Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vol 1 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle divines, voilà le spectacle qu'offrait cette malheureuse cité. Cependant le pieux moine demeura quelque temps dans ses illusions.

Luther entendait les Romains répéter autour de lui un proverbe répandu parmi ce peuple : « Bienheureuse, di« sait-on, est la mère dont le fils dit une messe à Saint«

Jean de Latran I» «Oh que je voudrais rendre ma mère « bienheureuse ! » se disait Luther. Le pieux fils de Marguerite chercha donc à dire une messe dans cette église, mais il ne le put, la presse était trop grande'.

Fervent et débonnaire, il parcourait toutes les églises e les chapelles ; il croyait tous les mensonges qu'on y débitait; il s'acquittait avec dévotion des pratiques de sainteté qui y étaient requises; heureux de pouvoir faire tant d'œuvres pies dont ses compatriotes étaient privés. « Oh ! Combien je regrette, se disait à lui-même le pieu Allemand, « que mon père et ma mère vivent encore ! Que j'aurais « de plaisir à les délivrer du feu du purgatoire avec mes « messes, mes prières, et tant d'autres œuvres aussi admirables [7]! » Il avait trouvé la lumière ; mais les ténèbres étaient loin d'être entièrement chassées de son entendement. Son cœur était converti, son esprit n'était point encore éclairé; il avait la foi et l'amour, mais il n'avait pas la science. Ce n'était pas peu de chose que de sortir de cette profonde nuit, qui, depuis tant de siècles, couvrait la terre.

Luther dit plusieurs fois la messe à Rome. Il le fit avec toute l'onction et la dignité qu'une telle action lui semblait requérir. Mais quelle affliction saisit le cœur du moine saxon en voyant le triste et profane mécanisme des prêtres romains dans la célébration du sacrement de l'autel ! Les prêtres, de leur côté, riaient de sa simplicité.

Un jour qu'il officiait, il se trouva qu'à l'autel voisin on avait déjà lu sept messes avant qu'il en eût lu une seule. «Marche, marche! « lui cria l'un des prêtres, renvoie vite à Notre-Dame son « fils; » faisant ainsi une allusion impie à la transsubstantiation du pain en corps et en sang de Jésus-Christ. Une autre fois Luther n'en était encore qu'à l'évangile que le prêtre qui était à côté de lui avait déjà fini sa messe. «Passa, « passa !

lui cria celui-ci; dépêche, dépêche ! aie donc une « fois fini ! [8]»

Son étonnement fut plus grand encore quand il découvrit dans les dignitaires de la papauté ce qu'il avait trouvé dans les simples prêtres; il avait mieux espéré d'eux.

Il était de bon ton à la cour papale d'attaquer le christianisme, et l'on ne pouvait passer pour un homme comme il faut si l'on n'avait pas sur les dogmes de l'Église quelque opinion erronée ou hérétique [9]. On avait voulu prouver à Érasme, par des passages de Pline, qu'il n'y a aucune différence entre l'âme des hommes et celle des bêtes [10], et de jeunes courtisans du pape prétendaient que la foi orthodoxe était le produit des inventions astucieuses de quelques saints [11].

La qualité d'envoyé des augustins d'Allemagne qu'avait Luther le fit inviter à plusieurs réunions d'ecclésiastiques distingués. Un jour, en particulier, il se trouva à table avec divers prélats; ceux-ci se montrèrent ingénument à lui dans leur mœurs 137

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle bouffonnes et leurs conversations impies, et ils ne se gênèrent point de faire en sa présence mille plaisanteries, le croyant sans doute du même esprit qu'eux. Ils racontèrent entre autres devant le moine, en riant et en en tirant gloire, comment à l'autel, lorsqu'ils disaient la messe, au lieu des paroles sacramentelles qui doivent transformer le pain et le vin en chair et en sang du Sauveur, ils prononçaient sur les éléments ces mots dérisoires : Panis es, et Panis mnnebis ; vinum es, et vinum manebis (pain tu es, et pain tu resteras; vin tu es, et vin tu resteras). Puis, continuaient-ils, nous élevons l'ostensoir, et tout le peuple adore.

Luther peut à peine en croire ses oreilles. Son esprit, doué de beaucoup de vivacité et même de gaieté dans la société de ses amis, avait une grande gravité quand il s'agissait de choses saintes. Les plaisanteries de Rome le scandalisaient. « J'étais, dit-il, un jeune moine grave et pieux. De telles « paroles m'affligeaient vivement. Si l'on parle ainsi à Rome « à table, librement et publiquement, pensais-je en moi« même, que serait-ce si les actions répondaient aux paroles, et si tous, pape, cardinaux, courtisans, disaient « ainsi la messe! Et moi, qui leur en ai entendu lire dévotement un si grand nombre, comme ils m'auraient « trompé' ! [12] »

Luther se mêlait souvent aux moines et aux bourgeois de Rome. Si quelques-uns exaltaient le pape et les siens, le plus grand nombre donnaient un libre cours à leurs plaintes et à leurs sarcasmes. Que n'avait-on pas à raconter sur le pape régnant, sur Alexandre VI, et sur tant d'autres ! Un jour, ses amis romains lui racontaient comment César Borgia, fils du pape, s'étant enfui de Rome, fut pris en Espagne.

Comme on allait le juger, il cria miséricorde dans sa prison, et demanda un confesseur.

On lui envoya un moine. Il le tua, se couvrit de son capuchon, et s'échappa. « J'ai entendu cela à Rome ; c'est une chose certaine [13], » dit Luther. Un autre jour, passant par une grande rue qui conduisait à l'église de Saint-Pierre, il s'était arrêté tout étonné devant une statue en pierre , représentant un pape sous la figure d'une femme tenant un sceptre, revêtu du manteau papal et portant un enfant dans ses bras.

C'est une fille de Mayence, lui dit-on, que les cardinaux choisirent pour pape, et qui accoucha à cette place. Aussi jamais un pape ne passe dans cette rue. « Je m'étonne, «

dit Luther, de ce que les papes laissent subsister cette « figure ! [14] »

Luther avait cru trouver l'édifice de l'Église entouré de splendeur et de force; mais ses portes étaient enfoncées et ses murailles consumées par le feu. Il voyait les désolations du sanctuaire, et il reculait d'effroi. Il n'avait rêvé que sainteté, il ne découvrait que profanation.

Les désordres hors des temples ne le frappaient pas moins. « La police est à Rome dure et sévère, disait-il. Le « juge ou capitaine parcourt toutes les nuits la ville à cheval avec trois cents serviteurs; il arrête quiconque se trouve dans les rues : rencontre-t-il un homme armé, il « le pend ou le jette dans le Tibre. Et cependant, la ville est remplie de désordres et de meurtres; tandis que là où la Parole de Dieu est purement et droitement annoncée on voit régner l'ordre et la paix, sans qu'il y ait besoin de la loi et 138

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de ses rigueurs'[16]. — On ne saurait croire que de péchés et d'actions infâmes se commettent dans Rome, dit-il encore; il faut le voir et l'entendre pour le croire.

Aussi a-t-on coutume de dire : S'il y a un enfer, Rome est bâtie au-dessus; c'est un abîme d'où sortent tous les péchés [17]. »

Ce spectacle fit déjà alors une grande impression sur l'esprit de Luther; elle augmenta plus tard. « Plus on approche de Rome, plus on trouve de mauvais chrétiens, « disait-il peu d'années après. On dit communément que celui qui va à Rome y cherche pour la première fois un « fripon ; que la seconde fois il le trouve; et que la troisième fois il l'emporte avec lui au moment où il en sort. « Mais maintenant on est devenu si habile, que l'on fait les « trois voyages en un [18]. » L'un des génies les plus tristement célèbres, mais aussi les plus profonds de l'Italie, Machiavel, qui vivait à Florence quand Luther y passa pour se rendre à Rome , a fait la même remarque : « Le plus «

grand symptôme, dit-il, de la ruine prochaine du christianisme ( par où il entendait le catholicisme romain),

C’est que plus les peuples se rapprochent de la capitale « de la chrétienté, moins on trouve en eux d'esprit chrétien. Les exemples scandaleux et les crimes de la cour « de Rome sont cause que l'Italie a perdu tout principe de « piété et tout sentiment religieux. Nous autres Italiens, « continue le grand historien, nous devons principalement « à l'Église et aux prêtres d'être devenus des impies et « des scélérats

[19]. » Luther sentit plus tard tout le prix de ce voyage : « Quand on me donnerait cent mille « florins, disait-il, je ne voudrais pas ne pas avoir vu « Rome [20]. »

Ce voyage lui fut aussi très avantageux sous le rapport de la science. Comme Reuchlin, Luther sut profiter de son séjour en Italie pour pénétrer plus avant dans l'intelligence de l'Écriture sainte. Il y prit des leçons d'hébreu d'un rabbin célèbre, nommé Elie Lévita. Il acquit en partie à Rome la connaissance de cette Parole divine sous les coups de laquelle Rome devait tomber.

Mais ce voyage fut surtout à un autre égard d'une haute importance pour Luther. Non-seulement le voile fut tiré, et le rire sardonique, l'incrédulité bouffonne qui se cachait derrière les superstitions romaines furent révélées au futur réformateur, mais encore la foi vivante que Dieu avait mise en lui fut alors puissamment fortifiée.

Nous avons vu comment il s'était livré d'abord à toutes les vaines pratiques au prix desquelles l'Église avait mis l'expiation des péchés. Un jour, entre autres, voulant gagner une indulgence promise par le pape à quiconque monterait à genoux ce qu'on appelle l'escalier de Pilate, le pauvre moine saxon grimpait humblement ces degrés qu'on lui disait avoir été miraculeusement transportés de Jérusalem à Rome. Mais, tandis qu'il s'acquittait de cet acte méritoire, il crut entendre comme une voix de tonnerre qui lui criait au fond du cœur, comme à Wittemberg et à Bologne : Le juste vivra par la foi! Cette parole, qui déjà à deux reprises l'a frappé comme la voix d'un ange de Dieu, retentit incessamment et avec puissance au dedans de lui. Il se lève 139

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle épouvanté, sur les degrés où il traînait son corps ; il a horreur de lui-même ; il est honteux de voir jusqu'à quel point la superstition l'a abaissé. Il fuit loin du lieu de sa folie'[21.

Ce mot puissant a quelque chose de mystérieux dans la vie de Luther. Ce fut une parole créatrice pour le réformateur et pour la Réformation; ce fut par elle que Dieu dit alors : Que la lumière soit ! et la lumière fut.

Il faut souvent qu'une vérité soit présentée à plusieurs reprises à notre esprit pour qu'elle produise l'effet qu'elle doit avoir. Luther avait beaucoup étudié l'Épître aux Romains, et cependant jamais la justification par la foi qui s'y trouve enseignée n'avait été si claire pour lui. Maintenant il comprend cette justice qui seule subsiste devant Dieu; maintenant il reçoit pour lui-même de la main de Christ cette obéissance que Dieu impute gratuitement au pécheur, dès qu'il porte humblement ses regards sur l'Homme-Dieu crucifié. C'est ici l'époque décisive de la vie intérieure de Luther. Cette foi, qui l'a sauvé des terreurs de la mort, devient l'âme de sa théologie, sa forteresse dans tous les périls, la puissance de ses paroles, la force de sa charité, le fondement de sa paix, l'aiguillon de ses travaux, sa consolation dans la vie et dans la mort.

Mais cette grande doctrine d'un salut qui émane de Dieu et non de l'homme ne fut pas seulement la puissance de Dieu pour sauver l'âme de Luther; elle devint encore la puissance de Dieu pour réformer l'Église : arme efficace que manièrent les apôtres; arme trop longtemps négligée, mais tirée enfin, dans son éclat primitif, de l'arsenal du Dieu fort. Au moment où Luther se releva dans Rome, tout ému et saisi par cette parole que Paul avait adressée quinze siècles auparavant aux habitants de cette métropole, la vérité, jusqu'alors tristement captive et liée dans l'Église, se releva pour ne plus tomber.

Il faut ici l'entendre lui-même : « Quoique je fusse un « moine saint et irréprochable, dit-il, ma conscience était « cependant pleine de troubles et d'angoisses. Je ne pou« vais souffrir cette parole : Justice de Dieu. Je n'aimais « point ce Dieu juste et saint qui punit les pécheurs. J'étais « rempli contre lui d'une secrète colère ; je le haïssais de « ce que, non content de nous épouvanter par la loi et par « les misères de la vie, nous pauvres créatures déjà per« dues par le péché originel, il augmentait encore notre «

tourment par l'Évangile Mais lorsque par l'Esprit de « Dieu je compris ces paroles, lorsque j'appris comment « la justification du pécheur provient de la pure miséricorde du Seigneur par le moyen de la foi alors je « me sentis renaître comme un nouvel homme, et j'entrai « à portes ouvertes dans le paradis même de Dieu'[22]. Je vis « aussi dès lors la chère et sainte Écriture avec des yeux « tout nouveaux. Je parcourus toute la Bible, je recueillis « un grand nombre de passages qui m'apprenaient ce qu'était l'œuvre de Dieu. Et comme auparavant j'avais haï de « tout mon cœur ce mot : «

Justice de Dieu, » je commençai dès lors à l'estimer et à l'aimer, comme le mot le « plus doux et le plus consolant. En vérité cette parole de « Paul fut pour moi la vraie porte du paradis. [23] »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Aussi, quand il fut appelé, en des occasions solennelles, à confesser cette doctrine, Luther retrouva-t-il toujours son enthousiasme et sa rude énergie. « Je vois, dit-il dans

« un moment importants, que le diable attaque sans cesse « cet article fondamental par le moyen de ses docteurs, et « qu'il ne peut à cet égard ni cesser ni prendre aucun «

repos. Eh bien, moi, le docteur Martin Luther, indigne « évangéliste de notre Seigneur Jésus-Christ, je confesse « cet article, que la foi seule justifie devant Dieu sans les «

œuvres, et je déclare que l'empereur des Romains, l'empereur des Turcs, l'empereur des Tartares, l'empereur « des Perses, le pape, tous les cardinaux, les évêques, les «

prêtres, les moines, les nonnes, les rois, les princes, les « seigneurs, tout le monde et tous les diables, doivent le « laisser debout et permettre qu'il demeure à jamais. Que «

s'ils veulent entreprendre de combattre cette vérité, ils « attireront sur leur tête les feux de l'enfer. C'est là le véritable et saint Évangile, et ma déclaration, à moi docteur Luther, selon les lumières du Saint-Esprit,.... Il n'y « a personne, continue-t-il, qui soit mort pour nos péchés, « si ce n'est Jésus-Christ le Fils de Dieu. Je le dis encore « une fois, dussent le monde et tous les diables s'entre-déchirer et crever de fureur, cela n'en est pas moins véritable. Et si c'est lui seul qui ôte les péchés, ce ne peut « être nous avec nos œuvres. Mais les bonnes œuvres « suivent la rédemption, comme les fruits paraissent sur « l'arbre. C'est là notre doctrine, c'est celle que le Saint « Esprit enseigne avec toute la sainte chrétienté. Nous la « gardons au nom de Dieu. Amen. »

C'est ainsi que Luther trouva ce qui avait manqué, au moins jusqu'à un certain degré, aux docteurs et aux réformateurs, même les plus illustres. Ce fut dans. Rome que Dieu lui donna cette vue claire de la doctrine fondamentale du christianisme. Il était venu chercher dans la ville des pontifes la solution de quelques difficultés concernant un ordre monastique, il en remporta dans son cœur le salut de l'Église rempli de tristesse et d'indignation.

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FOOTNOTES

[1] e Quod septem conventus a vicario in quifiusdam dissentirent. (Cochiceus.

[2] e Quod esset acer ingenio et cd contradiceedum Wax et vehemens. e (Ibid.)

[3] Luth. Op. (W.), XXII, p. 1468.

[4] Matth. Dresser., Big.

[5] Luth. Op. (W.), XXII, p. 2374 et 2377.

[6] Saucte Swizere! ora pro nabis. • (Luth. Op.(W.), XXII, p. 1314 et 1332•116

[7] Luth. Op. (W.), Dédicace du CXVII' Pa., V[ vol. L. g. —' Ibid.

[8] Luth. Op. (W.), XIX, von der Winke'messe. — Mathesius. B.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[9] In quel tempo non pareva fosse galantuotro e buou cortegiano colui che de dogmi della chiesa non eveva qualcbe opinion erronea ed heretica. (Carraciola, Vil. nasc.

Pauli 1V, cité par Ranke.)

[10] Burigny, Vie d'Érasme, I, 139.

[11] E medio Romance curie:, sectam juvenum... qui asserebant nostram fidem orthodoxam potins quibusdam sanctorum astutiis subsistere. • (Paul Canensius, Vila Pauli II.)

[12] Luth. Op. (W.%, XIX, von der Winkelmesse.

[13] « Das habe icb zu Rom fiir gewiss gehÔrt. . (Luth. Op. (W.), LUI, p. 13>2.)

[15] u Ba nimmt tnich Wunder dans die Pii.bste so!ches Bild leiden p. 1320.)

[16] I Luth. Op. (W.), XXII, p. 2376.

[17] Ist i■gend eine licae, su muss Rom darauf gebaut seyn.. (Ibid., 2377.)

[18] Adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande.

[19] I Disert. sur la prem. déc. de Tite-Live.

[20] 100,000 gulden. (Luth. Op. (W .), X111, p. •ei.)

[21] Seckend, p. 56.

[22] Qua vos Deus misericors justificat per fidem... (Luth. Op. lat., in Pro:[.) Hic me prorsus renatum esse seusi et apertis portis in ipsum paradisum intrasse.

[23] Glose sur l'édit impérial, 1131. (Luth. Op. (L.), t. II.) 142

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Détournant ses regards avec dégoût de la ville pontificale, il les portait avec espérance sur les saintes Écritures, et sur cette vie nouvelle que la Parole de Dieu semblait alors promettre au monde. Cette Parole grandit dans son cœur de tout ce qu'y perdit l'Église.

Il se détacha de l'une pour se tourner vers l'autre. Toute la Réformation fut dans ce mouvement-là. Elle mit Dieu dans les cœurs où était auparavant le prêtre.

Staupitz et l'Électeur ne perdaient pas de vue le moine qu'ils avaient appelé à l'université de Wittemberg. Il semble que le vicaire général eut un pressentiment de l'œuvre qu'il y avait à faire dans le monde, et que, la trouvant trop forte pour lui, il voulut y pousser Luther. Rien de plus remarquable et peut-être de plus mystérieux que ce personnage, qui se trouve partout pour précipiter le moine dans le chemin où Dieu l'appelle, et puis qui va lui-même finir tristement ses jours dans un couvent. La prédication du jeune professeur avait fait impression sur le prince; il avait admiré la force de son esprit, le nerf de son éloquence et l'excellence des choses qu'il exposait L'Électeur et son ami, voulant avancer un homme qui donnait de si grandes espérances, résolurent de lui faire prendre le grade élevé de docteur en théologie.

Staupitz se rendit au couvent. Il conduisit Luther dans le jardin du cloître, et là, seul avec lui sous un arbre, que Luther aimait plus tard à montrer à ses disciples [1], le vénérable père lui dit : n Il faut maintenant, mon ami, que vous deveniez docteur « de la sainte Écriture. [2]» Luther recula à cette pensée. Cet honneur éminent l'effrayait : «

Cherchez-en un peu plus « digne, répondit-il. Pour moi, je ne puis y consentir. » Le vicaire général insista : « Le Seigneur Dieu a beaucoup à « faire dans l'Église, il a besoin maintenant de jeunes et « vigoureux docteurs. » Cette parole fut peut-être dite en badinant, ajoute Melanchthon; cependant l'événement y répondit; car d'ordinaire beaucoup de présages précèdent les grandes révolutions t. Il n'est pas nécessaire de supposer que Melanchthon parle ici de prophéties miraculeuses. Le siècle le plus incrédule, celui qui nous a précédés, a vu se vérifier cette sentence. Que de présages annoncèrent, sans qu'il y eût miracle, la révolution qui le termina [3]

« Mais je suis faible et maladif, reprit Luther; je n'ai pas a longtemps à vivre. Cherchez un homme fort. — Le « Seigneur, répondit le vicaire général, a affaire dans le « ciel comme sur la terre; mort ou vivant, Dieu a besoin « de vous dans son conseil'. [4]»

« Il n'y a que le Saint-Esprit qui puisse créer un docteur « en théologie', [5]» s'écria alors le moine toujours plus épouvanté. — « Faites ce que demande votre couvent, dit «

Staupitz, et ce que moi-même, votre vicaire général, je « vous commande; car vous avez promis de nous obéir. — Mais ma pauvreté? reprit le frère, je n'ai rien pour « payer les dépenses qu'une telle promotion entraîne. — « Ne vous en inquiétez pas, lui dit son ami : le prince vous «

fait la grâce de se charger lui-même de tous les frais. »

Pressé de toutes parts, Luther crut devoir se rendre.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle C'était vers la fin de l'été de l'an 1512. Luther partit pour Leipzig, afin de recevoir des trésoriers de l'Électeur l'argent nécessaire à sa promotion. Mais, selon les usages des cours, l'argent n'arrivait pas. Le frère, impatienté, voulait partir; l'obéissance monacale le retint. Enfin, le 4 octobre, il reçut de Pfeffinger et de Jean Doltzig cinquante florins. Il leur en donna quittance. Il ne prend dans ce reçu d'autre qualité que celle de moine. « Moi Martin, dit-il, « frère de l'ordre des Ermites‘. [6] » Luther se hâta de retourner à Wittemberg.

André Bodenstein, de la ville de Carlstadt, était alors doyen de la faculté de théologie, et c'est sous le nom de Carlstadt, que ce docteur est surtout connu. On l'appelait aussi l'A, B, C ; ce fut Melanchthon qui le désigna d'abord ainsi, à cause des trois initiales de son nom. Bodenstein acquit dans sa patrie les premiers éléments des lettres. Il était d'un caractère grave, sombre, peut-être enclin à la jalousie, et d'un esprit inquiet, mais plein du désir d'apprendre et doué d'une grande capacité. Il parcourut diverses universités pour augmenter ses connaissances, et il étudia la théologie à Rome même.

Revenu d'Italie en Allemagne, il s'établit en Wittemberg et y devint docteur en théologie. « A cette époque, dit-il lui-même plus tard, « je n'avais pas encore lu la sainte Écriture [7]. » Ce trait donne une idée très juste de ce qu'était la théologie d'alors. Carlstadt, outre ses fonctions de professeur, était chanoine et archidiacre.

Voilà l'homme qui devait plus tard diviser la Réformation. Il ne voyait alors dans Luther qu'un inférieur; mais l'augustin devint bientôt pour lui un objet de jalousie. «

Je ne veux pas être moins grand que Luther', [8]» disait-il un jour. Bien éloigné alors de prévoir la grandeur à laquelle était destiné le jeune professeur, Carlstadt conféra à son futur rival la première dignité universitaire.

Le 18 octobre 1512, Luther fut reçu licencié en théologie, et prêta ce serment : « Je jure de défendre la vérité « évangélique de tout mon pouvoir'. [9]» Le jour suivant Bodenstein lui remit solennellement, en présence d'une nombreuse assemblée, les insignes de docteur en théologie. Il fut fait docteur biblique, et non docteur des sentences, et fut appelé ainsi à se consacrer à l'étude de la Bible, et non à celle des traditions humaines'[10]. Il prêta alors serment, comme il le rapporte lui-même [11], à sa bien-aimée et sainte Écriture. Il promit de la prêcher fidèlement, de l'enseigner purement, de l'étudier toute sa vie, et de la défendre par ses disputes et par ses écrits contre tous les faux detteurs, autant que Dieu lui serait en aide.

Ce serment solennel fut pour Luther sa vocation de réformateur. En imposant à sa conscience la sainte obligation de rechercher librement et d'annoncer courageusement la vérité chrétienne, ce serment éleva le nouveau docteur au-dessus des étroites limites où son vœu monastique l'eût peut-être confiné. Appelé par l'université, par son souverain, au nom de la majesté impériale et du siège de Rome. lui-même , engagé devant Dieu par le serment le plus sacré, il fut dès lors le héraut intrépide de la Parole de vie. Dans ce jour mémorable, Luther fut armé chevalier de la Bible.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Aussi ce serment prêté à la sainte Écriture peut-il être regardé comme l'une des causes du renouvellement de l'Église. L'autorité, seule infaillible, de la Parole de Dieu, tel fut le premier et fondamental principe de la Réformation. Toute réformation de détail opérée plus tard dans la doctrine, dans les mœurs, dans le gouvernement de l'Église et dans le culte, ne fut qu'une conséquence de ce premier principe. On peut à peine s'imaginer maintenant la sensation que dut produire cette vérité élémentaire si simple, mais méconnue pendant tant de siècles. Quelques hommes, d'une vue plus vaste que le vulgaire, en prévirent seuls les immenses conséquences. Bientôt les voix courageuses de tous les réformateurs proclamèrent ce principe puissant au retentissement duquel Rome s'écroulera : « Les chrétiens ne reçoivent d'autres doctrines que celles qui reposent sur les paroles expresses de Jésus-Christ, des apôtres et des prophètes. Nul homme, nulle assemblée de docteurs, n'ont le droit d'en prescrire de nouvelles. »

La situation de Luther était changée. L'appel qu'il avait reçu devint pour le réformateur comme l'une de ces vocations extraordinaires que le Seigneur adressa aux prophètes sous l'ancienne alliance, et aux apôtres sous la nouvelle.

L'engagement solennel qu'il prit fit une si profonde impression sur son âme, que le souvenir de ce serment suffit, dans la suite, pour le consoler au milieu des plus grands dangers et des plus rudes combats.' Et lorsqu'il vit toute l'Europe agitée et ébranlée par la parole qu'il avait annoncée ; lorsque les accusations de Rome, les reproches de plusieurs hommes pieux, les doutes et les craintes de son propre cœur, si facilement agité, semblaient pouvoir le faire hésiter, craindre et tomber dans le désespoir, il se rappela le serment qu'il avait prêté, et demeura ferme, tranquille et rempli de joie. «

Je me suis avancé au nom du « Seigneur, dit-il en une circonstance critique, et je me «

suis remis entre ses mains. Que sa volonté s'accomplisse! « Qui lui a demandé de me créer docteur?... Si c'est lui « qui m'a créé, qu'il me soutienne ! ou bien, s'il se repent «

de l'avoir fait, qu'il me destitue !... Cette tribulation ne « m'épouvante donc point. Je ne cherche qu'une chose, « c'est de me maintenir le Seigneur favorable dans tout ce « qu'il m'appelle à faire avec lui. » Une autre fois il disait : « Celui qui entreprend quelque chose sans vocation divine « cherche sa propre gloire. Mais moi, le docteur Martin «

Luther, j'ai été contraint à devenir docteur. Le papisme « a voulu m'arrêter dans l'acquit de ma charge; mais vous « voyez ce qui lui est arrivé, et il lui arrivera bien pis encore : ils ne pourront se défendre contre moi. Je veux, « au nom de Dieu, marcher sur les lions, et fouler aux « pieds les dragons et les vipères. Cela se commencera pendant ma vie et se finira après ma mort'. [12]»

Depuis l'heure de son serment, Luther ne chercha plus la vérité seulement pour lui-même : il la chercha pour l'Église. Encore tout plein des souvenirs de Rome, il entrevit confusément devant lui une carrière dans laquelle il se promit de marcher avec toute l'énergie de son âme. La vie spirituelle, qui jusqu'alors s'était manifestée au dedans de lui, s'étendit au dehors. Ce fut la troisième époque de son développement. L'entrée dans le couvent avait tourné vers Dieu ses pensées; la connaissance de la rémission 145

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle des péchés et de la justice de la foi avait affranchi son âme; le serment de docteur lui donna ce baptême de feu par lequel il devint réformateur de l'Église.

Ses idées se portèrent bientôt d'une manière générale sur la Réformation. Dans un discours qu'il avait écrit, à ce qu'il semble, pour être prononcé par le prévôt de Lietz-kau, au concile de Latran, il affirmait que la corruption du monde provenait de ce que les prêtres, au lieu de prêcher la pure Parole de Dieu, enseignaient tant de fables et de traditions. La Parole de la vie, selon lui, avait seule la puissance d'accomplir la régénération spirituelle de l'homme. Ainsi déjà alors c'était du rétablissement de la sainte doctrine, et non d'une simple réforme de mœurs, qu'il faisait dépendre le salut du monde. Luther n'était pas entièrement d'accord avec lui-même; il entretenait encore des opinions contradictoires : mais un esprit puissant se faisait jour dans tous ses écrits; il brisait courageusement les liens dont les systèmes des écoles enchaînaient les pensées des hommes; il dépassait partout toutes les limites que les siècles anciens avaient profondément creusées, et se frayait des sentiers nouveaux. Dieu était en lui.

Ce fut alors, raconte Melanchthon, qu'il exposa l'Épître aux Romains, puis les Psaumes; on possède en manuscrit les notes de ce travail dans la bibliothèque de Wolfenbüttel.

Les premiers adversaires qu'il attaqua furent ces fameux scolastiques qu'il avait lui-même tant étudiés, et qui régnaient alors en souverains dans toutes les académies. Il les accusa de pélagianisme; et, s'élevant avec force contre Aristote, le philosophe de l'école, et contre Thomas d'Aquin, qui en était l'ange, il entreprit de les jeter l'un et l'autre à bas du trône d'où ils commandaient, l'un à la philosophie, et l'autre à la théologie '.

« Aristote, Porphyre, les théologiens aux sentences (les « scolastiques), écrivait-il à Lange, sont les études perdues « de notre siècle. Je ne désire rien plus ardemment que de « dévoiler à plusieurs cet histrion qui s'est joué de l'Église en se couvrant d'un masque grec, et de montrer à « tous son ignominie'. » Dans toutes les disputes publiques on l'entendait répéter : « Les écrits des apôtres et des prophètes sont plus certains et plus sublimes que tous les « sophismes et toute la théologie de l'école. » De telles paroles étaient nouvelles; mais peu à peu on s'y habituait. Environ un an après il put écrire avec triomphe : « Dieu « opère. Notre théologie et saint Augustin avancent admirablement, et règnent dans notre université. Aristote « décline; il est déjà penché vers sa ruine prochaine et « éternelle. Les leçons sur les sentences donnent un admirable ennui. Nul ne peut espérer d'avoir des auditeurs « s'il ne professe pas la théologie biblique [13]. » Heureuse l'université dont on peut rendre un tel témoignage !

En même temps que Luther attaquait Aristote, il prenait le parti d'Érasme et de Reuchlin contre leurs ennemis. Il entra en relation avec ces grands hommes et avec d'autres savants, tels que Pirckheimer, Mutian, Hùtten, qui appartenaient plus ou moins au même parti. Il forma aussi à cette époque une autre amitié, qui fut d'une haute importance pour toute sa vie.

146

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Un homme remarquable par sa sagesse et sa candeur se trouvait alors à la cour de l'Électeur : c'était George Spa-latin. Né à Spalatus ou Spalt , dans l'évêché d'Eichstadt, il avait d'abord été curé du village de Hohenkirch, près des forêts de la Thuringe. Il fut ensuite choisi par Frédéric le Sage pour être son secrétaire, son chapelain et le précepteur de son neveu, Jean-Frédéric, qui devait un jour porter la couronne électorale. Spalatin était un homme simple au milieu de la cour; il paraissait craintif en présence des grands événements, circonspect et prudent, comme son maître en face de l'ardent Luther, avec qui il était dans une correspondance journalière. Comme Staupitz, il était fait plutôt pour des temps paisibles. De tels hommes sont nécessaires : ils sont comme ces matières délicates dont on enveloppe les bijoux et les cristaux pour les garantir des secousses du voyage. Elles semblent inutiles; cependant sans elles tous ces joyaux précieux eussent été brisés et perdus. Spalatin n'était pas un homme propre à faire de grandes choses; mais il s'acquittait fidèlement et sans bruit de la tâche qui lui était donnée Il fut d'abord un des principaux aides de son maître pour recueillir ces reliques des saints dont Frédéric fut longtemps grand amateur. Mais peu à peu il se tourna avec le prince vers la vérité. La foi, qui reparaissait alors dans l'Église, ne le saisit pas vivement comme Luther : il fut conduit par des voies plus lentes. Il devint l'ami de Luther à la cour, le ministre par lequel passaient toutes les affaires entre le réformateur et les princes, le médiateur entre l'Église et l'État.

L'Électeur honorait- Spalatin d'une grande intimité ; en voyage ils étaient toujours dans la même voiture [15]. Du reste, l'air de la cour étouffait souvent le bon chapelain; il lui prenait de profondes tristesses; il eût voulu laisser tous ces honneurs et redevenir simple pasteur dans les bois de la Thuringe. Mais Luther le consolait, et l'exhortait à demeurer ferme à son poste. Spalatin s'acquit l'estime générale. Les princes et les savants de son temps lui témoignaient les plus sincères égards. Érasme disait : «

J'inscris le nom de Spalatin, « non-seulement entre ceux de mes principaux amis, mais

« encore entre ceux de mes protecteurs les plus vénérés, « et cela, non sur du papier, mais dans mon propre « cœur; »

L'affaire de Reuchlin et des moines faisait alors grand bruit en Allemagne. Les hommes les plus pieux étaient souvent indécis sur le parti qu'ils devaient embrasser; car les moines voulaient détruire des livres judaïques où se trouvaient des blasphèmes contre le Christ. L'Electeur chargea son chapelain de consulter à cet égard le docteur de Wittemberg, dont la réputation était déjà grande. Voici la réponse de Luther; c'est la première lettre qu'il adressa au prédicateur de la cour :

« Que dirai-je? Ces moines prétendent chasser Béelzébub ; « mais ce n'est pas par le doigt de Dieu. Je ne cesse de « m'en plaindre et d'en gémir. Nous autres chrétiens, nous « commençons à être sages au dehors, et chez nous nous « sommes hors de sens

[15]. Il y a sur toutes les places de Jérusalem des blasphèmes cent fois pires que ceux des « Juifs, et tout y est rempli d'idoles spirituelles. Nous devrions, pleins d'un beau zèle, enlever et détruire ces enfle« mis intérieurs. Mais nous laissons ce qui nous 147

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle presse, et « le diable lui-même nous persuade d'abandonner ce qui « est à nous, en même temps qu'il nous empêche de corriger ce qui est aux autres. »

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FOOTNOTES

[1] Vim ingenii, nervos orationis, se rerum bonitatem expositarum in concionibus admiratus fuerat. . (Stelanchth., Vita Luth.)

[2] tinter einem Daum, den er mir und ande.n gereigt. (Matha., 6.)

[3] « Multa prtecedunt mutationes prtesagia.. (Vila Lulli.)

[4] Ibr lebet nuis oder sterbet, so dari' euch Gott in seinem Rathe.. (Mathes., 6.)

[5] Neminem niai Spiritum sanctum creare posse doctorem theologite.. (Weis-mann, Rie. Ecel., I, p. 1404.)

[6] LU*. Ep., I, p. II.

[7] Weismann, lig. Ecel., p. 14i6. Ibid.

[8] Jurn me veritatem evangelicam viriliter defensurum.

[9] Doctor biblicue, et non pas tenteniiariut. (Melanchthon.)

[10] Luth. Op. (W.), XVI, p. 2061.

[11] Mathesius, p.7.

[12] Luth. Op. (W.). XXI, MI.

[13] « Perdita studia nostri seeculi. e (Ep., I, 15. 8 février 1518.) 4 Ep., I, 57. (Du 18

mai 1517.)

[14] Qui cum principe in rheda sive lectico solitus est terri. e (Corpus Re forma-iorum, 1. 33.)

[15] a Forfis sapere et domi desipere. • (Luth. Ep., I, p. 8.) I Prtef. ad Gal.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Luther .ne se perdit point dans cette querelle. La foi vivante en Christ, voilà ce qui remplissait surtout son cœur et sa vie. « Dans mon cœur, disait-il, règne seule, et doit «

aussi seule régner, la foi en mon Seigneur Jésus-Christ, « qui est seul le commencement, le milieu et la fin de toutes « les pensées qui occupent mon esprit, nuit et jour'. [1] »

Tous ses auditeurs l'entendaient avec admiration parler de cette foi en Jésus-Christ, soit dans sa chaire de professeur, soit dans le temple. Ses enseignements répandaient la lumière. On s'étonnait de n'avoir pas reconnu plus tôt des vérités qui paraissaient si évidentes dans sa bouche. « Le « désir de se justifier soi-même est la source de toutes les « angoisses du cœur, disait-il. Mais celui qui reçoit Jésus Christ comme Sauveur a la paix, et non-seulement la « paix, mais la pureté du cœur. Toute sanctification du «

cœur est un fruit de la foi; car la foi est en nous une « œuvre divine, qui nous change et nous donne une naissance nouvelle, émanant de Dieu même. Elle tue Adam « en nous; et par le Saint-Esprit, qu'elle nous communique, elle nous donne un nouveau cœur et nous rend « des hommes nouveaux. Ce n'est pas par des spéculations « creuses, s'écriait-il encore, mais c'est par cette voie pratique, que l'on peut obtenir une connaissance salutaire de « Jésus-Christ »

Ce fut alors que Luther prêcha sur les dix commandements des discours qui nous ont été conservés sous le titre de Déclamations populaires. Sans doute il s'y trouve encore des erreurs : Luther ne s'éclairait lui-même que peu à peu. Le sentier des justes est comme la lumière resplendissante, qui augmente son éclat jusqu'à ce que le jour soit en sa perfection. Mais que de vérité dans ces discours! que de simplicité, que d'éloquence ! Que l'on comprend bien l'effet que le nouveau prédicateur devait produire sur son auditoire et sur son siècle! Nous ne citerons qu'un passage, pris au commencement.

Luther monte dans la chaire de Wittemberg, et lit ces paroles : « Tu n'auras point d'autres dieux. » Puis, s'adressant au peuple qui remplit le sanctuaire, il dit : « Tous les « fils d'Adam sont idolâtres et coupables contre ce premier e commandement'[2].

Sans doute cette assertion étrange surprend les auditeurs. Il s'agit de la justifier; l'orateur poursuit : « Il y « a deux genres d'idolâtrie, l'une du dehors, l'autre du dedans.

« Celle du dehors, où l'homme adore le bois, la pierre, les bêtes, les étoiles.

« Celle du dedans, où l'homme, craignant le châtiment, « ou cherchant ses aises, ne rend pas de culte à la créature, « mais l'aime intérieurement et se confie en elle...

« Quelle religion est celle-ci ! Vous ne fléchissez pas le « genou devant les richesses et les honneurs, mais vous « leur offrez votre cœur, la partie la plus noble de vous-mêmes... Ah ! vous adorez Dieu du corps, et de l'esprit « la créature.

149

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Cette idolâtrie règne en tout homme, jusqu'à ce qu'il « en soit guéri gratuitement par la foi qui est en Jésus Christ.

« Et comment cette guérison s'accomplit-elle?

« Le voici. La foi en Christ vous ôte toute confiance en « votre sagesse, en votre justice, en votre force; elle vous « apprend que si Christ ne fût mort pour vous et ne vous « eût ainsi sauvés, ni vous ni aucune créature n'eussiez pu « le faire [3]. Alors, vous apprenez à mépriser toutes ces « choses, qui vous demeuraient inutiles.

« Il ne vous reste plus que Jésus, Jésus seul, -Jésus suffisant pleinement à votre âme.

N'espérant plus rien de « toutes les créatures, vous n'avez plus que Christ, duquel «

vous espérez tout, et que vous aimez par-dessus tout.

« Or, Jésus est le seul, l’unique, le véritable Dieu. « Quand vous l'avez pour Dieu, vous n'avez plus d'autres « dieux'. [4] »

C'est ainsi que Luther montre comment l'âme est ramenée à Dieu, son souverain bien, par l'Évangile, suivant cette parole de Christ : Je suis le chemin : nul ne vient au Père que par moi. L'homme qui parle ainsi à son siècle, ne veut pas seulement renverser quelques abus; il veut avant tout établir la religion véritable. Son œuvre n'est pas seulement négative, elle est premièrement positive.

Luther tourne ensuite son discours contre les superstitions qui remplissaient alors la chrétienté, les signes et les caractères mystérieux, les observations de certains jours et de certains mois, les démons familiers, les fantômes, l'influence des astres, les maléfices, les métamorphoses, les incubes et les succubes, le patronage des saints, etc., etc.; il attaque l'une après l'autre ces idoles, et jette bas vigoureusement ces faux dieux.

Mais c'est surtout à l'académie, devant une jeunesse éclairée et avide de vérité, que Luther exposait tous les trésors de la Parole de Dieu. « Il expliquait de telle manière «

les Écritures, dit son illustre ami Melanchthon, que, d'après le jugement de tous les hommes pieux et éclairés, « c'était comme si un jour nouveau se fût levé sur la doctrine, après une longue et profonde nuit. Il montrait la « différence qui existe entre la Loi et l'Évangile. Il réfutait « cette erreur, dominante alors dans les Églises et dans les «

écoles, que les hommes méritent par leurs propres « œuvres la rémission des péchés, et sont rendus justes « devant Dieu par une discipline du dehors. Il ramenait « ainsi les cœurs des hommes au Fils de Dieu [5]. Comme « Jean-Baptiste, il montrait l'Agneau de Dieu qui a porté « les péchés du monde; il faisait comprendre que les péchés sont pardonnés gratuitement à cause du Fils de « Dieu, et que l'homme reçoit ce bienfait par la foi. Il ne « changeait rien dans les cérémonies. La discipline établie « n'avait pas, au contraire, dans son ordre, un observateur « et un défenseur plus fidèle. Mais il s'efforçait de plus en « plus de faire comprendre à tous ces grandes et essentielles doctrines de la conversion, de la rémission des « péchés, de la foi, et des vraies consolations qui se trou« vent dans la .croix. Les âmes pieuses étaient saisies et «

pénétrées de la douceur de cette doctrine, les savants la « recevaient avec joie [6]. On 150

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle eût dit que Christ, les apôtres et les prophètes sortaient des ténèbres et d'un cachot «

impure. [7] »

La fermeté avec laquelle Luther s'appuyait sur l'Écriture donnait à son enseignement une grande autorité. Mais d'autres circonstances ajoutaient encore à sa force. Chez lui la vie répondait aux paroles. On savait que ce n'était pas sur ses lèvres que prenaient naissance ses discours'[8]. Ils provenaient du cœur, et étaient mis en pratique dans toutes ses œuvres; et quand plus tard la Réformation éclata, beaucoup d'hommes influents, qui voyaient avec une grande douleur les déchirements de l'Église, gagnés à l'avance par la sainteté des mœurs du réformateur et la beauté de son génie, non-seulement ne s'opposèrent point à lui, mais encore embrassèrent la doctrine à laquelle ses œuvres rendaient témoignage [9]. Plus on aimait les vertus chrétiennes, plus on penchait pour le réformateur. Tous les théologiens honnêtes étaient en sa faveur [10].

Voilà ce que disent ceux qui le connurent, et en particulier l'homme le plus sage de son siècle, Melanchthon, et l'illustre adversaire de Luther, Érasme. L'envie et les préjugés ont osé parler de ses débauches. Wittemberg était changé par cette prédication de la foi. Cette ville était devenue le foyer d'une lumière qui devait éclairer bientôt l'Allemagne et se répandre sur toute l'Église.

Ce fut en 1516 que Luther publia un écrit d'un théologien mystique anonyme (probablement Éblanc, prêtre à Francfort), intitulé Théologie allemande, où l'auteur montre comment l'homme peut parvenir à la perfection par les trois voies de la purification, de l'illumination et de la communion [11]. Luther ne se jeta jamais dans la théologie mystique; mais il en reçut une impression salutaire : elle le fortifia dans le dégoût que lui inspirait une aride scolastique, dans son mépris pour les œuvres et les pratiques tant prônées par l'Église, dans la conviction où il était de l'impuissance spirituelle de l'homme et de la nécessité de la grâce, et dans son attachement à la Bible. « Je préfère « aux scolastiques, écrivait-il à Staupitz, les mystiques et la « Bible »

plaçant ainsi ces derniers docteurs à côté des écrivains sacrés. Peut-être aussi la Théologie allemande l'aida-t-elle à se former une idée plus saine des sacrements, et surtout de la messe; car l'auteur insiste sur ce que l'eucharistie donne Christ à l'homme, mais, n'offre pas Christ à Dieu. Luther accompagna cette publication d'une préface dans laquelle il déclarait qu'après la Bible et saint Augustin, il n'avait jamais rencontré de livres dont il eût plus appris sur Dieu, Christ, l'homme et toutes choses.

Déjà plusieurs docteurs parlaient mal des professeurs de Wittemberg, et les accusaient d'innovation. « On dirait, « continue Luther, qu'il n'y a jamais eu auparavant des «

hommes qui aient enseigné comme nous. Oui, vraiment, « il y en a eu. Mais la colère de Dieu, que nos péchés ont « méritée, a empêché que nous les vissions et que nous les

« entendissions. Pendant longtemps les universités ont relégué dans un coin la Parole de Dieu. Que l'on lise ce « livre, et que l'on me dise si notre Théologie est nouvelle, « car ce livre n'est pas nouveau [12]. »

151

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais si Luther prit dans la théologie mystique ce qu'il pouvait y avoir de bon, il n'y prit pas ce qu'elle a de mauvais. La grande erreur du mysticisme est de méconnaître le salut gratuit. Nous allons avoir un exemple remarquable de la pureté de sa foi.

Luther, doué d'un cœur affectueux et tendre, désirait voir ceux qu'il aimait en possession de cette lumière qui l'avait guidé aux sentiers de la paix. Il profitait de toutes les occasions qu'il avait comme professeur, comme prédicateur, comme moine, ainsi que de sa correspondance étendue, pour communiquer à d'autres son trésor. Un de ses anciens frères du couvent d'Erfurt, le moine George Spenlein, se. trouvait alors dans le couvent de Memmingen, après avoir peut-être passé quelque temps à Wittemberg. Spenlein avait chargé le docteur de vendre divers objets qu'il lui avait laissés, une tunique d'étoffe de Bruxelles, un ouvrage d'un docteur d'Isenac, et un capuchon. Luther s'acquitta soigneusement de cette commission. Il a reçu, dit-il à Spenlein dans une lettre du 7 avril 1516, un florin pour la tunique, un demi-florin pour le livre, un florin pour le capuchon, et il a remis le tout au père vicaire, à qui Spenlein devait trois florins. Mais Luther passe promptement de ce compte de dépouilles monacales à un sujet plus important.

« Je voudrais bien, dit-il au frère George, savoir ce que « devient ton âme. N'est-elle pas fatiguée de sa propre « justice? ne respire-t-elle pas enfin, et ne se confie-t-elle «

pas dans la justice de Christ? De nos jours, l'orgueil en « séduit plusieurs, et surtout ceux qui s'appliquent de toutes « leurs forces à être justes. Ne comprenant pas la justice « de Dieu, qui nous est donnée gratuitement en Jésus-Christ, « ils veulent subsister devant lui avec leurs mérites. Mais « cela ne se peut. Quand tu vivais avec nous, tu étais dans « cette erreur, et j'y étais aussi. Je la combats encore sans « cesse, et je n'en ai point entièrement triomphé.

« 0 mon cher frère, apprends à connaître Christ, et Christ « crucifié. Apprends à lui chanter un nouveau cantique, à « désespérer de toi-même et à lui dire : Toi, Seigneur «

Jésus, tu es ma justice, et moi je suis ton péché. Tu as pris ce qui est à moi, et tu m'as donné ce qui est à « toi [13]. Ce que tu n'étais pas, tu l'es devenu, afin que ce « que je n'étais pas, je le devinsse! — Prends garde, ô mon « cher George, de ne pas prétendre à une pureté telle, que tu ne veuilles plus te reconnaître pécheur. Car Christ « n'habite que dans les pécheurs. Il est descendu du ciel « où il habitait dans les justes, afin d'habiter aussi dans « les pécheurs. Médite avec soin cet amour de Christ, et tu en savoureras l'ineffable consolation. Si nos travaux « et nos afflictions pouvaient nous donner le repos de la « conscience, pourquoi Christ serait-il mort? Tu ne trouveras la paix qu'en lui, en désespérant de toi et de tes « œuvres, et en apprenant avec quel amour il t'ouvre les « bras, prenant sur lui tous tes péchés, et te donnant toute « sa justice. »

Ainsi la doctrine puissante qui avait déjà sauvé le monde au temps des apôtres, et qui devait le sauver une seconde fois au temps des réformateurs, était exposée par Luther 152

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avec force et avec clarté. Passant par-dessus des siècles nombreux d'ignorance et de superstition, il donnait ici la main à saint Paul.

Spenlein ne fut pas le seul qu'il chercha à instruire sur cette doctrine fondamentale.

Le peu de vérité qu'il trouvait à cet égard dans les écrits d'Érasme l'inquiétait. H

importait d'éclairer un homme dont l'autorité était si grande et le génie si admirable.

Mais comment faire? Son ami de cour, le chapelain de l'Électeur, était respecté d'Érasme : c'est à lui que Luther s'adresse. « Ce qui me déplaît dans « Érasme, cet homme d'une si grande érudition, mon cher Spalatin, lui écrit-il, c'est que par la justice des « œuvres ou de la loi, dont parle l'Apôtre, il entend l'accomplissement de la loi cérémonielle. La justification « de la loi ne consiste pas seulement dans les cérémonies, « mais dans toutes les œuvres du Décalogue. Quand ces œuvres s'accomplissent hors de la foi en Christ, elles peuvent, il est vrai, faire des Fabricius, des Regulus, et « d'autres hommes parfaitement intègres aux yeux du « monde; mais elles méritent alors aussi peu d'être nommées justice, que le fruit d'un néflier d'être appelé « figue. Car nous ne devenons pas justes, comme Aristote « le prétend, en faisant des œuvres de justice; mais quand « nous sommes devenus justes, nous faisons de telles « œuvres '.

Il faut d'abord que la personne soit changée, ensuite les œuvres. Abel fut d'abord agréable à Dieu, et « puis son sacrifice. » Luther continue : « Je vous en prie, «

remplissez le devoir d'un ami et d'un chrétien, en faisant connaître ces choses à Érasme. » Cette lettre est datée ainsi : « A la hâte, du coin de notre couvent, le 19

octobre 1516. » Elle met sous leur véritable jour les rapports de Luther avec Érasme.

Elle montre l'intérêt sincère qu'il portait à ce qu'il croyait être vraiment avantageux à cet illustre écrivain. Sans doute, plus tard, l'opposition d'Érasme à la vérité le força à le combattre ouverte.. ment; mais il ne le fit qu'après avoir cherché à éclairer son antagoniste.

On entendait donc enfin exposer des idées à la fois claires et profondes sur la nature du bien. On proclamait donc ce principe, que ce qui fait la bonté réelle d'une œuvre, ce n'est pas sa forme extérieure, mais l'esprit dans lequel elle est accomplie. C'était porter un coup de mort à toutes les observances superstitieuses qui depuis des siècles étouffaient l'Église et empêchaient les vertus chrétiennes d'y croître et d'y prospérer.

« Je lis Érasme, écrit encore Luther, mais il perd de « jour en jour de son crédit auprès de moi. J'aime à le « voir reprendre avec tant de science et de fermeté les « prêtres et les moines, de leur croupissante ignorance; «mais je crains qu'il ne rende pas de grands services à la doctrine de Jésus-Christ. Ce qui est de l'homme lui tient « plus à cœur que ce qui est de Dieu [14]. Nous vivons dans « des temps dangereux. On n'est pas un bon et judicieux « chrétien parce qu'on comprend le grec et l'hébreu. Jérôme, qui savait cinq langues, est inférieur à Augustin, qui n'en comprenait qu'une; bien qu'Érasme pense le contraire. Je cache avec grand soin mon sentiment touchant «

153

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Érasme, dans la crainte de donner gain de cause à ses adversaires. Peut-être le Seigneur lui donnera-t-il l'intelligence en son temps [15]. »

L'impuissance de l'homme, la toute-puissance de Dieu, telles étaient les deux vérités que Luther voulait rétablir. C'est une triste religion et une triste philosophie que celles qui renvoient l'homme à ses forces naturelles. Les siècles les ont essayées, ces forces si vantées; et tandis que l'homme est parvenu par lui-même à des choses admirables en ce qui concerne son existence terrestre, il n'a jamais pu ni dissiper les ténèbres qui cachent à son esprit la connaissance du vrai Dieu, ni changer un, seul penchant de son cœur. Le plus haut degré de sagesse qu'aient atteint des intelligences ambitieuses ou des âmes brûlantes du désir de la perfection, a été de désespérer d'elles-mêmes [16].

C'est donc une doctrine généreuse, consolante, et souverainement vraie que celle qui nous dévoile notre impuissance, pour nous annoncer une puissance de Dieu par laquelle nous pourrons toutes choses. Elle est grande cette Réformation qui revendique sur la terre la gloire du ciel, et qui plaide auprès des hommes les droits du Dieu fort.

Mais personne ne connut mieux que Luther l'alliance intime et indissoluble qui unit le salut gratuit de Dieu et les œuvres libres de l'homme. Personne ne montra mieux que lui, que ce n'est qu'en recevant tout de Christ que l'homme peut beaucoup donner à ses frères. il présentait toujours ces deux actions, celle de Dieu et celle de l’homme, dans le même tableau. C'est ainsi qu'après avoir exposé au frère Spenlein quelle est la justice qui sauve, il ajoute : « Si tu crois fermement ces choses, « comme tu le dois (car maudit est quiconque ne les croit « pas), accueille tes frères encore ignorants et errants «

comme Jésus-Christ t'a accueilli toi-même. Supporte-les « avec patience; fais de leurs péchés les tiens propres; et « si tu as quelque chose de bon, communique-le-leur. «

Recevez-vous les uns les autres, dit l'Apôtre, comme aussi « Christ nous a reçus pour la gloire de Dieu. C'est une « triste justice que celle qui ne veut pas supporter les « autres, parce qu'elle les trouve mauvais, et qui ne pense « qu'à chercher la solitude du désert, au lieu de leur faire « du bien par la patience, la prière et l'exemple. Si tu es le « lis et la rose de Christ, sache que ta demeure est parmi « les épines. Seulement prends garde que par ton impatience, tes jugements téméraires et ton orgueil caché, tu « ne deviennes toi-même une épine. Christ règne au mi« lieu de ses ennemis. S'il n'avait voulu vivre que parmi « les bons, et ne mourir que pour ceux qui l'aimaient, « pour qui, je te le demande, fut-il mort, et au milieu de « qui eût-il vécu? »

Il est touchant de voir comment Luther mettait lui-même en pratique ces préceptes de charité. Un augustin d'Erfurt, George Leiffer, était en butte à plusieurs épreuves.

Luther l'apprit, et, huit jours après avoir écrit la lettre à Spenlein, il vint à lui avec compassion : « J'apprends que vous êtes « agité par bien des tempêtes, et que votre esprit est poussé « çà et là par les flots... La croix de Christ est divisée par « toute la terre, et il en revient à chacun sa part. Vous « donc, ne rejetez pas celle qui vous est échue. Recevez-la « plutôt comme une relique sainte, non dans un vase d'or « ou d'argent, mais, ce qui est bien préférable, dans un « cœur d'or, dans un cœur plein de 154

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle douceur. Si le bois de « la croix a été tellement sanctifié par le sang et la chair de «

Christ, que nous le considérions comme la relique la plus auguste, combien plus les injures, les persécutions, les « souffrances, la haine des hommes, doivent-elles être «

pour nous de saintes reliques, puisqu'elles n'ont pas été « seulement touchées par la chair de Christ, mais qu'elles « ont été embrassées, baisées, bénies, par son immense «

charités. »

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FOOTNOTES

[1] Non per speculatitmem, sed per banc viam praticam.

[2] Omnes filii Adte sunt idololatrte. (Decem prcecepta Wittembergenei popuib prote/sa:a per R. P. D. Mareitum Lutherum, Aug. anno 1510.) Ces discours furent prononcés en allemand : nous citons l'édition latine, I, p. 1.

[3] . Niti ipse pro tg mortuus esset , teque servaret, nec tu, nec omnis creatura tibi posset prodesse. • (Decem procepia, etc.)

[4] At Jesus est verus, unus, tolus Deus, quem cum babes, non babas alluma deum.

(Mid.)

[5] Lievotavit igitur Lutherus hominum mentes ad Filium Dei. (tde)eeelith.,Vita Luth.)

[6] Mujus doctrine: dulcedine pli omnes valde capiebantur, et eruditis gratum erat.

(Melanchth., Vita Luth.)

[7] Quasi ex teuebris, carme, squalore educi Christum, prophetas, apoetolos.. (Ibid.)

[8] Oratio non in labris nasci, sed in pectore.. (Ibid.)

[9] Eique propter auctoritatem, quam sanctitate morum antea pepererat, adieu-serunt. . (Ibid.)

[10] Puto et Lodie theologos omnes probos favere Luthero. (Braient Ep., I, 652.)

[11] fi tille praefero mysticns et Biblia. e (Luth., Ep., 1, 107.)

[12] Die Deutsche Theologie; Strasbourg, 1519; preef.

[13] Tu, Domine Jetai, es justicia mea; ego autem sum peccatum tuum : tu as-sumpsisti meum, et dedisti mihi tuum.. (Luth. Ep. , I, p.17.)

[14] Romana prenaient in eo plus quam divine. .

[15] Dabit ei Dominus intellectum suo forte tempore. (Luth. Ep., I, p. 52.)

[16] Ti or,v ; ôvvarôv clveclidtErrerov iivott 19A; Quoi ! est-il possible de ne pas pecher?

demande Épictète. (IV, 12, 19.) 'Ajtaxecvov. Impossible! répond-il.

155

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

L'enseignement de Luther portait des fruits. Plusieurs de ses disciples se sentaient déjà poussés à professer publiquement les vérités que les leçons du maître leur avaient révélées. Parmi ses auditeurs se trouvait un jeune savant, Bernard de Feldkirchen, professeur de la physique d'Aristote à l'université, et qui, cinq ans plus tard, fut le premier des ecclésiastiques évangéliques qui entra dans les liens du mariage.

Luther désira que Feldkirchen soutint, sous sa présidence, des thèses dans lesquelles ses principes étaient exposés. Les doctrines professées par Luther acquéraient ainsi une publicité nouvelle. La dispute eut lieu en 1516.[1]

C'est ici la première attaque de Luther contre le règne des sophistes et contre la papauté, comme il s'exprime lui-même. Quelque faible qu'elle fût, elle lui causa plus d'une inquiétude. « Je permets qu'on imprime ces propositions, » dit-il, bien des années après, en les publiant dans ses œuvres, « principalement afin que la grandeur de ma cause « et le succès dont Dieu l'a couronnée ne m'élèvent pas; « car elles manifestent pleinement mon ignominie, c'est à dire, l'infirmité et l'ignorance, la crainte et le tremblement, avec lesquels je commençai la lutte. J'étais seul; je « m'étais jeté imprudemment dans cette affaire. Ne pouvant reculer, j'accordais au pape plusieurs points importants, et même je l'adorais [2]»

Voici quelques-unes de ces propositions :

« Le vieil homme est la vanité des vanités; il est l'universelle vanité; et il rend vaines les autres créatures, « quelque bonnes qu'elles soient.

« Le vieil homme est appelé la chair, non pas seulement parce qu'il est conduit par la convoitise des sens, « mais encore parce que, quand même il serait chaste, prudent et juste, il n'est pas né de nouveau, de Dieu, par « l'Esprit.

« Un homme qui est en dehors de la grâce de Dieu ne « peut observer le commandement de Dieu, ni se préparer « en tout ou en partie à recevoir la grâce; mais il reste nécessairement sous le péché.

« La volonté de l'homme sans la grâce n'est pas libre, « mais elle est esclave, et elle l'est de son propre gré.

« Jésus-Christ, notre force, notre justice, celui qui « sonde les cœurs et les reins, est seul scrutateur et juge « de nos mérites.

Puisque tout est possible par Christ à celui qui croit, « il est superstitieux de chercher d'autres secours, soit « dans la volonté humaine, soit dans les saints [3]. »

Cette dispute fit grand bruit, et on l'a considérée comme le commencement de la Réformation.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le moment approchait où cette Réformation allait éclater. Dieu se hâtait de préparer l'instrument dont il voulait se servir. L'Électeur ayant bâti à Wittemberg une nouvelle église, à laquelle il donna le nom d'église de Tous-les-Saints, envoya Staupitz dans les Pays-Bas pour y recueillir les reliques dont il voulait orner le nouveau temple. Le vitaire général chargea Luther de le remplacer durant son absence, et en particulier de faire la visite de quarante monastères de la Misnie et de la Thuringe.

Luther se rendit d'abord à Grimma, où pour la première fois il entendit parler de Tezel, et de là à Dresde. Partout il s'efforçait d'établir les vérités qu'il avait reconnues, et d'éclairer les membres de son ordre. « Ne vous attachez « pas à Aristote ou à d'autres docteurs d'une philosophie « trompeuse, disait-il aux moines; mais lisez assidûment la

« Parole de Dieu. Ne cherchez pas votre salut dans vos « forces et vos bonnes œuvres, mais .dans les mérites « de Christ et dans la grâce divine [4]. »

Un moine augustin de Dresde s'était enfui de son couvent et se trouvait à Mayence, où le prieur des augustins l'avait reçu. Luther écrivit à ce prieur [5] pour lui redemander cette brebis perdue; et il ajouta ces paroles pleines de vérité et de charité : « Je sais, je sais qu'il est nécessaire « que des scandales arrivent. Ce n'est pas un miracle que «

l'homme tombe; mais c'en est un que l'homme se relève et se tienne debout. Pierre tomba afin qu'il sût « qu'il était homme. On' voit aujourd'hui encore tomber « les cèdres du Liban. Les anges même, ce qui surpasse « toute imagination, sont . tombés dans le ciel, et Adam « dans le Paradis. Pourquoi donc s'étonner si un roseau « est agité par le tourbillon , et si un lumignon fumant « vient à s'éteindre ? »

De Dresde, Luther se rendit à Erfurt, et reparut, pour remplir les fonctions de vicaire général, dans ce même couvent où, onze ans auparavant, il avait remonté l'horloge, ouvert la porte et balayé l'église. Il établit prieur du couvent son ami le bachelier Jean Lange, homme savant et pieux, mais sévère : il l'exhorta à l'affabilité et à la patience. «

Ayez, lui écrivit-il peu après, un esprit de douceur envers le prieur de Nuremberg; cela est convenable, puisque le prieur a un esprit amer. « L'amertume ne se chasse pas par l'amertume, c'est-à-dire « le diable par le diable; mais le doux dissipe l'amer, « c'est-à-dire, le doigt de Dieu chasse les démons [6]. » Il faut peut-être regretter que Luther ne se soit pas souvenu en diverses occasions de cet excellent conseil.

A Neustadt sur Orla il n'y avait que divisions. Les troubles et les querelles régnaient dans le couvent. Tous les moines étaient en guerre avec leur prieur. Ils assaillirent Luther de leurs plaintes. Le prieur, Michel Dressel, ou Tornator, comme l'appelle Luther, en traduisant son nom en latin, exposa de son côté au docteur toutes ses angoisses.. « La « paix ! la paix [7] » disait-il. « Vous cherchez la paix, « répondit Luther, mais vous cherchez la paix du monde « et non celle de Christ. Ne savez-vous donc pas que notre « Dieu a placé. sa paix au milieu de la guerre? II n'a pas « la paix, celui que personne ne trouble. Mais Celui qui « troublé par tous les hommes et par toutes les choses de « la vie, supporte tout tranquillement et avec joie, celui-là « possède la paix véritable. Vous dites avec Israël : La paix! « la paix ! et il n'y a point de paix. Dites 157

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle plutôt avec Christ : « La croix ! la croix ! et il n'y aura point de croix; car la « croix cesse d'être croix dès qu'on dit avec amour : O croix bénie ! il n'est point de bois semblable au tien'. » Luther, voulant mettre fin à ces divisions, permit aux moines d'élire un autre prieur.

Luther fut de retour à Wittembtrg après une absence de six semaines. Il était attristé de tout ce qu'il avait vu; mais ce voyage lui fit mieux connaître l'Église et le monde, lui donna plus d'assurance dans ses rapports avec les hommes, et lui offrit de nombreuses occasions de fonder des écoles, de presser cette vérité fondamentale que, « l'Écriture sainte « seule nous montre le chemin du ciel, » et d'exhorter les frères à vivre ensemble saintement, chastement et pacifiquement [8].

Nul doute qu'une abondante semence fut répandue dans les divers couvents augustins pendant ce voyage du réformateur. Les ordres monastiques, qui avaient été longtemps l'appui de Rome, firent peut-être plus pour la Réformation que contre elle. Cela est vrai surtout de l'ordre des Augustins. Presque tous les hommes pieux, d'un esprit libre et élevé, qui se trouvaient dans les cloîtres, se tournèrent vers l'Évangile.

Un sang nouveau et généreux circula bientôt dans ces ordres, qui étaient comme les artères de la catholicité allemande. On ne savait rien dans le monde des nouvelles idées de l'augustin de Wittemberg, que déjà elles étaient le grand sujet de conversation des chapitres et des monastères. Plus d'un cloître fut ainsi une pépinière de réformateurs. Au moment où les grands coups furent portés, des hommes pieux et forts sortirent de leur obscurité, et abandonnèrent ta retraite de la vie monacale pour la carrière active de ministres de la Parole de Dieu. Déjà dans cette inspection de 1516, Luther réveilla par ses paroles bien des esprits endormis. Auss4 a-t-on nommé cette année « l'étoile du matin du jour évangélique. »

Luther se remit à ses occupations ordinaires. Il était à cette époque accablé de travail : ce n'était point assez qu'il fût professeur, prédicateur, confesseur : il était encore chargé d'un grand nombre d'occupations temporelles se rapportant à son ordre et à son couvent. « J'ai besoin presque continuellement, écrivait-il, de deux secrétaires; car « je ne fais presque autre chose tout le jour qu'écrire des « lettres. Je suis prédicateur du couvent, orateur de la « table, pasteur et prédicateur de la paroisse, directeur des «

études, vicaire du prieur (c'est-à-dire, onze fois prieur!), « inspecteur des étangs de Litzkau, avocat des auberges de

« Herzberg à Torgau, lecteur de Saint-Paul, commentateur « des Psaumes... J'ai rarement le temps de dire mes heures et de chanter; sans parler du combat avec la «

chair et le sang, avec le diable et le monde... Apprends « par-là quel homme oisif je suis ... [9]»

Vers ce temps, la peste se déclara à Wittemberg. Une grande partie des étudiants et des docteurs quittèrent la ville. Luther resta. « Je ne sais trop, écrivait-il à son ami «

d'Erfurt, si la peste me permettra de finir l'épître aux « Galates. Prompte et brusque, 158

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle elle fait de grands ravages, « surtout parmi la jeunesse. Vous me conseillez de fuir. Où

« fuirai-je? j'espère que le monde ne s'écroulera pas si le « frère Martin tombe [10]. Si la peste fait des progrès, je dis« percerai les frères de tous côtés; mais moi, je suis placé

« ici; l'obéissance ne me permet pas de fuir, jusqu'à ce que « celui qui m'a appelé me rappelle. Non que je ne craigne « pas la mort (car je ne suis -pas l'apôtre Paul, je suis seulement son commentateur); mais j'espère que le Seigneur « me délivrera de la crainte. » Telle était la fermeté du docteur de Wittemberg. Celui que la peste ne pouvait faire reculer d'un pas reculera-t-il devant Rome? Cédera-t-il devant la crainte de l'échafaud?

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FOOTNOTES

[1] Sed etism ultro adorabans. (Luth. Op. lai., I, p. 50.)

[2] Luth. Op. (L.), XVII, p. 112, et dans les oeuvres latines, tome I, p. 51.

[3] Cum credenti omnia sint, auctore Christo, possibilia, superstitionum est, humano arbitrio, aliis sanctis, alfa deputari mailla. (Luth. Op. (L.), XVII, p. 142; et dans les oeuvres latines, tome I, p. 31.)

[4] I H Hscher's Luther'. Antoesenheit in Alt-Dreetion. 1,738.

[5] ter mai 1516, Ep., I, p. 20.

[6] Luth. Ep., p. 36. 4( Non enim asper asperum, id est non diabolusdiabolum, sed suavis asperum, id est digitus Dei ejicit doemonia.

[7] « Tain cito enim crux cessat esse crus, quai» cito lattas : Cruz benedicta! inter ligua nullum tale.. (Ep. 1, 27.)

[8] friedlich und zilehtig.•(Math., p. 10.)

[9] I Ep., 1, p. 41, à Lange, du 26 octobre 1516.

[10] Quu fugiam? spero quod non corruet orbis, ruente fratre Martino. (Ep.,1, p. 42, du 26 octobre 1516.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Le même courage que Luther montrait en présence des maux les plus redoutables, il le déployait devant les puissants du monde. L'Électeur était très content du vicaire général. Celui-ci avait fait dans les Pays-Bas une bonne récolte de reliques. Luther en rend compte à Spalatin. C'est une chose singulière que cette affaire de reliques, qui se traite au moment où la Réformation va commencer. Certes, les réformateurs savaient peu où ils en devaient venir. Un évêché semblait à l'Électeur être seul une récompense digne du vicaire général. Luther, à qui Spalatin en écrivit, désapprouva fort cette idée.

« Il y a bien des choses qui « plaisent à votre prince, répondit-il, et qui pourtant déplaisent à Dieu. Je ne nie pas qu'il ne soit habile dans les choses du monde; mais en ce qui concerne Dieu et le salut des âmes, je le regarde comme sept fois aveugle, « ainsi que Pfeffinger son conseiller. Je ne dis pas cela par « derrière, comme un calomniateur : ne le leur cachez pas, car je, suis prêt moi-même, et en toute occasion, à le dire en face à l'un et à l'autre. Pourquoi voulez-vous, continue« t-il, entourer cet homme (Staupitz) de tous les tourbillons « et de toutes les tempêtes des soucis épiscopaux ? »

L'Électeur ne prenait pas en mauvaise part la franchise de Luther. « Le prince, lui écrivait Spalatin, parle souvent de vous et avec beaucoup d'honneur. » Frédéric envoya au moine de quoi se faire un froc de très beau drap. « Il serait .trop beau, dit Luther, si ce n'était pas un don de prince. Je ne suis pas digne qu'aucun homme se sou« vienne de moi, bien moins encore un prince, et un si grand prince. Ceux qui me sont le plus utiles sont ceux « qui pensent le plus mal de moi e. Rendez grâces à notre « prince de sa faveur; mais sachez que je désire n'être « loué ni de vous ni d'aucun homme, toute louange d'homme étant vaine, et la louange qui vient de Dieu « étant seule vraie. »

L'excellent chapelain ne voulait pas se borner à ses fonctions de cour. Il désirait se rendre utile au peuple ; mais comme plusieurs dans tous les temps, il voulait le faire sans blesser les esprits, sans irriter personne, en se conciliant la faveur générale. «

Indiquez-moi, écrivait-il à Luther, quelque écrit à traduire en langue vulgaire, mais «

un écrit qui plaise généralement et qui en même temps « soit utile. » — « Agréable et utile ! répondit Luther : « cette demande surpasse mes forces. Plus les choses sont «

bonnes, moins elles plaisent. Qu'y a-t-il de plus salutaire « que Jésus-Christ? Et pourtant il est pour la plupart une « odeur de mort. Vous me direz que vous ne voulez être « utile qu'à ceux qui aiment ce qui est. bon. Alors faites « seulement entendre la voix de Jésus-Christ : vous serez « agréable et utile, n'en doutez pas, mais au très petit

« nombre; car les brebis sont rares dans cette région de « loups [1]. »

Luther recommanda cependant à son ami les sermons du dominicain Tauler. « Je n'ai jamais vu, dit-il, ni en latin « ni dans notre langue, une théologie plus saine et plus «

conforme à l'Évangile. Goûtez donc, et voyez combien « le Seigneur est doux, mais lorsque vous aurez d'a« bord goûté et vu combien est amer tout ce que nous « sommes

[2]. »

160

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce fut dans le courant de l'année 1517 que Luther entra en rapport avec le duc George de Saxe. La maison de Saxe avait alors deux chefs. Deux princes, Ernest et Albert, enlevés, dans leur jeunesse, du château d'Altembourg par Kunz de Kaufungen, étaient devenus, par le traité de Leipsig, les fondateurs des deux maisons qui portent encore leur nom. L'électeur Frédéric, fils d'Ernest, était, à l'époque dont nous écrivons l'histoire, le chef de la branche Ernesfine ; et son cousin, le duc George, était celui de la branche Albertine. Dresde et Leipsig se trouvaient dans les États du duc, et il résidait dans la première de ces villes. Sa mère, Sidonia, était fille du roi de Bohème George Podiebrad. La longue lutte que la Bohême avait soutenue avec Rome, depuis les temps de Jean Hus, avait eu quelque influence sur le prince de Saxe.

Il s'était souvent montré désireux d'une réformation. « Il l'a sucée au sein de sa mère, disait-on; il « est de sa nature ennemi du clergé [3]. » Il tourmentait de plusieurs manières les évêques, les abbés, les chanoines et les moines, et son cousin l'électeur Frédéric dut plus d'une fois intervenir en leur faveur. Il semblait que le duc George dût être le plus chaud partisan d'une réformation. Le dévêt Frédéric, au contraire, qui avait naguère revêtu,. dans le saint sépulcre, les éperons de Godefroy, qui avait ceint la grande et pesante épée du conquérant de Jérusalem, et prêté le serment de combattre pour l'Église, comme autrefois le preux chevalier, paraissait devoir être le plus ardent champion de Rome. Mais quand il s'agit de l'Évangile, toutes les prévisions de la sagesse humaine sont souvent trompées. Le contraire de ce qu'on devait supposer arriva. Le duc eût pris plaisir à humilier l'Église et les gens d'Église, à abaisser des évêques dont le train de prince surpassait beaucoup le sien; mais recevoir dans son cœur la doctrine évangélique qui devait l'humilier, se reconnaître pécheur, coupable, incapable d'être sauvé si ce n'est par grâce, c'était tout autre chose. Il eût volontiers réformé les autres, mais il ne se souciait point de se réformer lui-même. Il eût peut-être mis la main à l'œuvre pour obliger l'évêque de Mayence à se contenter d'un seul évêché, et à n'avoir que quatorze chevaux dans ses écuries, comme il le dit plus d'une fois [4], mais quand il vit un autre que lui paraître comme réformateur, quand il vit un simple moine entreprendre cette œuvre, et la Réformation gagner de nombreux partisans parmi les gens du peuple, l'orgueilleux petit-fils du roi hussite devint le plus violent adversaire de la Réforme, dont il s'était montré partisan.

Au mois de juillet 1517, le duc George demanda à Staupitz de lui envoyer un prédicateur savant et éloquent. Celui-ci envoya Luther, le recommandant comme un homme d'une grande science et d'une conduite irréprochable. Le prince l'invita à prêcher à Dresde dans la chapelle du château, le jour de Jacques le Majeur.

Ce jour arrivé, le duc et sa cour se rendirent à la chapelle pour entendre le prédicateur de Wittemberg. Luther saisissait avec joie l'occasion de rendre témoignage à la vérité devant une telle assemblée. Il prit pour texte l'Évangile du jour : Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de lui avec ses fils, etc. [5] Il prêcha sur les désirs et les prières insensées des hommes; puis il parla avec force de l'assurance du salut. Il la fit reposer sur ce fondement, que ceux qui entendent la Parole de Dieu avec foi sont les vrais 161

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle disciples de Jésus-Christ, élus pour la vie éternelle. Ensuite il traita de l'élection gratuite; il montra que cette doctrine, si on la présente dans son union avec l'œuvre de Christ, a une grande force pour dissiper les terreurs de la conscience, en sorte que les hommes, au lieu de s'enfuir loin du Dieu saint, à la vue de leur indignité, sont amenés avec douceur à chercher en lui leur refuge. Enfin, il raconta une parabole dèrois vierges, dont il tira d'édifiantes instructions.

La Parole de la vérité fit une impression profonde sur les auditeurs. Deux d'entre eux surtout paraissaient faire une attention particulière au discours du moine de Wittemberg. C'était d'abord une dame d'un extérieur respectable, qui se trouvait dans les bancs de la cour, et sur les traits de laquelle on eût pu lire une émotion profonde.

Elle se nommait Madame de la Salle, et était grande maîtresse de la duchesse. C'était ensuite un licencié en droit canon, secrétaire et conseiller du duc, Jérôme Emser.

Emser était doué de talents et de connaissances étendues. Homme de cour, politique habile, il eût voulu contenter à la fois les deux partis opposés : passer à Rome pour défenseur de la papauté, et en même temps briller en Allemagne parmi les savants du siècle. Mais sous cet esprit flexible se cachait un caractère violent. Ce fut dans la chapelle du château de Dresde que se rencontrèrent pour la première fois Luther et Emser, qui plus tard devaient rompre plus d'une lance.

L'heure du dîner sonna pour les habitants du château, et bientôt la famille ducale et les personnes attachées à la cour furent réunies à table. La conversation tomba naturellement sur le prédicateur du matin. « Comment le sermon vous a-t-il plu? dit le duc à Madame de la Salle. —« Si je pouvais entendre encore un tel discours, répondit«

elle, je mourrais en paix. — Et moi, répondit George « avec colère, je donnerais beaucoup d'argent pour ne « l'avoir pas entendu, car de tels discours ne sont bons «

qu'à faire pécher les gens avec assurance. »

Le maître ayant ainsi fait connaître son opinion, les courtisans se livrèrent sans gêne à leur mécontentement. Chacun avait sa remarque toute prête. Quelques-uns prétendirent que dans sa parabole des trois vierges Luther avait eu en vue trois dames de la cour; sur quoi interminables causeries. On plaisante les trois dames que le moine de Wittemberg a ainsi, assure-t-on, désignées [6]. C'est un ignorant, disent les uns; c'est un moine orgueilleux, disent les autres. Chacun commente le sermon à sa manière et fait dire au prédicateur ce qu'il lui plaît. La vérité était tombée au milieu d'une cour peu préparée à la recevoir. Chacun la déchira avec plaisir. Mais tandis que la Parole de Dieu était ainsi une occasion de chute pour plusieurs, elle était pour la grande maîtresse une pierre de relèvement. Un mois après elle devint malade; elle embrassa avec confiance la grâce du Sauveur, et elle mourut dans la joie'[7].

Quant au duc, ce ne fut peut-être pas en vain qu'il entendit rendre témoignage à la vérité. Quelle qu'ait été son opposition à la Réformation pendant sa vie, on sait qu'au moment de sa mort il déclara n'avoir d'espérance que dans les mérites de Jésus-Christ.

162

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il était naturel qu'Emser fasse les honneurs à Luther au nom de son maître. Il l'invita à souper. Luther refusa ; mais Emser insista, et le contraignit à venir. Luther pensait ne se trouver qu'avec quelques amis; mais il s'aperçut bientôt qu'on lui avait tendu un piège [8]. Un maître ès arts de Leipzig et plusieurs dominicains étaient chez le secrétaire du prince. Le maître ès arts, plein d'une haute idée de lui-même et de haine contre Luther, l'aborda d'un air amical et mielleux ; mais bientôt il s'emporta, et se mit à crier de toutes ses forces '[9]. Le combat s'engagea. La dispute roula, dit Luther, sur les niaiseries d'Aristote et de saint Thomas'[10]. A la fin, Luther défia le maître ès arts de définir avec toute l'érudition des thomistes ce que c'était qu'accomplir les commandements de Dieu. Le maître des arts, embarrassé, fit bonne contenance. «

Payez-moi mes « honoraires, dit-il, en tendant la main, da pastum. » On eût dit qu'il voulait commencer à donner une leçon dans les formes, prenant les convives pour ses écoliers. A cette folle réponse, ajoute le réformateur, nous nous mîmes tous à rire, et puis nous nous quittâmes.

Pendant cette conversation, un dominicain avait écouté à la porte. Il eût voulu entrer et cracher au visage de Luther'[11]. Il se retint néanmoins ; mais il s'en vanta plus tard. Emser, charmé de voir ses hôtes se battre, et de paraître lui-même garder un juste milieu, mit un grand empressement à s'excuser auprès de Luther sur la manière dont la soirée s'était passée'. Celui-ci retourna à Wittemberg.

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FOOTNOTES

[1] Quo sont aliqua salubriora, eo minus placent.. (Luth. Ep., I, p. 48.)

[2] Quam amarum est quicquid nos sumus.. (Ibid.)

[3] Luth. Op. (W.), XXII, p. 1849.

[4] Luth. Op. (W.), XXII, p. 1849.

[5] Saint Matth., ch. XX, v. 20 à 23.

[6] Has tres postea in aula principis a me notatas garrierunt. o (Luth. Ep., I, 85.)

[7] Keith, Leb. L' ah., p. 32.

[8] Inter medias me insidias conjectum. o (Luth. Ep., I, 85.)

[9] a In me acriter et clamose invectus est. (Luth. Ep., I, 85.)

[10] Super Aristotelis et Tome nugis. a (Ibid.)

[11] Ne prodiret et in faciem meant spueret.. (Ibid.) a Enixe sese excusavit. s (Ibid.) 163

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI

Il se remit avec zèle au travail. Il préparait six ou sept jeunes théologiens qui devaient incessamment subir un examen pour obtenir la licence d'enseigner. Ce qui le réjouissait le plus, c'est que cette promotion devait être à la honte d'Aristote. « Je voudrais le plus tôt que possible multiplier ses ennemis ',[1] » disait-il. A cet effet il publia alors des thèses qui méritent notre attention.

La liberté, tel fut le grand sujet qu'il traita. Il l'avait déjà effleuré dans les thèses de Feldkirchen; il l'approfondit maintenant davantage. Il y a eu dès le commencement du christianisme une lutte plus ou moins vive entre les deux doctrines de la liberté de l'homme et de son asservissement. Quelques scolastiques avaient enseigné , comme Pélage et d'autres docteurs, que l'homme possédait de lui-même la liberté ou la puissance d'aimer Dieu et de faire le bien. Luther nia cette liberté, non pas pour en priver l'homme, mais au contraire pour la lui faire obtenir. La lutte dans cette grande question n'est donc point, comme on le dit ordinairement, entre la liberté et la servitude : elle est entre une liberté provenant de l'homme et une liberté provenant de Dieu. Les uns, qui s'appellent les partisans de la liberté, disent à homme : « Tu as le pouvoir « de faire le bien, tu n'as pas besoin d'une liberté plus « grande. » Les autres, que l'on a nommés les partisans de la servitude , lui disent au contraire : « La véritable liberté « te manque, et Dieu te l'offre dans l'Évangile. » D'un côté, on parle de liberté pour maintenir la servitude; de l'autre, on parle de servitude pour donner la liberté : telle a été la lutte au temps de saint Paul, au temps d'Augustin, au temps de Luther.

Les uns qui disent : Ne changez rien! sont des champions de servitude. Les autres qui disent : Que vos fers tombent ! sont des champions de liberté.

Mais ce serait se tromper que de résumer toute la Réformation dans cette question particulière. Elle est l'une des nombreuses doctrines que maintint le docteur de Wittemberg : voilà tout. Ce serait surtout se faire une illusion étrange, que de prétendre que la Réformation fut un fatalisme, une opposition à la liberté. Elle fut une magnifique émancipation de l'esprit de l'homme. Rompant les cordes nombreuses dont la hiérarchie avait lié la pensée humaine; réintégrant les idées de liberté, de droit, d'examen, elle affranchit son siècle, nous-mêmes et la plus lointaine postérité. Et que l'on ne dise pas que la Réformation affranchit, il est vrai, l'homme de tout despotisme humain, mais qu'elle le rendit esclave, en proclamant la souveraineté de la grâce. Sans doute, elle voulut ramener la volonté humaine à la volonté divine, la lui soumettre pleinement, la confondre avec elle; mais quel est le philosophe qui ignore que la pleine conformité à la volonté de Dieu est la seule, la souveraine, la parfaite liberté, et que l'homme ne sera vraiment libre que quand la suprême justice et l'éternelle vérité régneront seules en lui?[2]

Voici quelques-unes des quatre-vingt-dix-neuf propositions que Luther lança dans l'Église contre le rationalisme pélagien de la théologie scolastique : 164

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Il est vrai que l'homme, qui est devenu un mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire ce qui est mal.

« Il est faux que la volonté laissée à elle-même puisse « faire le bien comme le mal, car elle n'est pas libre, mais captive.

« Il n'est pas au pouvoir de la volonté de l'homme de « vouloir ou de ne pas vouloir tout ce qui lui est offert.

« L'homme ne peut de sa nature vouloir que Dieu soit « Dieu. Il préférerait être lui-même Dieu, et que Dieu ne « fût pas Dieu.

« L'excellente, l'infaillible, l'unique préparation à la grâce, est l'élection et la prédestination éternelle de Dieu

« Il est faux de dire que si l'homme fait tout ce qu'il « peut, il dissipe les obstacles à la grâce.

« En un mot, la nature ne, possède ni une raison pure « ni une volonté bonne'[3].

« Du côté de l'homme il n'y a rien qui devance la grâce, « si ce n'est l'impuissance et même la rébellion.

« Il n'y a point de vertu morale sans orgueil ni sans tristesse, c'est-à-dire sans péché.

« Du commencement jusqu'à la fin, nous ne sommes « pas les maîtres de nos actions, mais nous en sommes les « esclaves.

« Nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est « justes; mais étant devenus justes, nous faisons ce qui « est juste.

« Celui qui dit qu'un théologien qui n'est pas logicien « est un hérétique et un aventurier tient un propos aventurer et hérétique.

« Il n'y a pas de forme de raisonnement (de syllogisme) « qui s'accorde avec les choses de Dieu [4].

« Si la forme du syllogisme pouvait s'appliquer aux choses divines, on saurait l'article de la sainte Trinité, et on « ne le croirait pas.

« En un mot, Aristote est à la théologie comme les ténèbres à la lumière.

« L'homme est plus ennemi de la grâce de Dieu qu'il ne « l'est de la loi elle-même.

« Celui qui est hors de la grâce de Dieu pèche, sans cesse, « quand même il ne tue, ni ne vole, ni ne commet adultère.

« Il pèche, car il n'accomplit pas la loi spirituellement.

« Ne pas tuer, ne pas commettre adultère, extérieurement seulement et quant aux actions, c'est la justice des « hypocrites.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« La loi de Dieu et la volonté de l'homme sont deux « Adversaires qui, sans la grâce de Dieu, ne peuvent être mis d'accord [5]

« Ce que la loi veut, la volonté ne le veut jamais, à moins « que par crainte ou par amour elle ne fasse semblant de le vouloir.[6]

« La loi est le bourreau de la volonté; mais celle-ci ne «reçoit pour maitre que l'enfant qui nous est né. (Ésaïe, IX, 6.) [7]

« La loi fait abonder le péché, car elle irrite et repousse la volonté.

« Mais la grâce de Dieu fait abonder la justice par Jésus Christ, qui fait aimer la loi.

« Toute œuvre de la loi parait bonne au dehors; mais elle est péché au dedans.

« La volonté, quand elle se tourne vers la loi sans la grâce de Dieu, ne le fait que pour son intérêt propre.

« Maudits sont tous ceux qui font les œuvres de la loi. « Bénis sont tous ceux qui font les œuvres de la grâce de Dieu.

« La loi qui est bonne et dans laquelle on a la vie, c'est l'amour de Dieu qui est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit. (Rom. V, 5.) [8]

« La grâce n'est pas donnée pour que l'œuvre se fasse plus souvent et plus aisément, mais parce que sans la grâce il ne peut se faire aucune œuvre d'amour.

« Aimer Dieu, c'est se haïr soi-même et ne savoir rien hors de Dieu'. [9]»

Ainsi Luther attribue à Dieu tout le bien que l'homme peut faire. Il ne s'agit pas de refaire, de rapiéceter, si l'on peut ainsi dire, la volonté de l'homme; il faut lui en donner une toute neuve. Dieu seul a pu dire cela, parce que Dieu seul peut l'accomplir.

Voilà l'une des plus grandes et des plus importantes vérités que l'esprit humain puisse reconnaître.

Mais Luther, en proclamant l'impuissance de l'homme, ne tombait pas dans l'autre extrême. Il dit, dans la thèse huitième : «Il ne résulte pas de là que la volonté soit de sa « nature mauvaise, c'est-à-dire que sa nature soit celle du « mal même, comme les manichéens l'ont enseigné '[10]. » La nature de l'homme était originairement essentiellement bonne : elle s'est détournée du bien, qui est Dieu, et inclinée vers le mal. Cependant son origine sainte et glorieuse demeure, et elle est capable, par la puissance de Dieu, de recouvrer cette origine. L'œuvre du christianisme est de la lui rendre. L'Évangile nous montre, il est vrai, l'homme dans un état d'humiliation et d'impuissance, mais entre deux gloires et deux grandeurs : une gloire passée, dont il a été précipité, et une gloire future, à laquelle il est appelé. C'est là la vérité : l'homme le sait, et pour peu qu'il y pense, il découvre facilement que tout ce qu'on lui dit sur sa pureté, sa puissance et sa gloire actuelles, n'est qu'un mensonge dont on veut bercer et endormir son orgueil.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther, dans ses thèses, s'éleva non-seulement contre la prétendue bonté de la volonté de l'homme , mais encore contre les prétendues lumières de son entendement en ce qui regarde les choses divines. En effet, la scolastique avait exalté la raison aussi bien que la volonté. Cette théologie, telle que l'avaient faite quelques-uns de ses docteurs, n'était dans le fond qu'une espèce de rationalisme. Les propositions que nous avons rapportées l'indiquent. On pourrait les croire dirigées contre le rationalisme de nos jours. Dans les thèses qui furent le signal de la Réformation, Luther s'en prit. à l'Église et aux superstitions populaires qui • avaient ajouté à l'Évangile les indulgences, le purgatoire et tant d'autres abus. Dans celles que nous venons de rapporter, il s'en prit à l'école et au rationalisme, qui avaient • ôté de ce même Évangile la doctrine de la souveraineté de Dieu, de sa révélation et de sa grâce. La Réformation s'attaqua au rationalisme avant de s'attaquer à la superstition. Elle proclama les droits de Dieu avant de retrancher les excroissances de l'homme. Elle fut positive avant que d'être négative. C'est ce que l'on n'a pas suffisamment reconnu; et cependant, si on ne le remarque, on ne peut parvenir à une juste appréciation de cette révolution religieuse et de sa nature.

Quoi qu'il en soit, c'étaient des vérités bien neuves que celles que Luther venait d'exprimer avec tant d'énergie. Soutenir ses thèses à Wittemberg eût été chose facile.

Son influence y dominait : on eût dit qu'il se choisissait un champ de bataille où il savait qu'aucun combattant ne pouvait paraître. En offrant le combat dans une autre université, c'était leur donner une plus grande publicité ; et c'est par la publicité que la Réformation s'est opérée. Il jeta les yeux sur Erfurt, dont les théologiens s'étaient montrés si irrités contre lui.

Il envoya donc ses thèses à Jean Lange, prieur d'Erfurt, et lui écrivit : « Mon attente de ce que vous déciderez sur « ces paradoxes est grande, extrême, trop grande peut-être, et pleine d'inquiétude. Je soupçonne fort que vos théologiens considéreront comme paradoxe, et comme kakodoxe'[11], ce qui ne peut être pour moi que très orthodoxe. Apprenez-moi donc ce qui en est, le plus tôt que «vous le pourrez. Veuillez déclarer à la faculté de théologie, et à tous, que je suis prêt à me rendre vers vous, et à soutenir publiquement ces propositions, soit dans l’université, soit dans le monastère.

» Il ne paraît pas que le défi de Luther fut accepté, Les moines d'Erfurt se contentèrent de lui faire connaître que ses thèses leur avaient hautement déplu.

Mais il voulut les envoyer aussi dans une autre partie de l'Allemagne. Il jeta pour cela les yeux sur un homme qui joue un grand rôle dans l'histoire de la Réformation, et qu'il faut apprendre à connaître.

Un professeur distingué, nommé Jean Meyer, enseignait alors à l'université d'Ingolstadt en Bavière. Il était né à Eck, village de Souabe, et on l'appelait communément le docteur Eck. Il était ami de Luther, qui estimait ses talents et ses connaissances. Plein d'esprit, il avait beaucoup lu, et était doué de beaucoup de mémoire. A l'érudition il joignait l'éloquence. Son geste et sa voix décelaient la vivacité 167

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de son génie. Eck était dans le midi de l'Allemagne, sous le rapport du talent, ce que Luther était dans le nord. C'étaient les deux théologiens les plus marquants de l'époque, quoique ayant des tendances bien différentes. Ingolstadt était presque la rivale de Wittemberg. La réputation de ces deux docteurs attirait de toutes parts dans les universités où ils enseignaient une foule d'étudiants avides d'écouter leurs leçons.

Leurs qualités personnelles, non moins que leur science, les rendaient chers à leurs disciples. On a attaqué le caractère du docteur Eck. Un trait de sa vie montrera qu'à cette époque du moins son cœur n'était pas fermé à de généreuses impulsions.

Parmi les étudiants que son nom avait attirés à Ingolstadt, se trouvait un jeune homme, nommé Urbain Régius, né sur les bords d'un lac des Alpes. Il avait d'abord étudié à l'université de Fribourg en Brisgau. Arrivé à Ingolstadt, où l'avait attiré le nom du docteur Eck, Urbain y suivit ses cours de philosophie , et se concilia sa faveur.

Appelé à pourvoir lui-même à ses besoins, il se vit obligé de se charger de la direction de quelques jeunes nobles. Il devait non-seulement surveiller leur conduite et leurs études, mais encore acheter lui -même les livres et les vêtements dont ils avaient besoin. Ces jeunes gens s'habillaient avec recherche et faisaient bonne chère. Régius, embarrassé, suppliait les parents de rappeler leurs fils.— « Prenez courage,» lui répondait-on. Ses dettes augmentaient; ses créanciers le pressaient, il ne savait que devenir. L'Empereur assemblait alors une armée contre les Turcs. Des recruteurs arrivèrent à Ingolstadt.

Dans son désespoir, Urbain s'enrôla. Revêtu de l'habit militaire, il parut dans les rangs au moment où l'on passait la revue du départ. Le docteur Eck arriva justement alors sur la place avec plusieurs de ses collègues. A sa grande surprise , il reconnut son étudiant au milieu des recrues. « Urbain Régius! lui dit-il en fixant sur lui un œil perçant. — Me voici, répondit le conscrit. « —Quelle est, je vous prie, la cause de ce changement? » Le jeune homme raconta son histoire. — « Je me charge de la chose, répondit Eck. Puis il lui enleva sa hallebarde, et le racheta des mains des recruteurs.

Les parents, menacés par le docteur de la disgrâce du prince, envoyèrent l'argent nécessaire pour payer les dépenses de leurs enfants. Urbain Régius fut sauvé, pour devenir plus tard l'un des appuis de la Réformation.

Ce fut au docteur Eck que Luther pensa pour faire connaitre dans le midi de l'Empire ses thèses sur le pélagianisme et le rationalisme scolastique. Il ne les envoya pourtant pas directement au professeur d'Ingolstadt , mais il les adressa à leur ami commun, à l'excellent Christophe Scheurl, secrétaire de la ville de Nuremberg, le priant de les envoyer à Eck, à Ingolstadt, ville qui n'est pas très éloignée de Nuremberg. « Je vous envoie. lui dit-il, mes « propositions entièrement paradoxales, et même kakistodoxales (xcextereotag), comme il parait à plusieurs. Communiquez-les à notre cher Eck, à cet homme très écru« dit et très spirituel, afin que j'apprenne et que je sache « ce qu'il en pense. » C'est ainsi que Luther parlait alors du docteur Eck; telle était l'amitié qui les unissait. Ce ne fut pas Luther qui la rompit.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais ce n'était pas sur ce champ-là que- le combat devait s'engager. Ces thèses roulaient sur des doctrines d'une plus haute importance peut-être que celles qui, deux mois plus tard, vinrent mettre l'Église en flamme; et cependant, malgré les provocations de Luther, elles passèrent inaperçues. On les lut tout au plus dans le giron de l'école, et elles ne firent point de sensation au dehors. C'est qu'il n'y avait ici que des propositions d'université et des doctrines de théologie; tandis que les thèses qui suivirent se rapportaient à un mal qui avait grandi au milieu du peuple, et qui débordait alors de toutes parts en Allemagne. Tant que Luther se contenta de relever des doctrines oubliées, on se tut. Quand il signala des abus qui blessaient tout le monde chacun prêta l'oreille.

Néanmoins Luther ne se proposa, dans l'un et l'autre de ces cas, que de susciter une de ces discussions théologiques alors si fréquentes dans les universités. C'était le cercle dans lequel se renfermait sa pensée. Il ne songeait point à devenir réformateur. Il était humble, et son humilité allait jusqu'à la défiance et à l'anxiété. «Je ne « mérite, vu mon ignorance, disait-il, que d'être caché « dans un coin, sans être connu de personne sous le soleil [12]. » Mais une main puissante le tira de ce coin, où il eût voulu demeurer inconnu du monde. Une circonstance indépendante de la volonté de Luther vint le jeter sur le champ de bataille, et la guerre commença. C'est cette circonstance providentielle que la suite des événements nous appelle à rapporter.

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FOOTNOTES

[1] Cujus vellem postes cito qualOplurimos fieri.. (Luth. Ep., I, 59.)

[2] Optima et infaillibilis ad gratiam prseparatio, et unica disposai.), est &ternit Dei electio et praedestinatio. r (Luth. Op. lat.,1, p. 56.)

[3] « Breviter, nec rectum dictamen habet natura, nec boum voluntatem.

[4] Nulla forma syllogistiea tenet in terminis divinis. u (Luth. Op. lai., I, 56.)

[5] a Lei et voluntas sunt adversarii duo, sine gratis Dei implacabiles.. (Luth. Op. lai., I, 57.)

[6] Lei est exactor voluutatis , qui non superatur nisi per Parvulum qui natal est nobis..

(Luth. Op. lat., I, 57.)

[7] (Ésaïe, IX, 6.)

[8] (Rom. V, 5.)

[9] Luth. Op. (Lies.), XVII, p. 143, et Op. lal., I.

[10] « Nec ideo sequitur quod et naturaliter mals, id est nature mati, secundum manicbœos.' (Lutb. Op. (Lips.), XVII, p. 143, et Op. lat., I.) 169

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[11] mo cacadoxa (mauvaise doctrine) videri suspicor. • (Luth. Ep., 1, 60.)

[12] Luth. Op. (W.), XVIII, p. 194.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE III - LES INDULGENCES ET LES THÈSES 1517 — MAI 1518

CHAPITRE I

Une grande agitation régnait alors en Allemagne parmi le peuple, l'Église avait ouvert un vaste marché sur la terre. A la foule des chalands, aux cris et aux plaisanteries des vendeurs, on eût dit une foire, mais une foire tenue par des moines. La marchandise qu'ils faisaient valoir et qu'ils offraient au rabais, c'était, disaient-ils, le salut des âmes.

Les marchands parcouraient le pays dans une belle voiture, accompagnés de trois cavaliers, menant grand train et faisant de fortes dépenses. On eût dit quelque Éminence en tournée, avec sa suite et ses officiers, et non un débitant vulgaire ou un moine quêteur. Le cortège approchait-il d'une ville, un député se rendait auprès du magistrat : « La grâce de Dieu et du Saint-Père est devant vos portes, » disait l'envoyé.

Aussitôt tout était en mouvement dans l'endroit. Le clergé, les prêtres, les nonnes, le conseil, les maîtres d'école , les écoliers, les corps de métiers avec leurs drapeaux , hommes et femmes , jeunes et vieux, allaient à la rencontre des marchands, tenant en mains des cierges allumés, s'avançant au son de la musique et de toutes les cloches, «

de Manière, dit un historien, que l'on « n'eût pu recevoir plus grandement Dieu lui-même. » Les salutations faites tout le cortège se dirigeait vers l'église.

La bulle de grâce du pontife était portée en tête sur un coussin de velours, ou sur un drap d'or. Le chef des marchands d'indulgences venait ensuite, tenant en main une grande croix rouge en bois. Toute la procession cheminait ainsi au milieu des chants, des prières et de la fumée des parfums. Le son des orgues et une musique retentissante recevaient dans le temple le moine débitant et ceux qui l'accompagnaient.