Le Bois sec Refleuri by Tr. Hong Tjyong-ou - HTML preview

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IV




Cependant Sù-Roung, une fois les vapeurs de son ivresse dissipées, avait tout à coup pensé à sa captive. Il courut chez la vieille femme à laquelle il avait confié la garde de la veuve de San-Houni. Grand fut son étonnement de trouver la maison vide. Il eut beau se mettre en colère, crier, hurler, personne ne répondit à ses appels.

À la fin, suffoquant de rage, il alla trouver son frère.

— Avez-vous vu ces deux femmes ?

— Non. Je ne les ai pas encore aperçues depuis que je suis ici.

— Elles ont disparu, mais je saurai bien les retrouver.

Aussitôt Sù-Roung se met en route. Son frère le suit. Il redoute que Sù-Roung ne se laisse aller à un éclat, s’il parvient à rejoindre les fugitives. Sù-Yeng veut être là pour les protéger, s’il leur arrive malheur.

Marchant très vite, les deux frères arrivèrent bientôt sur les bords du lac dont nous avons déjà parlé. Là, ils virent les souliers de Tjeng-Si déposés sur la rive, et le cadavre flottant au milieu du lac.

Sù-Roung lui-même, très ému par ce spectacle, s’écria :

— La malheureuse s’est noyée !

— Mon frère, répondit Sù-Yeng, vous n'avez pas voulu m’écouter ; vous êtes puni. Vous avez voulu vous rendre maître de cette femme. Elle vous échappe malgré tous vos efforts. C’est un grand malheur pour nous !

— Vous allez dire que c’est de ma faute, reprit Sù-Roung avec rage. C’est vous le coupable. Pourquoi avez-vous laissé s’échapper ma captive ?

La dispute dura encore quelques temps, sur ce ton, entre les deux frères. Au lieu de retourner sur leurs pas, ils se dirigèrent vers la ville voisine. Ce furent eux qui aperçurent les premiers l’enfant que Tjeng-Si avait laissé là quelques instants auparavant. Très content de cette aventure, Sù-Roung prit le petit être, et l’emporta avec lui. Il le confia à une nourrice, en lui recommandant d'en prendre le plus grand soin.

Sù-Roung questionna à diverses reprises son frère au sujet de la disparition des deux femmes. Ne pouvant rien apprendre sur ce sujet, il n’en parla bientôt plus.

Maintenant, l'assassin de San-Houni consacrait tout son temps à l’éducation de l'enfant qu’il avait recueilli. Il le traitait comme s’il eut été son propre fils. Il faut dire que l’enfant ne lui donnait que des sujets de satisfaction. Il était très beau, très intelligent et se développait rapidement. Un jour, il demanda à Sù-Roung.

— Mon père, où donc est ma mère ?

— Ta mère, répondit Sù-Roung, très embarrassé par cette question, ta mère est morte quelque temps après ta naissance.

Sù-Roung conduisait lui-même à l’école son fils adoptif. Le jeune écolier ne tarda pas à se distinguer entre tous ses camarades. Ceux-ci ne furent pas sans en concevoir de la jalousie et du dépit. Pour se venger, ils ne trouvèrent rien de mieux, que de reprocher à leur condisciple de n'avoir pas de parents.

— Moi pas de parents, répondit l'enfant indigné. Mais j’ai encore mon père et, c’est un grand malheur pour moi si j’ai perdu ma mère sans avoir pu la connaître. Je ne vois pas ce que signifient vos reproches.

— Cela signifie que tu ne sais rien sur ton propre compte. Sù-Roung n’est pas du tout ton père. C’est tout simplement un brigand ; il t’a trouvé au coin d’une rue, et t’a recueilli.

Cette révélation troubla profondément l’enfant. Il en fit part à Sù-Roung.

— Ne t’inquiète pas de cela, mon enfant, lui répondit celui-ci. Tes camarades sont jaloux de toi, et inventent ces racontars pour te contrarier. Cela ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête.

Le fils de Tjeng-Si fut un peu rassuré par ces paroles. Mais d’autres circonstances éveillèrent de nouveau ses soupçons. Ce fut ainsi, qu’il découvrit par hasard le nom de San-Syeng inscrit sur son bras. Un autre indice lui fut fourni le jour où il trouva au milieu de vieux bibelots une bague. Il cacha précipitamment le précieux objet dans sa poche, et se dit en lui-même :

— Au fond, ce que mon camarade m’a dit est peut-être vrai.

A partir de ce moment, San-Syeng fut constamment préoccupé de savoir quels étaient ses véritables parents. Afin de mieux résoudre ce difficile problème, il résolut de voyager, pensant qu’il arriverait peut-être à retrouver la trace de ceux à qui il devait le jour.

Dès qu'il eut atteint sa dix-septième année, San-Syeng demanda à Sù-Roung la permission d’entreprendre un voyage, afin de perfectionner son instruction. Sù-Roung ne fit aucune opposition. Il eut mieux aimé que son fils adoptif eut un compagnon de route. Néanmoins, il consentit à laisser partir San-Syeng seul. L’absence du jeune homme devait durer deux ans.

Il y avait déjà plusieurs semaines que San-Syeng était en route, lorsqu’il arriva dans une ville où il ne comptait faire qu’un très court séjour. Jusque là, son voyage s’était passé sans incident. Maintenant le moment des aventures était arrivé. La première de ces aventures fut assez désagréable. San-Syeng s’était arrêté un moment dans la rue à voir jouer des enfants. Tout à coup notre voyageur tressaillit. Il venait d’entendre l’un des gamins demander à un de ses petits camarades :

— Connais-tu le voleur Sù Roung?

— De nom, oui ; mais je ne l'ai jamais vu. À quel propos me demandes-tu cela?

— C’est qu’on raconte une histoire extraordinaire sur le compte de ce personnage. Un de mes amis a été à l’école avec le fils, ou plutôt avec l’enfant adoptif de ce voleur. Il parait en effet que Sù-Roung ayant trouvé cet enfant au coin d'une rue l’a emporté chez lui et l’a élevé. Grâce à ses rapines, cet homme est très riche. Il vient d’envoyer son fils adoptif faire un grand voyage. Voilà ce que m’a raconté mon camarade.

San-Syeng n’avait pas perdu un mot de cette conversation. Sa curiosité était excitée au plus haut point. Il s’avança vers l’enfant qui avait parlé de la sorte et lui demanda :

— Pardon mon ami, pourriez-vous me dire votre nom ? Connaissez-vous Sù-Roung.

— Monsieur, je ne connais cet homme que pour en avoir entendu parler souvent. Cette réponse ne satisfit guère San-Syeng. Cependant, croyant que l’enfant était intimidé, il ne voulut pas pousser plus loin son interrogatoire pour le moment, et s’éloigna.

San-Syeng arriva ensuite dans la ville de Tjen-Jou. Il décida d’y faire un séjour de quelques jours, afin de se reposer de ses fatigues. Avant de chercher un logement il se promena dans la ville pour en visiter les curiosités. Ses regards furent attirés par une grande maison, entourée d’un vaste jardin. II se dirigea donc de ce côté, et s’arrêta tout à coup saisi d’admiration. Dans le jardin, il venait d’apercevoir une jeune fille d’une beauté extraordinaire. Impossible de s'approcher d’elle, car le jardin où elle se promenait était entouré d’un mur continu. San-Syeng s’en attrista. Il s'éloigna de quelques pas, mais, cédant à je ne sais quelle impulsion, il revint sur ses pas. La jeune fille était toujours là. Elle dirigeait sur le promeneur son regard candide ; ce qui causa au jeune homme une douce émotion. Il est vrai que ses yeux n’avaient jamais vu un pareil spectacle. Une figure ravissante, aussi fraîche qu’un fruit à moitié mûr ; des yeux dont l’éclat rivalisait avec celui des étoiles ; des cheveux qui retombaient dans le dos, semblables à des nuages disparaissant derrière une montagne. Ajoutez à cela, une main très petite, et une démarche plus légère que le vol d’un oiseau. L’émerveillement de San-Syeng était à son comble. Il ne quittait pas des yeux la jeune fille. Celle-ci, tout en se promenant, jetait de temps en temps un coup d’œil sur celui qui la contemplait.

San-Syeng était dans une véritable extase. Longtemps, il resta à la même place, après que la belle inconnue eut disparu. À la fin, il se décida à s’éloigner pour aller chercher un gîte. Il espérait aussi recueillir quelques renseignements au sujet de l’adorable apparition qui le tenait encore sous le charme. Aussi son premier soin, en arrivant à l’hôtel, fut-il de demander :

— A qui donc appartient cette maison qui est entourée d’un si beau jardin? Son propriétaire est sans doute un personnage important?

— Oui, c’est le domaine d’une famille très-riche, dont le chef, Yeng-Yen-Sa, est malheureusement mort. Les seuls habitants de cette grande maison sont la femme et la fille de ce seigneur.

— La fille est-elle mariée?

— Non, Monsieur. Elle a à peine dix-sept ans.

La curiosité de San-Syeng était satisfaite pour le moment. Resté seul, il donna libre cours à ses pensées. D’abord il résolut de prolonger son séjour à Tjen-Jou. Il brûlait du désir de revoir sa belle inconnue. Chaque jour il allait se promener, durant des heures entières, aux environs du jardin où il avait aperçu pour la première fois la jeune fille à laquelle il pensait constamment. Hélas ! la jolie promeneuse restait enfermée chez elle. Notre héros en était triste à mourir. Un soir où son chagrin, ravivé encore par le souvenir de ses parents, restreignait d’avantage, il chercha à se distraire par la musique. Il prit donc une flûte, et revenant près du jardin, il improvisa la poésie suivante :

— « Fils du monde, je ne connais ni le ciel ni la terre[1].

« Je voyage seul, désespéré, cherchant en vain ceux qui m’ont donné le jour.

« Dans un jardin, il y a une fleur d’une beauté éclatante.

« Cette fleur je voudrais la cueillir, mais les branches qui la portent sont si hautes que je ne puis l'atteindre.

« Aussi mon désir le plus ardent serait de mourir et devenu papillon d’aller me poser sur cette fleur adorable. »

San-Syeng exécuta ensuite sur son instrument l’air auquel on pouvait adapter cette poésie. Il le fit avec beaucoup de sentiment.

Cependant, la jeune fille avait tout entendu. Profondément troublée, elle se demandait ce que pouvaient signifier les mots charmeurs qui avaient frappé son oreille.

— Si ce jeune homme, se dit-elle, ne connaît ni la terre ni le ciel, cela veut dire qu’il a perdu ses parents. S’il demande à être changé en papillon afin de pouvoir aller voleter auprès d’une fleur, c’est qu’il aime une jeune fille.

Très intriguée, elle envoya son domestique s’enquérir qui pouvait bien être l’auteur des vers qu’elle venait d’entendre. Quand elle fut au courant, elle se demanda immédiatement si son voisin n’était pas le jeune homme qu’elle avait vu quelques jours auparavant se promener auprès du jardin. Encore impressionnée de ce qu'elle venait d’entendre, elle prit son instrument de musique et improvisa à son tour les vers suivants :

— « Les araignées tissent leur toile, d’une branche à l’autre, au-dessus de la fleur. Le papillon ne vient pas.

J’ai creusé un lac au milieu du jardin pour attirer les cygnes, mais c’est en vain.

« J’ai planté dans mon jardin un arbre pour servir de refuge au rossignol. Mais l’oiseau aimé reste insensible à mes appels, tandis qu’il accourt une foule d'oiseaux déplaisants.

« Aujourd’hui, cependant, j’ai entendu le chant du rossignol. Il est enfin arrivé, bientôt il sera près de moi.

« L’âge de seize ans, est la plus belle époque de la vie. Si je veux être heureuse, il ne faut pas que j’attende plus longtemps.

Ces paroles avaient rempli San-Syeng d’une émotion indicible. Elles lui semblaient une réponse à ses propres strophes, et il se sentait enivré de bonheur.

— Demain soir, se disait-il, mon âme sera satisfaite, car je viendrai ici, et verrai celle qui me charme ainsi.

Il rentra ; mais ce fut en vain qu’il chercha le sommeil.

De son côté, la jeune fille avait l’esprit très préoccupé de ce qui venait de se passer. Elle aussi s’endormit difficilement. Son père lui apparut dans un rêve, et lui dit : « Ma fille, il est descendu dans l’hôtellerie la plus proche de notre maison un voyageur sur lequel j’appelle ton attention. C’est le fils du savant San-Houni, le meilleur de mes amis. Je désire que tu épouses ce jeune homme ».

Comme elle objectait qu’elle ne connaissait pas ce personnage.

— Si ma fille, lui répondit son père. Tu l’as déjà vu au jardin. Il appartient à une très noble famille. Adieu ma fille.

La jeune fille voulut retenir son père ; mais, à son grand chagrin, ses efforts furent inutiles. Elle s’éveilla tout en larmes. Puis elle se mit à réfléchir au sujet de son rêve. — Comment me conformerai-je aux ordres de mon père, se demandait-elle. Il faut que je trouve un moyen pour entrer en relations avec ce jeune homme. J’irai au jardin ce soir, peut-être verrai-je celui que mon père m’a ordonné d’épouser.

Elle ne fut pas trompée dans son attente. Lorsqu’à la tombée de la nuit elle descendit dans le jardin, elle aperçut San-Syeng. Mais au lieu d’aller à la rencontre du jeune homme, elle rentra précipitamment dans la maison.

San-Syeng avait été stupéfait et désolé par cette brusque disparition. Désespérant de pouvoir parler à celle qu’il aimait, il résolut de lui écrire. Le lendemain soir, il retournait au jardin avec une lettre. De nouveau, la jeune fille lui apparut quelques minutes. Il passa devant elle et laissa tomber à terre la lettre qu’il avait apportée. Puis il sortit du jardin.

La jeune fille s’empressa de ramasser ce papier. Elle put y lire ce qui suit :

— Mademoiselle, excusez mon audace. Je n’ai que quelques mots à vous dire. Savez-vous ce que c’est que le papillon ? C’est un insecte qui recherche les fleurs. La nuit, attiré par la lumière des lampes qu’il prend pour des fleurs, il va se précipiter dans la flamme et en meurt.

— Voici une comparaison qui se rapporte directement à moi, pensa la jeune fille. Je répondrai demain soir à ce jeune homme.

Lorsqu’effectivement San-Syeng fut revenu au jardin, il vit la jeune fille lever par deux fois la main, et désigner du doigt la lune. Après cela, elle se retira.

San-Syeng rentra chez lui très intrigué. Elle m’a fait des signes, pensait-il, mais que signifient ces signes. Longtemps il réfléchit, faisant hypothèse sur hypothèse. A la fin, il se frappa joyeusement le front en s’écriant : « Je crois que j’ai trouvé. La jeune fille a levé deux fois la main. C’est qu’elle veut parler du nombre dix. Elle m’a du doigt désigné la lune, cela signifie le soir. Elle voulait me dire qu’elle m’attendait demain soir à dix heures. »

Il attendit avec impatience l’arrivée de la nuit suivante. Bien avant l'heure fixée, il était dans le jardin, se demandant avec anxiété s’il ne s’était pas trompé dans l'interprétation qu’il avait donnée aux signes de la jeune fille. A dix heures, celle-ci entrait dans le jardin, Elle s’avançait gaie et souriante, s’arrêtant pour prendre un brin d’herbe qu'elle mettait entre ses lèvres. On eut dit qu’elle jouait de la flûte, si doux était le son qui s’échappait de sa bouche. D’autres fois, elle ramassait une branche morte et s’amusait à en frapper les feuilles dont elle jonchait le sol. San-Syeng la contemplait avec bonheur et ne faisait pas un mouvement. On eut dit un chat guettant une souris. Arrivée à quelques pas de lui, la jeune fille s’arrêta comme effrayée, et fit un mouvement de recul. Alors San-Syeng s’avança vers elle. « Comme elle est belle », pensait-il. Telle était son émotion qu’il ne trouva pas un mot à dire. La jeune fille de son côté restait muette. « Il faudrait, pensait San-Syeng, que mes premières paroles pussent exprimer tout l’amour que j’éprouve pour elle, mais j’en suis incapable. De quel sentiment est-elle animée à mon égard ? Comment m’en rendre compte ? A-t-elle un cœur tendre et aimant, ou bien la méchanceté a-t-elle déjà pénétré dans cette jeune âme ? Ayons recours à un stratagème. » 

Soudain, la jeune fille vit San-Syeng s’affaisser sur le sol. Sans un instant d’hésitation, elle se précipita à son secours, soulevant sa tête de ses mains, époussetant ses habits salis par la chute. Elle aida le jeune homme à se relever, et le conduisit à un banc qui se trouvait près de là.

Alors San-Syeng, comme s’il revenait à lui, dit : — Pardonnez-moi, Mademoiselle, je suis confus de toute la peine que je vous donne.

— Vous ne m'avez pas donné la moindre peine, Monsieur, répondit la jeune fille ; je suis très heureuse d’avoir pu vous être de quelque secours. Je vous demanderai seulement la permission de vous adresser une question. Où habitez-vous?

— J’habite Nam-Hai, Mademoiselle.

— Y a-t-il longtemps que vous avez quitté cette ville ?

— Il y a six mois, à peu près, Mademoiselle.

— Et avez-vous vu beaucoup de choses intéressantes pendant votre voyage?

— Oui, Mademoiselle.

— Vous avez sans doute encore vos parents ?

— Non, Mademoiselle, je les ai perdus depuis longtemps. Et vous, possédez-vous encore voire père et votre mère ?

— Mon père est mort et je vis avec ma mère. N’est-ce pas vous qui êtes venu jouer de la flûte, tout près d’ici, l’autre soir?

— C’est moi. Mademoiselle. Ne m’avez-vous pas répondu sur votre instrument ?

— Si, Monsieur.

— Je vous en suis infiniment reconnaissant. Mon âme déborde pour vous d’une gratitude infinie. Vous avez daigné m’écouter, vous m'avez répondu, et ce soir vous me procurez le plus grand des plaisirs en me permettant de m’entretenir avec vous.

— Mais pourquoi, Monsieur, vous êtes-vous trouvé mal, tout à l’heure.

— Mademoiselle, c’est mon amour pour vous qui m’a fait perdre la tête. Oserai-je, à mon tour, vous demander pourquoi vous n’avez pas répondu à ma lettre? Vous m’avez fait des signes ; j'ai compris que vous m’invitiez à revenir ce soir à dix heures. Etait-ce bien cela ?

— Oui, Monsieur, vous avez très bien deviné ma pensée. Savez-vous que vous avez fait preuve d’une grande intelligence ? Vous avez pris mon cœur, sans le moindre effort, comme le pêcheur qui attrape un poisson surpris de se voir ainsi capturé !

9

A ces mots, San-Syeng, prenant la main de la jeune tille, la couvrit de baisers.

— Je n’ai pas cherché à vous surprendre, Mademoiselle, lui dit-il. C’est mon amour seul, mon amour sans bornes pour vous qui m’a poussé à agir ainsi. Mais, il se fait tard. Votre mère pourrait s’apercevoir de votre absence et concevoir des inquiétudes. Séparons-nous. Demain, à la même heure, nous nous reverrons.

La jeune fille inclina la tête en signe d’assentiment et s’éloigna.

Dans sa chambre, elle songea longuement aux événements de la soirée. « J’aime ce jeune homme, pensait-elle ; il est si beau et a l’air si intelligent. En lui donnant mon cœur, je n’ai d’ailleurs fait que suivre les conseils de mon père. Aussi ne dois-je avoir aucun remord au sujet de ma conduite. Je me marierai avec celui que j’aime, accomplissant ainsi le vœu de mon père. »

Des réflexions analogues agitaient l’esprit de San-Syeng. «Comme elle est belle et bonne, se disait-il. Je l’aime éperdûment. Jamais je ne pourrai attendre jusqu’à demain soir pour la revoir. Que cette nuit et cette journée vont me paraître longues ! »

Les heures passèrent cependant, et le moment vint pour San-Syeng d’aller retrouver la jeune fille à laquelle il avait donné son cœur. Elle vint à lui la figure rayonnante de joie et de bonheur. Après qu’ils eurent échangé quelques paroles, la jeune fille dit à San-Syeng.

— Rentrons à la maison. Nous serons beaucoup mieux pour causer. Je vous recevrai dans ma chambre, où personne ne nous dérangera.

— Mais ne craignez-vous pas que votre mère ne s’aperçoive de quelque chose ?

— Ma mère est très âgée et très faible ; nous n'avons rien à redouter d’elle.

San-Syeng suivit la jeune  fille. Il fut frappé d’admiration, en voyant avec quel goût et quelle intelligence elle avait arrangé sa chambre. Il lui en fit ses compliments et ajouta : — Comme vous êtes heureuse.

— Et vous, Monsieur, n’êtes-vous pas heureux ?

— Hélas, j’ai perdu mes parents et je suis seul sur terre. La vie n’a pas de charmes pour moi. Vous m’avez causé le premier plaisir de ma vie et je vais être obligé de repartir.

— Pourquoi voulez-vous repartir. Ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez?

— Oui, je vous aime de toutes mes forces. Mais c’est un nouveau malheur pour moi, puisque je ne pourrai jamais vous épouser.

— Que dites-vous là, mon ami?

— Je ne pourrai jamais vous épouser parce que vous êtes riche, tandis que moi je n’ai aucune fortune.

— Fi, le méchant, dit la jeune fille, en attirant à elle San-Syeng. Ne savez-vous pas que je vous aime et que rien ne m’empêchera d’être votre compagne? Unissons-nous dès maintenant. Ne me quittez plus. Restez près de moi cette nuit, ma mère ne s'apercevra de rien.

Leurs lèvres s’étaient unies en un long baiser. L’amour les tenait tout entiers et ils s’abandonnèrent l’un à l’autre. Au matin, San-Syeng se retira. Il se considérait comme le plus heureux des hommes, et se promettait de n’épargner aucun effort pour rendre l’existence agréable à celle qui avait si tendrement accepté d’être sa compagne.

Chaque soir, le jeune homme se rendait auprès de son épouse. Une nuit, la mère, ne pouvant dormir, se leva et se promena dans toute la maison. En passant devant la chambre de sa fille, elle entendit, au milieu d’un bruit de baisers, sa fille qui parlait avec quelqu’un. Immédiatement, elle entra dans une grande colère. Elle voulut ouvrir la porte, mais n’y réussit pas. Elle appela alors un domestique et lui dit :

— Prends un sabre et viens te placer devant cette porte. Tu tueras la première personne qui sortira de la chambre.

San-Syeng et son épouse n’avaient pas entendu ces paroles. Ils s’étaient endormis. La jeune femme eut de nouveau un rêve dans lequel elle vit son père. « Ma fille, lui dit celui-ci ; vous courez un grand danger. La vie de ton mari est menacée. Lève-toi et vas voir ce qu’il y a derrière la porte. Trouve un moyen pour faire échapper ton époux et donne-lui mon cheval favori pour qu'il puisse prendre la fuite ; tu lui remettras aussi mon sabre. Vous serez séparés quelque temps, mais vous vous retrouverez. »

Réveillée, la jeune femme alla doucement ouvrir la porte. Elle aperçut le domestique.

— Que fais-tu là, ainsi armé ? lui demanda-t-elle.

— Je monte la garde, sur les ordres de votre mère, et je dois tuer la première personne qui sortira de votre chambre.

— Mais, ma mère est folle. Il n’y a personne chez moi. Je voulais justement aller te réveiller pour te demander d’aller faire une commission. Je voudrais écrire, et ne possède plus une seule feuille de papier. Veux-tu aller m’en chercher?

— Je ne puis m’éloigner d'ici, Mademoiselle.

— Pourquoi cela? Si tu as peur que le prisonnier imaginaire de ma mère ne s’échappe, laisse-moi ton sabre. Je te remplacerai pendant que tu iras chercher ce que je te demande. » Le domestique se laissa persuader. A peine fut-il parti, que la jeune femme courut vers son époux et lui dit : « Lève-toi vite, sans quoi tu es perdu. Ma mère s’est aperçue qu’il y avait quelqu’un chez moi et a placé devant ma porte un domestique chargé de tuer la personne qui sortirait de ma chambre. Vas m’attendre dans le jardin. »

San-Syeng se leva en toute hâte et descendit au jardin. Le domestique revint à ce moment. Il reçut l’assurance que personne n’était sorti de la chambre dont il devait garder la sortie.

— Je vais me promener au jardin, ajouta la jeune femme.

Elle se rendit d’abord à l’écurie et détacha le cheval dont lui avait parlé son père. Elle l’amena à San-Syeng, Avant de se quitter, les deux époux s’embrassèrent longuement. Ils pleuraient amèrement d’être forcés de se séparer ainsi. La jeune femme avait pris tous ses bijoux, ainsi que l’argent qu’elle possédait. Elle remit ces objets à San-Syeng, en même temps que le sabre favori de son père. San-Syeng dut accepter de force tout cela. Il détacha de son doigt la bague qu’il avait jadis trouvée sans en connaître la provenance.

— Prends ce souvenir, dit-il à la jeune femme. C'est le gage certain de mon amour. Tant que je vivrai je ne penserai qu’à toi, et j’espère bientôt revenir te chercher. J’irai à la capitale, puis je me remettrai en route pour te rejoindre. Adieu.

Il s’éloigna tristement, tandis que la jeune femme, le suivant des yeux, versait des larmes abondantes. Elle le vit s’engager dans un bois :

— Que ne puis-je incendier cette forêt, s’écria-t-elle. San-Syeng avait à contourner une montagne.

— Je voudrais que ces montagnes fussent précipitées dans la mer, se disait la malheureuse. Au moins pourrais-je encore voir mon époux.

Longtemps elle resta à la même place, en proie à la plus profonde douleur. A la fin, elle se décida à regagner sa chambre, suivant toujours en esprit San-Syeng qui galopait vers la capitale. Il y arriva au moment même où une grande effervescence régnait dans la population, à la suite de la mort du roi et de l’exil du jeune prince dans l’île de Tchio-To ; événements dont il sera parlé dans le chapitre suivant.