Le changement de paradigme (deuxième volet)
« Faire révolution partout » : ainsi parlait Sainte-Beuve de la méthode cartésienne. c’est que Descartes avait formulé le grand paradigme qui allait dominer l’Occident, la disjonction du sujet et de l’objet, de l’esprit et de la matière, l’opposition de l’homme et de la nature. Si à partir d’un paradigme de complexité, une nouvelle méthode peut naître, s’incarner, cheminer, progresser, alors elle pourrait peut-être « faire révolution partout », y compris dans la notion de révolution devenue aplatie, conformiste et réactionnaire.
Edgard Morin (La méthode, t. 1, La nature de la nature)
Ce monde, notre vaste et terrible univers, voici que pour la première fois nous en faisons partie.
Carl Sagan
Tout nous incite à mettre fin à la vision d’une nature non humaine et d’un homme non naturel.
Serge Moscovici
La science boute, évolue, avec le changement des modèles conceptuels guidant tous ses discours. Dans nombre de domaines scientifiques nous pouvons constater des changements de paradigmes qui plus que de simples « réformes » intéressant le monde clos des hommes de science, ouvrent de nouvelles perspectives pour l’homme en général. Ces changements de paradigme en anthropologie, biologie, astrophysique, sociologie (etc.) dévoilent des horizons insoupçonnés et bouleversent la vision que l’Homme a de lui-même et de l’univers tout entier. De ce fait tel ou tel changement de paradigme n’affecte pas seulement un domaine mais peut provoquer des bouleversements dans la manière de penser, susciter des interrogations philosophiques et même se répercuter dans le monde de l’Art voire de la poésie. C’est dire l’importance du sujet qui nous intéresse et que nous allons aborder principalement par l’étude du passionnant ouvrage d’Edgar Morin, « Le paradigme perdu : la nature humaine ». Après le premier volet qui analysait les nouvelles conceptions de l’univers, la présente étude se propose donc de ne disserte que sur ce que nous appelons désormais la nature humaine. Il s’agit par conséquent d’une vaste question touchant plus ou moins directement l’anthropologie, la biologie ? la sociologie et la philosophie. Pour présenter, en premier lieu, l’œuvre d’Edgar Morin il convient de signaler sa richesse en documents et informations diverses et par cela même la compétence de l’auteur, mais avant tout la clarté, la limpidité du texte, son approche facile due au choix d’expressions non-amphigouriques. De plus, les nombreuses digressions, compte rendu d’expériences ne gênent en rien le lecteur fervent de théories scientifiques délaissées de façon opportune au profit des observations, critiques d’Edgar Morin. Avant d’aborder l’étude directe du « paradigme perdu » qu’est la nature humaine il est nécessaire de signaler que derrière le sociologue, le chercheur qu’est originairement Morin, se cache un analyste, un observateur remarquable de la nature et conséquemment de l’Homme.
Le projet d’Edgar Morin est d’établir que l’Homme, plus que descendant de primates, stade ultime d’une longue évolution, est avant tout un primate (certes doué de raison), qui a su construire son fief culturel mais dont tout incite à penser qu’il n’en demeure pas moins naturel. Edgar Morin s’efforce donc d’inhiber, de détruire le mythe de l’Homme seulement culturel en démontrant qu’il n’existe aucune césure, aucune différence nature/culture. La culture ne peut être un « royaume indépendant » de la nature du simple fait que son souverain est « culturel ». Depuis l’aurore de la civilisation l’Homme se croit, comme le souligne Morin, « extra-naturel ou surnaturel » par ses nombreuses créations et sa domestication des primates. Le philosophe qui a le plus contribué à cette croyance est sans nul doute René Descartes dont le projet pour l’amélioration de la condition humaine de « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, partie sixième) consiste originairement à refouler tout notre atavisme naturel. En effet, Morin souligne que : « depuis Descartes, nous pensons contre nature, assurés que notre mission est de la dominer, la maîtriser, la conquérir ». Le destin de l’Homme n’est plus dépendant de la nature, l’Homme a su construire un univers culturel fondé aux dépens des « vertus » de la nature. L’Homme, poursuit Morin, est sujet dans un monde d’objets et ainsi « sur-naturel ». La nature a toujours constitué chez les philosophes un sujet de méditations (notamment chez les « physiologues » présocratiques, chez Platon, Aristote ou Rousseau), de même la nature humaine qui pour beaucoup est demeurée incertitude, chose absconse, inconnu. Cette dernière, parce que difficile à cerner, obscure, est devenue assimilable à la matière que seule la forme (qui peut être, ici, l’histoire ou la culture)- permet de définir. La nature humaine est ainsi pour certains (J.J. Rousseau par exemple) un paradigme à jamais perdu, pour d’autres, une pure chimère fruit de l’utopie des théories de métaphysiciens peu soucieux de la réalité.
Briser l’insularité de l’homme culturel demeure une entreprise difficultueuse en ce sens que la philosophie de l’homme extra-naturel s’est, depuis Descartes, partout répandue. Quelques esprits marquants ont pourtant essayé d’ouvrir des brèches dans la muraille qui sépare nature et culture, règne humain et désordre naturel, société humaine et meutes ou hordes animales. Le peintre Braque, pour en citer un, alléguait, du fait que sur une de ses toiles figurait un éclairage imaginaire, qu’il respectait la réalité faisant lui-même partie de la nature (son ego tout entier, pour reprendre un terme kantien ce qui présuppose donc son imagination, sa sensibilité…). Il n’en demeure pas moins que s’est constitué à partir du « mythe humaniste de l’homme surnaturel », de l’antinomie nature/culture, homme/animal un paradigme. Morin précise qu’il est inepte d’envisager la dualité antithétique naturel/culture, homme/animal du simple fait que l’homme ne peut être constitué de façon duelle, à savoir, bio-naturelle et psychosociale. L’homme, affirme Edgar Morin, est « une totalité bio-psycho-sociologique ». Si, en effet, comme nous l’avons considéré antérieurement, la nature humaine, « l’être biologique de l’homme » est une matière que forme la culture, d’où vient, s’interroge Morin, la culture ? L’anthropologie élude cette question fondamentale. Comme l’affirme Friedrich Hölderlin dont la problématique essentielle fut d’approcher poétiquement la nature et de saisir l’essence du « naturel », « l’Idéal a relayé la Nature » (Hypérion) par le fait même, abstraitement dit, que la nature s’est hissée à l’état de culture où règne l’Idéal. La culture selon le poète germanique est ainsi un idéal de la nature humaine dont le propre est le désir de s’élever par la réflexivité de sa volonté (volonté de la volonté, confer Nietzsche). Par le mythe de l’homme extra-naturel, l’on pouvait observer il y a vingt ans une séparation stricte de la triade Homme-Culture, Vie-Nature, Physique-Chimie en trois niveaux indépendants :
Homme – Culture
Vie – Nature
Physique – Chimie
Morin constate que depuis une vingtaine d’années des brèches ont été opérées qui démolissent le vieux paradigme d’une nature désordonnée, d’un, homme extra-naturel et de la vie désorganisée. Il y a tout d’abord la « révolution biologique » qui affronte les notions d’ordre et de désordre en considérant la vie comme un système complexe et auto-organisé. Toutes les machines vivantes sont, lors, perçues comme fiables, capables de régénérer, reproduire, dans lesquelles diverses interactions mises-en-jeu révèlent leur complexité. Il y a, peut-on dire une logique du vivant dans l’incertitude, le hasard, le désordre qui ouvre des perspectives et provoque une brèche pour la « destruction » du paradigme captieux qui nous intéresse : « cette logique du vivant est sans doute plus complexe que celle que notre entendement applique aux choses, bien que notre entendement soit un des produits de cette logique ». La connaissance de cette logique du vivant comme produit de la logique de notre entendement tend, déjà à réduire le fossé qui séparait, avec le paradigme de l’homme extra-naturel, l’homme (la culture) et la nature. Plus qu’offrir de nouvelles perspectives épistémologiques, cette connaissance ouvre de nouveaux horizons métaphysiques en révélant l’unité du vivant (corps-esprit) dans sa complexité : « aussi, la “révolution biologique” est seulement amorcée. Le vieux paradigme est en miettes, le nouveau n’est pas constitué. Mais la notion de vie est désormais modifiée : elle est, implicitement ou explicitement, liée aux idées d’auto-organisation et de complexité. » La nouvelle théorie écologique modifie, elle, la notion de nature. La nature n’offre plus, aux yeux des chercheurs scientifiques, un chaos où règne la loi du plus fort mais apparaît comme un organisme global. La communauté des êtres vivants, nonobstant le hasard et l’incertitude semble auto-régularisée (équilibre des taux de reproduction et des taux de mortalité à partir d’interactions aléatoires), hiérarchisée, fondée comme dans les sociétés humaines sur la compétition. Bref, l’unité globale des êtres vivants (écosystème) apparaît, à travers ces fondements complexes comme auto-organisée. C’est toute l’idée de nature qui, par la « révélation écologique » change : « l’écologie, ou plutôt l’écosystémologie est une science qui naît. Mais elle constitue déjà un apport capital à la théorie de l’auto-organisation du vivant, et en ce qui concerne l’anthropologie, elle réhabilite la notion de Nature et y enracine l’homme. La nature n’est plus désordre, passivité, milieu amorphe : elle est une totalité complexe. L’homme n’est pas une entité close par rapport à cette totalité complexe : il est un système ouvert, en relation d’autonomie/dépendance organisatrice au sein d’un écosystème ».
L’éthologie ? dit Morin, ouvre le biologisme vers le « haut » en étudiant le comportement des animaux en milieu naturel. Elle bouleverse l’idée d’animal dont le comportement était jusqu’alors considéré comme régi soit par réflexes, soit par instinct de conservation, de survie, de sauvegarde ou de reproduction. Il n’en est rien ; le comportement animal est organisé et organisateur par le fait que les animaux communiquent et s’expriment en messages divers et complexes. Le système de communications entre les animaux révèle de plus une société hiérarchisée, organisée de façon relativement complexe dont les règles semblent rigides.
L’ultime « brèche » qui permet de faire disparaître les césures entre les trois niveaux susdits et de provoquer une soudure épistémologique et changer ainsi le paradigme d’un homme extra-naturel est celle qu’offre la « révélation bio-sociologique » qui intéresse directement l’homme. La sociologie humaine n’est pas unique dans le monde des vivants. Il existe, comme chacun sait, les sociétés de fourmis, d’abeilles, certes reconnues mais considérées comme parfait exemple d’antisociété fondée sur la seule règle de l’obéissance instinctive. De plus ces cas étaient considérés comme exception, cas d’espèce qui ne révélaient pas une sociologie animale.
Les groupements d’animaux, les meutes, les hordes, les troupes révèlent plus qu’un simple instinct grégaire, une véritable société organisée de façon complexe. L’homme n’a nullement inventé la structuration hiérarchique du groupe, la communication ; la sociologie, affirme Morin, perd son insularité et devient le couronnement, la conséquence parfaite de la sociologie générale. Ainsi l’ordre social humain n’est plus à opposer au désordre des sociétés animales. Cette « révélation bio-sociologique » fait changer non seulement l’idée de société mais aussi l’idée de singe et l’idée d’homme. La société des primates est à concevoir comme celle qui a amené, à travers une longue évolution, celle des hommes. De même que la physiologie humaine « provient » de celle des primates, le corps social dérive des sociétés animales.
Ces diverses « révélations » ou révolutions bouleversent donc les idées de nature, de société, d’animal et surtout d’homme. L’homme n’est plus ce demi-dieu autosatisfait dans son monde rationalisé mais devient bio-culturel, animal savant qui redécouvre ses racines naturelles, qui cesse de penser contre la nature. La longue analyse des sociétés animales, du comportement des animaux en parallèle avec le comportement humain conduit Edgar Morin à cette conclusion : « ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas la notion d’homme, mais une notion insulaire de l’homme retranché de la nature et de sa propre nature ».
Ce retour au paradigme perdu qu’est la nature humaine demeure un assez bel exemple de changement de paradigme par lui-même révélateur de l’évolution scientifique tout entière…