Texts by Patrick A. Durantou - HTML preview

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La métaphysique de la finitude et l’esprit cartésien M. de Unamuno et R. Descartes

 

Le dialogue « tras los montes » que nous nous proposons d’évoquer se trouve confronté à quelques difficultés. Nombre de préjugés semblent en effet liés à la lecture des textes en présence, qu’une première analyse ne dément pas. Si le texte unamunien apparaît tissé d’antinomies, de décroisement avec le texte cartésien dans l’expression même (littéraire » chez Unamuno), une herméneutique ne contrariera pas ce que l’intention et le projet commun, par-delà les oppositions, les différences, recèlent de riche et de propice à la pensée. Mais la difficulté majeure sans nul doute réside dans le contenu même. L’on ne saurait en effet trop déceler a priori de parenté entre le rationalisme cartésien et « l’existentialisme » unamunien. La ratio cartésienne, pleine, globalisante, érigée en système de pensée unique dans l’Histoire n’aurait, selon une exégèse par trop réductrice, que peu de soubassement, dans l’œuvre du penseur ibérique. Cependant, il n’est que de s’épancher sur les magnifiques chapitres du Sentiment tragique de la vie ou de L’Agonie du christianisme, pour comprendre comment Unamuno dépasse tout dogmatisme et élève sa pensée dans une logique proversive. Certes, notre propos n’est pas de ciseler ce qui est évolutif, mais il n’en demeure pas moins que l’existentialisme chrétien, inspiré pour une part de Kierkegaard, du penseur espagnol qui trouva son audience par delà les Pyrénées et dans le monde latin, transcende le rationalisme cartésien à bien des égards dans la contradiction selon un schéma personnel, heuristique, dans l’Histoire occidentale de la pensée.

L’œuvre de Miguel de Unamuno offre sous certains aspects quelques similitudes avec celle de R. Descartes que nous nous proposons d’analyser. Le premier cité, auteur hétérodoxe de la pensée ibérique, afrancesado de surcroît, polygraphe du Sentiment tragique de la vie, affleura en divers endroits à l’examen de l’intériorité. S’il n’était que de sérier la substance de l’homme unamunien et de la personnalité du philosophe salmantin, nous n’aurions qu’à inféoder – mutatis mutandis – une analytique « proversive ». Proversive en ce sens, à l’instar de Descartes, qu’un projet nourrit la pensée en une tension présente aussi bien dans les essais, les romans, que le théâtre et la poésie. Projet d’édification dans la continuité, sans morale, d’une œuvre achevée, encore qu’asystématique, qui offre une homonymie sous-jacente. L’homme unamunien, agonique autant que de son siècle, est universel, versant de l’âpreté du même à l’altérité qu’une question prolepse de son auteur transmet à l’avenir en pointillé. Sans donner dans un synéchisme excessif, il ne convient pourtant pas de préjuger l’intention de la lettre ni tenter un apparentement hardi. Il n’en demeure pas moins vrai que le projet cartésien scientifique de domination de la nature, le souci ontologique du Français nous semblent à bien des égards trouver une convergence avec la philosophie d’Unamuno d’un christianisme agonique. Efflorescences spirituelles riches et diffuses communes, averties des tensions et « différances » qui semblent liées dans le texte par delà les préjugés.

Certes, nous ne nous heurterons pas aux « coupures » et différences entre les deux pensées. Convenons que les deux « paysages philosophiques » semblent a priori assez lointains. Il nous semble cependant utile d’en présenter conjointement les traits essentiels.

L’un des traits caractéristiques communs est la volonté d’aboutissement. Ce travail d’historien décèle l’apport de la tradition qu’aucun des deux philosophes, malgré l’originalité abyssale de leur pensée, ne saurait dénier. Tous deux cèdent par là-même à la postérité, comme signe de leur importance. Les schèmes archétypaux préjugent d’ailleurs mal de leur défaut d’ouverture. La meditatio mortis unamunienne augure certes du pathos de l’homme-Unamuno différemment de l’auteur des Méditations. Il serait à ce propos congru de comparer ces deux grandes personnalités appartenant à des âges éloignés pour discerner autant d’autres traits communs. La métaphysique de la finitude, répondant sans synéchisme excessif à l’idéalisme cartésien, faisant écho à trois siècles de philosophie occidentale dans un système « ouvert ». Nous ne dresserons pas la liste unamunienne des figures agoniques de l’Histoire, dépourvue d’inter-mathème ni de recension, mais nous y trouverons, à côté de Pascal et de Kierkegaard, Descartes.

L’expression du cogitare n’est pas réductrice, mais elle invoque l’Être dans le projet formulé en tant que récit et/ou plan. Récit comme renvoi de la pluralité et plan comme connexion à l’unité. Dans cette interrelation spatio-temporelle aussi bien que spirituelle (sous-tendue) se dévoile l’extasis, l’apophantique du projet dont la vertu cathartique est le propre déroulement. L’on ne saurait trop en analyser la question de l’identité que d’affirmer l’univocité du même à la réalité de l’autre selon l’économie du texte cartésien.

Le grand intérêt de la confrontation de la pensée unamunienne et du projet cartésien n’est pas seulement celui de comparer une pensée de l’origine à la modernité, cependant qu’il est de notre propension d’argumenter, mais celui aussi, par-delà les culturels, de comparer deux modes réflexifs. Ces modes réflexifs non normatifs ne se révèlent guère aussi antinomiques qu’une lecture inavertie le décèlerait. Tous deux répondent, nonobstant, à la même volonté d’infléchir la réalité d’une époque, de répondre à la nécessité historique ainsi que de poser les jalons d’une marque pérenne et nécessaire.

Les jalons des ontologies en présence, sous-tendus par une intrastructure pré-réflexive, constituent une onto-gnoséologie ouverte. L’on aboutit ainsi au terme final de la médiateté de la connaissance dont l’actus preose la question de la technè et du faire. Cette question de la technè, si amplement discutée en ce siècle philosophique, est chez Descartes déjà « évolutive », non pas dressée monolithiquement, mais ancrée dans une réalité en devenir. La métaphysique de la finitude unamunienne sous-tend si bien cette même question de la technè qu’un long détour serait superflu. Il convient cependant d’en énoncer les similitudes ou recoupements avec l’ontologie cartésienne. Si l’énoncé cartésien est vertical, la problématique d’Unamuno est transversale. Couverte par le « pragmatisme » et la propension au concret du Salmantin, celle-ci puise dans tous les courants historiques toutes les questions de l’âge moderne, de manière sous-jacente, dans le style propre au polygraphe. Ce qui était si admirablement posé en 1637 trouve des opérateurs dans l’âme inquiète d’Unamuno, abordant de facto la question de l’Être contre la question nodale de sa philosophie. Nous ne saurions trop renchérir sur cette étude comparée ni trop estimer la descendance de Descartes intiateur d’Unamuno, étant donné que ce dernier admirait sans restriction l’auteur du Discours de la méthode.

La question du cogito examiné par Unamuno signale une œuvre de modernité. Ce réexamen est abordé dans un style de mouvance viventielle, dans laquelle, sans dénier l’aspect heuristique de la formule cartésienne, Unamuno ajoute une coextension onto-eidétique marquée. Le « je pense, je suis » est inversé dans une double péremption ontologique. L’Êtyre est antérieur, selon le schème préréflexif structurel unamunien, et coextensif à la noèsis selon une immanence « involutive ». D’aucuns diront qu’il s’agit là d’une question de méthode, mais il n’en reste pas moins que demeurent posés les traits marquants conséquents des deux systèmes de pensée.

En forme de suite à cette étude, nous évoquerons la postérité des œuvres en présence. Le génie cartésien inaugura l’âge moderne et fit cortège sans que l’on s’attarde par trop, plus qu’à une école, à un « esprit » emblématique. L’œuvre elle-même, à l’instar de celle unamunienne, ne saurait souffrir de l’usure du temps. La seconde trouve aujourd’hui un lectorat grandissant en Europe en vertu du souci avéré de l’auteur d’intégrer la pensée philosophique dans le roman aussi bien que dans le théâtre, voire dans la poésie.

Pour conclure cette trop brève exégèse, nous laisserons parler Unamuno dans ce qui nous semble constituer le sens intime de sa réflexion et marque de plus un lien irréfragable avec sa devancière : « Toute prétendue restauration du passé est une faiseuse d’avenir, et si ce passé est un rêve, quelque chose de mal connu… tant mieux. Comme toujours, on va à l’avenir ; celui qui marche y va, même s’il marche à reculons. Et qui sait si cela ne va pas mieux ainsi ! »{1}