Texts by Patrick A. Durantou - HTML preview

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Caractéristiques de l’Espoir chez A. Machado

 

Aspects de la métaphysique poétique de Machado

Nombre d’œuvres philosophiques souffrent d’un certain discrédit et n’obtiennent au regard des critiques, la label philosophique « conventionnel » qui exige une rigueur dans l’exposé nantie de glossèmes qui n’impliquent pas nécessairement la profondeur et la pertinence du discours.

Les écrits philosophiques de Machado souffrent de ce discrédit, semblent déranger le « sérieux-profond » de certains lecteurs par le ton humoristique et l’apparence légère des propos de Machado érigés, comme le souligne Pablo de A. Cobos, à double fin d’occulter le mélodramatique et de prendre distance vis-à-vis de soi-même et de sa propre pensée dans une perspective sceptique.

Si la forme de l’exposé machadien, les vocables employés et les références littéraires et philosophiques ne répondent pas aux critères préétablis par une intelligentsia férue de dogmatisme, les textes de Machado de fait jugés « inclassables » n’en possèdent pas moins un intérêt philosophique indiscutable.

Cette partie de l’œuvre de Machado est encore oubliée malgré l’intérêt de quelques commentateurs. Il suffit de se rappeler les assertions inaugurales du Discours d’entrée à l’Académie de la langue pour infirmer les projets et les intentions véritables de notre penseur : « si j’ai étudié une chose avec ardeur, c’est plutôt la philosophie qu’une aimable discipline littéraire. Je dois vous avouer qu’à part quelques poètes, les Belles Lettres ne m’ont jamais passionné. Mieux encore, je suis peu sensible aux gentillesses de la forme, à la pureté et à l’élégance du langage, à tout ce qui en littérature ne se recommande pas par son contenu. »

L’œuvre n’est pas non plus à considérer comme une création hybride de journaliste spécialisé ni comme le « produit » d’un poète d’évasion épris de verbalisme, mais, d’un certain point de vue, comme l’adaptation critique dans un ton inimitable de la méditation des grands penseurs qui ont influencé sa réflexion ; il ne suffit pas en effet de considérer Juan de Mairena comme une simple compilation d’articles journalistiques : si la publication principes d’une partie se fit en plusieurs étapes, successivement dans El Diario de Madrid et El Sol, l’harmonie de l’ensemble révèle l’intention future de Machado de la publier in-extenso. La naissance de Juan de Mairena fut une naissance à épisodes.

Le style des écrits philosophiques de Machado, comparable sous quelques facettes au style vivant et déclamatoire d’Unamuno (Confer, Vida de son Quijote y Sancho, Sans Manuel Bueno, martir, et certains passages des essais), déroge donc à l’habitude quasi rituelle d’instaurer un rapport tronqué avec le lecteur au travers d’un discours par trop abstrait et finalement vide pour la pensée, un souci spécieux d’universalité dans une volonté de réduire le réel et de produire un clivage par de nouvelles notions, des néologismes entre le vécu inféré de l’auteur, le texte et le lecteur. Le bref dialogue apocryphe présenté en liminaire de Juan de Mairena entre le professeur et ses élèves sur la rhétorique, symbolise le projet de Machado et nous révèle l’intention de l’auteur dans un des dialogues où le dire machadien provient en « slogan » par une subtile maïeutique.

Les « événements consuétudinaires » devient, « ce qui se passe dans la rue », dans un langage poétique descriptif similaire par bien des côtés à celui de Walt Whitman (Confer à ce propos l’interprétation unamunienne de « Song of myself » dans « Leaves of grass » d’une poésie de l’extase objectivée).

L’écriture de Machado est donc régie par cette règle de simplicité qui n’exclut pas l’exactitude et la précision de l’expression et un désir souverain d’éviter la pure rhétorique et les effets de style superfétatoires pour une communion totale avec le lecteur.

En corollaire au dialogue entre Mairena et un élève de la classe de Rhétorique et de Poétique, Mairena s’adressant à ses élèves pour une rare fois sur un ton affirmatif, précise ses goûts pour une écriture plus parlée et moins écrite, en opposition avec la prose marmoréenne certes « non dénuée de correction », mais « sans grâce » des écrivains contemporains.

La langue de Machado, transparent, vivante, est pourvue de cette grâce, sans ornements inutiles mais essentiellement séductrice. Par cette écriture « parlée », les épigrammes revêtent une tournure sentencieuse où, comme le commente J. Cassou, « La locution devient maxime, adage populaire que l’on aime à redire à l’encontre des arguties des dictionnaires, plagiats du folklore voués à l’oubli » (préface de Juan de Mairena ; Gallimard).

La pensée poétique de Machado, traversée – sans syncrétisme excessif – par de multiples courants que nous examinerons, mais demeurant toujours enracinée dans une certaine tradition hispanique, colorée de cette approche unique des problèmes éternels, fut sans cesse fécondée par l’idée de l’identité de la défense et de la diffusion de la culture. C’est ainsi que se meuvent, dans les textes, des traces de folklore, l’imaginaire, l’héritage philosophique du penseur et l’actualité immédiate dans le sillage tracé par Unamuno.

C’est dans cette optique que naquirent le recueil Abel Martin cancionero de Juan de Mairena et les épigrammes de Juan de Mairena : « pour nous, diffuser et défendre la culture sont une même chose ; augmenter dans le monde le trésor humain de conscience vigilante. » (Sobre la defensa y la difusion de la cultura.)

L’ensemble des écrits mêmes de Machado est empreint de cette conviction héritée de l’Aufklärung, de ce désir de partager et de faire partager du poète :

– L’aspect théâtral de l’enseignement ex-cathédra du professeur apocryphe Mairena obéit d’autre part aux soucis de distance de l’auteur afin d’échapper au dogmatisme et de favoriser la compréhension par l’effet cathartique propitiatoire à la compréhension que procurent les petites scènes imaginaires.

Ce souci d’échapper au dogmatisme et de préconiser le doute est un des traits marquants du penseur. Le scepticisme intégral de Machado ne vise pas à instaurer une doctrine et évite ainsi de retomber dans un dogmatisme contradictoire : « contre les sceptiques, on brandit un argument écrasant : qui affirme que la vérité n’existe pas, prétend que cela soit la vérité, tombant ainsi dans une évidente contradiction. Néanmoins cet argument irréfutable n’a convaincu sûrement aucun sceptique. Car le propre du sceptique consiste en ce que les arguments ne le convainquent pas. Lui, non plus, il ne prétend convaincre personne. » (Juan de Mairena).

Approche du scepticisme machadien

Il existe chez Machado un doute essentiel, comme une « difficulté » à opter pour une vérité qui rejoint l’idée pyrrhonienne de suspension du jugement face à l’isosthénie. Cette pratique, motivée par la nature contradictoire des solutions proposées à propos de chaque problème philosophique, n’opère pas au niveau physico-gnoséologique comme chez les sceptiques grecs et n’établit pas les limites et les modalités de la connaissance.

L’emprunt idéal de Machado se situe à un niveau poétique négatif. Le texte laudateur intitulé : Sobre Democritos y sus atomos nous révèle la nature du scepticisme machadien dénanti de tout l’aspect zététique des théories exposées par les disciples de Pyrrhon ou de Sextus Empiricus. Ce scepticisme ir-réalisateur (desrealizador) fonctionne au second degré.

Les propos exclamatifs de Machado dans l’épigramme susdit consacré au fondateur de l’atomisme et sa vision des atomes et du vide sont suscités par l’attitude poético-philosophique qu’un tel éveil présuppose, d’un point de vue radicalement subjectiviste. Il n’y a pas dans les textes machadiens de retour précis à la philosophie grecque mais une évocation poétique des relativistes, d’Héraclite, de Démocrite et une empreinte sophistique permanente.

L’enseignement de Mairena ne possède pas cependant l’aspect didactique d’un Protagoras. Ce scepticisme foncier (« apasionado escepticismo ») du double de Machado qui conseille une position sceptique face au scepticisme et participe comme le souligne A. Sanchez Barbudo (Estudios sobre Galdos, Unamuno y Machado) à l’obscurité externe du penseur est antinomique au doute méthodique cartésien pour l’acquisition de certitudes absolues. La facette la plus importante de cette circonscription spirituelle de Machado, face à certaines idéologies, est l’anorexie du jugement à la manière du phénoménisme de Hume.

Le dire poétique de Machado teinté du vitalo-intuitionnisme de Bergson, exégèse des métaphysiques occidentales, vise à montrer leurs limites afin de libérer la pensée des contemporains de certitudes novices. En définitive, ce scepticisme conscient, qui semble parfois doctrinal, devient instrument de vérité : « le scepticisme, qui, loin de viser, comme beaucoup le pensent, à tout nier est au contraire le seul moyen de défendre certaines choses, viendra à notre secours » (Juan de Mairena).