Le Bois sec Refleuri by Tr. Hong Tjyong-ou - HTML preview

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III




Le savant San-Houni, ami intime de Sùn-Hyen, avait dû à cette amitié même une condamnation à l’exil. Il lui fallut donc quitter la capitale de la Corée, et il éprouva d’autant plus de regrets, que sa femme Tjeng-Si, dont il n’eut voulu se séparer à aucun prix, était dans un état de grossesse très-avancé. Mais à quoi servent l’innocence et les regrets, quand un premier ministre a réussi à vous rendre odieux au monarque! San-Houni était banni, il dût se mettre en route pour l’île de Ko-Koum-To, qui lui avait été assignée comme lieu de résidence.

C’était un assez long voyage. Il y avait à faire une traversée de plusieurs jours. Des particuliers se chargeaient, moyennant une redevance, de transporter les voyageurs à destination. San-Houni se mit en quête d'un batelier. Son choix ne fut pas heureux. Le plus violent contraste existait entre le caractère de Sù-Roung et celui de Sù-Yeng, les deux frères avec qui San-Houni avait fait prix pour la traversée. Il devait en résulter les plus grands malheurs.

Tant qu’on fut en face des côtes, tout alla bien. Mais lorsque nos voyageurs furent en pleine mer, le sinistre Sù-Roung dévoila ses projets.

— Je suis épris de la femme de votre passager, dit-il à son frère. Il me la faut. Le mari me gêne. Je le supprimerai.

— Vous êtes insensé, répliqua Sù-Yeng. Croyez-vous que je laisse jamais s’accomplir un pareil forfait.

— Ah, oui, vous êtes jaloux de moi, cria Sù-Roung furieux.

— Pas le moins du monde, mais vos projets me révoltent.

Sù-Roung n’insista pas. Cependant il était facile de voir qu’il n’avait nullement renoncé à son entreprise.

Ce qu'il y avait de plus terrible, c’est que San-Houni et sa femme avaient tout entendu. Grande était leur anxiété. Ils songeaient avec épouvante au péril qui les menaçait, et se demandèrent comment ils pourraient bien y échapper.

Ils n’eurent pas le temps de réfléchir beaucoup. Sù-Roung venait d’appeler les rameurs et leur dit :

— Allons, saisissez-vous de cet homme et de son domestique. Prenez leur l’argent qu’ils ont sur eux, puis tuez-les. La femme seule doit survivre.

Sù-Yeng voulut intervenir :

— Je comprends que vous leur preniez leur argent, mais laissez-leur au moins la vie sauve.

— Mêlez-vous de vos affaires, s’écria Sù-Roung irrité ; je suis le maître ici. Je vous ordonne de vous retirer.

Sù-Yeng dut obéir à cette injonction. Aussitôt San-Houni et son domestique furent mis à mort. Cet assassinat fut commis sous les yeux-mêmes de la femme de l’infortuné savant. Elle était folle de douleur. Ne voulant pas survivre à son époux; elle se précipita dans la mer en s’écriant : « Malgré tout, je suivrai mon mari ». 

Mais Sù-Roung enjoignit à ses matelots de se jeter à l’eau pour ramener la malheureuse. Au bout de quelques minutes, Tjeng-Si était remontée saine et sauve sur le bateau. 

Alors, l’assassin, jugeant inutile de continuer à naviguer dans la direction de Ko-Koum To, fit virer de bord. Le bateau revint à son point de départ. Sù-Roung débarqué le premier, fit sur le champ mander une vieille femme à laquelle il dit :

— Prenez une barque et rendez-vous à bord de mon bateau. Vous y trouverez une dame que vous conduirez chez vous. Soyez très aimable avec elle ; prodiguez-lui les encouragements et les consolations; car elle est très affligée.

La vieille se mit aussitôt en demeure de faire ce que Sù-Roung lui avait ordonné.

Pendant ce temps, Sù-Roung débarquait son butin. En signe de satisfaction, il convia les complices de son crime à un festin. La fête fut très animée. On but énormément, et bientôt tous les convives furent en proie à l’ivresse. Seul Sù-Yeng avait conservé sa raison. Il avait été désespéré de la tournure qu’avaient prises les choses et de son impuissance à empêcher le crime de s’accomplir. Aussi résolut-il de profiter de la situation pour porter secours, si c’était possible, à la malheureuse captive de son frère. Il quitta donc le festin, sans qu’aucun des assistants s’en aperçut. D’un pas rapide, il gagna le domicile de la vieille femme. Au moment d'entrer, il s’arrêta pour écouter ce qui se disait et, au milieu des gémissements de Tjeng-Si, il entendit ces paroles.

— De quel pays êtes vous ?

— De la capitale.

— Vraiment. Tiens, moi aussi j’ai habité  Hpyeng-Yang.

— Alors comment se fait-il que vous vous trouviez ici ?

 La vieille femme (car c’était elle qui conversait ainsi avec Tseng-Si) poussa un profond soupir:

— Hélas ! si j’habite ici depuis dix ans, c’est bien contre mon gré. Je suis comme vous une victime de Sù-Roung, qui a assassiné mon mari. J’attends l’heure de la vengeance, mais elle est bien lente à venir ! Ce monstre restera-t-il donc toujours impuni ?

Attendrie par ce récit, Tseng-Si, oubliant son propre malheur, versa des larmes de compassion.

C’est à ce moment même que Sù-Yeng, entrant dans la chambre où se trouvaient les deux femmes, leur dit d’une voie émue :

— Ne vous désespérez pas trop. Vous serez peut-être bientôt délivrées. Quelqu’un veille sur vous. C’est moi, qui ai horreur des crimes de mon frère. Ecoutez-moi. Si vous voulez vous enfuir, rien ne vous est plus facile en ce moment.

— Est-ce possible ? Mais votre frère.

— Ne craignez rien. Il est incapable pour le moment de se mettre à votre poursuite, car il dort, terrassé par l’ivresse. Mais il n’y a pas une minute à perdre. Vous qui connaissez le pays puisque vous l’habitez depuis longtemps, vous montrerez le chemin à Madame qui vient seulement d’arriver. Tenez, prenez cet argent ; il vous permettra de vous nourrir en route. Mais, encore une fois, n’attendez pas davantage.

Les deux femmes se jettent au pied de leur sauveur et le remercient en pleurant.

Sù-Yeng les relève, et les presse de nouveau de partir. Qu'elles prennent l’avance, de façon à échapper à Sù-Roung, dont la colère s’il les rattrappait serait terrible.

Cédant aux instances de Sù-Yeng, les deux femmes se mettent en route. Leur sauveur les accompagne quelque temps. Bientôt elles sont seules. Elles marchent aussi vite que leurs forces le leur permettent. Au  bout de deux heures, Tjeng-Si fatiguée demanda à s'arrêter pendant quelques instants. Sa compagne y consentit volontiers. Les deux fugitives s’assirent pour reposer leurs membres fatigués. A un moment donné, la plus âgée des deux dit à l’autre.

— Je voudrais vous demander quelque chose?

— Parlez, que puis-je faire pour vous?

— Eh bien, vous me feriez le plus grand plaisir si vous consentiez à me donner vos chaussures en échange des miennes.

Cette demande parut très vivement intriguer Tjeng-Si. Elle ne comprenait pas dans quel but elle lui était faite. D’ailleurs la vieille femme ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Vous êtes, lui dit-elle, comme moi, très fatiguée. Mais, vous êtes encore jeune, par conséquent capable d’endurer de plus grandes fatigues que moi, qui suis déjà âgée. Partez en avant. Si Sù-Roung arrive — et il ne peut tarder — je lui dirai que j’ignore dans quelle direction vous êtes allée. Remettez-vous donc en route, mais laissez-moi vos souliers, si vous voulez m’être agréable.

Tjeng-Si se leva aussitôt. Elle remercia sa compagne de son excellent conseil, puis lui remit ses chaussures, sans comprendre à quel mobile la vieille femme obéissait en lui adressant cette demande. Déjà elle s’éloignait, quand la vieille lui dit encore :

— Attendez, je vais vous indiquer la route que vous aurez à suivre pour échapper à Sù-Roung. D’abord, vous marcherez tout droit devant vous. Arrivée à une forêt de bambous, reposez-vous un moment. Ensuite vous continuerez à marcher jusqu’à ce que vous rencontriez un temple de la doctrine de Ro-ja. A partir de cet endroit vous serez hors de danger. Surtout conformez-vous exactement à mes indications.

— Je suivrai vos conseils de point en point.

— C’est bien. Maintenant partez. Adieu.

Quand Tjeng-Si se fut un peu éloignée, la vieille femme se leva à son tour. Prenant les souliers de sa compagne, elle se dirigea vers un lac qui se trouvait tout près de là. Elle déposa les souliers de Tjeng-Si au bord de l’eau, fit une courte prière entremêlée de pleurs et se précipita dans les flots.

Cependant Tjeng-Si, tout en marchant, avait entendu les dernières plaintes de la vieille femme. Aussitôt, elle revint sur ses pas et arriva à son tour au bord du lac. Elle aperçut d’abord ses souliers placés en évidence sur la rive, puis le cadavre de la vieille femme flottant sur l'eau. Ce spectacle la remua jusqu’aux entrailles.

— Pourquoi cette pauvre femme s'est-elle noyée, se demanda-t-elle. Serait-ce... Mais oui... Cette insistance à me demander mes chaussures... La malheureuse ! Elle avait déjà formé le projet de mourir avant de me dire de partir. Elle n’a pas voulu que sa mort fut inutile, et c’est pour faire croire à mon propre décès qu’elle a déposé mes chaussures au bord de ce lac ! Infortunée ! Tu t’es dévouée pour moi. Puisses-tu en être récompensée là-haut!

Si elle n’eut écouté que son cœur, Tjeng-Si fut restée encore longtemps à se lamenter sur le sort de sa malheureuse compagne. Se rappelant les recommandations de cette dernière, elle se remit en route. Bientôt elle arriva à la forêt de bambous. A ce moment elle se sentit en proie à une douleur étrange. Elle tremblait, frissonnait, souffrant atrocement. Elle comprit qu'elle allait être mère. Terrible situation que la sienne. Seule, loin de tous, qu’allait-elle devenir ! La voilà qui a un fils. Elle saisit le pauvre petit être, le couvre de larmes et de baisers.

— Pauvre enfant, lui dit-elle, que vais-je faire de toi. Tu n’as plus de père, et ta mère ne sait elle-même ce qu’elle va devenir.

Heureusement pour Tjeng-Si quelqu’un avait entendu ses plaintes. C’était une religieuse du temple dont lui avait parlé la vieille femme. Cette religieuse, ayant distingué des gémissements, s’était dirigée du côté d’où ils semblaient parvenir. Elle ne fut pas peu étonnée en se trouvant en face d’une femme qui venait de mettre au monde un enfant. Lui prodiguant les premiers soins, elle lui demanda à la suite de quelles circonstances elle était venue accoucher en cet endroit ?

Tjeng-Si raconta brièvement sa lamentable histoire. La sœur fut profondément émue en écoutant le récit de tant de malheurs. Elle s’intéressait vivement au sort de Tjeng-Si.

— Que comptez-vous faire ? lui demanda-t-elle.

— Hélas ! je suis bien embarrassée. Seule, sans ressources, comment éléverai-je mon enfant ? Il va falloir que je l’abandonne. Mais, je ne pourrai vivre plus longtemps, et je suis décidée à mourir.

— Ce serait très mal agir. Suivez plutôt mon conseil. Donnez votre enfant à quelque personne charitable, et venez vivre avec moi.

— Je ne demande pas mieux. Mais pourquoi ne voulez-vous pas me laisser emmener mon fils ?

— Parce que l’on ne reçoit pas d’enfants chez nous. Certes, il est douloureux pour vous d’abandonner cet enfant qui vient à peine de naître.Mais, puisque vous ne pouvez pas faire autrement, il faut vous résigner. Si vous continuiez votre route en portant votre fils, vous retomberiez bientôt entre les mains des brigands. Du reste, rien ne dit que vous ne puissiez pas retrouver un jour votre enfant. Devenu homme, il vous aidera à venger son père.

Tjeng-Si fut bien obligée de se rendre aux conseils de la religieuse Elle enveloppa tant bien que mal l’enfant, en lui faisant des langes de ses propres vêtements. Puis elle voulut qu’il y eut un signe qui lui permit un jour de reconnaître son fils. Elle prit le bras de l’enfant et, à l’aide d’une aiguille, elle traça sur ce bras des lettres formant le nom de San-Syeng. Puis elle repassa ces lettres avec de l'encre de Chine. Enfin, détachant la bague qu’elle portait au doigt, elle la glissa dans les langes qui  emmaillottaient l’enfant. Cela fait, elle se mit en route avec la sœur. Elle devaient d’abord aller jusqu’à la ville voisine déposer l’enfant au coin d’une rue, puis revenir au temple.

Bientôt Tjeng-Si aperçut les premières maisons de la ville où elle devait se séparer de son fils. Ainsi, cet enfant dont elle et son mari avaient depuis si longtemps souhaité la naissance, il lui fallait l’abandonner, comme si elle eut été une mère dénaturée! En quelques jours elle avait épuisé la coupe des malheurs. Son mari assassiné sous ses veux ; son fils laissé au coin d’une rue. Tous ces sentiments agitaient convulsivement le cœur de la pauvre mère. Plus morte que vive, elle déposa à terre son enfant après l’avoir embrassé une dernière fois. Faisant un dernier appel à son courage, elle s’éloigna en versant des larmes abondantes, que les vagissements du pauvre petit venaient encore redoubler.

Elle marchait avec beaucoup de peine, brisée par tant d’émotions et de chagrins. La religieuse écoutait ses plaintes, se sentant elle-même émue jusqu’au fond du cœur.

— Priez le ciel, dit-elle à Tjeng-Si. Vous retrouverez un jour votre fils. Oui, il vous sera rendu quand il sera homme. Je vous en donne l’assurance. Mais, résignez-vous à cette longue séparation ; prenez courage.