La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 2

Béatrice

 

- Tout à l’heure tu m’as demandé, eh bien je m’appelle Béatrice. Cette bande de    salopards me tenaient prisonnière et me traînaient avec eux. Pendant qu’ils mettaient ton village à sac j’ai réussi à leur échapper. Une fois qu’ils étaient bien ivres de sang et de vin j’en ai profité pour me glisser hors du village sans qu’ils ne s’en aperçoivent, puis je me suis faufilée entre les buissons jusqu’au haut de la côte qui domine le village. Finalement pas loin de toi. Mais ce n’est que lorsque tu as commencé à descendre que j’aie remarqué ta présence et que je t’aie suivi. J’espère qu’avec une femme tu sauras mieux te tenir que cette bande de porcs. De toute façons je préfère te prévenir je sais me défendre.

Mathias eut un petit sourire amusé, en réponse, d’un geste vif elle tira, on ne sait d’où, un long coutelas et le lui présenta sous le menton.

C’est à ce moment qu’un geai s’envola en poussant son cri d’alarme. D’un coup de pied Béatrice éteignit le feu en le couvrant de terre puis se jeta à terre en entraînant Mathias. Un buisson en bordure du bois avait effectivement bougé. Après un moment dans cette position, sans le moindre mouvement, tous les sens en éveil, un nouveau mouvement dans la sous-bois agita le feuillage, quelqu’un devait les observer. Il s’agissait sans doute d’un homme seul, il valait mieux décamper avant qu’ils ne reviennent à plusieurs. Béatrice attrapa les restes du rôti et fit signe à Mathias de la suivre. Ils longèrent le ruisseau se cachant derrière les broussailles et les roseaux tout en prenant soin de ne pas les faire bouger. Lorsque la jeune femme jugea la distance suffisante elle escalada un petit monticule. -      D’ici on pourra voir ce qui se passe. Il faudra rester couché parce que nous sommes à découvert mais on peut voir dans toutes les directions et on pourra filer avant qu’ils ne nous tombent dessus.

 Cette fille, en plus de voir sentait son environnement. Après un long silence, tendant l’oreille, elle finit par lui chuchoter : 

- Es ce que tu as une arme ?

- Non !

- Pas de couteau, rien ?

- Non !

- On te trouvera un bon gourdin et il faudra que tu apprennes à t’en servir. Petit à petit les ombres envahissaient la plaine, seul la cime des arbres gardait encore le reflet du soleil couchant. Bientôt les oiseaux se turent et le silence s’étendit en même temps que l'obscurité.

- Il fera nuit d’ici peu, qu’allons-nous faire ?

- Durant tout ce temps nous n’avons pas observé le moindre mouvement. Il est vrai que ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas là, prêts à nous sauter dessus. Ici nous avons un avantage, entre eux et nous il y a le ruisseau à traverser nous aurions le temps de nous sauver dans l’autre direction. Nous allons donc rester ici pour la nuit, demain nous aviserons. Je pense que nous pouvons nous reposer tout en restant vigilent.

Le ciel était clair, les premières étoiles commençaient à luire. Mathias s’était allongé sur le côté et regardait sa compagne, il repensait à toute cette journée. D’abord toutes ces horreurs, et puis cette fille qui était tombée dans sa vie on ne sait d’où et qui lui en imposait par son assurance et son expérience. Il en ressentait une espèce de gêne et de bonheur tout à la fois. Ce n’est qu’après un long moment de réflexion qu’il se décida à demander :

- Mais alors toi, d’où que tu viens ?

- Oh là ! C’est une longue histoire tu sais ! Mon père, Jean Du Fossé, était maître potier d’étain à Metz et nous faisions partie de la communauté réformée, les Huguenots. Les membres de notre communauté sont essentiellement des bourgeois de la ville, commerçants ou artisans, des gens instruits qui parlent, lisent et écrivent le français et certains même le latin. Avec cette guerre, craignant pour notre vie mon père décida de vendre tous ses biens et de nous joindre à un groupe qui partait pour Amsterdam. Nous embarquâmes donc sur la Moselle avec des Hollandais, qui pratiquent le flottage de bois. Or à l’octroi de Sierck nous fûmes arrêtés par les hommes de Maillard. Qui sous prétexte de loyauté envers le duc détrousse les voyageurs. Nous considérant comme hérétiques, condamnés à l’enfer, nous n’avions à leurs yeux aucune qualité humaine. La seule valeur que nous représentions était une éventuelle rançon que pourraient payer nos coreligionnaires de

Metz. Nous fûmes enchaînés et traité comme moins que des animaux. Enfin

au cours d’une échauffourée avec une troupe de soldats espagnoles de Thionville je parvins à m’échapper.

Mathias ne parvint pas à trouver le sommeil, tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’il venait d’entendre se bousculait dans sa tête. Et ce ne fut qu’au petit matin qu’épuisé il finit par s’assoupir. Mais déjà la jeune femme le secouait.

- Allons réveilles toi, nous avons à faire ! Nous allons retourner au village voir s’il n’y a rien à récupérer, nous manquons de tout, nous n’avons même plus de feu.   Mais d’abord on descend au ruisseau pour se débarbouiller.

- Oui ! Bon ça va ! Arrêtes de me dire ce que j’ai à faire, je ne suis pas un gamin !

Mathias lui tourna le dos et partit vers le ruisseau en maugréant. Après s’être passer un peu d’eau sur la figure, comme il n’était pas idiot et qu’il avait réfléchi il chercha à s’excuser sans trop y paraître.

- Je vois bien que tu sais beaucoup plus de choses que moi, mais s’il fallait se battre je serais plus fort que toi et tu serais bien contente que je te défende.

- Là tu n’as sans doute pas tort, ce qui pour moi fait une bonne raison de faire équipe, mais alors nous devrions te trouver une bonne arme.

Ils descendirent au bord du ruisseau pour choisir dans les buissons un bon gros gourdin à couper. Mathias en désigna un du doigt et demanda le couteau de la fille.

- Non, laisse.

Elle n’était pas disposée à se démunir de son arme. Elle s’accroupit et coupa habilement le bâton. Puis s’éloignant un peu elle en choisit un second.

- J’en ai assez d’un.

- Ah oui ! Et moi ?

Elle ébrancha les deux bâtons et tendit à Mathias celui qu’il avait choisi.

- Bon, voyons à présent si tu sais aussi t’en servir.

Mathias se tenait là d’un air gauche, appuyé sur son bâton. Rapide comme l’éclaire, elle avait frappé celui-ci d’un coup de pied, le garçon perdit l’équilibre, faillit tomber et recevait un coup sur la tête.

Vexé et furieux, mais sans rien dire il ramassa son arme.

- Ne sois pas fâché Mathias. Je ne voulais pas t’humilier, mais simplement te montrer que la force ne suffit pas, il faut apprendre à t’en servir. Si tu as en face de toi un adversaire aguerri, il t’abattra même si tu es deux fois plus fort que lui. Au contact de tous ces soudards, pour survivre, j’ai moi aussi dû apprendre à me défendre. C’est toujours par nécessité, et des autres, que l’on apprend.

Mathias lui jeta un coup d’œil par en dessous, pas très convaincu.

- Allez Mathias viens et ne fais pas cette tête.

Et sans façons elle lui planta un baisé sur la joue. Ce geste qui fit que la vie de Mathias bascula, la guerre n’existait plus il ne restait que ces lèvres qui avaient effleuré sa joue.

Il venait de découvrir quelque chose que l’on ne peut apprendre, mais uniquement ressentir. Depuis deux jours il se sentait abandonné, comme une mouche prise dans une toile d’araignée et ce petit geste avait tout changé, avait illuminé son existence, avait redonné des couleurs à sa vie. La réaction du jeune homme avait rassurée Béatrice, elle avait pressenti chez lui une grande naïveté et ne s’était pas trompée, elle savait à présent qu’elle n’avait rien à craindre de lui.

- Dit tout à l’heure, je me disais comme ça, qu’ils ont tué beaucoup de monde, mais pour sûr qu’ils n’y sont pas tous.

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Entre ceux qui sont pendu au poirier, ceux dont j’ai vu les cadavres, il doit y en avoir qui on eut le temps de fuir ou qui n’étaient pas là quand ceux de ta bande sont arrivés, alors s’ils ne sont pas tous mort où sont-ils passés ?

La fille devint rouge de colère.

- Ce n’est pas ma bande, mets-toi ça bien dans le crâne et si tu préfères retrouver tes bouseux eh bien vas-y, cherches, vas les retrouver, mais sans moi.

- Mais ne te fâches pas comme ça !  Je me suis seulement demandé, c’est tout !

Elle lui tourna le dos et s’éloigna. Le cœur de Mathias se serra, il s’approcha d’elle, posa sa main sur son épaule, mais avant qu’il n’ait eu le temps de se pencher vers elle il se retrouva le couteau sous le nez et l’entendit lui dire d’une voix grinçante :

- Ne me touche pas !

Après quelques instants de silence elle se tourna vers lui et lui caressa la joue.

- Tu as raison j’ai eu tort de m’emporter. Il faut que je t’explique : Comme je te l’ai dit, je ne suis pas catholique et trop de gens se feraient un malin plaisir de me livrer aux gens du duc pour qu’on me garrotte ou me brûle, alors j’ai peur des autres et puis aussi je t’ai menti, je n’étais pas prisonnière

des brigands, j’étais restée avec eux, parce que malgré tout, avec eux j’étais moins en danger que toute seule. Après m’être échappée de la troupe de Maillard j’ai erré dans les campagnes. Mais tout n’y est que désolation. J’ai essayé de mendier ou voler mon pain. Les femmes me chassaient à coups de pierres et les hommes s’ils se montraient plus charitables, c’était avec l’idée de se payer sur ma personne en me bousculant dans la paille.

Un jour, je fus surprise alors que je ramassais un œuf. Les femmes se mirent à hurler comme prise d’hystérie et bientôt j’eus tout le village sur le dos. Certains d’entre eux pensaient que je répondais parfaitement à l’image qu’ils se faisaient d’une sorcière. Pendant que tout le village s’échauffait à hurler et que deux hommes commençaient à m’arracher mes vêtements, la bande de brigands qui attaqua ton village, arrivait. Ce fut la fuite générale et moi j’en profitais pour m’échapper. Après avoir pillé les bandits s’éloignèrent pour le partage de leur butin. Le vin coula et bientôt ils furent tous plus ou moins ivres. Ils avaient violé à s’épuiser et s’étaient quelque peu calmés. Je choisis ce moment pour faire mon apparition. Cependant s’ils m’emmenèrent avec eux, ne vas pas croire que c’était par pitié ou grandeur d’âme. Non ! Après avoir dû les subir à plusieurs reprises je parvins à leur dérober le coutelas avec lequel je me défends, j’en blessais plusieurs, depuis ils me donnèrent pour nom « La Hérisson » si on m’approche de trop prêt, je me mets en boule et je pique, avec la différence que mes piqûres pourraient être mortelles.

C’est de cette horrible époque que je suis enceinte, tu vois je ne sais même pas de qui, d’un paysan ou d’un brigand ? Je n’en sais rien. Après avoir pris conscience de mon état, je n’arrivais plus à dormir, j’étais terriblement anxieuse et si je parvenais à m’assoupir, c’était pour toujours et toujours refaire les mêmes cauchemars.  Je n’en pouvais plus et fis tout pour me débarrasser de cette nouvelle vie que je portais dans mon ventre. Je me suis cognée le ventre avec une pierre, à en être couverte de bleus. J’ai sauté d’un haut mur au risque de me briser la nuque, j’ai avalé tout un tas de saloperies et surtout j’ai prié, prié, prié. Rien n’y fit. Lorsque je finis enfin par comprendre que la vie qui s’agitait en moi ne se préoccupait pas de ma volonté, mais voulait tout simplement s’imposer, j’abandonnais toutes ces folies et me suis résignée. Au fur et à mesure que mon ventre grossissait et que je perdais de ma souplesse je devins de plus en plus inquiète. Certains membres de la bande étaient complètement opposés à l’idée de s’encombrer d’une femme enceinte ni surtout d’un nouveau-né. J’avais vu comment ils avaient purement et simplement étranglé un bébé qui pleurait et l’avait jeté aux chiens.

- Mon Dieu ! Comment une chose pareille est-elle possible ?

- Oui Mathias, on se demande et pourtant. Comme tu l’imagines, j’étais horrifié, je me suis cachée pour pleurer, je tremblai de tous mes membres, même mon cœur battait de façon désordonné, je n’avais plus de force je me sentais lasse, tellement lasse prête à m’abandonner à la mort. Tu sais ce qui m’a fait le plus peur, ce ne fut pas de mourir, mais de devenir comme ces gens, sans cœur ni conscience, de perdre comme eux mon humanité. Je ne pouvais plus rester avec eux et me suis enfuie.

A présent je t’ai tout dit…Maintenant si ma compagnie te …dégoûte ou  te fait peur je comprendrai et je m’en irai.

Mathias était bouleversé par cette confession. Il ne trouva pas les mots mais tout simplement lui prit la main et dit   -       Viens !

Encore tremblante et profondément émue la jeune femme exprima son soulagement par une forte pression de la main de son compagnon. Puis après un long silence elle demanda timidement.

- Et où veux-tu-que nous allions ?

Mathias et Béatrice s’installèrent dans les ruines du moulin. Pendant qu’elle ramassait des fruits et des plantes, lui confectionnait des lacets et des pièges, pour prendre des oiseaux et de petits mammifères. Ainsi ils parvenaient à se nourrir tant bien que mal.

Elle redoutait toujours de rencontrer quelqu’un. Et cette crainte ne voulait pas la quitter, elle était là en permanence à la tarauder jour et nuit. De ses observations elle savait que quelqu’un les espionnait. Un jour elle avait vu de la fumée s’élever au-dessus de la forêt, mais n’en avait rien dit à son compagnon, de peur qu’il ne veuille aller voir.

 

Un jour que Mathias était allé lever ses pièges, Béatrice se rendit au ruisseau, un peu plus en aval, là où des roseaux formaient un écran. Elle quitta ses vêtements d’homme, se plongea dans l’eau puis se frictionna énergiquement avec de la cendre de bois en commençant par ses cheveux. Lorsqu’elle fut propre elle revêtit une jupe ample, une chemise et un corsage elle coiffa même ses cheveux d’un bonnet. Au cours de leurs différentes expéditions au village, elle était parvenue à se constituer cet ensemble qui lui donnait une apparence plus féminine mais surtout de fille de la campagne. Béatrice avait parfaitement conscience combien son accoutrement avait d’influence sur son propre comportement et celui des autres. Pendant longtemps celui-ci avait été une protection contre les entreprises de certains hommes et lui avait même assuré une certaine autorité, mais à présent avec Mathias il représentait un véritable danger.

 A son retour, Mathias fut ému de la voir ainsi vêtue, non seulement elle avait changé d’aspect, mais par l’acceptation de sa féminité, elle exprimait le désir de lui plaire. En abandonnant son déguisement, elle tirait un trait sur son passé de vagabondage et acceptait de se plier à certaines règles sociales. L’approche du terme de sa grossesse n’était sans doute pas étrangère à son changement d’état d’esprit. Restait une question essentielle, comment entrer en contact avec ces autres, tout en évitant le danger que représentait son passé.

 Bientôt Mathias s’aperçut que certains de ses pièges disparaissaient. Il se cacha à proximité de l’un de ceux qui n’avaient pas encore été levés. Il n’eut pas bien longtemps à attendre, lorsqu’il entendit chuchoter des enfants qui se rapprochaient. Il reconnut deux enfants du village. Alors qu’ils étaient occupés à défaire le lacet, il s’approcha sans bruit et les attrapa par le collet.

- Alors ! Je vous y prends à me voler ma prise.

L’un d’eux, le plus petit, lui tint tête.

- Et toi, de quel droit chasses-tu sur les terres du seigneur ?

- Du seigneur ? Quel seigneur ? Il est où ton seigneur ?

- Attends qu’il revienne et tu feras connaissance avec le gibet. La réplique de ce gamin était trop spontanée pour ne pas être empruntée à un adulte.

- Et qui es-tu toi pour oser me parler sur ce ton ?

- Je suis le fils de Joseph le bûcheron-charbonnier, qui en l’absence du seigneur est responsable de ses bois. A son retour, mon père fera son rapport et il t’en cuira !

- Ah bon ! Eh bien tu vas me conduire chez le Joseph pour que je lui rafraîchisse un peu la mémoire, moi ! Au Joseph !

Guidé par les enfants, il parvint dans une clairière où se dressait une misérable     cabane un homme et une femme s’affairaient à entasser avec soin des bûches.

A peine sortit du couvert, le gamin s’était mis à hurler.

- Pa ! Pa ! V’là l’Mathias qui nous brutalise.

L’homme abandonna son travail et se redressa, la femme continuait son ouvrage évitant le regard du nouvel arrivant.

- Qu’est qu’c’est ?

L’homme n’avait pas bougé. Plus petit que Mathias il était trapu aux muscles saillants, il croisa ses bras sur sa poitrine dans une attitude de défi. Chaque pli, chaque ride de son corps étaient souligné, incrusté du noir de la suie, ce qui faisait ressortir ses traits durs, voir brutaux. Mathias en ressentit un malaise.

- Tiens bonjour l’Joseph ! j’suis bien content que tu sois encore en vie, ainsi que tes enfants et là, c’est y pas la Catherine ? Ta femme ? Oh ben, je suis bien content de voir du monde du village !

- Ben, nous aussi le Mathias, bien que nous savions que tu étais au moulin.

- Ah bon ! Mais alors pourquoi que vous ne vous êtes pas montrés ?

- Ben, comme tu t’es accoquiné avec l’un de cette bande, on n’a pas trop osé.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Allez, ne fait pas le nigaud, on t’a bien vu avec l’autre.

- Oui ? Bien que l’autre, comme tu dis, c’est point un gars de la bande mais ma promise.

- Ah bon ! Pourtant... Il jeta un coup d’œil à ses enfants.

- Moi, j’ai eu bien de la chance d’avoir été cherché ma promise et de ne revenir qu’après le départ des bandits.

Le charbonnier lui jeta un coup d’œil soupçonneux.

- Ah ! Tu n’as donc pas assisté au pillage ? T’as eu ben de la chance, oui va, mais elle vient d’où ta promise ?

- De Xivry. C’est la cadette de maître Toni, le forgeron de Xivry. Mon père avait fait son apprentissage chez son père, et lui-même est mon parrain. Notre mariage était arrangé par nos parents depuis longtemps et à la fête du village, après danser et boire nous avions fait connaissance plus qu’autorisé par monsieur le curé. Lorsque sa mère s’aperçut qu’elle était grosse, elle le dit à son père qui se mit en colère et l’a mise à la porte. Quand j’en fus averti j’suis allé la chercher.

Malgré l’air faussement détaché du charbonnier. Mathias sentait qu’il s’empêtrait dans son mensonge, à son propre étonnement il avait imaginé toute cette histoire de fiancée.  

En s’éloignant Mathias remarqua que les enfants s’étaient joint à leur mère pour disposer le bois qui serait transformé en charbon de bois.

- Ah ! Au fait ! Joseph, tu te souviens que je t’ai versé un acompte pour le charbon de bois dont j’avais besoin pour la forge, mais tu comprendras bien que dans l’immédiat je ne peux pas te le prendre vu que ma forge est détruite, tu conserveras l’acompte, en attendant que les choses redeviennent comme avant.

Lorsqu’il rejoignit Béatrice et lui fit part de sa rencontre. Celle-ci fut atterrée.

- Mon dieu ! Il ne nous reste plus qu’à partir au plus vite.

- Mais pourquoi ? Tu ne vas tout de même pas imaginer que le Joseph pourrait nous vouloir du mal, il est du village je le connais depuis toujours, nous avons servi la messe ensemble.

Mathias ne pouvait pas se résoudre à l’idée que quelqu’un de chez lui, de ses proches puisse être mauvais au point de lui vouloir du mal.

- Mathias, essayes d’être lucide, tu t’identifies tellement à ton village que tu crois, que chez vous tout le monde est gentil et bon.

- Non, non je ne dis pas ça, d’ailleurs je lui ai fait comprendre que moi aussi je pouvais le menacer. Non seulement il me doit de l’argent, mais en plus je suis l’un de ses plus gros clients. Alors !

- Mathias, je comprends ton attitude, personne n’aime s’entendre dire que dans son village, dans sa famille, il y a des pourris, c’est normal on se sent diminué personnellement.

Mathias était embarrassé, il cherchait à se justifier tout en montrant à Béatrice qu’il était de son côté.

- Oui ça va j’ai compris, tu te méfies de lui. Hem ! C’est vrai que je le soupçonne de ne pas verser au seigneur ce qu’il lui doit sur le bois qu’il vend.

- Mais justement Mathias, tu n’as donc pas compris, il a tout intérêt à se débarrasser de toi. Non seulement s’il parvient à se débarrasser de nous personne ne lui demandera des comptes, et si non, il t’accusera d’avoir été de mèche avec ceux qui ont pillé et incendié ton village, nous serons pendus tous les deux, sans grand procès. Une fois que tu te balanceras au bout d’une corde tu ne lui réclameras plus rien.

- Oh ! Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort ? Le Joseph je le connais, il est du village.

- Et voilà on y revient ! Dans ton village il n’y avait pas que des saints, non !

La morale ce n’est pas une histoire de groupe, mais d’individus, alors… Mathias, au fond de lui-même, même s’il avait tenté de se convaincre du contraire n’était pas du tout rassuré sur le compte de ce Joseph.

- En plus s’il est charbonnier il doit connaître le forgeron de …comment tu dis encore ? Celui dont tu dis que je suis la fille.

- Bon sang ! Je n’y avais pas pensé, tu as raison. Mais où veux-tu que nous allions, c’est la même misère partout.

- Attends un peu, décris moi voir ce Joseph.

- Ben c’est un p’tit gars râblé, costaud avec des cheveux et une barbe frisée noire tirant sur le gris. Le visage et les mains profondément marquées par son métier de charbonnier.

- Hem ! c’est bien ce qu’il me semble. A peine un peu plus grand que moi, barbouillé de poussière de charbon, c’est-bien-ça ? Alors écoutes, lors du pillage, les femmes de la maison forte avaient été traînées dehors au milieu de la cour, maîtresses comme domestiques, elles y sont toutes passées. La plus âgée avait tenté de leur tenir tête. Elle s’était saisie d’une hachette et était parvenue à en blesser plusieurs. Ils se mirent à quatre ou cinq pour la maîtriser, puis après lui avoir arraché ses vêtements, ils lui passèrent dessus en riant et proférant des insanités. Ils semblaient surtout trouver du plaisir à l’humilier devant les gens de la maison. Comme elle continuait à se débattre avec énergie, l’un d’entre eux lui flanqua un coup de poing qui l’assomma. Pour lui arracher ses bagues, ils lui coupèrent les doigts avec sa hache. Alors que le plus violent de la bande s’apprêtait à l’achever, Pisse-sang, leur chef s’interposa.

- Pisse-sang ! Quel nom !

- Oui, c’est un ancien mercenaire bohémien qui fut blessé au cours d’une bataille qui opposa les lorrains aux français. Il raconte qu’il pissait le sang de partout, d’où son nom. Il inspirait une telle terreur que malgré son mauvais état il était parvenu à forcer un couple de le soigner. Il les menaçait, que s’il venait à mourir il les emmènerait avec lui en enfer où il avait ses accointances. Par contre s’il en réchappait, il ferait leur fortune. Ils réussirent à le remettre sur pied.

- Attends un peu ! Ça me rappel quelque chose, ça !

- Non attends laisse-moi terminer. Inconsciente ils la jetèrent dans la porcherie, après qu’ils eurent fouillé de fond en comble le château, apparemment sans trouver ce qu’ils cherchaient, Pisse-sang revint avec un homme que je n’avais pas remarqué jusque-là, comme celui que tu m’as décrit, et que je n’avais jamais vu auparavant,  il était furieux, traînant la femme par les cheveux, il hurlait des injures mêlées de questions auxquelles je ne comprenais rien et se jeta sur la femme, la traitant de vieille truie, il la frappait au visage à coup de pied. Il frappait tellement qu’elle s’évanouit une nouvelle fois. Sa colère n’avait plus de borne, il ramassa une grosse pierre et lui fracassa le visage. Pisse-sang, tout en secouant la tête, riait. L’autre continuait à lui donner des coups de pieds. Pisse-sang lui tapait dans le dos en disant « - Te voilà tranquille, voilà comme ça ni elle, ni le fermier ne t’embêteront plus. »

- Tu penses donc que le charbonnier était de mèche avec les bandits ? Je me souviens en effet que sa femme avait soigné un reître.

- Pour venir piller et brûler ton village on avait marché toute la nuit, sans autre but apparent. Si j’ai bien compris le but était de trouver ou de récupérer quelque chose au château et le pillage devait servir de couverture.

- Bon sang, tu as raison si c’est bien çà il vaut mieux que nous fichions le camp au plus vite. S’il a compris qui tu es, que tu as assisté à toute cette lamentable histoire et pourrait témoigner contre lui il voudra se débarrasser de nous au plus vite. Mais où aller ? C’est partout pareil !

- Oui c’est la guerre partout, mais les villes résistent mieux.

- Metz ?

- Non on m’y reconnaîtrait, comme la fille de Jean Du Fossé.

- Alors ?

- Briey ! Je n’y suis jamais entré et la bande non plus.

Sans perdre de temps ils se mirent en route car le soleil rougeoyait au-dessus de l’horizon et bientôt il ferait nuit.  

Tout ce que Mathias venait de découvrir sur le charbonnier, mais aussi sur sa façon, à lui, de fonctionner, sur ses à priori, ses sentiments, son manque de lucidité et de rationalité lui tournait en continu dans la tête. Il avançait en silence tout à ses réflexions. Béatrice l’observait sans rien dire. Elle se demandait comment tout cela se terminerait si à Briey rien ne se passait comme Mathias l’imaginait. Il était persuadé que là ils trouveraient refuge et lui de l’emploi, déçu comment réagirait-il ? N’allait-il pas la souhaiter au diable et la planter là ?

Ce fut Mathias qui rompit le silence.

- Béatrice, en ce qui te concerne, comme j’ai dit au charbonnier que tu étais ma promise à l’avenir je pourrais tout aussi bien dire que tu es ma femme. Et si tu veux bien, à la première occasion nous pourrions nous marier,

comme ça…

- Oh Mathias, je te remercie pour ce que tu viens de me proposer. Mais tu ne te rends pas bien compte de ce que cela veut dire. Tu oublies que je suis de la religion réformée, ce qui fait que c’est tout simplement impossible.

- Mais pourquoi ?

- Aucun prêtre, ni d’ailleurs aucun pasteur, n’acceptera de nous unir.

- Mais pourquoi ?

- Parce que chacun d’eux est persuadé que l’autre est un hérétique et de ce fait non seulement ils se haïssent, mais se combattent.

- Hem ! ça c’est leurs affaires, mais toi ? Toi ! Tu accepterais ?

- Je pense que ce serait trahir ta confiance que de te laisser t’exposer par ignorance. De toute façon cela ne pourrait pas se faire.

- Béatrice ! Tout ce que tu me racontes, dis-moi que ce ne sont que des dérobades pour ne pas me dire franchement que tu ne voudrais pas de moi pour mari ?

- Oh ! Non Mathias j’aimerais être ta femme, mais sois lucide, je ne suis pour toi qu’un danger, je suis enceinte d’un autre, et toi, que sais-tu de moi 

- Pour ce qui est de ton enfant, ce serait aussi le mien. Pour ta religion, je n’y connais rien et n’y comprend rien, alors je m’en fous. Nous trouverons un curé, pour nous marier ! Et à Briey, nous dirons que tu es ma femme.

 

 Ce ne fut que lorsque les dernières étoiles se furent dissoute dans la pâleur du jour qu’épuisés, ils atteignirent enfin Briey. A la porte de la ville les soldats repoussaient avec violence ceux qui voulaient entrer. Cris, bousculades, tentatives de passer outre, rien n’y fit.

- Mais que se passe-t-il donc ?

- Flayel, le maire, avec l’aide de quelques loyaux du duc, ont chassé, ou fait prisonniers les français. Le baron de Mercy qui gouverne Longwy au nom

du duc vient de prendre possession de la ville et il ne laisse plus entrer personne.

 

- Tu vas te reposer et quand tu te sentiras mieux nous pousserons jusqu’à Moyeuvre, là il y a toujours de l’embauche pour les métalliers. On y fabrique le fer que nous achetons pour la forge et on m’y connaît.

Une femme, qui comme eux voulait entrée en ville écoutait leur conversation.

- N’y allez surtout pas, les français l’occupent Une autre femme se mêla à la conversation.

- A voir vos mains j’ai compris que vous êtes forgeron ?

- Oui, c’est ça.

- J’ai un mien cousin, qui tenait la forge au relais de poste de la Malle-Maison sur la route de Longuyon, il est mort l’année passée. La Marie, sa veuve, qu’a deux enfants en bas âge, va chercher à se remarier, pour sûr, peut-être qu’en attendant…

- La Malle-Maison ? C’est à quelle distance ? C’est que comme vous voyez ma femme n’est plus guère vaillante.

- Oh, en remontant le Woigot jusqu’à Mance vous n’aurez plus qu’à monter la côte et vous y serez pour l’angélus de midi