Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vol 1 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

PLEASE NOTE: This is an HTML preview only and some elements such as links or page numbers may be incorrect.
Download the book in PDF, ePub, Kindle for a complete version.

[13] Malo hune, qualisqualis est, rerum humanarum stahtm quam novos excitari tumultus, » disait-il encore. (Erasm. Ep., I, p. 953.)

[14] Semel admissum non ea fertur qua destinarat (Ibid.)

[15] Proestat ferre principes impios quam novatis rebus grlvius malum suer-acre... a (Ad. Ranh., XI, 30.)

[16] Ingens aliquod et prmsens remedium , certe meum non est.. (Er. Ep., p. 633.)

[17] Ego me non arbitror hoc honore dignum.. (Er. Ep. I, p. 653.)

[18] I Erasmi Ep.,e14.

[19] Vigiliae molestas, cornons irrequietus, cibus insipidus omnis, ipsum quo-que musarum studium... ipsa frontis mem moestitia, vultus palnr, oculorum subtrislis dejectio— • (Erasm., Ep., I, p. 1380.)

[20] Les Œuvres d'Érasme ont été publiées par Jean Le Clerc à Liége, 1703, en dix volumes in-folio. Pour sa vie, voyez Burigny , Vie d'Érasme, Pais, 1757; A. Mûller, Leben des Erasmus, Ham.. 1s28, et la Biographie insérée par Le Clerc dans sa Bibliothèque choisie. Voyez aussi le beau et consciencieux travail de M. Nisard (Revue des Deux-Mondes), qui nie parait pourtant s'être trompé data sou appréciation d'Érasme et de Lutter.

92

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

Ces mêmes symptômes de régénération que l'on voyait parmi les princes, les évêques et les savants, se trouvaient parmi les hommes du monde, les seigneurs, les chevaliers et les gens de guerre. La noblesse allemande joua un rôle important dans la Réformation.. Plusieurs des plus illustres fils de l'Allemagne formèrent une alliance étroite avec les lettrés, et, enflammés d'un zèle ardent, quelquefois emporté, s'efforcèrent de délivrer leur peuple du joug de Rome.

Diverses causes devaient contribuer à donner des amis à la Réformation dans les rangs des nobles. Les uns, ayant fréquenté les universités, y avaient reçu dans leur cœur ce feu qui animait les savants. D'autres, élevés dans des sentiments généreux, avaient l'âme ouverte à la belle doctrine de l'Evangile. Plusieurs trouvaient à la Réformation je ne sais quoi de chevaleresque qui les séduisait et les entraînait après elle. D'autres enfin, il faut bien le dire, en voulaient au clergé, qui avait puissamment contribué, sous le règne de Maximilien, à leur enlever leur antique indépendance et à les assujettir aux princes. Remplis d'enthousiasme, ils considéraient la Réformation comme le prélude d'un grand renouvellement politique; ils croyaient voir l'Empire sortir de cette crise avec une splendeur toute nouvelle, et saluaient un état meilleur, brillant de la gloire la plus pure, prêt à s'établir dans le monde, par l'épée des chevalidenon moins que par la Parole de Dieu'[1].

Ulrich de Hütten, que l'on a surnommé le Démosthène de l'Allemagne, à cause de ses Philippiques contre la papauté, forme comme l'anneau qui unit alors les chevaliers et les gens de lettres. Il brilla par ses écrits non moins que par son épée. Issu d'une ancienne famille de Franconie, il fut envoyé à onze ans au couvent de Foulda, où il devait devenir moine. Mais Ulrich, qui ne se sentait point de penchant pour cet état, s'enfuit à seize ans du couvent, et se rendit à l'université de Cologne, où il se livra à l'étude des langues et de la poésie. Il mena plus tard une vie errante, se trouva, en 1513, au siège de Padoue comme simple soldat, vit Rome dans tous ses scandales, et aiguisa là ces traits qu'il lança plus tard contre elle.

De retour en Allemagne, Witten composa contre Rome un écrit intitulé : la Trinité romaine. Il y dévoile tous les désordres de cette cour, et montre la nécessité de mettre fin par la force à sa tyrannie. « Il y a, dit un voyageur « nommé Vadiscus, qui figure dans cet écrit, trois choses « que l'on rapporte ordinairement de Rome : une mauvaise conscience, un estomac gâté et une bourse vide. Il « y a trois choses que Rome ne croit pas : l'immortalité de « l'âme, la résurrection des morts et l'enfer. Il y a trois « choses dont Rome fait commerce : la grâce de Christ, « les dignités ecclésiastiques et les femmes. » La publication de cet écrit obligea Hütten à quitter la cour de l'archevêque de Mayence, où il se trouvait quand il le composa.

L'affaire de Reuchlin avec les dominicains fut le signal qui rassembla tous les lettrés, les magistrats, les nobles, opposés aux moines. La défaite des inquisiteurs, qui, disait-93

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle on, n'avaient échappé à une condamnation définitive et absolue qu'à force d'argent et d'intrigues, avait encouragé tous leurs adversaires. Des conseillers d'Empire, des patriciens des villes les plus considérables, Pickheimer de Nuremberg, Peutinger d'Augsbourg, Stuss de Cologne, des prédicateurs distingués, tels que Capiton et OEcolampade, des docteurs en médecine, des historiens, tous les littérateurs, orateurs, poêtes, à la tête desquels brillait Ulrich de Hutten, formèrent cette armée des Reuchlinistes, dont la liste fut même publiée 1. La production la plus remarquable de cette ligue lettrée fut la fameuse satire populaire intitulée : Lettres de quelques hommes obscurs. Les principaux auteurs de cet écrit sont Hütten et l'un de ses amis d'université, Crotus Robianus ; mais il est difficile de dire lequel des deux en eut la première idée, si même elle ne vint pas du savant imprimeur Angst, et si Hütten travailla déjà à la première partie de l'ouvrage. Plusieurs humanistes réunis dans la forteresse d'Ebernbourg paraissent avoir mis la main à la seconde. C'est un tableau fait à grands traits, une caricature peinte quelquefois d'une manière un peu grossière, mais pleine de vérité et de force, d'une ressemblance frappante et de couleur de feu.

L'effet fut immense. Des moines, adversaires de Reuchlin, auteurs supposés de ces lettres, s'y entretiennent des affaires du temps et des sujets théologiques, à leur manière et dans leur barbare latin. Ils adressent à leur correspondant, Ortuin Gratius, professeur à Cologne, ami de Pfefferkorn, les questions les plus niaises et les plus inutiles; ils lui donnent les marques les plus naïves de leur lourde ignorance, de leur incrédulité, de leur superstition, de leur esprit bas et vulgaire, de la grossière gloutonnerie avec laquelle ils font de leur ventre un dieu, et en même temps de leur orgueil et de leur zèle fanatique et persécuteur. Ils lui racontent plusieurs de leurs aventures burlesques, de leurs excès, de leur dissolution, et divers scandales de la vie d'Hochstraten, de Pfefferkorn et d'autres chefs de leur parti.

Le ton, tantôt hypocrite, tantôt niais de ces lettres en rend la lecture très comique. Et le tout est si naturel, que les dominicains et les franciscains d'Angleterre reçurent cet écrit avec grande approbation, et crurent qu'il était vraiment composé dans les principes de leur ordre et pour sa défense. Un prieur du Brabant, dans sa crédule simplicité, en fit même acheter un grand nombre d'exemplaires, et les envoya en présent aux plus distingués d'entre les dominicains. Les moines, toujours plus irrités, sollicitèrent du pape une bulle sévère contre tous ceux qui oseraient lire ces épures; mais, Léon X s'y refusa. Ils durent supporter la risée générale et dévorer leur colère.

Aucun ouvrage ne porta à ces colonnes du papisme un coup plus terrible. Mais ce n'était pas avec des moqueries et des satires que l'Évangile devait triompher. Si l'on eût continué à marcher dans cette voie, si la Réformation, au lieu d'attaquer l'erreur avec les armes de Dieu, avait eu recours à l'esprit moqueur du monde, sa cause était perdue. Luther condamna hautement ces satires. Un de ses amis lui en ayant envoyé une intitulée : La teneur de la supplication de Pasquin, il lui répondit : « Ces inepties que tu m'as envoyées « me paraissent avoir été composées par un esprit sans retenue.

Je les ai communiquées à une réunion d'amis, et « tous en ont porté le même jugement

[2]. » Et en parlant du même ouvrage, il écrit à un autre de ses correspondants : «

94

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cette supplication me parait avoir pour auteur le « même historien qui a composé les Lettres des hommes « obscurs. J'approuve ses désirs, mais je n'approuve pas son «

ouvrage; car il ne s'abstient point des injures et des outrages » Ce jugement est sévère, mais il montre quel esprit se trouvait en Luther, et combien il était au-dessus de ses contemporains. Il faut ajouter cependant qu'il ne suivit pas toujours de si sages maximes.

Ulrich ayant dû renoncer à la protection de l'archevêque de Mayence, rechercha celle de Charles-Quint, qui était alors brouillé avec le pape. Il se rendit en conséquence à Bruxelles, où Charles tenait sa cour. Mais, loin de rien obtenir, il apprit que le pape avait demandé à l'Empereur de l'envoyer à Rome pieds et mains liés. L'inquisiteur Hochstraten, persécuteur de Reuchlin, était un de ceux que Rome avait chargés de le poursuivre. Indigné qu'on eût osé faire une telle demande à l'Empereur, Ulrich quitta le Brabant. Sorti de Bruxelles, il rencontra Hochstraten sur le grand chemin.

L'inquisiteur, effrayé, tombe à genoux, et recommande son âme à Dieu et aux saints. «

Non, dit le chevalier, je ne « souille pas mon glaive de ton sang » Il lui donna quelques coups du plat de son épée, et le laissa aller en paix. [3]

Hütten se réfugia dans le château d'Ebernbourg , où François de Sickingen offrait un asile à tous ceux qui étaient persécutés par les ultramontains. C'est là que son zèle brûlant pour l'affranchissement de sa nation lui dicta ces lettres si remarquables qu'il adressa à Charles-Quint, à Frédéric, électeur de Saxe, à Albert, archevêque de Mayence, aux princes et à la noblesse, et qui le mettent au premier rang des écrivains.

C'est là qu'il composa tous ces ouvrages destinés à être lus et compris par le peuple, et qui répandirent dans toutes les contrées germaniques l'horreur de Rome et l'amour de la liberté. Dévoué à la cause du réformateur, son dessein était de porter la noblesse à prendre les armes en faveur de l'Évangile, et à fondre avec le glaive sur cette Rome, que Luther ne voulait détruire que par la Parole et par la force invincible de la vérité.

Cependant, au milieu de toute cette exaltation guerrière, on aime à retrouver chez Witten des sentiments tendres et délicats. Lorsque ses parents moururent, il céda à ses frères tous les biens de la famille, quoiqu'il fût rainé, et il les pria même de ne point lui écrire et de ne lui envoyer aucun argent, de peur que, malgré leur innocence, ils n'eussent à souffrir de ses ennemis et ne tombassent avec lui dans la fosse.

Si la vérité ne peut reconnaître en Hutten un de ses enfants, car elle ne marche jamais sans la sainteté de la vie et la charité du cœur, elle lui accordera du moins une mention honorable comme à l'un des plus redoutables adversaires de l'erreur.

On peut en dire autant de François de Sickingen, son illustre ami et son protecteur. Ce noble chevalier, que plusieurs de ses contemporains estimaient digne de la couronne impériale, brille au premier rang parmi les guerriers qui furent les antagonistes de Rome. Tout en se plaisant au bruit des armes, il était rempli d'ardeur pour les sciences et de vénération pour ceux qui les professaient. Étant à la tête d'une armée qui menaçait le Wurtemberg, il ordonna, dans le cas où l'on prendrait Stuttgart d'assaut, 95

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'épargner les biens et la maison du grand littérateur Jean Reuchlin. Il le fit ensuite appeler dans son camp, l'embrassa, et lui offrit son secours dans la querelle qu'il avait avec les moines de Cologne. Longtemps la chevalerie s'était fait gloire de mépriser les lettres. L'époque que nous retraçons nous présente un spectacle nouveau. Sous la pesante cuirasse des Sickingen et des Hutten on aperçoit ce mouvement des intelligences qui commence partout à se faire sentir. La Réformation donne au monde, pour ses prémices, des guerriers amis des arts et de la paix.

Hutten, réfugié, à son retour de Bruxelles, dans le château de Sickingen, invita le valeureux chevalier à étudier la doctrine évangélique, et lui expliqua les fondements sur lesquels elle repose. « Et il y a quelqu'un, s'écria Sickingen « tout étonné, qui ose essayer de renverser un tel édifice !... « Qui le pourrait?... »

Plusieurs hommes, célèbres ensuite comme réformateurs, trouvèrent un refuge dans son château; entre autres Martin Bucer, Aquila, Schwebel, OEcolampade, en sorte que Hutten appelait avec raison Ébernbourg « l'hôtellerie des justes. » OEcolampade devait prêcher chaque jour au château. Cependant les guerriers qui y étaient réunis finissaient par s'ennuyer d'entendre tant parler des douces vertus du christianisme; les sermons leur paraissaient trop longs, quelque bref qu'OEcolampade s'efforçât d'être.

Ils se rendaient, il est vrai, presque tous les jours à l'église ; mais ce n'était guère que pour entendre la bénédiction et faire une courte prière, en sorte qu'CEcolampade s'écriait : « Hélas ! « la Parole est semée ici sur des rochers ! »

Bientôt Sickingen, voulant servir à sa manière la cause de la vérité, déclara la guerre à l'archevêque de Trèves, « afin, « disait-il, d'ouvrir une porte à l'Évangile. » En vain Luther, qui avait déjà paru, l'en dissuada-t-il : il attaqua Trèves avec cinq mille cavaliers et mille fantassins. Le courageux archevêque, aidé de l'électeur palatin et du landgrave de Hesse, le força à la retraite. Au printemps suivant, les princes alliés l'attaquèrent dans son château de Landstein. Après un sanglant assaut, Sickingen fut contraint de se rendre ; il avait été blessé mortellement. Les trois princes pénètrent dans la forteresse, la parcourent, et trouvent enfin l'indomptable chevalier dans un souterrain, couché sur son lit de mort. II tend la main à l'électeur palatin, sans paraitre faire attention aux princes qui l'accompagnent; mais ceux-Ci l'accablent de demandes et de reproches : « Laissez-moi «en repos, leur dit-il, car il faut maintenant que je me « prépare à répondre à un seigneur plus grand que « vous n Lorsque Luther apprit sa mort il s'écria : « Le « Seigneur est juste, mais admirable ! Ce n'est pas avec le « glaive qu'il veut répandre son Évangile ! »

Telle fut la triste fin d'un guerrier qui comme empereur ou électeur eût élevé peut-être l'Allemagne à un haut degré de gloire, mais qui réduit à un cercle restreint dépensa inutilement les grandes forces dont il était doué. Ce n'était pas dans l'esprit tumultueux de ces guerriers que la vérité divine, descendue du ciel, était venue établir sa demeure. Ce n'était pas par leurs armes qu'elle devait vaincre ; et Dieu, en frappant de néant les projets insensés de Sickingen, mit de nouveau en évidence cette parole de 96

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle saint Paul : Les armes de notre guerre ne sont pas charnelles; mais elles sont puissantes par la vertu de Dieu.

Un autre chevalier, Harmut de Cronberg, ami de Hütten et de Sickingen, paraît avoir eu plus de sagesse et de connaissance de la vérité. Il écrivit avec beaucoup de modestie à Léon X, l'invitant à remettre sa puissance temporelle à celui à qui elle appartenait, à savoir, à l'Empereur. S'adressant à ses sujets comme un père, il chercha à leur faire comprendre la doctrine de l'Évangile, et les exhorta à la foi, à l'obéissance et à la confiance en Jésus-Christ, « qui, « ajoutait-il, est le seigneur souverain de nous tous. »

Il résigna entre les mains de l'Empereur une pension de deux cents ducats « parce que, disait-il, il ne voulait plus servir « celui qui prêtait l'oreille aux ennemis de la vérité. »

Nous trouvons quelque part de lui cette parole, qui nous semble le placer bien au-dessus de Hutten et de Sickingen : « Notre « docteur céleste, le Saint-Esprit, peut, quand il le veut, « enseigner dans une heure bien plus de la foi qui est en « Christ, que l'on n'en apprendrait dans dix ans à l'université « de Paris. »

Ceux qui ne cherchent que sur les degrés .des trônes'[4], ou dans les cathédrales et les académies, des amis de la Réformation, et qui 'prétendent qu'il n'y en eut pas parmi le peuple, sont dans une grave erreur. Dieu, qui préparait le cœur des sages et des puissants, préparait aussi dans les retraites du peuple beaucoup d'hommes simples et humbles, qui devaient devenir un jour les serviteurs de sa Parole. L'histoire du temps nous montre la fermentation qui animait alors les classes inférieures. La tendance de la littérature populaire, avant la Réformation, était directement opposée à l'esprit dominant dans l'Église. Dans l'Eulenspiegel, célèbre poésie populaire de ce temps, on se moque sans cesse des prêtres, bêtes et gloutons, qui se tiennent des sommelières, des chevaux élégants et dont la cuisine regorge ; dans le « Renard Reineke, » les ménages des prêtres, où se trouvent de petits enfants, jouent un grand rôle; un autre écrivain populaire tonne de toutes ses forces contre ces ministres de Christ, qui montent de grands chevaux, mais ne veulent pas combattre les infidèles; et Jean Rosenblut, dans l'un de ses jeux de carnaval, fait paraître l'empereur turc en personne, pour sermonner convenablement tous les Etats de la chrétienté.

C'était véritablement dans les entrailles du peuple que fermentait alors la révolution qui devait bientôt éclater. Non-seulement on vit des jeunes gens sortir de ces rangs pour occuper ensuite les premières places dans l'Église, mais on vit aussi des hommes qui restèrent toute leur vie adonnés aux professions les plus humbles, contribuer puissamment au grand réveil de la chrétienté. Nous rappellerons quelques traits de la vie de l'un d'eux.

Un fils naquit le 5 novembre 1494 à un tailleur de Nuremberg, appelé Hans Sachs. Ce fils, nominé Hans (Jean), comme son père, après avoir fait quelques études, auxquelles une forte maladie l'obligea de renoncer, embrassa l'état de cordonnier. Le jeune Hans profita de la liberté que cette humble profession laissait à son esprit pour pénétrer dans ce monde supérieur qui plaisait à son âme. Depuis que les chants avaient cessé 97

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dans les châteaux des preux, ils semblaient avoir cherché et trouvé un asile parmi les bourgeois des joyeuses cités de l'Allemagne. Une école de chant se tenait dans l'église de Nuremberg. Ces exercices, auxquels le jeune garçon venait mêler sa voix, ouvrirent le cœur de Hans aux impressions religieuses, et contribuèrent à exciter en lui le goût de la poésie et de la musique.

Cependant le génie du jeune homme ne pouvait longtemps rester renfermé dans les murs de son atelier. Il voulait voir par lui-même ce monde dont il avait lu dans les livres tant de choses, dont ses camarades lui faisaient tant de récits, et que son imagination peuplait de merveilles. En 1511 il se charge de quelques effets, et part, se dirigeant vers le sud. Bientôt le jeune voyageur, qui rencontre sur sa route de joyeux camarades, des étudiants courant le pays, et bien des dangereux attraits, sent commencer au dedans de lui un redoutable combat. Les convoitises de la vie et ses saintes résolutions se trouvent en présence. Tremblant pour l'issue, il prend la fuite, et va se cacher dans la petite ville de Wels, en Autriche (1513), .où il vit dans la retraite en se livrant à la culture des beaux-arts. L'empereur Maximilien vient à passer par cette ville avec une suite brillante. Le jeune poète se laisse entraîner par l'éclat de cette cour. Le prince le reçoit dans sa vénerie, et Hans s'oublie de nouveau sous les voûtes bruyantes du palais d'Inspruck. Mais sa conscience crie encore une fois avec force. Aussitôt le jeune veneur quitte son brillant uniforme de chasse il part , il arrive à Schwartz, puis à Munich. Ce fut là qu'en 1514, à l'âge de vingt ans, il chanta son premier hymne « à l'honneur de Dieu, » sur un air remarquable. Il fut couvert d'applaudissements. Partout dans ses voyages il avait occasion de remarquer de nombreuses et tristes preuves des abus sous lesquels la religion était étouffée.

De retour à Nuremberg, Halis s'établit, se marie, devient père de famille. Lorsque la Réformation éclate, il prête l'oreille. Il saisit cette sainte Écriture, qui lui était déjà devenue chère comme poète, et dans laquelle maintenant il cherche, non plus des images et des chants, mais la lumière de la vérité. Bientôt c'est à cette vérité qu'il consacre sa lyre. D'un humble atelier, situé devant l'une des portes de la ville impériale de Nuremberg, sortent des accents qui retentissent dans toute l'Allemagne, qui préparent les esprits à une ère nouvelle, et qui rendent partout. Chère au peuple la grande révolution qui s'accomplit. Les cantiques spirituels de Hans Sachs et sa Bible mise en vers aidèrent puissamment cette œuvre. Il serait peut-être difficile de dire qui a fait le plus pour elle, du prince électeur de Saxe, administrateur de l'Empire, ou du cordonnier de Nuremberg.

Ainsi donc il y avait alors quelque chose dans toutes les classes qui annonçait une réformation. De tous côtés on voyait paraître des signes et se presser des événements qui menaçaient de renverser l'œuvre des siècles de ténèbres, et d'amener pour les hommes « un temps nouveau. » La forme hiérarchique que les efforts de plusieurs siècles avaient imprimée au monde était ébranlée et près de se rompre. Les lumières dont on venait de faire la découverte avaient répandu dans tous les pays, avec une inconcevable rapidité, une multitude d'idées nouvelles. Dans toutes les branches de la 98

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle société, on voyait se mouvoir une nouvelle vie. « O siècle !... s'écriait Hütten, les études fleurissent, les esprits se réveillent : c'est une joie que de vivre !... » Les intelligences des hommes, qui avaient dormi depuis tant de générations, semblaient vouloir racheter par leur activité tout le temps qu'elles avaient perdu. Les laisser oisives, sans nourriture, ou ne leur présenter d'autres aliments que ceux qui avaient longtemps entretenu leur languissante vie, eût été méconnaître la nature de l'homme. Déjà l'esprit humain voyait clairement ce qui était et ce qui devait être, et il mesurait d'un regard hardi l'immense abîme qui séparait ces deux mondes. De grands princes siégeaient sur le trône; l'antique colosse de Rome chancelait sous son poids; l'ancien esprit de chevalerie quittait la terre, faisant place à un esprit nouveau, qui soufflait à la fois des sanctuaires du savoir et des demeures des petits. La Parole imprimée avait pris des ailes qui la portaient, comme le vent porte certaines semences, jusque dans les lieux les plus éloignés. La découverte des deux Indes élargissait le monde... Tout annonçait une grande révolution.

Mais d'où viendra le coup qui fera crouler l'antique édifice, et sortir de ses ruines un édifice nouveau ? Personne ne le savait. Qui eut plus de sagesse que Frédéric? qui eut plus de science que Reuchlin? qui eut plus de talent qu'Érasme? qui eut plus d'esprit et de verve que Hutten ? qui eut plus de valeur que Sickingen? qui fut plus vertueux que Cronberg? Et pourtant ni Frédéric, ni Reuchlin, ni Érasme, ni Sickingen, ni Hutten, ni Cronberg... Les savants, les princes, les guerriers, l'Église elle-même, tous avaient miné quelques fondements; mais on en était resté là : et nulle part on ne voyait paraître la main puissante qui devait être la main de Dieu.

Cependant tous avaient le sentiment qu'elle devait bientôt se montrer. Quelques-uns prétendaient en avoir trouvé dans les étoiles les indices assurés. Ceux-ci, voyant l'état misérable de la religion, annonçaient l'avènement prochain de l'Antéchrist. Ceux-là, au contraire, présageaient une réformation imminente. Le monde attendait. — Luther parut.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] X a Animus ingens et ferox, viribus pollens... Nam si consilia et conatus Hutteni non def cissent, quasi nervi copiarum , algue potentire, jam mutatio omnium rerum exstitisset, et quasi orbis status publici fuisset conversus. it (Camer., Vita Melanchihonis.)

[2] Luth. Ep. , I, p. 37.

[3] Luth. Ep., I, p. 38.

[4] Voyez Chateaubriand, Étude. historique.

99

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE II : JEUNESSE, CONVERSION ET PREMIERS TRAVAUX DE

LUTHER 148à-1517

CHAPITRE I

Dieu, qui prépare son œuvre pendant des siècles, l'accomplit, quand l'heure est venue, par les plus faibles instruments. Faire de grandes choses avec les plus petits moyens, telle est la loi de Dieu. Cette loi, qui se voit partout clans la nature, se retrouve aussi dans l'histoire. Dieu prit les réformateurs de l'Église là où il en avait pris les apôtres.

Il les choisit dans cette classe pauvre qui, sans être le bas peuple, est à peine la bourgeoisie. Tout doit manifester au monde que l'œuvre est, non de l'homme, mais de Dieu. Le réformateur Zwingle sortit de la cabane d'un berger des Alpes; Melanchthon, le théologien de la Réformation, de la boutique d'un armurier; et Luther, de la chaumière d'un pauvre mineur.

La première époque de la vie de l'homme, celle où il se forme et se développe sous la main de Dieu, est toujours importante. Elle l'est surtout dans la carrière de Luther.

Toute -la Réformation est déjà là. Les diverses phases de cette œuvre se succédèrent dans l'âme de celui qui en fut l'instrument, avant de s'accomplir dans le monde. La connaissance de la réformation qui s'opéra dans le cœur de Luther donne seule la clef de la réformation de l'Église. Ce n'est que par l'étude de l'œuvre particulière qu'on peut avoir l'intelligence de l'œuvre générale. Ceux qui négligent la première ne connaîtront de la seconde que les formes et les dehors. Ils pourront savoir certains événements et certains résultats, mais ils ne connaîtront pas la nature intrinsèque de ce renouvellement, parce que le principe de vie qui en fut l'âme leur demeurera caché.

Étudions donc la Réformation dans Luther, avant de l'étudier dans les faits qui changèrent la chrétienté.

Dans le village de Mora, vers les forêts de la Thuringe, et non loin des lieux où Boniface, l'apôtre de l'Allemagne, commença à annoncer l'Évangile, se trouvait, sans doute depuis des siècles, une famille ancienne et nombreuse, du nom de Luther. Le fils aîné héritait toujours de la maison et des champs paternels, comme c'est l'usage de ces paysans de la Thuringe, tandis que les autres enfants allaient ailleurs çà et là chercher leur vie t. L'un d'eux, Jean Luther, épousa la fille d'un habitant de Neustadt , dans l'évêché de Würzbourg, Marguerite Lindemann. Les deux époux quittèrent les campagnes d'Isenac, et vinrent s'établir dans la petite ville d'Eisleben en Saxe, pour y gagner leur pain à la sueur de leur front.

Seckendorff rapporte, sur le témoignage de Rebhan, surintendant à Isenac en 1601, que la mère de Luther, croyant son terme encore éloigné, s'était rendue à la foire d'Eisleben, et que, contre son attente, elle y accoucha d'un fils. Malgré toute la confiance que Seckendorff mérite, ce récit ne paraît pas exact; en effet, aucun des plus anciens historiens de Luther n'en a fait mention; de plus, il y a près de vingt-quatre lieues de Mora à Eisleben, et l'on ne se décide pas facilement; dans l'état où se trouvait 100

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle la mère de Luther, à franchir une telle distance, pour aller à la foire; enfin, le témoignage de Luther lui-même parait tout à fait opposé à cette assertion'[1].

SES PARENTS. SA NAISSANCE.

133

Jean Luther était un homme droit, ardent au travail, ouvert, et poussant la fermeté de caractère jusqu'à l'opiniâtreté. D'une culture d'esprit plus relevée que la plupart des hommes de sa classe, il lisait beaucoup. Les livres étaient rares alors; mais Jean ne laissait passer aucune occasion de s'en procurer. Ils étaient ses délassements dans les intervalles de repos que lui laissait un travail rude et assidu. Marguerite possédait les vertus qui parent les femmes honnêtes et pieuses. On remarquait surtout sa pudeur, sa crainte de Dieu et son esprit de prière. Elle était regardée par les mères de famille de l'endroit comme un modèle qu'elles devaient s'appliquer à suivre [2].

On ne sait pas d'une manière précise depuis combien de temps les deux époux étaient établis à Eisleben, lorsque, le 10 novembre, une heure avant minuit, Marguerite donna le jour à un fils. Melanchthon interrogea souvent la mère de son ami sur l'époque de la naissance de celui-ci « Je me « rappelle très bien le jour et l'heure, répondait-elle; mais

« pour l'année, je n'en suis pas certaine. » Mais Jacques, frère de Luther, homme honnête et intègre, a rapporté que, selon l'opinion de toute la famille, Martin naquit l'an de Christ 1483, le 10 novembre, veille de la Saint-Martin [3], et Luther lui-même a écrit sur un psautier hébreu, que nous possédons encore : « Je suis né l'an 1483 [4]. »

La première pensée des pieux parents fut de consacrer à Dieu par le saint baptême l'enfant qu'il venait de leur accorder. Dès le lendemain, qui se trouvait être un mardi, le père porta son fils avec reconnaissance et joie à l'église de Saint-Pierre; ce fut là qu'il reçut le sceau de sa consécration au Seigneur. On l'appela Martin, en mémoire de ce jour.

Le jeune Martin n'avait pas encore six mois lorsque ses parents quittèrent Eisleben, pour se rendre à Mansfeld, qui n'en est éloigné que de cinq lieues. Les mines de Mansfeld étaient alors très célèbres. Jean Luther, homme laborieux, sentant qu'il serait peut-être appelé à élever une famille nombreuse, espérait y gagner plus facilement son pain et celui de ses enfants. C'est dans cette ville que l'intelligence et les forces du jeune Luther reçurent leur premier développement; c'est là que son activité commença à se montrer, et que son caractère se prononça dans ses paroles et dans ses actions. Les plaines de Mansfeld, les bords du Wipper, furent le théâtre de ses premiers ébats avec les enfants du voisinage.

Les commencements du séjour à Mansfeld furent pénibles pour l'honnête Jean et pour sa femme. Ils y vécurent d'abord dans une grande pauvreté. « Mes parents, dit le réformateur, ont été très pauvres. Mon père était un pauvre bûcheron, et ma mère a souvent porté son bois sur le dos, « afin d'avoir de quoi nous élever, nous autres enfants. Ils « ont supporté pour nous des travaux rudes jusqu'au sang. » L'exemple de parents qu'il respectait, les habitudes qu'ils lui inspirèrent, accoutumèrent de bonne 101

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle heure Luther au travail et à la frugalité. Que de fois sans doute il accompagna sa mère dans le bois, pour y ramasser aussi son petit fagot !

Il y a des promesses faites au travail du juste, et Jean Luther en éprouva la réalité.

Ayant acquis un peu plus d'aisance, il établit à Mansfeld deux Fournaux de forge. Ce fut autour de ces fourneaux que grandit le jeune Martin, et ce fut du produit de ce travail que son père pourvut plus tard à ses études. « C'était d'une famille de mineurs, dit le bon « Mathesius, que devait sortir le fondeur spirituel de la chrétienté : image de ce que Dieu voulait faire en nettoyant « par lui les fils de Lévi et en les épurant dans ses fourneaux, comme l'or'. » Respecté de tous pour sa droiture, sa vie sans tache et son bon sens, Jean Luther fut fait conseiller de Mansfeld, capitale du comté de ce nom.

Une trop grande misère eût pu appesantir l'esprit de l'enfant; l'aisance de la maison paternelle dilata son cœur et éleva son caractère.

Jean profita de sa nouvelle situation pour rechercher la société qu'il préférait. Il faisait grand cas des hommes instruits, et il invitait souvent à sa table les ecclésiastiques et les maîtres d'école du lieu. Sa maison offrait le spectacle de ces sociétés de simples bourgeois qui honoraient l'Allemagne au commencement du seizième siècle. C'était un miroir où venaient se réfléchir les nombreuses images qui se succédaient sur la scène agitée de ce temps-là. L'enfant en profita. Sans doute, la vue de ces hommes, auxquels on témoignait tant d'égards dans la maison de son père, excita plus d'une fois dans le cœur du jeune Martin le désir ambitieux de devenir lui-même un jour maitre d'école ou savant.

Dès qu'il fut en âge de recevoir quelque enseignement, ses parents cherchèrent à lui donner la connaissance de Dieu, à lui en inspirer la crainte, et à le former aux vertus chrétiennes. Ils mettaient tous leurs soins à cette première éducation domestique [5].

Souvent le père s'agenouillait devant le lit de l'enfant, et priait avec ferveur et à haute voix, demandant que son fils se souvint au nom du Seigneur, et contribuât un jour à la propagation de la vérité'[6]. Cette prière d'un père fut magnifiquement exaucée.

Cependant ce ne fut pas à cela que se borna la tendre sollicitude des parents de Luther.

Son père, désireux de lui voir acquérir les éléments des connaissances pour lesquelles il avait tant d'estime, invoqua sur lui la bénédiction de Dieu et l'envoya à l'école.

Martin était encore très petit. Son père, ou un jeune homme de Mansfeld , Nicolas Emler, , le portaient souvent dans leurs bras à la maison de George Émile, et retournaient ensuite l'y chercher. Emler épousa plus tard une sœur de Luther.

La, piété de ses parents, leur activité, leur vertu austère, donnèrent au jeune garçon une impulsion heureuse, et formèrent en lui un esprit attentif et grave. Un système qui employait pour principaux mobiles les châtiments et la crainte prévalait alors dans l'éducation. Marguerite, tout en approuvant quelquefois la conduite trop sévère de son mari, ouvrit souvent à Martin ses bras maternels, pour le consoler au milieu de ses larmes. Cependant elle-même dépassait aussi les préceptes de cette sagesse qui nous 102

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dit : Celui qui aime son fils se hâte de le châtier. Le caractère impétueux de l'enfant donnait lieu à bien des corrections et des réprimandes. « Mes parents, dit plus tard Luther, « m'ont traité durement, ce qui m'a rendu très craintif. « Ma mère me châtia un jour si fort pour une noisette, que « le sang en coula. Ils croyaient de tout leur cœur bien « faire; mais ils ne savaient pas discerner les esprits, ce qui « est cependant nécessaire pour savoir quand, à qui, et coma ment les punitions doivent être infligées

[7]. Il faut punir ; « mais, ajoutait Luther, à côté de la verge il faut savoir placer la pomme. »

Le pauvre enfant endurait à l'école des traitements non moins sévères. Son maître le fustigea quinze fois de suite dans une matinée. « Il faut, disait Luther en rapportant «

ce fait, fouetter les enfants, mais il faut en même les ai« mer. » Avec une telle éducation, Luther apprit de bonne heure à mépriser les agréments d'une vie sensuelle.

« Ce « qui doit devenir grand doit commencer petitement, » remarque avec justesse l'un de ses plus anciens historiens; « et si les enfants sont élevés dès leur jeunesse avec trop « de délicatesse et de prévenances, on leur nuit par là pour « toute leur vie'.[8] »

Martin apprit quelque chose à l'école. On lui enseigna les chapitres du catéchisme, les dix commandements , le symbole des apôtres, l'oraison dominicale, des cantiques, des formules de prières, le Donat, grammaire latine composée dans le quatrième siècle par Donatus, maître de saint Jérôme, et qui, perfectionnée dans le onzième siècle par un moine français nommé Remigius, fut longtemps en grande réputation dans toutes les écoles ; il étudia de plus le Cisio-Janus, calendrier très singulier, composé dans le dixième ou le onzième siècle; enfin on lui apprit tout ce qu'on savait dans l'école de Mansfeld.

Mais l'enfant ne parait point y avoir été conduit à Dieu. Le seul sentiment religieux qu'on pouvait alors découvrir en lui était celui de la crainte. Chaque fois qu'il entendait parler de Jésus-Christ, il pâlissait d'épouvante; car on ne le lui avait représenté que comme un juge irrité. Cette crainte servile, qui est si éloignée de la vraie religion, le prépara peut-être à la bonne nouvelle de l'Évangile, et à cette joie qu'il ressentit plus tard quand il apprit à connaitre celui qui est doux et humble de cœur.

Jean Luther voulait faire de son fils un savant. Le jour nouveau qui commençait partout à rayonner pénétrait jusque dans la maison du mineur de Mansfeld, et y excitait des pensées d'ambition. Les dispositions remarquables, l'application persévérante de son fils, faisaient concevoir à Jean les plus belles espérances. Aussi, lorsque Martin eut atteint, en 1497, l'âge de quatorze ans, son père prit-il la résolution de se séparer de lui, pour l'envoyer à Magdebourg, à l'école des Franciscains.

Marguerite dut y consentir, et Martin se prépara à quitter le toit paternel.

Magdebourg fut pour Martin comme un monde nouveau. Au milieu de nombreuses privations (car il avait à peine de quoi vivre), il examinait, il écoutait. André Pro-lès, provincial de l'ordre des Augustins, prêchait alors avec beaucoup de chaleur la 103

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle nécessité de réformer la religion et l'Église. Ce ne fut pas lui cependant qui déposa dans l'âme du jeune homme le premier germe des idées qui s'y développèrent plus tard.

C'était pour Luther le temps d'un rude apprentissage.

Lancé dans le monde à quatorze ans, sans amis et sans protecteurs, il tremblait devant ses maîtres, et dans les heures de récréation il cherchait péniblement sa nourriture avec des enfants aussi pauvres que lui. « Je quêtais, dit-il, avec « mes camarades quelque peu d'aliments, afin d'avoir de « quoi pourvoir à nos besoins. Un jour, dans le temps où « l'Église célèbre la fête de la naissance de Jésus-Christ, « nous parcourions ensemble les villages voisins, allant de « maison en maison et chantant à quatre voix les cantiques ordinaires sur le petit enfant Jésus, né à Bethlehem. « Nous nous arrêtâmes devant une demeure de paysan, « isolée, au bout d'un village. Le paysan, nous entendant « chanter nos hymnes de Noël, sortit avec quelques provisions qu'il voulait nous donner, et demanda d'une grosse « voix et d'un ton rude: Où êtes-vous, garçons? Épouvantés à ces paroles, nous nous sauvâmes à toutes jambes. « Nous n'avions aucune raison de nous effrayer, car le « paysan nous offrait de bon cœur cette assistance; mais « nos cœurs, sans doute, étaient rendus craintifs par les « menaces et la tyrannie dont les maîtres accablaient alors « les écoliers, en sorte qu'un subit effroi nous avait saisis. « A la fin, cependant, le paysan nous appelant toujours, « nous nous arrêtâmes, nous laissâmes nos craintes, nous « courûmes vers lui, et nous reçûmes de sa main la nourriture qu'il nous destinait. C'est ainsi, ajoute Luther, que « nous avons coutume de trembler et de nous enfuir quand « notre conscience est coupable et effrayée. Alors nous « avons peur même d'un secours qu'on nous offre, et de « ceux qui sont nos amis et qui veulent nous faire toutes « sortes de biens'. »

Un an s'était à peine écoulé, lorsque Jean et Marguerite, apprenant combien leur fils trouvait de difficulté à vivre à Magdebourg, l'envoyèrent à lsenac, où se trouvait une école célèbre et où ils avaient plusieurs parents'. Ils avaient d'autres enfants; et bien que leur aisance se fût accrue, ils ne pouvaient entretenir leur fils dans une ville étrangère. Les fourneaux et les veilles de Jean Luther ne faisaient vivre que la famille de Mansfeld. Il espérait que Martin, arrivé à Isenac, y trouverait plus facilement de quoi subsister; mais il n'y fut pas plus heureux. Ceux de ses parents qui habitaient cette ville ne se soudèrent pas de lui, ou peut-être que, très pauvres eux-mêmes, ils ne pouvaient lui être d'aucun secours.

Quand l'écolier était pressé par la faim, il devait, comme à Magdebourg, se joindre à ses camarades d'études, et chanter avec eux devant les maisons pour obtenir un morceau de pain. Cette habitude du temps de Luther s'est conservée jusqu'à nos jours dans plusieurs villes d'Allemagne; quelquefois les voix des jeunes garçons y forment un chant plein d'harmonie. Souvent le pauvre et modeste Martin ne recevait, au lieu de panique de dures paroles. Alors, accablé de tristesse, il versait en secret bien des larmes, et ne pensait qu'en tremblant à l'avenir.

104

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Un jour, entre autres, on l'avait déjà repoussé de trois maisons, et il se disposait à retourner à jeun à son gîte, lorsque, parvenu sur la place Saint-Georges, il s'arrêta, immobile et plongé dans de tristes réflexions, devant la maison d'un honnête bourgeois.

Faudra-t-il, faute de pain, qu'il renonce aux études et qu'il aille travailler avec son père dans les mines de Mansfeld?.... Tout à coup une porte s'ouvre; une femme parait sur le seuil : c'est l'épouse de Conrad Cotta, la fille du bourgmestre d'Ilefed [9]'. Elle s'appelait Ursule. Les chroniques d'Isenac l'appellent «la pieuse Sunamite, » en souvenir de celle qui retint avec tant d'instances le prophète Élisée à manger du pain chez elle. La Sunamite chrétienne avait déjà remarqué plus d'une fois le jeune Martin dans les assemblées des fidèles; elle avait été touchée de la douceur de son chant et de sa dévotion'[10]. Elle venait d'entendre les paroles dures qu'on avait adressées au pauvre écolier; et, le voyant tout triste devant sa porte, elle vint à son aide, lui fit signe d'entrer, et lui servit de quoi apaiser sa faim .

Conrad approuva la bienfaisance de sa femme; il trouva même tant d'agrément dans la société du jeune Luther, que quelques jours après il le prit entièrement dans sa maison. Dès ce moment ses études sont assurées. Il n'est point obligé de retourner aux mines de Mansfeld et d'enfouir le talent que Dieu lui a confié. Lorsqu'il ne savait plus que devenir, Dieu lui a ouvert le cœur et la porte d'une famille chrétienne. Cet événement disposa son Mie à cette confiance en Dieu que les plus fortes tempêtes ne purent dans la suite ébranler.

Luther trouva dans la maison de Cotta une vie bien différente de celle qu'il avait jusqu'alors connue. Il y eut une existence douce, exempte de soucis et de besoins; son esprit devint plus serein, son caractère plus gai, son cœur plus ouvert. Tout son être se réveilla aux doux rayons de la charité, et commença à s'ébattre, de vie, de joie, de bonheur. Ses prières furent plus ardentes, sa soif de savoir plus grande ; il fit de rapides progrès.

Aux lettres et aux sciences il ajouta le charme des arts; car les arts aussi grandissaient en Allemagne. Les hommes que Dieu destine à agir sur leurs contemporains sont d'abord eux-mêmes saisis et entraînés par toutes les tendances de leur siècle. Luther apprit à jouer de la flûte et du luth. Il accompagnait souvent de ce dernier instrument sa belle voix d'alto : il égayait ainsi son cœur dans. ses moments de tristesse. Il se plaisait aussi à témoigner par ses accords sa vive reconnaissance à sa mère adoptive, qui aimait beaucoup la musique. Il a lui-même aimé cet art jusqu'à sa vieillesse, et a composé les paroles et le chant de quelques-uns des plus beaux cantiques que l'Allemagne possède. Plusieurs même ont passé dans notre langue.

Temps heureux pour le jeune homme Luther se le rappela toujours avec émotion. Un fils de Conrad étant venu, bien des années après, étudier à Wittemberg, lorsque le pauvre écolier d'Isenac était devenu le docteur de son siècle, il le reçut avec joie à sa table et sous son toit. Il voulait rendre en partie au fils ce qu'il avait reçu du père et de la mère. C'est en se souvenant de la femme chrétienne qui lui avait donné du pain 105

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle quand tout le monde le repoussait, qu'il dit cette belle parole : « Il n'y a rien sur la terre « de plus doux que le cœur d'une femme où la piété habite. »

Jamais Luther n'eut honte des jours où, pressé par la faim, il mendiait tristement le pain nécessaire à ses études et à sa vie. Bien loin de là, il pensait avec reconnaissance à cette grande pauvreté de sa jeunesse. Il la regardait comme un des moyens dont Dieu s'était servi pour faire de lui ce qu'il devint plus tard, et il lui en rendait grâces.

Les pauvres enfants qui étaient obligés de suivre la même vie touchaient son cœur. «

Ne méprisez pas, disait-il, les garçons qui cherchent, en chantant devant les portes, panera «propter Deum, du pain pour l'amour de Dieu; moi aussi, « j'ai fait de même. Il est vrai que plus tard mon père m'a « entretenu avec beaucoup d'amour et de bonté à l'université d'Erfurt, m'y soutenant à la sueur de son front; toutefois, j'ai été un pauvre quêteur. Et maintenant au moyen « de ma plume, je suis venu si loin, que je ne voudrais pas « changer de fortune avec le Grand Turc lui-même. Bien « plus, quand on entasserait les uns sur les autres tous les « biens de la terre, je ne les prendrais pas en échange de « ce que j'ai. Et cependant je n'en serais pas au point où je « me trouve si je n'avais été à l'école et si je n'avais appris « à écrire. » Ainsi le grand homme trouve dans ces premiers et humbles commencements l'origine de sa gloire. Il ne craint pas de rappeler que cette voix, dont les accents firent tressaillir l'Empire et le monde, sollicitait naguère un morceau de pain dans les rues d'une pauvre cité. Le chrétien se complaît dans ces souvenirs, parce qu'ils lui rappellent que c'est en Dieu qu'il doit se glorifier.

La force de son intelligence, la vivacité de son imagination, l'excellence de sa mémoire, lui firent bientôt devancer tous ses compagnons d'études Il fit surtout de rapides progrès dans les langues anciennes, dans l'éloquence et dans la poésie. Il écrivait des discours, il faisait des vers. Gai, complaisant, ayant ce qu'on appelle un bon cœur, il était chéri de ses maîtres et de ses camarades.

Parmi ses professeurs, il s'attacha particulièrement à Jean Trébonius, homme savant, d'un débit agréable, et qui avait pour la jeunesse ces égards qui sont si propres à l'encourager. Martin avait remarqué que lorsque Trébonius entrait dans la classe, il se découvrait la tête pour saluer les écoliers. Grande condescendance en ces temps pédantesques ! Cela avait plu au jeune homme. Il avait compris qu'il valait aussi quelque chose. Le respect du maître avait rehaussé l'élève à ses propres yeux. Les collègues de Trébonius, qui n'avaient pas la même habitude, lui ayant un jour témoigné leur étonnement de cette extrême condescendance, il leur répondit, et ceci ne frappa pas moins le jeune Luther : « Il y a parmi ces jeunes garçons des hommes dont Dieu fera, un jour, des bourgmestres, des chanceliers, des docteurs, des magistrats.

Quand même vous « ne les voyez pas encore avec les signes de leurs dignités, « il est juste pourtant que vous ayez pour eux du respect. » Sans doute le jeune écolier écouta avec plaisir ces paroles, et peut-être se vit-il déjà alors un bonnet de docteur sur la tête.

________________________________________

106

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle FOOTNOTES

[1] . Velus familia est et late propage% mediocrium hominem.. (Miel., Vif. Luth.) « Ego natus sum Eisleben, baptisatusque apud Sanctum-Petrum ibidem. Parentes mei de prope lseuuco Mue migrarunt. . (Luth. Ep. 1, p. 390.)

[2] Intuebanturque in eam «tem honestee mulierés, ut in exemplar virtutum.

(Metanclith., Vila Lutheri.)

[3] Stelanchth., Vila Lutheri.

[4] Auno 1483 natus ego. (Psautier de la Bibliothèque de Dantzig.)

[5] s Ad agnitionem et timorem Dei... domestica institutione diligenter adsuefece-runt.

s (Melanchth., Vit. Luth.)

[6] Conrad Schlusselburg, Oratio de vite et morte Lutheri.

[7] Sed non poterant discernere ingenia; secundum qua) essent temperandte correctiones. • (Luth. Op. (W.), XXII, p. 1785.)

[8] a Was gross sol werdeu, muss Lei' augehen. (Ilathesius, Hie, p. 3.)

[9] Lingk's Reisegesch. Luth

[10] Dieweil sie umb seines Singea uud herzlichen Gcbets willen.... (rdathesius, P. 3.) 107

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II

Luther avait atteint sa dix-huitième année. Il avait goûté les douceurs des lettres; il brûlait du désir d'apprendre; il soupirait après une université, et souhaitait de se rendre à l'une de ces sources de toutes les sciences, où il pourrait étancher sa soif de savoir [1]. Son père exigeait qu'il étudiât le droit. Plein d'espérance dans les talents de son fils, il voulait qu'il les cultivât et qu'il les fit paraître au grand jour. Il le voyait déjà remplir des fonctions honorables parmi ses concitoyens, gagner la faveur des princes et briller sur la scène du monde. Il fut arrêté que le jeune homme se rendrait à Erfurt.

Luther arriva dans cette université l'an 1501. Jodocus, surnommé le docteur d'Isenac, y professait la philosophie scolastique avec beaucoup de succès. Melanchthon regrette que l'on n'enseignât alors à Erfurt qu'une dialectique hérissée de difficultés. Il pense que si Luther y avait trouvé d'autres professeurs, si on lui avait enseigné les disciplines plus douces et plus tranquilles de la vraie philosophie, cela eût pu modérer et adoucir la véhémence de sa nature [2]. Le nouveau disciple se mit donc à étudier la philosophie du moyen âge dans les écrits d'Occam, de Scot, de Bonaventure et de Thomas d'Aquin. Plus tard, toute cette scolastique lui fut en horreur. Il tremblait d'indignation lorsqu'on prononçait en sa présence le nom d'Aristote, et il alla jusqu'à dire que si Aristote n'était pas un homme, il ne craindrait pas de le prendre pour le diable. Mais son esprit avide de doctrine avait besoin de meilleurs aliments; il se mit à étudier les beaux monuments de l'antiquité, les écrits de Cicéron, de Virgile et des autres classiques. Il ne se contentait pas, comme le vulgaire des étudiants, d'apprendre par cœur les productions de ces écrivains; il cherchait surtout à approfondir leurs pensées, à se pénétrer de l'esprit qui les animait, à s'approprier leur sagesse, à comprendre le but de leurs écrits, et à enrichir son intelligence de leurs graves sentences et de leurs brillantes images. Il interrogeait souvent ses professeurs, et dépassa bientôt ses condisciples. Doué d'une mémoire facile et d'une imagination puissante, tout ce qu'il lisait ou entendait lui restait toujours présent à l'esprit; c'était comme s'il l'eût vu lui-même. « Ainsi brillait Luther dès sa jeunesse. Toute l'université, dit Melanchthon, admirait ses génies. [3]»

Mais déjà à cette époque le jeune homme de dix-huit ans ne travaillait pas uniquement à cultiver son intelligence ; il avait cette pensée sérieuse, ce cœur porté en haut, que Dieu donne à ceux dont il veut faire ses plus zélés serviteurs. Luther sentait qu'il dépendait de Dieu : simple et puissante conviction, qui est à la fois la source d'une profonde humilité et des grandes actions. Il invoquait avec ferveur la bénédiction divine sur ses travaux. Chaque matin il commençait la journée par la prière; puis il se rendait à l'église; ensuite il se mettait à l'étude, et il ne perdait pas un moment dans tout le cours de la journée. « Bien prier, « avait-il coutume de dire, est plus qu'à moitié étudier [4]. »

108

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le jeune étudiant passait à la bibliothèque de l'université tous les moments qu'il pouvait enlever à ses travaux académiques. Les livres étaient encore rares, et c'était pour lui un grand privilège de pouvoir profiter des trésors réunis dans cette vaste collection. Un jour (il y avait alors deux ans qu'il était à Erfurt, et il avait vingt ans), il ouvre l'un après l'autre plusieurs des livres de la bibliothèque, afin d'en connaître les auteurs. Un volume qu'il a ouvert à son tour frappe son attention. Il n'en a point vu de semblable jusqu'à cette heure. Il lit le titre... c'est une Bible [5] livre rare, inconnu dans ce temps-le. Son intérêt est vivement excité; il se sent tout rempli d'admiration de trouver autre [6] chose dans ce volume que ces fragments d'évangiles et d'épitres que l'Église a choisis pour les lire au peuple dans les temples chaque dimanche de l'année.

Il avait cru jusqu'alors que c'était là toute la Parole de Dieu. Et voilà tant de pages, tant de chapitres, tant de livres, dont il n'avait aucune idée! Son cœur bat en tenant en ses mains toute cette Écriture qui est divinement inspirée. Il parcourt avec avidité et avec des sentiments indicibles toutes ces feuilles de Dieu. La première page sur laquelle se fixe son attention lui raconte l'histoire d'Anne et du jeune Samuel. Il lit, et son aine peut à peine contenir la joie dont elle est pénétrée. Cet enfant que ses parents prêtent à l'Éternel pour tous les jours de sa vie ; le cantique d'Anne, où elle déclare que l'Éternel élève le pauvre de la poudre et tire l'indigent de la boue, pour le faire asseoir avec les principaux ; ce jeune garçon Samuel qui grandit dans une temple en la présence de l'Éternel ; ces sacrificateurs, fils d'Elie, qui sont de méchants hommes, qui vivent dans la débauche comme tant de prêtres romains, et font pécher le peuple de Dieu, toute cette histoire, 4oute cette Parole qu'il a découverte, lui font éprouver quelque chose qu'il n'a jamais connu. Il retourne chez lui le cœur « Oh pense-t-il, si Dieu voulait une « fois me donner en propre un tel livre » Luther ne savait encore ni le grec ni l'hébreu. Il est peu probable qu'il ait étudié ces langues pendant les deux ou trois premières années de son séjour à l'université. C'était en latin qu'était cette Bible qui l'avait transporté de joie. Il revient bientôt à la bibliothèque pour y retrouver son trésor. Il lut et relut, et puis dans son étonnement et sa joie, il revint lire encore. Les premières lueurs d'une vérité nouvelle se levaient alors pour lui.

Ainsi Dieu lui a fait trouver sa Parole. Il a découvert le livre dont il doit an jour donner à son peuple cette traduction admirable, dans laquelle l'Allemagne, depuis trois siècles, lit les oracles de Dieu. Pour la première fois peut-être une main a sorti ce volume précieux de la place qu'il occupait dans la bibliothèque d'Erfurt. Ce livre déposé sur les rayons inconnus d'une salle obscure, va devenir pour tout un peuple le livre de vie. La Réformation était cachée dans cette Bible-là.

Ceci arriva en 1503, peu après que Luther eut pris le premier grade académique, celui de bachelier.

Les travaux excessifs auxquels il s'était livré pour soutenir ses examens le firent tomber dangereusement malade. La mort sembla s'approcher de lui. De graves 109

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pensées occupaient son esprit. Il croyait que son existence terrestre allait finir. On plaignait le jeune homme. Il était dommage, pensait-on, de voir tant d'espérances si promptement éteintes. Plusieurs amis venaient le visiter sur son lit de maladie. Dans leur nombre se trouva un prêtre, vieillard vénérable, qui avait suivi avec intérêt l'étudiant de Mansfeld dans ses travaux et dans sa vie académique. Luther ne put lui cacher la pensée dont il était frappé. « Bientôt, dit-il, je serai rappelé de ce monde. »

Mais le vieillard lui répondit avec bonté : « Mon cher bachelier, ayez bon courage ! vous ne « mourrez pas de cette maladie. Notre Dieu fera encore de « vous un homme qui, à son tour, en consolera plusieurs t. « Car Dieu charge de sa croix celui qu'il aime, et ceux qui « la portent avec patience acquièrent beaucoup de sa« gesse. » Ces mots frappèrent le jeune malade. C'est quand il est si près de la mort qu'il entend la bouche d'un prêtre lui rappeler que Dieu, comme l'avait dit la mère de Samuel, élève le misérable. Le vieillard a répandu une douce consolation dans son cœur; il a ranimé ses esprits; il ne l'oubliera jamais. « C'est là la première prédiction que M. le « docteur ait entendue, » dit Mathésius, l'ami de Luther, lui nous rapporte ce fait, « et il l'a souvent rappelée. » On comprend aisément dans quel sens Mathésius appelle cette parole une prédiction.

Lorsque Luther fut guéri, quelque chose était changée en lui. La Bible, sa maladie, les paroles du vieux prêtre, semblaient lui avoir adressé un nouvel appel. Il n'y avait cependant encore rien d'argoté en son esprit. Il s'appuyait encore sur les créatures : une nouvelle circonstance- vint Je montrer. C'étaient les fêtes de Pâques, probablement de l'an 1503. Luther allait passer quelque temps dans sa famille, et portait une épée selon la coutume du temps. H heurta du pied contre cette arme, la lame sortit, et il se coupa l'une des principales artères. Un ami qui l'accompagnait courut en toute hâte chercher du secours ; Luther, se trouvant seul, se coucha sur le dos et se mit le doigt sur la blessure; mais le sang s'échappait malgré ses efforts; voyant la mort s'approcher, il s'écria : « 0 Marie! aide« moi » Enfin on lui amena un chirurgien d'Erfurt, qui le pansa; mais dans la nuit, la plaie s'étant rouverte, Luther s'évanouit en invoquant de nouveau la Vierge. « Je .« serais mort en m'appuyant sur Marie, » dit-il plus tard. Bientôt il devait apprendre qu'il n'y a qu'un médiateur entre Dieu et les hommes'[7]. u Pendant tout le temps que j'ai été « à Erfurt, dit-il plus tard, je n'ai pas entendu une -seule u leçon, une seule prédication chrétienne. »

Il continua ses études. En 1505 il fut maître ès arts ou docteur en philosophie.

L'université d'Erfurt était alors la plus célèbre de l'Allemagne. Les autres n'étaient et comparaison que des écoles inférieures. La cérémonie se fit, selon la coutume, avec pompe. Une procession avec des flambeaux vint rendre hommage à Luther La fête fut superbe. Tous étaient dans la joie. Luther, encouragé peut-être par ces honneurs, se disposa à se consacrer entièrement au droit, conformément à la volonté de son père.

Mais Dieu avait une volonté différente. Tandis que Luther s'occupait d'études diverses, tandis qu'il commençait à enseigner la physique et l'éthique d'Aristote, et d'autres branches de la philosophie, son cœur lui criait que la piété était la seule chose 110

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle nécessaire, et qu'avant tout il devait être sûr de son salut. Il savait le déplaisir que Dieu témoigne contre le péché ; il se rappelait les peines que sa Parole dénonce au pécheur, et il se demandait avec crainte s'il était sûr de posséder la faveur divine. Sa conscience lui répondait : Non. Son caractère était prompt et décidé : il résolut de faire tout ce qui pourrait lui assurer une espérance ferme de l'immortalité. Deux événements vinrent l'un après l'autre ébranler son âme et précipiter sa détermination.

Parmi ses amis d'université s'en trouvait un, nommé Alexis, avec lequel il était étroitement lié. Un matin, le bruit se répand dans Erfurt qu'Alexis a été assassiné.

Luther s'assure en toute hâte de la vérité de ce rapport. Cette perte [8]si subite de son ami l'émeut, et la question qu'il s'adresse : Que deviendrais-je si j'étais ainsi soudainement appelé? remplit son âme des plus vives terreurs C'était pendant l'été de l'an 1505. Luther, que les vacances ordinaires de l'université laissaient libre, forma la résolution de faire un voyage à Mansfeld, pour revoir les lieux chéris de son enfance, et pour embrasser ses parents. Peut-être aussi voulait-il ouvrir son cœur à son père, le sonder sur le dessein qui commençait à se former dans son esprit, et avoir son aveu pour embrasser une autre vocation. Il prévoyait toutes les difficultés qui l'attendaient. La vie paresseuse de la majorité des prêtres déplaisait à l'actif mineur de Mansfeld. Les ecclésiastiques étaient d'ailleurs peu estimés dans le monde; ils ne jouissaient la plupart que d'un chétif revenu; et le père, qui avait fait beaucoup de sacrifices pour entretenir son fils à l'université, qui le voyait enseigner publiquement, dès sa vingtième année, dans une école célèbre, n'était pas disposé à renoncer aux espérances dont se nourrissait son orgueil.

Nous ignorons ce qui se passa pendant le séjour de Luther à Mansfeld. Peut-être la volonté prononcée de son père lui dit-elle craindre de lui ouvrir son cœur. Il quitta de nouveau la maison paternelle pour aller s'asseoir sur les bancs de l'académie. 11

n'était plus qu'à une petite distance d'Erfurt, quand il fut surpris par un violent orage, tel qu'on en voit assez souvent dans ces montagnes. La foudre éclate et tombe à _ses côtés. Luther se jette à genoux. Son heure est peut-être venue. La mort, le jugement, l'éternité l'entourent de toutes leurs terreurs, et lui font entendre une voix à laquelle il ne peut plus résister. « Enveloppé des angoisses de la mort, » comme il le dit lui-même

[9], il fait vœu, si le Seigneur le tire de ce danger, d'abandonner le monde et de se donner entièrement à Dieu. Après s'être relevé de terre, voyant toujours devant lui cette mort qui doit un jour l'atteindre, il s'examine sérieusement et se demande ce qu'il doit faire'[10]. Les pensées qui l'ont agité naguère se représentent avec plus de force. Il a cherché, il est vrai, à remplir tous ses devoirs. Mais dans quel état se trouve son âme ? Peut-il, avec un cœur souillé, paraître devant le tribunal d'un Dieu si redoutable?

Il faut qu'il devienne saint. Il a soif maintenant de sainteté, comme il avait soif de science. Mais où la trouver? comment l'acquérir? L'université lui a fourni les moyens de satisfaire ses premiers désirs. Qui éteindra cette angoisse, cette ardeur qui le consume? A quelle école de sainteté portera-t-il ses pas? [11] Il ira dans un cloître; la vie monastique le sauvera. Que de fois il en a entendu raconter la puissance pour 111

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle transformer un cœur, pour sanctifier un pécheur, pour rendre un homme parfait ! Il entrera dans un ordre monastique. Il y deviendra saint. Il s'assurera ainsi la vie éternelles.

Tel fut l'événement qui changea la vocation et toutes les destinées de Luther. On reconnaît ici le doigt de Dieu. Ce fut sa main puissante qui renversa sur un grand chemin

Le jeune maitre ès arts, l'aspirant au barreau, Erfurt jurisconsulte, pour donner à sa vie une direction toute nouvelle. Rubianus, l'un des amis de Luther à l'université d'Erfurt, lui écrivait plus tard : « La Providence divine regardait « à ce que tu devais un jour devenir, lorsqu'à ton retour « de chez tes parents le feu du ciel te fit tomber par terre, « comme un autre Paul, près de la ville d'Erfurt, et, t'en« levant à notre société, te poussa dans la secte d'Augustin. » Des circonstances analogues ont signalé la conversion des deux plus grands organes dont la Providence divine se soit servie dans les deux plus grandes révolutions qu'elle ait opérées sur la terre : saint Paul et Luther

[12].

Luther rentre à Erfurt. Sa résolution est inébranlable. Toutefois, ce n'est pas sans peine qu'il va briser des liens qui lui sont chers. Il ne communique à personne son dessein. Mais un soir il invite ses amis d'université à un joyeux et frugal repas. La musique égaye encore une fois leur réunion intime. Ce sont les adieux que Luther fait au monde. Désormais, au lieu de ces aimables compagnons de plaisir et de travail, des moines; au lieu de ces entretiens gais et spirituels, le silence du cloître; au lieu de ces chants joyeux, les graves accords de la tranquille chapelle. Dieu le demande : il faut tout immoler. Cependant, une dernière fois encore, les joies de sa jeunesse ! La collation excite ses amis. Luther lui-même les anime. Mais au moment où ils se livrent avec abandon à leur gaieté, le jeune homme ne peut retenir plus longtemps les pensées sérieuses qui occupent son cœur. Il parle... Il découvre son dessein à ses amis étonnés.

Ceux-ci cherchent à le combattre, mais en vain. Et la nuit même, Luther, craignant peut-être des sollicitations importunes, quitte sa chambre. Il y laisse tous ses effets et tous ses livres, ne prenant avec lui que Virgile et Plaute (il n'avait point encore de Bible). Virgile et Plaute ! l'épopée et la comédie ! singulière représentation de l'esprit de Luther ! Il y a eu, en effet, en lui toute une épopée, un beau, un grand, un sublime poème ; mais, d'un caractère enclin à la gaieté, à la plaisanterie, à la bouffonnerie, il mêla plus d'un trait familier au fond grave et magnifique de sa vie.

Muni de ces deux livres, il se rend seul, dans les ténèbres, au couvent des Ermites de Saint-Augustin. Il demande qu'on l'y reçoive. La porte s'ouvre et se referme. Le voilà séparé pour toujours de ses parents, de ses compagnons d'étude et du monde ! C'était le 17 août 1505. Luther avait alors vingt et un ans et neuf mois.

________________________________________

FOOTNOTES

112

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] Degustata igitur litterarum dulcedine, nature flagrans cupiditate discendi, appetit academiam. • (Melanchth., Vit. Luth.)

[2] Et fortassis ad lenieudam vehementiam naturm mitiora studia verse philosophie... • (Melanchth., Vit. Luth.)

[3] t e Et quidem inter prima, ut ingenio siudioque multos couqualium aateeellebat. A (CochIceus, Acta Lutheri, p. 1.)

[4]a Sic igitur in juventute eminebat, ut totitteademite Lutheri ingenium admirationi esset. s (Vit. Luth.)

[5] a Eleissig Gebet, ist über die Reifft studirt. s (Mathesius, p. 3.)

[6] a Auff eine Zeytovie er die Bücher fein nacheinander besieht... kombt er über die lateinische Biblia... a (Mathesius, p. 3.)

[7] Timoth., II, y. — 2 Luth. Op. (W), XXII, p. 2229.

[8] interitu sodalis sui contristatus. (Coehkeus, p. i.)

[9] Mit Erschrecken und Angst des Todes umgeben. • (Luth. Ep. II, p. 101.)

[10] Cum esset in campo, fulminis ictu territus. (CochIceus, p.1.)

[11] Occasio autem fuit ingrediendi illud vitae genus quod pietati et studiis doc-trime de Deo eiistimavit esset convenientius. (klelanchth., Vita Luth.)

[12] Quelques historiens disent qu'Alexis fut tué par le coup de tonnerre qui épouvanta Luther; mais deux contemporains, Idathésius (p. 4) et Selueocer (in Oral. de Luth.), distinguent nos deux événements; on pourrait même joindre à leur témoignage celui de. Melanchthon, qui dit : a Sodalem nescio quo casu iaterfeetum. •(Vila Luth.) 113

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III

Enfin il était avec Dieu. Son âme était en sûreté. Cette sainteté tant désirée, il allait donc la trouver. A la vue de ce jeune docteur, les moines étaient dans l'admiration, et exaltaient son courage et son mépris du siècle [1]. Luther n'oublia cependant pas ses amis. Il leur écrivit pour prendre congé d'eux et du monde; et le lendemain il leur envoya ces lettres, avec les habits qu'il avait portés jusqu'alors, et son anneau de maître ès arts, qu'il remit à l'université pour que rien ne lui rappelât plus ce monde qu'il abandonnait.

Ses amis d'Erfurt furent consternés. Faut-il qu'un génie si éminent aille se cacher dans cette vie monastique qui est une demi-mort [2]? Remplis d'une vive douleur, ils se hâtèrent de se rendre au couvent, dans l'espérance de faire revenir Luther sur une démarche si affligeante; pendant deux jours ils entourèrent le monastère, mais tout fut inutile; les portes leur furent fermées. Tout un mois se passa sans que personne pût voir le nouveau moine ni lui parler.

Luther s'était aussi empressé de communiquer à ses parents le grand changement qui venait de s'opérer dans sa vie. Son père en fut consterné. Il tremblait pour son fils, nous apprend Luther lui-même, dans la dédicace de son livre sur les vœux monastiques, adressée à son père. Sa faiblesse, sa jeunesse, l'ardeur de ses passions, tout lui faisait craindre qu'après le premier moment d'enthousiasme, l'oisiveté du cloître ne fit tomber le jeune homme, ou dans le désespoir, ou dans de grandes fautes.

Il savait que ce genre de vie en avait déjà perdu plusieurs. D'ailleurs, le conseiller-mineur de Mansfeld avait de tout autre dessein pour son fils. Il se proposait de lui faire contracter un mariage riche et honorable. Et voilà tous ses ambitieux projets renversés en une nuit, par cette action imprudente.

Jean écrivit à son fils une lettre pleine d'irritation , dans laquelle il le tutoyait, nous dit encore celui-ci , tandis qu'il l'avait vousoyé depuis qu'il avait reçu le grade de maître ès arts. Il lui retirait toute sa faveur, et le déclarait déshérité de l'affection paternelle. En vain les amis de Jean Luther, et sans doute sa femme, cherchèrent-ils à l'adoucir; en vain lui dirent-ils : « Si vous voulez sacrifier quelque « chose à Dieu, que ce soit ce que vous avez de meilleur « et de plus cher, votre fils, votre Isaac; »

l'inexorable conseiller de Mansfeld ne voulait rien entendre.

Quelque temps après cependant (c'est encore Luther qui le raconte dans un sermon prononcé à Wittenberg, le 20 janvier 15214), la peste survint, et enleva à Jean Luther deux de ses fils. Sur ces entrefaites, quelqu'un vint dire au père, dont l'âme était déchirée par la douleur : Le moine d'Erfurt est mort aussi [3]... On saisit cette occasion pour rendre au novice le cœur de son père. « Si c'est une fausse « alarme, lui dirent ses amis, sanctifiez du moins votre affection en consentant de bon cœur à ce que votre fils soit « A la bonne heure! » répondit Jean

114

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther d'un cœur brisé et encore à moitié rebelle, « et que « Dieu donne qu'il réussisse !

» Plus tard , lorsque Luther, réconcilié avec son père, lui raconta l'événement qui l'avait porté à se jeter dans les ordres monastiques : « Dieu fasse, » répondit l'honnête mineur, « que vous n'ayez pas pris « pour un signe du ciel ce qui n'était qu'un fantôme du « diable »

Il n'y avait pas alors dans Luther ce qui devait en faire plus tard le réformateur de l'Église. Son entrée dans le couvent en est la preuve. C'était une action conforme à la tendance du siècle dont il allait bientôt contribuer à faire sortir l'Église. Celui qui devait devenir le Docteur du monde en était encore le servile imitateur. Une pierre nouvelle était apportée à l'édifice des superstitions par celui-là même qui devait bientôt le renverser. Luther cherchait son salut en lui-même, en des pratiques et en des observances humaines : il ignorait que le salut vient tout entier de Dieu. Il voulait sa propre justice et sa propre gloire, méconnaissant la justice et la gloire du Seigneur.

Mais ce qu'il ignorait encore, il l'apprit peu après. Ce fut dans le cloître d'Erfurt que s'opéra cet immense changement qui substitua dans son cœur Dieu et sa sagesse au monde et à ses traditions, et qui prépara la révolution puissante dont il fut le plus illustre instrument. Il condamna plus tard son entrée au couvent; mais il ajouta : « De toutes ces erreurs, de tous ces péchés, Dieu a fait sortir. des biens merveilleux. »

Martin Luther, quand il fit sa profession, changea de nom, et fut appelé Augustin.

Les moines l'avaient accueilli avec joie. Ce n'était pas pour leur amour-propre une petite satisfaction que de voir l'université abandonnée pour une maison de leur ordre par l'un des docteurs les plus estimés. Néanmoins, ils le traitèrent durement, et lui imposèrent les travaux les plus bas. « Sic tibi, sic mihil » lui disaient-ils, « fais comme nous I » On voulait humilier le docteur en philosophie, et lui apprendre que sa science ne l'élevait pas au-dessus de ses confrères. On pensait d'ailleurs l'empêcher ainsi de se livrer à des études dont le couvent n'aurait retiré aucun profit. L'ancien maîtres d’arts devait faire les fonctions de gardien, ouvrir et fermer les portes, remonter l'horloge, balayer l'église, nettoyer les chambres [4]. Puis , quand le pauvre moine, à la fois portier, sacristain et domestique du cloître, avait fini son travail : « Cum sacco per civitatem [5] avec le sac par la ville ! » s'écriaient les frères ; et, chargé de son sac à pain, il allait dans toutes les rues d'Erfurt, mendiant de maison en maison, obligé peut-être de se présenter à la porte de ceux qui avaient été ses amis ou ses inférieurs.

En revenant il devait ou s'enfermer dans une cellule étroite et basse, d'où il ne voyait qu'un petit jardin de quelques pieds, ou recommencer ses humbles offices. Mais il supportait tout. Porté par son caractère à se consacrer entièrement à ce qu'il entreprenait, c'était de toute son âme qu'il était devenu moine. Comment d'ailleurs aurait-il songé à épargner son corps, ou eu égard à ce qui pouvait satisfaire sa chair?

Ce n'est pas ainsi qu'il eût pu acquérir cette humilité, cette sainteté, qu'il était venu chercher dans les murs du cloître !

115

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le pauvre moine, accablé de peine, s'empressait de mettre à profit pour la science chaque instant qu'il pouvait dérober à ces viles occupations. Il se retirait volontiers à part pour se livrer à ses études chéries; mais bientôt les frères le découvraient, l'entouraient, murmuraient contre lui, et l'arrachaient à ses travaux en lui disant : «

Allons [6] « allons! ce n'est pas en étudiant, mais en mendiant du « pain, du blé, des œufs, des poissons, de la viande et de « l'argent, que l'on se rend utile au cloître [7]. »

Luther se soumettait; il posait ses livres et reprenait son sac. Loin de se repentir d'avoir accepté un tel joug, il veut mener à bonne fin cette œuvre. Ce fut alors que commença à se développer dans son âme l'inflexible persévérance avec laquelle il poursuivit en tout temps les résolutions qu'il avait une fois formées. La résistance qu'il apportait aux rudes assauts livrés à son âme donna une forte trempe à sa vo-tonte.

Dieu l'exerçait dans de petites choses, pour qu'il apprît à demeurer ferme dans les grandes. D'ailleurs, pour pouvoir délivrer son siècle des misérables superstitions sous lesquelles il gémissait, il fallait qu'il en portât le poids. Pour vider la coupe, il fallait qu'il en bût la lie.

Cet apprentissage ne fut pourtant pas aussi long que Luther eût pu le craindre. Le prieur du couvent, sur l'intercession de l'université dont Luther était membre, le déchargea des basses fonctions qu'on lui avait imposées. Le jeune moine se mit alors à l'étude avec un nouveau zèle. Les œuvres des Pères de l'Église, surtout celles d'Augustin, attirèrent son attention. L'exposition que cet illustre docteur a faite des Psaumes, et son livre De la Lettre et de l'Esprit, étaient ses écrits favoris. Rien ne le frappait davantage que les sentiments de ce Père sur la corruption de la volonté de l'homme et sur la grâce divine. Il sentait par sa propre expérience la réalité de cette corruption et la nécessité de cette grâce. Les paroles d'Augustin répondaient à son cœur : s'il eût pu être d'une autre école que de celle de Jésus-Christ, t'eût été sans doute de celle du docteur d'Hippone. Il savait presque par cœur les œuvres de Pierre d'Ailly et de Gabriel Biel. Il fut frappé de ce que dit le premier, que si l'Église ne s'était pas décidée pour le contraire, il serait bien préférable d'admettre que l'on reçoit vraiment dans la sainte cène du pain et du vin, et non de simples accidents.

Il étudia aussi avec soin les théologiens Occam et Gerson, qui s'expriment l'un et l'autre si librement sur l'autorité des papes. A ces lectures il joignait d'autres exercices.

On l'entendait, dans des disputes publiques, débrouiller les raisonnements les plus compliqués, et se tirer de labyrinthes dont d'autres que lui ne pouvaient trouver l'issue.

Tous les auditeurs en étaient dans l'admiration !

Mais ce n'était pas pour acquérir la réputation d'un grand génie qu'il était entré dans le cloître : c'était pour y chercher les aliments de la piétés . Aussi ne regardait-il ces travaux que comme des hors-d’œuvre.

Il aimait par-dessus tout à puiser la sagesse à la source pure de la Parole de Dieu. Il trouva dans le couvent une Bible attachée à une chaîne, et il retournait sans cesse à cette Bible enchaînée. Il comprenait peu la Parole; mais elle était pourtant sa plus 116

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle douce lecture. Il lui arrivait quelquefois de passer un jour entier à méditer sur un seul passage. D'autres fois il apprenait par cœur des fragments des prophètes. Il désirait surtout que les écrits des apôtres et des prophètes servissent à lui faire bien connaître la volonté de Dieu, à augmenter la crainte qu'il avait de son nom, et à nourrir sa foi par les fermes témoignages de la Paroles. Cependant la Bible était encore pour lui un livre fermé; les angoisses et les luttes de son âme le lui ouvrirent plus tard.

Ce fut, à ce qu'il paraît, à cette époque qu'il commença à étudier les Écritures dans les langues originales, et à jeter ainsi le fondement de la plus parfaite et de la plus utile de ses œuvres, la traduction de la Bible. Il se servait d'un lexique hébraïque de Reuchlin, qui venait de paraître. Un frère du couvent, versé dans le grec et l'hébreu, et avec lequel il demeura toujours intimement lié, Jean Lange, lui donna probablement les premières directions [8]. I1 faisait aussi un grand usage des savants commentaires de Nicolas Lyra, mort en 1340. C'est ce qui faisait dire à Pflug, qui fut plus tard évêque de Naumbourg : « Si Lyra n'eût joué « de la lyre, Luther n'eût jamais sauté. Si Lyra non lyras-set, Lutherus non saltasset. [9]»

Le jeune moine étudiait avec tant d'application et de zèle, qu'il lui arriva souvent, pendant deux ou trois semaines, de ne pas dire ses heures. Mais bientôt il s'effrayait à la pensée qu'il avait transgressé les règles de son ordre. Il s'enfermait alors pour réparer sa négligence. Il se mettait à répéter consciencieusement toutes les heures omises, sans penser à manger ni à boire. Une fifis même il en perdit le sommeil pendant sept semaines.

Brûlant du désir d'atteindre cette sainteté qu'il était venu chercher dans le cloître, Luther se livrait à toute la rigidité de la vie ascétique. Il cherchait à crucifier la chair par les jeûnes, les macérations et les veilles Renfermé dans sa cellule comme en une prison, il luttait sans relâche contre les mauvaises pensées et les mauvais penchants de son cœur. Un peu de pain et un maigre hareng étaient souvent sa seule nourriture.

Du reste, il était naturellement d'une grande sobriété. Aussi ses amis le virent-ils bien des fois, même lorsqu'il ne pensait plus à acheter le ciel par ses abstinences, se contenter des plus chétifs aliments, et rester même quatre jours de suite sans manger et sans boire [10]. C'est un témoin digne d'être cru, c'est Melanchthon qui le rapporte; on peut juger par-là du cas que l'on doit faire des fables que l'ignorance et la prévention ont débitées sur l'intempérance de Luther. Rien ne lui coûtait, à l'époque qui nous occupe, pour devenir saint, pour acquérir le ciel. Jamais l'Église romaine ne posséda un moine plus pieux. Jamais cloître ne vit un travail plus sincère et plus infatigable pour acheter le bonheur éternel [11]. Quand Luther, devenu réformateur, dit que le ciel ne s'achetait pas, il savait bien ce qu'il disait. « Vraiment, écrivait-il au duc George de « Saxe, j'ai été un moine pieux , et j'ai suivi les règles de « mon ordre plus sévèrement que je ne saurais l'exprimer. « Si jamais moine était entré dans le ciel par sa momerie, « certes j'y serais entré. C'est ce dont peuvent rendre témoignage tous les religieux qui m'ont connu. Si cela eût dû « durer longtemps encore, je me serais 117

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle martyrisé jusqu'à « la mort, à force de veilles, de prières, de lectures et d'autres travaux'. [12]»

Nous touchons à l'époque qui fit de Luther un homme nouveau, et qui, en lui révélant l'immensité de l'amour de Dieu, le mit en état de l'annoncer au monde.

Luther ne trouvait point, dans la tranquillité du cloître et dans la perfection monacale, cette paix qu'il y était venu chercher. Il voulait avoir l'assurance de son salut : c'était le grand besoin de son âme. Sans cela point de repos pour lui. Or, les craintes qui l'avaient agité dans le monde le poursuivaient dans sa cellule. Bien plus, elles y augmentaient : le moindre cri de son cœur retentissait avec force sous les voûtes silencieuses du cloître. Dieu l'y avait amené pour qu'il apprît à se connaître lui-même, et à désespérer de ses propres forces et de sa propre vertu. Sa conscience, éclairée par la Parole divine, lui disait ce que c'était que d'être saint; mais il était rempli d'effroi, en ne retrouvant ni dans son cœur ni dans sa vie cette image de sainteté qu'il avait contemplée avec admiration dans la Parole de Dieu. Triste découverte que fait tout homme sincère! Point de justice au dedans, point de justice au dehors; partout omission, péché, souillure... Plus le caractère naturel de Luther était ardent, plus aussi cette résistance secrète et constante que la nature de l'homme oppose au bien, était forte en lui et le jetait dans le désespoir.

Les moines et les théologiens du temps l'invitaient à faire des œuvres, pour satisfaire la justice divine. Mais quelles œuvres, pensait-il, pourraient sortir d'un cœur tel que le mien? Comment pourrais-je, avec des œuvres souillées dans leur principe même, subsister devant la sainteté de mon juge? « Je me trouvais devant Dieu un grand pécheur, « dit-il, et je ne pensais pas qu'il me fût possible de l'apaiser par mes mérites.

»

Il était agité et pourtant morne, fuyant les conversations futiles et grossières des moines. Ceux-ci, ne pouvant comprendre les orages qui remuaient son âme, le considéraient avec étonnement [13], et lui reprochaient son air sombre et son silence.

Un jour, raconte Cochloeus, qu'on disait la messe dans la chapelle, Luther y avait porté ses soupirs, et se trouvait dans le chœur, au milieu des frères, triste et angoissé.

Déjà le prêtre s'était prosterné, l'autel avait été encensé, le Gloria était chanté, et l'on lisait l'Évangile, quand le pauvre moine, ne pouvant plus contenir son tourment, s'écria d'un ton lamentable, en se jetant à genoux : « Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi

[14] » Chacun resta stupéfait, et la solennité fut un instant interrompue. Peut-être Luther pensait-il entendre quelque reproche dont il se savait innocent; peut-être se déclarait-il indigne d'être l'un de ceux auxquels la mort du Christ apportait la vie éternelle. Cochloeus dit qu'on lisait alors l'histoire de l'homme muet dont Jésus chassa un démon. Il se peut que le cri de Luther, si l'histoire est vraie, se rapportât à cette circonstance, et que, muet comme cet homme, il protestât par ce cri que son silence venait d'une autre cause que d'une possession du diable. En effet, Cochloeus nous 118

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle apprend que les moines attribuaient quelquefois les angoisses de leur confrère à un commerce occulte avec le démon, et cet écrivain lui-même partage cette opinion [15].

Une conscience délicate portait Luther à regarder la moindre faute comme un grand péché. A peine l'avait-il découverte, qu'il s'efforçait de l'expier par les plus sévères mortifications; et cela ne servait qu'à lui faire reconnaître l'inutilité de tous les remèdes humains. « Je me suis tourmenté, dit-il, jusqu'à la mort, afin de procurer à mon « cœur troublé, à ma conscience agitée, la paix avec Dieu ; « mais, entouré d'horribles ténèbres, je ne trouve la paix « nulle part. »

Les pratiques de la sainteté monacale, qui endormaient tant de consciences, et auxquelles, dans son angoisse, il avait lui-même eu recours, ne parurent bientôt à Luther que les inutiles remèdes d'une religion d'empirique et de charlatan. « Lorsque, étant encore moine, je sentais quelque 0, tentation m'assaillir : Je suis perdu!... me disais-je. Aussitôt je recourais à mille moyens pour apaiser les cris de « mon cœur. Je me confessais tous les jours, mais cela ne « me servait à rien. Je me préparais avec une grande dévotion à la messe et à la prière, mais, venu avec des doutes « à l'autel, je m'en allais avec des doutes. Je veillais, je jeûnais, je maltraitais mon corps; rien n'y faisait. Alors, « accablé de tristesse, je me tourmentais par la multitude « de mes pensées. Regarde m'écriais-je, te voilà encore « envieux, impatient, colère ! ... Il ne te sert donc de rien, ô « malheureux, d'être entré dans cet ordre sacré... »

Et pourtant Luther, imbu des préjugés de son temps, avait dès sa jeunesse considéré les pratiques dont il éprouvait maintenant l'impuissance, comme des remèdes assurés pour les âmes malades. Que penser de l'étrange découverte qu'il venait de faire dans la solitude du cloître ? On peut donc habiter dans le-sanctuaire et porter au dedans de soi un homme de péché !... Il a reçu un autre vêtement, mais non un autre cœur. Ses espérances sont déçues. A quoi s'arrêtera-t-il? Toutes ces règles et ces observances ne seraient-elles que des inventions d'hommes? Une telle supposition lui paraît tantôt une séduction du diable, et tantôt une irrésistible vérité. En lutte tour à tour avec la voix sainte qui parlait à son cœur, et avec les institutions vénérables que des siècles avaient sanctionnées, Luther passait sa vie dans un continuel combat. Le jeune moine, semblable à une ombre, se traînait dans les longs corridors du cloître, en les faisant retentir de ses tristes gémissements. Son corps s'usait, ses forces l'abandonnaient; il lui arrivait quelquefois de rester comme mort [16].

Un jour, accablé de tristesse, il s'enferma dans sa cellule, et pendant plusieurs jours et plusieurs nuits il ne permit à personne de l'approcher. Un de ses amis, Lucas Édemberger, inquiet sur le malheureux moine, et ayant quelque pressentiment de l'état dans lequel il se trouvait, prit avec lui quelques jeunes garçons accoutumés à chanter dans les chœurs, et vint heurter à la porte de la cellule. Personne n'ouvre ni ne répond. Le bon Édemberger, encore plus effrayé, enfonce la porte. Luther est étendu sur le plancher, sans connaissance et ne donnant aucun signe de vie. Son ami cherche en vain à rappeler ses sens : même immobilité. Alors les jeunes garçons 119

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle commencent à chanter un doux cantique. Leurs voix pures agissent comme un charme sur le pauvre moine, dont la musique fut toujours une des plus grandes joies; peu à peu il reprend ses forces, la connaissance et la vie [17]. Mais si la musique pouvait pour quelques instants lui rendre un peu de sérénité, il fallait un autre et plus puissant remède pour le guérir réellement; il fallait ce son doux et subtil de l'Évangile, qui est la voix de Dieu même. Il le comprenait bien. Aussi ses douleurs et ses épouvantes le portaient-elles à étudier avec un zèle nouveau les écrits des apôtres et des prophètes [18].

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Hujus mundi contemptu, ingtessus est repente, multis admirantibus, mona-sterium... (CoehIceus, I.)

[2] In vita semi mortua. ■ (Held. Adami Vita Luth., p. 102.)

[3] « moine »

[4] Loca immunda purgare coactus fuit. (M. Adami Vila Luth., p.103.)

[5] Selnecceri Oral. de Luth. (Mathesius, p. 5.)

[6] In disputationibus publicis labyrinthos, aliis inextricables, diserte multis admirantibus explicabat. o (Melauchth., Vita Luth.)

[7] s Iu eo vitae genere non famam ingenii, sed alimenta pictatis (Imre bat .. (Ibid. « lit firmis testimoniis aleret timorem et fidem. I (Ibid.)

[8] Gesch. d. deutsch. Bibeliiberset.zung

[9]. Summa discipline severitate se ipse regit, et omnibus exercitiis lectionum, disputationum, jejuniorum, precum, omues longe superat.. (Melanchth., Vita Luth.)

[10] Brat enim natura valde modici cibi et potus; vidi continuis quatuor diebus, cum quidem recte valeret, promus nibil edentem aut bibentem. (Ibid.)

[11] Strenue in studiis et eiercitirs spiritualibus ruilitavit ibi Deo annis quatuor..

(Cochbreus, I.)

[12] Luth. Op. (W.), XIX, 2299.

[13] Visus est fratribus non nihil singularitatis habere. » (Cochlceus, L)

[14] « Cum... repente ceciderit vociferans: i( Non sum non suan » (Ibid.)

[15] occulto aliquo cum dasmone commercio. » (Ibid.) 44*

[16] I Stepe eum cogitantem attentius de ira Dei, out de mirandis poenarum exemplis subito tauti terrores coneutiebant, ut pene exanimaretur. (Melanchth., Vita Luth.) 120

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Seekend.; p. 33.

[18] Hoc studiuni ut magie expeteret, illis suie duloribus, et pavibribus moveba-tur. .(11elanchth., Vita Luth.)

121

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Luther n'était pas le premier moine qui eût passé par de pareils combats. Les cloîtres enveloppaient souvent de l'obscurité de leurs murs des vices abominables, qui eussent fait frémir toute âme honnête si on les avait mis à découvert; mais souvent aussi ils cachaient des vertus chrétiennes qui s'y développaient dans le silence, et qui, exposées aux regards du monde, en eussent fait l'admiration. Ceux qui possédaient ces vertus, ne vivant qu'avec eux-mêmes et avec Dieu, n'excitaient pas l'attention et étaient souvent même ignorés du modeste couvent où ils étaient renfermés : leur vie n'était connue que de Dieu. Quelquefois ces humbles solitaires tombaient dans cette théologie mystique, triste maladie des esprits les plus nobles, qui fit autrefois les délices des premiers moines sur les bords du Nil, et qui consume inutilement les âmes dont elle s'empare.

Cependant, si l'un de ces hommes se trouvait appelé à une place éminente, il y déployait des vertus dont l'influence salutaire se faisait ressentir longtemps et au loin.

La chandelle était mise sur le chandelier, et elle éclairait toute la maison. Plusieurs étaient réveillés par cette lumière. Ainsi ces âmes pieuses se propageaient de génération en génération; on les vit briller comme des flambeaux isolés, dans les temps mêmes où les cloîtres n'étaient souvent que les impurs réceptacles des plus profondes ténèbres.

Un jeune homme s'était ainsi fait remarquer dans l'un des couvents de l'Allemagne. Il se nommait Jean Staupitz, [1] et était issu d'une famille noble de la Misnie. Il avait eu dès sa plus tendre jeunesse le goût de la science et l'amour de la vertu t. Il sentit le besoin de la retraite pour s'adonner aux lettres. Bientôt il trouva que la philosophie et l'étude de la nature ne pouvaient pas grand-chose pour le salut éternel. Il se mit donc à étudier la théologie. Mais il s'appliquait surtout à joindre la pratique à la science.

Car, dit l'un de ses biographes, c'est en vain qu'on se pare du nom de théologien, si l'on ne confirme pas ce beau nom par sa vie [2].

L'étude de la Bible et de la théologie de saint Augustin, la connaissance de soi-même, les combats qu'il eut à livrer, comme Luther, contre les ruses et les convoitises de son cœur, l'amenèrent au Rédempteur. Il trouva dans la foi en Christ la paix de son âme.

La doctrine de l'élection de grâce s'était surtout emparée de son esprit. La justice de la vie, la profondeur de la science, l'éloquence de la parole, non moins qu'un extérieur distingué et des manières pleines de dignité [3], le recommandaient à ses contemporains. L'électeur de Saxe, Frédéric le Sage, en fit son ami ; il l'employa dans diverses ambassades, et fonda sous sa direction l'université de Wittenberg. Ce disciple de saint Paul et de saint Augustin fut le premier doyen de la faculté de théologie de cette école, d'où la lumière devait un jour jaillir pour éclairer les écoles et les Églises de tant de peuples. Il assista au concile de Latran, au nom de l'archevêque de Salzbourg, devint provincial de son ordre en Thuringe et en Saxe, et plus tard vicaire général des augustins pour toute l'Allemagne.

122

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Staupitz gémissait de la corruption des mœurs et des erreurs de doctrine qui désolaient l'Église. Ses écrits sur l'amour de Dieu, sur la foi chrétienne, sur la ressemblance avec la mort de Christ, et le témoignage de Luther en font foi. Mais il regardait le premier de ces maux comme beaucoup plus grand que le dernier.

D'ailleurs, la douceur et l'indécision de son caractère, son désir de ne point sortir du cercle d'action qu'il se croyait assigner, le tendaient plus propre à être le restaurateur d'un couvent que le réformateur de l'Église. Il eût voulu n'élever à des charges de quelque importance que des hommes distingués; mais, n'en trouvant pas, il se résignait à en employer d'autres. « Il faut labourer, disait-il, avec les chevaux que l'on «

trouve; et si l'on n'a pas de chevaux, labourer avec des « bœufs [4]. »

Nous avons vu les angoisses et les luttes intérieures auxquelles Luther était en proie dans son couvent d'Erfurt. A cette époque on annonça la visite du vicaire général.

Staupitz arriva en effet pour faire son inspection ordinaire. L'ami de Frédéric, le fondateur de l'université de Wittemberg, le chef des augustins, témoigna de la bienveillance à ses moines soumis à son autorité. Bientôt l'un des frères attira son attention. C'était un jeune homme d'une stature moyenne, que l'étude, l'abstinence et les veilles avaient amaigri, en sorte que l'on pouvait compter tous ses os [5]. Ses yeux, que l'on compara plus tard à ceux du faucon, étaient abattus; sa démarche était triste, son regard décelait une âme agitée, envoie à mille combats, mais forte pourtant et portée à la résistance. Il y avait dans tout son être quelque chose de grave, de mélancolique et de solennel. Staupitz, dont une longue expérience avait exercé le discernement, découvrit aisément ce qui se passait dans cette âme, et distingua ce jeune frère entre tous ceux qui l'entouraient. Il se sentit attiré vers lui, pressentit ses grandes destinées, et éprouva pour son subordonné un intérêt tout paternel. Il pouvait lui montrer le chemin de la paix qu'il avait lui-même trouvé. Ce qu'il apprit des circonstances qui avaient amené dans le couvent le jeune augustin augmenta encore sa sympathie. Il invita le prieur à le traiter avec plus de douceur, et il profita des occasions que sa charge lui offrait pour gagner la confiance du jeune frère.

S'approchant de lui avec affection, il chercha de toutes manières à dissiper sa timidité, augmentée encore par le respect et la crainte qu'un homme d'un rang aussi élevé que Staupitz devait lui inspirer.

Le cœur de Luther, que des traitements durs avaient jusqu'alors fermé, s'ouvrit enfin et se dilata aux doux rayons de la charité. Comme dans l'eau le visage répond au visage, ainsi le cœur d'un homme répond à celui d'un autre homme'[6]. Le cœur de Staupitz répondit au cœur de Luther. Le vicaire général le comprit, et le moine sentit pour lui une confiance qu'il n'avait encore éprouvée pour personne. Il lui révéla la cause de sa tristesse, il lui dépeignit les horribles pensées qui l'agitaient; et alors commencèrent dans le cloître d'Erfurt des entretiens pleins de sagesse et d'instruction.

Jusqu'alors personne n'avait compris Luther. Un jour qu'on était à table, le jeune moine, triste, muet, touchait à peine à ses aliments. Staupitz, qui le regardait fixement, lui dit enfin : — «Pourquoi êtes-vous si triste, frère Martin? — Ah répondit-il 123

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avec un profond soupir, je ne sais « que devenir — Ces tentations qui vous accablent, reprit « Staupitz, je ne les connais pas; mais, si je ne me trompe, « elles vous sont plus nécessaires que le manger et le

boire ! » Un autre jour, Luther s'ouvrit à un autre : «Ces « angoisses, lui répondit ce frère, personne ne les a que « toi ! — Malheureux que je suis s'écria-t-il ! [7]» et il devint plus sombre et plus pâle. Toutefois, Staupitz et Luther n'en restèrent pas là, et ils eurent bientôt dans le silence du cloître des conversations intimes, qui contribuèrent puissamment à sortir des ténèbres le futur réformateur.

« C'est en vain, dit avec abattement Luther à Staupitz « que je fais des promesses à Dieu; le péché est toujours « le plus fort. »

— « 0 mon ami ! » lui répondit le vicaire général , en faisant un retour sur lui-même, «

j'ai juré plus d'une « fois à notre Dieu saint de vivre pieusement, et je ne « l'ai jamais tenu. Maintenant je ne veux plus le jurer, « car je sais que je ne le tiendrai pas. Si Dieu ne veut pas « user de grâce envers moi pour l'amour de Christ, et « m'accorder un heureux départ quand je viendrai à quitter cette terre, je ne pourrai, avec tous mes vœux et toutes « mes bonnes œuvres, subsister devant lui. Il faudra que « je périsse '.»

Le jeune moine s'effraye à la pensée de la justice divine. II expose au vicaire général toutes ses craintes. La sainteté ineffable de Dieu, sa majesté souveraine l'épouvantent.

Qui pourra soutenir le jour de sa venue? qui pourra subsister quand il paraîtra?

Staupitz reprend la parole. Il sait où il a trouvé la paix ; il l'enseignera au jeune homme. « Pourquoi, lui dit-il, « te tourmentes-tu de toutes ces spéculations et de ces «

hautes pensées?... Regarde aux plaies de Jésus-Christ, au « sang qu'il a répandu pour toi : c'est là que la grâce de « Dieu t'apparaîtra. Au lieu de te martyriser pour tes «

fautes, jette-toi dans les bras du Rédempteur. Confie-toi « en lui, en la justice de sa vie, en l'expiation de sa mort. « Ne recule pas; Dieu n'est pas irrité contre toi, c'est toi « qui es irrité contre Dieu. Écoute le Fils de Dieu. Il est « devenu homme pour te donner l'assurance de la faveur « divine. Il te dit : Tu es nia brebis; tu entends ma voix; «

personne ne te ravira de ma main »

Mais Luther ne trouve point en lui la repentance qu'il croit nécessaire au salut; il répond, et c'est la réponse ordinaire des âmes angoissées et craintives : « Comment oser « croire à la faveur de Dieu tant qu'il n'y a point en moi « une véritable conversion ?

Il faut que je change pour qu'il « m'accepte. [8]»

Son vénérable guide lui montre qu'il ne peut y avoir de véritable conversion aussi longtemps que l'homme craint Dieu comme un juge sévère. — « Que direz-vous donc, «

s'écrie Luther, à tant de consciences auxquelles on prescrit mille ordonnances insupportables pour gagner le « ciel? »

Alors il entend cette réponse du vicaire général, ou plutôt il ne croit pas qu'elle vienne d'un homme, il lui semble que c'est une voix qui retentit du ciel [9]. « Il n'y a, dit «

124

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Staupitz, de repentance véritable que celle qui commence par l'amour de Dieu et de la justice [10]. Ce que les autres s'imaginent être la fin et l'accomplissement de la «

repentance n'en est au contraire que le commencement. « Pour que tu sois rempli d'amour pour le bien, il faut « avant tout que tu sois rempli d'amour pour Dieu. Si tu «

veux te convertir, ne recherche pas toutes ces macérations et tous ces martyres. Aime celui qui t'a aimé le « premier ! »

Luther écoute, il écoute encore. Ces consolations le remplissent d'une joie inconnue, et lui donnent une lumière nouvelle. « C'est Jésus-Christ, pense-t-il en son cœur; oui, «

c'est Jésus-Christ lui-même qui me console si admirable« ment par ces douces et salutaires paroles »

Ces paroles, en effet, pénétrèrent au fond du cœur du jeune moine comme la flèche aiguë d'un homme puissant. Pour se repentir, il faut aimer Dieu [11] Éclairé de cette lumière nouvelle, il se met à conférer les Écritures. Il recherche tous les passages où elles parlent de repentance, de conversion. Ces mots, si redoutés jusqu'alors, pour employer ses propres expressions, « sont devenus pour lui un « jeu agréable et la plus douce des récréations. Tous les « passages de l'Écriture qui l'effrayaient lui semblent main« tenant accourir de toutes parts, sourire, sauter autour de « lui, et jouer avec lui'[12]. »

« Auparavant, s'écrie-t-il, quoique je dissimulasse avec « soin devant Dieu l'état de mon cœur, et que je m'efforçasse de lui exprimer un amour qui n'était qu'une contrainte et une fiction, il n'y avait pour moi dans l'Écriture aucune parole plus amère que celle de repentance. « Mais maintenant il n'en est point qui me soit plus douce « et plus agréable [13]. Oh ! Que les préceptes de Dieu sont « doux, quand on ne les lit pas seulement dans les livres, « mais aussi dans les plaies précieuses du Sauveur' [14] »

Cependant Luther, consolé par les paroles de Staupitz, retombait quelquefois dans l'abattement. Le péché se faisait de nouveau sentir à sa conscience craintive, et alors à la joie du salut succédait tout son ancien désespoir.

«0 « mon péché ! mon péché ! mon péché ! » s'écria un jour le jeune moine en présence du vicaire général, avec l'accent de la plus vive douleur. — Eh ! voudrais-tu n'être qu'en

«

peinture un pécheur, répliqua celui-ci, et n'avoir aussi

«

qu'un Sauveur en peinture ? » Puis Staupitz ajouta avec autorité : « Sache que Jésus-Christ est Sauveur, même de

«

ceux qui sont de grands, de vrais pécheurs, et dignes

«

d'une entière condamnation, qui ont blasphémé, corn-

«

mis adultère, tué. Quand Dieu livre son Fils pour nous, 125

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«

ce n'est pas pour peu de chose. »

Ce qui agitait Luther, ce n'était pas seulement le péché qu'il trouvait dans son cœur : aux troubles de la conscience venaient se joindre ceux de la raison. Si les saints préceptes de la Bible l'effrayaient, telle des doctrines du divin Livre augmentait encore ses tourments. La vérité , qui est le grand moyen par lequel Dieu donne la paix à l'homme, doit nécessairement commencer par lui enlever la fausse sécurité qui le perd.

La doctrine de l'élection troublait surtout le jeune homme, et le lançait dans un champ difficile à parcourir. Devait-il croire que c'était l'homme qui le premier choisissait Dieu pour sa part? ou que c'était Dieu qui le premier choisissait l'homme ? La Bible, l'histoire, l'expérience journalière, les écrits d'Augustin, tout lui avait montré qu'il fallait toujours et en toutes choses remonter en dernière fin à cette volonté souveraine par laquelle tout existe, et de laquelle tout dépend. Mais son esprit ardent eût voulu aller plus loin; il eût voulu pénétrer dans le conseil secret de Dieu, en dévoiler les mystères, voir l'invisible et comprendre l'incompréhensible. Staupitz l'arrêta. Il l'invita à ne pas prétendre sonder le Dieu. caché, mais à s'en tenir à ce qui nous en est manifesté en Christ. « Regarde les plaies de « Christ, lui dit-il, et tu y verras reluire avec clarté le « conseil de Dieu envers les hommes.

On ne peut comprendre Dieu hors de Jésus-Christ. En Christ vous trouverez ce que je suis et ce que je demande, a dit le Seigneur. Vous ne le trouverez nulle part ailleurs, ni

« dans le ciel ni sur la terre [15]. »

Le vicaire général fit plus encore. Il fit reconnaître à Luther le dessein paternel de la providence de Dieu, en permettant ces tentations et ces combats divers que son âme devait soutenir. Il les lui fit envisager sous un jour, bien propre à ranimer son courage.

Dieu se prépare par de telles épreuves les âmes qu'il destine à quelque œuvre importante. Il faut éprouver le navire avant de le lancer sur la vaste mer. S'il est une éducation nécessaire à tout homme, il en est une particulière pour ceux qui doivent agir sur leur génération. C'est ce que Staupitz représenta au moine d'Erfurt : « Ce n'est pas en vain, lui dit-il, que «Dieu t'exerce par tant de combats : tu le verras, il « se servira de toi dans de grandes choses, comme de « son ministre. »

Ces paroles, que Luther écoute avec étonnement et avec humilité, le remplissent de courage, et lui font reconnaitre en lui des forces qu'il n'avait pas même soupçonnées.

La sagesse et la prudence d'un ami éclairé révèlent peu à peu l'homme fort à lui-même.

Staupitz n'en reste pas là. Il lui donne pour ses études de précieuses directions. Il l'exhorte à puiser désormais toute sa théologie dans la Bible, en laissant de côté tous les systèmes des écoles. « Que l'étude des Écritures , lui dit-il , soit « votre occupation favorite. » Jamais meilleur conseil ne fut mieux suivi. Mais ce qui réjouit surtout Luther, c'est le présent d'une Bible que Staupitz lui fait. Ce n'était pas, il est vrai, cette Bible latine reliée en peau rouge qui appartenait au couvent, et que tout son désir était de posséder et de pouvoir porter partout avec lui, parce qu'il en connaissait si bien toutes les feuilles et qu'il savait où trouver chaque passage'[16]. Cependant il 126

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle possède enfin le plus grand trésor. Dès lors il étudie l'Écriture , et surtout les épîtres de saint Paul, avec un zèle toujours crois-saut. Il ne joint plus à l'étude de la Bible que celle de saint Augustin. Tout ce qu'il lit s'imprime avec force dans son âme. Les combats ont préparé son cœur à comprendre la parole. Le sol a été labouré très profond; la semence incorruptible le pénètre avec puissance. Quand Staupitz quitta Erfurt, un nouveau jour s'était levé pour Luther.

Néanmoins, l'œuvre n'était pas finie. Le vicaire général l'avait préparée : Dieu réservait à un instrument plus humble de l'accomplir. La conscience du jeune augustin n'avait pas encore trouvé le repos. Son corps succomba enfin sous les efforts et sous la tension de son âme. Il fut atteint d'une maladie qui le conduisit aux portes du tombeau.

C'était alors la seconde année de son séjour au couvent. Toutes ses angoisses et ses terreurs se réveillèrent à l'approche de la mort. Ses souillures et la sainteté de Dieu troublèrent de nouveau son âme. Un jour que le désespoir l'accablait, un vieux moine entra dans sa, cellule, et lui adressa quelques paroles consolantes. Luther lui ouvrit son cœur, et lui fit connaître les craintes qui l'agitaient. Le respectable vieillard était incapable de suivre cette âme dans tous ses doutes, comme l'avait fait Staupitz ; mais il savait son Credo, et il y avait trouvé de quoi consoler son cœur. Il appliquera donc au.

jeune frère ce même remède. Le ramenant à ce symbole des apôtres, que Luther avait appris dans sa première enfance à l'école de Mansfeld , le vieux moine prononça avec bonhomie cet article : Je crois la rémission des péchés. Ces simples paroles, que le pieux frère récita avec candeur, dans ce moment décisif, répandirent une grande consolation dans l'âme de Luther. « Je crois , répéta-t-il bientôt « en lui-même sur son lit de douleur, je crois la rémission « des péchés! — Ah ! dit le moine, il ne faut pas seulement croire que les péchés sont remis à David ou à Pierre : c'est là ce que croient les démons. Le commandement de Dieu est que nous croyions qu'ils nous sont remis à nous-mêmes t. » Que ce commandement parut doux au pauvre Luther ! « Voici ce que dit saint Bernard dans son discours sur l'annonciation, ajouta le vieux frère : «Le témoignage que le Saint-Esprit rend dans ton cœur est celui-ci : Tes péchés te sont remis. »

Dès ce moment la lumière jaillit dans le cœur du jeune moine d'Erfurt. La parole de la grâce a été prononcée, il l'a crue. Il renonce à mériter le salut, et s'abandonne avec confiance à la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Il ne saisit point les conséquences du principe qu'il a admis; il est encore sincère dans son attachement à l'Église, et cependant il n'a plus besoin d'elle, car il a reçu le salut immédiatement de Dieu même, et dès lors le catholicisme romain est virtuellement détruit en lui. Il avance, il recherche dans les écrits des apôtres et des prophètes tout ce qui peut fortifier l'espérance qui remplit son cœur. Chaque jour il invoque le secours d'en haut, et chaque jour aussi la lumière croît dans son âme. « Oh ! dise-il, si la consolation de «

l'Évangile de Christ ne m'eût sauvé, je n'aurais pas eu « deux ans de vie ! »

La santé qu'avait trouvée son esprit rendit la santé à son corps. Il se releva promptement de son lit de maladie. Il avait reçu doublement une vie nouvelle. Les 127

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle fêtes de Noël, qui arrivèrent bientôt, lui firent goûter en abondance toutes les consolations de la foi. Il prit part avec une douce émotion à ces saintes solennités; et lorsqu'au milieu des pompes de ce jour il dut chanter ces paroles : 0 Beata culpa qua?

talem meruisti Redemptorern t I tout son être dit Amen, et tressaillit de joie.

Luther était depuis deux ans dans le cloître. Il devait être consacré prêtre, ce qui eut lieu à ce qu'il semble avant qu'il eût trouvé la paix. Il voulut profiter de la cérémonie qui allait avoir lieu pour se réconcilier pleinement avec son père. Il l'invita à y assister, et lui demanda même d'en fixer le jour. Jean Luther, qui n'était point encore entièrement apaisé envers son fils, accepta néanmoins cette invitation, et indiqua le dimanche 2 mai 1507.

Au nombre des amis de Luther se trouvait le vicaire d'Isenac, Jean Braun, qui avait été pour lui un conseiller fidèle pendant son séjour dans cette ville. Luther lui écrivit le 22 avril. C'est la plus ancienne lettre du réformateur; elle porte l'adresse suivante : «

A Jean Braun, saint et vénérable prêtre de Christ et de Marie. » Ce n'est que dans les deux premières lettres de Luther que le nom de Marie se trouve.

« Le Dieu qui est glorieux et saint dans toutes ses œuvres, dit le candidat à la prêtrise, ayant daigné m'élever magnifiquement, moi malheureux et de toute manière indigne pécheur, et m'appeler, par sa seule et très libérale miséricorde, à son sublime ministère, je dois, pour « témoigner ma reconnaissance d'une bonté si divine et si magnifique (autant du moins que la poudre peut le faire), « remplir de tout mon cœur l'office qui m'est confié. »

Enfin le jour arriva. Le mineur de Mansfeld ne manqua pas à la consécration de son fils. Il lui donna même une marque non équivoque de son affection et de sa générosité, en lui faisant, à cette occasion, un cadeau de vingt florins.

La cérémonie eut lieu. C'était Jérôme, évêque de Brandebourg, qui officiait. Au moment où il conféra à Luther la puissance de célébrer la messe, il lui mit en main le calice, et lui dit ces paroles solennelles : « Accipe potestatem ci suer!'ficandi pro vivis et mortuis. Reçois la puissance de « sacrifier pour les vivants et pour les morts. » Luther écouta alors tranquillement ces paroles, qui lui accordaient le pouvoir de faire l'œuvre même du Fils de Dieu; mais il en frémit plus tard. « Si la terre ne nous a pas alors engloutis tous deux, dit-il, ce fut à tort et par la grande patience « et longanimité du Seigneur [17]. »

Le père dîna ensuite au couvent avec son fils et les moines. La conversation tomba sur l'entrée de Martin dans le cloître. Les frères l'exaltaient fort, comme une œuvre des plus méritoires. Alors l'inflexible Jean, se tournant vers son fils, lui dit : « N'as-tu pas lu dans l'Écriture qu'on « doit obéir à son père et à sa mère [18]? » Ces paroles frappèrent le jeune prêtre; elles lui présentèrent sous un tout autre aspect l'action qui l'avait amené dans le sein du couvent, et elles retentirent encore longtemps dans son cœur.

128

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther, qui n'avait pas encore goûté, nous l'avons dit, la rémission des péchés, se mit à la chercher dans la célébration de la messe : « Je célébrais chaque jour des messes, «

dit-il, et dans chacune d'elles j'invoquais trois patrons; « mais tout cela était inutile, et je serais tombé dans le « désespoir si Christ ne m'avait regardé dans son amour et «

éclairé de la lumière de son Évangile. »

D'après le conseil de Staupitz, il fit, peu après sa consécration, de petites courses à pied dans les cures et les couvents des environs, soit pour se distraire et procurer à son corps l'exercice nécessaire, soit pour s'habituer à la prédication.

La Fête-Dieu devait être célébrée avec pompe à Eisleben. Le vicaire général devait s'y trouver. Luther s'y rendit : il avait encore besoin de Staupitz, et il recherchait chaque occasion de se rencontrer avec ce conducteur éclairé qui guidait son âme dans le chemin de la vie. La procession fit nombreuse et brillante. Staupitz lui-même portait le saint-sacrement. Luther suivait, revêtu de l'habit sacerdotal. La pensée que c'était Jésus-Christ lui-même que portait le vicaire général, l'idée que le Seigneur était en personne là, devant lui, vint tout à coup frapper l'imagination de Luther, et le remplit d'une telle épouvante, qu'il pouvait à peine avancer; la sueur lui coulait goutte à goutte; il chancelait, et il crut qu'il allait mourir d'angoisse et d'effroi. Enfin la procession finit. Ce sacrement, qui avait réveillé toutes les craintes du moine, fut déposé solennellement dans le sanctuaire; et Luther se trouvant seul avec Staupitz, se jeta dans ses bras, et lui confessa son épouvante. Alors le bon vicaire général, qui connaissait depuis longtemps ce bon Sauveur, qui ne brise pas le roseau à moitié cassé, lui dit avec douceur : « Ce n'était pas Jésus-Christ, mon frère; Jésus-Christ n'épouvante pas : il console seulement '• »

Luther ne devait pas demeurer caché dans un obscur couvent. Le temps était venu pour lui d'être transporté sur un plus grand théâtre. Staupitz, avec qui il resta toujours dans des relations suivies, sentait bien qu'il y avait dans le jeune moine une âme trop active pour qu'elle fût renfermée dans un cercle si étroit. Il parla de lui à Frédéric, électeur de Saxe; et ce prince éclairé appela Luther, en 1508, probablement vers la fin de l'année, comme professeur à l'université de Wittemberg. Wittemberg était un champ sur lequel il devait livrer de rudes combats. Luther sentit que là se trouvait sa vocation. On lui demandait de se rendre promptement à son nouveau poste; il répondit sans délai à l'appel, et dans la précipitation de son déplacement, il n'eut pas même le temps d'écrire à celui qu'il nommait son maître et son père bien-aimé, au curé d'Isenac, Jean Braun. Il le fit quelques mois plus tard. « Mon départ a été « si subit, lui écrivit-il, que ceux avec lesquels je vivais « l'ont presque ignoré. Je suis éloigné, je l'avoue ; mais la « meilleure partie de moi-même est restée près de toi. [19] » Luther avait été trois ans dans le cloître d'Erfurt.

C'était l'an 1502 que l'électeur Frédéric avait fondé à Wittemberg une nouvelle université. Frédéric avait déclaré dans l'acte par lequel il avait confirmé cette haute école, que lui et ses peuples se tourneraient vers elle, comme vers un oracle. Il ne 129

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pensait pas alors que cette parole serait si magnifiquement justifiée. Deux hommes appartenant à l'opposition qui s'était formée contre le système scolastique, Pollich de Mellerstadt, docteur en médecine, en droit et en philosophie, et Staupitz , avaient eu une grande influence sur cette fondation académique. «Mais il n'y a que quelques «

cabanes à Wittemberg, avait-on dit à la cour. — N'importe, répondit Pollich, cette école éclipsera toutes les « autres universités de l'Allemagne. » L'université déclara qu'elle prenait saint Augustin pour son patron; ce choix présageait quelque chose. En possession d'une grande liberté, et regardée comme un tribunal auquel, dans les cas difficiles, appartenait la décision suprême, cette nouvelle institution, était tout à fait propre à devenir le berceau de la Réformation, et en effet elle a puissamment contribué au développement de Luther et de son œuvre [20].

Arrivé à Wittemberg, Luther se rendit au couvent des Augustins, où une cellule lui fut assignée; car, quoique professeur, il ne cessa pas d'être moine. Il était appelé à enseigner la physique et la dialectique. On avait eu égard sans doute, en lui assignant ces fonctions, aux études philosophiques qu'il avait faites à Erfurt, et au grade de maître des arts dont il était revêtu. Ainsi Luther, qui avait alors faim et soif de la Parole de Dieu, se voyait obligé de se livrer presque exclusivement à l'étude de la philosophie scolastique d'Aristote. Il avait besoin du pain de vie que Dieu donne au monde, et il devait s'occuper de subtilités humaines. Quelle contrainte ! que de soupirs ne poussa-t-il pas ! « Je suis bien, par la grâce de Dieu, écrit-il à « Braun, si ce n'est que je dois étudier de toutes mes « forces la philosophie. J'ai désiré vivement, dès mon arrivée à Wittemberg, d'échanger cette étude contre celle de « la théologie; mais, »

ajouta-t-il, pour que l'on ne crût pas que c'était de la théologie du temps qu'il était question, « c'est de cette théologie qui recherche le fruit de la « noix, la pulpe du froment et la moelle des os, que je « parle [21]. Quoi qu'il en soit, Dieu est Dieu, continue-t-il « avec cette confiance qui fut l'âme de sa vie : l'homme se trompe presque toujours dans ses jugements; mais celui-ci est notre Dieu. Il nous conduira avec bonté aux « siècles des siècles. » Les travaux que Luther fut alors obligé de faire, lui furent d'une grande utilité pour combattre plus tard les erreurs des scolastiques.

II ne pouvait s'en tenir là. Le désir de son cœur devait s'accomplir. Cette même puissance qui, quelques années auparavant, avait poussé Luther du barreau vers la vie religieuse le poussait maintenant de la philosophie vers la Bible. Il se mit avec zèle à l'étude des langues anciennes, et surtout du grec et de l'hébreu, afin de puiser la science et la doctrine dans les sources mêmes d'où elles jaillissent. Il fut toute sa vie infatigable au travail Quelques mois après son arrivée à l'université, il demanda le grade de bachelier en théologie, l'obtint le 9 mars 1509, avec la vocation particulière de se livrer à la théologie biblique, ad Biblia.[22]

Tous les jours, à une heure après midi, Luther était appelé à parler sur la Bible : heure précieuse pour le professeur et pour les disciples, et qui les faisait pénétrer toujours plus avant dans le sens divin de ces révélations longtemps perdues pour le peuple et pour l'école !

130

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce fut en les méditant que la lumière de la vérité entra dans son cœur. Retiré dans sa tranquille cellule, il consacrait des heures à l'étude de la Parole divine, ouverte devant lui. Un jour, parvenu au dix-septième verset du premier chapitre de l'Épître aux Romains, il y lut ce passage du prophète Habacuc : Le juste vivra par la foi. Cet enseignement le frappe. Il y a donc pour le juste une autre vie que celle du reste des hommes; et cette vie, c'est la foi qui la donne. Cette parole, qu'il reçoit dans son cœur comme si Dieu même l'y déposait, lui dévoile le mystère de la vie chrétienne et augmente en lui cette vie. Longtemps après, au milieu de ses nombreux travaux, il croyait encore entendre cette voix : « Le juste vivra par la foi. [23] »

Les leçons de Luther, ainsi préparées, ressemblaient peu à ce qu'on avait entendu jusqu'alors. Ce n'était pas un rhéteur disert ou un scolastique pédant qui parlait; c'était un chrétien qui avait éprouvé la puissance des vérités révélées, qui les tirait de la Bible, qui les sortait du trésor de son cœur, et les présentait toutes pleines de vie à ses auditeurs étonnés. Ce n'était pas un enseignement d'homme, c'était un enseignement de Dieu.

Cette exposition toute nouvelle de la vérité fit du bruit; la nouvelle s'en répandit au loin, et attira à l'université récemment fondée une foule de jeunes étudiants étrangers.

Plusieurs professeurs même assistaient aux leçons de Luther, entre autres Mellerstadt, appelé souvent la lumière du monde, premier recteur de l'université, qui déjà à Leipzig, où il avait été auparavant, mit vivement combattu les ridicules enseignements de la scolastique, avait nié que « la lumière créée le premier jour fût la théologie, » et avait soutenu que l'étude des lettres devait être la base de cette science. « Ce moine, disait-il, déroutera tous les docteurs; « il introduira une nouvelle doctrine et réformera toute l'Église; car il se fonde sur la Parole de Christ, et personne au monde ne peut ni combattre ni renverser cette « Parole, quand même il l'attaquerait avec toutes les armes « de la philosophie, des sophistes, des scotistes, des albe listes, des thomistes, et avec tout le Tartaret' [24] »

Staupitz, qui était la main de la Providence pour développer les dons et les trésors cachés dans Luther, l'invita à prêcher dans l'église des Augustins. A cette proposition, le jeune professeur recula. Il voulait se borner aux fonctions académiques; il tremblait à la pensée d'y ajouter celles de la prédication. En vain Staupitz le sollicitait : «Non, non, répondait-il, ce n'est pas une petite chose que de parler aux hommes à la place de Dieu [25].»

Touchante humilité dans ce grand réformateur de l'Église ! Staupitz insista. Mais l'ingénieux Luther trouvait, dit un de ses historiens, quinze arguments, prétextes et défaites pour se défendre de cette vocation. Enfin, le chef des Augustins continuant toujours son attaque : « Ah ! Monsieur le docteur, dit Luther, en faisant cela vous m'ôtez la vie. Je ne « pourrai pas y tenir trois mois. — A la bonne heure, répondit le vicaire général; qu'il en soit ainsi au nom de « Dieu! Car notre Seigneur Dieu a aussi besoin là-haut d'hommes dévoués et habiles. » Luther dut se rendre.

131

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Attachée au couvent des Augustins se trouvait une vieille chapelle en bois, de trente pieds de long sur vingt de large, dont les cloisons, soutenues de tous côtés, tombaient en ruine. Une vieille chaire, faite de planches et haute de trois pieds, recevait le prédicateur. C'est dans cette misérable chapelle que commença la prédication de la Réforme. Dieu voulut-que ce qui devait rétablir sa gloire eût les commencements les plus humbles. On venait seulement de poser les fondements de l'église des Augustins, et, en attendant qu'elle fût achevée, on se servait de ce temple chétif. « Ce bâtiment, ajoute le contemporain de Luther, qui nous rapporte ces circonstances'[26], peut bien être comparé à l'étable où Christ naquit. C'est dans cette misérable en« ceinte que Dieu a voulu, pour ainsi dire, faire naître a une seconde fois son Fils bien-aimé. Parmi ces milliers « de cathédrales et d'églises paroissiales dont le monde est « rempli, il n'y en eut alors aucune que Dieu prît pour la « prédication glorieuse de la vie éternelle; ce fut une pauvre a chapelle toute ruinée qu'il choisit. »

Luther prêche : tout frappe dans le nouveau prédicateur. Sa figure pleine d'expression, son air noble , sa voix pure et sonore, captivent les auditeurs. Avant lui la plupart des prédicateurs avaient cherché plutôt ce qui pouvait amuser leur auditoire que ce qui pouvait le convertir. Le grand sérieux qui domine dans les prédications de Luther, et la joie dont la connaissance de l'Évangile a rempli son cœur, donnent à la fois à son éloquence une autorité, une chaleur et une onction que n'eurent point ses devanciers. «

Doué d'un esprit prompt et vif, dit l'un de ses adversaires [27], d'une mémoire heureuse, et se servant avec une « facilité remarquable de sa langue maternelle, Luther ne « le céda en éloquence à aucun de son âge. Discourant du « haut de la chaire comme s'il eût été agité de quelque « forte passion, accommodant son action à ses paroles, il « frappait d'une manière surprenante les esprits de ses auditeurs, et comme un torrent il les entraînait où il voulait. « Tant de force, de grâce et d'éloquence ne se voient que « rarement chez les peuples du Nord. » « Il avait, dit Bossuet, une éloquence vive et impétueuse, qui entraînait les « peuples et les ravissait [28]. »

Bientôt la petite chapelle ne put plus contenir les auditeurs qui s'y pressaient en foule.

Le conseil de Wittemberg appela Luther à prêcher dans l'église de la ville, « et «

l'enfant Jésus, dit l'un de ses amis, fut porté de l'étable dans « le temple. »

L'impression qu'il y produisit fut encore plus grande. La force de son génie, l'éloquence de sa diction et l'excellence des doctrines qu'il annonçait étonnaient également ses auditeurs. Sa réputation se répandit au loin, et Frédéric le Sage vint lui-même une fois à Wittemberg pour l'entendre '. [29]»

Une vie nouvelle avait commencé pour Luther. A l'inutilité du cloître avait succédé une grande activité. La liberté, le travail, l'action vive et constante à laquelle il pouvait se livrer à Wittemberg, achevèrent de rétablir en lui l'harmonie et la paix. Maintenant il était à sa place, et l'œuvre de Dieu devait commencer bientôt sa marche majestueuse.

________________________________________

FOOTNOTES

132

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] A teneris unguieulis, generoso animi impetu, ad virtutem et eruditam doo-&intim eontendit. (Mach. Adami Vite Staupizii.)

[2] Meleb. Adami Vite Staupizii.

[3] Corporis forma atque statura conspicuus.. (Cochlœus; 3.)

[4] Luth. Op. (W.), V, i219.

[5] I P. Mosellani Epist.

[6] Proverbes XXVII, 9.

[7] I Lutb. Op. (W.), VIII, 2725.

[8] I Luth. Op. (W.), II, 284.

[9] Te velut e cœlo souantem accepimus. » (Luth. Ep., I, 113, ad Staupitzium, du 30

mai 1318.)

[10] « Poenitentia vero non est, nisi qua ab aurore justitio et Dei incipit, etc.. (Ibid.)

[11] Memini inter jucundissimas et salutares fabulas tuas, quibus me solet Dominus Jesus mirifice consolari. (Luth. Ep., I, 115, ad Staupitzium, du 30 mai 1518.)

[12] Hoesit boc verbum tuum in me sicut sagitta potentis acuta. (Ibid.)

[13] Ecce jucundissimum ludum verbe (indique mihi colludebant, planeque unie sententite arridebant et assultabant.. (Ibid.)

[14] Nunc nihil dulcius aut gratius mihi jouet quam pcenitentia, etc. (Ibid.)

[15] Luth. Op. (W.), XXII, p. 489.

[16] Seckend., p. 52.

[17] Op. (W.), XVI, 1144.

[18] Ei , hast du uicht auch gehdrt data man Eltern soli gehorsam seyn (Luth. Ep., II, 101.)

[19] Luth. Ep., I, p. 5 (du 17 mars 1509).

[20] Grohmann, Gachichte der Universitcri Wittemberg.

[21] Theologia quœ nucleum nucis et medullam tritici et medullam ossiumscrutatur..

(Luth. Ep., 1, 6.)

[22] lu studiis litteratum, corpore ac mente indefessus. s (Pallavicini Hiai. Cuite. Trid., I, lm)

[23] Seckand., p. 55.

133

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[24] Melch. Adami Vite Lutheri, p. lot.

[25] Fabriciaa, Centifol. Lutheri, p. 33. — Mathesius, p. G.

[26] Myconius.

[27] Florimond Rémond. Hist. haros., c. V.

[28] Hili. des variat., 1. Fr.

[29] Xyconitis, Hist. Ref., p. 2

134

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Luther enseignait à la fois dans la salle académique et dans le temple , lorsqu'il fut arrêté dans ces travaux. En 1510, selon quelques-uns seulement en 1511 ou 1512, on l'envoya à Rome. Sept couvents de son ordre étaient, sur certains points, d'un autre avis que le vicaire général'[1]. La vivacité d'esprit de Luther, la puissance de sa parole, son talent pour la discussion, le firent choisir pour être auprès du pape l'agent de ces sept monastères [2]. Cette dispensa-Lion divine était nécessaire à Luther. Il fallait qu'il connaisse Rome. Plein des préjugés et des illusions du cloître, il se l'était toujours représentée comme le siégé de la sainteté, et il espérait trouver dans ces lieux sacrés, comme on les appelait, cette consolation et cette paix dont il sentait toujours de nouveau le besoin.

Il partit. Il traversa les Alpes. Mais à peine était-il descendu dans les plaines de la riche et voluptueuse Italie, qu'il trouva sur tous ses pas des sujets d'étonnement et de scandale. Le pauvre moine allemand fut reçu dans un riche couvent de Bénédictins, situé sur le Pô, en Lombardie. Ce couvent avait trente-six mille ducats de rente; douze mille ducats étaient consacrés à la table, douze mille aux édifices, et douze mille aux autres besoins des moines'[3]. La richesse des appartements, la beauté des habits, la recherche des mets, frappèrent également Luther. Le marbre, la soie , le luxe sous toutes ses formes, quel nouveau spectacle pour l'humble frère du pauvre couvent de Wittemberg ! Il s'étonna, et se tut ; mais le vendredi étant arrivé, quelle surprise! des viandes abondantes couvraient encore la table des bénédictins. Alors il se résolut à parler. — « L'Église, leur dit-il avec douceur, et le pape défendent de telles choses. »

Les bénédictins s'indignèrent

de cette leçon du grossier Germain. Mais Luther ayant insisté, quelques-uns crurent que le plus simple était de se défaire de leur hôte importun. Le portier du couvent l'avertit qu'il courait des dangers en restant davantage. Il se sauva donc de ce monastère épicurien, et arriva à Bologne, où il tomba dangereusement malade [4]. On a voulu voir dans cette maladie les suites d'un empoisonnement. Il est plus simple de supposer que le changement de vie affecta le frugal moine de Wittemberg, accoutumé à avoir pour principale nourriture des harengs et du pain. Cette maladie ne devait point être à la mort, niais à la gloire de Dieu. La tristesse , l'accablement qui lui étaient naturels, s'emparèrent de lui. Mourir ainsi , loin de l'Allemagne, sous ce ciel brûlant, en une terre étrangère, quel sort ! Les angoisses qu'il avait ressenties à Erfurt se réveillèrent avec puissance. Le sentiment de ses péchés le troubla, la perspective du jugement de Dieu l'épouvanta. Mais au moment où ces terreurs avaient atteint le plus haut degré, cette parole de saint Paul, qui l'avait déjà frappé à Wittemberg : Le juste vivra jar la foi (Rom. 1, y. 17), se présenta avec force à son esprit, et vint éclairer son âme comme un rayon du ciel. Restauré, consolé, il recouvra bientôt la santé, et il se remit en route pour Rome, s'attendant à y trouver une tout autre vie que celle des 135

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle couvents lombards, et impatient d'effacer par la vue de la sainteté romaine les tristes impressions qu'avait laissées dans son esprit son séjour sur le Pô.

Enfin, après un pénible voyage sous le soleil de l'Italie , il approchait de la ville aux sept montagnes. Son cœur était ému : ses yeux cherchaient la reine du monde et de l'Église. Dès qu'il découvrit de loin la « cité éternelle, » la ville de saint Pierre et de saint Paul, la métropole de la catholicité, il se prosterna en terre en s'écriant : « Rome

« sainte! je te salue. »

Luther est dans Rome; le professeur de Wittemberg est • au milieu des ruines éloquentes de la Rome des consuls et des empereurs, de la Rome des confesseurs de Jésus-Christ et des martyrs. Là se sont trouvés ce Plaute et ce Virgile dont il avait emporté les œuvres dans son cloître, et tous ces grands hommes dont l'histoire a si souvent fait battre son cœur. Il retrouve leurs statues, les décombres des monuments qui attestent leur gloire. Mais toute cette gloire, toute cette puissance a passé : il en foule aux pieds la poussière. Il se rappelle à chaque pas les tristes pressentiments de Scipion, versant des larmes à la vue de Carthage en ruine, de ses palais brûlés, de ses murs détruits, et s'écriant : «Il en sera de même de Rome !» «Et en effet, « dit Luther, la Rome des Scipion et des César a été changée en un cadavre. Il y a tant de décombres, que les fondements des maisons reposent à cette heure où se trouvaient jadis les toits.

C'est là, ajoutait-il, en jetant un « regard mélancolique sur ces ruines, c'est là qu'ont été « les richesses et les trésors du monde' [5]» Tous ces débris contre lesquels ses pas viennent se heurter disent à Luther, dans les murs de Rome même, que ce qui est le plus fort aux yeux des hommes, peut être facilement détruit par le souffle du Seigneur.

Mais à des cendres profanes se mêlent des cendres saintes : il s'en souvient. Le lieu de sépulture des martyrs n'est pas loin de celui des généraux de Rome et de ses triomphateurs. Rome chrétienne avec ses douleurs a plus de puissance sur le cœur du moine saxon que Rome païenne avec sa gloire. C'est ici qu'arriva cette lettre où Paul écrivait : Le juste est justifié par la foi. Il n'est pas loin du marché d'Appius et des Trois-Hôtelleries. Là était cette maison de Narcisse, ici ce palais de César, où le Seigneur délivra l'apôtre de la gueule du lion. Oh ! Combien ces souvenirs fortifient le cœur du moine de Wittemberg

Rome présentait alors un tout autre aspect. Le belliqueux Jules Il occupait le siégé pontifical, et non Léon X, comme l'ont dit, sans doute par inattention, quelques historiens distingués de l'Allemagne. Luther a souvent raconté un trait de ce pape.

Quand on lui apporta la nouvelle que son armée venait d'être battue par les Français devant Ravennes, il était à réciter ses heures : il jeta le livre contre terre, et apostrophant Dieu même, dit, en prononçant un horrible jurement « Eh bien, te voilà devenu Français!... « Est-ce ainsi que tu protèges ton Église !... » Puis, choisissant un autre sauveur, il se tourna du côté du pays aux armes duquel il pensait avoir recours :

« Saint Suisse ! Priez « pour nous'. [6]» L'ignorance, la légèreté et la dissolution, un esprit profane, le mépris de tout ce qui est sacré, un commerce honteux des choses 136