.)

[31] Confirmed by him in the doctrine. » [Ibid., IV, p. 681.) 416

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[32] /i!rf.,V,p. 29.

[33] Fox, Ads, V, p. 34.

[34] II s'appelait Robert Lambe. (Fox, Acts, V, p. 34.)

[35] Fed with fine manchet made of saw dust. » [Ibid., IV, p. 695.)

[36] The porter lifted up his foot and struck her on the hody. » [Ibid.)

[37] «They kept him three days without meat. » [Ibid.)

[38] Like a wild man. » (Fox, Acts, IV, p. 695.)

[39] My Lord is a good man. » [lbid.)

[40] As hot as coals. » [lbid., V, p. 19.)

[41] Ut ne scortator aut immundus essem, uxorem dira. » (Foi, Acts, v, p. 19.)

[42] Let us quench thpir soûls Uns night in the pains of hell fire. » Fox, Acts, V, p.

M.)

[43] And spat upon him, calling him heretic. » (Fox, Acts, V, p. 23.)

[44] C'est la date donnée par Fox, et répétée ailleurs. Dans les documents politiques et judiciaires l'année commençait en mars ; mais Fox la lait toujours commencer en janvier. Ce fut donc en janvier 1531 et non en janvier 1532 qu'eut lieu l'exécution de Benet.

[45] He would go himself in person, to apprehend such as he suspected and search their houses. » {Strype, I, p. 312.)

[46] He was one of the first that caught sweetness in God's word. » [Ibid.)

[47] Lent unto Christ. » (Strype I, p. 314.)

[48] Strype I, p. 312. s

[49] He (Petit) lodged underneath him (Bilney). » (/4i'd.,p. 313.)

[50] He thought that all the while the Scriptures were against him.» (Latim., Sermons, p. 52.)

[51] He took his leave in Trinity-Hall, at ten o'clock at night. » (Fox, Acts, IV, p.

642.)

[52] He said that he would go to Jerusalem. » [Ibid.) Voir Luc IX, 51. v 43

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE XVI

Terreurs de Wolsey. — Acte d'accusation des pairs. — Cromwell le sauve. —

Maladie du cardinal. — L'ambition lui revient. — Ses pratiques dans le Yorkshire.

— Northumberland l'arrête. — Son départ. — Arrivée du gouverneur de la Tour. —

Wolsey à l'abbaye de Leicester. — Paroles de persécution. — Il meurt. — Trois mouvements, la suprématie, la sainte Écriture et la foi.

Tandis que de pieux chrétiens étaient jetés dans les prisons de l'Angleterre, le grand antagoniste de la Réformation disparaissait de la scène du monde. Il nous faut retourner à Wolsey, toujours consigné à Esher [1].

Le cardinal, tombé du faîte des grandeurs, était saisi de ces terreurs paniques que ressentent ordinairement, après leur chute, ceux qui ont fait trembler tout un peuple, et derrière chaque porte il croyait voir un assassin. — Cette nuit, écrivait-il un jour à Cromweli, j'ai été près de la mort Ah ! Si je le pouvais, je me rendrais à Londres, fût-ce même à pied, tant j'ai besoin de vous parler! Gagnez la faveur d'Anne Boleyn par tous les moyens imaginables. »

Cromwel, en conséquence, deux ou trois jours après son entrée au parlement, accourut à Esher, et Wolsey tout tremblant, ayant pris sa main, lui raconta ses frayeurs, ... « Norfolk, Suffolk, lady Anne peut-être veulent sa mort [2] ... Thomas Becket, archevêque comme lui, n'a-t-il pas rougi l'autel de son sang?... » Cromweli le rassura, et, touché des craintes du vieillard, il demanda pour lui à Henri VIII et obtint de ce prince une ordonnance de protection.

Les ennemis de Wolsey voulaient en effet sa mort ; mais c'était aux décrets des trois pouvoirs et non au poignard des assassins qu'ils la demandaient. La chambre des pairs chargea Thomas More, Norfolk, Suffolk et quatorze autres de ses membres, de poursuivre le cardinal-légat pour crime de haute trahison. Ils n'oublièrent rien : cette orgueilleuse for mule moi et mon roi [3], que Wolsey avait souvent employée, les atteintes portées par lui aux lois du royaume, les revenus ecclésiastiques accaparés, les injustices criantes dont il s'était rendu coupable ; John Stanley, par exemple, jeté en prison pour donner son bail au fils d'une femme dont le cardinal avait des enfants; plusieurs familles ruinées pour satisfaire son avarice; des traités conclus avec les puissances étrangères sans l'ordre du roi; des exactions qui avaient appauvri l'Angleterre ; des maladies honteuses et l'haleine empoisonnée dont il avait souillé la face de Sa Majesté [4]...; voilà quelques-uns des quarante-quatre griefs qui furent présentés au roi par les pairs, et que Henri renvoya à l'examen de la chambre basse.

On crut d'abord que personne dans les Communes n'oserait prendre la défense de Wolsey, et l'on s'at tendait à ce qu'il serait livré, comme le demandait le bill, à la vindicte des lois, c'est-à-dire à la hache du bourreau. Mais bientôt un homme se 418

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle leva, et s'apprêta, quoique seul, à justifier le cardinal; ce fut Cromwell. Les membres se demandèrent l'un à l'autre qui était cet inconnu; {'inconnu ne tarda pas à se faire connaître. Son intelligence des faits, sa connaissance des lois, la force de son éloquence et la modération de ses paroles, étonnèrent la chambre.

A peine les adversaires de Wolsey avaient-ils porté un coup, que son défenseur l'avait déjà paré. S'il se présentait quelque accusation à laquelle il ne pût répondre, il demandait l'ajournement au lendemain, partait pour Esher après la séance, conférait avec Wolsey, revenait dans la nuit, et le matin même paraissait aux Communes avec de nouvelles armes. Cromwell entraîna la chambre; le bill de haute trahison échoua, et le défenseur de Wolsey prit place parmi les hommes d'État de l'Angleterre. Cette victoire, l'un des plus beaux triomphes parlementaires de cette époque, satisfaisait à la fois la reconnaissance et l'ambition de Cromwell. Il était maintenant bien établi dans la faveur du roi, estimé des Communes, admiré du peuple; ceci lui fournissait les moyens de mener à bonne fin l'émancipation de l'Église d'Angleterre.

Le ministère, composé des ennemis de Wolsey, fut indigné de la décision de la Chambre, et nomma une commission pour examiner cette affaire; en l'apprenant, Wolsey tomba dans de nouvelles angoisses. Il n'avait plus ni appétit ni sommeil [5], et la fièvre le prit pendant les fêtes de Noël. — Dans quatre jours le cardinal sera mort, dit à Henri son médecin, si vous et Madame Anne ne le consolez. — Pour vingt mille livres sterling, je ne voudrais pas qu'il mourût! » S’écria le roi. Il te nait à garder Wolsey en réserve pour le cas, fort possible, ou l'habileté consommée de son ancien ministre lui deviendrait nécessaire. Henri remit au docteur son portrait, et Anne, sur la demande du roi, y joignit des tablettes montées en or qu'elle portait habituellement à la ceinture. Wolsey, ravi, plaça ces cadeaux sur son lit, et en les contemplant il sentit ses forces renaître. On le transporta de son pauvre manoir dans la résidence royale de Richmond, et bientôt il put descendre dans le parc, où chaque soir il disait son bréviaire.

L'ambition et l'espérance lui revinrent avec la vie. Si le roi voulait détruire la papauté en Angle terre, le fier cardinal ne pouvait-il pas la sauver? Ce que Thomas Becket avait fait sous Henri II, Thomas Wolsey ne le ferait-il pas sous Henri VIII?

Son archevêché d'York, l'ignorance des prêtres, la superstition du peuple, le mécontentement des grands, tout lui viendrait en aide; et en effet, six ans plus tard, quarante mille hommes furent en un moment sous les armes à York, pour défendre la cause romaine. Wolsey, fort en Angleterre de l'assentiment de la nation (c'était au moins son opinion), soutenu au dehors par le pape et les puissances continentales, ferait la loi à Henri VIII, et écraserait la Ré formation ! — Le roi lui ayant permis de se rendre à York, Wolsey lui demanda d'augmenter ses revenus archiépiscopaux, qui étaient pourtant de quatre mille livres sterling [6]. Henri lui accorda mille 419

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle marcs, et le cardinal, peu avant Pâques 1530, partit avec une suite de cent soixante personnes. Il crut que c'était le commencement de son triomphe.

Wolsey s'établit dans un de ses châteaux du Yorkshire avec cette nombreuse maison, et s'efforça aussitôt de gagner la faveur du peuple. Ce prélat, naguère l'homme le plus hautain, » dit celui qui l'a le mieux connu et le mieux servi, son écuyer Cavendish* [7], devint un modèle d'affabilité, tint table ouverte, fit distribuer à sa porte de riches aumônes, dit la messe dans les villages, alla dîner chez de simples gentilshommes, donna de grandes fêtes, et écrivit à divers princes pour implorer leur secours. On assure même qu'il demanda au pape d'excommunier Henri VIII. Tout étant ainsi préparé, il crut pouvoir faire dans York son entrée solennelle, et fixa à cet effet le lund15 novembre.

On savait à la cour le moindre de ses mouvements, on commentait chacune de ses actions, on en doublait l'importance. « Nous croyions l'avoir abattu, disait-on, et le voilà qui se relève. » Henri lui-même fut alarmé : « Le cardinal, par de détestables langues, dit-il, conspire contre ma couronne, et machine au dedans et au dehors ;

[8]» le roi ajoutait même où et comment*[9]. La perte de Wolsey fut résolue.

Le lendemain de la Toussaint, vendredi 2 novembre, le comte de Northumbertand, suivi d'une nombreuse escorte, arriva devant le château de Cawood, où se trouvait le cardinal. C'était ce même Percy dont Wolsey avait contrarié l'inclination pour Anne Boleyn; peut-être y avait-il quelque intention dans ce choix d’Henri VIII. Le cardinal s'avança avec empressement à la rencontre de cet hôte inattendu, et impatient de savoir le but de sa mission, il le conduisit dans sa chambre, sous prétexte de le laisser changer d'habit [10]. Ces deux personnages restèrent quelque temps debout près de la fenêtre sans dire un mot ; le comte avait l'air embarrassé et tremblait, tandis que Wolsey tâchait de comprimer son émotion. Enfin, faisant un effort, Northumber land posa la main sur le bras de son ancien maître, et lui dit d'une voix douce et lente : « Mylord, je vous arrête pour cause de haute trahison. »

Le cardinal, consterné, resta muet. On le consigna dans sa chambre.

Il est douteux que Wolsey fût coupable du crime dont on l'accusait. On peut croire qu'il eut la pensée de faire triompher un jour la papauté en Angleterre, dût-il perdre Henri VIII; mais ce fut tout peut-être. Or, une pensée n'est pas encore un complot; toutefois, elle peut promptement le devenir.

Plus de trois mille personnes, attirées, non par la haine (comme le peuple de Londres quand Wolsey avait quitté Whitehall), mais par l'enthousiasme, se réunirent le lendemain devant le château, pour saluer le cardinal. — Dieu sauve Votre Grâce! » S’écriait-on de tous côtés, et une foule nombreuse l'escorta pendant la nuit; quelques-uns tenaient des flambeaux, à la main, et tous faisaient retentir l'air de leurs cris. On conduisit l'infortuné prélat à Sheffield Park, chez le comte de Shrewsbury. Quelques jours après son arrivée, le fidèle écuyer Cavendish accourant 420

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle vers son maître, s'écria : « Bonne nouvelle! Mylord, sir William Kingston et vingt-quatre hommes de la garde arrivent pour nous escorter jusqu'au palais de Sa Majesté. — Kings ton! s'écria le cardinal en pâlissant, Kingston!...» puis il frappa de la main sur sa cuisse, et poussa un grand soupir. Cette nouvelle lui avait bouleversé l'esprit. Un jour, un diseur d'aventures qu'il consultait lui avait dit : « Vous devrez votre fin à Kingston; » dès lors le cardinal avait évité soigneusement cette ville.

Mais, maintenant, il croyait comprendre le présage. . . Kingston, gouverneur de la Tour, allait le faire périr. On partit; mais l'effroi avait donné à Wolsey le coup de la mort. Il faillit à plusieurs reprises tom ber de sa mule, et le troisième jour, comme on arrivait à l'abbaye de Leicester : « Père abbé, dit le cardinal, je viens laisser mes os parmi vous. » Il se mit aussitôt au lit ; c'était le samedi soir 26 novembre.

Le lundi matin, tourmenté par de sinistres pensés, Wolsey demanda l'heure. « Huit heures, Mylord, dit Cavendish. — Cela ne se peut, reprit le cardinal, huit heures...

Non! Car à huit heures, vous perdrez votre maître! [11] » Le mardi matin, à sept heures, Kingston étant venu s'informer du malade : « Je ne vivrai pas longtemps, lui dit Wolsey. — Prenez courage, répondit le gouverneur de la Tour. — Ah! Maître Kingston, s'écria le cardinal, si j'avais servi Dieu aussi fidèlement que j'ai servi le roi... Dieu, lui! N’eût pas abandonné mes cheveux blancs. [12] » Et il ajouta en baissant la tête : « J'ai mérité ce que j'endure! » Quelle parole! Quel jugement sur sa propre vie!

Sur le seuil de l'éternité (il n'avait plus que quelques minutes à vivre), le cardinal ranima toute sa haine contre la Réformation, et fit un dernier effort. La persécution était trop lente à son gré : « Maître Kingston, dit-il, écoutez mon suprême message : Dites au roi que je le conjure, au nom de Dieu, de détruire la secte pernicieuse des luthériens*. [13]»

Puis, avec une présence d'esprit étonnante à cette heure dernière, Wolsey décrivit les malheurs que les hussites avaient, selon lui, attirés sur la Bohême, et en venant à l'Angleterre, il rappela les temps de Wiclef et d'Oldcastle. Il s'animait; ses yeux éteints lançaient encore quelques feux. Il tremblait que Henri VIII, infidèle au pape, ne donnât la main aux réformateurs. « Maître Kingston, s'écria-t-il en finissant, il faut que le roi sache que s'il se montre tolérant envers l'hérésie, Dieu lui ôtera son pouvoir, et nous aurons alors infortune sur infortune... sécheresses, famines, désordres inouïs, jusqu'à l'entière destruction de ce royaume !... »

Cet effort avait épuisé Wolsey; après un mo ment de silence, il reprit d'une voix mourante : Maître Kingston, adieu! Mon temps s'approche. N'oubliez pas, je vous en conjure, le message dont je vous ai chargé! Quand je serai mort, vous comprendrez mieux mes paroles. » Il eut de la peine à prononcer ces mots, sa langue s'embarrassait, ses yeux devenaient fixes, sa vue s'éteignait [14]; il rendit l'esprit.

421

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Au même moment l'horloge sonna huit heures, et ses gens, rangés autour de son lit, se regardèrent avec effroi. C'était le 29 novembre 1530.

Ainsi finit cet homme si longtemps redouté. Le pouvoir avait été son idole; pour l'obtenir dans l'Étal, il avait immolé les libertés de l'Angleterre, et pour le conquérir ou le conserver dans l'Église, il avait combattu la Réformation. Il n'avait pas eu d'autre pensée. S'il avait permis aux nobles le luxe et les plaisirs de la vie, c'était pour les rendre plus souples et plus serviles ; s'il avait encouragé les lettres, c'était pour avoir des clercs capables de tenir les laïques sous tutelle. Ambitieux, intrigant, impur, il avait été aussi zélé pour la prérogative sacerdotale que l'austère Becket ; et par un singulier contraste, on trouva une haire sur le corps de cet homme voluptueux. Le but de sa vie avait été de porter plus haut que jamais la puissance de la papauté, au moment même où la Réformation prétendait l'abattre, et de s'asseoir sur le trône pontifical avec l'autorité d'un Hildebrand. Wolsey, pape, eût été Thomme de son siècle, et il eût fait, dans l'ordre politique, pour la primauté romaine, ce que fit bientôt pour elle, dans l'ordre fanatique, le célèbre Ignace de Loyola. Obligé de renoncer à cette pensée digne du moyen âge, il avait voulu du moins sauver la cause de Rome dans sa patrie ; mais ici encore il avait échoué. Le pilote qui avait tenu en Angleterre le gouvernail de l'Église romaine, était jeté pardessus bord, et le navire, abandonné à lui-même, allait sombrer. Toutefois, même dans la mort, il n'avait pas perdu courage. Les derniers battements de son cœur avaient demandé des échafauds ; la dernière parole tombée de ses lèvres mourantes, son dernier message à son maître, son testament, avait été... Persécution!

Ce testament ne devait être que trop fidèlement exécuté.

L'époque de la chute et de la mort du cardinal Wolsey, qui est celle à laquelle nous nous arrêtons, n'est pas seulement importante parce qu'elle ter mine la vie d'un homme qui avait présidé aux des tinées de l'Angleterre, et s'était efforcé de saisir les rênes du monde. Elle l'est surtout parce qu'on vit alors s'accomplir trois mouvements, desquels devait résulter la grande transformation du seizième siècle.

Chacun de ces mouvements a son représentant qui le caractérise.

Le premier est représenté par Cromwell. La suprématie allait être enlevée au pape dans la Grande Bretagne comme dans toutes les Églises réformées. Mais on fit un pas de plus en Angleterre ; cette suprématie fut transportée sur la tête du roi.

Wolsey avait exercé, comme vicaire général, une autorité jusqu'alors inconnue. Ne pouvant être pape au Vatican, il s'était fait pape à Whitehall. Henri avait laissé son ministre élever ce trône hiérarchique à côté de son trône royal. Mais bientôt il avait pensé qu'il ne devait pas y avoir deux trônes en Angleterre, ou du moins pas deux rois. Il avait détrôné Wolsey ; et s'asseyant résolument à sa place, il allait ceindre dans White hall la tiare que l'ambitieux prélat avait fabriquée pour lui-même.

Quelques-uns, à cette vue, s'écrièrent que si la suprématie papale était abolie, il 422

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle fallait lui substituer uniquement celle de la Parole de Dieu. En effet, ce n'est pas dans ce premier mouvement que fut la vraie Réformation.

Le second, qui fut essentiel au renouvellement de l'Église, fut représenté par Cranmer, et consista surtout à rétablir l'autorité des saintes Écritures. Wolsey ne tomba pas seul, et ce ne fut pas seul que Cranmer s'éleva; chacun de ces deux hommes porta avec lui le système qu'il représentait. L'échafaudage des traditions romaines tomba avec le premier; le fondement des saintes Écritures fut posé avec le second. Cependant, tout en rendant justice à la sincérité du docteur de Cambridge, il faut reconnaître ses faiblesses, ses complaisances pour le pouvoir, et même quelque négligence qui, laissant croître çà et là des plantes parasites, leur permit de monter et de s'étendre sur le roc vif de la Parole de Dieu. Ce n'est pas là non plus que fut la déformation dans toute son énergie et toute sa pureté.

Le troisième mouvement fut représenté par les martyrs. Ce qui féconde l'Église, quand elle prend une vie nouvelle, c'est le sang de ses confesseurs; et sans cesse exposée à la corruption, elle a sans cesse besoin d'être purifiée par les souffrances

[15].

Ce n'était pas dans les palais d’Henri VIII, pas même dans les conseils où l'on s'occupait de sous traire l'Angleterre à la suprématie du pape, qu'il fallait chercher les vrais enfants de la Réformation ; c'était à la Tour de Londres, dans les (ours des Lollards, de Saint-Paul et de Lambeth, dans les autres prisons de l'Angleterre, dans les souterrains des évêques, dans les chaînes, dans les ceps, sur les chevalets et les échafauds. Les hommes pieux qui invoquaient l'intercession unique de Jésus-Christ, seul chef de son peuple, qui erraient çà et là dé nués de tout, qui étaient liés, bâillonnés, bafoués, battus de verges, torturés, et qui au milieu de toutes ces tribulations demeuraient dans -la patience chrétienne, et tournaient, comme leur Maître, les regards de leur foi vers Jérusalem; tels étaient en Angleterre les disciples de la Réformation. L'Église la plus pure est l'Église sous la croix.

Le père de cette Église en Angleterre ne fut pas Henri VIII. Quand Henri jetait en prison ou dans les flammes les Hitton, les Benet, les Patmore, les Petit, les Bayûeld, les Bilney et tant d'autres, il n'était pas le père de la Réformation d'Angleterre, »

comme l'a dit un grand mensonge ; il en était le bourreau.

L'Église en Angleterre devait être, dans son renouvellement, une Église de martyrs; et le vrai père de cette Église, c'est Celui qui est clans le ciel. Ici, nous nous arrêtons. Nous avons raconté l'histoire de la Réformation dans les temps héroïques de Luther; une autre figure se présente mainte nant à nous, celle de Calvin.

Au moment où nous allons nous occuper de ce docteur, de Genève, d'où il agit avec tant de puissance, par le secours de Dieu, pour avancer la cause de la Réforme 423

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle évangélique dans tant de peuples divers, nous commençons une nouvelle série de notre travail, el nous croyons en conséquence devoir y consacrer au nouvel ouvrage.

Nous avons navigué jusqu'à cette heure sur des eaux diverses, au sein de différentes contrées, en Allemagne, en Suisse, en France, en Angleterre. Si nous interrompons ici cette navigation, ce n'est, s'il plaît à Dieu, que pour la reprendre. Nous continuerons notre voyage, en déployant nos voiles au même souffle du ciel. Toute la différence consistera en ce que nous aurons un nouveau pilote, et en ce que le vent nous poussera vers des terres nouvelles.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Burnet (liv. II) et des historiens plus modernes se sont, je crois, trompés en affirmant que Wolsey assista au parlement de la fin de 1529. Voyez State Papers, I, p. 347 à 354.

[2] Timebat sibi damnum et periculum de corpore suo per quos dam suos semulos. »

(Ryrner, Fœdera, p. 139.)

[3] Ego et rex meus, » dit Fox.

[4] Knowing himself to have the foui and contagious disease, blowing upon ^our noble Grace with Lis perilous and infective breath. » (Herbert, p. 295.)

[5] Cum prostratione appetitus et continuo insomnie » (Wolsey à Gardiner.

Cavendish, append.,p. 474.)

[6] Wolsey to Oomwell. [State Papers, I, p. ' 54.)

[7] He was the haughtiest man in ail his proceedings that then lived.» (Cavendish, p. 394.)

[8] «The cardinal had purchased a bull to curse the king. «(HaU.,?-773')

[9] Cosi mi disse el Re, che contra de S. M. el machinava nel regno e fuori, e m'a detto dove e come. » (Le Grand, preuves, p. 529.)

[10] And there you raay shift your apparel. » (Cavend., p. 347.)

[11] By eight of the clock ye shall lose your master. » (Cav., p. 381 .)

[12] He would not have given me over in my grey hairs. » (Cavend., p. 387.)

[13] To destroy this _new pernicious sect of Lutherans. » [Ibid., p. 389.)

[14] His tongue to fail, his eyes being set in his head, » (Cavend.,p. 393.) 424

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[15] 1Pierre IV, 17. — Plerumque Ecclesia est cœtus exigu us susti nens varias et ingentes aerumnas. » (Mélanchthon, Loti.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME

425

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