Les bleus
lmendra, cité de près de 72 000 citoyens qui me-naient tous une vie à la hauteur de leurs moyens, A c’est-à-dire au poids de la bourse se ballottant à la ceinture des mieux lotis. C’est donc dans un cadre idyl-lique qu’évoluaient les bourgeois de cette ère, profitant d’un système de castes plus que prononcé. Malgré le contexte oppressant qui planait au-dessus de la populace, chacun s’efforçait de vivre au jour le jour et de trouver un sens à une vie qui leur paraissait bien misérable.
Ici, la loi du plus fort régnait et le coup de bâton se faisait maître et bien brave était celui qui tentait d’arrêter sa course. La bourgeoisie et la noblesse s’asseyaient sur les petites gens n’avaient cure des répercussions que leur train de vie entraînait sur l’existence des moins-que-rien.
Il leur arrivait parfois d’échanger quelques regards, mar-qués par un dédain et un dégoût caché par un petit chiffon brodé d’initiales.
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La royauté, pour des raisons économiques dues à l’état de guerre dans lequel est plongé le royaume depuis une décennie se refuse à saisir à bras-le-corps la crise de pauvreté dans la cité d’Almendra, capitale du royaume.
Après tout, Almendra n’est qu’une frêle citadelle, perdue au milieu de conflits sempiternels et qui s’essayait tant bien que mal à la défense militaire.
Ce bastion portuaire, luttait depuis plus de dix longues années contre des royaumes voisins qui ne mon-trait nullement l’intention de réfréner leurs ambitions de conquête. Selon les stratèges royaux, cette bande de vieil-lards décrépis assis en cercle autour d’une table tous les quatre matins, l’avenir s’annonçait incertain. Il est aisé de mettre le feu aux poudres lorsque les conditions le permettent, mais il est bien plus ardu de réduire au silence les flammèches de la guerre lorsqu’abreuvée du sang des deux camps.
Tout ce laïus géopolitique était inlassablement répé-té à Pat qui semblait n’’avoir que faire des « affaires de la haute » comme il le disait si bien dans sa barbe qui lui faisait encore défaut. Pour l’heure, la quête d’un fabuleux trésor lui occupait bien plus la cervelle. Écumer les ruelles des quartiers pour y dénicher quelque chose à se mettre sous la dent était devenu un de leurs passe-temps.
Pat, lorgnant les poubelles avec appréhension, n’écoutait que d’une oreille distraite son compagnon.
— Alors Pat, c’est bon t’as enfin compris ?
— Hmmm…
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— T’as vraiment rien écouté de ce que je te raconte depuis tout à l’heure ? Vraiment rien ?
— Bof, avec ton baratin, on est pas près d’se remplir la bedaine. grommela Pat visiblement agacé.
— Manger…
Cela faisait bientôt près de deux jours que les deux lascars n’avaient pas touché à une denrée digne de ce nom. Même les rats, qui d’habitude s’offraient volontiers semblaient avoir déserté leur planque. Celui du jour dernier leur revenait régulièrement en mémoire comme pour les narguer de sa mort esquivée. « Si seulement on avait pu l’attraper, on aurait plus crevé de faim pendant au moins trois jours ! »
En dehors des maigres repas servis à la guilde, les garçons se résignaient à gratter de temps à autres les planches de leur piaule pour y déloger les quelques champignons qui nichaient dans les coins humides de la chambrée. C’est en se remémorant la texture spongieuse et le goût repoussant de ces mets originaux que les adolescents affichèrent une mine écœurée, aussitôt suivie d’un air d’extase au songe de leur richesse future suite au partage de leur butin à la guilde.
La guilde rassemblait pas moins d’une vingtaine de brigands tous rassemblés dans le même but, détrousser et ripailler ! Bien sûr, comme leur nom l’indique, ces derniers n’hésitaient pas à dépouiller quiconque pavanait ses richesses et blesser le pauvre hère qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Pour les jeunes membres, survivre était le maître-mot d’un sombre quo-25
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tidien et fêter ne faisait point partie intégrante de leur vocabulaire. Par exemple, Pat et Grinn étaient bien plus occupés à compter les blessures qui s’accumulaient plutôt que les pièces de monnaie dans leur bourse.
Leur domaine d’activité s’étendait de la place du vieux soldat au nord, de la source du diable à l’ouest, du quartier des madeleines au sud, et du quartier des madeleines à l’est, désormais occupé par le gang des vipères.
D’aucuns diraient qu’appartenir à une guilde vous apporte une certaine garantie de survie via l’appartenance à un territoire ainsi que l’attribution d’un statut différent du commun des mortels. Vous êtes voleurs ! Seul bémol pour les membres du bas de l’échelle, la majorité du butin récolté était gracieusement « légué »
aux dirigeants de ladite guilde qui s’empressaient d’en fourrer une bonne partie dans les poches de leurs panta-lons. Le collecteur de bourse s’en retrouvait donc lésé sans qu’une once de compassion ne lui soit témoignée.
— Quand même 70 % d’commission c’est franchement du vol ! s’indigna Pat outré.
— Je suis de ton avis, mais on est sous la tutelle de voleurs… On l’a cherché… et puis qu’est-ce qu’on y peut ?
— Chais pas… quitter la dague ?
— Et après ? On fait quoi ? On retourne là d’où on vient ? Le même trou ou ces chiens nous exclurent ? cra-cha Grinn qui grinçait des dents en repensant aux res-ponsables de leur vie d’aujourd’hui.
— Bah…
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— Ouvre les yeux Pat, on est coincé quoi qu’il arrive.
On aura beau prendre les voiles, ils nous retrouveront comme on traque le gibier.
A vrai dire, l’idée de s’enfuir subitement avec leur tout nouveau butin traversa régulièrement l’esprit de Grinn.
Toutefois, le complexe réseau de la guilde les empêchait de manœuvrer comme il l’entendait.
— Ils sauront tôt ou tard qu’aujourd’hui on a touché le pactole. Mieux vaut être ceux qui leur annoncent non ?
avança Grinn d’un ait abattu.
— Mouais… pas trop envie qu’Béa vienne r’pêcher mon cadavre d’la vieille.
— Cesse donc de penser à elle, tu finiras par mal finir avec tout ça !
— Mouais, si ça finit mal, tant pis, j’aurai au moins eu l’mérite d’essayer…ronchonna Pat.
— Ah mon pauvre, je crois bien que t’es fichu !
— Faut croire…
Bien que son ton morose suggérait une profonde amertume, ses yeux, eux le trahissaient. Son regard de nature morne en toutes circonstances s’illuminait à la moindre mention de celle son cœur s’était entiché, Béa, ou plutôt, Béatrice Lavinsti, elle aussi membre à part en-tière de la dague. C’est d’ailleurs justement sur cette per-sonnalité que Grinn se permettait de railler régulièrement son compagnon.
Dès leur arrivée, dès l’instant où Pat posa les yeux sur elle, il sut pour qui son âme se battrait pour les années à venir. Malheureusement pour lui, il se pouvait que 27
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son penchant ne fût pas totalement réciproque. L’élue de son cœur affichait plutôt un air désintéressé à son égard et semblait se moquer éperdument de la ferveur témoignée par un adolescent souriant et rieur qu’importe les déconvenues.
Toujours sur le chemin du retour, nos deux lurons ne purent s’empêcher de réexaminer la boîte sertie de délicieux cailloux comme pour s’assurer que le fruit de leur larcin est bien réel et qu’il ne risque pas de se faire la malle en battant subitement des ailes.
L’extirpant de sa besace, Grinn le soupesa tout en l’examinant de plus près.
— Elle est quand même sacrément lourde ! dit-il.
— Vas-y fais voir.
La soupesant à son tour, Pat s’exclama.
— Parbleu, c’est qu’ça pèse c’truc !
— Chut ! Moins fort !
D’un air machiavélique, Pat regarda Grinn qui s’attendait à une bêtise de son meilleur ami.
— Ca t’dit on chope deux-trois pierres d’la boîte ? On dira qu’c’est du frais d’service eheh.
— T’es fou ! Et s’ils le remarquent ?
— Ils y verront qu’du feu, yen a plein d’te façon, deux ou trois ça changera qu’dal !
Prenant un air sérieux et faussement désintéressé, il poursuivit sa tirade.
— Je me montre même sacrément généreux ! N’en tirer qu’une maigre portion s’apparenterait presque à un acte de charité de ma part ! Après tout, ne méritons pas 28
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plus ? Je consens par mon geste à leur faire profiter d’une richesse éternelle !
Sur ces belles paroles, il se fendit d’une longue révérence comme les acteurs des célèbres pièces de théâtre de la capitale dont tout le monde à la cour raffole et dont les petites gens se pâment d’entendre les 9 coups de bâtons.
De légers bravos accueillirent son jeu qui le laissa éton-namment essoufflé.
Amusé par la comédie de son compère, Grinn se prit au jeu et décida d’entreprendre sa suggestion.
— Bon ok, mais on garde ça pour nous.
Excités à l’idée de commettre l’interdit et de bafouer les règles de la guilde, les adolescents dégainèrent leurs dagues les mains tremblantes. Dans la sombre ruelle, l’on pouvait apercevoir deux jeunes hommes accroupis au-dessus d’une boîte dont on devinait la valeur aux reflets multicolores qu’elle projetait sur des visages fébriles.
Ceux-ci s’escrimèrent à déloger les joyaux de leur cache au moyen de la pointe de leur arme. Fermement incrustés dans l’écrin les pierres ne se laissèrent pas faire si facile-ment.
PING ! Un saphir fut propulsé dans les airs et atter-rit sur le sol avec un bruit sec.
— Et de un ! Encore un petit effort, faut en prendre un plus gros cette fois-ci ! s’exclama Pat.
— Je vais faire de mon mi…
— D’ton mi ? Ça veut dire quoi ça ?
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Quittant son affaire des yeux, Pat se tourna vers son ami scrutant les abysses de la ruelle, là où les ombres étaient aussi indistinctes que les étoiles en journée.
— Qui va là ?!
Tout à coup, une voix féminine, sortant des abysses de l’obscurité résonna dans leurs oreilles devenues alertes.
— Bien joué morveux, comment m’as-tu trouvée ?
— Pas bien compliqué lorsque vous portez autant d’attention à notre bien.
Graduellement, la silhouette en S d’une femme s’extirpa de la pénombre. Désormais à quelques pas des garçons, ses traits leur furent dévoilés.
— Mais vous êtes celle d’ta l’heure ! Celle qui accompagnait l’gros dodu bondit Pat Ignorant la remarque cinglante envers son client, la jeune femme à la figure voluptueuse passa sa langue sur ses lèvres pulpeuses et se fendit d’un sourire qui ne fit qu’exacerber sa figure de séductrice.
— Exact, et je suis venu réclamer mon dû à une bande de sales morveux.
Étrangement, ce spectacle enchanteur, qui ravirait n’importe quel adolescent de leur âge et stimulerait un désir incontrôlable, ne leur apporta qu’un mauvais pres-sentiment.
« Elle est dangereuse celle-là » Une sonnette d’alarme venait de retentir dans l’esprit des deux adolescents et les força à garder la tête froide et les idées claires, surtout pour Pat qui avait la fâcheuse tendance à s’emballer un peu trop vite lorsque le sexe opposé était 30
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concerné même de loin à la présente tâche. Les regards fermés et les coutelas dressés intimidèrent la jeune femme qui décida de prendre un pas en arrière.
— Vous savez quoi les enfants, gardez la boîte, j’en ai pas besoin. Par contre filez-moi l’contenu, et j’consentirai à j’ter l’éponge sur la manœuvre de tout à l’heure…
Pat, désireux de ficher le camp et de mettre le plus de distance entre lui et cette prostituée aux allures de couleuvre tueuse, s’empressa de donner suite à son offre. C’est donc d’un air enjoué qu’il formula sa réponse.
— C’est d’ac…
Avant qu’il ne puisse achever sa phrase, Grinn le fit taire instantanément en lui flanquant un coup de pied dans le tibia et lui chuchota le fond de sa pensée.
— Tais-toi idiot ! Tu vois pas qu’elle tente de nous piéger ? C’est forcément un traquenard !
— Qui veut traquer un renard ? Tu veux devenir chasseur ? murmura Pat en se grattant frénétiquement le crâne qui risquait de devenir chauve si ce dernier conti-nuait à s’acharner de cette façon.
— Idiot pas un « traque-renard » mais un traquenard !
Un piège quoi !
— Aaah… On fait quoi d’coup ? le sonda Pat qui ne savait plus vraiment où donner de la tête entre le vocabulaire complexe de son ami et la femme de joie qui n’avait pas vraiment un comportement seyant à sa fonction.
— On garde tout !
À peine eut-il achevé sa phrase qu’il se mit à détaler comme un lapin après avoir ramassé le saphir qui traînait 31
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par terre ! Éberlué, Pat lui emboîta le pas, sous le regard d’une femme devenue hystérique. Folle de rage suite au soufflet de ces deux mouflets effrontés, elle prit leur suite.
Ses grandes enjambées jouèrent en sa faveur et lui permi-rent de maintenir l’écart qui la séparait de son objectif.
Malgré sa folie apparente, ses yeux étaient plus froids que la glace et un sourire cruel exposa ses dents aussi blanche qu’est le fil de l’épée du paladin. Grinn et Pat, se retour-nèrent et virent avec effroi le rictus de prédateur qu’elle affichait et accélérèrent vivement le pas.
Après une brève course-poursuite qui se solda par une défaite de la compagne du dodu, cette dernière ne se laissa pas démonter pour autant.
Tout en regardant au loin l’ombre des morveux disparaître, sifflant tel un serpent, elle se jura de les retrouver.
— Bien que j’ne puisse vous rattraper, j’ai néanmoins bien r’tenu vos sales trombines d’mioches. Ne pensez pas vous échapper indéfiniment. Priez pour qu’une nouvelle rencontre n’voit jamais l’jour…
Sur ces quelques paroles destinées au vent de la ruelle, elle tourna les talons et s’enfonça dans les allées sombres d’Almendra. Sans laisser ne serait-ce qu’une trace ou un bruit, elle repartit aussi discrètement qu’elle arriva.
— T’penses qu’on l’a semée ? demanda anxieusement Pat tout en serrant sa poitrine qui faisait un rucus pareil au feu du forgeron.
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— Pour sûr ! On court comme des dératés depuis plus de quinze minutes. lui répondit Grinn à bout de force et haletant.
— Ouf… J’en peux plus de courir, c’est plus d’mon âge.
— Allez debout on rentre à la maison ! l’enjoignit un Grinn hilare et lui tirant le bras.
Freinant des quatre fers, Pat fit preuve d’une remarquable présence d’esprit malgré la fatigue qui commençait à sérieusement se lire sur son visage.
— Et le parchemin ?
D’un coup d’un seul, le visage de son compère se rembrunit. Inspirant à plein poumons comme pour chasser les quelques traces rémanentes d’un trouble de poids, Grinn calma son cœur et toisa gravement son ami. Ce dernier, sut dès cet instant que la réponse qu’il était sur le point d’obtenir allait lui déplaire et sans doute mettre sa vie en jeu pour le restant de ses jours. Avec gravité, droit comme un piquet, Pat se prépara à embrasser sa destinée que son ami de toujours lui édicta.
— On le garde pour nous. Proféra-t-il sèchement.
Notant la mine déconfite de son comparse à qui il devait bien une explication, Grinn enchaîna.
— Trop de mystères se cachent derrière ce rouleau de papier. Pourquoi diable cette… femme n’avait de yeux que pour le parchemin alors que l’écrin à lui seul vaut une somme juste astronomique de viris ?
— Chais pas, p’tête qu’elle aime lire ?
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— Idiot ! C’est que les informations qu’il contient valent plus que les toutes les pierres réunies ! le réprimanda Grinn dépité par sa sottise encore une fois démontrée.
Comme frappé par la foudre, le visage de Pat s’illumina et rayonna d’une lucidité bienvenue.
— Ah… Mais on sait toujours pas lire.
— Mille mercis ô monsieur le roi je-sais-tout, je le sais fort bien. Mais on apprendra bien un jour ou l’autre au détour d’un chemin non ? Et lorsque ce moment viendra… à nous la gloire ! s’écria-t-il d’un ton triomphant digne d’un général d’armée regagnant sa patrie et couvert des lauriers du succès.
À l’issue de sa réplique, il fourra le morceau de papier contre son torse, là où nul ne s’en emparerait sans qu’il ne s’en aperçoive. À vrai dire, on était jamais trop prudent. Il n’était pas rare qu’un voleur se fasse détrousser par un « collègue ». Lorsque cette instance survenait, la victime du larcin devenait la cible des quolibets et il était bien malaisé que de les étouffer.
— Ouais ouais… on essaiera… grommela-t-il lui qui préférait flâner plutôt qu’ouvrir un bouquin même déco-ré de la plume du père Abbé.
« Quel formidable artiste ce père Abbé. Lui qui pos-sède le talent d’un peintre de la cour, quel dommage qu’il ne l’ait pas exercé là-bas… Je suis persuadé que reines et princes se seraient battus bec et ongles pour s’approprier ses chefs d’œuvres… A croire que la beauté n’est que l’apanache de ceux s’enorgueillissant disposer d’une par-ticule à leur patronyme. Les miséreux, ne se contenterait-34
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ils donc que d’un art ridicule à la portée du plus na-vrant des vauriens ? ». Toujours est-il que Grinn aimait l’art vieux professeur et appréciait d’autant plus le per-sonnage. Un peu lunatique de temps à autre, mais rien d’invraisemblable lorsque l’on étudiait le profil.
Justement, c’est ce charmant monsieur qui avait à charge l’éducation de la marmaille des bas-fonds. En plus d’une appétence pour l’enluminure, ce professeur retraité détenait un talent pour l’enseignement. Il possédait un tel tact qu’autrefois les nobles se l’arrachaient.
« N’est-ce pas d’ailleurs ce soir sa leçon sur l’élévation du royaume et la montée de la monarchie ? Il faut absolument que j’en sois ! Peut-être même pourrais-je lui présenter notre trouvaille. songea-t-il.
— Eh Pat, ce soir tu viens pour la leçon du père Ab-bé ? Le sujet sera passionnant !
— De l’histoire ? Eurk !
— Hahaha ! C’est pas si terrible, surtout qu’il est bon orateur.
— Sans doute, mais ça reste sacrément barbant !
— Comme tu veux. D’ailleurs, je comptais lui demander conseil concernant le parchemin. Doux comme un agneau il ira pas nous balancer aux autres. Toujours pas motivé ?
— Grmml…
À la manière d’un âne refusant obstinément la ca-rotte qu’on lui tend, Pat se refusa à accompagner son compagnon pour la lecture du soir. Sa « rébellion » heb-domadaire, issue de son intolérance viscérale pour 35
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l’histoire, amusa son ami qui ne put que consentir en se gaussant à pareille mollesse.
— Ok ça va j’ai compris. Pas de leçons d’histoire. Ni maintenant ni jamais ! s’esclaffa Grinn.
— Ah enfin arrivés ! reprit-il.
Une grande enseigne en bois sombre, sur laquelle était gravée Au logis de la pomme d’argent, se dressait au sommet d’un imposant édifice qui arborait une grande tour sur sa façade ouest. La bicoque qui leur faisait face, bien qu’un peu biscornue et méritant quelques répara-tions ici et là, n’était autre que le Q.G. de la dague, célèbre guilde de voleurs de la cité d’Almendra. Rien ne laissait supposer que les affaires nocturnes qu’y s’y tramaient s’apparentaient davantage à des actes coupables de haute trahison, qu’à de charitables activités.
En effet, officiellement le bâtiment accueillait les orphelins opprimés par une société décadente. Dans la grande mansuétude du maître des lieux, les jeunes âmes égarées pouvaient trouver Au logis de la pomme d’argent un milieu qui saurait leur redonner le sourire et leur offrir un nouveau départ.
Le dernier point n’aurait pu être plus vrai, toutefois, pas dans le sens de la morale. Officieusement, la bâtisse servait en autre de camp d’entraînement aux jeunes recrues qui venaient gonfler les rangs d’une entité plus que prospère. La présence de Pat et Grinn prenait d’ailleurs racine dans ce but.
Arrivés il y a un peu plus de deux ans dans le même « lot », vendus par leurs propres parents, les deux 36
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garçons estimèrent rapidement la présence de l’autre.
Devenus d’inséparables compagnons, il était malaisé d’apercevoir l’un sans que sa paire ne se trouvât à proxi-mité. Dans une lutte impitoyable pour la survie, compter un fidèle camarade à son flanc valait bien son pesant d’or.
C’est pour cela que les adolescents se serraient les coudes afin de vivre un lendemain et d’avoir l’opportunité de réclamer justice.
Posant ses yeux sur cette exécrable architecture qui lui donnait de l’urticaire, Grinn se promit de réduire à feu et à sang cet endroit qui n’était que synonyme de souf-frances et de mort pour ces habitants.
Ce centre des opérations n’ouvrait ses portes que pour ceux arborant une dague avec l’emblème de la guilde : une dague qui venait transpercer de part en part un corbeau noir de jais. Un guetteur, posté à l’entrée, se chargeait de vérifier l’identité de ceux qui allaient et venaient. Sans son laisser passer, il était inutile d’espérer franchir le seuil de l’édifice. D’aucuns s’essayèrent à pénétrer l’enceinte subrepticement, sans succès. Leurs ossements vinrent peupler le fond de la vieille. Sans cet aval, vain qu’était le souhait de pénétrer le cœur de résidence de cette guilde notoire.
— Tien v’là les deux p’tiots ! Comment ça va Pat et Paf ? Bien dormis ? Ahahah… !
L’homme qui ne cessait de glousser, c’était Buck, un
« vieux » voleur d’une trentaine d’années. Dans ce métier, il était monnaie courante de mourir jeune et de ne souffler les bougies de sa vingtaine. Bien évidemment, la mort 37
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n’était point accidentel et résultait d’un mauvais concours de circonstances pour la victime. Une mission échouée, un Chef de mauvaise humeur et… couic ! Rendre son dernier souffle des mains d’un inconnu n’était que trop commun dans ce milieu barbare où le sang coulait abon-damment. La longévité exceptionnelle de Buck lui valut la confiance de Chef qui lui confia la garde de la maisonnée. Travail que celui-ci exécutait avec un zèle accompli.
« Lèche-bottes de mes deux, attends que je te règle ton compte… On verra qui fera de vieux os dans ce trou à rats » siffla entre ses dents Grinn à bout de nerfs.
Si l’homme de main de Chef n’arrêtait pas de rire, c’était que depuis l’incident du vieux port où Grinn fit exploser tout une armada de frégates par erreur, ses
« compagnons » lui affublèrent le surnom de Paf et qu’il devint la risée de la guilde et des sectes de la nuit aux alentours.
En effet, quelques mois plus tôt, un important chargement d’explosifs devait être déchargé clandestinement sous le couvert de la nuit. Malheureusement, un accident se produisit. Une partie du chargement prit subitement feu. Les flammes gagnèrent ensuite le chargement d’explosifs qui détonna lourdement dans le vieux port.
Un spectacle féerique gagna alors les quelques badauds qui vinrent observer la voûte céleste cette nuit-là. Une langue de feu haute de plusieurs dizaines de mètres em-brasa soudainement le ciel qui se teinta des nuances de l’automne. Ce splendide tableau laissa coi Chef qui ne sut sur le moment comment réagir.
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Fort heureusement, nul ne fut blessé auquel cas il y aurait eu belle lurette que la dépouille de Grinn viendrait hanter les fonds du port et servirait de met d’exception aux poissons. De plus, le commanditaire de l’expédition nocturne fut enchanté du résultat obtenu, bien que la manière de faire laissa à désirer.
Dès lors, affublé du surnom Paf, il faisait désormais la paire avec Pat et se firent appeler Pat-et-Paf, les irré-ductibles gauches. Surnom qui ne semblait déranger outre mesure Pat, l’innocent de la bande.
Ignorant la question de Buck les deux adolescents pénétrèrent dans l’enceinte et bavardèrent gaiement.
— Allons voir Chef, on lui remettra la boîte, je suis sûr qu’il sera ravi !
C’est donc d’un pas décidé que les garçons se diri-gèrent vers les quartiers du chef en question. Après avoir traversé le portail de la bicoque qui donnait accès à la rue du pain chaud, ils débouchèrent sur une cour intérieure crasseuse où s’amoncelaient des tas de bibelots dispa-rates : tables et chaises fracassés, sceaux remplis d’une substance nauséabonde, armes en tous genres, argenterie ternie, bouteilles d’alcools laissés à même le sol, etc.
C’était donc un ensemble hétéroclites d’objets sans valeur et déplaisant qui accueillirent. Longue d’une trentaine de mètres, cette coure intérieure hébergeait parfois les discours de Chef lorsque ce dernier avait une annonce à faire et que tous les membres de l’orphelinat était con-viés. Pas un éclat de verdure ne venait perturber le cadre 39
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grossier dans lequel évoluait les résidants de l’établissement.
A cette heure avancée de la journée, l’activité diurne de la guilde commençait tout juste à décliner pour laisser place à l’activité nocturne, bien plus impétueuse que la précédente. La dague était divisée en deux divisions distinctes. Celle œuvrant en plein jour et celle opérant en pleine obscurité. La première, dont Pat et Grinn faisaient partie, se composait principalement des jeunes recrues qui devaient encore faire leurs preuves et s’illustrer au-près des gradés. La seconde, était assemblée de membres expérimentés et constituait le noyau de la guilde. Les missions qui leur étaient assignée rapportaient gros à la dague et lui permettait de subsister et de s’élever malgré la forte concurrence qui régnait au sein de cet écosystème.
— Ah tiens Pat-et-Paf ça roule ? Vous paraissez exci-tés ! déclara un blondinet aux cheveux si rêches que l’on aurait pu s’y méprendre à de la paille.
— Salut Mit, on rentre d’mission, t’aurais pas vu Chef ? lui répondit Pat.
— Ouep, il devrait être au quatrième avec les nouvelles recrues.
Se frappant soudainement le visage, Pat s’écria.
— Ah oui c’vrai, il d’vait arriver un jour ou l’autre ces bleus ! A nous l’naïfs ! Eheh j’ai hâte d’mirer leurs p’tites frimousses, on va bien s’marrer…
Un regard noir lancé par Grinn le fit taire instantanément. Réprimandé, Pat le gratifia tout de même d’un discret clin d’œil qui ne suffit à éponger sa malice. « Il le 40
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sait et ça ne l’empêche pas de me chercher des noises…
Grrr, je vais lui mettre une de ces roustes un de ces quatre… ».
Plissant les yeux et scrutant l’allée opposée, Mit annonça aux deux amis une nouvelle qui les ravit au plus haut point.
— Dans quelques minutes, il devrait être à vous, j’espère que votre visite vaudra la peine, il est particulièrement tendu ces derniers temps.
Mit c’était le petit favori de Chef. Tout juste dix-sept ans, deux de plus que les deux autres adolescents, ce petit prodige de la filouterie de rue capta l’attention du chef de la guilde qui voyait en lui un fort potentiel dans le monde des « grands ».
Il n’était point vilain, loin de là, juste un peu hau-tain… Sans doute dû aux privilèges accumulés au cours de ses années de fier service. Sa, cervelle un tantinet re-tournée par les promesses d’un avenir certain, le drapè-rent d’un voile d’orgueil qu’il ne s’embarrassait pas de couvrir.
Tout en le saluant de la main, Pat et Grinn s’enfoncèrent plus profondément dans la tanière de la dague.
Pat, à l’idée de croiser le regard perçant et inquisiteur du chef de guilde et par peur d’être percé à jour, se rebiffa à pareille fortune.
— Et si on allait boire un coup en attendant ? Il s’fait tard et j’ai la gorge bien sèche… bredouilla Pat, guettant avec appréhension la réaction du parti opposé.
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— Hors de question. Tu connais les règles. On choppe le butin et on le déballe directement à Chef.
— Rah j’ai en marre de ces règles à la noix ! Par tous les saints, laissez-moi faire c’que j’veux ! tempêta Pat.
— Chut ! J’entends du bruit…
Une foule de petits pas emplit petit à petit l’atmosphère. Une saccade de « tap tap tap » éclata dans l’enceinte fermée de la maisonnée. « Dix ? Vingt ?
Trente nains prendraient-ils d’assaut la dague ? ». Comme un régiment de petits soldats qui s’essayaient à la cadence militaire, la berceuse du soldat résonna dans les couloirs étroits de la guilde.
Soudain, deux rangées ordonnées de jeunes enfants, pas plus vêtus que les deux compères se présentèrent.
S’enchaînèrent des têtes blondes, rousses, brunes, avec ou sans taches de rousseur, aux yeux pétillants, ternes, et même la larme au coin. Fillettes et garçonnets se soumi-rent à l’examen indiscret de leurs aînés.
Derrière eux se trouvait un homme au visage mauvais, Sir Chazon, et une forte insistance était de mise sur ce titre qu’il s’assigna. Employé comme « gardien de l’ordre de l’organisation » cet individu exerçait son auto-rité d’une main de fer, quoique bien trop lourde selon les dires de ceux qui en firent les frais.
A sa ceinture pendait son fidèle compagnon, un fouet de cuir. Pour le moment enroulé, cet engin de tor-ture rappela de crucifiants souvenirs aux deux adolescents. A sa vue, ces derniers ne purent réprimer un tres-saillement face à la disposition de cet appareil.
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La dague de l’orphelin | CLAUDEL Gwendal
— V’là les p’tits nouveaux, les bleus quoi. glissa Pat.
— Il semblerait qu’il y en ait plus que l’an dernier et encore plus qu’il y a deux ans, tu trouves pas ?
— A vue d’pif j’dirais qu’yen a quatre d’plus que l’an passé… et c’tait déjà un gros bac !
— Et ceux-là me paraissent bien plus jeunes… une douzaine d’années tout au plus. Tien regarde celle-là, elle doit pas avoir plus de huit ans ! s’indigna Grinn en pointant du doigt une blondinette laissée un peu à l’écart de cette procession.
Isolé des rangs, se dévoilait un visage finaud aux quelques taches de rousseur et agrémenté de captivant yeux noisette. Souligné par une buissonnante et bouclée crinière blonde, le délicat minois de la gamine affichait une expression curieusement désintéressée, presque hau-taine. Sa petite robe, autrefois blanche, salie par son errance citadine, semblait l’indifférer, tout comme la désaf-fection qui lui était gratifiée.
Pour tromper l’ennui, elle s’agitait d’avant en arrière, tel le pendule actionné par un entrain d’ordre mé-canique. Dans ce mouvement pendulaire, l’accompagnait un pendentif sur lequel était suspendu un oiselet aux ailes entrouvertes. Sur le pas d’un envol imminent, ce dernier exprimait une superbe orgueilleuse. Son reflet argenté pareil au miroitement d’un carreau tiré au loin, reflétait un impérieux besoin de humer la bise et de s’évader rejoindre l’azur de l’horizon.
Ses coquettes mains potelées s’agitaient dans tous les sens comme pour gracier, le temps d’un instant, leur 43
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maîtresse d’une misère saillante. D’une perspective exté-rieure, là où ses récents camarades présentaient une mine déconfite, elle paraissait se ravir de la tournure de son existence.
« Quelle candeur » songea Grinn. « Quel outrage que pareille pureté ne puisse se déployer sous l’enthousiasme solaire, l’ivresse de la rivière et le fou-gueux souffle d’une vie loin de ce précipice… Pourquoi le sort condamne-t-il une âme si noble et enfantine à une vie de barbarie orchestrée par des hommes dont nous ne connaissons pas même le nom ? Ma parole, quelle misère… mais quelle misère ! » se lamenta Grinn, morose de ne pouvoir intercéder en sa faveur et lui accorder une destinée plus radieuse que celle devinée.
Ne pouvant se résoudre à abandonner aux démons de la rue une telle figure angélique, Grinn se tritura la cervelle pour la faire évader. « Si seulement j’étais à même de l’arracher de cette emprise malfaisante… Qui diable est le bougre qui crut sensé de nous livrer une fillette ? Une fillette bon Dieu ! »
Inconsciente de la lutte mentale qui faisait rage dans l’esprit du jeune voleur, le petit angelot aux boucles d’or dévisagea celui qui la regardait avec ardeur. Une paire d’ovales châtaignes scrutèrent avec curiosité un Grinn torturé. La candeur du regard inquisiteur lancé ne fit qu’attiser l’antipathie du jeune homme à l’écart de ses collègues.
Surprenant la drôle de mine et les poings serrés de son compère de toujours, Pat le héla.
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— Eh Grinn tu m’entends ?
— Hein… ? Euh oui qu’est ce qu’il y a ?
— T’vas pas nous r’faire comme l’année dernière ?
— Non promis, le rassura Grinn.
— Pour vrai ? J’ai vraiment pas envie de r’tourner au trou !
— Oui oui t’as ma parole.
Visiblement rassénéré, Pat écarta la piste d’une folie de son ami et changea de sujet.
— Ouf, allez viens il est temps d’parler à Chef ! T’as la boîte hein ?
— Bien sûr abruti, comment aurais-je pu m’en séparer ? Et surtout pas un mot sur le parchemin compris ?
— Oui chef ! lança-t-il au garde-à-vous.
Jetant un ultime coup d’œil à cette messagère d’innocence et de sincérité, Grinn éprouva un pincement au cœur aigu à l’idée de tirer sa révérence et de se sous-traire au devoir que lui imposait sa morale. Frôlant l’humble compagnie, il tourna donc le dos à celle dont il se sentait si obligé.
Empruntant le chemin pris précédemment par la petite troupe, la paire d’amis déboucha sur un couloir désert, encadré de part et d’autre par d’imposantes portes à l’encadrement renforcé. Les loquets, en forme de corbeau le bec ouvert, s’exhibaient fièrement à ceux qui en décelaient les traits. De nombreuses toiles d’araignées couvraient le plafond peuple d’arachnides au pelage tout aussi velu que les moutons des hautes steppes et bien 45
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plus replètes que les habitants de droit. « Après tout ici là, la vermine ne manque pas… »
Se figeant net devant une de ces portes de fer forgé, Grinn empoigna son courage des deux mains. « A la ré-flexion, Chef n’est pas si terrible… non ? Ceux qui péri-rent de sa main le méritaient n’est-ce pas ? Ils avaient forcément quelque chose à lui cacher ? Comme un objet gar-dé pour soi, comme… un parchemin mussé ? Gloups… »
Inspirant à pleins poumons et reprenant son sang-froid qui le quitta momentanément, il s’élança.
Toc, toc, toc…
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