Soledades by Patrick Durantou - HTML preview

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III. CAMPOS DE CASTILLA

 

A POÉTIQUE

§ 1. Le recueil, Campos de Castilla, dans son édition définitive, n’offre pas stricto sensus une césure avec Soledades, Galerías y otros poemas quant à la tonalité, aux accents toujours mélancoliques du lyrisme machadien. Le trait fondamental de l’inspiration réside dans une projection vers le monde extérieur. Si dans la première période, l’auteur dévoile les dédales de son ego en un chant intimiste, dans les œuvres datées de 1907-1917, le lecteur assiste à une mutation poétique, nous dirions phénoménologique, en un abandon du « je » pour un « nous » ; la poésie devient plurielle. Cette mutation réside comme nous l’avons noté précédemment, en une objectivation, plus exactement, une humanisation. Cette poésie « régénérée » contient de façon ambivalente les reflets de la vie intérieure de son créateur et le monde objectif des réalités et des idées. Selon Federico de Onís, les thèmes de l’œuvre sont caractéristiques du modernisme – de la génération de 98, et le relient à Unamuno, Azorín et Baroja ainsi qu’au symbolisme de R. Darío. Les exégètes dans leur ensemble comme Leopoldo de Luis remarquent avec justesse que le changement, la nouveauté, résident dans une mutation de termes. La réflexion d’Azorín à propos de l’ouvrage demeure pertinente : « le poète se transporte dans l’objet décrit et dans la manière de le décrire, il nous livre son propre esprit ». Ce livre est, sans nul-doute, d’une plus grande maturité, d’une plus grande ampleur et amplitude : la poésie de Machado devient pur lyrisme. Elle consiste en un chant de la terre et des hommes, de l’histoire, des problèmes philosophiques et religieux et mêle l’anecdotique et l’éternel.

§ 2. Le recueil révèle, ainsi, la diversité d’inspiration du poète qui, dans une certaine ambiguïté, évoque des événements autobiographiques. Le poème inaugural, simplement intitulé « Retrato », est un portrait, selon la mode de l’époque, en guise d’introduction, à la manière d’un peintre devant le tableau du paysage qu’il va accomplir. La pièce, composée en alexandrins de neuf quatrains aux rimes croisées est nantie par ce mètre d’un ton grave, recueilli, propice aussi, à un rythme lent. « Retrato » est un portrait dans le temps où le poète tente d’éterniser son image. Les premières strophes évoquent l’enfance avec nostalgie et douleur du passé de la jeunesse enfuie. La deuxième strophe dénote l’humour du poète et quelques regrets de ne posséder point une figure de séducteur. Les autres strophes qui nous intéressent (quatre, cinq, six) nous présentent l’esthétique du poète (« Adoro la hermosura, y en la moderna estética/corté las viejas rosas del huerto de Ronsard […] »). Cette esthétique se développe en une éthique et en une réelle métaphysique ou plus exactement, en un mode d’être dans le monde. La question qui prédomine – éludée en liminaire – est, comme le souligne B. Sesé{14}, une fausse question : « ¿ Soy clásico o romántico ? No sé ». Les deux termes qualifient la poésie de Machado ainsi que nous l’avons suggéré auparavant en rapport à la période subjectiviste. Machado semble de pair classique par la pureté de son lyrisme, de ses émotions maîtrisées, mais, aussi, romantique en ce que le sentiment domine la raison conceptuelle.

§ 3. La conception de la poésie suivante s’avère généreuse, combattante à l’image des intellectuels de la génération de 98. Elle y est exprimée de façon emphatique et allégorique, presque martiale, et trouvera un écho dans les Poesías de guerra, dans l’analogie de la plume et de l’épée, comme dans le Sonnet à Líster. La septième strophe est intéressante à plus d’un titre et relève d’une véritable confession, d’un aveu que le poète, comme le portrait qu’il donne de lui, apparaît dans son unité, désire fixer en offrant les traits les plus fidèles et inaltérables : « converso con el hombre que siempre va conmigo ». Ce besoin du double que note B. Sesé{15} accompagne toute l’œuvre d’Antonio Machado. Dans la solitude écrasante que fut sa vie dans l’ensemble, le poète, pour échapper au soliloque, et à son ipséité, éprouve dans l’art d’écrire, inlassablement, celui du monologue avec lui-même qui n’est, en définitive, qu’une manière de dédoublement de soi. Le poète dans un soliloque converse avec soi, ce « buen amigo », d’un conseil, qu’enseigneront d’autres doubles apocryphes, Abel Martín, Jorge Meneses, Juan de Mairena ou Pedro de Zuniga, composés à son image. La prévention au lecteur du deuxième vers du quatrain, semble comme une confidence en « pizzicato » qui rejoindrait d’autres apophtegmes de l’histoire de la littérature : « quien habla solo espera hablar a Dios un día ». Cette assimilation est celle de la solitude, qui consistera pour Machado comme une ascèse propitiatoire à la création, mais, aussi, similaire à l’expérience de la mort. Dans la solitude d’écrivain persistent deux dimensions, l’une épistolaire, créatrice, l’autre métaphysique face à la mort analogue à celle qu’éprouvât notamment Hermann Hesse{16}, à celle féconde du héros de La Nausée.

§ 4. Cet autre versant d’une solitude féconde est celui d’une quête encore insatisfaite de Dieu que le vocable filantropía, à connotation laïque, ne dément pas. La confidence adressée au lecteur revêt des accents mystiques même si les convictions religieuses de Machado ne possèdent rien de véritablement orthodoxe ; le ton léger qui fait suite, participe à minimiser, à rendre seulement implicite cette propension passagère. L’image suivante est différente, d’aucuns diront virile. Le poète revendique péremptoirement la dignité de travailleur (« A mi trabajo acudo […] »), reflétée par des mots de concrétude, tirés du quotidien qui contrastent à nouveau avec l’ultime strophe :

Y cuando llegue el día del último viaje,

y esté al partir la nave que nunca ha de tornar

me encontraréio a bordo, ligero de equipaje,

casi desnudo, como los hijos de la mar.

Ce ton nostalgique et émouvant témoigne de l’importance de la mort que le poète semble, ici, accepter stoïque et résigné. En définitive, « Retrato » est l’authentique « épigraphe » du recueil, l’autoportrait du poète qui s’identifie avec les terres de Castille ; riche du point de vue psychologique, semblable au destin de l’homme. Le poète paraît se détourner, se montrer par la suite plus discret, à de rares exceptions, comme dans « El tren » (CX), « Noche de Verano » (CXI), « Poema de un día » (CXXVIII).

B. LE PAYSAGE

§ 1. Campos de Castilla, malgré son aspect composite est un recueil paysagiste. Dans le même élan que les intellectuels qui forment la génération de 98, Machado exalte les paysages de la patrie dans la conscience du problème national. Comme le proclame Azorín : « les hommes de 98 aimèrent le paysage, décrivirent des paysages ». L’amour de la nature de Machado est avivé depuis son enfance ainsi que ses goûts de la promenade. Son approche du paysage est indissociable d’un art de vivre et ne s’arrête nullement à un goût souvent prêté aux intellectuels pour les choses abstraites et le pittoresque de la nature, un attrait superficiel et passager. Nombre de pièces sont des souvenirs d’excursions qui sont ou ont été l’inspiration de beaucoup d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes. Il y a certainement du Virgile, des Bucoliques, Héraclite, Platon, Aristote dans leurs examens de la Phúsis, sans oublier le Rousseau des Rêveries d’un promeneur solitaire, d’un W. Whitman, Lamartine plus près de nous R.M. Rilke de Vergers ou même R. Char et sa Provence. Cet amour profond de la nature et ce lyrisme sont aussi analogues aux célèbres chefs d’œuvres des paysagistes de l’histoire, de l’art pictural comme Ruysdael ou J.F. Millet et son amour de la terre et de ses gens. Ces quelques exemples illustres de l’écriture et de la peinture ne nous servent cependant que pour montrer des jalons de l’histoire de la création et l’indéfectible présence de la nature chère aux écrivains. Il y a donc dans l’œuvre de Machado une présence constante de souvenirs d’excursions, de voyages et une véritable communion avec la nature, qui n’est pas livresque mais expérience vécue, totale et authentique. Machado s’est imprégné de ses promenades, de son contact quasi-charnel avec les paysages d’Espagne pour les décrire comme, aussi, un autre auteur, G. de Nerval et ses Promenades et Souvenirs.

§ 2. Le seul paysage chanté et qu’aime le poète est celui de ses affinités, de sa destinée personnelle. Le paysage choisi, c’est Soria et sa campagne environnante, austère, aride et grandiose à la fois et son fleuve, le seul fleuve de Castille du livre, le Douro qui traverse la Meseta et ses hautes plaines.

C’est la Castille désolée, le pays âpre, marmoréen, la « tierra nervuda, enjuta, despejada », chantée par Unamuno, où pauvreté et solitudes comme dans cette pièce, sont souvent évoquées :

y otra vez roca y roca, pedregales

desnudos y pelados senijones,

la tierra de las águilas caudales,

malezas y jarales,

hierbas monteses, zarzas y cambrones

Dans ce pays pierreux, le poète s’exalte devant la floraison et montre parfois une propension méticuleuse à décrire les arbres et plantes, les herbes de ces terres nues. De plus importants poèmes sont consacrés à l’évocation de la terre : « A Orillas del Duero », « Orillas del Duero », « Campos de Soria », « Recuerdos » et surtout, la très célèbre romance « Tierra de Alvargonzález ». Ces pièces d’intérêt dans l’émotion, devant la désolation et la noblesse du paysage, symbolisent le destin de la Castille{17}. C’est ainsi que Machado chante ces terres de Castille, sans monotonie, en jouant avec ferveur de toutes les palettes d’un peintre soucieux et amant d’un paysage cher à son cœur et à son âme, « terres si tristes qu’elles possèdent une âme » :

¡ Oh tierras de Alvargonzález,

en el corazón de España,

tierras pobres, tierras tristes,

tan tristes que tienen alma !

(CXIV, La casa, II)

C.  L’ESPAGNE ET LE PEUPLE : LES HOMMES

§ 1. Les terres de Castille et les tableaux qu’en offre Machado sont peuplés de présence humaine : c’est le regard, enfin, des galeries de l’âme et de l’émotion intime tournée vers l’extérieur qui dévoile l’humanisme du poète philosophe. Le poète nanti d’humanisme laïc qui a appris « le secret de la philanthropie » {18} observe ici ses compatriotes, frères humains et fait montre d’un talent de portraitiste du sentiment, de l’émotion de l’expression du corps. Il s’agit d’observations psychologiques pénétrantes et fines, aiguisées tôt dans la Revue La Caricatura, d’un talent sûr de témoin de son époque et de sa raza. Ainsi, dans « Por tierras de España » (XCIX), « El hospicio » (C), « Las encinas » (CIII), « El Tren » (CX), « La venta de Cidones » (CXVII) et d’autres pièces, le poète trace à plusieurs reprises des visages, des regards, des silhouettes de paysans, d’inconnus ou de l’aimée. Il convient de parler après Soledades, d’un véritable éveil à la présence d’autrui, d’un regard détourné des voix abyssales du soi à l’autre. Campos de Castilla est un livre qu’habite de façon quasi-théâtrale une foule de personnages des villes ou des campagnes et montre le poète soucieux de la réalité humaine de la Castille{19}. Machado est fidèle aux aspirations de la génération de 98 dans cet humanisme, comme le souligne B. Sesé{20}, Unamuno et Baroja ont « la même attention pour les habitants des villes et des villages de Castille, du Pays Basque ou de l’Espagne » Machado comme selon l’expression unamunienne s’intéresse à l’intra-histoire aux hommes qui vivent et souffrent comme ceux que Don Miguel mettait en scène dans ses contes ou Paz en la guerra. Les rythmes de l’inspiration du poète sont, ainsi, successivement, les paysages, les hommes, l’interrogation inquiète sur le passé, le présent et l’avenir de l’Espagne (« El mañana efímero ». CXXXV).

D. L’HISTOIRE

§ 1. Campos de Castilla est un recueil où l’importance qu’occupent les évocations de l’histoire de l’Espagne, plus restreinte que celles des paysages et des hommes, est constante. L’inspiration machadienne semble être influencée par celle d’Unamuno. Pour Machado, comme pour Unamuno, de, En torno al casticismo, la vie intrahistorique est plus substantielle, importante, que les événements politiques qui cristallisent l’actualité médiatique. La vie du peuple, la tradition éternelle constituent des valeurs authentiques plus que les monuments et les pierres. C’est ainsi que sont absents dans le recueil, l’évocation des moments majeurs de l’histoire, qu’il n’y a pas de fresque historique, de portraits de souverains. Machado se consacre à la vie quotidienne des hommes, aux joies et aux souffrances qui sont l’évolution d’un pays. Dans « A orillas del Duero », le poète achève une description du paysage de Soria par une réflexion sur le passé glorieux de la Castille et l’abandon des terres, l’émigration des hommes. Le temps des conquêtes, des victoires, de la glorieuse épopée de la conquête de l’Amérique fait place désormais à la désolation{21} :

Castilla miserable, ayer dominadora,

envuelta en sus andrajos desprecia cuanto ignora.

¿ Pasó ? Sobre sus campos aún el fantasma yerra

de un pueblo que ponía a Dios sobre la guerra

Cependant, malgré l’emphase, Machado ne possède rien d’un laudateur du passé car l’essentiel de ses préoccupations réside dans le moment présent de l’histoire de l’Espagne. Il convient de voir là comme le souligne B. Sesé{2}, « une interprétation émotive, passionnée, de l’Espagne contemporaine ». C’est sur un ton amer, déçu, que le poète dresse un constat du passé récent de son pays dans les deux pamphlets ou catilinaires intitulés, Una España joven (CXLIV) et España en paz (CXLV).