MATHIAS
Assis en face de ce jeune curé à la soutane boutonnée jusqu’au cou, Mathias semblait écouter, mais n’entendait pas. Il regardait, distraitement cette grosseur, juste au-dessus du col à rabats, qui se déplaçait sous la peau, de haut en bas, et semblait ne pas parvenir à franchir l’obstacle du col, Par moment la pomme d'Adam paraissait même s’affoler. Il va finir par s’étrangler notre petit curé. Il était de ces gens qui préféreraient crever étouffé et rester définitivement bête que de remettre quoi que ce soit en cause. Agacé, Mathias finit par lever la main et dire : « Je sais tout cela, avec sa seigneurie nous en avions déjà parlé, il y a bien longtemps et c’était chose convenue ». Le curé s’étrangla et se mit à tousser. Du jaune de cire il était passé au rouge écarlate. Mathias s’était levé, après s’être recoiffé, il s’inclina légèrement : « C’est un devoir de fidélité que je remplirais avec dévotion, Je vous salue, monsieur le curé ». A entendre ces paroles le curé ressentit un frisson d’effroi parcourir son échine. Il allait devoir laisser parler, cet horrible personnage qui prenait de ces libertés avec les usages et la religion que lui ne pouvait tolérer. Maintenant que son protecteur était mort il aurait pour devoir de rétablir les pratiques de respects qui lui étaient dues.
Son ami Félix était donc mort. En effet cela faisait plusieurs mois qu’ils ne s’étaient pas vu et le cœur du vieil homme se serra au souvenir de leur franche amitié. Lorsque le seigneur du village venait au château, avant même d’en passer le porche, aidé de son valet, il se laissait glissé de sa monture et venait, appuyé sur sa canne, l’embrassé comme un frère. Alors Béatrice, quel que soient ses occupations ou ses douleurs, arrivait en courant pour elle aussi l’embrasser chaleureusement. Au village on s’en étonnait, et cette amitié était la source de bien des légendes dont les trois compagnons s’amusaient. A ce souvenir les lèvres de Mathias s’étaient retroussées dans un sourire timide et ses yeux aux couleurs délavés avaient brillé un court instant.
Tout près de l’âtre, presque sous le manteau de la cheminée, ses mains noueuses posées sur les genoux et les jambes étendues, le vieil homme, les yeux mi-clos, rêvassait. Oui il était loin ce jour où Félix des Armoises l’avait serré dans ses bras en lui disant : Allons Mathias ne sommes-nous pas frères à présent ! C’était pour la Pentecôte en…il ne se souvenait plus, lui et sa chère Béatrice étaient jeunes encore et Dieu sait qu’ils ne s’attendaient pas à cela en arrivant à Calw. Ce fut comme une seconde naissance pour eux. En y repensant, en remontant le cours de sa vie qui s’était écoulée comme une aventure, avec ses épreuves et ses révélations, il était tenté d’en être fier. Et pourtant toute cette extraordinaire aventure avait débuté dans l’horreur
Mathias avait passé deux jours entiers allongé derrière un buisson d’aubépine, le cœur chaviré, l’esprit complètement anéanti quant enfin les brigands étaient partis. Il n’y comprenait rien. Par une belle journée comme celle-ci comment était-ce possible ? Ce 15 septembre, de l’année 1631 serait pourtant la pire journée, dont il se souviendrait toute sa vie.
Là en bas, sur le bord de la route qui menait à Joudreville, le vieux poirier tout tordu par l’âge portait en guise de fruit… des hommes pendus par le cou. Ils étaient nus et les corbeaux se disputaient leurs dépouilles. Du village, ou de ce qu’il en restait, s’élevait une fumée âcre et une odeur abominable. Ce ne fut que longtemps après s’être assuré que plus rien ne bougeait entre les murs, que Mathias finit, par se laisser glisser entre les buissons le long de la pente. Arrivé au bas de la côte, il s’accroupit derrière un pan de mur, l’oreille aux aguets. Sans cette odeur, le croassement des corbeaux, le chuintement du feu sur la paille humide tout semblait calme, presque serein, les cris, les hurlements, avaient cessé. Évitant de faire du bruit, il longeât ce qui restait du mur. Tentant d’étouffer sa peur, il releva la tête et se redressa lentement.
De sa maison il ne restait quasiment plus rien. A côté, le château ou plutôt la maison forte, qui aurait pourtant dû servir de refuge aux habitants, était-elle aussi en ruines. Tout ce qui hier encore faisait la fierté des villageois, de la plus modeste chaumière à la demeure seigneuriale, sans épargner la maison de Dieu, n’était plus que ruines, A croire que Dieu lui-même avait déserté le village. Partout des cadavres dénudés de femmes, de vieillards et d’enfants. La puanteur, comme la haine, montait des égouts de l’enfer.
Venant des ruines du château il perçut un léger bruit. Ce n’était qu’un chien du château ; le dernier sans doute de cette nombreuse meute aux longues oreilles qui dans les temps anciens, bien avant la guerre, accompagnait le seigneur à la chasse.
L’animal était occupé à déchiqueter l’avant-bras d’une femme. Mathias fut pris de rage, ramassa une grosse pierre, ajusta son tir et toucha la bête au thorax. Elle poussa un cri et s’écroula, puis tenta de se relever en titubant, une deuxième pierre l’atteignit à la tête, elle s’effondra battant l’air de ses quatre membres. Le jeune homme s’approcha. Ce cadavre de femme, qui cela pouvait-il bien être ? Son visage avait été écrasé à coups de pierres. A voir son corps, elle n’était plus très jeune. Elle semblait pourtant avoir été une personne de qualité. Ses ongles n’étaient pas noirs comme ceux de qui travaille la terre. A sa main, qui n’avait pas encore été entamée par le chien, il manquait deux doigts. Sans doute avaient-ils été tranchés pour lui arracher ses bagues.
Depuis le début de la guerre le village avait déjà été attaqué à plusieurs reprises par des bandes de soldats, mais jusqu’à présent ils s’étaient limités à voler les animaux et les récoltes. Ils avaient brutalisé quelques récalcitrants et perpétré quelques viols, mais jamais comme cette fois-ci. Visiblement là il s’agissait d’une bande de brigands composée de déserteurs et de vagabonds. De ces misérables qui ne possédaient plus rien, à qui la guerre avait tout arraché y compris tous sentiments humains et qui étaient devenus pires que les loups.
Depuis deux jours qu’il n’avait rien mangés, son estomac avait des crampes et le dégoût ni changeait rien. Un coup d’œil autour de lui confirma ce dont il se doutait déjà, il ne devait plus rien rester à manger dans tout le village. Les portes de caves étaient béantes ou défoncées, les greniers brûlés, la moindre cachette avait dû être forcée. Il ne restait plus qu’à mourir de faim ou à devenir, comme ces autres, une de ces tumeurs de l’humanité, qui passait son temps à vagabonder, piller et tuer ne serait-ce que pour survivre soi-même.
A ses pieds ce chien qu’il venait de tuer valait bien un chat ou un rat. Il le traîna un peu à l’écart et à l’aide d’un débris de poterie tranchant le dépeça et le vida. Un peu de chaume qui fumait, une poignée de paille sèche, et en soufflant dessus il fit jaillir des flammes. Dans les décombres il trouva une broche, s’accroupit devant le feu et se mit à faire tourner lentement la carcasse.
Absorbé dans ses réflexions, soudain il ressentit un violent choc sur sa tête et son esprit s’ombra dans les ténèbres.
Lorsqu’enfin il reprit conscience la tête lui tournait et sa vue était trouble, comme dans un épais brouillard et ce qu’il fixait se dédoublait, il lui fallut un moment pour réajuster sa vue. La première chose qu’il réalisa fut que son rôti avait disparu. Il pesta, mais subitement sa colère retomba et céda la place à la panique. Allait-il à son tour être massacré ?. Combien de temps avait-il été inconscient ? Ses agresseurs étaient-ils nombreux, allaient-ils revenir ? Ou ne serait-ce qu’un pauvre bougre comme lui qui avait échappé au massacre ? Il resta ainsi un bon moment immobile, tendant l’oreille, mais rien ne se produisit, alors lentement sans faire de bruit il déplia ses membres engourdis. Rien, il ne se passait toujours rien, s’enhardissant il entreprit d’escalader un pan de mur plus haut que les autres. De là il pourrait sans doute avoir une vue d’ensemble. Arrivé presque en haut, une pierre se détacha et il tomba entraînant avec lui une partie du mur. Un éclat de rire clair comme l’envol soudain d’un oiseau bouscula cet environnement lugubre, mais le jeune homme n’était pas d’humeur à rire. D’un bond il s’était redressé, armé d’une pierre il était prêt à fracasser le crâne du moqueur qui un instant plutôt l’avait terrorisé. En effet, à quelques pas derrière lui se tenait ce qu’il prit d’abord pour un adolescent. Son adversaire mesurait une tête de moins que lui, avec ses cheveux longs collés autour du visage, sa culotte de cuir aussi crasseuse que sa figure il avait l’air plus pitoyable que méchant. Pardessus sa culotte il portait une chemise ample sans couleur déterminée un vrai camouflage, sur la tête, enfoncé jusqu’à lui cacher une partie de ses yeux, un vieux feutre sans forme et visiblement trop grand.
- Ha ! Ha ! Tu ne te prendrais pas pour Icare à vouloir monter trop haut !
Là s’en était de trop il allait lui flanquer une raclé.
- Non, non ne te fâches pas ! Tu sais c’est idiot, mais je dis tout le temps des bêtises.
Mathias stupéfait resta figé, son bras armé ballant.
- Tiens, le voilà ton rôti ! Mais ne te met pas comme ça en colère, tu vois bien que je suis seul et en plus je suis prêt à partager ton repas. si tu m’invites évidemment ! Allez viens, ne me regardes pas avec ces yeux- là !
C’est vrai que vu de près il n’avait pas l’air méchant, mais son parlé était différent de celui auquel Mathias était habitué.
- Oui bon, mais qui que t’es toi ? D’où qu’tu viens ?
- D’abord filons d’ici, ils pourraient revenir, on causera plus tard. Puis après une pause il ajouta :
- Écoutes, on va emporter un peu de braise, c’est que ta viande n’est pas cuite.
En tous cas ce gaillard ne perdait pas le nord. Il avait repéré un petit pot en terre, y poussa quelques braises et les couvrit de cendres.
- Allons-y, donnes moi un coup de main, prend l’autre bout de la broche. Ils longeaient le ruisseau qui charriait tout un tas de saletés, des morceaux de bois, de la paille et même les restes d’une poule crevée. Mathias avait soif et la fumée qu’il avait avalée irritait sa gorge, il voulut s’accroupir pour puiser un peu d’eau dans le creux de ses mains, mais l’autre le reteint.
- Tu ne vas tout de même pas boire dans cet égout ! Il n’y a pas une source ou un autre ruisseau qui ne traverse pas le village ?
Chemin faisant Mathias observait à la dérobé son compagnon. Ce qui lui donnait cet air bizarre c’était cette démarche et ce gros ventre. Soudain il réalisa. Bon sang ! On dirait une femme enceinte, et cette voix, mais oui à présent il en était certain c’était une femme.
Lorsqu’ils arrivèrent près de ce qui avait été un moulin, il n’en restait qu’un tas de pierres calcinées, des tuiles cassées et quelques bouts de bois noircis par le feu. Ils découvrirent pourtant qu’une partie de la cave voûtée avait échappée à la destruction, l’entrée en était dissimulée par l’éboulement. Cela pourrait faire un bon abri, tout au moins provisoire. Tout naturellement c’était la jeune femme qui dirigeait les opérations. Mathias en était vexé, il n’avait pas l’habitude d’être commandé par une pisseuse. Depuis que son père avait été enrôlé de force dans les troupes du duc Charles, c’est lui qui commandait à la forge
- Mais dis-moi d’abord, comment que tu t’appelles et d’où qu’tu viens ? Parce que moi je ne t’ai jamais vu de par chez nous.
Visiblement il voulait rétablir une hiérarchie qui lui paraissait naturelle, il était un homme et en plus il était chez lui.
- Parles moins fort et fais moins de bruit on causera tout à l’heure. Elle avait sans doute raison, mais elle commençait quand même à lui taper sérieusement sur les nerfs avec sa façon de le commander.
Mais malgré sa manie de commander elle remplissait déjà cet horrible vide qu’avait laissé la destruction de son village et la disparition de ses habitants, finalement les seules gens qu’il connaissait.
Et, à bien la regarder, elle n’était pas moche cette fille. Elle avait retiré son chapeau noué ses cheveux avec un lacet de cuir et bien que n’étant pas très grande avec son assurance elle avait de quoi l’intimidé.