Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 5 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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[18]. — Comment allons-nous procéder? » Mais quels furent son étonnement et sa douleur [19], lorsque le nonce l'engagea, il est vrai avec tous les ménagements imaginables, à renoncer au divorce* [20]! Aces mots, le bouillant Tudor s'emporte : «

Est-ce ainsi que le pape tient sa parole? s'écrie-t-il. Il m'envoie un ambassadeur pour annuler mon mariage, mais en réalité pour l'affermir! » Il se fit une pause.

Campeggi ne savait que dire.

Henri et Catherine étant également persuadés de leur bon droit, le nonce se trouvait placé entre l'enclume et le marteau; Wolsey lui-même endurait le martyre

[21]. La colère du roi s'accrut; il avait pensé que le légat se hâterait de retirer une parole imprudente, et Campeggi demeurait muet. « Je le vois, dit Henri au nonce, votre parti est pris ; le mien, soyez-en sûr, ne tardera pas à l'être. Que le pape persévère seulement dans cette manière d'agir, et le siège apostolique, couvert d'une infamie perpétuelle, sera frappé d'une affreuse destruction. [22]» Le lion avait rejeté la peau d'agneau dont il s'était un instant couvert ; il rugissait en bondissant.

Campeggi sentit qu'il fallait apaiser le monarque. « Finesse et délai, lui écrivait-on de Rome; et dans ce but le pape l'avait muni des armes nécessaires. Il se hâta d'exhiber la fameuse décrétale qui prononçait le divorce. « Le Saint-Père, dit-il au roi, désire ardemment que cette affaire se termine par une heureuse réconciliation entre vous et la reine ; mais si cela est impossible, vous allez juger vous-même si Sa Sainteté veut tenir ses promesses. » Puis il lut la bulle, et la montra même à Henri, sans toutefois la laisser sortir de ses mains.

Cette exhibition produisit l'effet désiré; 'Tudor se calma. « Me voilà rassuré, dit-il; ce talisman miraculeux ranime tout mon courage. Cette décrétale est le remède énergique qui va rendre la paix à ma conscience oppressée et la joie à mon cœur 322

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle brisé [23]. Écrivez à Sa Sainteté que cet immense bienfait m'unit tellement à elle, qu'elle peut attendre de moi au-delà de tout ce que son imagination peut concevoir. »

Cependant quelques nuages se formèrent peu après dans l'esprit du roi.

Campeggi ayant montré la bulle, s'était hâtée de la remettre sous clef. Prétendrait-il la garder dans sa cassette? Henry et Wolsey vont mettre tout en œuvre pour l'obtenir; ce point gagné, la victoire leur appartient.

Wolsey s'étant rendu chez le nonce, il lui de manda la décrétale d'un air de candeur, et comme chose toute naturelle ; il désirait, dit-il, la montrer aux conseillers privés du roi. « Le pape, répondit Campeggi, a accordé cette bulle, non pour qu'on s'en serve, mais pour qu'on la tienne secrète' [24]; il a simplement voulu montrer au roi les bons sentiments qui l'animent. » Wolsey ayant échoué, Henri vint à son tour. «

Veuillez, dit-il, me remettre cette bulle que vous m'avez montrée. » Le nonce la refusa respectueusement. — Pour un seul mo ment, » reprit le roi. Même refus.

L'orgueilleux Tudor se retira en étouffant sa colère. Alors Wolsey revint à la charge et fonda sa demande sur la justice. « Je suis, comme vous, délégué par Sa Sainteté pour décider cette affaire, dit-il, et j'ai besoin d'étudier l'acte important qui doit régler nos opérations.» — Nouveau refus. — Eh quoi! s'écria le ministre de Henri VIII, ne suis-je pas cardinal comme vous?... juge comme vous?... votre collègue?... »

— N'importe, le nonce ne voulut à aucun prix se dessaisir de la décrétale*[25].

Clément ne s'était pas trompé dans le choix qu'il avait fait de Campeggi; l'ambassadeur était digne de son maître. Il était évident que le pape, en accordant la bulle, avait joué la comédie ; cette ruse révoltait le roi. Ce n'était plus de la colère qu'il ressentait; c'était du dégoût. Wolsey comprit que le mépris d’Henri était plus à craindre que son courroux ; il s'en alarma et se rendit de nouveau chez le nonce. «

La commission générale, lui dit-il, est insuffisante, la commission décrétale peut seule nous servir, et vous ne nous permettez pas d'en lire un seul mot'… [26]. Le roi et moi nous nous reposions avec confiance sur les bonnes intentions de Sa Sainteté, et nous nous voyons frustrés dans notre attente*[27]. Où est cette affection paternelle dont nous nous étions flattés? Quel est le prince qui n’ait jamais été joué par le pape comme l'est maintenant le roi d'Angleterre ?

Si c'est ainsi que l'on récompense le Défenseur de la foi, la chrétienté saura ce que doivent attendre de Rome ceux qui la servent, et toutes les puissances lui retireront leur appui. Ne vous y trompez pas; la base sur laquelle le Saint-Siège repose est si peu solide que le moindre mouvement suffit pour le précipiter dans une ruine éternelle*[28]. Funeste avenir... Tourment inexprimable!... Soit que je veille, soit que je dorme, de sinistres pensées ne cessent de me poursuivre comme un affreux cauchemar*... [29]»

Cette fois-ci Wolsey disait la vérité. Mais toute cette éloquence était inutile ; Campeggi refusait la bulle tant désirée; en l'envoyant, Rome lui avait dit: « Surtout, 323

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle ne réussissez pas! » Ce moyen ayant échoué, il restait pourtant à Wolsey une autre voie pour accomplir le divorce : « Eh bien, dit-il à Campeggi, prononçons-le nous-mêmes. — Gardons-nous-en bien, répondit le nonce; l'indignation de l'Empereur serait telle, que la paix de l'Europe en serait à jamais troublée. — Je sais comment arranger tout cela, répliqua le cardinal anglais ; en fait de politique vous pouvez vous reposer sur moi. [30] » Alors le nonce prit un autre langage, et s'enveloppant fièrement du manteau de sa moralité : « Je ne suivrai que la voix de ma con science, dit-il ; si je reconnais que le divorce est possible, je franchirai le fossé; sinon, non. —

Votre conscience ! Il est facile de la satisfaire, reprit Wolsey. La sainte Écriture défend d'épouser la veuve de son frère ; or, nul pape ne peut accorder ce que la loi de Dieu défend. — Dieu nous préserve d'un tel principe ! s'écria le prélat romain ; la puissance du pape est sans limites. »

— A peine le nonce avait-il mis sa conscience en avant, qu'elle faisait naufrage; elle le liait à Rome et non au ciel. Au reste, l'opinion publique, et les amis de Campeggi eux-mêmes, n'avaient pas grande idée de sa moralité; ils pensaient que pour lui faire franchir le fossé, il fallait seulement connaître le prix auquel il voulait se vendre. L'évêque de Bayonne écrivait à Montmorency : « Mettez-moi en quelque bout de lettre, que je puisse montrer à Campeggi, quelque chose de sonnant, qu'on lui donnera des bénéfices... Cela ne vous coûtera rien, et pourra servir à la matière du mariage ; car je sais bien qu'il en désire. — Que reste-t-il donc à faire? a dit enfin Wolsey, étonné de rencontrer une résistance à laquelle il n'était point accoutumé. —

Je vais informer le pape de ce que j'ai vu et entendu, répondit Campeggi, et j'attendrai ses instructions.»

Henri dut consentir à cette nouvelle démarche, car le nonce faisait mine, si l'on s'y opposait, d'aller chercher lui-même à Rome les directions du pontife, et il n'en fût jamais revenu. Encore quelques mois de gagnés. Pendant ce temps les esprits fermentaient. La perspective d'un divorce entre le roi et la reine avait ému la nation; et la majorité, surtout parmi les femmes, se prononçait contre le roi. « Quoi que l'on fasse, disait-on hautement, qui épousera la princesse Marie, sera roi d'Angleterre [31]. » Les espions de Wolsey l'informaient que Catherine et Charles Quint avaient à la cour même des partisans dévoués. Il voulut s'en assurer. « On prétend, dit-il un jour d'un air indifférent, que l'Empereur s'est vanté de faire jeter le roi hors de son royaume, et cela par les propres sujets de Sa Majesté... Qu'en pensez-vous, milords? — Durs à l'éperon, dit Du Bellay, » les lords demeurèrent muets. A la fin pourtant, l'un d'eux, plus imprudent que les autres, s'écria : « Cette parole fera perdre à l'Empereur plus de cent mille Anglais ! » Wolsey en savait assez. Pour les perdre, pensait-il, il faut bien les avoir. Si Catherine pensait à faire la guerre à son mari, suivant l'exemple de quelques reines d'Angleterre, elle aurait donc un parti prêt à l'appuyer ; ceci devenait dangereux.

324

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Le roi et le cardinal prirent aussitôt leurs me sures. On fit sortir de Londres plus de quinze mille sujets de Charles; on saisit les armes des bourgeois, « afin qu'il ne leur demeurât pire bâton que la langue*[32] ; » on renvoya les conseillers flamands que l'on avait accordés à Catherine, après qu'ils eurent été entendus du roi et de Campeggi (car à l'aulre, [Wolsey], ils dirent n'avoir charge de parler ») ; enfin on fit sur tout le pays un guet grand et continuel. » On craignait une descente en Angleterre, et Henri n'était pas d'humeur à soumettre son royaume au pape.

Ce n'était pas assez ; le roi alarmé crut devoir compter avec son peuple, et ayant convoqué, le 13 novembre [33], dans son palais de Bridewell, les lords spirituels et temporels, les juges, les membres du conseil privé, le maire de Londres, les aldermen et la plupart des grands seigneurs du pays, il leur dit d'un air de condescendance : « Vous savez, mi lords, que depuis vingt années la divine Providence a accordé à notre patrie une prospérité qu'elle n'avait jamais connue.

Mais au milieu de toute la gloire qui m'environne, la pensée de mon dernier moment s'offre souvent à moi', et je crains que si je meurs sans héritier, ma mort ne fasse plus de mal à mon peuple que ma vie ne lui aura fait de bien. A. Dieu ne plaise que, faute d'un roi légitime, l'Angleterre soit de nouveau livrée aux horreurs de la guerre civile ! » Puis ayant rappelé les illégalités qui invalidaient son mariage avec Catherine : « Ces pensées, continua le roi, ont rempli mon âme de crainte, et viennent sans cesse bourreler ma conscience. Voilà le seul motif, j'en prends Dieu à témoin [34], qui m'a fait porter cette affaire devant le souverain pontife. Depuis vingt ans que je connais la reine, elle est à mes yeux tellement au-dessus de toutes les femmes, que si j'étais sans épouse, et que le droit divin le permît, je la choisirais encore.

Mais, ô deuil ! ô larmes ! . . . si Dieu interdit d'épouser la femme de son frère, je dois me séparer d'une femme si illustre, je dois me reconnaître coupable d'avoir vécu vingt ans dans une union illicite ; je vois mon trône sans héritier, et cet empire sans chef après ma mort... Invitez mon peuple, nobles seigneurs, à joindre ses prières aux miennes, pour que Dieu nous fasse connaître sa volonté suprême. »

Ces paroles manquaient de sincérité, mais elles étaient bien calculées pour calmer les esprits. Malheureusement, il paraît qu'après ce discours de la couronne, dont la copie officielle nous a été conservée, Henri ajouta quelques mots de sa façon. « Si cependant, dit-il, selon Du Bellay, en portant autour de lui un regard menaçant, il se trouvait un homme quel qu'il fût qui tînt de son prince d'autres termes qu'il ne faut tenir, je montrerai que je suis maître, et il n'y aura si belle tête que je n'en fasse voler*. [35] » Ceci était un vrai propos à la Henri VIII ; mais on ne peut accorder un crédit sans limites aux assertions de Du Bellay, ce diplomate aimant, comme d'autres, à donner du piquant à ses dépêches. Quoi qu'il en soit du postscriptum, le discours à l'occasion du divorce fit effet. Dès lors plus de plaisanteries, pas même de la part des ennemis des Boleyns. Les uns approuvaient 325

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle le roi, d'autres se contentaient de plaindre la reine en secret; la plupart se préparaient à profiter d'une révolution de cour que chacun prévoyait. « Le roi, dit encore l'ambassadeur de France, leur a fait si vivement entendre sa fantaisie, qu'ils parlent plus sobrement qu'ils n'ont fait. »

Henri, voulant étouffer les clameurs du peuple et remettre les grands de leur effroi, donna des fêtes magnifiques, tantôt à Londres, tantôt à Greenwich, quelquefois à Hampton-Court et à Richmond. La reine l'accompagnait, mais Anne restait d'ordinaire dans un fort beau logis que Henri lui avait fait accoutrer, » dit du Bellay.

Le cardinal, suivant l'exemple de son maître, faisait jouer des farces en français avec grand appareil. Tout son espoir était dans la France. « Je ne veux rien en Angleterre, ni en fait, ni en paroles, qui ne soit français [36], » disait-il à l'évêque de Bayonne.

Enfin, Anne Boleyn avait accepté la position brillante qu'elle avait d'abord refusée, et chaque jour ses beaux appartements se remplissaient d'une cour nombreuse ; plus grosse que de longtemps il n'avait été fait à la reine. — Oui da, disait Du Bellay en voyant la foule se tourner vers le soleil levant, on veut accoutumer ce peuple par les petits à l'endurer, afin que quand on viendra à donner les grands coups, il ne les trouve si étranges. » Au milieu de ces fêtes, la grande affaire ne sommeillait pas. L'ambassadeur de France sollicitant le subside destiné à la rançon des fils de François I, le cardinal lui demanda en échange un écrit prouvant que le mariage n'avait jamais rien valu. Du Bellay s'excusa sur son âge et son peu de science ; mais comprenant enfin qu'il n'aurait pas autrement le subside, il écrivit le mémoire en un seul jour. Le cardinal et le roi, ravis, le conjurèrent de parler lui-même à Campeggi.

L'ambassadeur y consentit et réussit au-delà de toute espérance. Le nonce, sachant qu'un arc trop tendu peut se rompre, faisait passer Henri tour à tour par la crainte et par l'espoir. « Gardez-vous bien d'avancer que le pape n'avait pas le droit d'accorder une dispense au roi, disait-il à l'évêque français ; ce serait nier son pouvoir, qui est infini. Mais, ajouta-t-il d'un ton mystérieux, je veux vous faire connaître un chemin qui vous mènera infailliblement au but. Montrez que l'on a trompé le Saint-Père en alléguant de faux motifs. Poussez-moi cela roide, ajouta-t-il, afin de me faire tomber à déclarer la dispense mal fondée. [37] » Ainsi le légat révélait lui-même la brèche par laquelle on pouvait surprendre la forteresse.

«Victoire! » s'écria Henri en entrant rayon nant de joie chez Anne Boleyn.

Mais cet épanchement de Campeggi n'était qu'une nouvelle ruse. « Il se fait à la cour un grand bruit, écrivit bientôt Du Bellay, que l'Empereur et le roi de France appointent ensemble et laissent Henri VIII derrière, en sorte que tout retombera sur ses épaules. [38]» Wolsey voyant que les intrigues de la diplomatie échouaient, 326

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle crut devoir faire jouer de nouveaux ressorts, « et par tous bons et honnêtes moyens tirer le pape en bonne dévotion*. [39] »

Il voyait d'ailleurs avec une grande peine la nouvelle catholicité qui se formait dans le monde, et qui unis sait par d'intimes liens les chrétiens de l'Angleterre à ceux du continent. Frapper l'un des chefs de ce mouvement évangélique pourrait incliner la cour de Rome en faveur d’Henri VIII. Le cardinal entre prit donc de poursuivre Tyndale, et c'est en Allemagne que cette résolution va nous transporter.

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FOOTNOTES

[1] Cum Cœsar materterae suae causam contra injurias Henrici pro pugnaverit. »

(Sanders, p. 28.)

[2] Quatuor nuncios celerrimo cursu, diversis itineribus ad Campe gium misit. »

(Sanders, p. 28, et Herbert, p. 253.)

[3] Wolsey might spur Campegius, and Campegius would bridle Wolsey. » (Fuller, book V, p. 172.)

[4] State Papers, VU, p. 91, 92.

[5] Which I have so long longed for, to God's pleasure, and our both comforts. »

[Pamphleteer, n° 43, p. 117.)

[6] «The gladdest woman in the world. » (Pamphleteer,na 43, p. 151.)

[7] Only to use dissimulation with Your Grace. » (State Papers, VII, p. 183.)

[8] I think the book a bauble. » [Anne Boleyn, Wyat, p. 430.)

[9] Sanga à Campeggi, Viterbe, 27 septembre (Ranke, Deutsche -Gtsch., III, p. 135.)

[10] State Papers, VU, p. 94, 95, note.

[11] Dépèche de l'évèque de Bayonne, du 16 octobre 1529. (Le Grand, preuves, p.

169.)

[12] Quem saepius visitavi, et amantissime sum complexus. » [State Papers, VII, p.

103.)

[13] The supressing of your inutile and vaine thoughts and fantasys with the brydl of reason. » [Pamphleteer, n° 43, p. 1Î3.1

[14] Du Bellay à Montmorency, 21 octobre. ( Le Grand, preuves p. 185.)

[15] Du Bellay à Montmorency, 1 novembre. (Le Grand, preuves, .p. 186.) 327

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[16] Rejinain luctu et lacrymis noctes diesque egit. » (Sanders,29.)

[17] Regia majestas et ego ad eum crebro accessiraus. » [State Pa pers, VII, p. 103.)

[18] Rex et duo cardinales, remotis arbitris, de suis rebus multum et diu collocuti. »

(Sanders, 29.)

[19] Incredibili utriusque nostrum animi mœrore. » [State Papers, VII, p. 104.)

[20] Conatus est omne divortium inter regiam majestatem et regi nam dissuadere. »

[Ibid.)

[21] Non absque ingenti cruciatu. » (Ibid.)

[22] Ingemiscendum excidium, perpetua infamia... » [Ibid.)

[23] Remedium levamenque afflictœ oppressaeque conscietitiae. » [State Papers, VII, p. 104.)

[24] Non ut ea uteremur, sed ut secreta haberetur. » [State Papers, VII, p. 104.)

[25] Nullo pacto adduci vult, ut rnihi, suo colleges, çommissionem hanc decretalem e suis manibus credat. » [Ibid., 105.)

[26] Nec ullum verbum aut mentionem ullam. » [State Papers, VII, p. 105.)

[27] Esse omni spe frustrates quara in prœfata Sanctitate tam iii* genue reposueramus. » [Ibid.)

[28] A fundamento tam levi, incertaque statera pendeat, ut in sem piternam ruinam. » [Ibid., p. 106.)

[29] Quanto animi cruciatu... vigilans dormiensque... » [Ibid., 105.)

[30] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 66.)

[31] Du Bellay à Montmorency, 8 novembre 1528. (Le Grand, preuves p. 204.)

[32] Le Grand, preuves, p. 232. » Idibus novembris, porte l'acte. (Wilkins, Concilia, III, p. 714.) Her bert et Collyers disent le 8 novembre.

[33] In mentem una venit et concurrit mortis cogltatio. » (Ibid.)

[34] Hœc una res, quod Deo teste et in regis oraculo affirmamus. » (Wilkins, Concilia, III, p. 714.)

[35] Du Bellay à Montmorency, 17 novembre 1528. (Le Grand, preuves, p. 218.)

[36] Du Bellay à Montmorency, 1er janvier. (Le Grand, preuves, p.268.

[37] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 200.) » Ibid., p. 217.

328

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[38] 1 Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 219.)

[39] Ibid., p. 225.

329

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Vraie catholicité. — Wolsey. — Affaire de Harman. — West envoyé à Cologne. —

Travaux de Tyndale et de Fryth. — Rincke à Francfort. — Il fait une découverte. —

Tyndale à Marbourg. — West retourne en Angleterre. — Ses tourments dans le cloître

Le séjour de Tyndale et de ses amis dans des contrées étrangères, et les rapports qu'ils y formèrent avec de pieux chrétiens, manifestèrent l'esprit de fraternité que la Réformation rendait alors à l'Église. C'est dans le protestantisme que la vraie catholicité se trouve. L'Église romaine n'est point une Église catholique. Séparée des Églises d'Orient, qui sont les plus anciennes de la chrétienté, et des Églises réformées qui en sont les plus pures, elle est une secte et une secte dégénérée. Une Église qui ferait profession de croire à une unité épiscopale, mais qui serait séparée de l'épiscopat de Rome, séparée de l'épiscopat d'Orient, séparée des Églises évangéliques, ne serait pas non plus une Église catholique ; elle serait une secte plus sectaire encore que celle du Vatican, un fragment de fragment. Il faut à l'Église du Sauveur une unité plus divine, plus vraie, que celle de sacrificateurs qui se condamnent les uns les autres. Ce furent les réformateurs, et Tyndale en particulier

[1], qui proclamèrent dans la chrétienté l'existence d'un corps de Christ, dont sont membres tous les enfants de Dieu. Les disciples de la Réformation sont les vrais catholiques.

C'était une tout autre catholicité que Wolsey voulait maintenir. Il ne se refusait pas à certaines réformes dans l'Église, surtout si elles lui apportaient quelque profit ; mais avant tout il voulait conserver à la hiérarchie ses privilèges et son uniformité.

L'Église romaine, en Angleterre, était alors incarnée dans sa personne, et s'il tombait, elle serait près de sa ruine. Ses talents politiques, ses rapports multipliés avec le continent, lui faisaient discerner mieux que d'autres les dangers qui menaçaient la papauté. La publication des Écritures de Dieu en anglais ne semblait à quelques-uns qu'un nuage sans importance, qui disparaîtrait bientôt de l'horizon ; mais aux yeux du prévoyant Wolsey, ce nuage présageait une grande tempête. Il n'aimait pas, d'ailleurs, ces rapports fraternels qui se formaient alors entre les chrétiens évangéliques de la Grande-Bretagne et ceux des autres nations. Offusqué par cette catholicité spirituelle, il résolut de faire saisir Tyndale, qui en était le principal organe.

Déjà l'envoyé d’Henri dans les Pays-Bas, Hacket, avait fait mettre en prison Harman, négociant d'An vers, l'un des principaux soutiens du réformateur anglais.

Mais en vain Hacket avait-il demandé à Wolsey des documents propres à convaincre Harman de trahison (car le crime d'aimer la Bible ne suffisait pas pour le faire condamner dans le Brabant) ; l'envoyé était demeuré sans lettres d'Angleterre, et le 330

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle dernier terme fixé par la loi étant écoulé, Harman et sa femme avaient été relâchés, après sept mois d'emprisonnement.

Toutefois, Wolsey n'avait pas été inactif. Le cardinal espérait trouver ailleurs la coopération que lui refusait Marguerite d'Autriche. C'était Tyndale qu'il lui fallait, et tout semblait indiquer qu'il était alors caché à Cologne ou dans ses environs.

Wolsey, se rappelant le sénateur Rincke et les services qu'il lui avait déjà rendus, résolut de lui envoyer John West, religieux du couvent des Franciscains à Greenwich. West, dont l'esprit n'était pas d'une grande portée, était actif, fort désireux de se faire valoir, et s'était distingué en Angleterre parmi les adversaires de la Réforme. Flatté de cette mission, ce moine vaniteux partit aussitôt pour Anvers accompagné d'un autre religieux, afin de saisir Tyndale, et même Roye, jadis son confrère à Greenwich, et qu'il y avait inutilement combattu.

Pendant que l'on conjurait sa perle, Tyndale composait divers écrits, les livrait à la presse, les envoyait en Angleterre, et priait Dieu nuit et jour d'éclairer son peuple. «

Pourquoi vous donner tant de peine ? lui disait-on. Ils brûleront vos livres comme ils ont brûlé l'Évangile!... — Ils ne feront que ce que j'attends, répondait-il, s'ils me brûlent aussi moi-même. » Il entrevoyait déjà dans le lointain son bûcher; mais cette vue ne faisait qu'exciter son zèle. Caché, comme Luther à la Wartbourg, non toutefois dans un château, mais dans une humble maison, Tyndale, comme le réformateur saxon, traduisait nuit et jour les Écritures. Mais, n'ayant pas un électeur de Saxe pour le garder, il changeait de- temps en temps de résidence.

A cette époque, Fryth, échappé des prisons d'Oxford, avait rejoint Tyndale, et les joies de l'amitié adoucissaient pour eux l'amertume de l'exil. Tyndale ayant fini le Nouveau Testament et commencé la traduction de l'Ancien, le savant Fryth lui était d'un grand secours. Plus ils étudiaient la Parole de Dieu et plus ils l'admiraient. Au commencement de 1529 ils publièrent la Genèse et le Deutéronome, et s'adressant, dans un prologue, à leurs compatriotes : « Quand tu lis l'Écriture, dirent-ils, pense que chaque syllabe t'appartient, et suces-en la moelle. [2] » Puis, niant que les signes visibles communiquent naturellement la grâce, comme l'avaient prétendu les scolastiques, Tyndale soutint que les sacrements n'opèrent que quand le Saint Esprit les accompagne de sa vertu. « Les cérémonies de la loi, disait-il, étaient pour les Israélites ce que les sacrements sont pour nous. Ce qui sauve, ce n'est pas l'œuvre en elle-même, c'est la foi en la promesse, dont l'œuvre est le signe. Le Saint-Esprit n'est pas un Dieu muet [3]. Partout où la Parole est annoncée, ce témoin intérieur opère. Si le baptême me prêche la purification par le sang de Christ, alors le Saint-Esprit accompagne le baptême *[4], et cette prédication ôte mes péchés par la foi. L'arche de Noé ne sauva que ceux qui crurent. »

Il fallait nécessairement emprisonner un homme qui osait adresser à l'Angleterre des paroles si contraires aux enseignements du moyen âge. John West, envoyé dans 331

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle ce but, arrivait alors à Anvers ; Hacket lui procurait pour interprète un religieux, Anglais d'origine, lui faisait prendre d'autres vêtements, et lui remettait enfin trois livres sterling, » pour le compte du cardinal ; moins l'ambassade se ferait remarquer et mieux son but serait atteint. Mais quel fut le chagrin de West en arrivant à Cologne ! Rincke était à Francfort. N'importe, le moine de Greenwich cherchera Tyndale à Cologne, et priera Rincke d'en faire autant à Francfort ; ce seront deux perquisitions au lieu d'une. West se procura un agile » messager (c'était encore un moine), et lui remit la lettre que Wolsey adressait à Rincke.

La foire se tenant à Francfort, la ville était rem plie de marchands et de marchandises. Rincke eut à peine achevé de lire la lettre de Wolsey, qu'il courut chez les bourgmestres, et leur demanda de confisquer les Écritures traduites en anglais, et sur tout de saisir l'hérétique qui troublait l'Angle terre comme Luther troublait l'Empire. — Tyndale et ses amis n'ont pas paru dans nos foires depuis le mois de mars 1528, répondirent les magistrats, et nous ne savons s'ils sont morts ou vivants. »

Rincke ne se découragea pas. Jean Schoot, de Strasbourg, qui passait pour avoir imprimé des livres de Tyndale, et qui tenait moins, disait-on, aux livres qu'il publiait qu'à l'argent qu'il en retirait, se trouvait à Francfort. « Où est Tyndale? lui dit Rincke.

— Je ne le connais pas, répondit l'imprimeur; » mais il avoua que mille volumes avaient été imprimés par lui sur la demande de Tyndale et de Roye. « Apportez-les, continua le sénateur de Cologne. — Si l'on m'en donne un bon prix, je les livrerai. »

— Rincke paya tout ce qu'on voulut. Wolsey allait donc être satisfait, car le Nouveau Testament l'inquiétait presque autant que le divorce ; ce livre, à ses yeux si dangereux, lui semblait de voir allumer un grand incendie, qui consumerait infailliblement l'édifice du traditionalisme romain. Rincke, qui partageait l'idée de son patron, ouvrit avec impatience les volumes qu'on venait de lui remettre ; mais, pénible mécompte ! Ce n'était pas le Nouveau Testament, pas même un ouvrage de Tyndale ; c'était un écrit de William Roye, homme léger, enclin à l'insulte, que le réformateur avait employé quelque temps à Hambourg, et qui même l'avait suivi à Cologne, mais dont il s'était bientôt dégoûté. « Je lui ai dit adieu pour nos deux vies durant, disait Tyndale, et un jour de plus. » Roye s'était rendu à Strasbourg en quittant le réformateur, s'y était vanté de ses rapports avec lui, et y avait fait imprimer une satire contre Wolsey et les ordres monastiques, connue sous le titre de Sépulture de la messe; c'était le livre qu'on venait d'apporter. L'esprit sarcastique du moine y avait dépassé les bornes légitimes de la controverse, aussi le sénateur osait-il à peine l'envoyer en Angleterre. Il ne s'arrêta pas dans ses perquisitions, fouilla dans tous les lieux où il pensait découvrir le Nouveau Testament, accapara tous les volumes suspects [5], et se mit en route pour Cologne.

332

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Cependant il n'était pas satisfait. Il lui fallait Tyndale, et il allait partout répétant :

« Et Tyndale, où est-il? » Or ce Tyndale que l'on cherchait en tant de lieux et surtout à Francfort et à Cologne, se trouvait presque à égale distance de ces deux villes, en sorte que Rincke, en se rendant de l'une à l'autre, aurait pu le rencontrer face à face, comme l'envoyé d'Achab rencontra Élie*[6]. Tyndale était à Marbourg, où plusieurs motifs l'avaient attiré. Le prince Philippe de Hesse était le grand protecteur des doctrines évangéliques. L'université avait marqué dans la Réforme par les Paradoxes de Lambert d'Avignon. Un jeune Écossais, Hamilton, illustre comme martyr, y avait étudié peu auparavant, et un célèbre imprimeur, Jean Luft, y avait ses ateliers. Tyndale et Fryth s'y étaient donc établis en septembre 1528, et cachés sur les rives paisibles de la Lahn, ils y traduisaient l'Ancien Testament; si Rincke les eût cherchés dans cette ville, il n'eût pas manqué de les trouver. Mais, ou il n'y pensa pas, ou il eut peur du terrible landgrave. La route directe descendant le Rhin, ce fut celle qu'il prit, et Tyndale échappa.

Arrivé à Cologne, Rincke conféra aussitôt avec West. Leurs recherches ayant échoué, il fallait adopter des moyens plus énergiques. Le sénateur renvoya donc le moine en Angleterre, lui donna pour compagnon son fils Hermann, et les chargea de dire à Wolsey : « Il nous faut, pour saisir Tyndale, des pouvoirs plus étendus et ratifiés par l'Empereur. Les traîtres qui conspirent contre la vie du roi d'Angleterre ne sont point tolérés dans l'Empire, combien moins doivent l'être Tyndale et tous ceux qui conspirent contre la chrétienté ! Il faut qu'il meure; un éclatant exemple peut seul arrêter l'hérésie de Luther. — Quant à ce qui nous regarde, devaient-ils ajouter, il se présentera peut-être à Votre Grâce quelque occasion de nous récompenser [7]. » Rincke n'avait pas oublié le subside de dix mille livres sterling qu'il avait reçu de Henri VII pour la guerre contre les Turcs, lorsqu'il était allé à Londres, comme envoyé de Maximilien.

West retournait en Angleterre, très chagrin d'avoir échoué dans sa mission.

Qu'allait-on dire à la cour et au monastère ? Une nouvelle humiliation lui était encore réservée : Roye, que West était allé chercher sur les bords du Rhin, était venu visiter sa mère sur les rives de la Tamise ; et pour comble d'infortune, la nouvelle doctrine avait envahi son propre couvent. Le gardien lui-même, le père Robinson, l'avait embrassée, et on lisait nuit et jour à Greenwich le Nouveau Testament que West était allé poursuivre à Cologne ...

Le religieux d'Anvers qui l'avait accompagné dans son voyage était la seule personne à laquelle il pût confier sa douleur; mais les franciscains renvoyèrent ce moine étranger au-delà des mers j puis ils se mirent à plaisanter aux dépens du malheureux West. S'il voulait ra conter ses exploits des bords du Rhin, on en riait; s'il se vantait du nom de Wolsey et de Henri VIII, on se moquait encore de lui. Il voulut parler à la mère de Roye, espérant obtenir d'elle d'utiles informations; les moines l'en empêchèrent. « C'est dans ma commission! » répondit-il. On lui rit au 333

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle nez. Le père Robinson s'apercevant que cette commission faisait prendre à West des airs d'indépendance, demanda à Wolsey de la lui retirer. West effrayé s'imagina qu'on finirait parle jeter en prison.

Je suis las de la vie, » s'écria-t-il. Et il conjura un ami qu'il avait à la cour de lui procurer, avant Noël, une obédience sous le grand sceau de Monseigneur, afin de pouvoir quitter le monastère. « Quoi que ce soit qu'il faille payer, ajoutait-il, don nez-le... » Ainsi West expiait le zèle fanatique qui l'avait porté à poursuivre le traducteur des oracles de Dieu. Ce qu'il devint, je l'ignore; on n'en parle plus.

Wolsey avait alors bien autre chose à faire qu'à s'occuper de cette obédience.

Pendant quels plaintes de West arrivaient à Londres, celles du roi arrivaient à Rome. La grande affaire, aux yeux du cardinal, était de maintenir l'accord entre Henri et l'Eglise. Il ne fut plus question de perquisitions en Allemagne, et pour le moment Tyndale fut sauvé.

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FOOTNOTES

[1] The Church of Christ is the multitude of ail them that believe in Christ, etc.... »

(Tyndale, Exposition of Matthew, prologue.)

[2] Suck out the pith of the Scripture. » (Prologues to the five books of Moses. I, p.

8.)

[3] The Holy Ghost is no dumb God, no God that goeth a mumming.» (Prologues to the live books of Moses. XXX, 16, 17, 27,29, 49.)

[4] If baptism preaches me the washing in Christ's blood, so doth the Holy Ghost accompany it. » [Ibid.)

[5] I gathered together and packed up all the books from every quarter. »

(CottonMSC, Galba, fe. IX, fol. 186. Bible Armais, p. 213.)

[6] 1 Rois, XVIIf, v. 7.

[7] By the favour of God there may be an opportunity to recom pense us. » Cotton MSC, Bible Armais, I, p. 403.)

334

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Une nécessité pour la Réformation. — Instances de Wolsey à Da Casale. — Une audience de Clément VII. — Position cruelle du pape. — Un baiser de Judas. — Un nouveau bref. — Bryan et Vannes envoyés à Rome. — Henri et Du Bellay. — Motifs de Wolsey contre le bref. — Excitation à Londres. — Métamorphose. — Décadence de Wolsey. — Ses angoisses

Le roi et une partie de son peuple tenaient encore à la papauté, et tant que ces liens n'étaient pas rom pus la Parole de Dieu ne pouvait avoir un libre cours. Mais pour que l'Angleterre renonçât à Rome, il lui fallait de puissants motifs ; ces motifs ne devaient pas lui manquer.

Jamais Wolsey n'avait donné des ordres si pressants aux ambassadeurs d’Henri YIU. « Le roi, écrivait-il le 1 novembre 1528 à Da Casale, remet cette affaire à votre prudence, à votre dextérité, à votre fidélité ; et moi je vous adjure d'y employer toutes les forces de votre génie, ou plutôt de les surpasser. Sachez bien que vous n'avez rien fait et que vous ne ferez jamais rien qui soit plus agréable au roi, plus désiré par moi, et pour vous et votre famille plus utile et plus glorieux. [1]

Da Casale, d'une ténacité qui justifiait la confiance du cardinal, et d'un esprit vif et facile à émouvoir, tremblant à la pensée de voir Rome perdre l'Angleterre, demanda aussitôt une audience à Clément VII. « Quoi, lui dit-il, au moment où il a s'agissait enfin de procéder au divorce, votre nonce s'efforce d'en détourner le roi!... Il n'y a plus d'espoir que Catherine d'Aragon donne un héritier à la couronne. Saint-Père, il faut en finir. Ordonnez à Campeggi de remettre la décrétale entre les mains de Sa Majesté. — Que dites-vous? s'écria le pape, je donnerais l'un de mes doigts pour ravoir cette bulle, et vous me demandez de la rendre publique!... Ce serait ma ruine!... [2]

— Da Casale insista. « Nous avons un devoir à accomplir, dit-il ; nous vous rappelons à cette heure suprême dans quel péril se trouvent les rapports qui unissent Rome et l'Angleterre. La crise est imminente. Nous heurtons à votre porte, nous crions, nous vous pressons, nous vous conjurons, nous vous dévoilons les dangers présents et futurs qui menacent la papauté [3]! ... Le monde saura du moins que le roi a rempli les devoirs d'un fils dévoué de l'Église. Si Votre Sainteté veut conserver l'Angleterre dans le bercail de saint Pierre, je vous le répète... il est temps! Il est temps!... [4] A ces mots, Da Casale ne pouvant plus contenir son émotion, tomba aux pieds du pape et le conjura de sauver l'Église dans la Grande Bretagne. Le pape en fut ému. « Levez-vous, dit-il avec l'accent de la plus profonde douleur [5], je vous accorde tout ce que je puis vous accorder; je suis prêt à confirmer la sentence que les légats croiront devoir rendre ; mais je me décharge de toute responsabilité quant aux maux inouïs que cette affaire pourra entraîner après 335

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle elle... Si le roi, après avoir défendu la foi et l'Église, veut ruiner l'une et l'autre, c'est sur lui seul que retombera la responsabilité d'un si grand malheur ! »

Clément n'accordait rien. Da Casale se retira découragé et convaincu que le pontife allait traiter avec Charles-Quint.

Wolsey voulait sauver la papauté, mais la papauté s'y opposait. Clément VII allait perdre cette île que Grégoire le Grand avait pris tant de peine à conquérir. Le pape était dans la position la plus cruelle. A peine l'envoyé du roi d'Angleterre était-il sorti du palais que l'envoyé de l'Empereur y en trait plein de menaces. Le malheureux pontife n'échappait aux assauts d’Henri, que pour être en butte à ceux de Charles ; on le lançait et on le relançait comme une balle. « J'assemblerai un concile général, lui faisait dire le terrible Empereur, et s'il se trouve que vous ayez violé en quelque point les canons de l'Église, on procédera contre vous selon toute leur rigueur. N'oubliez pas, ajoutait-on à voix basse, que votre naissance est illégitime et «vous exclut par conséquent du pontificat!... »

Alors, croyant déjà voir la tiare tomber de sa tête, le timide Clément jurait de tout refuser à Henri VIII v ct Ah ! disait-il à ses plus intimes confidents, je me a repens sur la poudre et sur la cendre d'avoir accordé cette bulle décrétale. Si le roi d'Angleterre a demandé avec tant d'instances qu'on la lui remette, ce n'est certes pas pour connaître ce qui s'y trouve ; il ne le sait que trop! Mais c'est pour me lier les mains dans l'affaire du divorce ; plutôt mille fois mourir!... » Clément, pour calmer son agitation, envoya à Londres un de ses camériers les plus habiles, François Campana, en apparence pour faire au roi de nouvelles promesses, mais en réalité pour trancher le seul fil auquel tînt encore l'espoir de Henri. « Nous embrassons Votre Majesté, écrivait le pape dans la lettre remise à Campana, avec cet amour paternel que requièrent vos nombreux mérites, [6] » Or Campana arrivait en Angleterre pour brûler clandestinement la fameuse décrétale [7] ; Clé ment cachait ses coups sous un embrassement. Rome avait accordé bien des divorces moins motivés que celui d’Henri VIII; mais c'était d'autre chose que d'un divorce qu'il s'agissait ici; le pape voulant relever en Italie sa puissance ébranlée allait sacrifier Tudor et préparer le triomphe de la Réformation. Rome se séparait de l'Angleterre.

Toute la crainte de Clément était que son camérier n'arrivât trop tard pour brûler la bulle ; il fut bientôt rassuré ; un calme plat empêchait la grande affaire d'avancer.

Campeggi, qui se gardait bien de s'occuper de sa mission, s'abandonnait, en diplomate habile, à ses goûts de mondanité, et quand il ne pouvait, vu l'état de ses jambes, se livrer à la chasse dont il était grand amateur, il s'adonnait au jeu, dont il n'était pas moins passionné ; de graves historiens prétendent même qu'il recherchait d'autres plaisirs moins licites encore [8]. Cependant cela ne pouvait toujours durer, et le nonce cherchait quelque nouveau moyen dilatoire, quand il s'en 336

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle offrit un de la manière la plus inattendue. Un jour, un officier de la reine présenta au légat romain un bref de Jules II, portant la même date que la bulle de dis pense, signé comme elle du secrétaire Sigismond, et dans lequel le pape s'exprimait de telle manière que les objections de Henri VIÏI tombaient d'elles-mêmes.

L'Empereur, dit l'envoyé de Catherine, a découvert ce bref parmi les papiers de Puebla, ambassadeur d'Espagne en Angleterre à l'époque du mariage. — Impossible de procéder ! dit alors Campeggi à Wolsey ; toute votre argumentation est maintenant ruinée par la base. Il nous faut de nouvelles instructions. » C'était, à chaque nouvel incident, la conclusion du cardinal, et le voyage de Londres à Rome étant fort long (sans compter les lenteurs romaines), l'expédient était infaillible. Il se trouvait donc deux actes du même pape, signés le même jour, mais l'un secret, l'autre public, qui se contredisait, Henri résolut d'envoyer une nouvelle mission à Rome. Anne Boleyn lui proposa à cet effet l'un des seigneurs les plus accomplis de la cour, son cousin, sir Francis Bryan. On lui adjoignit l'Italien Pierre Vannes, secrétaire pour la langue latine. « Vous dépouillerez, leur dit Wolsey, tous les registres du temps de Jules II ; vous étudierez l'écriture du secrétaire Sigismond, et vous examinerez attentivement l'anneau du pêcheur usité sous ce pontife.[9] — De plus, vous in formerez le pape que l'on se propose d'établir à sa place un certain cordelier nommé De Angelis, auquel Charles donnerait l'autorité spirituelle, en prenant pour lui l'autorité temporelle.

Vous ferez en sorte que Clément s'effraye de ce projet, et vous lui offrirez, pour prévenir ce malheur, une garde de deux mille hommes. Vous demanderez si, dans le cas où la reine ne voudrait embrasser la vie religieuse qu'à condition que le roi fit de même, Henri, cédant à ce désir*[10], pourrait avoir l'assurance que le pape le dispenserait ensuite de ses vœux. Enfin, vous vous informerez si, dans le cas où la reine s'obstinerait à ne pas entrer en religion, le pape permettrait au roi d'avoir deux femmes, comme on le voit dans l'Ancien Testament. [11]» L'idée tant reprochée au landgrave de Hesse n'était donc pas nouvelle, et c'est à un cardinal et légat romain qu'en appartient l'honneur, quoi qu'en dise Bossuet. « Enfin, continua Wolsey, comme le pape est d'un naturel timide, vous ne manquerez pas d'assaisonner toutes vos remontrances de beaucoup de menaces. Vous, Pierre, vous le prendrez à part, et lui direz qu'ayant à cœur plus que personne, en votre qualité d'Italien, la gloire du Saint-Siège, vous devez l'avertir que s'il persiste, le roi, son royaume, et beaucoup d'autres princes, se détacheront pour jamais de la papauté. . .

»

Ce n'était pas sur l'esprit du pape seulement qu'il fallait agir; le bruit que l'Empereur et le roi de France appointaient ensemble troublait Henri. En vain Wolsey avait-il cherché à sonder Du Bellay ; ces deux prêtres faisaient assaut de ruse. D'ailleurs le Français n'était pas toujours renseigné à temps par sa cour, les lettres mettant alors dix jours de Paris à Londres [12]. Henri résolut d'avoir une 337

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle conférence avec l'ambassadeur. Il commença par lui parler de sa matière, dit Du Bellay, et vous promets, ajoute-t-il, qu'il ne lui faut point d'avocat, tant bien il l'entend. » Puis Henri aborda le Chapitre des torts de François Ier, « ramenant tant de choses que l'ambassadeur ne savait où s'en mettre. — Je vous demande, Monsieur l'ambassadeur, dit Henri en terminant, de prier le roi mon frère, d'un peu abandonner ses plaisirs une bonne année seulement pour la prompte exécution de ses affaires. Avertissez ceux que cela touche. » Ayant donné ce coup d'éperon au roi de France, Henri tourna toutes ses pensées vers Rome.

En effet, le fatal bref d'Espagne le tourmentait nuit et jour, et le cardinal mettait son esprit à la torture pour trouver des preuves de sa non-authenticité; s'il y parvenait, il déchargerait la papauté de l'accusation de duplicité, et chargerait l'Empereur de celle de faussaire. Il crut enfin avoir réussi. « D'abord, dit-il au roi, le bref porte la même date que la bulle. Or, si l'on avait reconnu les défauts de celle-ci le jour même où on l'avait rédigée, il était plus naturel d'en faire une autre que d'y ajouter un bref qui en démontrât les erreurs. Quoi ! Le même pape, le même jour, à la demande des mêmes personnes, et sur le même sujet, donnerait deux rescrits, dont l'un contredirait la teneur de l'autre [13]!... Ou la bulle était bonne, alors pour quoi le bref? Ou la bulle était mauvaise; alors pourquoi tromper les princes par une mauvaise bulle ? Plusieurs noms se trouvent mal écrits dans la lettre, et ce sont des fautes que n'eût pas commises le secrétaire pontifical, bien connu par son exactitude*[14]. Enfin, jamais en Angleterre on n'a entendu parler de ce bref ; et pourtant c'est là qu'il devait se trouver. » Henri chargea Knight, son principal secrétaire, de rejoindre en toute hâte les autres envoyés, afin de prouver au pape la non authenticité de ce nouveau document. Ce papier importun ranima l'irritation que l'on avait en Angleterre contre Charles, et l'on forma le dessein d'en venir aux dernières extrémités. Tout ce qui était mécontent de l'Autriche accourait alors à Londres, les Hongrois en particulier. L'ambassadeur de Hongrie proposa à Wolsey de décerner la couronne impériale d'Allemagne à l'électeur de Saxe ou au landgrave de Hesse, les deux chefs du protestantisme [15]. Wolsey, effrayé, s'écria : « Il en a adviendra inconvénient à la chrétienté, si luthériens qu'ils sont! »

Mais l'ambassadeur hongrois le satisfit si bien qu'il finit par trouver la chose convenable. On triomphait à Londres, quand tout à coup s'accomplit sous les yeux de Du Bellay une nouvelle métamorphose. Le roi, le cardinal, les ministres paraissaient dans une étrange consternation. Vincent Da Casale venait d'arriver de Rome, avec une lettre de son cousin, le protonotaire, annonçant à Henri que le pape voyant le triomphe de Charles Quint, les indécisions de François I, l'isolement du roi d'Angleterre, et la détresse de son cardinal, se jetait dans les bras de l'Empereur.

On allait même à Rome jusqu'à plaisanter de Wolsey, et l'on disait que puisqu'il ne pouvait être saint Pierre, on le ferait saint Paul. Tandis qu'à Rome on se moquait de Wolsey, à Saint-Germain on se moquait de Henri. « Je lui ferai bien passer les 338

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle fantaisies qu'il a dans la tête, disait François Ier. Enfin les Flamands, que l'on renvoyait de nouveau, disaient en quittant Londres, que cette année, ils feraient la guerre si forte, que ce serait vraiment belle chose ! »

Outre ces douleurs publiques, Wolsey en avait de particulières. Anne Boleyn, qui exerçait déjà son crédit en faveur des victimes du despotique cardinal, ne se donna pas de repos que Cheney, courtisan disgracié par Wolsey, n'eût été rétabli dans la faveur du roi. Anne lança même au cardinal de piquantes paroles, et le duc de Norfolk et sa bande commencèrent à parler gros, » dit Du Bellay. Au moment où le pape, épouvanté par Charles-Quint, se sépare de l'Angleterre, Wolsey lui-même chancelle. Qui soutiendra la papauté?... Après Wolsey, personne! Rome va perdre le pouvoir que pendant neuf siècles elle a exercé au sein de cette illustre nation ! . . .

L'angoisse du cardinal ne saurait se décrire ; sans cesse poursuivi par des imaginations funestes, il voyait Anne sur le trône faire triompher la Réformation; ce cauchemar l’étouffa. « Croyez, Mon seigneur, que Monsieur le légat est en grand'

peine... écrivait l'évêque de Bayonne. Toutefois... ils ont à faire à plus fin qu'eux.

[16]»

Pour conjurer la tempête, il ne restait à Wolsey qu'un moyen, c'était de rendre Clément favorable aux desseins de son maître. Le rusé camérier du pape, Campana, qui venait de brûler la décrétale, le conjurait de ne point croire les rapports qu'on lui faisait sur Rome. « Pour satisfaire le roi, lui disait-il, le Saint-Père ira, s'il le faut, jusqu'à descendre du trône pontifical [17]. » Wolsey résolut donc d'en voyer à Rome un agent plus énergique que Vannes, Bryan ou Knight, et il jeta les yeux sur Gardiner. Il commençait à reprendre courage quand un événement inattendu vint exalter ses plus orgueilleuses espérances.

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FOOTNOTES

[1] Vobis vestraeque familiae utilius aut honorificentius. » (State Pap., VII, p. 114.)

[2] 1 Burnet, II.

[3] Admonere, exclamare, rogare, instare, urgew, pulsare, pericula presenlia et futura demonslrare. » [State Papers, VII, p. 112.)

[4] Tempus jam in promptu adest, » [Ibid.)

[5] With great signs of unusual grief. » (Burnet,!, p. 57.)

[6] Nos illum paterna charitate complecti.» [State Papers,\U,UG.)

[7] To charge Campegius to burn the decretai. » (Herbert3 p. 259.) 339

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[8] Hunting and gaming ail the day long, and following whores ail the night. »

(Burnet, (, p. 267.)

[9] State Papers, p. 126.

[10] Only thereby to conduce the queene thereunto. [State Papers, -VII, p. 136.)

[11] De duabus uxoribus. » Instructions du milieu de décembre 1528. [State Papers, VII, p. 137.) Some grete reasons and presidentes of the Old Testament appere. »

Instructions du 1 déc. [Ibid., p. 136, pote.)

[12] Ladite lettre du roi, combien qu'elle fût du 3, je l'ai reçue sinon le 13; le pareil m'advint quasi de toutes autres.» (Du Bellay à Mont morency, du 20 décembre. Le Grand, preuves, p. 250.)

[13] The same pope, the same day, at the petition of the same persons. give out two rescripts for one effect. » [State Papers,~VU, p. 130.)

[14] La reine Isabelle y était appelée Elisabeth; mais j'ai vu un document de la cour de Madrid, où la reine Elisabeth d'Angleterre était appelée Isabelle; ce n'est donc pas une faute sans exemple.

[15] Du Bellay à Montmorency, 12 janvier. (Le Grand, preuves, p. 279.)

[16] Le Grand, preuves, p. 295 et 296.

[17] Burnet, Hist. of the Ref., p. 60.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Maladie du pape. — Désir de Wolsey. — Conférence sur les membres du conclave.

— Instruction de Wolsey. — Le pape se rétablit. — Discours des envoyés anglais au pape. — Clément veut abandonner l'Angleterre. — Les Anglais demandent au pape de renier le bref. —Alarme de Wolsey. — Intrigues. — Clairvoyance de Bryan. —

Menaces d’Henri. — Nouveaux efforts de Wolsey. — H demande l'appel à Rome et se rétracte. — Wolsey et Du Bellay à Richmond. —Le navire de l'Angleterre.

Le 6 janvier, jour de l'Epiphanie, au moment où l'on célébrait la grande messe, le pape se trouva mal ; on l'emporta, le croyant perdu. Cette nouvelle étant parvenue à Londres, le cardinal résolut de se hâter d'abandonner l'Angleterre, dont le sol tremblait sous ses pieds, et de monter hardiment sur le trône des pontifes. Bryan et Vannes, alors à Florence, se rendirent précipitamment à Rome, à travers des chemins infestés de brigands. A Orviéto on leur dit que le pape n'était pas mort; à Viterbe, on ne savait s'il était mort ou vivant ; à Ronciglione on leur affirma qu'il avait rendu l'âme ; enfin, arrivés le 14 janvier dans la métropole de la papauté, ils apprirent que Clément ne pouvait échapper et que les impériaux, soutenus par les Colonnes, s'efforçaient d'avoir un pape dévoué à Charles-Quint.

Mais quelque grande que l'agitation fût à Rome, elle l'était plus encore à Whitehall.

Si Dieu faisait descendre Médicis du trône pontifical, ce ne pouvait être, pensait Wolsey, que pour l'y faire monter lui-même. « Il faut un pape qui sauve le royaume, dit-il à Gardiner. A l'âge où je me trouve, la a tiare ne peut que m'incommoder; mais, examen fait de tous les cardinaux, je suis, soit dit sans jactance, le seul qui puisse et qui veuille mener le 'divorce à bonne fin. S'il ne s'agissait pas de sauver le roi et l'Église, il n'y a ni richesses, ni honneurs qui me fissent accepter la triple couronne; mais il faut que je m'immole. Courage donc, maître Etienne, et pour que cette affaire réussisse, faites effort, mettez-y tout votre esprit, n'épargnez ni argent, ni travail. Je vous donne les plus amples pouvoirs, sans limites et sans conditions

[1]. » Gardiner partit pour aller conquérir au profit de son maître la tiare tant désirée.

Henri YIII et Wolsey, qui contenaient à peine leur impatience, apprirent bientôt de divers lieux la mort du pontife*[2]. « C'est l'Empereur, dit alors Wolsey aveuglé par sa haine, qui a mis fin à la vie de Clément.[3] — Charles, répliqua le roi, va s'efforcer d'obtenir, par violence ou par fraude, » un pape selon ses désirs. — Oui, répondit Wolsey, pour en faire son chapelain, et abolir peu à peu le pape et la papauté...[4] — Il faut courir à la défense de l'Église, reprenait Henri, et pour cela, Monseigneur, vous résoudre à être pape. — Cela seul, répliquait le cardinal, peut mener à bonne fin la grande affaire de Votre Majesté, et en vous sauvant sauver l'Église... — et me sauver moi-même, pensait-il tout bas. — Voyons, comptons les voix. »

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Henri et son ministre écrivirent alors sur un grand parchemin les noms de tous les cardinaux, en marquant de la lettre A ceux qui étaient du côté des rois d'Angleterre et de France, et de la lettre B ceux de l'Empereur. « Il n'y eut pas un C, dit ironique ment un chroniqueur, pas un cardinal qui fût du côté de Christ. » La lettre N

désigna les neutres. Les cardinaux présents, dit Wolsey, ne dépasseront pas trente-neuf, et il nous en faut les deux tiers, c'est-à-dire vingt-six. Or, il y en a vingt sur lesquels nous pouvons compter ; il nous faut donc à tout prix en gagner six parmi les neutres. »

Wolsey, pénétré de l'importance d'une élection qui devait décider si l'Angleterre serait ou non ré formée, s'empressa de rédiger des instructions qu’Henri signa et que l'histoire doit enregistrer. « Nous voulons, nous ordonnons, y était-il dit aux ambassadeurs, que vous assuriez l'élection du cardinal d'York, n'oubliant pas qu'après le salut de son âme, il n'est rien que Sa Majesté désire avec plus d'ardeur. »

Pour gagner les cardinaux indécis, vous emploierez surtout deux moyens. Voki le premier. Les cardinaux étant assemblés et ayant Dieu et le Saint-Esprit devant eux

[5], vous leur montrerez que le cardinal d'York peut seul sauver la chrétienté.

Voici le second. La fragilité humaine pouvant s'opposer à ce que l'on prenne en considération de si graves motifs, vous vous efforcerez, pour la consolation de la chrétienté, de subvenir à cette fâcheuse infirmité*[6]... non pour corrompre, comprenez-le bien!... mais pour réparer les défauts de l'humaine nature. C'est pourquoi vous promettrez des promotions, des offices ecclésiastiques, des dignités, des rétributions d'argent, et autres choses qui vous paraîtront propres à faire pencher la balance du bon côté [7].

Puis vous unirez tous les cardinaux qui nous seront favorables, de manière à en former un in dissoluble faisceau*[8]. Et pour lui donner plus de force, vous offrirez les troupes du roi d'Angle terre, du roi de France, du vicomte de Turin et de la république de Venise.

Si malgré tous vos efforts l'élection échouait, alors les cardinaux du roi se rendraient en une place sûre, pour y procéder à une élection selon le bon plaisir de Dieu [9].

Pour gagner plus d'amis au roi, vous promettrez d'un côté au cardinal de Médicis et à son parti notre faveur spéciale, et de l'autre aux Florentins, l'exclusion de ladite famille des Médicis*[10]. De même, vous assurerez d'une part aux cardinaux la restitution et l'intégrité du patrimoine de l'Église, et d'autre part vous confirmerez aux Vénitiens la possession de Ravenne et de Cervia qui font partie de ce patrimoine, et qu'ils convoitent si fort'[11]. » Voilà par quelles voies le cardinal prétendait arriver au siège de Saint-Pierre. A droite il dirait oui, à gauche il dirait non. Qu'importe que ces perfidies se découvrent un jour, pourvu que ce soit après 342

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'élection ! La chrétienté pouvait se tenir assurée que le choix du futur pontife serait l'œuvre du Saint Esprit. Alexandre VI avait été un empoisonneur; Jules II s'était adonné à l'ambition, à la colère et au vice ; le libéral Léon X avait passé sa vie dans la mondanité ; le malheureux Clément VII avait vécu de ruse et de mensonge ; Wolsey serait leur digne successeur :

Les sept péchés mortels ont porté la tiare*[12]. » Wolsey trouvait son excuse dans la pensée que s'il réussissait, le divorce était assuré, et l'Angleterre asservie pour jamais à la cour de Rome. Le succès parut d'abord probable. Plusieurs cardinaux parlaient hautement en faveur du prélat anglais ; l'un d'eux demandait un récit détaillé de sa vie, afin de le présenter comme modèle à l'Église; un autre le vénérait, disait-il, comme une divinité...

On en avait vénéré, à Rome, parmi les dieux et parmi les papes, qui ne valaient pas mieux. Mais bientôt d'alarmantes nouvelles arrivent en Angleterre. O douleur! Le pape se rétablit. « Cachez vos instructions, écrivit le cardinal, et conservez-les in om n nem eventum. »

Wolsey n'ayant pas obtenu la tiare, il fallait du moins gagner le divorce. « Dieu déclare, dirent au pape les ambassadeurs d'Angleterre, que si Christ ne bâtit pas la maison, ceux qui la bâtissent y travaillent en vain [13]. Le roi donc, prenant Dieu seul pour son guide, vous demande en premier lieu un engagement de prononcer le divorce dans l'espace de trois mois, et en second lieu l'appel à Rome. — D'abord la promesse et seulement ensuite l'appel, avait dit Wolsey *, car je crains que si le pape commence par l'appel, il ne prononce jamais le divorce. — Au reste, dirent les envoyés, les secondes noces du roi ne souffrent pas de refus*[14], quels que soient les bulles et les brefs. La seule issue à cette affaire, c'est le divorce ; le divorce d'une manière ou d'une autre, mais enfin le divorce. »

Wolsey avait recommandé aux envoyés de prononcer ces paroles avec une certaine familiarité et en même temps avec un sérieux propre à faire de l'effet [15]. Son attente fut déçue; Clément resta plus froid que jamais. Il s'était décidé à abandonner l'Angleterre pour s'assurer les États de l'Église, dont Charles-Quint disposait seul alors; il sacrifiait ainsi le spirituel au temporel. « Le pape ne fera pas la moindre chose pour Votre Majesté, écrivit Bryan au roi ; votre affaire peut bien être dans son Pater noster, mais elle n'est certainement pas dans son Credo [16]. —

Redoublez d'instances, répondit le roi, que le cardinal de Vérone ne quitte jamais le pape et contrebalance l'influence de De Ange lis et de l'archevêque de Capoue.

Plutôt perdre mes deux couronnes que d'être vaincu par ces deux moines ! »

Ainsi la lutte allait devenir plus vive encore, quand une rechute de Clément remit tout en question. Il était toujours entre la vie et la mort; et cette alter native perpétuelle agitait en tous sens le roi et l'impatient cardinal. Celui-ci avisa que le pape avait besoin de mérites pour entrer dans le ciel. «Arrivez jusqu'au pape, 343

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle écrivit-il aux envoyés, fut-il même dans l'agonie de la mort [17]; et représentez-lui que rien n'est plus propre à sauver son âme que la bulle de divorce. » On n'admit pas les commissaires de Henri ; mais vers la fin de mars, les députés s'étant présentés tous ensemble [18]', le pape promit d'examiner la lettre d'Espagne.

Vannes commençait à craindre ce document ; il représenta que ceux qui avaient su le fabriquer, sauraient bien lui donner l'apparence de l'authenticité. « Déclarez plutôt immédiatement que ce bref n'est pas un bref, dit-il au pape. Le roi d'Angleterre, qui est le fils de Votre Sainteté, ne l'est pas comme tout le monde. On ne peut chausser les pieds de tous avec un seul et même soulier*[19]. »

Cet argument un peu vulgaire ne toucha pas Clément : « Si pour contenter votre maître dans cette affaire, dit- il, je ne puis y mettre toute la tête, j'y mettrai au moins le doigt [20]'. — Expliquez-vous, répliqua Vannes, qui trouvait le doigt trop peu de chose. — Je veux dire, reprit le pontife, que je mettrai tous les moyens en œuvre, pourvu qu'ils soient honnêtes. » Vannes se retira découragé.

Il conféra aussitôt avec ses collègues, et tous ensembles, effrayés à la pensée de la colère de Henri VIII, revinrent à la charge auprès du pontife; ils repoussèrent à droite et à gauche les valets qui essayaient de les arrêter, et se frayèrent un passage jusqu'à son lit. Clément leur opposa cette force d'inertie avec laquelle la papauté gagne ses plus belles victoires; saluait, il se tut. Qu'importaient au pontife, Tudor, son île et son Église, quand Charles d'Au triche le menaçait avec ses armées?

Clément, moins fier qu'Hildebrand, se soumettait volontiers au pouvoir de l'Empereur, pourvu que l'Empereur le protégeât. « Plutôt, disait-il, être le domestique de César, non-seulement dans un temple, mais s'il le faut dans une écurie, que de me voir exposé aux insultes d'hommes de rien, de rebelles. [21] » En même temps il écrivait à Campeggi : « N'aigrissez pas le roi, mais prolongeons le plus possible cette «affaire; le bref d'Espagne nous en donne les moyens. [22] »

En effet, Charles-Quint avait exhibé deux fois à Lee l'original de ce document, et Wolsey, d'après le rapport de cet ambassadeur, commençait à croire que ce n'était pas Charles qui avait forgé le bref, et que c'était bien le pape Jules qui avait donné le même jour deux actes contradictoires. Aussi le cardinal appréhendait-il maintenant de voir cette lettre entre les mains du pontife. « Faites tout pour dissuader le pape de chercher l'original en Espagne, écrivit-il à l'un des ambassadeurs; cela pourrait irriter l'Empereur. » On sait comment le cardinal en était aux ménagements avec Charles. L'intrigue atteignait alors son plus haut paroxysme, et Anglais et Romains faisaient assaut de ruse. « Dans des affaires si chatouilleuses, dit Burnet (un peu diplomate lui-même), cela fait partie des instructions des ambassadeurs. [23]» Les envoyés de Henri VIII auprès du pape interceptaient les lettres qui partaient de Home' et faisaient saisir celles de Cainpeggi. De son côté le pape usait de sourires flatteurs et de réticences perfides.

Bryan écrivait à Henri : Le pape n'a jamais répondu à vos bienfaits que par de 344

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle belles paroles et de belles écritures [24]. Vous n'en manquerez pas à l'avenir, mais quant à des faits, vous n'en verrez jamais. » Bryan avait compris la cour de Rome, mieux peut-être que bien des politiques. Enfin Clément lui-même, voulant pré parer le roi au coup dont il allait le frapper, lui écrivit : « Nous n'avons rien pu trouver qui satis fasse vos ambassadeurs*. [25]»

Henri crut comprendre ce que ce message voulait dire, qu'on n'avait rien trouvé et que l'on ne trouverait rien à l'avenir ; aussi ce prince qui, s'il faut en croire Wolsey, avait montré jusqu'alors une patience et une douceur incroyables [26], s'abandonnal-il à toute sa violence. « Eh bien, dit-il, moi et mes nobles, nous saurons nous soustraire à l'autorité du saint -siège. » Wolsey pâlit et conjura son maître de ne pas se précipiter dans cet affreux abîme [27]; Campeggi, de son côté, s'efforça de ranimer les espérances du roi. Mais tout fut inutile ; ce prince rappela ses ambassadeurs.

Henri, il est vrai, n'avait pas encore atteint l'âge où des caractères violents deviennent inflexibles par l'habitude qu'ils ont prise de céder à leurs penchants.

Mais le cardinal, qui connaissait son maître, savait que l'inflexibilité n'attendait pas chez lui le nombre des années ; il crut Rome perdue en Angle terre, et, placé entre Henri et Clément, il s'écria ;

Comment faire pour éviter les rochers de Scylla, sans tomber dans le gouffre de Charybde [28]!» Il sup plia pourtant le roi de faire un dernier effort en en voyant le docteur Bennet au pape avec ordre d'appuyer l'appel à Rome, et lui donna une lettre dans laquelle il déployait toutes les ressources de son éloquence. « Comment imaginer, écrivait-il, que c'est l'empire des sens qui porte le roi d'Angleterre à rompre une union dans laquelle il a saintement passé les ardentes années de sa jeunesse*[29]?... C'est de tout autre chose qu'il s'agit. Je suis sur les lieux, je connais l'état des esprits... Veuillez m'en croire... Le divorce n'est que la question secondaire; il s'agit de la fidélité de ce royaume au siège papal. Les grands, les nobles, les bourgeois s'écrient tous, dans leur indignation : Faut-il que le sort de notre fortune et même de notre vie dépende d'un mouvement de tête fait par un personnage étranger? Il faut abolir ou du moins diminuer l'autorité du pontife romain'... [30] —

O très saint Père ! Nous ne pouvons sans horreur rapporter de tels discours !... »

Cette nouvelle tentative fut encore inutile. Le pape demanda à Henri comment il pouvait douter de sa bonne volonté, puisque lui, roi d'Angleterre, avait tant fait pour le saint siège apostolique ... Ceci parut à Tudor une sanglante ironie; le roi demandait au pape un bienfait, et celui-ci répondait en rappelant ceux que la papauté avait reçus de sa main. « Est-ce donc là, disait-on en Angleterre, la manière dont Rome paye ses dettes? [31] »

Wolsey n'était pas au terme de ses malheurs. Gardiner et Bryan venaient d'arriver à Londres; ils déclarèrent que demander l'appel à Rome, était perdre leur cause.

345

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Aussitôt Wolsey, qui tournait à tout vent, ordonna à Da Casale, si Clément prononçait l'appel, d'en appeler du pape, le faux chef de l'Église, au vrai vicaire de Jésus-Christ’ [32]. Ceci était presque du Luther. Qui était ce vrai vicaire? Probable ment un pape nommé sous l'influence de l'Angleterre.

Mais cette démarche ne rassurait pas le cardinal ; il perdait la tête. Déjà peu auparavant, Du Bellay, revenant de Paris, où il s'était rendu pour retenir la France dans les intérêts de l'Angleterre, avait été invité à Richmond par Wolsey. Les deux prélats se promenant dans le parc, sur les hauteurs d'où la vue domine ces campagnes riches et ondulées où la Tamise étendent çà et là les nappes tranquilles de ses eaux : « Ma peine, disait à l'évêque le malheureux Wolsey, est la plus grande qui fut jamais!...

J'ai suscité et poursuivi cette affaire du divorce, pour rompre l'union des deux maisons d'Espagne et d'Angleterre, en mettant entre elles la mésintelligence comme si je n'y étais pour rien C'était, vous le savez, dans l'intérêt de la France ; je sup plie donc le roi votre maître et Madame, de tout faire pour la réussite du divorce.

J'estimerai plus une telle faveur que s'ils me faisaient pape; mais s'ils me refusent, ma ruine est inévitable. » Puis, s'abandonnant à son désespoir, il s'écria : « Hélas !

je voudrais être prêt à être mis en terre dès demain! [33] »

Ce malheureux buvait la coupe amère que ses perfidies lui avaient préparée. Tout semblait conspirer contre Henri, et peu après Bennet fut rappelé. On disait à la cour et parmi le peuple : « Puisque le pape nous sacrifie à l'Empereur, sacrifions le pape !

» Clément VII, intimidé par les menaces de Charles-Quint et agité sur son trône, repoussait follement du pied le navire de l'Angleterre. L'Europe était attentive, et commençait à croire que le fier vaisseau d'Albion, se passant de la remorque des pontifes, déploierait hardiment ses voiles, et désormais naviguerait seul, avec le vent du ciel. L'influence de Rome sur l'Europe est en grande partie politique. Elle perd un royaume par une brouillerie royale, et pourrait ainsi en perdre dix.

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FOOTNOTES

[1] Omncs nervos ingenii tui... amplissima potestas, nullis terminis àut conditionibus limitata seu restricta. » (Fox, Acts, IV, p. 601.)

[2] By sundry ways, hath been advertised of the death of your Holy Father. » [Ibid., Instructions of the king.)

[3] By some detestable act committed for the late Pope's destruc tion. » [Ibid., p.

603.)

[4] By little and little utterly to exclude and extinguish him and hii authority.» (Fox, Acts, IV, p. 603.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[5] Having God and the Holy Ghost before them. » (Fox, Acts, Vf, p. 604.) »

[6] To the comfort of ail Christendom, to succor the infirmity. » [Ibid.)

[7] With solicitation of promotion, spiritual offices, dignities, rearwards of money, or other things. » [Ibid.)

[8] With good dexterity combine and knit those, in a perfect fas tenessandin an indissoluble knot. » (Ibid., p. 605.)

[9] As may be to God's pleasure. » (Fox, Acts, IV, p. 605.)

[10] Inculke unto them (le parti des Médicis) the singular devotion and special favour... and semblably put the Florentines in comfort of the exclusion of the said family the Medicis. » [Ibid.,p. 606.)

[11] Likewise putting the cardinal in perfecthope of recovery of the patrimonies of the Church. » [lbid.)

[12] Casimir Delavigne, Derniers chants, le Conclave.

[13] Where Christ is not the fundament, surely no building can he of good work. »

[Stale Papers, VU, 22.)

[14] CoQvolare ad secundas nuptias non patitur negotiunu » [Ibid., p, 138.)

[15] Which wordeS, fashioned with a famyliaryte and somewhat wilh earnestness and gravite... »

[16] It niight well be in his Pater noster, but it was nothing in his Credo. » [State Pupers, I,p. 330.)

[17] And though he were in the very agony of death. » (Burnet, I, p. 63.)

[18] Postquam conjunctim omnes... » [State Papers, VII, p. 154.)

[19] Uno eodemque calceo omnium pedes velle vestire. » [Ibid., p. 156.)

[20] Quod forsan non licebit toto capite assequi, in eo digitum impo nam. » [Ibid., p.

157.)

[21] Malle Caesari a stabulo nedum a sacris inservire, quam inferio rum hominum subditorum, \assalorum, rebellium, injurias susti nere. » (Herbert, I, p. 261.)

[22] » Le Grand, I, p. 131.

[23] 1 Burnet, I, p. 69.

[24] De intercipiendis litteris. » [State Papers, VII, p. 185.)

[25] With fayre wordys and fayre wrytinges. » [Ibid., p. 107.) 347

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[26] Tametsi noctes ac dies per nos, ipsi, ac per juris peritissimos vi ros, » ajoutait-il.

[Ibid., p. 165.)

[27] Incredibili patientia et humanitate. » (Burnet, Records, l, p. 64.) 6 Ne praceps, hue vel illuc, rex hic ruat, curamus. » [Ibid.} p. 66.)

[28] Hanc Charybdin et hos scopulos evitasse. » (Burnet, Rec, p. 64.)

[29] Sensuum suadela eam abrumpere cupiat. » [Ibid., p. 65.)

[30] Qui nullam aut certe diminutam hic romani pontiflcis authori tatem vellent. »

[Ibid., p. 66.)

[31] Dubitare non debes si quidera volueris recordare tua erga nos mérita. » [State Papers, VIT, p. 178.)

[32] A non vicario ad verum vicarium. * [Ibid., p. 191.)

[33] Du Bellay à Montmorency, 22 mai. (Le Grand, preuves, p. 319.) 348

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Discussion entre les évangéliques et les catholiques. — Union de la science et de la vie. — Les laïques : Tewkesbury. — Sa comparution devant la cour épiscopale. — Il est mis à la torture. — Deux classes d'adversaires. — Un duel théologique. —

L'Écriture et l'Église. — Affranchissement des esprits. — Mission dans les Pays-Bas. — Embarras de Tyndale. — Tonstall veut acheter les livres. — Ruse de Packington. — Tyndale part pour Anvers. — Son naufrage. — Il arrive à Hambourg.

— Il y trouve Coverdale.

D'autres circonstances rendaient de jour en jour plus nécessaire l'émancipation de l'Église. Si derrière les débats politiques ne s'était pas trouvé un peuple chrétien, décidé à ne jamais pactiser avec l'erreur, il est probable que l'Angleterre, après quelques années d'indépendance, serait retombée dans le giron de Rome. L'affaire du divorce n'était pas la seule qui agitât les esprits; les débats religieux, qui depuis quelques années préoccupaient le continent, étaient toujours plus animés à Cambridge et à Oxford.

Les évangéliques et les catholiques (peu catholiques au fond) discutaient ? Enfeu les grandes questions que les événements posaient devant le siècle. Les évangéliques soutenaient que l'Église primitive des apôtres et l'Église actuelle de la papauté n'étaient pas identiques ; les catholiques au contraire maintenaient l'identité de la papauté et du christianisme apostolique. D'autres docteurs romains, trouvant cette thèse embarrassante, ont affirmé plus tard que le catholicisme n'existait qu'en germe dans l'Église apostolique et s'était développé depuis lors.

Mais mille abus, mille erreurs, peuvent se glisser dans l'Église au moyen de cette théorie. Une plante sort de sa semence et se développe en suivant des lois immuables; tandis qu'une doctrine ne saurait se transformer dans l'esprit de l'homme sans subir l'influence du péché. Les disciples de la papauté ont supposé, il est vrai, dans l'Église catholique, une action continue de l'Esprit divin, qui exclut toute in fluence d'erreur. Pour imprimer au développement de l'Église le caractère de la vérité, ils ont imprimé à l'Église même le caractère de l'infaillibilité; quod erat demonstrandum. Leur raisonnement est une pétition de principe. Pour savoir si le développement romain est identique avec l'Évangile, on doit l'examiner d'après l'Écriture.

Ce n'étaient pas seulement les hommes des universités qui s'occupaient de la vérité chrétienne. La séparation que l'on a remarquée en d'autres temps entre l'opinion du peuple et celle des docteurs n'existait pas. Ce que les savants exposaient, les bourgeois le mettaient en pratique; Oxford et la Cité se donnaient la main. Les théologiens savaient que, la science à besoin de la vie, et les bourgeois croyaient que la vie a besoin de cette science qui puise la doctrine dans les profondeurs des 349

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Écritures de Dieu. Ge fut l'accord de ces deux éléments, l'un théologique, l'autre pratique, qui fit la force de la Réformation anglaise.

La vie évangélique dans la Cité alarmait plus le clergé que la doctrine évangélique dans les collèges. Puisque Monmouth avait échappé, il en fallait frapper un autre.

Parmi les marchands de Londres, on remarquait John Tewkesbury, l'un des plus anciens amis des saintes Écritures en Angleterre. Il en possédait, déjà en 4512, un exemplaire manuscrit et l'avait étudié avec soin ; quand le Nouveau Testa ment de Tyndale parut, il le lut avec un nouveau zèle ; enfin l'injuste Mammon avait achevé l'œuvre de sa conversion. Homme de cœur et d'intelligence, habile dans tout ce qu'il entreprenait, d'une élocution prompte et facile, aimant à tout approfondir, Tewkesbury devint, avec Monmouth, l'un des hommes évangéliques les plus versés dans les Écritures et les plus influents de la Cité.

Décidés à consacrer à Dieu les biens qu'ils en avaient reçus, ces généreux chrétiens furent les premiers dans cette série de laïques qui devaient être plus utiles à la vérité que beaucoup de ministres et d'évêques. Ils surent trouver le temps de s'occuper des moindres détails du règne de Dieu ; et l'histoire de la Réformation britannique doit inscrire les noms de Tewkesbury et de Monmouth à côté de ceux de Tyndale et de Latimer.

L'activité de ces laïques ne pouvait échapper au cardinal. Clément VII abandonnait l'Angleterre : il fallait que les évêques anglais, foulant aux pieds les hérétiques, montrassent qu'ils ne voulaient pas abandonner la papauté. On comprend le zèle de ces prélats, et sans excuser leurs persécutions, on est disposé à atténuer leur faute.

Les évêques résolurent la perte de Tewkesbury. Un jour que le marchand était au milieu de ses pelleteries, en avril 1529, des sergents entrèrent dans ses magasins, se saisirent de lui et le conduisirent dans la chapelle de l'évêque de Londres, où siégeaient, outre l'ordinaire (Tonstall), les évêques d'Ély, de Saint-Asaph, de Bath, de Lincoln et l'abbé de Westminster. La composition de ce tribunal indiquait l'importance qu'on attachait à cette cause.

L'émancipation des laïques, pensaient ces juges, est une hérésie plus dangereuse peut-être que la justification par la foi. John Tewkesbury, dit l'évêque de Londres, je vous invite à vous moins confier dans votre science et dans votre intelligence, et davantage dans l'autorité de votre sainte mère l'Église. » Tewkesbury répondit, qu'il croyait n'avoir pas d'autre doctrine que celle de l'Église de Christ. Tonstall aborda alors l'inculpation principale, celle d'avoir lu sans horreur l'Injuste Mammon, et en ayant cité plusieurs passages, il s'écria : « Abandonnez ces erreurs! [1] — Je ne trouve aucune erreur dans ce livre, répondit Tewkesbury Il a éclairé ma conscience et consolé mon cœur. Mais il n'est pas pour moi l'Évangile. Voilà dix-sept ans que j'étudie les saintes Écritures et que j'y découvre les taches de mon cœur, comme dans un miroir j'aperçois les taches de mon visage. S'il y a dissidence entre vous et 350

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle le Nouveau Testament, mettez-vous d'accord avec lui, plutôt que de vouloir le mettre d'accord avec vous. »

Les évêques se demandaient comment il se faisait qu'un marchand parlât si bien, et citât les Écritures si à propos qu'ils se trouvaient incapables de lui répondre*[2].

Pleins de dépit de se voir catéchisés par ce laïque, Bath, Saint-Asaph et Lincoln crurent le réduire plus facilement avec le chevalet qu'avec leurs raisonnements'[3].

On le conduisit à la Tour; ils ordonnèrent qu'on l'appliquât à la torture. On brisa ses membres, ce qui était contre les lois de l'Angleterre, et la force des tourments lui arracha un cri de douleur, auquel les prêtres répondirent par un cri de joie ; l'inflexible marchand avait enfin promis de rejeter l'Injuste Mammon de Tyndale.

Tewkesbury sortit de la Tour presque estropié*[4], et retourna dans sa maison pleurer le mot fatal que la question lui avait arraché, et se préparer dans le silence de la foi à confesser bientôt sur un bûcher le nom précieux de Jésus-Christ.

La question n'était pas, il faut le reconnaître, le seul argument do Rome. L'Évangile avait au seizième siècle deux classes d'adversaires, comme dans les premiers temps de l'Église. Les uns l'attaquaient avec la torture, les autres avec des écrits. Thomas More devait plus tard avoir recours à la première de ces preuves; mais pour le moment, ce fut la plume qu'il saisit. Il avait d'abord étudié les écrits des Pères et des Réformateurs, mais en avocat plus qu'en théologien; puis armé de toutes pièces, il s'était lancé dans la polémique et avait porté dans ses at taques ces convictions de plaidoirie, et cette subtilité malveillante, dit l'un de ses grands admira leurs [5], auxquelles n'échappent pas les hommes les plus honnêtes de sa profession. » Les plaisanteries, les sarcasmes étaient sortis de sa plume dans sa dispute avec Tyndale, comme dans sa Controverse avec Luther. Peu après l'affaire de Tewkesbury, en juin 1329, oh vit paraître un Dialogue de sir Thomas More, chevalier, concernant la secte empestée de Luther et de Tyndale, que le premier a établie en Saxe, et que le second introduit en Angleterre*[6]. Tyndale eut promptement connaissance de l'écrit de More, et l'on vit s'établir un combat singulier entre ces deux représentants des deux doctrines qui devaient partager la chrétienté, Tyndale champion de l'Écriture, et More champion de l'Église. More ayant intitulé son livre Dialogues, Tyndale adopta cette forme dans sa réponse [7], et les deux combattants croisèrent vaillamment l'épée par-dessus les mers. Ce duel théologique a son importance dans l'histoire de la Réformation. Des luttes de diplomatie, de sacerdotalisme et de royauté, ne suffisaient pas; il fallait des luttes de doctrine. La hiérarchie avait été mise par Rome au-dessus de la foi ; la foi devait être remise par la Réforme au-dessus de la hiérarchie.

Thomas More. « Christ n'a pas dit que le Saint Esprit écrira, mais que le Saint-Esprit enseignera. Les opinions que l'Eglise enseigne sans l'Écriture ont donc la même autorité que l'Écriture elle-même.

351

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Tyndale. « Quoi ! Christ et les apôtres n'auraient pas parlé des Écritures!... Je vous écris ces choses, dit saint Jean, à cause de ceux qui vous égarent (i Jean II; 1 Rom.

XY, 4 ; Matth. XXII, 29).

Th. More. « Les apôtres ont enseigné de bouche bien des choses qu'ils n'ont pas écrites, de peur qu'elles ne tombassent dans les mains des païens qui s'en seraient moqués.

Tyndale. « Est-il une doctrine plus propre à exciter les moqueries des païens, que celle d'une résurrection, ou celle d'un homme-Dieu qui meurt entre deux brigands?

Voilà pourtant ce que les apôtres ont écrit. Au contraire, qu'y a-t-il de plus conforme aux superstitions des païens que le purgatoire, les pénitences, les satisfactions pour le péché, l'invocation des saints. Voilà pourtant, selon vous, ce que les apôtres ont craint d'écrire ! … [8]

Th. More. « Il ne faut pas examiner la doctrine de l'Église au moyen des Écritures ; mais il faut comprendre les Écritures au moyen de ce que l'Église dit Tyndale. «

Quoi donc! Est-ce l'air qui éclaire le soleil, ou le soleil qui éclaire l'air? L'Église est-elle avant l'Évangile, ou l'Évangile avant l'Église? Le père n'est-il pas plus âgé que le fils? Nous sommes engendrés par la Parole, dit saint Jacques (1, 18). Si celui qui engendre est avant celui qui est engendré, la Parole est donc avant l'Eglise, ou, pour mieux parler, avant la congrégation.

Th. More. « Pourquoi dites-vous congrégation et a non Eglise?

Tyndale. « Parce que par Eglise vous entendez cette multitude d'hommes rasés, tondus et huilés, que l'on appelle aussi clergé; tandis que la vraie Église, ou la congrégation, est la multitude de tous ceux qui croient*[9].

Th. More. « L'Église, c'est le pape et ceux qui le suivent.

Tyndale. « Selon le pape, on est sauvé par les œuvres, les pénitences, les mérites des saints et les capuchons des moines [10]. Or celui qui croit être sauvé autrement que par Jésus-Christ n'est pas de l'Eglise de Christ.

Th. More. « L'Église romaine, d'où les luthériens sont sortis, est plus ancienne qu'eux, et par conséquent elle est la véritable.

Tyndale. « Vous pourriez dire de même : L'Église pharisaïque, d'où les apôtres de Christ sont sortis, était plus ancienne qu'eux, et par conséquent elle était la véritable, et Christ et ses disciples étaient des hérétiques.

Th. More. «Non; les apôtres sont sortis de l’église des pharisiens parce qu'ils n'y trouvaient pas Jésus-Christ; mais vos prêtres, en Allemagne et ailleurs, sont sortis de notre Église romaine parce qu'ils voulaient prendre femme.

352

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Tyndale. « Erreur... Ces prêtres se sont d'abord attachés à ce que vous appelez des hérésies, et alors ils ont pris une femme ; mais les vôtres se sont d'abord attachés à la sainte doctrine du pape, et alors ils ont pris des prostituées.[11]

Th. More. « Les livres de Luther sont ouverts ; lisez-les, si vous ne voulez pas nous croire.

Tyndale. « Vous et vos amis avez bien su les fermer; et même les brûler!... [12]

Th. More. « Si vous niez le purgatoire, Monsieur Tyndale, c'est, je pense, parce que votre intention est d'aller en enfer.

Tyndale. « Je ne connais d'autre purgatoire que la foi seule en la croix de Jésus-Christ ; mais vous, vous achetez du pape, pour six ou quatre sous [13], je ne sais quelles mystérieuses pilules ou indulgences, qui vous purifient, pensez-vous, de vos fautes.

Th. More. « La foi seule est votre purgatoire, dites-vous ; il n'est donc pas besoin des œuvres. Oh! Doctrine immorale...

Tyndale. «C'est la foi seulement qui nous sauve, mais ce n'est pas une foi qui demeure seule. Si un cheval porte une selle, Monsieur More, et qu'il y ait Un homme dessus, nous disons que c'est le cheval seul qui porte la selle, mais nous ne voulons pas dire par là, qu'il porte la selle sans cavalier*. [14] »

C'est ainsi que combattaient alors l'évangélique et le catholique. Selon Tyndale, ce qui constituait la vraie Église, c'était l'œuvre du Saint-Esprit au dedans; selon More, c'était la constitution de la papauté au dehors. Le caractère spirituel de l'Évangile était ainsi opposé au caractère formaliste de l'Église romaine.

La Réformation restituait aux croyances la base solide de la Parole de Dieu ; au sable elle substituait le roc. Dans la lutte dont nous venons d'être témoins, ce ne fut pas au catholique que l'avantage demeura. Érasme, ami de More, embarrassé de la marche que celui-ci prenait, écrivit à Tonstall : « Je ne félicite pas extrêmement Thomas More. [15]»

Henri vint interrompre dans ses luttes le célèbre chevalier, pour l'envoyer à Cambrai, où se négociait la paix entre l'Empire et la France. Wolsey eût fort désiré s'y rendre ; mais les ducs, ses ennemis, dirent au roi que c'était uniquement pour ne pas expédier l'affaire du divorce. »

Henri envoya donc à Cambrai Thomas More, Tonstall et Knighl ; mais Wolsey avait suscité tant de longueurs qu'ils arrivèrent après la conclusion de la paix des Dames (août 1529). Le dépit du roi fut extrême. En vain Du Bellay lui avait-il fait passer ce qu'il appelait un bon juillet préparatoire pour lui faire avaler la médecine. Henri 353

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle était indigné contre Wolsey, Wolsey je tais la faute sur Du Bellay, et l'ambassadeur se dé fendait, nous dit-il, « du bec et des ongles [16]. »

Pour se dédommager, les envoyés anglais conclurent avec l'Empereur un traité qui interdisait, de part et d'autre, l'impression et la vente de tout livre luthérien'.

Quelques-uns auraient voulu une bonne persécution, peut-être même quelques bûchers. Une occasion unique se présentait. Au printemps de 1529, Tyndale et Fryth avaient quitté Marbourg pour An vers, et se trouvaient ainsi tout près des envoyés d'Angleterre. Ce que West n'avait su faire, les deux hommes les plus intelligents de la Grande-Bretagne ne pouvaient manquer de l'accomplir : « Tyndale sera pris, dirent More et Tonstall. — Vous ignorez dans quel pays vous êtes, leur répondit Hacket. Savez-vous que le 7 avril, à Anvers, Harmann m'a fait arrêter pour l'indemniser des dommages que sa prison lui a causés ! — Si l'on a quelque chose contre ma personne, dis-je à l'officier, je suis prêt à répondre ; mais si l'on m'arrête comme ambassadeur, je ne reconnais d'autre juge que l'Empereur. Sur quoi le procureur dudit Harmann a eu l'audace de me répondre que c'était bien comme ambassadeur que j'étais arrêté;[17] et Messeigneurs d'Anvers ne m'ont mis en liberté que sous la condition de me présenter au premier appel.

Ces marchands sont si fiers de leurs franchises, qu'ils résisteraient même à Charles-Quint. » Cette anecdote n'était pas propre à encourager More. Ne se souciant pas d'une poursuite dont il prévoyait l'inutilité, il retourna en Angleterre.

Mais l'évêque de Londres, demeuré seul, persista dans son projet et se rendit à Anvers pour l'exécuter.

Tyndale était alors dans un grand embarras ; des dettes considérables, contractées vis-à-vis des imprimeurs, l'obligeaient à suspendre ses travaux. Ce n'est pas tout; le prélat qui l'a repoussé si durement à Londres arrive dans la ville même où il se trouve caché... Que va-t-il devenir?... Un marchand nommé Augustin Packington, homme habile, même un peu dissimulé, qui se trouvait à Anvers pour son commerce, s'empressa de rendre ses devoirs à l'évêque de Londres. Celui-ci lui dit dans la conversation : J'aimerais bien m'emparer des livres dont on empoisonne l'Angleterre! — Je puis peut-être vous servir en cette affaire, répondit le marchand ; je connais les Flamands qui ont en mains les livres de Tyndale, et si Votre Seigneurie veut les bien payer, je me fais fort de les lui procurer. — «Oh! oh! pensa l'évêque, maintenant, comme dit un proverbe, je vais prendre Dieu par l'orteil. [18]

— Gentil maître Packington, dit-il d'un ton flatteur, je payerai tout ce que l'on voudra. Je veux brûler ces volumes à la croix de Saint-Paul. » L'évêque, ayant déjà la main sur les Testaments de Tyndale, se croyait sur la voie pour saisir Tyndale lui-même. Packington était de ces esprits qui aiment à se concilier tous les partis; il courut chez Tyndale avec lequel il était lié : « William, lui dit-il, es-tu embarrassé pour tes payements? je veux te tirer de peine. Tu as un tas de Nouveaux 354

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Testaments et autres livres de ta façon, pour lesquels tu t'es ruiné; eh bien, je viens de te trouver un marchand qui t'achètera le tout, et te payera comptant. —

Qui est-il? dit Tyndale. — L'évêque de Londres. — Tonstall!... S'il achète mes livres, ce sera pour les brûler! — Sans doute, répondit Packington, mais qu'y gagnera-t-il ?

Le monde tout entier criera contre un prêtre qui ose brû1er la Parole de Dieu, et les yeux de plusieurs seront ouverts. Allons, décide-toi, William; l'évêque aura les volumes, toi l'argent, et moi les remercîments » Tyndale répugnait à cette proposition ;

Packington insista. « La question se réduit à ceci, lui dit-il : L'évêque payera-t-il les livres ou ne les payera-t-il pas?... car fais-en ton compte... il les aura... — J'y consens, dit en fin le réformateur; j'acquitterai mes dettes, et j'imprimerai une nouvelle édition du Testament plus correcte que les premières. » Le marché fut conclu.

Bientôt le danger augmenta autour de Tyndale. Des placards, affichés à Anvers et dans toute la province, annonçaient que l'Empereur, conformément au traité de Cambrai, allait sévir contre les réformateurs et leurs écrits. Il ne paraissait pas dans la rue un officier de justice sans que les amis de Tyndale ne tremblassent pour sa liberté.

Comment, en de telles circonstances, imprimer sa traduction de la Genèse et du Deutéronome? Il résolut, vers la fin d'août, de quitter Anvers et de se rendre à Ham bourg. Il prit son passage sur un navire en charge ment, y monta avec ses livres, ses manuscrits et le reste de son argent, puis descendit l'Escaut et se trouva bientôt dans les eaux de la Hollande. Mais à un danger en succéda un autre. A peine avait-il passé l'embouchure de la Meuse, qu'une tempête l'assaillit, et son navire, comme jadis ce lui qui portait l'apôtre Paul, fut presque englouti par les flots. — «Satan, dit le chroniqueur, regardant avec l'œil de la haine les succès de l'Évangile, mettait tout en œuvre pour arrêter les travaux de cet homme de Dieu. [19] » Les matelots manœuvraient; Tyndale priait; on était battu de la tempête, et chacun perdait espérance. Tyndale seul était plein de courage, ne doutant pas que Dieu ne le gardât pour l'accomplissement de son œuvre. Tous les efforts de l'équipage furent inutiles; le navire se brisa sur la côte, et les passagers ne sauvèrent que leur vie.

Tyndale contemplait avec douleur cette mer qui venait d'engloutir ses chers livres, ses précieux manuscrits, et de le priver de ses dernières ressources [20]. Que de travaux, que de dangers! L’exil, la pauvreté, la soif, les injures, les veilles, la persécution, la prison, le bûcher Comme Paul, il est en péril de sa nation, en péril des autres peuples, en péril dans les villes, en péril sur la mer. Toutefois, ranimant ses esprits, il monta sur un autre navire, entra dans l'Elbe et atteignit enfin Hambourg. Une grande joie lui était réservée dans cette cité. Coverdale, nous dit Fox, l'y attendait pour conférer avec lui, et l'aida aussitôt dans son travail*[21].

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle On a cru que Coverdale se rendit alors à Hambourg pour inviter Tyndale, de la part de Cromwell, à revenir en Angleterre *[22] ; mais cette invitation n'est qu'une supposition que rien ne confirme. Dès 1527, Coverdale avait manifesté à Cromwell son désir de traduire les Écritures*[23]. Il était naturel que rencontrant des difficultés dans ce travail, il désirât s'en entre tenir avec Tyndale. Les deux amis, logés chez une veuve pieuse, Marguerite d'Emmersen, passèrent donc quelque temps ensemble dans l'été de 1529, sans s'inquiéter de la suette qui exerçait alors au tour d'eux de cruels ravages. Peu après, Coverdale retourna en Angleterre ; les deux réformateurs avaient reconnu, sans doute, qu'il valait mieux traduire, chacun à part, les saintes Écritures. Avant le retour de Coverdale, Tonstall était revenu à Londres, tout glorieux d'apporter avec lui les livres qu'il avait si bien payés. Mais arrivé dans la métropole, il pensa devoir attendre pour Vaulo da-fé qu'il méditait, quelque événement un peu saillant qui relevât l'éclat des flammes. Pour le mo ment, d'ailleurs, c'était de tout autre chose qu'il s'agissait sur les rives de la Tamise, et les plus vives émotions y agitaient tous les esprits.

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FOOTNOTES

[1] That he find eth no fault in it. » (Fox, Acts, IV, p. 690.)

[2] That they were not able to resist him. » [Ibid.,p. 689.)

[3] He was sent to be racked in the Tower. » [Ibid.)

[4] Till lie was almost lame. » [Ibid.)

[5] Nisard, Hommes illustres de la Renaissance. [Revue des Deux Mondes.)

[6] Le dialogue avait 250 pages et fut imprimé par Jokn Rastels, beau-frère de More, La réponse de Tyndale ne .parut que plus tard, mais on a cru devoir en faire mention ici.

[7] Answer to sù' Thomas More's dialogue. (Tynd., Works, â” h vol.)

[8] Tyndale's Works, II, p. 26 et 29.

[9] «Jôirf, p.l2, 13.

[10] Ibid.,p. 40.

[11] Tyndale's Works, p. 104.

[12] Ibid., p. 193-198.

[13] By out their purgatory there of the pope, for a groat or six pence. » (Tyndale's Works, p. 223.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[14] /i(rf.,p. 206.

[15] » Thomas Moro non admodum gratulor. » (Er., Epp., p. 1478.)

[16] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, 111, p. 328.) » Herbert, p. 316.

[17] Harman's Procurator answered that I was arrested as ambassador. » (Hacket to Wolsey, Brussels, 13 april 1529. [Bible Armais, X, p. 199.)

[18] The bishop thinking he liad God by the toe. » (Fox, Acts, IV, p. 670.)

[19] To hinder the blessed travail of that man. » (Fox, Acts, V, p. 120.)

[20] Having lost both his money, his copies.. . » (Fox, Acts, V, p. 120.)

[21] Coverdale tarried for him and helped hira. » [Ibid.)

[22] Bible Armais, p. 240.

[23] C'est la date indiquée dans les Coverdale's Remains, p. 490.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Les séances royales. — Séance du 18 juin ; protestation de la reine. — Séance du 21

juin. — Sommations au roi et à la reine. — Discours de Catherine. — Elle sort. —

Impression sur l'assistance. — Déclaration du roi. — Réclamation de Wolsey. —

Querelle entre les évêques —Nouvelle séance, débats peu édifiants. — Apparition à la vierge du Kent. — Wolsey est frotté par Henri. — Wiltshire chez Wolsey. —

Conférence secrète de Catherine et des deux légats.

Les choses avaient changé en Angleterre pendant l'absence de Tonstall et de More; et, déjà même avant leur départ, des événements d'une certaine importance s'étaient accomplis. Henri voyant qu'il n'y avait plus rien à espérer à Rome, s'était tourné vers Wolsey et vers Campeggi. Le nonce romain était parvenu à tromper le roi. « Campeggi est tout autre qu'on ne l'avait prétendu, disait Henri à ses familiers; il n'est point porté pour l'Empereur, comme on le disait; je lui ai dit quelque chose qui J’ai changé. [1] » C'était sans doute quelque brillante promesse.

Henri se croyant donc sûr des deux légats, leur demanda d'instruire sans délai la cause du divorce. Il n'y avait pas de temps à perdre, car on disait au roi que le pape était sur le point de révoquer la commission donnée à ses deux cardinaux ; et dès le 19 mars Jacques Salviati, oncle du pape et son secrétaire d'État, en écrivait à Campeggi [2]. Une fois dans le sac de la chancellerie pontificale, l'affaire d’Henri VIII aurait été longtemps à en sortir. Le roi adressa donc le 30 mai aux deux légats une lettre munie du grand sceau, par laquelle il consentait à ce qu'ils s'acquittassent de leur charge, « en ayant Dieu seul devant les yeux, et sans aucun égard à sa propre personne*. [3] » Les légats eux-mêmes avaient suggéré au roi cette formule.

Le lendemain, 31 mai, la commission s'assembla ; mais commencer le procès n'était pas le finir. Toutes les lettres que le nonce recevait le lui défendaient de la manière la plus absolue. « Avancez lentement, et ne finissez jamais; » telles étaient les instructions de Clément [4]. Ce jugement devait être une comédie, jouée par un pape et deux cardinaux.

Ce fut dans la grande salle de Black Fryars, communément appelée Chambre du parlement, » que la cour ecclésiastique se réunit. Les deux légats ayant successivement pris en main avec respect la commission papale, déclarèrent dévotement qu'ils étaient résolus à l'exécuter (il eût fallu dire à l'éluder), prêtèrent le serment requis, et ordonnèrent que l'on citât le roi et la reine pour le 18 juin, à neuf heures du matin. Campeggi se hâtait de procéder lentement ; on s'ajournait à trois semaines. La citation causa parmi le peuple une grande agitation. «Quoi! di sait-on, un roi, une reine, contraints à comparaître, dans leur propre royaume, 358

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle devant leurs propres sujets! » La papauté donnait un exemple qui devait être plus tard fidèlement suivi en Angleterre et en France.

Le 18 juin, Catherine se présenta devant la commission dans la chambre du parlement, et s'avançant avec noblesse, elle dit d'une voix ferme : Je récuse les juges, pour cause d'incompétence, et j'en appelle au pape. [5]» Cette démarche de la reine, sa fierté, sa fermeté, inquiétèrent ses ennemis, et dans leur dépit ils s'irritèrent contre elle.

Au lieu de prier Dieu pour qu'il amène à bonne fin cette affaire, disaient-ils, la reine s'efforce de détourner du roi le cœur de ses sujets. Au lieu de témoigner à Henri l'amour d'une fidèle épouse, elle s'éloigne de lui nuit et jour. Il est même à craindre, ajoutait-on, qu'elle ne s'entende avec certaines gens qui ont formé l'horrible dessein de * tuer le roi et le cardinal. » Mais les âmes généreuses voyaient en elle une mère, une épouse, une reine attaquée dans ses plus intimes affections, et se montraient pleines de sympathie.

Le 21 juin, jour auquel la cour s'était ajournée, les deux légats, entourés de la pompe que comportait leur rang, entrèrent dans la chambre du parlement et s'assirent en un lieu élevé. Près d'eux se placèrent les évêques de Lincoln et de Bath, l'abbé de Westminster et le docteur Taylor, maître des rôles, qu'ils avaient adjoint à leur commission. A leurs pieds se trouvaient leurs secrétaires, parmi lesquels l'habile Gardiner tenait le premier rang. En face, à droite, sous un dais, le roi siégeait entouré de ses officiers. Au-dessous, à gauche, était la reine, accompagnée de ses dames. L'archevêque de Cantorbéry et les évêques étaient assis entre tes légats et Henri VIII, et des deux côtés du trône se trouvaient les conseillers du roi et de la reine. Ces derniers étaient Fisher, évêque de Rochester, Standish de Saint-Asaph, West d'Ely, et le docteur Ridley. Le peuple, en voyant défiler ce cortège, n'avait pas été ébloui de toute cette pompe : « Moins d'éclat et plus de vertus, disait-on, siérait mieux à de tels juges !

La commission pontificale ayant été lue, les légats déclarèrent qu'ils jugeraient sans faveur et sans crainte, et n'admettraient ni récusations ni appel [6]. Puis l'huissier cria : « Henri, roi d'Angleterre, paraissez devant la cour ! » Le roi, sommé, dans sa propre capitale, d'accepter pour juges deux prêtres, ses sujets, comprima les mouvements de son cœur orgueilleux, et répondit, dans l'espérance que cet étrange jugement aurait une issue favorable : « Me voici, Milords. » L'huissier continua : «

Catherine, reine d'Angleterre, comparaissez devant la cour! »

La reine remit en silence aux légats un écrit par lequel elle rejetait les juges comme sujets de sa partie adverse, et le lieu même du jugement [7]. Les cardinaux déclarèrent ne pas admettre cette récusation ; en conséquence on appela Catherine une seconde fois. Cette princesse se leva, fit dévotement le signe de la croix, franchit 359

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'espace qui la séparait de son époux, s'inclina avec dignité en passant devant les légats, et tomba à genoux aux pieds du roi. Tous les regards étaient fixés sur elle.

Alors, prenant la parole en anglais, mais avec un accent espagnol, qui, en rappelant la distance où elle était de sa patrie, plaidait éloquemment pour elle, Catherine, le visage baigné de larmes, dit d'une voix à la fois noble et passionnée : « Sire ! Je vous conjure par tout l'amour que nous avons eu l'un pour l'autre, je vous supplie au nom du Dieu très saint, faites-moi justice ! Femme, étrangère, sans pouvoir, sans amis, sans conseillers, seule et sans aucun secours, c'est auprès de Votre Majesté que je me réfugie, comme auprès du juge suprême de a ce royaume, chargé de défendre les innocents. Sire, en quoi vous ai-je offensé ?

Vous voulez vous séparer de moi Et pourquoi? J'en prends à témoin Dieu et les hommes, j'ai toujours été pour vous une femme humble et obéissante ; je me suis conformée à votre volonté ; je me suis complu dans ce qui vous plaisait ; je n'ai jamais manifesté le plus léger mécontentement, la moindre jalousie — j'ai aimé ceux que vous aimiez, je les ai aimés pour vous, quand même ils étaient mes ennemis. Voilà vingt ans et plus, que j'ai toujours été à votre égard une femme tendre et fidèle. Je vous ai donné plusieurs enfants, et s'il a plu à Dieu de nous les ôter, hélas ! En suis-je coupable, moi?.... »

Les juges, et même les courtisans les plus serviles, étaient émus en entendant ces simples et éloquentes paroles, et la douleur de la reine leur arrachait presque des larmes. Catherine continua : « Sire! Quand vous me prîtes pour femme, j'étais vierge ; j'en prends Dieu à témoin ! Que votre conscience prononce elle-même et dise si ce n'est pas la vérité Si l'on peut alléguer quelque chose contre moi, qu'on le fasse!

Je consens alors à quitter votre palais, et, s'il le faut, votre royaume. Mais si l'on ne peut me reprocher aucune faute, laissez-moi, Sire, jusqu'à ma mort, cette place qui m'appartient. Qui nous a unis ? C’est le roi votre père, qui était appelé le second Salomon ; c'est le roi Ferdinand, mon père, qui était considéré comme l'un des princes les plus sages dont le sceptre ait gouverné les Espagne. Comment donc révoquer en doute la légitimité d'une union que ces augustes monarques ont formée ? — Quels sont mes juges ? L’un d'eux n’est-il pas l'homme qui a mis le trouble entre vous et moi?... un juge que je récuse et que j'abhorre! [8] — Quels sont les conseillers qui m'ont été assignés ? Ne sont-ce pas des dignitaires de votre couronne, qui vous ont prêté serment dans votre propre conseil?... Sire, je vous conjure de ne pas me citer devant une cour ainsi composée. Toutefois, si vous me refusez cette faveur, «— que votre volonté soit faite... Je me tairai, je réprimerai les émotions de mon âme, et je remettrai ma juste cause entre les mains de Dieu. [9]»

Ainsi dit Catherine, d'une voix altérée par ses larmes [10]; humblement prosternée, elle semblait embrasser les genoux de Henri. Elle se releva et fil au roi une profonde révérence. On s'attendait à ce qu'elle retournerait à sa place ; mais s'appuyant sur 360

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle le bras de son receveur général, maître Griffith, elle se dirigea vers la porte. Le roi, s'en apercevant, ordonna de la rappeler. L'huissier la suivit et cria à trois reprises :

« Catherine, reine d'Angleterre, comparaissez devant la cour! — Madame, dit Griffith, on vous rappelle. — N'importe, répondit la reine; ce n'est pas ici une cour où je puisse trouver justice : sortons ! » Catherine retourna au palais et ne reparut plus devant la cour, ni en personne ni par procuration.

Elle avait gagné sa cause dans l'esprit de plusieurs. La noblesse de sa personne, l'antique simplicité de son discours, la convenance avec laquelle, forte de son innocence, elle avait parlé des choses les plus délicates, ses larmes enfin qui trahissaient son émotion, avaient fait une impression profonde. Mais l'aiguillon de son discours, comme parle un historien [11], c'était l'appel qu'elle avait fait à la conscience du roi et au jugement de Dieu même, sur le point capital de la cause.

«Comment, disait-on, une personne si modeste, si sobre de paroles, aurait-elle osé proférer un tel mensonge ? Le roi, d'ailleurs, ne l'a point contredite. »

Henri était fort embarrassé ; les paroles de Catherine l'avaient ému; ce noble plaidoyer, l'un des plus touchants de l'histoire, avait gagné jusqu'à l'accusateur lui-même. Il se sentit contraint de rendre témoignage à l'accusée. « Puisque la reine s'est retirée, dit le roi, je déclare, Milords, qu'elle a toujours été pour moi une épouse obéissante, fidèle, telle que je pouvais la désirer. Elle a toutes les vertus que peut avoir une femme. Noble par sa naissance, elle ne l'est pas moins par son caractère. »

Mais le plus embarrassé était Wolsey. Au moment où la reine avait dit, sans le nommer, que l'un de ses juges était la cause de tous ses malheurs, des regards d'indignation s'étaient dirigés vers lui *[12]. Il ne voulut pas demeurer sous le poids de cette accusation. « Sire, dit-il quand le roi eut fini de parler, je prie humblement Votre Majesté de déclarer devant cette audience si c'est moi qui suis l'auteur de cette affaire. » Wolsey s'était vanté naguère à Du Bellay d'avoir mis en avant les premiers termes du divorce, pour rompre à jamais la conjonction des deux maisons d'Espagne et d'Angleterre [13]; » mais il lui convenait maintenant de dire le contraire. Le roi, qui avait besoin de lui, se garda de le démentir. « Non, Milord cardinal, répondit-il, vous vous êtes plutôt opposé à mon dessein ; ce fut l'évêque de Tarbes, ambassadeur de France, qui fit naître mes premiers scrupules, en exprimant des doutes sur la légitimité de la princesse Marie. » Ceci n'était point exact ; l'évêque de Tarbes ne fut ambassadeur de France en Angleterre qu'en 1527, et l'on a des preuves que le roi pensait au divorce dès 1526 [14]* : « Dès lors, continua Henri, cette pensée n'a cessé de me troubler; je me suis dit que le Seigneur, dont la justice s'exerce tôt ou tard, voulant punir un mariage incestueux, avait frappé de mort les fils que la reine m'avait donnés.

J'exposai ma douleur à Milord de Lincoln, qui est mon père spirituel; d'après son conseil, j'en parlai à Milord de Cantorbéry, puis à vous tous, Milords et évêques, et 361

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle vous me files tous connaître par écrit que vous partagiez mes scrupules. — C'est la vérité, Sire, dit l'archevêque. — Non, s'é cria l'évêque de Rochester, je n'ai point donné, moi, mon approbation ! — Quoi ! reprit le roi étonné en montrant à l'évêque un papier qu'il te nait en ses mains, n'est-ce pas là, Milord, votre signature et votre sceau ? — Non, Sire, ce n'est ni ma main ni mon sceau... » — La surprise de Henri redoubla, et se tournant d'un air sévère vers l'archevêque de Cantorbéry : « Ne m'avez-vous pas t dit, Milord, que vous m'apportiez la signature de l'évêque de Rochester ? — Oui, Sire, répondit Warham. — Cela n'est pas! s'écria vivement

«Rochester; je vous ai déclaré, Milord archevêque, que je ne consentirais jamais à signer un tel acte. — Vous le dîtes en effet, répondit l'archevêque, mais à la fin vous consentîtes à ce que je signasse pour vous. — Cela est faux ! » Répliqua Rochester, hors de lui. L'évêque ne ménageait pas son primat. « Bien, bien, dit le roi qui voulait en finir, nous ne disputerons pas avec vous sur ce sujet, Milord évêque, car vous êtes seul de votre avis. [15] » La cour s'ajourna. La journée avait été meilleure pour Catherine que pour les prélats.

Autant la première séance avait été pathétique, autant les débats de la seconde entre jurisconsultes et évêques furent propres à révolter les esprits délicats. Les avocats des deux parties soutinrent vivement le pour et le contre quant à l'accomplissement du mariage d'Arthur et de Catherine. C'est une question très difficile, dit l'un des assistants-, nul ne peut connaître la vérité. — Moi, dit alors l'évêque de Rochester, je la connais. — Que voulez-vous dire ? s'écria Wolsey. — Mi lord, répliqua Rochester, il est la Vérité même, celui qui a dit : Ce que Dieu a uni, l'homme ne le séparera point; cela me suffit. — Chacun pense de même, reprit Wolsey, mais que ce soit Dieu qui ait uni Henri d'Angleterre et Catherine d'Aragon, hoc restat probandum, c'est ce qu'il faut prouver. Le conseil du roi établit que ce mariage est illégitime, et par conséquent que ce n'est pas Dieu qui Va fait. » Les deux évêques échangèrent alors quelques paroles moins édifiantes encore que celles de la veille. Plusieurs des assistants éprouvaient un sentiment de dégoût. « C'est une honte pour cette cour, dit avec indignation le docteur Ridley, que l'on ose y discuter des questions dont tout homme honnête doit avoir horreur. » Cette réprimande mit fin au débat.

L'agitation de la cour passa dans les couvents ; les prêtres, les moines, les nonnes étaient partout en émoi. Bientôt d'étonnantes révélations circulèrent dans toutes les sacristies. On ne parla pas de quelque vieux portrait de la vierge Marie clignant les yeux ; on inventa d'autres miracles. « Un ange, dit-on, est apparu à Elisabeth Barton, la vierge du Kent, comme autrefois à Adam, aux patriarches et à Jésus-Christ. »

Lors de la création, de la rédemption, et dans le temps qui mène de l'une à l'autre, les miracles sont naturels; Dieu paraît alors, et sa venue sans actes de puissance serait aussi étonnante que le lever du soleil sans rayons de lumière. Mais l'Eglise 362

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle romaine ne s'en tient pas là; elle revendique en tout temps pour ses saints et ses saintes le privilège du miracle, et ces miracles se multiplient en proportion directe avec l'ignorance des peuples. L'ange dit donc à la fille épileptique du Kent : « Rends-toi auprès du prince infidèle de l'Angleterre, et dis-lui qu'il est trois choses qu'il convoite et que je lui interdis à toujours. La première, c'est le droit des papes; la seconde, c'est la nouvelle doctrine; la troisième, c'est Anne Boleyn. S'il la prend pour femme, Dieu le frappera ! » La vierge aux apparitions fit au roi ce message, ajoute le document [16]; mais rien ne pouvait arrêter Henri VIII.

Au contraire, il commençait à trouver que Wolsey procédait trop lentement, et la pensée d'être trahi par ce ministre traversait quelquefois son esprit. Par une belle matinée d'été, Henri, à peine levé, fit mander le cardinal à Bridewell. Wolsey accourut, et resta de onze heures à midi enfermé avec le roi. Celui-ci s'abandonna à toute la fougue de sa passion et à toute l'énergie de son despotisme. « Il faut promptement terminer cette affaire, disait-il, il- le faut décidément ! » Wolsey le quitta fort in quiet, et retourna par la Tamise à Westminster. Le soleil dardait ses rayons sur le fleuve. L'évêque de Carlisle, qui était assis à côté du cardinal, lui dit en s'essuyant le front : « Voilà, Milord, un jour bien chaud ! — Ah ! répliqua le malheureux Wolsey, si vous aviez été frotté comme je viens de l'être pendant une heure, vous auriez raison de dire que la journée est chaude ! » Arrivé à son palais, le cardinal se jeta sur son lit pour chercher quelque repos; il n'y fut pas longtemps tranquille.

Catherine avait grandi aux yeux d’Henri comme à ceux de la nation. Le roi répugnait à un jugement; il doutait même de son succès; il désirait que la reine consentît à une séparation. Cette idée se présenta à son esprit après le départ de Wolsey, et à peine le cardinal avait-il fermé les yeux, qu'on vint lui annoncer le comte de Wiltshire (Thomas Boleyn), porteur d'un message royal. « Le bon plaisir du a roi, dit Wiltshire, est que vous représentiez à la reine la honte qui résulterait pour elle d'une condamnation judiciaire, et que vous lui persuadiez de s'en remettre à la sagesse de Sa Majesté. » Wolsey, chargé d'une tâche qu'il savait inexécutable, s'écria : « Pourquoi logez-vous de semblables fantaisies dans la tête du roi? » Puis il ajouta des paroles d'une véhémence si extraordinaire, que Wiltshire, troublé, tomba à genoux devant le lit du cardinal [17].

Peut-être que, désireux de voir sa fille reine d'Angleterre, Boleyn craignait qu'on ne s'y fût mal pris. « C'est bien, reprit le cardinal en se rappelant que le message venait de Henri VIII, je suis prêt à tout faire pour plaire au roi. » Il se leva, alla à Bath-PIace prendre Campeggi et se rendit avec lui chez la reine.

Les deux légats trouvèrent Catherine travaillant paisiblement au milieu de ses filles d'honneur. Wolsey s'adressa à la reine en latin : « Parlez anglais, dit-elle, je voudrais que le monde entier fût ici pour vous entendre. — Nous désirons, Madame, 363

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle dit le cardinal, vous communiquer, mais à vous seule, notre manière de voir. —

Milords, dit la reine, vous venez me parler de choses qui passent ma capacité. Voilà, continua-t-elle avec une noble simplicité, en montrant un écheveau de fil suspendu à son cou, voilà mes occupations, et tout ce dont je suis capable. Je ne suis qu'une pauvre femme, sans conseils sur cette terre étrangère, et sans l'intelligence nécessaire pour répondre à des hommes tels que vous ; toutefois, Milords, pour vous complaire, passons dans mon cabinet. »

A ces mots, la reine se leva, et Wolsey lui donna la main. Catherine maintint avec vivacité ses droits de femme et de reine. « Nous qui étions dans la première chambre, dit Caveudish, nous entendions de temps en temps la reine parler très haut, mais nous ne pouvions comprendre ce qu'elle di sait. [18] » Catherine, au lieu de se justifier, accusa hardiment son juge. « Je sais, Monsieur le cardinal, dit-elle avec une noble franchise, je sais qui a donné au roi les conseils qu'il suit; c'est vous!

Je n'ai pas servi votre orgueil, j'ai blâmé votre conduite, je me suis plainte de votre tyrannie, et l'Empereur, mon neveu, ne vous a point fait pape...

De là tous nos malheurs. Vous avez, pour vous venger, allumé la guerre en Europe, et m'avez suscité à moi-même la plus méchante affaire. Dieu sera mon juge... et le vôtre!...» Wolsey voulut répliquer, mais Catherine refusa fièrement de l'entendre, et tout en traitant civilement Campeggi, déclara qu'elle ne les reconnaîtrait ni l'un ni l'autre. Les cardinaux se retirèrent, Wolsey plein de dépit, et Campeggi rempli de joie; car l'affaire s'embrouillait. Toute espérance d'accommodement était perdue ; il ne restait donc plus qu'à procéder par voie judiciaire.

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FOOTNOTES

[1] We have said somewhat to him. » (Burnet, Records, p. 71.)

[2] E quanto altro non si possa, forse si pensera ad avocare la causa a se. » (I.ettere di XIII, uomini illustri, du 19 mars 1529.)

[3] Ut solum Deum prœ oculis habentes. » (Rymer, Acta ad an.)

[4] Sua beatitudine ricorda, che il procedera sia lento ed in modo alcuno non si venghi al giudicio. » (Al card. Campiggi, 29 maggio 1529. Lett. di Principi.)

[5] Se in illos tanquam judioes suos non asseatire, ad papam provocavit. » (Sanders, p. 32.)

[6] Lettre An roi à ses ambassadeurs à Home, 23 juin. {Burnet, Records, p. 72.)

[7] Personas judicum non solum Regi devinctas verum et subjectas esse. » (Sanders, p. 35.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[8] Qui dissensionem fecisset inter ipsam et vifura suum. » (Polyd. Virg.,p. 688.)

[9] Haec illa flebiliter dicente. » (Polyd. Virg., p. 688.) Voir aussi Cavendish.

[10] Lettre du roi. (Burnet, Records, ï, p. 73.) Henri dit dans cette lettre : « Both we and the queen appeared in person. »

[11] The sting in her speech. » (Fuller, p. 173.)

[12] Vidisses Wolseuminfestis fere omnium oculis conspici. » (Polyd. Virg., p. 689.)

[13] Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 186 et 319.)

[14] Voir la lettre de Pace à Henri VIII, de 1526. (Le Grand, preuves, p. 1.) Pace y montre qu'il est faux de dire : Deuteronomium abro gare Leviticum, quant à la défense de prendre la femme de son frère.

[15] For you are but one man. » (Cavend., Wolsey, p. 223.)

[16] She shewed this unto the king. » (Lettre à Crorawell, Strype, I, p. 472.)

[17] Water in his eyes, kneeling by ir.y lord's bed side. » (Gaven dish, p. Î26.)

[18] We might hear Ihe queen speak very loud. » (Gavend.,p. 229.) 365

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

Le procès commence. — Citation de Catherine. — Douze articles. —Audition des témoins. — Arthur et Catherine ont été époux. —Campeggi s'oppose à l'argument du droit divin. — Autres arguments. —On demande aux légats la sentence. — Leurs tergiversations. —Changement dans les esprits. — Séance définitive. — Attente générale. — Renvoi pour les féries des moissons et des vendanges. — Campeggi pallie cette impertinence. — Indignation du roi. — Violence de Suffolk. — Réponse de Wolsey. — Il est perdu. — Accusations générales. — Le cardinal se tourne vers la vie épiscopale.

Le procès recommença. L'évêque de Bath et de Wells se rendit auprès de la reine, à Greenwich [1], et la cita péremptoirement à comparaître dans la chambre du parlement. Le jour indiqué, Catherine se borna à envoyer son appel au pape. Elle fut déclarée contumace, et les légats procédèrent en justice. On rédigea douze articles qui devaient servir à examiner les témoins, et dont le sommaire était, que le mariage entre Henri et Catherine étant dé fendu et par le droit divin et par le droit ecclésiastique, était nul* [2].

L'audition des témoins commença, et le docteur Taylor, archidiacre de Buckingham, fit les fonctions d'examinateur. On peut lire cet interrogatoire, de la nature de ceux qui se font maintenant à huis clos, dans Herbert de Cherbourg [3]. Le duc de Norfolk, lord trésorier d'Angleterre, le duc de Suffolk, Maurice Saint-John, écuyer tranchant du prince Arthur, le vicomte de Fitzwater et Antoine Willoughby, ses échansons, déclarèrent avoir assisté, le lendemain du mariage, au déjeuner du prince, alors très bien portant, et rapportèrent les discours [4]»…qu'il avait tenus

[5]. La vieille duchesse de Norfolk, le comte de Shrewsbury, le marquis de Dorset, confirmèrent ces déclarations, et l'on établit qu'Arthur et Catherine avaient été réellement époux. On rappela même que lors de la mort d'Arthur, on ne permit pas à Henri de prendre le titre de prince de Galles, parce que Catherine espérait de donner un héritier à la couronne d'Angleterre*[6].

Si Arthur et Catherine ont été réellement époux, dirent les conseillers du roi après ces étranges dépositions, le mariage de cette princesse avec Henri, frère d'Arthur, était interdit de droit divin, par un commandement exprès de Dieu, contenu dans le Lévitique, et aucune dispense ne pouvait permettre ce que Dieu avait défendu. »

Campeggi ne voulut jamais admettre cet argument qui limitait le droit des papes; il fallut donc abandonner le droit divin (ce qui était réellement perdre la cause), et chercher dans la bulle de Jules II et dans son fameux bref quelques défauts propres à les invalider'; c'est ce que firent les conseillers du roi, quoique sans se dissimuler l'insuffisance de cette méthode. « Le motif allégué dans la dispense, dirent-ils, est la nécessité de maintenir entre l'Espagne et l'Angleterre une entente cordiale ; a or, il n'y avait rien qui menaçât ce bon accord. De plus, il est dit dans ce document que le 366

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle pape l'octroi à la demande d’Henri, prince de Galles ; or ce prince n'ayant que treize ans, n'était pas en âge de faire une telle demande. Quant au bref, il ne se trouve ni en Angleterre, ni à Rome ; on ne peut donc en reconnaître l'authenticité. »

Il ne fut pas difficile aux amis de Catherine de montrer le peu de valeur de ces objections. « D'ailleurs, dirent-ils, voilà vingt ans que ce mariage a été contracté; cela ne suffit-il pas pour en établir la légitimité? Et veut-on déclarer illégitime la princesse Marie, au grand détriment de ce royaume ? »

Les avocats du roi changèrent alors de marche. Le légat romain n'était-il pas muni d'une décrétale qui prononçait le divorce, pour le cas où le mariage entre Arthur et Catherine aurait été réellement accompli? Or ce fait avait été établi par les débats.

Voici le moment de rendre la sentence, dirent à Campeggi Henri et ses conseils.

Publiez la décrétai du pape. » Mais le pape craignait l'épée de Charles-Quint, suspendue alors sur sa tête; aussi, quand le roi faisait un pas en avant, le prélat romain en faisait-il plusieurs en arrière. « Je prononcerai la sentence dans cinq jours, » disait-il ; et les cinq jours écoulés, il s'engageait à la prononcer dans six. «

Rendez la paix à ma conscience trou blée, » s'écriait Henri. Le légat répondait par quelques belles paroles ; il avait ainsi gagné quelques jours, et c'était tout ce qu'il désirait.

Cette conduite du légat romain fit un mauvais effet en Angleterre, et un changement s'opéra dans les esprits. Le premier mouvement avait été pour Catherine; le second fut pour Henri. Les atermoiements sans fin de Clément et les ruses de Campeggi indignaient la nation. L'argument du roi était simple et populaire : « Le pape ne peut dispenser des lois de Dieu ; » tandis que l'argument de la reine, qui en appelait à l'autorité du pontife de Rome, déplaisait soit aux grands, soit au peuple. « Aucun précédent, disaient les jurisconsultes, ne justifie le mariage du roi avec la veuve de son frère. »

Quelques hommes évangéliques pourtant croyaient Henri troublé par sa passion plus que par sa conscience, et ils demandaient comment ce prince, qui se disait si agité par la transgression possible d'une loi dont l'interprétation était contestée, voulait, après vingt ans, violer la loi incontestable qui interdit le divorce!... Le 21

juillet, jour fixé ad concludendum, la cause fut prorogée au vendredi suivant, et personne ne douta que l'affaire ne fût alors terminée.

Chacun se prépara pour ce grand jour. Le roi ordonna aux ducs de Norfolk et de Suffolk d'assister à cette séance; et lui-même, impatient d'ouïr le jugement tant désiré, se glissa dans une galerie de la salle du parlement, en face des juges.

Les légats du Saint-Siège ayant pris place, le procureur général leur signifia que, «

tout ce qui était requis pour l'information de leur conscience leur ayant été exposé judiciairement, ce jour avait été assigné pour la conclusion de l'affaire, » Il se fit une 367

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle pause ; chacun comprenant la portée de ce jugement, l'attendait avec impatience : «

Que la papauté prononce mon divorce de Catherine, avait dit le roi, ou je me divorcerai de la papauté; » c'était ainsi que le roi posait la question. Tous les regards, et surtout ceux d’Henri, étaient arrêtés sur les juges; Campeggi ne pouvait plus reculer; il fallait, dire oui ou non. Il garda quelque temps le silence. 11 savait alors d'une manière certaine que l'appel de la reine avait été admis par Clément VII, et que celui-ci avait conclu une alliance avec Charles; il n'était donc plus en son pouvoir d'accorder au roi sa demande. Comprenant qu'un non perdrait peut être en Angleterre la puissance de Rome, tandis qu'un oui pouvait éloigner les projets d'émancipation religieuse qui l'alarmaient si fort, il ne pouvait se résoudre à dire ni oui ni non.

Enfin le nonce se leva lentement de son fauteuil, et toute l'assemblée, suspendue à ses lèvres, attendait avec émotion l'oracle que depuis tant d'années le puissant roi d'Angleterre demandait au pontife romain. — Les grandes féries des moissons et des vendanges, dit Campeggi, étant observées chaque année par la cour de Rome à dater du jour de demain 24 juillet [7], commencement des jours caniculaires, nous renvoyons à une époque future la conclusion de ces débats. »

L'assistance demeura ébahie. « Quoi ! Parce que la malaria rend l'air de Rome dangereux à la fin de juillet, et oblige les Romains à fermer leurs tribunaux, il faut que sur les bords de la Tamise on interrompe un procès dont la conclusion est si impatiemment attendue ! » On espérait une sentence judiciaire, et l'on n'avait qu'une plaisanterie; c'est ainsi que Rome se moquait de la chrétienté. Campeggi, pour prévenir la colère d’Henri, voulut mettre en avant quelques grandes pensées. Il le fit avec habileté ; mais toute sa conduite fit naître des doutes légitimes sur sa sincérité. « La reine, dit-il, récuse le jugement de la cour; je dois donc faire mon rapport au pape, qui est la source de la vie et de l'honneur, et attendre ses ordres souverains. Ce n'est pas pour plaire à un homme, même à un roi, que je me suis transporté sur ces lointains rivages. Vieux et malade, je ne crains que le Juge suprême, devant lequel je dois bientôt comparaître. J'ajourne donc cette cour jusqu'au 1er octobre. » Il était évident que cet ajournement n'était qu'une forme destinée à signifier le rejet définitif de la demande de Henri VIII. Cette formule est encore en usage, comme on le sait, dans le parlement d'Angleterre.

Le roi, qui du lieu où il était caché avait entendu Campeggi, avait peine à contenir son indignation. Il voulait un jugement régulier ; il tenait aux formes ; il désirait que sa cause traversât heureusement tous les défilés de la procédure ecclésiastique, et voilà qu'elle échoue contre les féries de la cour romaine ! Toutefois Henri se tut, soit par prudence, soit parce que la surprise lui ôtait l'usage de la parole, et il sortit précipitamment.

368

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Norfolk, Suffolk et les autres courtisans, ne le suivirent pas. Le roi, ses ministres, ses nobles, le peuple, le clergé même, étaient presque unanimes, et le pape mettait son veto! Il humiliait le Défenseur de la foi pour flatter l'auteur du sac de Rome.

C'en était trop. Le bouillant Suffolk se leva avec violence de son siégé, frappa du poing la table qui se trouvait devant lui, jeta sur les juges un regard terrible et s'écria : « Par la messe, le vieux dicton est aujourd'hui confirmé, savoir que jamais légat ni cardinal n'a apporté quelque chose de bon à l'Angleterre [8].

— Cela vous plaît à dire, répondit Wolsey, nous sommes bons à quelque chose en Angleterre; et sans moi, pauvre cardinal, votre tête, Milord duc, ne serait pas maintenant sur vos épaules*. [9] » Il paraît que ce fut Wolsey qui apaisa Henri VIII lors du mariage de Suffolk avec la princesse Marie. « Je ne puis, continu Wolsey, prononcer la sentence sans connaître le bon plaisir de Sa Sainteté. »

Les deux ducs et les autres lords sortirent tout enflammés de colère [10], et coururent au palais. Les légats, restés avec leurs officiers, se regardèrent quelques moments. Enfin Campeggi, qui seul était demeuré impassible au milieu de cette scène de violence, se leva, et l'audience se dispersa.

Henri ne se laissa point abattre par ce coup et leva fièrement la tête. Rome, par ses étranges procédés, réveillait en lui cet esprit ombrageux et despotique dont il devait donner plus tard de si tragiques preuves. On se jouait de lui. Clément et Wolsey se renvoyaient l'un à l'autre son divorce comme une balle qui, tantôt à Rome et tantôt à Londres, semblait destinée à rester perpétuellement dans les airs. Le roi crut avoir assez longtemps servi de jouet à Sa Sainteté et au rusé cardinal ; il était au bout de sa patience, et se décida à montrer à ses adversaires qu'en fait de jeu, Henri VIII était plus habile que ces évêques. Il va prendre la balle au bond, et donner à toute cette affaire une solution inattendue.

Wolsey baissait tristement la tête; en se rangeant du côté du nonce et du pape, il venait de signer l'arrêt de sa ruine. Tant qu’Henri avait une lueur d'espérance, il croyait devoir dissimuler encore avec Clément VIT ; mais il pouvait montrer à Wolsey sa colère. Depuis l'affaire des fériés de Rome, le cardinal fut perdu dans l'esprit de son maître. Les ennemis de Wolsey voyant sa faveur décliner, se hâtèrent de lui porter de rudes coups.

Suffolk et Norfolk surtout, impatients de se débarrasser d'un prêtre insolent qui avait si longtemps irrité leur orgueil, disaient à Henri que Wolsey n'avait cessé déjouer la comédie; ils reprenaient mois par mois, jour par jour, toutes ses négociations, et en tiraient des conclusions accablantes. Sir William Kingston et lord Manners présentèrent au roi une lettre du cardinal, que sir Francis Bryan avait obtenue de l'archiviste du pape. Le cardinal y engageait Clément à traîner le divorce en longueur, et finalement à s'y opposer, attendu, disait-il, que si Henri était séparé de Catherine, ce serait une amie des réformateurs qui deviendrait reine 369

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle d'Angleterre [11]. Cette lettre exprimait bien la pensée intime de Wolsey : Rome à tout prix... et périsse Henri et l'Angleterre plutôt que la papauté! On peut comprendre la colère du roi.

Les amis d'Anne Boleyn n'étaient pas seuls à .l'œuvre. Il n'y avait personne à la cour que le faste et la tyrannie de Wolsey n'eussent blessé; personne dans les conseils du roi, à qui ses continuelles intrigues n'eussent donné de graves soupçons.

Il avait, disait-on, trahi en France la cause de l'Angleterre; entretenu, en temps de paix ou de guerre, intelligence secrète avec Madame, mère de François Ier; reçu d'elle de grands présents [12]; opprimé la nation et foulé aux pieds les lois du royaume. Le peuple même l'appelait hautement français et traître,' et toute l'Angleterre semblait jeter à l'envi des brandons enflammés dans l'édifice superbe que l'orgueil de ce prélat avait si péniblement élevé [13].

Wolsey était trop clairvoyant pour ne pas discerner les signes de sa ruine prochaine.

Le soleil levant et le soleil couchant (c'est ainsi qu'un historien appelle Anne Boleyn et Catherine d'Aragon), se voilaient tour à tour, et le ciel, devenu sombre autour de lui, annonçait l'orage qui allait l'écraser*[14]. Si l'affaire échouait, Wolsey encourrait la vengeance du roi ; si elle réussissait, il serait livré à la vengeance des Boleyns, sans parler même de celle de Catherine, de l'Empereur et du pape.

Heureux Campeggi! pensait-il, il n'avait rien à craindre. Si les bonnes grâces d’Henri VIII lui étaient retirées, Charles-Quint et Clément VII sauraient l'en dédommager. Mais Wolsey perdait tout en perdant la faveur de Tudor. Détesté de ses concitoyens, méprisé et haï de toute l'Europe, il ne trouverait, de quel que côté qu'il se tournât, que le juste salaire de son avarice et de sa fausseté. En vain s'efforçait-il, comme autrefois, de s'appuyer sur l'ambassadeur de France; Du Bellay était sollicité d'autre part. J'endure ici une si lourd et si continuelle batterie que j'en suis à demi-mort! » S’écriait l'évêque de Bayonne [15] ; et le cardinal trouvait dans son ancien confident une réserve inaccoutumée.

Cependant la crise approchait. Pilote habile, mais effrayé, Wolsey jetait les yeux à l'entour de lui pour découvrir un port où il pût trouver un refuge. Il n'en aperçut d'autre que son archevêché d'York. Il commença donc de nouveau à se plaindre des fa ligues du pouvoir, des ennuis de la carrière diplomatique, et à exalter les douceurs de la vie épiscopale. Il s'éprenait tout à coup d'amour pour des brebis auxquelles il n'avait jamais pensé. Ceux qui l'entouraient branlaient la tête, sachant bien qu'une telle retraite ne serait pour Wolsey que la plus amère disgrâce.

Une seule pensée le soutenait ; s'il tombait, c'est qu'il avait tenu au pape plus qu'au roi; il se rait martyr de sa foi. — Quelle foi et quel martyr!

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle FOOTNOTES

[1] In quadam superiori camera : The queen's dining chamber, nuncupata, 26 die mensis junii. » (Rymer, Acta, p. 119.)

[2] Divino, ecclesiastico jure... nullum omnino et invalidum. » (Herbert, p. 263.)

[3] » Ibid., p. 270 à 274.

[4] Quod Arthurus mane postridie potum flagitaret, idque, ut aicbant, quoniam diceret se illa nocte in calida Hispaniarum regione peregrinatum fuisse. » (Sanders, p. 43.)

[5] » Fox, Acts, Y, p. 51.

[6] Herbert les donne tout au long, p. S64-267.

[7] Feriae generales messium et vindemiarum. » (Herbert, p. 278; Cavend., Wolsey, p. 229.)

[8] Mensam quœ proponebatur magnoictu concutiens : Per sacram, inquit, missam, nemo unquara legatorum aut eardwialium quicquam boni ad Angliam apportavit. »

(Sanders,p. 49.)

[9] No head upon your shoulders. » (Cavend., p. 233.)

[10] Duces ex judicio diseedentes, ut ipsi omnibus iracundiaeflammis urebantur. »

(Sanders, p. 49.)

[11] Edm. Campion, De Divortio. — Herbert, p. 289.

[12] Lettres de Du Bellay. (Le Grand, preuves, p. 374.)

[13] Novis eliam furoris et insaniae facibus incenderunt, » (Sanders, p. 49.)

[14]* liolh ihe sun rùing and setting frowned upon him. » (Fuller, p. 176.)

[15] Du Bellay à Montmorency, 15 juin. {Le Grand, preuves, p. 324.) 371

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Anne Boleyn à Hever. — Elle lit l'Obéissance du chrétien. — Elle est rappelée à la cour. — Miss Gainsford et George Zouch. — Le livre de Tyndale convertit Zouch. —

Zouch à la chapelle royale. — Le livre confisqué. — Anne chez Henri. — Le roi lit le livre. — Prétendue influence du livre sur Henri. — La cour à Woodstock. — Le parc et ses esprits. — Estime d’Henri pour Anne.

Tandis que ces choses se passaient, Anne Boleyn vivait au château de Hever dans la retraite et la tristesse. Des scrupules alarmaient encore de temps en temps sa conscience. Le roi ne cessait, il est vrai, de lui représenter que son salut et celui de son peuple demandaient la rupture d'une union con damnée par la loi divine, et que ce qu'il sollicitait, plusieurs papes l'avaient accordé. Alexandre VI n'avait-il pas rompu, après dix ans de mariage, l'union de Ladislas et de Béatrice de Naples ?

Louis XII, le père du peuple, n'avait-il pas été divorcé de Jeanne de France? Rien de plus ordinaire, disait-il, que de voir le divorce d'un prince autorisé par un pape; le salut de l'État doit marcher avant tout.

Entraînée par ces arguments, éblouis par l'éclat du trône, Anne Boleyn consentait à usurper à côté d’Henri le rang qui appartenait à une autre. Toutefois, si elle était imprudente, ambitieuse, elle était honnête et sensible, aussi le malheur d'une reine qu'elle respectait lui faisait bientôt repousser avec effroi l'idée de prendre sa place.

Les fertiles campagnes du Kent et les gothiques salles de Hever étaient tour à tour témoins des combats de cette, jeune femme. La crainte qu'elle avait de revoir la reine, la pensée que les deux cardinaux, ses ennemis, tramaient sa ruine, lui firent prendre la résolution de ne pas retourner à la cour, et elle s'en ferma dans une chambre solitaire.

Anne n'avait ni la profonde piété d'un Bilney, ni la spiritualité parfois un peu mystique que l'on remarque dans Marguerite de Valois; ce n'était pas le sentiment qui dominait dans sa religion, c'était plutôt la connaissance, l'horreur de la superstition et du pharisaïsme. Son esprit avait besoin de lumière et d'activité, et elle cherchait alors dans la lecture les consolations nécessaires à sa position. Un jour elle ouvrit l'un des livres prohibés en Angle terre, qu'un ami de la Réformation lui avait donné: l'Obéissance du chrétien. Il avait pour auteur cet homme introuvable, que Wolsey faisait chercher en Brabant et en Allemagne, William Tyndale; c'était pour Anne une recommandation. « Si tu crois les promesses, y était-il dit, la vérité de Dieu te justifie, Dieu te pardonne tes péchés et te scelle du Saint-Esprit; si tu contemples l'amour infini de Dieu, il faut nécessairement que tu l'aimes à ton tour; si tu aimes, il faut que tu agisses ; et si, quand les tyrans te persécutent, tu as le courage de confesser Jésus-Christ, alors tu dois être sûr de ton salut [1]. Si tu es sorti du chemin de la vérité, retourne ! et tu seras sauvé. Oui, Christ te sauvera, et les anges des cieux se réjouiront. » Ces paroles ne changèrent pas le 372

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle cœur d'Anne, mais elle marqua de l'ongle, selon sa coutume, d'autres passages qui la frappaient davantage, et qu'elle voulait signaler au roi, si, comme elle l'espérait, elle devait le revoir [2]. Elle croyait que la vérité était là ; et elle s'intéressait vivement à ceux que persécutaient alors Wolsey, Henri VIII et le pape. Anne fut bientôt arrachée à ces bonnes lectures, et lancée au milieu d'un monde plein de dangers. Henri, persuadé qu'il n'avait désormais rien à attendre de Campeggi, ne se soucia plus des ménagements qu'il s'était imposés, et aussitôt après l'ajournement du procès, il ordonna à Anne Boleyn de revenir à la cour ; il lui rendit la place qu'elle avait auparavant occupée, et il l'entoura même d'un plus grand éclat.

Chacun comprit que c'était Anne qui dans l'esprit du roi était reine d'Angleterre ; et il se forma autour d'elle un parti puissant, qui se proposa d'accomplir la ruine définitive du cardinal. Revenue à la cour, Anne lut beaucoup moins l’Obéissance chrétienne le Testament de Jésus-Christ. Les hommages d’Henri, les intrigues de ses amis, les fêtes et leur étourdissement, risquaient fort d'étouffer les pensées que la solitude avait fait germer dans son cœur. Un jour qu'elle avait posé sur une fenêtre le livre de Tyndale, une jeune et belle dame [3] attachée à sa personne, Miss Gainsford, le trouva et le lut.

Un jeune gentilhomme, nommé George Zouch, de bonne mine, d'une grande gaieté et d'une parfaite douceur, appartenant aussi à la maison d'Anne Boleyn, et fiancé à Miss Gainsford, profitant de la liberté que lui donnait cette position, se permettait parfois un badinage [4]. Un jour que George désirait avoir un entretien avec sa fiancée, il fut fort dépité de la voir absorbée par un livre dont il ignorait le contenu, et, profitant d'un moment où la jeune fille tournait la tête, il le lui enleva en riant.

Miss Gainsford courut après George pour reprendre son livre ; mais dans ce moment elle entendit la voix de sa maîtresse qui l'appelait, et elle quitta Zouch, en lui faisant un petit signe menaçant.

Comme elle tardait à revenir, George retourna dans son appartement et ouvrit le volume ; c'était l'Obéissance du chrétien. Il en parcourut quelques lignes, puis quelques pages, puis il lut et relut le livre tout entier. Il lui semblait entendre la voix de Dieu. «Oh! disait-il, je sens l'Esprit de Dieu qui parle dans mon cœur comme il a parlé dans le cœur de celui qui a écrit ce livre [5] ! » Les paroles qui n'avaient fait qu'une impression passagère sur l'esprit préoccupé d'Anne Boleyn, pénétraient au cœur de George et le convertissaient. Miss Gainsford, craignant qu'Anne Boleyn lui redemandât son volume, conjura George de le lui rendre; mais il s'y refusait absolu ment, et les larmes [6] même de sa fiancée ne pouvaient le décider à se séparer de ce livre, où il avait trouvé la vie de son âme. Devenu plus sérieux, il ne plaisantait plus comme autrefois ; et quand miss Gains ford exigeait impérativement le volume, il était, dit le chroniqueur, « tout prêt à pleurer lui-même. »

373

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Zouch, trouvant dans ce livre une édification que ne pouvaient lui donner de vaines cérémonies, le parlait avec lui quand il allait à la chapelle royale. Le doyen Sampson officiait; le chœur chantait les prières, et pendant ce temps, George, les yeux sur son livre, y lisait ces mois : « Quand tu vois célébrer la cène du Seigneur, si tu crois cette promesse de Christ : Ceci est mon corps rompu pour vous; et si tu la gardes vivante dans ton cœur, tu es ainsi justifié et sauvé ; tu manges le corps de Christ et tu bois son sang. Mais si tu ne crois pas à la mort expiatoire du Fils de Dieu, alors quand même tu entendrais mille messes par jour, ces messes ne te sauveraient point. Prendre la cène du Seigneur sans croire à la vertu du sang de Jésus-Christ, nous est aussi inutile, que si, ayant soif et apercevant à la porte d'une taverne un rameau de verdure, cette enseigne ne nous faisait pas comprendre et croire que l'on vend du vin dans cette maison-là. [7] » Le jeune homme savourait ces paroles : par la foi il mangeait la chair et buvait le sang du Fils de Dieu.

Voilà ce qui se passait alors dans les palais d’Henri VIII ; il y avait des saints dans la maison de César.

Wolsey, désireux d'éloigner de la cour tout ce qui pouvait favoriser la Réformation, venait de recommander au docteur Sampson une extrême vigilance pour arrêter la circulation des livres novateurs. Un jour donc que George, debout dans la chapelle, était absorbé dans son livre, le doyen qui, tout en officiant, n'avait pas perdu de vue le jeune gentilhomme, l'appela après le service et lui arrachant brusquement le volume : « Quel est votre nom, dit-il, et au service de qui êtes-vous at taché? » Zouch ayant répondu, le doyen se retira, l'air fort irrité, et porta sa proie au cardinal.

Quand Miss Gainsford apprit cette mésaventure, sa douleur fut extrême; elle tremblait en pensant que l’Obéissance du chrétien était entre les mains de Wolsey.

Peu de temps après, Anne lui ayant demandé son livre, la jeune fille se jeta à genoux, avoua tout, et demanda grâce [8]. Anne ne lui fit aucun reproche; sa vive intelligence comprit aussitôt l'avantage qu'elle pouvait tirer de cette affaire. « Je vous assure, dit-elle d'un ton ferme, que de tous les livres que le doyen et le cardinal ont jamais confisqués, c'est celui qui leur coûtera le plus cher. »

Aussitôt la noble femme, comme l'appelle le chroniqueur, se dirigea vers les appartements du roi. Arrivée en présence de Henri, elle se jeta à ses pieds [9]*, et invoqua son secours. « Qu'avez-vous, Anne? » lui dit le roi étonné. Elle lui raconta ce qui venait d'arriver, et Henri lui promit que le livre ne resterait pas dans les mains de Wolsey.

Anne était à peine sortie des appartements du roi, que le cardinal arriva tenant le fameux volume, et se proposant de se plaindre à Henri de certains passages qu'il savait fort bien devoir l'irriter, et d'en profiter même pour attaquer Anne si le roi se montrait offensé L'accueil glacé de Henri lui ferma la bouche; le roi se contenta de 374

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle prendre le livre, et congédia son ministre. C'était précisément là ce qu'Anne avait espéré. Elle supplia le roi de lire le livre, et celui-ci le lui promit.

En effet Tudor, s'enfermant dans son cabinet, lut l'Obéissance du chrétien. Peu d'ouvrages étaient plus propres à l'éclairer, et nul, après la Bible, n'a eu plus d'influence sur la Réformation en Angleterre. Tyndale traitait de V obéissance, «

principe essentiel, disait-il, de toute communauté politique ou religieuse. » Il s'élevait contre le pouvoir illégitime des papes, qui usurpaient l'autorité légitime de Jésus Christ et de sa Parole. Il professait des doctrines politiques trop favorables sans doute au pouvoir absolu, mais propres à montrer que les réformateurs n'étaient pas, comme on le disait, des fauteurs de rébellion. Henri lisait dans ce livre ce qui suit : Le roi est, dans ce monde, à la place de Dieu. Celui qui résiste au roi résiste à Dieu, et celui qui juge le roi, juge Dieu lui-même. Le roi est le ministre de Dieu pour te défendre contre mille maux divers; c'est pourquoi, fût-il le plus grand des tyrans, il est pour toi un bienfait de Dieu ; car il vaut mieux payer la dîme que de tout perdre, et être maltraité par un homme que de l'être par tous. [10] »

— Vraiment, pensait le roi, voilà pour des rebelles de singulières doctrines ! Il continuait :

Le roi, s'il est chrétien, doit, à l'exemple de Jésus-Christ, se donner lui-même pour le bien de ses sujets. Il doit penser qu'ils ne sont pas son peuple, mais le peuple même de Dieu, racheté par le sang de Jésus-Christ. L'homme le plus méprisé du royaume est (s'il est chrétien) égal au roi dans le royaume de Christ. Que le roi donc s'anéantisse lui-même, et devienne le frère du plus pauvre de ses sujets. »

Il est probable que ces paroles satisfirent moins le monarque. Il poursuivit : Les empereurs et les rois sont devenus aujourd'hui les exécuteurs des hautes-œuvres des papes, pour tuer tous ceux que ces pontifes condamnent, comme Ponce-Pilate fut le bourreau des sacrificateurs pour crucifier Jésus-Christ. »