VII. LE TEMPS
A) SYNOPSIS
§ 1. Le cours perpétuel du temps, le flux du devenir des êtres et des choses, l’attente, l’espérance ou l’espoir, la présence fugace et l’absence douloureuse, la nostalgie du passé, la sénescence des êtres, comme le temps perdu, sont autant de sensations douloureuses qui ont orienté la poésie et les méditations de Machado. La lyrique du poète est toute imprégnée de la réalité temporelle dans la pleine considération du célèbre fragment de vers de Virgile dans l’Enéide, fugit irreparabile tempus. La fuite inexorable du temps est le sentiment dominant de la poésie et le guide de la pensée philosophique du poète philosophe. Le personnage apocryphe Juan de Mairena revendique, comme son créateur, d’être le poète du temps : « Juan de Mairena s’appelle lui-même le poète du temps. Mairena soutenait que la poésie était un art temporel – ce que bien d’autres avaient dit avant lui – et que la temporalité propre à la lyrique ne pouvait se trouver que dans ses vers, pleinement exprimée » {22}. Dans sa définition de 1931, pour l’anthologie de Gerardo Diego, Machado donnait la définition de son Art Poétique et affirmait : « En cette année de votre Anthologie je pense, comme dans les années du modernisme littéraire (celles de ma jeunesse), que la poésie est la parole essentielle dans le temps. La poésie moderne, qui, à mon sens, part du moins en partie, d’Edgar Poe, n’a cessé d’être jusqu’à nos jours l’histoire du grand problème que posent au poète ces impératifs, d’une certaine façon contradictions : « essentialité » et temporalité (essencialidad y temporalidad) ».
§ 2. Le thème du Temps est aux dires de Pablo de A. Cobos{23}, dans la poétique de Machado et la métaphysique de Martín, celui de « la plus grande tension dramatique ». Les lemmes de la démonstration dialectique du célèbre essayiste à propos du tryptique, « Nunca, nada, nadie » sont les suivants : il n’y a pas de mouvement sans espace, mais le changement demeure. Si l’on ne nie pas l’Être, ni le changement, la négation du changement, c’est précisément le « jamais » (nunca). Le changement est succession. De telle sorte que si la vie, l’Existence, l’Essence, le Temps sont niés, le néant est Nada. Sans le Temps, il n’y a pas de présence et conséquemment d’absence, ni, mieux, omniprésence. Et P. de A. Cobos de conclure son examen liminaire de la métaphysique martinienne : « la présence n’est pas ici, mais, maintenant ». Des trois « mots terribles », et, que prononce Mairena, qui sont trois négations du Temps, Mairena affirme l’inter-subjectivisme de son maître par la plus terrible, la dernière. Le « nadie » est compris dans le « nunca » et le « nada ». La plus négatrice, nonobstant, réside dans celle du temps, qui est aussi négation de l’être et de la vie. Le trait marquant de la poésie et de la pensée du Machado de la deuxième époque est comme nous l’avons vu, d’objectiver, de « conscientiser », d’humaniser : ce qu’il fait n’est rien d’autre que de révéler la temporalité des choses. C’est cette objectivation du temps que nous rencontrons sous plusieurs formes.
§ 3. Le cadre dans lequel, dans sa poésie, Machado a dialogué, souvent celui des trois moments du jour – l’aube, le soir, la nuit – nous révèle la tentative du poète de rechercher les symboles qui s’accordent le mieux à ses émotions. Le dialogue avec l’aube (« Me dijo un alba de primavera », Soledades XXXIV) conte la traversée d’une vie d’un voyageur désabusé (« yo floreá en tu corazón sombrío/ha muchos años, caminante viejo que no cortas las flores del camino »), qui garde la nostalgie de ses jeunes années (« el viejo aroma de mis viejos lirios »), mais desquelles ne demeure presque rien tout en gardant l’espoir d’un renouveau (« Pero si aguardas », etc.). Le recours du poète, d’identifier ce moment de la journée (ici l’aube printanière), aux souvenirs ou aux songes est fréquent. Il est l’occasion au poète de contempler son devenir, depuis un présent dont il espère d’autres « purs matins ».
L’autre type de dialogue familier du poète dans le temps est celui d’avec le soir. Ce qui caractérise, à la manière des romantiques français, ce moment du jour chez Machado, est la mélancolie :
En una tarde clara y amplia como el hastio
(Soledades, XVII)
Puis,
Fue una clara tarde de melancolía
(Ibid, XLIII)
Ou bien ailleurs,
Fue una clara tarde, triste y soñolienta
tarde de verano.
§ 4. L’autre analogie du moi du poète avec une période du jour consiste, dans le célèbre poème présenté auparavant, « ¡ Oh, dime, noche amiga, amada vieja,… » (Soledades, XXXVII), en un dialogue avec la nuit. Le poète veut connaître le secret de ses songes, si ses larmes sont siennes. Ce désir profond de décrypter la voix des rêves est un trait machadien par excellence, en ce que pour le poète, le rêve est une forme de vie poétique, et une forme de connaissance de soi. Il écrira à Guiomar : « Se sueña frecuentemente lo que ni siquiera se atreve uno a pensar. Por esto son los sueños los complementarios de nuestra vigilia y el que no recuerda sus sueños, ni siguiera se conoce a sí mismo » {1}. Mais, Machado n’a guère utilisé le rêve dans une poésie à propension surréaliste, mais a versé dans une psychologie du rêve ou une gnoséologie onirique dans ses écrits tardifs {2}. La réponse de la nuit déconcerte le poète parce que celui-ci croit en l’identité de sa personne et de ses rêves. Elle lui répond : « Jamás me revelaste tu secreto ». Pour finir : « y allí te vi vagando en un borroso/laberinto de espejos ».
En définitive, comme l’affirme R. de Zubiría {3}, ce poème est une façon pour Machado de se dédoubler, pour « parler avec le temps ».
§ 5. Le thème du temps apparaît dans l’œuvre de Machado, sous des formes diverses et nombre de critiques se sont évertués à souligner son caractère polymorphique. L’image de l’eau et de l’horloge possèdent une valeur temporelle souvent présente dans la poésie machadienne. L’eau est temps ; eau des rivières, eau des fontaines, jaillissantes ou mortes qui s’écoulent vers l’éternité :
Dice la monotonía
del agua clara al caer ;
un día es como otro día :
hoy es lo mismo que ayer. (LV)
Par touches délicates, l’eau symbole du temps qui s’écoule dans la monotonie des jours est le devenir du poète soucieux de son destin d’homme en des mots, comme le rappelle R. de Zubiría, pascaliens :
¿ Qué es esta gota en el viento
que grita al mar : soy el mar ?
L’autre aspect du temporel dans l’œuvre de Machado est l’horloge, qui marque insidieusement et mécaniquement, le parcours du temps, et qui apparaît dès le premier poème de Soledades, « El viajero » (I) :
En la tristeza del hogar golpea
el tic-tac del reloj. Todos callamos.
Ainsi, l’eau et l’horloge semblent murmurer les mêmes paroles :
Tic-tic, tic-tic… ya pasó
un día como otro día,
dice la monotonío
del reló. (CXXVIII)
Le bruit de l’horloge ponctue les jours et les nuits d’insomnie, dans sa présence odieuse, revêtant parfois, selon B. Sesé{1}, des accents baude-lairiens par l’effroi du poète qui y sent résonner comme l’écho de la mort ou quelques sensations lugubres :
Daba el reloj las doce… y eran doce
golpes de azada en tierra…
…, ¡ Mi hora ! – grité –… (XXI)
Le poète s’interroge, par ailleurs, dans une distinction qui possède le trait esthétique d’une réflexion qui sera développée ultérieurement sous forme philosophique dans Juan de Mairena et toute bergsonienne du temps mathématique et linéaire de l’horloge et du temps psychique :
Pero, ¿ tu hora es la mía ?
¿ Tu tiempo, reloj, el mío ? (CXXVIII)
Juan de Mairena nous révèle, par son attrait et sa fascination des montres ou des horloges, l’angoisse temporelle dans une réflexion où ces instruments sont pour lui la marque de l’homme : « De toutes les machines que l’homme a construites, la plus intéressante est, à mon avis, la montre, engin spécifiquement humain, que la pure animalité n’aurait jamais inventé. L’homo faber, comme on l’appelle, ne serait pas réellement homo, s’il n’avait pas fabriqué de montres. Et, en vérité, il n’importe guère après tout qu’il les fabrique ; il suffit qu’il les utilise ; moins encore ; il suffit qu’il en ait besoin. Car l’homme est l’animal qui mesure son temps » {1}.
§ 6. La sentence originale et abyssale – « l’homme est l’animal qui mesure son temps » – mène Mairena plus loin dans ses réflexions : « À mon sens l’homme est mené par une illusion vieille comme le monde : la croyance de Zénon d’Elée dans l’infinitude du fini (de lo finito) à cause de son infinie divisibilité. Ni Achille, aux pieds légers, n’atteindra jamais la tortue, ni une heure bien comptée ne devrait jamais finir d’être comptée. De notre point de vue, toujours métaphysique, l’horloge est l’instrument de sophistique comme n’importe quel autre. Tâchez de développer ce thème avec toute la minutie et toute la lourdeur dont vous pouvez être capables »{24}. Déniant l’aspect utilitariste de la montre qu’un Martín, versant dans la question de l’Autre, considérerait selon le sens commun comme la condition indispensable à nos actions communes et à l’échange, le professeur apocryphe Mairena vise la dimension métaphysique, quasi ontothéologique par l’utilisation d’un sophisme digne des éléates. C’est sous l’angle quantitatif de l’infinie divisibilité du fini, en vertu du célèbre sophisme de Zénon d’Elée appliqué au temps, que Mairena dans une version hétérodoxe, détourne l’angle qualitatif, émotionnel du temps. Ces réflexions sont symptomatiques de l’importance, pour Mairena-Machado, de l’émotion du temps et son angoisse profonde. « L’horloge est un instrument de sophistique comme n’importe quel autre », est une profession, que Mairena prolonge par les conseils d’un examen minutieux, qui résonne de façon ambivalente comme un trait d’humour et dénote un recel profond.
B) LE TEMPS DANS LES CHOSES
Cette manière de vivre poétiquement le thème du temps s’illustre au travers de deux exemples. Le premier est dans le poème intitulé « Las moscas » (XLVIII). Les mouches se posent dans le poème en divers endroits, en un vol qui est dans l’espace et le temps, virevoltent du présent au passé et deviennent :
Moscas de todas las horas,
de infancia y adolescencia,
de mi juventud dorada ;
de esta segunda inocencia
que da en no creer en nada
de siempre…
Celles-ci sont ainsi que les désigne R. de Zubiría{25}, un « symbole du temps concrétisé dans le minuscule ». C’est au travers de cet animal familier que diverses choses apparaissent au poète (« me evocaís todas las cosas »). Elles surgissent à plusieurs périodes de la vie et accompagnent le poète de l’enfance à cette « seconde innocence ». Il ne s’agit ici, nullement, d’un jeu verbal, d’une sorte de jonglerie rhétorique, mais d’un témoignage de l’homme et de l’omniprésence du temps jusque dans le quotidien. Notre poète nous livre dans ce poème aux résonances ludiques et étranges mais profondes, un examen de la présence de ses « vieilles amies », symboles du temps dans les choses. Dans l’avant-dernière strophe vient la nomenclature :
Yo sé que os habeís posado
sobre el juguete encantado,
sobre el librote cerrado,
sobre la carta de amor,
sobre los párpados yertos
de los muertos.
L’autre exemple dans la poésie machadienne du temps perçu dans les choses, les objets familiers, nous le décelons dans la première des Canciones a Guiomar, dans des accents proustiens. L’aimée : Guiomar ? a offert un citron au poète ; il confie :
No salría
si era un limón amarillo
lo que tu mano tenía,
o el hilo de un claro día,
Guiomar, en dorado ovillo.
Tu boca me sonreía.
Yo pregunté : ¿ Qué me ofreces ?
¿ Tiempo en fruto, que tu mano
eligío entre madureces
de tu huerta ?
Pour le poète, le fruit doré s’est converti en temps irréversible. R. de Zubiría{26} y voit là, une « magnifique fusion d’espace et de temps », dans ce que l’on pourrait désigner en termes kantiens, présence de la consubstantialité de l’espace et du temps en un réalisme transcendantal.
C) LES CHOSES DANS LE TEMPS
§ 1. D’une autre manière, Machado ne voit pas seulement le temps dans les choses, mais, aussi, les choses dans le temps, dans de nombreux poèmes. Tous les objets de son monde extérieur sont délimités dans le temps, clairement situés dans le passé, le présent ou le futur, dans le cycle des saisons ou la double perspective du jour et de la nuit. L’on peut observer cet aspect de la temporalité dans le poème « Campos de Soria » (CXIII). Le paysage de Soria est chanté dans le manège des saisons, la cité sous la lune, puis, dans un lyrisme enjoué, le poète clame et exalte :
¡ Colinas plateadas,
grises alcores, cárdenas roquedas ;
… … … … … … … …
tardes de Soria, mística y guerrera,
… … … … … … …
álamos de las márgenes del Duero,
conmigo vais, mi corazón os lleva !
L’interprétation temporelle de la poésie de Machado relève de façon déclarée d’inspiration bergsonienne. Cette sorte de vocation comme le montre J.L. Morillas{1}, s’est constituée par l’exceptionnelle primauté attribuée au XIXe siècle à la musique et à la poésie lyrique qui sont les « arts temporels par excellence » {2}. Cette perspective temporelle de la poésie recèle donc des sources, non seulement métaphysiques, mais historiques ou plus exactement, historiquement opportunes. Par une analyse minutieuse du temps machadien, celui-ci s’avère nettement « qualitatif » comme l’idée de durée de Bergson. L’opposition nourrie depuis Kant, du temps spatialisé quantitatif et du temps psychique, ou d’un temps mesuré et de la durée vécue étant au centre des préoccupations bergsoniennes dans les Essais sur les données immédiates de la conscience. Machado a fait sienne cette distinction de Bergson, de l’extensif et de l’intensif sans pour autant prouver jusqu’à des considérations psychologiques en se limitant à une métaphysique poétique du temps spiritualiste dans le bon et le plein sens du terme. La dichotomie du temps et de l’espace, si finement analysée par Bergson et la conséquence d’hétérogénéité de l’état de conscience de la durée du moi par la multiplicité qualitative, en termes bergsoniens, par une critique du kantisme et de sa croyance comme forme a priori de la perception du temps homogène, aboutit, chez Machado, à une réflexion soutenue en relation avec d’autres courants philosophiques. Il convient de demeurer néanmoins au bergsonisme de Machado, relativement à sa conception temporelle de la poésie et à ses convictions philosophiques exposées dans Juan de Mairena.
§ 2. Il nous paraît nécessaire de réexaminer la démonstration bergsonienne si opportunément utilisée dans la poésie et la prose machadienne. L’interprétation temporelle de la poésie de Machado puise, de profundis, dans l’argumentation de Bergson. Les soucis de Bergson s’encrent autour de la notion de libre-arbitre, de la liberté personnelle qui séduit Machado. Ainsi qu’il l’affirme, dans une précision en péroraison d’un argument, au travers du flou des notions d’intensité, d’extensif ou de temps et d’espace, s’instaure et se développe une corruption de nos représentations de liberté. Cet argument crucial est le suivant : « car si la confusion de la qualité avec la quantité se limitait à chacun des faits de conscience, pris isolément, elle créerait des obscurités, comme nous venons de le voir, plutôt que des problèmes. Mais en envahissant la série de nos états psychologiques, en introduisant l’espace dans notre conception de la durée, elle corrompt, à leur source même, nos représentations de changement extérieur et du changement interne, du mouvement et de la durée » {1}. C’est à partir de ce constat de confusion et l’intérêt supérieur d’une conscience libre, que Bergson développe ses célèbres réfutations et distinctions par l’idée de durée et de liberté, qui enthousiasment Machado, contre les associationnistes et les déterministes, et, Kant d’autre part. La découverte, les dithyrambes{2} et l’utilisation de Machado de cette désormais, « classique » distinction bergsonienne, furent méritantes si l’on replace celles-ci dans leur contexte. Ceci nous révèle encore un Machado attentif et connaisseur, témoin des premières heures, comme avec M. Heidegger et l’approche de Sein und Zeit.