Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vol 1 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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La croix qu'il portait était placée devant l'autel : on y suspendait les armes du pape, et pendant tout le temps qu'elle demeurait là, le clergé du lieu, les pénitenciers et les sous-commissaires venaient chaque jour, après les vêpres ou avant le salut, lui rendre honneur, en portant à la main de petits bâtons Blanes '[1]. Cette grande affaire excitait une vive sensation dans les tranquilles cités germaniques.

Un personnage attirait surtout l'attention des spectateurs dans ces ventes. C'était celui qui portait la grande croix rouge, et qui était chargé du principal rôle. Revêtu de l'habit des dominicains, il se présentait avec arrogance. Sa voix était retentissante, et il semblait encore plein de force quoiqu'il eût déjà atteint sa soixante-troisième année'[2]. Cet homme, fils d'un orfévre de Leipsig nommé Diez, s'appelait Jean Diezel ou Tezel. Il avait étudié dans sa ville natale, avait été fait bachelier en 1487, et était entré, deux ans après, dans l'ordre des dominicains. De nombreux honneurs s'étaient accumulés sur sa tête. Bachelier en théologie, prieur des dominicains, commissaire apostolique, inquisiteur, heereticoe pravitatis inquisitor, il n'avait cessé depuis l'an 1502 de remplir l'office de marchand d'indulgences. L'habileté qu'il avait acquise comme subordonné l'avait bientôt fait nommer commissaire en chef. Il avait quatre-vingts florins par mois; tous ses frais étaient payés; on lui fournissait une voiture et 171

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle trois chevaux ; mais ses gains accessoires, on le comprend sans peine, dépassaient de beaucoup son traitement. En 1507, il gagna en deux jours à Freiberg deux mille florins.

S'il avait les fonctions d'un charlatan, il en avait aussi les vices. Convaincu à Inspruck d'adultère et de conduite déhontée, il fut près d'expier ses vices par sa mort.

L'empereur Maximilien avait ordonné qu'il fût mis dans un sac et jeté à la rivière.

L'électeur Frédéric de Saxe, étant survenu, obtint sa grâce'[3]. Mais la leçon qu'il avait reçue ne lui avait pas donné plus de modestie. Il menait avec lui deux de ses enfants.

Miltitz, légat du pape, cite ce fait dans une de ses lettres'[4]. Il eût été difficile de trouver dans tous les cloîtres de l'Allemagne un homme plus propre que lui au commerce dont on le chargea. A la théologie d'un moine, au zèle et à l'esprit d'un inquisiteur, il unissait la plus grande effronterie; et ce qui lui facilitait surtout sa tâche, c'était l'art d'inventer de ces histoires bizarres par lesquelles on captive l'esprit du peuple. Tout moyen lui était bon pour remplir sa caisse. Enflant la voix, et se livrant à une éloquence de tréteaux, il offrait ,à tout venant ses indulgences, et savait mieux qu'aucun marchand de foire faire valoir sa marchandise Quand la croix avait été élevée et que les armes du pape y étaient suspendues, Tezel montait en chaire, et d'un ton assuré il se mettait à exalter la valeur des indulgences, en présence de la foule que la cérémonie avait attirée dans le lieu saint. Le peuple l'écoutait, et ouvrait de grands yeux, à l'ouïe des vertus admirables qu'il annonçait. Un historien jésuite dit, en parlant des religieux dominicains que Tezel s'était associés : [5]

« Quelques-uns de ces prédicateurs ne « manquèrent pas, comme d'ordinaire, d'outrer le sujet « qu'ils traitaient et d'exagérer tellement le prix des indulgentes, qu'ils donnèrent occasion au peuple de croire « qu'on était assuré de son salut et de la délivrance des « âmes du purgatoire aussitôt qu'on avait donné l'argent'. [6]» Si tels étaient les disciples, on peut penser ce qu'était le maître. Écoutons; les harangues qu'il prononça après l'élévation de la croix.

« Les indulgences, dit-il, sont le don le plus précieux et « le plus sublime de Dieu.

« Cette croix (en montrant la croix rouge) a autant d'efficace que la croix même de Jésus-Christ' [7].

« Venez, et je vous donnerai des lettres' munies de sceaux, « par lesquelles les péchés même que vous aurez envie de « faire à l'avenir vous seront tous pardonnés.

« Je ne voudrais pas échanger mes privilèges contre ceux « de saint Pierre dans le ciel; car j'ai sauvé plus d'âmes par « mes indulgences que l'Apôtre par ses discours.

« Il n'y a aucun péché si grand que l'indulgence ne puisse « le remettre; et même, si quelqu'un, ce qui est impossible sans doute, avait fait violence à la sainte vierge Marie,

« mère de Dieu, qu'il paye, qu'il paye bien seulement, et « cela lui sera pardonné [8].

«Pensez donc que pour chaque péché mortel il vous « faut, après la confession et la contrition, faire pénitence « pendant sept ans, soit dans cette vie [9], soit dans le purgatoire : or combien de péchés mortels ne sont pas commis « dans un jour, combien 172

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dans une semaine, combien dans « un mois, combien dans une année, combien dans toute « la vie ... Ah ! Ces péchés sont presque infinis, et ils font « subir une peine infinie dans les flammes du purgatoire. Et maintenant au moyen de ces lettres d'indulgences, « vous pouvez une fois dans votre vie, dans tous les cas « sauf quatre qui sont réservés au siège apostolique, et en« suite à l'article de la mort, obtenir une pleine rémission « de toutes vos peines et de tous vos péchés ... »

Tezel entrait même dans des calculs de finance : « Ne « savez-vous pas, disait-il, que si quelqu'un veut aller à « Rome, ou dans tel autre pays où les voyageurs courent des dangers, il envoie son argent à la banque, et pour « chaque cent florins qu'il veut avoir il en donne cinq ou six ou dix de plus, afin qu'au moyen des lettres de cette banque, on lui paye sûrement son argent à Rome ou ailleurs... « Et vous, pour le quart d'un florin, vous ne voulez pas « recevoir ces lettres d'indulgences, au moyen desquelles « vous pourrez introduire dans la patrie du paradis, non « un vil argent, mais l'âme divine et immortelle, sans qu'elle ait aucun danger à courir'[10] »

Tezel passait ensuite à un autre sujet.

« Mais il y a plus, disait-il : les indulgences ne sauvent pas seulement les vivants, elles sauvent aussi les « morts.

« Pour cela la repentance n'est même pas nécessaire.

« Prêtre ! noble ! marchand ! femme ! jeune fille ! jeune « homme! entendez vos parents et vos autres amis qui sont « morts et qui vous crient du fond de l'abîme : « Nous en«

durons un horrible martyre ! Une petite aumône nous « délivrerait; vous pouvez la donner, et vous ne le voulez « pas !

On frémissait à ces paroles, prononcées par la voix formidable du moine charlatan.

«A l'instant même, continuait Tezel, où la pièce de monnaie retentit au fond du coffre-fort, l'âme part du purgatoire, et s'envole, délivrée, dans le ciel [11].

«0 gens imbéciles et presque semblables aux bêtes, qui « ne comprenez pas la grâce qui vous est si richement présentée !... Maintenant le ciel est pourtant ouvert !... Refuses-tu à cette heure d'y entrer? Quand donc y entre« ras-tu? Maintenant tu peux racheter tant d'âmes [12] « Homme dur et inattentif ! avec douze gros tu peux tirer « ton père du purgatoire, et tu es assez ingrat pour ne pas « le sauver ! Je serai justifié au jour du jugement; mais « vous, vous serez punis d'autant plus sévèrement, pour « avoir négligé un si grand salut. — Je te le déclare, quand « tu n'aurais qu'un seul habit, tu serais obligé de l'ôter et « de le vendre, afin d'obtenir cette grâce... Le Seigneur « notre Dieu n'est plus Dieu. Il a remis tout pouvoir au pape.

Puis, cherchant à faire usage d'autres armes encore, il ajoutait : « Savez-vous pourquoi notre très saint Seigneur « distribue une si grande grâce? Il s'agit de relever l'église «

détruite de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, en sorte qu'elle n'ait « pas sa pareille dans 173

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'univers. Cette église contient les corps des saints apôtres Pierre et Paul et ceux d'une multitude de martyrs. Ces corps saints, par l'état actuel de « l'édifice, sont maintenant, hélas !... continuellement bat« tus, inondés, souillés, déshonorés, réduits en pourriture

« par la pluie, par la grêle... Ah! Ces cendres sacrées resteront- elles plus longtemps dans la boue et dans l'opprobre'? »

Cette peinture ne manquait pas de faire impression sur plusieurs. On brûlait du désir de venir à l'aide du pauvre Léon X, qui n'avait pas de quoi mettre à l'abri de la pluie les corps de saint Pierre et de saint Paul.

Alors l'orateur s'élevait contre les ergoteurs et les traîtres qui s'opposaient à son œuvre : « Je les déclare excommuniés ! » s'écriait-il.

Ensuite, s'adressant aux âmes dociles, et faisant un usage impie de l'Écriture : «

Bienheureux sont les yeux qui voient « ce que vous voyez, car je vous dis que plusieurs prophètes et plusieurs rois ont désiré de voir les choses que « vous voyez, et ils ne les ont pas vues, et d'ouïr les choses « que vous entendez, et ils ne les ont point entendues

» s'écriait-il. Et pour terminer, montrant le coffre-fort où l'on recevait l'argent, il concluait d'ordinaire son pathétique discours en adressant, à trois reprises, au peuple cet appel : « Apportez ! apportez ! Apportez [13] » — « Il criait ces « mots avec un si horrible beuglement, écrit Luther, qu'on « eût dit un bœuf furieux qui, fondant sur les gens, frappait de ses cornes '. » Quand son discours était fini, il descendait de chaire, courait vers la caisse, et, en présence de tout le peuple, y jetait une pièce d'argent, qu'il avait soin de faire sonner bien fort [14].

Tels étaient les discours que l'Allemagne, étonnée, entendait aux jours où Dieu préparait Luther.

Le discours terminé , l'indulgence était considérée comme « ayant établi son trône en ce lieu d'une manière « solennelle. » Des confessionnaux, ornés des armes du pape, étaient disposés. Les sous-commissaires et les confesseurs qu'ils choisissaient étaient censés représenter les pénitenciers apostoliques de Rome dans le temps d'un grand jubilé; et sur chacun de leurs confessionnaux on lisait en grands caractères leurs noms, leurs prénoms et leurs titres [15].

Alors on se pressait en foule vers les confesseurs. On venait avec une pièce de monnaie dans la main. Hommes, femmes, petits, pauvres, ceux même qui vivaient d'aumônes, chacun trouvait de l'argent. Les pénitenciers, après avoir exposé de nouveau à chacun en particulier la grandeur de l’indulgence, adressaient aux pénitents cette demande : «

De combien d'argent pouvez-vous en conscience « vous priver pour obtenir une si parfaite rémission ? » Cette demande, dit l'Instruction de l'archevêque de Mayence aux commissaires, cette demande doit être faite dans ce moment, afin que les pénitents soient par-là mieux disposés à contribuer.

Quatre grandes grâces étaient promises à ceux qui voulaient aider à élever la basilique de Saint-Pierre. « La première grâce que nous vous annonçons, disaient les 174

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle commissaires, d'après la lettre de leur instruction, est le « pardon complet de tous les péchés [16]. » Venaient ensuite trois autres grâces: l'une, le droit de se choisir un confesseur qui, toutes les fois que l'heure de la mort semblerait sonner, donnerait l'absolution de tous les péchés et même des plus grands crimes réservés au siège apostoliques; l'autre était la participation à tous les biens, œuvres et mérites de l'Église catholique, prières, jeûnes, aumône [17], pèlerinages [18]; la dernière enfin était la rédemption des âmes qui sont dans le purgatoire.

Pour obtenir la première de ces grâces il était nécessaire d'avoir la contrition du cœur et la confession de la bouche, ou du moins l'intention de se confesser. Mais quant aux trois autres on pouvait les obtenir. sans contrition, sans confession, uniquement en payant. Déjà Christophe Colomb, exaltant le prix de l'or, avait dit très sérieusement : «

Qui le possède peut introduire les âmes dans le paradis.» Telle était la doctrine enseignée par l'archevêque-cardinal de Mayence et par les commissaires du pape. «

Quant à « ceux, disaient-ils, qui veulent délivrer des âmes du purgatoire et leur procurer le pardon de toutes leurs offenses, qu'ils mettent de l'argent dans la caisse.

Mais il n'est « pas nécessaire qu'ils aient la contrition du cœur ou la « confession de la bouche [19]; qu'ils se hâtent seulement « d'apporter leur argent, car ils feront ainsi une œuvre « très utile aux âmes des trépassés et à la construction de « l'église de Saint-Pierre. » De plus grands biens ne pouvaient être offerts à plus bas prix.[20]

La confession finie , et c'était bientôt fait, les fidèles se hâtaient de se rendre vers le vendeur. Un seul était chargé de la vente. Il tenait son comptoir près de la croix. Il jetait des regards scrutateurs sur ceux qui s'approchaient de lui. Il examinait leur air, leur port, leurs habits; et il demandait une somme proportionnée à l'apparence de celui qui se présentait. Les rois, les reines, les princes, les archevêques , les évêques , devaient, selon le règlement, payer pour une indulgence ordinaire vingt-cinq ducats.

Les abbés, les comtes, les barons, en payaient dix. Les autres nobles, les recteurs et tous ceux qui avaient un revenu de cinq cents florins en payaient six. Ceux qui avaient deux cents florins par an en payaient un, d'autres seulement un demi. Du reste, si cette taxe -ne pouvait être suivie à la lettre, de pleins pouvoirs étaient donnés au commissaire apostolique; et le tout devait être arrangé d'après les données de la «

saine raison» et la générosité du donateur pour des péchés particuliers, Tezel avait une taxe particulière. La polygamie se payait six ducats; le vol d'église et le parjure, neuf ducats; le meurtre, huit ducats; la magie, deux ducats. Samson, qui faisait en Suisse le même commerce que Tezel en Allemagne, avait une taxe un peu différente. Il faisait payer pour un infanticide quatre livres tournois ; pour un parricide ou un fratricide un ducat'. [21]

Les commissaires apostoliques rencontraient quelquefois des difficultés dans leur négoce. Il arrivait souvent, soit dans les villes, soit dans les villages, que les maris étaient opposés à tout ce trafic, et défendaient à leurs femmes de rien porter à ces marchands. Qu'avaient à faire leurs dévotes épouses? « N'avez-vous pas votre dot ou «

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'autres biens à votre disposition? » leur disaient les vendeurs. « Dans ce cas, vous pouvez en disposer pour « une œuvre; si sainte, contre le gré de vos maris '[22]. »

La main qui avait donné l'indulgence ne pouvait pas recevoir l'argent; cela était défendu sous les peines les plus sévères : on avait de bonnes raisons pour craindre que cette main ne fût pas fidèle. Le pénitent devait déposer lui-même le prix de son pardon dans la caisse'[23]. On montrait un visage irrité à ceux qui tenaient audacieusement leurs bourses fermées [24].

Si parmi ceux qui se pressaient dans les confessionnaux se trouvait quelque homme dont le crime eût été public, sans que les lois civiles l'eussent atteint, il devait faire avant tout pénitence publique. On le conduisait d'abord dans une chapelle ou dans une sacristie; là, on le dépouillait de ses vêtements, on lui ôtait ses souliers, et on ne lui laissait que sa chemise. On lui croisait les bras sur la poitrine ; on lui plaçait une lumière dans une main, un cierge dans l'autre. Puis le pénitent marchait en tête de la procession qui se rendait à la croix rouge. Il se mettait à genoux jusqu'à ce que le chant et la collecte fussent terminés. Alors le commissaire entonnait le psaume Miserere meî I Les confesseurs s'approchaient aussitôt du pénitent, et le conduisaient à travers la station vers le commissaire, qui, prenant la verge de sa main et l'en frappant à trois reprises doucement sur le dos'[25], lui disait : « Que Dieu ait pitié de toi et te par« donne ton péché » Il entonnait ensuite le Kyrie eleison. Le pénitent était ramené devant la croix, et le confesseur prononçait sur lui l'absolution apostolique, et le déclarait réintégré dans la compagnie des fidèles. Tristes momeries, terminées par une parole sainte, qui dans un tel moment était une profanation.

Voici l'une des lettres d'absolution. Il vaut la peine de connaître le contenu de ces diplômes, qui furent l'occasion de la réforme de l'Église.

«Que notre Seigneur Jésus-Christ ait pitié de toi, N. N4, « et t'absolve par les mérites de sa très sainte passion! Et « moi, en vertu de la puissance apostolique qui m'a été «

confiée, je t'absous de toutes les censures ecclésiastiques, « jugements et peines que tu as pu mériter ; de plus, de « tous les excès, péchés et crimes que tu as pu commettre, «

quelque grands et énormes qu'ils puissent être et pour « quelque cause que ce soit, fussent-ils même réservés à « notre très-saint père le pape et au siège apostolique. «

J'efface toutes les taches d'inhabileté et toutes les notes « d'infamie que tu aurais pu t'attirer à cette occasion. Je « te remets les peines que tu aurais dû endurer dans le «

purgatoire. Je te rends de nouveau participant des sacrements de l'Église. Je t'incorpore derechef dans la communion des saints, et je te rétablis dans l'innocence et

« la pureté dans laquelle tu as été à l'heure de ton baptême. En sorte qu'au moment de ta mort la porte par la« quelle on entre dans le lieu des tourments et des peines « te sera fermée, et qu'au contraire la porte qui conduit « au paradis de la joie te sera ouverte. Et si tu ne devais « pas bientôt mourir- cette grâce demeurera immuable «

pour le temps de ta dernière.

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Frère JEAN TEZEL, commissaire, l'a signé de sa propre « main. »

Avec quelle habileté des paroles présomptueuses et mensongères sont ici intercalées entre des paroles saintes et chrétiennes !

Tous les fidèles devaient venir se confesser dans le lieu même où la croix rouge était plantée. Il n'y avait d'exception que pour les malades, les vieillards et les femmes enceintes. Si cependant il se trouvait dans le voisinage quelque noble en son château, quelque grand personnage en son palais, il y avait aussi exemption pour lui '; car il pouvait ne pas se soucier d'être mêlé à tout ce peuple, et son argent valait bien la peine qu'on allât le chercher dans sa maison.

Y avait-il quelque couvent dont les chefs, opposés au commerce de Tezel, défendissent à leurs moines de visiter les lieux où l'indulgence avait érigé son trône, [26] on trouvait encore moyen de remédier au mal en leur envoyant des confesseurs chargés de les absoudre, contre les règles de leur ordre et la volonté de leurs chefs'[27]. On ne laissait pas un filet de la mine sans trouver moyen de l'exploiter.

Puis arrivait ce qui était le but et la fin de toute l'affaire: la supputation des deniers.

Pour plus de sûreté, le coffre avait trois clefs : l'une était dans les mains de Tezel; la seconde, dans celles du trésorier délégué de la maison Fugger d'Augsbourg, à qui l'on avait commis cette vaste entreprise; la troisième était confiée à l'autorité civile. Quand le moment était venu, les caisses étaient ouvertes en présence d'un notaire public, et le tout était dûment compté et enregistré. Christ ne devait-il pas se lever pour chasser du sanctuaire ces vendeurs profanes?

La mission terminée, les marchands se délassaient de leurs peines. L'instruction du commissaire général leur défendait, il est vrai, de fréquenter les cabarets et les lieux suspects [28]; mais ils se souciaient peu de cette interdiction. Les péchés devaient paraître bien peu redoutables à des gens qui en faisaient un si facile trafic. « Les questeurs « menaient une mauvaise vie, dit un historien catholique-romain ; ils dépensaient dans les cabarets, dans les « brelans et dans les lieux infâmes tout ce que le peuple « retranchait de ses nécessités [29]. » On assure même que lorsqu'ils étaient dans les cabarets il leur arrivait de jouer aux dés le salut des âmes.

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FOOTNOTES

[1] Mit weissen Steeblein. . (Instruction de rarche‘èque de Mayence aux sous-commissaires de l'indulgence, etc., art. S.)

[2] Ingenio l'en' et corpore robustus. • (cochlœos, p. 5.)

[3]Welchen Churfiirst Friederich vom Sack zu Inspruck erbeten batte. (tIathes., p. 10.)

[4] Luth. Op. (W), XV, p. 862.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[5] Circumferuntur venales indulgentite in bis regionibus a Tecelio Dominicano impudentissimo sycophante.. (Melauchth., Vila Luth.,

[6] Histoire du Luthérianisme , par le P. Dlaimbourg, de la Compagnie de Jésus, 1601, p. 21.

[7] Luth. Op. (W.), XXII, p. 1393.

[8] Tezel défend et maintient cette assertion dans ses Antithèses, publiées la même année. Th. 99, 100 et 101. « Sub commissariis insuper ac prœdicatoribus veniarum imponere ut si quis, per impossibile, Dei genitricetn, semper virginem, violasset. quod eumdem indulgeutiarum vigore absolvere possent , Ince clarius est. r (Positiones fratrie J. Tezelii, qu'Uis defendit indulgentias contra Lutherum.)

[9] Quot peccata mortalia committuntur in die... s (Ldscher's Reformations A Gien, I, p. 418.)

[10] Si contingat aliquem ire Romam, vel ad alias periculosas partes, mittat pe-cunias suas in banco, et ille pro quolibet centum dat quinque, aut sex , aut decem... (Ldscher's Re(ormations Aden, I, p. 418.)

[11] Thèse 58. (Positionea traria J. Tezelii, quibus de(endit indulgentias contra Lutherum.)

[12] Instruction de l'archevêque de Mayence, etc.

[13] Résolution sur la thèse 32.

[14] Tenlzel Reformationsgetch. — Myconii Ref. Hitt. — Instruction de l'arche-vaque de Mayence aux sous-commissaires de l'indulgence. — Thèses de Luther.

[15] Instruction de l'archevêque de Mayence, 5, 69.

[16] Instruction de l'archeyéqUe de Mayence, 19.

[17] Ibid., 30.

[18] Ibid., 35.

[19] Auch ist nicht nothig dass sic in dem Herzen zerknirscht siad, und mit dem Knud gebeichtet haben. (Ibid., 38.)

[20] Mach den Sâtzen der gPsunden Vernunft, nach ihrer Magnificenz und Frei-gebigkeit. (Instruction, etc., 26.)

[21] Miiller's Reliq., III, p. 261.

[22]Wieder den Willen ihres Mannes. s (Instruction, 97.)

[23] Ibid., $7, 90 et 91.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[24] Luth. Op., Lipe., XVII, 79.

[25] Dreimat geliud auf den Rücken. s (Instruction.)

[26] Instruction, 69.

[27] Ibid., 4.

[28] Sarpi, Cone. de Trente, p. 5.

[29] Serti*, K. G. u. cl. R., I, 116.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II

Mais voyons à quelles scènes cette vente du pardon des péchés donnait alors lieu en Allemagne. Il est des traits qui à eux tout seuls peignent les temps. Nous aimons à laisser parler les hommes dont nous racontons l'histoire: A Magdebourg, Tezel refusait d'absoudre une femme riche, à moins, lui disait-il, qu'elle ne lui payât à l'avance cent florins. Elle demanda conseil à son confesseur ordinaire, qui était franciscain : « Dieu donne gratuitement la « rémission des péchés, lui répondit cet homme, il ne la « vend pas. » Cependant il la pria de ne point dire à Tezel l'avis qu'elle avait reçu de lui. Mais le marchand ayant pourtant entendu rapporter cette parole, si contraire à son intérêt : « Un tel conseiller, s'écria-t-il, mérite qu'on le « chasse ou qu'on le brûle [1]. »

Tezel ne trouvait que rarement lies hommes assez éclairés, et plus rarement encore des hommes assez courageux pour lui résister. D'ordinaire il avait bon marché de la foule superstitieuse. Il avait érigé à Zwickau la croix rouge des indulgences, et les bons paroissiens s'étaient hâtés de faire sonner au fond de la caisse l'argent qui devait les délivrer. Il s'en allait la bourse pleine. La veille de son départ, les chapelains et leurs acolytes lui demandent un repas d'adieu. La demande était juste. Mais comment faire?

l'argent était déjà compté et scellé. Le lendemain matin, il fait sonner la grosse cloche.

La foule se précipite dans le temple; chacun pense qu'il est arrivé quelque chose d'extraordinaire, puisque la station était terminée. « J'étais « résolu, dit-il, à partir ce matin; mais la nuit dernière j'ai « été réveillé par des gémissements : j'ai prêté l'oreille... « c'était du cimetière qu'ils venaient... Hélas ! C’est une « pauvre âme qui m'appelle, et qui me supplie instamment de la délivrer du tourment qui la consume. Je suis donc « resté un jour de plus, afin d'émouvoir à compassion les « cœurs chrétiens en faveur de cette âme malheureuse. « Moi-même je veux être le premier à donner; mais qui « ne suivra pas mon exemple sera digne de la condamnation. » Quel cœur n'eût pas répondu à un tel appel? Qui sait, d'ailleurs, quelle est cette âme qui crie dans le.

cimetière? On donne avec abondance; et Tezel offre aux chapelains et à leurs acolytes un joyeux repas, dont les offrandes présentées en faveur de l'âme de Zwickau servent à payer les frais

Les marchands d'indulgences s'étaient établis à Haguenau en 1517. La femme d'un cordonnier, profitant de l'autorisation que donnait l'Instruction du commissaire général, s'était procuré, malgré la volonté de son mari, une lettre d'indulgence, et l'avait payée un florin d'or. Elle mourut peu après. Le mari n'ayant pas fait dire de messe pour le repos de son âme, le curé l'accusa de mépris pour la religion, et le juge d'Haguenau le somma de comparaître. Le cordonnier prit en poche l'indulgence de sa femme, et se rendit à l'audience. — « Votre femme est-elle morte? » lui demanda le juge, « Oui, répondit-il. — Qu'avez-vous fait pour elle? — J'ai enseveli son corps, et j'ai recommandé son âme à Dieu. — Mais avez-vous fait dire une messe pour le salut de 180

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle son âme ? — Je ne l'ai point fait; c'était inutile ; elle est entrée dans le ciel au moment de sa mort. — D'où savez-vous cela? — En « voici la preuve. » En disant ces mots, il tire l'indulgence de sa poche, et le juge, en présence du curé, y lit en autant de mots, qu'au moment de sa mort la femme qui l'a reçue n'ira pas dans le purgatoire, mais entrera tout droit dans le ciel. « Si M. le curé prétend qu'une « messe est encore nécessaire, ajoute-t-il, ma femme a été « trompée par notre très-Saint-Père le pape; si elle ne l'a pas été, c'est alors M. le curé qui me trompe. [2]» Il n'y avait rien à répondre, l'accusé fut renvoyé absous. Ainsi le bon sens du peuple faisait justice de ces fraudes pieuses '[3].

Un jour que Tezel prêchait à Leipzig, et qu'il mêlait à sa prédication quelques-unes de ces histoires dont nous avons donné un échantillon, deux étudiants indignés, sortirent de l'église en s'écriant : « Il nous est impossible d'entendre « plus longtemps les facéties et les puérilités de ce moine'[4]. » L'un d'eux, assure-t-on, était le jeune Camerarius, qui fut plus tard l'intime ami de Melanchthon, et qui écrivit sa vie.

Mais celui de tous les jeunes gens de l'époque sur lequel Tezel fit le plus d'impression fut sans doute Myconius, célèbre plus tard comme réformateur et comme historien de la Réformation. Il avait reçu une éducation chrétienne. « Mon fils, lui disait souvent son père, homme pieux « de la Franconie, prie fréquemment; car toutes choses « nous sont données gratuitement de Dieu seul. Le sang « de Christ, ajoutait-il, est la seule rançon pour les péchés « de tout le monde. 0 mon fils, quand il n'y aurait que « trois hommes qui dussent être sauvés par le sang de « Christ, crois, et crois avec assurance, que tu es l'un de « ces trois hommes-là [5]. C'est un affront fait au sang du « Sauveur que de douter qu'il sauve. » Puis, mettant son fils en garde contre le commerce qui commençait alors à s'établir en Allemagne : « Les indulgences romaines, lui disait-il encore, sont des filets à pêcher l'argent, qui servent à tromper les simples. La rémission des péchés et « la vie éternelle ne s'achètent pas. »

A l'âge de treize ans, Frédéric fut envoyé à l'école d'Annaberg pour terminer ses études.

Peu après, Tezel arriva dans cette ville et y séjourna deux ans. On accourait en foule à ses prédications. « Il n'y a, s'écriait Tezel de sa « voix de tonnerre, il n'y a d'autre moyen d'obtenir la vie « éternelle que la satisfaction des œuvres. Mais cette-satisfaction est impossible à l'homme. Il ne peut donc que « l'acheter du pontife romain

[6]. »

Quand Tezel dut quitter Annaberg, ses discours devinrent plus pressants. « Bientôt, s'écriait-il avec l'accent de « la menace, je mettrai bas la croix, je fermerai la porte « du ciel 2, j'éteindrai l'éclat de ce soleil de grâce qui 'reluit à vos yeux. » Puis reprenant la voix tendre de l'exhortation : « Voici le jour du salut, disait-il; voici le temps «

favorable ! » Haussant de nouveau la voix, le Stentor pontifical [7], qui s'adressait aux habitants d'un pays dont les mines faisaient la richesse, s'écriait avec force : Apportez, bourgeois d'Annaberg ; contribuez largement en faveur des indulgences, et vos mines 181

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et vos montagnes seront remplies d'argent pur [8]» Enfin, -à la Pentecôte, il déclara qu'il distribuerait ses lettres aux pauvres gratuitement et pour l'amour de Dieu.

Le jeune Myconius se trouvait au nombre des auditeurs de Tezel. Il sentit en lui un ardent désir de profiter de cette offre. « Je suis, » dit-il en latin aux commissaires vers lesquels il se rendit, « je suis un pauvre pécheur, et j'ai besoin d'un pardon gratuit. —

Ceux-là seuls, répondirent « les marchands, peuvent avoir part aux mérites de Christ «

qui tendent à l'Eglise des mains secourables, c'est-à-dire « qui donnent de l'argent. --

Que signifient donc, dit Myconius, ces promesses de don gratuit affichées aux portes «

et aux murs des temples? — Donnez au moins un gros, » « disent les gens de Tezel, après avoir en vain intercédé au« près de leur maître en faveur du jeune homme. — Je ne le « puis.— Seulement six deniers. —Je ne les ai pas même. » Les dominicains craignent alors qu'il ne soit venu pour les surprendre. « Ecoute, lui disent-ils, nous voulons te faire un « cadeau de six deniers. » Alors le jeune homme élevant la voix avec indignation leur répondit : « Je ne veux pas d'indulgences qu'on achète. Si je voulais en acheter, je n'aurais qu'à vendre un de mes livres d'école. Je veux un par« don gratuit et pour l'amour de Dieu seul. Vous rendrez « compte à Dieu d'avoir pour six deniers laissé échapper le « salut d'une âme. — Qui t'a envoyé pour nous surprendre? « s'écrient les marchands. — Le désir seul de recevoir la grâce de Dieu a pu me faire paraître devant de si' grands seigneurs, » répond le jeune homme; et il se retire.

« J'étais fort attristé, dit-il, d'être ainsi renvoyé sans « pitié. Mais je sentais cependant en moi un consolateur « qui me disait qu'il y avait un Dieu dans le ciel, qui par«

donnait, sans argent et sans aucun prix, aux âmes repentantes, pour l'amour de son Fils Jésus-Christ. Comme je « prenais congé de ces gens-là, le Saint-Esprit toucha mon

« cœur. Je fondis en larmes, et je priai le Seigneur avec sanglots : 0 Dieu! M’écriai-je, puisque ces hommes m'ont refusé la rémission de mes péchés, parce que je « manquais d'argent pour la payer, toi, Seigneur, aie pitié « de moi et me les remets par pure' grâce.

Je me rendis « dans ma chambre, je pris mon crucifix, qui se trouvait « sur mon pupitre; je le mis sur ma chaise, et je me prosternai devant lui. Je ne saurais. pas décrire ce que j'é« prouvai. Je demandai à Dieu d'être mon père et de faire « de moi tout ce qui lui plairait. Je sentis ma nature changée, convertie, transformée. Ce qui me réjouissait auparavant devint pour moi un objet de dégoût. Vivre avec Dieu « et lui plaire était mon plus ardent, mon unique désir »

Ainsi Tezel préparait lui-même la Réformation. Par de criants abus il frayait la voie à une doctrine plus pure ; et l'indignation qu'il excitait dans une jeunesse généreuse devait éclater un jour avec puissance. On en peut juger par le trait suivant : Un gentilhomme saxon, qui avait entendu Tezel à Leipsig, avait été indigné de ses mensonges. Il s'approche du moine, et lui demande s'il a le droit de pardonner les péchés qu'on a l'intention de commettre. «Assurément, répond « Tezel, j'ai reçu pour cela plein pouvoir du pape; —Eh bien, « reprend le chevalier, je voudrais exercer sur l'un de mes « ennemis une petite vengeance, sans porter atteinte à sa « vie. Je vous 182

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle donne dix écus si vous voulez me remettre « une lettre d'indulgence qui m'en justifie pleinement. Tezel fit quelques difficultés : ils tombèrent cependant d'accord de la chose, moyennant trente écus. Bientôt après, le moine part de Leipsig. Le gentilhomme, accompagné de ses valets, l'attendait dans un bois entre Atterbock et Treblin; il fond sur lui, lui fait donner quelques coups de bâton, et enlève la riche caisse des indulgences que l'inquisiteur emportait avec lui. Tezel crie à la violence,' et porte plainte devant les tribunaux. Mais le gentilhomme montre la lettre que Tezel a signée lui-même , et qui l'exempte à l'avance de toute peine. Le duc George, que cette action avait d'abord fort irrité, ordonna, à la vue de cet écrit, qu'on renvoyât l'accusé absous '.

Partout ce commerce agitait lei esprits, partout on s'en entretenait. C'était le sujet des conversations dans les châteaux, dans les académies, dans les maisons des bourgeois, comme dans les auberges, dans les cabarets et dans tous les lieux de rassemblement du peuple '. Les opinions étaient partagées; les uns croyaient, les autres s'indignaient.

Quant à la partie saine de la nation, elle rejetait avec dégoût le système des indulgences. Cette doctrine était tellement contraires à l'Écriture sainte et à la morale, que tous les hommes qui avaient quelque connaissance de la Bible ou quelque lumière naturelle, la condamnaient intérieurement et n'attendaient qu'un signal pour s'y opposer. D'un autre côté, les moqueurs trouvaient ample matière de raillerie. Le peuple, que la mauvaise conduite des prêtres irritait depuis bien des années, et que la crainte des puni-fions retenait seule encore dans un certain respect, se laissait aller à toute sa haine. Partout on entendait des plaintes et des sarcasmes sur l'amour de l'argent qui dévorait le clergé.

On ne s'en tenait pas là. On attaquait la puissance des clefs, et l'autorité du souverain pontife. « Pourquoi, disait-« on, le pape ne délivre-t-il pas à la fois toutes les âmes « du purgatoire, par une sainte charité et à cause de la « grande misère de ces âmes, puisqu'il en délivre un si « grand nombre pour l'amour d'un argent périssable et de « la cathédrale de Saint-Pierre ? Pourquoi célèbre -t - on « toujours les fêtes et les anniversaires pour les morts? « Pourquoi le pape ne rend-il pas, ou ne permet-il pas «

que l'on reprenne les bénéfices et les prébendes qui ont « été fondés en faveur des morts, puisque maintenant il « est inutile et même répréhensible de prier pour ceux que « les indulgences ont à jamais délivré? Quelle est donc « cette nouvelle sainteté de Dieu et du pape, que pour « l'amour de l'argent ils, accordent à un homme impie et «

ennemi de Dieu de délivrer du purgatoire une âme pieuse « et aimée du Seigneur, plutôt que de la délivrer eux« mêmes gratuitement par amour et à cause de sa grande

« misère' ? »

On racontait la conduite grossière et immorale des trafiquants d'indulgences. Pour payer, disait-on, ce qu'ils doivent aux voituriers qui les transportent avec leurs marchandises, aux aubergistes chez lesquels ils logent, ou à quiconque leur rend quelque service, ils donnent une lettre d'indulgence pour quatre âmes, pour cinq âmes, ou pour tel autre nombre d'âmes, selon les cas. Ainsi les brevets de salut avaient cours dans les hôtelleries et sur les marchés, comme des billets de banque ou comme du 183

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle papier-monnaie. « Apportez ! apportez ! disaient les gens du peuple voilà la tête, le ventre, la queue et tout le contenu « de leur sermon [9]. »

Un mineur de Schneeberg rencontra un vendeur d'indulgences : « Faut-il ajouter foi, lui dit-il, à ce que vous avez souvent dit de la force de l'indulgence et de l'autorité du pape, et croire qu'on peut, en jetant un denier dans la caisse, racheter une âme du purgatoire? » Le marchand d'indulgences l'affirme. « Ah ! reprend le mineur, quel homme impitoyable doit donc être le pape, qu'il laisse ainsi, pour un misérable denier, une pauvre âme crier si longtemps dans les flammes ! S'il n'a pas d'argent comptant, qu'il amasse quelque cent milliers d'écus, et qu'il délivre tout d'une fois toutes ces âmes. Nous autres pauvres gens, nous lui en payerions volontiers les intérêts.

Ainsi l'Allemagne était lasse du trafic honteux qui se faisait au milieu d'elle. On ne pouvait plus y supporter les impostures de ces maîtres fripons de Rome, comme dit Luther [10]. Cependant aucun évêque, aucun théologien n'osait s'opposer à leur charlatanisme et à leurs fraudes. Les esprits étaient en suspens. On se demandait si Dieu ne susciterait pas quelque homme puissant pour l'œuvre qu'il y avait à faire; mais on ne voyait paraître cet homme nulle part.

Le pape qui occupait alors le trône pontifical n'était pas un Borgia : c'était Léon X, de l'illustre famille des Médicis. n'était habile, sincère, plein de bonté et de douceur. Son commerce était affable, sa libéralité sans bornes, ses mœurs personnelles supérieures à celles de sa cour; le cardinal Pallavicini reconnaît cependant qu'elles ne furent pas à l'abri de tout reproche.

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FOOTNOTES

[1] Scultet, Annal. ovangel., p. 4.

[2] Lhscher's Re(. Acta, I, 401. — Luth. Op., IV, 443, etc.

[3] Musculi Loci communes, p. 362.

[4] Hoffmann Reformationsgesch., y. Leipzig, p. 32.

[5] Si tantum tres homines essent salvandi per sangninem Cbristi,certo statueret unum se esse ex tribus itlis.. (Melch. Adami Vita Mycon.)

[6] Si nummis redimatur a pontifice romano. s (Melch. Adam.)

[7] a Clausurum januam mil. » ( Ibid.)

[8] a Stentor pontificius. (Ibid.)

[9] Luther, Thèses sur les Indulgences. Th. 82, 83 et 84. 9 Luth. Op. (Lips.), XVII, p. 79.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[10] Pesai erant Germani omnes, ferendis explicationibus, nundinationibus, et infinitis imposturis Romanensium nebulontim.. (Luth. Op. te, in prad.) 185

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III

A ce caractère aimable il joignait plusieurs des qualités d'un grand prince. Il se montrait l'ami des sciences et des arts. C'est en sa présence que furent représentées les premières comédies italiennes ; il en est peu de celles de son temps qu'il n'ait vu jouer. II était passionné pour la musique; chaque jour son palais retentissait du son des instruments et on l'entendait souvent lui-même fredonner les airs qu'on avait exécutés devant lui. Il aimait la magnificence, et il n'épargnait rien quand il s'agissait de fêtes, de jeux, de théâtres, de présents ou de récompenses. Aucune cour ne surpassait en éclat et en plaisirs celle du souverain pontife. Aussi, quand on apprit que Julien Médicis pensait à fixer sa résidence à Rome avec sa jeune épouse : « Loué soit Dieu! s'écria le « cardinal Bibliena, le plus influent des conseillers de « Léon X; car il ne nous manquait rien ici qu'une cour « de dames'. [1] » Une cour de dames était le complément nécessaire de la cour du pape. Mais le sentiment religieux était une chose complétement inconnue à Léon. « Il avait « tant d'agréments dans ses manières, qu'il eût été un « homme accompli s'il avait eu quelque connaissance des « choses de la religion et un peu plus d'inclination à la « piété, de laquelle il ne se mit jamais guère en peine, dit « Sarpi [2]. »

Léon avait besoin de beaucoup d'argent. Il devait pourvoir à ses vastes dépenses, suffire à toutes ses libéralités, remplir la bourse d'or qu'il jetait chaque jour au peuple, entretenir les spectacles licencieux du Vatican, satisfaire aux nombreuses demandes de ses parents et de ses courtisans, adonnés aux voluptés, doter sa sœur, qui avait épousé le prince Cibo, fils naturel du pape Innocent VIII, et suffire aux dépenses occasionnées par son goût pour les lettres, les arts et les plaisirs.' Son cousin, le cardinal Pucci, aussi habile dans l'art d'amasser que Léon dans celui de prodiguer, lui conseilla de recourir à la ressource des indulgences. Le pape publia donc une bulle, annonçant une indulgence générale, dont le produit serait destiné, disait-il, à la construction de l'église de Saint-Pierre, ce monument de la magnificence sacerdotale.

Dans une lettre donnée à Rome, sous l'anneau du pêcheur, en novembre 4 M7, Léon demande à son commissaire des indulgences 447 ducats d'or, pour payer un manuscrit du trente-troisième livre de Tite-Live. De tous les usages qu'il fit de l'argent des Germains ce fut sans doute là le meilleur. Mais encore était-il étrange de délivrer -les âmes du purgatoire pour acheter le manuscrit de l'histoire des guerres du peuple romain.

Alors se trouvait en Allemagne un jeune prince qui était, à beaucoup d'égards-, une image vivante de Léon X : c'était Albert, frère cadet de l'électeur Joachim de Brandebourg. Ce jeune homme, âgé de vingt-quatre ans, avait été fait archevêque et électeur de Mayence et de Magdebourg; deux ans plus tard il fut nommé cardinal.

Albert n'avait ni les vertus ni les vices qu'on rencontre souvent chez les hauts dignitaires de l'Église. Jeune, léger, mondain, mais non sans quelques sentiments généreux, il voyait fort bien plusieurs des abus de la catholicité, et se souciait peu des 186

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle moines fanatiques qui l'entouraient. Son équité le portait à reconnaître, au moins en partie, la justice de ce que demandaient les amis de l'Évangile. Dans le secret de son cœur, il n'était pas très opposé à Luther. Capiton, l'un des réformateurs les plus distingués, fut longtemps son chapelain, son conseiller et son confident intime. Albert assistait régulièrement à ses prédications. « Il ne méprisait pas « l'Évangile, dit Capiton ; il l'estimait beaucoup au contraire, et pendant longtemps il empêcha les moines d'attaquer Luther. » Mais il eût voulu que celui-ci ne le compromît pas, et que, tout en signalant les erreurs de doctrine et les vices des membres inférieurs du clergé, il se gardât bien de mettre au grand jour les fautes des évêques et des princes. Il craignait par-dessus tout de voir son nom mêlé à cette affaire. « Voyez, » disait plus tard à Luther le confiant Capiton, porté à se faire illusion, comme on l'est souvent dans des situations semblables à la sienne, « voyez l'exemple de Jésus-Christ et des apôtres : ils ont « repris les pharisiens, l'inceste de Corinthe; mais ils n'ont « jamais nommé les coupables. Vous ne savez pas ce qui « se passe dans le cœur des évêques.

Il s'y trouve plus de « bien que vous ne le pensez peut-être. » Mais l'esprit léger et profane d'Albert devait, encore plus que les susceptibilités et les craintes de son amour-propre, l'éloigner de la Réformation. Affable, spirituel, bien fait, somptueux, dissipateur, se plaisant dans les délices de la table, dans les riches équipages, dans la magnificence des édifices, dans les plaisirs licencieux et dans la société des gens de lettres, ce jeune archevêque-électeur était en Allemagne ce que Léon X était à Rome.

Sa cour était l'une des plus magnifiques de l'Empire. Il était prêt à sacrifier aux plaisirs et aux grandeurs tous les pressentiments de vérité qui pouvaient s'être glissés dans son cœur. Néanmoins on vit en lui, jusqu'à la fin, une certaine résistance et des convictions meilleures; plus d'une fois il donna des preuves de sa modération et de son équité.

Albert avait besoin d'argent, comme Léon. Des riches négociants d’Augsbourg, les Fugger, lui avaient fait des avances. Il fallait payer ses dettes. En outre, bien qu'il eût su accumuler deux archevêchés et un évêché, il n'avait pas de quoi payer à Rome son pallium. Cet ornement de laine blanche, semé de croix noires et bénit par le pape, qui l'envoyait aux archevêques comme marque de leur dignité, leur coûtait 26,000 , quelques- uns disent 30,000 florins. Albert eut tout naturellement l'idée de recourir, pour obtenir de l'argent, aux mêmes moyens que le pape. Il lui demanda la ferme générale des indulgences, ou, comme l'on disait à Rome, des « péchés des Germains. »

Quelquefois les papes les exploitaient eux-mêmes; d'autres fois ils les affermaient, comme quelques gouvernements afferment encore aujourd'hui les maisons de jeu.

Albert offrit à Léon de partager avec lui les profits de l'affaire. Léon, en acceptant le bail, exigea qu'il payât immédiatement le prix du pallium. Albert, qui comptait précisément sur les indulgences pour l'acquitter, s'adressa de nouveau aux Fugger, qui, jugeant l'affaire bonne, tirent à certaines conditions l'avance demandée, et furent nommés caissiers de l'entreprise. C'étaient les banquiers des princes de cette époque.

Plus tard on les fit comtes, pour les services qu'ils avaient tendus.

187

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le pape et l'archevêque s'étant ainsi partagé à l'avance les dépouilles des bonnes âmes de l'Allemagne, il s'agissait de trouver ceux qui seraient chargés de réaliser l'affaire.

On l'offrit d'abord à l'ordre des franciscains, et leur gardien fut adjoint à Albert. Mais ces moines ne s'en souciaient pas, parce qu'elle était déjà en mauvaise réputation auprès des honnêtes gens. Les augustins, parmi lesquels se trouvaient plus de lumières que dans les autres ordres religieux, s'en fussent moins souciés encore.

Cependant les franciscains craignaient de déplaire au pape, qui venait d'envoyer à leur général de Forli le chapeau de cardinal, chapeau qui avait coûté 30,000 florins à ce pauvre ordre mendiant. Le gardien jugea plus prudent de ne pas refuser ouvertement ; mais il suscita à Albert toutes sortes de difficultés. Jamais ils ne pouvaient s'entendre ; aussi l'Électeur accepta-t-il avec empressement la proposition qui lui fut faite de se charger seul de l'affaire. Les dominicains, de leur côté, convoitaient une part dans l'exploitation générale qui allait commencer. Tezel, déjà fameux dans le métier, accourut à Mayence pour offrir ses services à l'Électeur. On se rappelait le talent dont il avait fait preuve en publiant les Indulgences pour les chevaliers de l'ordre Teutonique de la Prusse et de la Livonie; on accepta donc ses propositions, et tout ce trafic passa ainsi dans les mains de son ordre [3].

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FOOTNOTES

[1] Ranke, Rcemische Pcebste, I, p. 71.

[2] Concile de Trente, p. A. Pallavicini en prétendant réfuter Sarpi confirme et même aggrave son témoignage : a Suo plane officie defuit (Leo)... venationes, facotias, pompas adço frequentes... (Corse. Trid. Eût., 1, p. 8, 9.)

[3] I Seckendorf, p. 4S.

188

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Luther entendit, autant que nous le savons, parler pour la première fois de Tezel à Grimma, en 4546, au moment où il commençait sa visite des Églises. On vint rapporter à Staupitz, qui se trouvait encore avec Luther, qu'il y avait à Viirzen un marchand d'indulgences nommé Tezel, qui faisait grand bruit. On cita même quelques-unes de ses paroles extravagantes. Luther s'en indigna, et s'écria : « Si Dieu le permet, je ferai un trou à son tambour [1]. »

Tezel revenait de Berlin, où il avait reçu l'accueil le plus amical de l'électeur Joachim , frère du fermier général, lorsqu'il vint s'établir à Jùterbock.[2] Staupitz, profitant de la confiance qu'avait en lui l'électeur Frédéric, lui avait souvent représenté les abus des indulgences et les scandales des quêteurs Les princes de Saxe, indignés contre ce commerce honteux, avaient interdit au marchand l'entrée de leurs provinces. Il devait donc demeurer sur les terres de son patron, l'archevêque de Magdebourg ; mais il approchait de la Saxe autant qu'il le pouvait : Jüterbock n'était qu'à quatre milles de Wittemberg. « Ce grand batteur de « bourses, dit Luther, se mit à battre [3] bravement le pays, « en sorte que l'argent commença à sauter, à tomber et à « sonner dans les caisses. » Le peuple accourut en foule de Wittemberg au marché d'indulgences de Jüterbock.

Luther était encore, à cette époque, rempli de respect pour l'Église et pour le pape. «

J'étais alors, dit-il, un « moine, un papiste des plus insensés, tellement enivré et «

même tellement noyé dans les doctrines de Rome, que « j'aurais volontiers aidé, si je l'avais pu, à tuer quiconque « eût eu l'audace de refuser le moins du monde obéissance

« au pape J'étais un véritable Saül, comme il en est encore plusieurs. [4]» Mais en même temps son cœur était prêt à s'embraser pour tout ce qu'il reconnaissait être la vérité, et contre tout ce qu'il croyait être l'erreur. « J'étais un « jeune docteur, sorti récemment de la forge, ardent et « joyeux dans la Parole du Seigneur'. [5] »

Luther était un jour assis dans le confessionnal à Wittemberg. Plusieurs bourgeois de la ville se présentent successivement; ils se confessent coupables de grands désordres.

Adultère, libertinage, usure, bien mal acquis, voilà ce dont viennent entretenir le ministre de la Parole ces âmes dont un jour il devra rendre compte. Il reprend, il corrige, il éclaire. Mais quel est son étonnement quand ces gens lui répondent qu'ils ne veulent point abandonner leurs péchés !... Tout épouvanté, le pieux moine leur déclare que puisqu'ils ne veulent point promettre de se convertir, il ne peut leur donner l'absolution. Les malheureux en appellent alors à leurs lettres d'indulgences; ils les exhibent, et ils en revendiquent la vertu. Mais Luther répond qu'il s'embarrasse peu du papier qu'on lui montre, et ajoute : Si vous ne vous convertissez, vous périrez tous.

On se récrie, on réclame; le docteur est inébranlable : il faut qu'on cesse de mal faire, qu'on apprenne à bien faire, autrement point d'absolution. « Gardez-vous, ajoute-t-il, «

de prêter l'oreille aux clameurs des vendeurs d'indulgentes : vous avez de meilleures choses à faire que d'acheter ces licences, qu'ils vous vendent au prix le plus « vils. [6]»*

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Très alarmés, ces habitants de Wittemberg se hâtent de retourner vers Tezel; ils lui racontent qu'un moine augustin ne fait aucun cas de ces lettres. Tezel, à cette nouvelle, rugit de colère. Il crie en chaire, il insulte, il maudite; et pour frapper davantage le peuple de terreur, il fait allumer à plusieurs reprises un feu sur la grande place, et déclare qu'il a reçu du pape l'ordre de brûler les hérétiques qui oseraient s'élever contre ses très saintes indulgences.

Tel est le fait qui fut, non la cause, mais l'occasion première de la Réformation. Un pasteur, voyant les brebis de son troupeau dans une voie où elles doivent se perdre, cherche à les en tirer. Il ne pense point encore à réformer l'Église et le monde. Il a vu Rome et sa corruption mais il ne s'élève point contre Rome. Il pressent quelques-uns des abus sous lesquels la chrétienté gémit; mais il ne pense pas à corriger ces abus. Il ne veut pas se faire réformateur. Il n'a pas plus un plan pour la réformation de l'Église, qu'il n'en a eu un pour la sienne propre. Dieu veut la réforme, et Luther pour la réforme. Ce même remède, qui s'est montré si efficace pour le guérir de ses propres misères, la main de Dieu l'appliquera par lui aux misères de la chrétienté. Il demeure tranquille dans le cercle qui lui est assigné. Il marche simplement où son maître l'appelle. Il remplit à Wittemberg ses devoirs de professeur, de prédicateur, de pasteur.

Il est assis dans le temple où les membres de son Église viennent lui ouvrir leur cœur.

C'est là, c'est sur ce terrain que le mal vient l'attaquer et que l'erreur vient le chercher elle-même. On veut l'empêcher de s'acquitter de sa charge. Sa conscience liée à la Parole de Dieu se soulève. N'est-ce pas Dieu qui l'appelle? Résister est un devoir : c'est donc aussi un droit. Il doit parler. Ainsi furent ordonnés les événements par ce Dieu qui voulait restaurer la chrétienté par le fils d'un maître de forges, et faire passer par ses fourneaux la doctrine impure de l'Église, afin de la purifier, dit Mathesius [7]

Après cet exposé, il n'est pas nécessaire sans doute de réfuter une imputation mensongère, inventée par quelques-uns des ennemis de Luther, mais seulement après sa mort. Une jalousie d'ordre, a-t-on dit, la douleur de voir un commerce honteux et réprouvé confié aux dominicains plutôt qu'aux augustins, qui en avaient joui jusqu'à cette heure, portèrent le docteur de Wittemberg à attaquer Tezel et ses doctrines. Le fait bien établi, que ce trafic avait d'abord été offert aux franciscains, qui n'en avaient pas voulu, suffit pour réfuter cette fable, répétée par des écrivains qui se sont copiés les uns les autres. Le cardinal Pallavicini lui-même affirme que les augustins n'avaient jamais rempli cette charge [8]. Au reste, nous avons vu le travail de l'âme de Luther. Sa conduite n'a pas besoin d'une autre interprétation. Il fallait qu'il confessât hautement la doctrine à laquelle il devait son bonheur. Dans le christianisme, quand on a trouvé un bien pour soi-même on veut aussi le communiquer aux autres. De nos jours on doit abandonner ces explications puériles et indignes de la grande révolution du seizième siècle. Il fallait un levier plus puissant pour soulever un monde. La Réformation n'était pas dans Luther seulement; son siècle la devait enfanter.

Luther, que l'obéissance à la vérité de Dieu et la charité envers les hommes appelaient également, monta en chaire. Il prémunit ses auditeurs, mais avec douceur [9], ainsi 190

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle qu'il le dit lui-même. Son prince avait obtenu du pape pour l'église du château à Wittemberg des indulgences particulières. Quelques-uns des coups dont il allait frapper les indulgences de l'inquisiteur pourraient bien tomber sur celles de l'Électeur.

N'importe ! il s'exposera à sa disgrâce. S'il cherchait à plaire aux hommes il ne serait pas serviteur de Christ.

« Nul ne peut prouver par l'Écriture que la justice de « Dieu demande une peine ou une satisfaction au pécheur, » dit le fidèle ministre de la Parole au peuple de Wittemberg. «

Le seul devoir qu'elle lui impose, c'est une vraie « repentance, une sincère conversion, la résolution de porter la croix de Jésus-Christ et de s'appliquer aux bonnes « œuvres.

C'est une grande erreur que de prétendre satin« faire soi-même pour ses péchés à la justice de Dieu; car « Dieu les pardonne toujours gratuitement, par une grâce «

inestimable.

« L'Église chrétienne, il est vrai, demande quelque chose « au pécheur, et par conséquent elle peut le lui remettre. « Mais c'est là tout... Et encore, ces indulgences de l'Église « ne sont tolérées qu'à cause des chrétiens paresseux et « imparfaits, qui ne veulent pas s'exercer avec zèle aux « bonnes œuvres; car elles n'excitent personne à la sanctification, mais elles laissent chacun dans l'imperfection. »

Puis, abordant le prétexte sous lequel les indulgences sont publiées : « On ferait beaucoup mieux, continue-t-il, « de contribuer pour l'amour de Dieu à la construction de « l'église de Saint-Pierre que d'acheter dans ce but des indulgences... — Mais, dites-vous, n'en achèterons-nous « donc jamais? — Je l'ai déjà dit et je le répète, mon conseil est que personne n'en achète. Laissez-les aux chrétiens qui dorment; mais vous, marchez à part et pour « vous-mêmes ! Il faut détourner les fidèles des indulgences, «

et les exciter aux œuvres qu'ils négligent. »

Enfin, jetant un coup d'œil sur ses adversaires, Luther termine en disant : « Et si quelques-uns crient que je suis un hérétique (car la vérité que je prêche est très nuisible « à leur coffre-fort), je m'inquiète peu de leurs criailleries. « Ce sont des cerveaux sombres et malades, des hommes « qui n'ont jamais senti la Bible, jamais lu la doctrine chrétienne, jamais compris leurs propres docteurs, et qui « pourrissent enveloppés dans les lambeaux troués de leurs « vaines opinions' Que Dieu leur donne à eux et à « nous un sens droit!... Amen. » Après ces mots, le docteur descend de chaire, laissant ses auditeurs tout émus de son hardi langage.

Ce sermon, fût imprimé; il fit une profonde impression sur tous ceux qui le lurent.

Tezel y répondit, et Luther répliqua; mais ces discussions n'eurent lieu que plus tard, en 1518.

La fête de Tous-les-Saints approchait. Des chroniques du temps racontent ici une circonstance qui, bien que peu importante pour l'histoire de cette époque, peut servir cependant à la caractériser. C'est un songe de l'Électeur, dont le fond est sans doute véritable, bien que quelques circonstances puissent avoir été ajoutées par ceux qui 191

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'ont rapporté. Seckendorf en fait mention'[10]. La crainte de faire dire aux adversaires que la doctrine de Luther était fondée sur des songes a peut-être empêché divers historiens d'en parler, remarque ce respectable écrivain.

L'électeur Frédéric de Saxe était à son château de Schweinitz, à six lieues de Wittemberg, disent les chroniques du temps. Le 31 octobre, vers le matin, se trouvant avec son frère le duc Jean, qui était alors corégent et qui régna seul après sa mort, et avec son chancelier, électeur dit au duc :

« Il faut, mon frère, que je vous raconte un rêve que j'ai fait cette nuit, et dont je voudrais bien savoir la signification. Il m'est si bien gravé dans l'esprit que je ne l'oublierais pas, dussé-je vivre mille ans; car je l'ai eu par trois fois, et toujours avec des circonstances nouvelles.

« Est-ce un bon ou un mauvais rêve?

L'ÉLECTEUR.

« Je ne sais : Dieu le sait.

« Ne vous en inquiétez pas, mais veuillez me le raconter.

L'ÉLECTEUR.

« M'étant mis au lit hier soir, fatigué et abattu, je m'endormis bientôt après ma prière, et je reposai doucement environ deux heures et demie. M'étant alors réveillé, j'eus jusqu'à minuit toutes sortes de pensées. Je réfléchissais comment je voulais fêter tous les saints, je priais pour les pauvres âmes dans le purgatoire, et je demandais à Dieu de me conduire, moi, mes conseils et mon peuple, selon la vérité. Je m'endormis de nouveau; et alors je rêvai que le Dieu tout-puissant m'envoyait un moine qui était le fils véritable de l'apôtre saint Paul. Tous les saints l'accompagnaient d'après l'ordre .de Dieu, afin de lui rendre témoignage auprès de moi, et de déclarer qu'il ne venait point machiner quelque fraude, mais que tout ce qu'il faisait était selon la volonté de Dieu.

Ils me demandèrent de vouloir bien permettre gracieusement qu'il écrivit quelque chose à la porte de l'église du château de Wittemberg, ce que j'accordai par l'organe du chancelier. Là-dessus le moine s'y rendit, et se mit à écrire : il le fit en si grosses lettres que je pouvais de Schweinitz lire ce qu'il écrivait. La plume dont il se servait était si grande, que l'extrémité atteignait jusqu'à Rome ; elle y perçait les oreilles d'un lion qui y était couché [11], et faisait chanceler sur la tête du pape la triple couronne.

Tous les cardinaux et les princes, accourant en toute hâte, s'efforçaient de, la soutenir.

Moi-même et vous, mon frère, nous voulions aider aussi : j'étendis le bras... mais en ce moment je me réveillai, le bras en l'air, tout épouvanté et fort en colère contre ce moine qui ne savait pas mieux gouverner sa plume. Je me remis un peu... ce n'était qu'un songe.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« J'étais encore à moitié endormi, et je fermai de nouveau les yeux. Le rêve recommença. Le lion, toujours inquiété par la plume, se mit à rugir de toutes ses forces, en sorte que toute la ville de Rome et tous les États du saint-empire accoururent, s'informant de ce que c'était. Le pape demanda qu'on s'opposât à ce moine, et s'adressa surtout à moi, parce que c'était dans mon pays qu'il se trouvait. Je me réveillai encore ; je récitai « Notre Père, » je demandai à Dieu de préserver Sa Sainteté, et je me rendormis de nouveau...

« Alors je rêvai que tous les princes de l'Empire, et nous avec eux, accouraient à Rome, et s'efforçaient les uns après les autres de rompre cette plume; mais, plus on faisait d'efforts, plus elle se roidissait ; elle craquait comme si elle eût été de fer : nous nous lassâmes enfin. Je fis alors demander au moine (car j'étais tantôt à Rome et tantôt à Wittemberg) d'où il tenait cette plume et pourquoi elle était si forte. « La plume, répondit-il, a appartenu à une vieille « oie de Bohême, âgée de cent ans [12]. Je la tiens d'un de mes • « anciens maîtres d'école. Quant à sa force, elle provient de « ce qu'on ne peut pas lui ôter l'âme ou la moelle, et j'en « suis moi-même tout étonné... » Tout à coup j'entendis un grand cri : de la longue plume du moine étaient sorties un grand nombre d'autres plumes... Je me réveillai une troisième fois : il faisait jour...

LE DUC JEAN.

« Monsieur le chancelier, que vous en semble? Que n'avons-nous ici un Joseph ou un Daniel éclairé de Dieu !...

LE CHANCELIER.

« Vos Altesses connaissent le proverbe populaire, que les songes des jeunes filles, des savants et des grands seigneurs ont ordinairement quelque signification cachée. Mais on ne saura celle de ce songe-ci que dans quelque temps, lorsque les choses auxquelles il a rapport seront arrivées. C'est pourquoi confiez-en l'accomplissement à Dieu, et remettez tout en sa main.

LE DUC JEAN.

« Je pense comme vous, Monsieur le chancelier; il n'est pas à propos que nous nous creusions la tête pour découvrir ce que ceci peut signifier. Dieu saura tout diriger pour sa gloire.

L'ÉLECTEUR.

« Que notre Dieu fidèle le fasse! Cependant je n'oublierai jamais ce rêve. J'ai bien pensé à une interprétation... mais je la garde pour moi. Le temps montrera peut-être si j'ai bien deviné. »

________________________________________

FOOTNOTES

193

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] Lingke Reiltegeech. Luther., p. 27.

[2] Instillans ers pectori frequentes indulgentiarum abusus. • (Cochlcens, IV.)

[3] En allemand, battre en grange, e dreachen. s (Luth. Op., XVII.)

[4] I Monacbum, et papistam insanissimum, ita ebrium, imo submersum in dog-matibus pale, etc. (Op. (W.), I, in prEef.)

[5] I Luth. Op. (W.), XXII.

[6] Ccepi dissuadere populis et eos dchortari ne indulgentiariorum clamoribus aurem prœberent... (Luth. Op. lat., in prtef.)

[7] Wütet , sehilt und maledeit grœulich auf dem Predigtstuhl.. (Myeonius, lieformationsrsch.)• Mec initia fuerunt hujus controversim , in qua Lutherus, nihil adhue suspi-eens aut »matins de future mutatioue rituum. • (tdelauchth. Vita Luth.)$ • Die verseurte Lehr dureh den Ofen gehen. (p. 10.)

[8] Falsum est consuevisse hoc munus injungi eremitanis S.

[9] Augustini ... (P.2 Sauberlich.

[10] Il se trouve aussi dans Ltischcr, I, .16, etc., Tenzels Anf. und Fortg. der Ref.

Jiinkers Ehrenged, p. 118. — Lehmanns Beschr. d. Meissn. Erzgeb., etc.; et dans un manuscrit des archives de Weimar, écrit d'après le récit de Spalatin. C'est ..,d'après ce manuscrit, publié à l'époque du dernier jubilé de la Réformation (18i7), que nous rapportons ce songe.

[11] Léon X.

[12] Jean Huis. C'est ici une circonstance qu'on a peut-être ajoutée plus tard, pour faire allusion à la parole de Jean Rus que nous avons citée. Voyez le premier livre.

194

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Ainsi se passa, selon le manuscrit de Weimar, la matinée du 31 octobre à Schweinitz : voyons quel en fut le soir à Wittemberg. Nous revenons ici tout à fait sur le terrain de l'histoire.

Les paroles de Luther avaient produit peu d'effet. Tezel, sans se troubler, continuait son commerce et ses discours impies [1]. Luther se résignera-t-il à ces criants abus, et gardera-t-il le silence? Pasteur, il a vivement exhorté ceux qui avaient recours à son ministère; prédicateur, il a fait retentir du haut de la chaire une voix d'avertissement.

Il lui reste encore à parler comme théologien; il lui reste à s'adresser, non plus à quelques âmes dans le confessionnal, non plus à l'assemblée des fidèles de Wittemberg dans le temple, mais à tous ceux qui sont, comme lui, docteurs de la Parole de Dieu. Sa résolution est prise.

Ce n'est pas l'Église qu'il pense attaquer; ce n'est pas te pape qu'il va mettre en cause : au contraire, c'est son respect pour le pape qui ne lui permet pas de se taire plus longtemps sur des prétentions par lesquelles on l'offense. Il faut prendre le parti du pape contre des hommes audacieux, qui osent mêler sort nom vénérable à leur honteux trafic. Bien loin de penser à une révolution qui renverse la primauté de Rome, Luther croit avoir le pape et la catholicité pour alliés contre des moines impudents La fête de Tous-les-Saints était un jour très important pour Wittemberg, et surtout pour l'église que l'Électeur y avait construite, et qu'il avait remplie de reliques. On sortait alors ces reliques ornées d'argent, d'or et de pierres précieuses, et on les étalait aux yeux du peuple, étonné et ébloui de tant de magnificence [2]. Quiconque visitait ce jour-là cette église et s'y confessait obtenait une riche indulgence. Aussi, dans ce grand jour, les pèlerins arrivaient-ils en foule à Wittemberg.

-

Luther, déjà décidé, s'achemine courageusement la veille de la fête, le 31 octobre 1517, à midi, vers l'église où se portait la foule superstitieuse des. pèlerins, et affiche à la porte de ce temple quatre-vingt-quinze thèses ou propositions contre la doctrine des indulgences. Ni l'Électeur, ni Staupitz, ni Spalatin, ni aucun de ses amis, même les plus intimes, n'avaient été instruits de cette démarche [3].

Luther y déclare, dans une espèce de préambule, qu'il a écrit ces thèses avec le désir exprès d'exposer la vérité au grand jour. Il s'annonce prêt à les défendre le lendemain, à l'université même, envers et contre tous. L'attention qu'elles excitent est grande : on les lit, on se les répète. Bientôt les pèlerins, l'université, toute la ville sont en rumeur

[4].

Voici quelques-unes de ces propositions écrites de la plume du moine, et affichées à la porte de l'église de Wittemberg :

1. « Lorsque notre Maitre et Seigneur Jésus-Christ dit : « Repentez-vous, il veut que toute la vie de ses fidèles sur la « terre soit une constante et continuelle repentance.

195

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 2.

« Cette parole ne peut être entendue du sacrement de « la pénitence (c'est-à-dire de la confession et de la satisfaction), ainsi qu'il est administré par le prêtre.

3.

« Cependant le Seigneur ne veut pas seulement parler « ici de la repentance intérieure : la repentance intérieure « est nulle si elle ne produit pas extérieurement toutes « sortes de mortifications de la chair.

4.

« La repentance et la douleur, c'est-à-dire la vraie « pénitence, durent aussi longtemps qu'un homme se dé« plan en lui-même, c'est-à-dire, jusqu'à ce qu'il passe de

« cette vie dans la vie éternelle.

5.

« Le pape ne peut ni ne veut remettre aucune autre « peine que celle qu'il a imposée selon son bon plaisir, « ou conformément aux canons, c'est-à-dire aux ordonnances papales.

6.

« Le pape ne peut remettre aucune condamnation, « mais seulement déclarer et confirmer la rémission que « Dieu lui-même en a faite; à moins qu'il ne le fasse dans «

les cas qui lui appartiennent. S'il fait autrement, la condamnation reste entièrement la même. »

8. « Les lois de la pénitence ecclésiastique né doivent « être imposées qu'aux vivants, et ne regardent nullement « les morts. »

21. « Les commissaires d'indulgence se trompent quand ils disent que par l'indulgence du pape l'homme est dé« livré de toute punition et sauvé. »

25. « Le même pouvoir que le pape a sur le purgatoire « dans toute l'Église, chaque évêque l'a en particulier dans « son diocèse, et chaque curé dans sa paroisse. »

27. « Ceux-là prêchent des folies humaines qui prétendent qu'aie moment même où l'argent sonne dans le « coffre-fort l'âme s'envole du purgatoire.

28. « Ceci est sûr, savoir qu'aussitôt que l'argent sonne, « l'avarice et l'amour du gain arrivent, croissent et se multiplient. Mais le secours et .les prières de l'Église ne dé«

pendent que de la volonté et du bon plaisir de Dieu. »

32. « Ceux qui s'imaginent être sûrs de leur statut par «.les indulgences iront au diable avec ceux qui le leur enseignent. »

35. «-Ils enseignent des doctrines antichrétiennes ceux « qui prétendent que pour délivrer une âme du purgatoire, ou pour acheter une indulgence, il n'est besoin ni « de tristesse ni de repentir.

36. « Chaque chrétien qui éprouve une vraie repentance pour ses péchés a une entière rémission de la peine et « de la faute, sans qu'il ait besoin pour cela d'indulgence.

37. « Chaque bon chrétien, mort ou vivant, a part à tous « les biens de Christ ou de l'Église, par le don de Dieu et sans lettre d'indulgence.

196

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 38. « Cependant, il ne faut pas mépriser la distribution « et le pardon du pape ; car son pardon est une déclaration du pardon de Dieu.,»

40. « La repentance et la douleur véritables cherchent et aiment la punition; mais la douceur de l'indulgence « délie de la punition, et fait que l'on conçoit de la haine «

contre elle. »

42.

« Il faut apprendre aux chrétiens que le pape ne « pense ni ne veut que l'on compare en rien l'action d'acheter des indulgences à une œuvre quelconque de miséricorde.

43. Il faut apprendre aux chrétiens que celui qui « donne aux pauvres; ou qui prête aux nécessiteux, fait « mieux que celui qui achète une indulgence.

44.

« Car l'œuvre de la charité fait croître la charité et « rend l'homme plus pieux; tandis que l'indulgence ne le « rend pas meilleur, mais seulement plus assuré en lui«

même, et mieux à l'abri de la punition.

45. « II faut apprendre aux chrétiens que celui qui « voit son prochain dans le besoin, et qui, malgré cela, « achète une indulgence, n'achète pas l'indulgence du « pape, mais charge sur lui la colère de Dieu.

46.

« Il faut apprendre aux chrétiens que s'ils n'ont pas « du superflu, ils sont obligés de garder pour leurs mai« sons de quoi se procurer le nécessaire, et ne doivent «

point le prodiguer en indulgences.

47. « Il faut apprendre aux chrétiens qu'acheter une « indulgence est une chose libre, et non de commandement.

48.

« Il faut apprendre aux chrétiens que le pape, « ayant plus besoin d'une prière faite avec foi que d'argent, désire la prière plus que l'argent quand il distribue « les indulgences.

49.

« Il faut apprendre aux chrétiens que l'indulgence « du pape est bonne si l'on ne met pas sa confiance en « elle; mais qu'il n'y a rien de plus nuisible si elle fait « perdre la piété.

50.

« Il faut apprendre aux chrétiens que si le pape connaissait les exactions des prédicateurs d'indignées, il « aimerait mieux que la métropole de Saint-Pierre fût «

brûlée et réduite en cendres que de la voir édifiée avec « la peau, la chair et les os de ses brebis.

51. « Il faut apprendre aux chrétiens que le pape, ainsi « que c'est son devoir, distribuerait de son propre argent « aux pauvres gens, que les prédicateurs d'indulgences dépouillent maintenant de leur dernier sou, dût-il même « pour cela vendre la métropole de Saint-Pierre.

197

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 52.

« Espérer être sauvé par les indulgences est une espérance de mensonge et de néant, quand même le « commissaire d'indulgences, et, que dis-je? le pape lui« même voudrait, pour l'assurer, mettre son âme en gage.

53.

« Ils sont les ennemis du pape et de Jésus-Christ ceux « qui, à cause de la prédication des indulgences, défendent « de prêcher la Parole de Dieu. »

55. « Le pape ne peut avoir d'autre pensée que celle-ci : « Si l'on célèbre l'indulgence, qui est moindre, avec une cloche, une pompe et une cérémonie, il faut, et à bien plus forte raison, honorer et célébrer l'Évangile, qui est « plus grand, avec cent cloches, cent pompes et cent cérémonies. »

62. « Le véritable et précieux trésor de l'Église est le saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu. »

65. « Les trésors de l'Évangile sont des filets dans lesquels il est arrivé de pêcher autrefois des gens riches et « à leur aise.

66.

« Mais les trésors de l'indulgence sont des filets avec « lesquels on pêche à cette heure les richesses des gens.

67.

« Il est du devoir des évêques et des pasteurs de recevoir avec tout respect les commissaires des indulgences apostoliques.

68. « Mais il est bien plus encore de leur devoir de s'assurer, des yeux et des oreilles, que lesdits commissaires « ne prêchent pas les rêves de leur propre imagination, au «

lieu des ordres du pape. »

71.

« Que celui qui parle contre l'indulgence du pape « soit maudit.

72.

« Mais que celui qui parle contre les paroles folles et imprudentes des prédicateurs d'indulgences soit béni. »

76. « L'indulgence du pape ne peut pas ôter le moindre péché journalier, pour ce qui regarde la coulpe ou « l'offense. »

79.

« Dire que la croix, ornée des armes du pape est « aussi puissante que la croix de Christ, est un blasphème. »

80.

« Les évêques, pasteurs et théologiens qui permettent « que l'on dise de telles choses au peuple, devront en rendre compte.

81.

« Cette prédication déhontée, ces éloges impudents « des indulgences, font qu'il est difficile aux savants de dé« fendre la dignité et l'honneur du pape contre les calomnies des prédicateurs et les questions subtiles et rusées « des gens du peuple.

86. « Pourquoi, disent-ils, le pape ne bâtit-il pas la métropole de Saint-Pierre de son propre argent, plutôt que « de celui des chrétiens pauvres, lui-dont la fortune est plus «

grande que celle du plus riche Crassus? »

198

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 92. « Puissions-nous donc être débarrassés de tous les « prédicateurs qui disent à l'Église de Christ : Paix ! paix ! et « il n'y a point de paix. »

94.

« Il faut exhorter les chrétiens à s'appliquer à suivre u Christ, leur chef, à travers les croix, la mort et l'enfer.

95. « Car il vaut mieux qu'ils entrent par beaucoup de « tribulations dans le royaume des cieux, que d'acquérir « une sécurité charnelle par les consolations d'une fausse «

paix. »

Voilà donc le commencement de l'œuvre. Les germes de la Réformation étaient renfermés dans ces thèses de Luther. Les abus des indulgences y étaient attaqués, et c'est ce qui frappa le plus; mais sous ces attaques se trouvait, en outre, un principe qui, quoique attirant beaucoup moins l'attention de la multitude, devait un jour renverser l'édifice de la papauté. La doctrine évangélique d'une rémission libre et gratuite des péchés y était pour la première fois publiquement professée. Maintenant l'œuvre devait grandir. En effet, il était évident que quiconque aurait cette foi à la rémission des péchés annoncée par le docteur de Wittemberg, que quiconque aurait cette repentance, cette conversion et cette sanctification dont il pressait la nécessité, ne se soucierait plus des ordonnances humaines, échapperait aux langes et aux liens de Rome) acquerrait la liberté des enfants de Dieu. Toutes les erreurs devaient tomber devant cette vérité. C'est par elle que la lumière avait commencé à entrer dans Pâme de Luther; c'était de même par elle que la lumière devait se répandre dans l'Église.

Une connaissance claire de cette vérité était ce qui avait manqué aux précédents réformateurs. De là, la stérilité de leurs efforts. Luther reconnut lui-même, plus tard, qu'en proclamant la justification par la foi il avait mis la hache a la racine de l'arbre. «

C'est la doctrine que nous attaquons dans les sectateurs de la papauté, dit-il. Huss et «

Wiclef n'ont attaqué que leur vie; mais en attaquant leur « doctrine, nous saisissons l'oie par la gorge. Tout dépend « de la Parole, que le pape nous a ôtée et falsifiée. J'ai «

vaincu le pape, parce que ma doctrine est selon Dieu, et « que la sienne est selon le diable [5].

Nous avons aussi oublié de nos jours cette doctrine capitale de la justification par la foi, quoique en un sens opposé à celui de nos pères. « Du temps de Luther, a dit l'un de nos contemporains [6], la rémission des péchés coûtait au « moins de l'argent; mais de nos jours chacun se l'administre gratis à lui-même. » Ces deux travers se ressemblent fort.

Il y a même peut-être plus d'oubli de Dieu dans le nôtre que dans celui du seizième siècle. Le principe de la justification par la grâce de Dieu, qui tira l'Église de tant de ténèbres à l'époque de la Réformation, peut seul aussi renouveler notre génération, mettre fin à ses doutes et à ses oscillations, détruire l'égoïsme qui la ronge, établir la moralité et la justice parmi les peuples, en un mot, rattacher à Dieu le monde qui s'en est séparé.

Mais si les thèses de Luther étaient fortes de la force de la vérité qui y était proclamée, elles ne l'étaient pas moins de la foi de celui qui s'en déclarait le défenseur. Il avait tiré 199

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avec courage le glaive de la Parole. Il avait fait cet acte dans la foi à la puissance de la vérité. Il avait senti qu'en s'appuyant sur les promesses de Dieu on pouvait hasarder quelque chose, selon le langage du monde. « Que celui « qui veut commencer quelque chose de bon, dit-il en parlant de cette attaque hardie, l'entreprenne en se confiant «

dans la bonté de cette chose, et non pas, qu'il s'en garde ! « dans le secours et la consolation des hommes. De plus, « qu'il ne craigne pas les hommes ni le monde tout entier; « car cette parole ne mentira pas : Il est bon de se confier dans le Seigneur [7].

Et certes, pas un de ceux qui se confient-u en toi ne sera confus. Mais que celui qui ne veut ni ne « peut hasarder quelque chose en se confiant en Dieu, se « garde bien de rien entreprendre » Sans doute Luther, après avoir affiché ses thèses à la porte de l'église de Tous les-Saints, se retira dans sa tranquille cellule, rempli de cette paix et de cette joie que donne une action faite au nom du Seigneur et pour la vérité éternelle.

Quelle que soit la hardiesse qui règne dans ces thèses, on y retrouve encore le moine qui refuse d'admettre un seul doute sur l'autorité du siège de Rome. Mais, en attaquant la doctrine des indulgences, Luther s'en était pris, sans s'en apercevoir, à plusieurs erreurs, dont la découverte ne pouvait être agréable au pape, vu qu'elle devait conduire tôt ou tard à mettre en question sa suprématie. Luther ne vit pas alors si loin ; mais il sentit combien était hardi le pas qu'il venait de faire, et il crut en conséquence devoir en tempérer l'audace, autant que le comportait le respect dû à la vérité. Il ne présenta donc ses thèses que comme des propositions douteuses, sur lesquelles il sollicitait les lumières des savants et il y joignit, se conformant en cela à un usage établi, une solennelle protestation, par laquelle il déclarait qu'il ne voulait rien dire ou affirmer qui ne fût fondé dans la sainte Écriture, les Pères de l'Église, et les droits et décrétales du siège de Rome.

Souvent, dans la suite, Luther, à la vue des conséquences immenses et inattendues de cette courageuse attaque, s'étonna de lui-même, et ne put comprendre qu'il eût osé la faire. C'est qu'une main invisible et plus puissante que la sienne tenait les fils conducteurs, et poussait le héraut de la vérité dans un chemin qu'elle lui cachait encore, et devant les difficultés duquel il eût reculé peut-être s'il les avait connues et s'il se fût avancé seul et de lui-même. « Je « suis, dit-il, entré dans cette dispute sans propos arrêté, « sans le savoir ni le vouloir; j'ai été pris entièrement au « dépourvu.

J'en prends à témoin le Dieu qui sonde tous « les cœurs'. [8]»

Luther avait appris à connaître la source de ces abus. On lui avait apporté un livret orné des armes de l'archevêque de Mayence et de Magdebourg, qui contenait les règles à suivre dans le débit des indulgences. C'était donc ce jeune prélat, ce prince élégant, qui avait prescrit ou du moins sanctionné tout ce charlatanisme. Luther ne voit en lui qu'un supérieur qu'il doit craindre et vénérer [9]. Ne voulant point battre l'air au hasard, mais plutôt s'adresser à ceux qui ont charge de gouverner l'Église, il lui envoie une lettre remplie à la fois de franchise et d'humilité. C'est le jour même où il affiche ses thèses que Luther écrit à Albert :

200

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Pardonnez-moi, très révérend Père en Christ et très « illustre Prince, lui dit-il, si moi, qui ne suis que la lie des hommes [10], j'ai la témérité d'écrire à Votre sublime «

Grandeur. Le Seigneur Jésus m'est témoin que, sentant « combien je suis petit et méprisable, j'ai longtemps renvoyé de le faire... Que Votre Altesse cependant laisse «

tomber un regard sur un grain de poudre, et, selon « sa douceur épiscopale, reçoive gracieusement ma requête.

« On transporte çà et là dans le pays l'indulgence papale, « sous le none de Votre Grâce.

Je ne veux pas tant accuser « les clameurs des prédicateurs, je ne les ai pas entendues,

« que les fausses idées des gens simples et grossiers du « peuple, qui, en achetant des indulgences, s'imaginent « être sûrs de leur salut « Grand Dieu! Les âmes confiées à vos soins, très excellent Père, sont instruites, non pour la vie, mais pour la « mort. Le compte juste et sévère qui vous en sera demandé « croit et augmente de jour en jour Je n'ai pu me taire plus longtemps. Non l'homme n'est point sauté par « l'œuvre ou par l'office de son évêque Le juste même « est difficilement sauvé, et le chemin qui conduit à la vie « est étroit. Pourquoi donc les prédicateurs d'indulgences, « par des fables de néant, remplissent-ils le peuple d'une « sécurité charnelle?

« L'indulgence seule, à les entendre, doit être proclamée, doit être exaltée Eh quoi le principal et le « seul devoir des évêques n'est-il pas d'enseigner au peuple « l'Évangile et la charité de Jésus-Christ' ? Jésus-Christ lui« même n'a nulle part ordonné de prêcher l'indulgence; « mais il a commandé avec force de prêcher l'Évangile'. « Quelle horreur donc et quel danger pour un évêque s'il « permet qu'on se taise sur l'Évangile, et que le bruit des « indulgences retentisse seul et sans cesse aux oreilles de « son peuple ... [11]

« Très digne Père en Dieu, dans l'instruction des commissaires qui a été publiée sous le nom de Votre Grâce « (sans doute, sans votre savoir), il est dit que l'indulgence « est le plus précieux trésor, que par elle l'homme est ré« concilié avec Dieu, et que le repentir n'est pas nécessaire « à ceux qui l'achètent.

« Que puis -je et que dois-je donc faire, très digne « Évêque, sérénissime Prince? Ah [12]

je supplie Votre Altesse « par le Seigneur Jésus-Christ, de porter sur cette affaire « le regard d'une paternelle vigilance, de faire entièrement « disparaître ce livre, et d'ordonner aux prédicateurs de « tenir au peuple d'autres discours. Si vous ne le faites,

« craignez de voir un jour s'élever quelque voix qui réfutera ces prédicateurs, à la grande honte de Votre Altesse « sérénissime. »

Luther envoyait en même temps à l'archevêque ses thèses, et l'invitait par post-scriptum à les lire, afin de se convaincre du peu de certitude qu'avait la doctrine des indulgences.

Ainsi tout le désir de Luther était que les sentinelles de l'Église se réveillassent et pensassent enfin à faire cesser les maux qui la désolaient. Rien de plus noble et de plus respectueux que cette lettre d'un moine à l'un des plus grands princes de l'Église 201

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et de l'Empire. Jamais on n'agit plus dans l'esprit du précepte de Jésus-Christ : «

Rendez à « César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Ce n'est pas là la marche des révolutionnaires fougueux qui méprisent les dominations et qui blâment les dignités. C'est le. cri de la conscience d'un chrétien et d'un prêtre qui porte honneur à tous, mais qui avant tout à la crainte de Dieu. Mais toutes les prières et les supplications étaient inutiles. Le jeune Albert, préoccupé de ses plaisirs et de ses desseins ambitieux, ne fit point de réponse à un appel- si solennel. L'évêque de Brandebourg, ordinaire de Luther, homme savant et pieux, auquel il envoya aussi ses thèses, répondit qu'il attaquait le pouvoir de l'Église; qu'il s'attirerait à lui-même beaucoup de tracas et de chagrin; que la chose était au-dessus de ses forces, et qu'il lui conseillait fort de demeurer tranquille [13]. Les princes de l'Église fermaient l'oreille à la voix de Dieu, qui se manifestait d'une manière si énergique et si touchante par l'organe de Luther. Ils ne voulaient point comprendre les signes du temps; ils étaient frappés de cet aveuglement qui a entraîné déjà la ruine de tant de puissances et de dignités. « Ils pensèrent alors tous deux, dit Luther plus « tard, que le pape serait beaucoup trop fort pour un misérable mendiant tel que moi. »

Mais Luther pouvait mieux que les évêques juger de l'effet désastreux des indulgences sur les mœurs et la vie du peuple; car il était en rapport direct avec lui. Il voyait constamment et de près ce que les évêques ne connaissaient que par des rapports infidèles: Si les évêques lui manquèrent, Dieu ne lui manqua pas. Le chef de l'Église, qui siège dans le ciel et à qui seul toute puissance a été donnée sur la terre, avait lui-même préparé le terrain et déposé le grain dans la main de son serviteur; il donna des ailes à la semence de la vérité, et il la répandit en un instant sur toute l'étendue de son Royaume.

Personne ne se présenta le lendemain à l'université pour attaquer les propositions de Luther. Le commerce de Tezel était trop décrié et trop honteux pour qu'un autre que lui-même ou l'un des siens osât relever le gant. Mais ces thèses étaient destinées à retentir ailleurs que sous les voûtes d'une salle académique. A peine avaient-elles été clouées à la porte de l'église du château à Wittemberg, qu'au faible retentissement de ces coups de marteau succéda, dans toute l'Allemagne, un coup tel qu'il atteignit jusqu'aux fondements de la superbe Rome, menaçant d'une ruine soudaine les murs, les portes et les poteaux de la papauté, étourdissant et épouvantant ses héros, et réveillant en même temps plusieurs milliers d'hommes du sommeil de l'erreur [14].

Ces thèses se répandirent avec la rapidité de l'éclair. Un mois ne s'était pas encore écoulé qu'elles étaient déjà à Rome. « Dans quinze jours, dit un historien contemporain,

« elles fuirent dans toute l'Allemagne, et dans quatre semaines elles saurent parcouru à peu près toute la chrétienté, comme si les anges mêmes en eussent été les messagers et les eussent portées devant les yeux de tous les « hommes. Personne ne saurait croire le bruit qu'elles occasionnèrent [15]. » Elles furent plus tard traduites en hollandais et en espagnol, et un voyageur les vendit à Jérusalem. « Chacun, dit Luther, se plaignait des indulgences; « et, comme tous les évêques et les docteurs avaient gardé « le silence 202

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et que personne n'avait voulu attacher le veto, le pauvre Luther devint un fameux docteur, parce qu’à la fin pourtant, disait-on, il en était venu un qui « l'avait osé. Mais je n'aimais pas cette gloire, et le chant « me paraissait trop haut pour les paroles [16].

»

Une partie des pèlerins qui étaient accourus de tous pays à Wittemberg pour la fête de Tous-les-Saints, rapportèrent chez eux, au lieu d'indulgences, les fameuses thèses du moine augustin. Ils contribuèrent ainsi à les répandre. Chacun les lisait, les méditait, les commentait. On s'en occupait dans tous les couvents et dans toutes les universités'[17]. Tous les moines pieux qui étaient entrés au cloître pour sauver leur âme, tous les hommes droits et honnêtes, se réjouissaient de cette confession simple et frappante de la vérité, et souhaitaient de tout leur cœur que Luther continuât l'œuvre qu'il avait commencée. Enfin un homme avait eu le courage d'entreprendre cette lutte périlleuse. C'était une réparation accordée à la chrétienté : la conscience publique était satisfaite. La piété voyait dans les thèses un coup porté à toutes les superstitions; la nouvelle théologie saluait en elle la défaite des dogmes scolastiques; les princes et les magistrats les regardaient comme une barrière élevée contre les envahissements de la puissance ecclésiastique, et la nation se réjouissait de voir un veto si positif opposé par ce moine à l'avidité de la chancellerie romaine. « Quand « Luther attaqua cette fable, »

dit au duc George de Saxe un homme très digne de foi, l'un des principaux rivaux du réformateur, Érasme, « le monde entier lui applaudit, et « il y eut un grand accord. » «

Je remarque, disait-il encore au cardinal Campeggi, que plus on a des mœurs « pures et une piété évangélique, moins aussi l'on est opposé à Luther. Sa vie est louée par ceux même qui ne « peuvent supporter sa foi. Le monde était ennuyé d'une « doctrine où se trouvaient tant de fables puériles et d'ordonnances humaines, et il avait soif de cette eau vive, « pure et cachée, qui sort des veines des évangélistes et « des apôtres.

Le génie de Luther était fait pour accomplir « ces choses, et son zèle devait l'enflammer pour une entreprise si belle'. »

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FOOTNOTES

[1] Cujus impils et nefariis concionibus incitatus Lutherus, studio pietatis ar. dens, edidit propositiones de indulgentiis.. (Melanchth., Vile Luth.)

[2] Et in iis certus mihi videbar, me habiturum patronum papam, cujus fiducia tunc fortiter nitebar. (Luth. Op. lat., in met)

[3] Quas niagnifico apparatu publice populis ostendi curavit. (CoehIceus, 4.)

[4] Cum hujus disputationis nanas etiam intimorum amicorum fuerit conseius.. (Luth.

Ep., I, p.188.)

[5] Wenn man die Lehre angreifft, so wird die Gens am Krage gegriffen.. (Luth. Op.

(W.), XXII, p. 1369.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[6] Harun, de Kiel.

[7] Luth. Op. (Lips.), VI, p. 518.

[8] I Casu enim, non voluntate nec studio, in bas turbas incidi, Deum ipsum teston .

(Luth. Op. lai., in prwf.)

[9] Domino suo et pastori in Christo, venerabiliter metuendo. s Adresse de la lettre.

(Ep., I, p. 68.)

[10] Fez bominum. y (Ibid.)

[11] Ut populus Evangelium discat atque charitatem Christi. (Ep., I, p. 68.)

[12] Vehementer prtecipit. s (Ibid.)

[13] Er sollte still halten ; es wiire eine grosse Sache. s (Math., 13.)

[14] Walther, Nachr. ro. Luther, p. 45.

[15] Myconius, Hiet. Ref., p. 23.

[16] Das Lied wollte meiner Stimme zu hoch werden. a (Luth. Op.)

[17] In aile hohe Schulen und Irester. (Math., la.) 204

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Il faut suivre ces propositions partout où elles pénétrèrent, dans le cabinet des savants, dans la cellule des moines, dans le palais des princes, pour se faire quelque idée des effets divers, mais prodigieux, qu'elles produisirent en Allemagne.

Reuchlin les reçut. Il était las du rude combat qu'il avait eu à livrer contre les moines.

La force que le nouvel athlète déployait dans ses thèses ranima les esprits abattus du vieux champion des lettres, et rendit la joie à son cœur attristé. « Grâces en soient rendues à Dieu! s'écria-t-il après les « avoir lues, maintenant ils ont trouvé un homme qui leur « donnera tant à faire, qu'ils seront bien obligés de laisser « ma vieillesse s'achever en paix. »

Le prudent Érasme se trouvait dans les Pays-Bas, lorsque les thèses lui parvinrent. Il se réjouit intérieurement de voir ses vœux secrets pour le redressement des abus exprimés avec tant de courage : il approuva leur auteur, l'exhortant seulement à plus de modération et de prudence. Néanmoins, quelques-uns reprochant devant lui à Luther sa violence : « Dieu, dit-il, a donné aux hommes un médecin « qui tranche ainsi dans les chairs, parce que sans lui la « maladie serait devenue incurable. » Et plus tard, l'électeur de Saxe lui demandant son avis sur l'affaire de Luther : « Je ne m'étonne pas du tout, répondit-il en souriant, qu'il « ait occasionné tant de bruit; car il a commis deux fautes impardonnables, qui sont d'avoir attaqué la tiare du pape « et le ventre des moines '. [1] »

Le docteur Flek , prieur du cloître de Steinlausitz, ne lisait plus la messe depuis longtemps, mais il n'en avait dit à personne la véritable cause. Un jour il trouva affichées dans le réfectoire de son couvent les thèses de Luther : il s'approcha, il les lut, et il n'en avait encore parcouru que quelques-unes, que, ne se tenant plus de joie, il s'écria : « Oh ! oh ! Il est venu enfin celui que nous avons si longtemps attendu, et qui vous en fera voir, à vous autres « moines » Puis, lisant dans l'avenir, dit Mathésius, et jouant sur le sens du mot Wittemberg : « Tout le monde, dit-il, viendra chercher la sagesse à cette montagne, et « l'y trouvera » Il écrivit au docteur de continuer avec courage ce glorieux combat [2]. Luther l'appelle un homme plein de joie et de consolation.

Alors se trouvait sur l'antique et célèbre siège épiscopal de Würzburg un homme pieux, honnête et sage, selon le témoignage de ses contemporains, Lorence de Bibra.

Lorsqu'un gentilhomme venait lui annoncer qu'il destinait sa fille au cloître : «

Donnez-lui plutôt un mari, » lui disait-il. Puis il ajoutait : « Avez- vous besoin d'argent pour « cela? je vous en prêterai. » L'Empereur et tous les princes avaient pour lui la plus haute estime. Il gémissait sur les désordres de l'Église, et surtout sur ceux des couvents. Les thèses parvinrent aussi dans son palais : il les lut avec grande joie, et déclara publiquement qu'il approuvait Luther. Plus tard, il écrivit à l'électeur Frédéric : « Ne laissez « pas partir le pieux docteur Martin Luther, car on lui fait « tort.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

» L'Électeur, réjoui de ce témoignage, écrivit de sa propre main au réformateur, pour lui en faire part.

L'empereur Maximilien, prédécesseur de Charles-Quint, lut lui-même avec admiration les thèses du moine de Wittemberg ; il découvrit la portée de cet homme; il prévit que cet obscur augustin pourrait bien devenir un puissant allié pour l'Allemagne dans sa lutte avec Rome. Aussi fit-il dire à l'Électeur de Saxe par un envoyé : « Gardez avec soin « le moine Luther, car il pourra venir un temps où l'on « aura besoin de lui'. [3]»

Et peu après, se trouvant en Diète avec Pfeffinger, conseiller intime de l'Électeur : «

Eh bien, « lui dit-il, que fait votre augustin? Vraiment ses propositions ne sont pas à mépriser! Il en fera voir de belles aux « moines'. [4] »

A Rome même, et dans le Vatican, les thèses ne furent pas aussi mal reçues qu'on pourrait le croire. Léon X les jugea en ami des lettres plutôt qu'en pape. Le divertissement qu'elles lui causèrent lui fit oublier les vérités sévères qu'elles contenaient; et comme le maître du sacré palais, qui avait la charge d'examiner les livres, Sylvestre Prierais, l'invitait à traiter Luther en hérétique' : « Ce frère Martin «

Luther, répondit-il, est un très beau génie, et tout ce « qu'on dit contre lui n'est que jalousie de moines. [5] »

Il y eut peu d'hommes sur lesquels les thèses de Luther eurent plus d'influence que sur l'écolier d'Annaberg que Tezel avait si impitoyablement repoussé. Myconius était entré dans un couvent. La nuit même de son arrivée il avait cru voir en songe un champ immense tout couvert d'épis mûrs. « Coupe, » lui avait dit la -voix -de celui qui le conduisait; et comme il s'était excusé sur son inhabileté, son guide lui avait montré un moissonneur qui travaillait avec une inconcevable activité. « Suis-le, et fais comme lui, » avait dit le guide [6]. Myconius, avide de sainteté comme Luther, se livra dans le couvent aux veilles, aux jeûnes, aux macérations et à toutes les œuvres inventées par les hommes. Mais à la fin il désespéra d'arriver jamais au but de ses efforts.

Il abandonna les études, et ne se livra plus qu'à des travaux manuels. Tantôt il reliait des livres, tantôt il tournait, tantôt il faisait quelque autre ouvrage. Cette activité extérieure ne pouvait néanmoins apaiser sa conscience troublée.. Dieu lui avait parlé, et il ne pouvait retomber dans son ancien sommeil. Cet état d'angoisse dura plusieurs années. On s'imagine quelquefois que les sentiers des réformateurs furent tout à fait faciles, et qu'en rejetant les pratiques de l'Église, il ne leur restait plus qu'agréments et commodités. On ne sait pas qu'ils n'arrivèrent à la vérité que par des luttes intérieures, mille fois plus pénibles que les observances auxquelles se soumettaient facilement des esprits serviles.

Enfin, l'an 1547 arriva; les thèses de Luther furent publiées; elles parcoururent la chrétienté, et arrivèrent aussi dans le couvent où se trouvait alors l'écolier d'Annaberg.

Il se cacha avec un autre moine, Jean Voit, dans un coin du cloître, pour les lire tout à son aise '. C'était bien là la vérité qu'il avait apprise de son père; ses yeux s'ouvrirent; il sentit en lui une voix qui répondait à celle qui retentissait alors dans toute 206

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Allemagne, et une grande consolation remplit son cœur. « Je vois bien, dit-il, que Martin Luther « est le moissonneur que j'ai vu en songe, et qui m'a enseigné à cueillir les épis. » Il se mit aussitôt à professer la doctrine que Luther avait proclamée. Les moines s'effrayèrent en l'entendant : ils le combattirent; ils s'élevèrent contre Luther et contre son couvent. « Ce couvent, répondait Myconius, est comme le sépulcre du Seigneur : on « voudrait empêcher que Christ n'y ressuscite; mais on n'y « parviendra pas. » Enfin, ses supérieurs, voyant qu'ils ne pouvaient le convaincre, lui interdirent pendant un an et demi tout commerce au dehors, ne lui, permettant ni d'écrire ni de recevoir des lettres, et le menaçant d'une prison éternelle.

Cependant l'heure de la délivrance vint aussi pour lui. Nommé plus tard pasteur à Zwickau, il fut le premier qui se prononça contre la papauté dans les églises de la Thuringe. « Alors je pus, dit-il, travailler avec « mon vénérable père Luther, dans la moisson de l'Évangile. » Jonas l'a nommé un homme qui pouvait ce qu'il voulait'[7].

Sans doute il y eut d'autres âmes encore pour lesquelles les thèses de Luther furent le signal de la vie. Elles allumèrent une lumière nouvelle dans bien des cellules, des cabanes, des palais. Tandis que ceux qui étaient venus chercher dans les couvents une bonne table, une vie fainéante ou de la considération et des honneurs, dit Mathésite, se mirent à couvrir d'injures le nom de Luther, les religieux qui vivaient dans la prière, le jeûne et les macérations, rendirent grâces à' Dieu dès qu'ils entendirent le cri de cet aigle, que Jean Huss avait annoncé un siècle auparavant'[8]. Le peuple même, qui ne comprenait pas trop la question théologique, mais qui savait seulement que cet homme s'élevait contre l'empire des quêteurs et des moines fainéants, l'accueillit avec des éclats de joie. Une sensation immense fut produite en Allemagne par ses propositions hardies. Toutefois, quelques-uns des contemporains du réformateur prévirent les suites graves qu'elles pourraient avoir et les nombreux obstacles qu'elles devaient rencontrer. Ils exprimèrent hautement leurs craintes, et ne se réjouirent qu'en tremblant.

« Je crains bien, » écrivait l'excellent chanoine d'Augsbourg, Bernard Adelman, à son ami Pirckheimer, « que le « digne homme ne doive enfin céder à l'avarice et au pou«

voir des partisans des indulgences. Ses représentations « ont eu si peu d'effet, que l'évêque d'Augsbourg, notre « primat et notre métropolitain [9], vient d'ordonner au nom « du pape de nouvelles indulgences pour Saint-Pierre de « Rome. Qu'il se hâte de rechercher le secours des princes; « qu'il se garde de tenter Dieu; car il faudrait être destitué « de sens pour méconnaître le danger imminent dans lequel « il se trouve. »

Adelman se réjouit fort quand le bruit se répandit qu’Henri III avait appelé Luther en Angleterre. « Il pourra, pensa-t-il, y enseigner en paix la vérité. » Plusieurs s'imaginèrent ainsi que la doctrine de l'Évangile devait avoir pour appui le pouvoir des princes. Ils ne savaient pas qu'elle marche sans ce pouvoir, et que quand il est avec elle souvent il l'entrave et il l'affaiblit.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

Le fameux historien Albert Kranz se trouvait à Hambourg sur son lit de mort, lorsqu'on lui apporta les thèses de Luther : « Tu as raison, frère Martin ! s'écria le mourant, « mais tu n'y parviendras pas... Pauvre moine [10] va dans ta « cellule, et crie : Dieu! aie pitié de moi' ! »

Un vieux prêtre de Herter en Westphalie, ayant reçu et lu les thèses dans son presbytère, dit en bas allemand, en branlant la tête : ci Cher frère Martin! Si tu parviens à renverser ce purgatoire et tous ces marchands de papier, « vraiment tu es un grand monsieur ! » Erbénius, qui vivait un siècle plus tard, écrivit ces rimes au-dessous de ces paroles :

Quid eero nunc, ai viverct, [11]

Bonus isle elericus [12]

Non-seulement un grand nombre des amis de Luther conçurent des craintes sur sa démarche; plusieurs encore lui témoignèrent leur désapprobation.

L'évêque de Brandebourg, affligé de voir une si importante querelle s'engager dans son diocèse, eût voulu l'étouffer. Il résolut de s'y prendre par la douceur. « Je ne « trouve, »

fit-il dire à Luther par l'abbé de Lénin, « dans « les thèses sur les indulgences rien qui soit contraire à la « vérité catholique; je condamne moi-même ces indiscrètes «

proclamations; mais pour l'amour de la paix et par égard « pour votre évêque, cessez d'écrire sur ce sujet. » Luther fut confus de ce qu'un si grand abbé et tin si grand évêque s'adressaient à lui avec tant d'humilité. Touché, entraîné par le premier mouvement de son cœur, il répondit : « J'y « consens : j'aime mieux obéir que faire même des miracles, si cela m'était possible [13]. »

L'Électeur vit avec peine le commencement d'un combat, légitime sans doute, mais dont on ne pouvait prévoir la fin. Nul prince ne désirait plus que Frédéric le maintien de la paix publique. Or, quel immense incendie ce petit feu ne pouvait-il pas allumer?

quelles grandes discordes, quel déchirement des peuples, cette querelle de moines ne pouvait-elle pas produire ? L'Électeur fit donc signifier à plusieurs reprises à Luther toute la peine qu'il ressentait'[14].

Dans son ordre même, et jusque dans son couvent de Wittemberg, Luther rencontra des désapprobateurs. Le prieur et le sous-prieur furent épouvantés des hauts cris que poussaient Tezel et ses compagnons. Ils se rendirent dans la cellule. du frère Martin, émus et tremblants : « De « grâce, lui dirent-ils, ne couvrez pas notre ordre de honte ! «

Déjà les autres ordres, et surtout les dominicains, sautent « de joie, de ce qu'ils ne sont pas seuls à porter l'opprobre. » Luther fut ému de ces paroles; mais, se remettant bientôt, il répondit : « Chers Pères ! si la chose n'est pas faite au « nom de Dieu, elle tombera ; sinon, laissez-la marcher. » Le prieur et le sous-prieur se turent. « La chose marche « encore maintenant, ajoute Luther, après avoir raconté ce « trait, et, s'il plaît à Dieu, elle ira toujours mieux jusqu'à « la fin. Amen'. [15] »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther eut encore bien d'autres attaques à soutenir. A Erfurt on l'accusait de violence et d'orgueil dans la manière dont il condamnait les opinions des autres; c'est le reproche qu'on fait d'ordinaire aux hommes qui ont cette force de conviction que donne la Parole de Dieu. On lui reprochait aussi de la précipitation et de la légèreté.

« Ils me demandent de la modestie, répondit Luther, et « ils la foulent eux-mêmes aux pieds dans le jugement « qu'ils portent de moi [16] Nous voyons toujours la paille «

dans l'œil d'autrui, et ne remarquons pas la poutre qui « est dans le nôtre La vérité ne gagnera pas plus par « ma modestie qu'elle ne perdra par ma témérité. Je désire savoir, continua-t-il, en s'adressant à Lange, quelles erreurs vous et vos théologiens avez trouvées dans mes thèses? Qui ne sait que l'on met rarement en avant une idée nouvelle, sans avoir une apparence d'orgueil et sans être accusé de chercher des disputes? Si l'humilité elle-même voulait entreprendre quelque chose de nouveau, «

ceux qui sont d'une autre opinion crieraient qu'elle est « une orgueilleuse Pourquoi Christ et tous les martyrs ont-ils été mis à mort? Parce qu'ils ont paru d'orgueil-« leur contempteurs de la sagesse du temps, et qu'ils ont « avancé des nouveautés, sans avoir auparavant pris humblement conseil des organes de l'ancienne opinion.

« Que les sages d'aujourd'hui n'attendent donc pas de « moi assez d'humilité, ou plutôt d'hypocrisie, pour de« mander leur avis, avant que de publier ce que mon de« voir m'appelle à dire. Ce que je fais ne se fera pas par la « prudence des hommes, mais par le conseil de Dieu. Si « l'œuvre est de Dieu, qui l'arrêtera ? Si elle n'est pas de « lui, qui l'avancera? Non pas ma volonté, ni la leur, ni « la nôtre, mais ta volonté, ô Père saint qui es dans le ciel ! »

Quel courage quel noble enthousiasme, quelle confiance en Dieu, et surtout quelle vérité dans ces paroles, et quelle vérité de tous les temps !

Cependant les reproches et les accusations, qui arrivaient de tous côtés à Luther, ne laissaient pas que de faire quelque impression sur son esprit. Il s'était trompé dans ses espérances. Il s'était attendu à voir les chefs de l'Église, les savants les plus distingués de la nation, s'unir publiquement à lui mais il en fut autrement. Une parole d'approbation, échappée dans un premier moment d'entraînement, fut ce que les mieux disposés lui accordèrent ; plusieurs de ceux qu'il avait jusqu'alors le plus vénérés, le blâmèrent au contraire hautement. Il se sentit seul dans toute l'Église, seul contre Rome, seul au pied de cet édifice antique et redoutable dont les fondements pénétraient dans les entrailles de la terre, dont les murailles s'élevaient vers les nues, et sur lequel il venait de porter un coup audacieux' [17]. Il en fut troublé, abattu. Des doutes qu'il croyait avoir surmontés revinrent dans son esprit avec plus de force. Il tremblait à la pensée qu'il avait contre lui l'autorité de toute l'Église : se soustraire à cette autorité, récuser cette voix, à laquelle les peuples et les siècles avaient humblement obéi, se mettre en opposition avec, cette Église qu'il avait été accoutumé dès son enfance à vénérer comme la mère des fidèles..., lui, moine chétif..., c'était un 209

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle effort au-dessus de la puissance humaine Aucun pas ne lui coûta plus que celui-là.

Aussi fut-ce celui qui décida de la Réformation.

Personne ne peut décrire mieux que lui le combat qui se livrait dans son âme : « J'ai commencé cette affaire, « dit-il, avec une grana crainte et un grand tremblement. « Qui étais-je alors, moi, pauvre, misérable, méprisable « frère, plus semblable à un cadavre qu'à un homme'[18], « qui étais-je pour m'opposer à la majesté du pape devant «

laquelle tremblaient, non-seulement les rois de la terre « et le monde entier, mais encore, si je puis ainsi dire, le ciel et l'enfer, contraints d'obéir à un signe de ses «

yeux?... Personne ne peut savoir ce que mon cœur a «souffert dans ces deux premières années, et dans quel « abattement, je pourrais dire dans quel désespoir j'ai sou« vent été plongé.

Ils ne peuvent s'en faire une idée, ces « esprits orgueilleux qui ont ensuite attaqué le pape avec une grande hardiesse, bien qu'avec toute leur habileté « ils n'eussent pu lui faire le moindre mal si Jésus-Christ ne lui eût déjà fait par moi, son faible et indigne instrument, une blessure dont il ne guérira jamais... Mais, tandis qu'ils se contentaient de regarder et me laissaient « seul dans le péril, je n'étais pas si joyeux, si tranquille « et si sûr de l'affaire ; car je ne savais pas alors beaucoup « de choses que je sais maintenant, grâce à Dieu. Il se trouva, il est vrai, plusieurs chrétiens pieux à qui mes propositions plurent fort et qui en firent grand cas; mais « je ne pouvais les reconnaître et les considérer comme « des organes du Saint-Esprit; je ne regardais qu'au pape, « aux cardinaux, aux évêques, aux théologiens, aux jurisconsultes, aux moines, aux prêtres... C'était de là que « je m'attendais à voir souffler l'Esprit.

Cependant, après « être demeuré victorieux par l'Écriture de tous les arguments contraires, j'ai enfin surmonté par la grâce de « Christ, avec beaucoup d'angoisses, de travail, et à grand'« peine , le seul argument qui m'arrêtât encore, savoir, « qu'il faut écouter l'Église', [19]» car j'honorais, et du Bond « du cœur, l'Église du pape comme la véritable Église ; et « je le faisais avec bien plus de sincérité et de vénération « que ne le font ces concepteurs honteux et infâmes, qui, « pour s'opposer à moi, la prônent si fort maintenant. Si « j'avais méprisé le pape, comme le méprisent dans leur « cœur ceux qui le louent tant des lèvres, j'eusse tremblé « que la terre ne se fût entr'ouverte à l'heure même, et ne m'eût englouti tout vivant comme Coré et tous ceux qui étaient avec lui. »

Combien ces combats honorent Luther ! Quelle sincérité, quelle droiture ils nous font découvrir dans son âme ! et que ces assauts pénibles qu'il eut à soutenir au dedans et au dehors le rendent plus digne de notre respect que n'eût pu le faire une intrépidité sans lutte semblable. Ce travail de son âme nous montre bien la vérité et la divinité de son œuvre. On voit que la cause et le principe en étaient dans le ciel. Qui osera, après tous les traits que nous avons signalés, dire que la Réformation fut une affaire de politique? Non, certes, elle ne fut pas l'effet de la politique des hommes, mais celui de la puissance de Dieu. Si Luther n'avait été poussé que par des passions humaines, il eût succombé à ses craintes; ses mécomptes, ses scrupules eussent étouffé le feu qui 210

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avait été allumé dans son âme ; et il n'eût jeté dans l'Église qu'une lueur passagère, comme l'ont fait tant d'hommes zélés et pieux dont les noms sont parvenus jusqu'à nous. Mais maintenant le temps de Dieu était arrivé; l'œuvre ne devait pas s'arrêter; l'affranchissement de l'Église devait être accompli. Luther devait tout au moins préparer ce complet affranchissement et ces vastes développements qui sont promis au règne de Jésus-Christ. Aussi éprouva - t- il la vérité de cette magnifique promesse : Les jeunes gens d'élite se lassent et se travaillent; même les jeunes gens tombent sans force: mais ceux qui s'attendent à l'Éternel prennent de nouvelles forces; les ailes leur reviennent comme aux aigles. Cette puissance divine qui remplissait le cœur du docteur de Wittemberg, et qui l'avait jeté dans le combat, lui rendit bientôt toute sa résolution première.

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FOOTNOTES

[1] MüUers Doubs., IV, 256.

[2] Aile Welt Non diessetn Weissemberg ,.Weissheit holen und bekommen. •(P. 13.)

[3] Bass er uns den Munch Luther fleissig beware. • (Math., i3.)

[4] Schmidt Brand. Reformalionsgesch., p. 12b.

[5] Che (rate Martino Luthero haveva un bellissimo ingegno, e che coteste erano nvidie fratesche.. (Braudelli, contemporain de Léon et dominicain, Hist. trop., pars III.)

[6] b. Ai elch. Adami Vita Myconii.

[7] I e Qui potuit quod voluit. •

[8] Darvon Magister Johann Huas geweissaget. s (Math., 13.)

[9] Totque uxorum vir, e ajoute-t-il. (Raman. Documenta te, p. 167.)

[10] Frater, abi in cellam, et dic : a Miserere mei. s (Linduer, in Luther: Lebon,p.• 93.)

[11] Que si maintenant il vivait,

[12] Qu'est—ce que le bon clerc dirait?

[13] Bene sum contentus malo obedire quam miracula facere, etiamsi possem. (Ep., I, p.

71.)

[14] Suumque dolorem sœpe significavit, metuens discordias majores. s (Melauchthon., Vila Luth.)

[15] Luth. Op. (L.), VI, p. 518.

[16] Soins primo'eram.. (Luth. Op. ka., in prie) 211

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Consilium immanis audacite plenum.. (Pallavieini, I, 17.)

[18] Miserrimus tune fraterculus, eadaveri similior quam (Luth.Op.lat., I, p. *9.)

[19] Et cum omnia argumenta superassem per Scripturas, hoc unum cura somma difficultate et augustin, tandem Christo faveute, vis superavi, Ecelesiam scilicet esse audiendani. . (Luth. Op. lai., I, p. t9.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Les reproches, la timidité ou le silence de ses amis avaient découragé Luther ; les attaques de ses ennemis firent sur lui l'effet opposé : c'est ce qui arrive souvent.

Les adversaires de la vérité, en croyant par leur violence faire leur œuvre, font celle de Dieu même j. Tezel releva, mais d'une main faible, le gant qui lui avait été jeté. Le sermon de Luther, qui avait été pour le peuple ce que les thèses avaient été pour les savants, fut l'objet de sa première réponse. Il réfuta ce discours point par point, et à sa manière; puis il annonça qu'il se préparait à combattre plus amplement son adversaire dans des thèses qu'il soutiendrait à l'université de Francfort-sur-l'Oder. « Alors, » dit-il, répondant par ces mots à la conclusion du sermon de Luther, « alors chacun pourra reconnaître qui est hérésiarque, hérétique, schismatique, erroné, téméraire, calomniateur. Alors il paraîtra aux yeux de tous qui a « une sombre cervelle, qui n'a jamais senti la Bible, lu les « doctrines chrétiennes, compris ses propres docteurs... «

Pour soutenir les propositions que j'avance, je suis prêt « à souffrir toutes choses, la prison, le bâton, l'eau et le feu... »

Une chose frappe en lisant cet écrit de Tezel, c'est la différence qui existe entre l'allemand dont il se sert et celui de Luther. On dirait qu'une distance de quelques siècles les sépare. Un étranger surtout a quelquefois de la peine à comprendre Tezel , tandis que le langage de Luther est presque entièrement celui de nos jours. Il suffit de comparer leurs écrits entre eux, pour voir que Luther est le créateur de la langue allemande. C'est sans doute l'un de ses moindres mérites, mais c'en est un pourtant.

Luther répondit sans nommer Tezel , Tezel ne l'avait point nommé. Mais il n'y avait personne en Allemagne qui ne pût écrire en tête de leurs publications les noms qu'ils jugeaient convenable de taire. Tezel cherchait à confondre la repentance que Dieu demande avec la pénitence que l'Église impose, afin de donner un plus haut prix à ses indulgences. Luther s'attacha à éclaircir ce point.

« Pour éviter beaucoup de mots, » dit-il dans son langage pittoresque, « j'abandonne au vent (qui d'ailleurs a « plus de loisir que moi) ses autres paroles, qui ne sont « que des fleurs de papier et des feuilles sèches; et je me « contente d'examiner les bases de son édifice de filou toron.

« La pénitence que le Saint-Père impose ne peut être « celle que demande Jésus-Christ, car ce que le Saint-Père « impose, il peut en dispenser, et si ces deux pénitences étaient une seule et même chose, il s'ensuivrait que le « Saint-Père ôte ce que Jésus-Christ met, et qu'il déchire « le commandement de Dieu... Ah ! si bon lui semble, « qu'il me maltraite, continue Luther après avoir cité d'autres interprétations fausses de Tezel, qu'il m'appelle hérétique, schismatique, calomniateur, et tout ce qu'il lui « plaira; je ne serai pas pour cela son ennemi, et je prierai pour lui comme pour un ami... Mais il n'est pas possible de souffrir qu'il traite l'Écriture sainte, notre consolation (Rom. XV, 4), comme une truie traite un sac « d'avoine 1... »

213

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il faut s'accoutumer à voir Luther se servir quelquefois d'expressions acerbes et trop familières pour notre siècle : c'était l'usage du temps; et l'on trouve d'ordinaire sous ces paroles, qui de nos jours choqueraient les convenances du langage, une force et une justesse qui en font pardonner la verdeur. Il continue ainsi :

« Celui qui achète des indulgences, disent encore les « adversaires, fait mieux que celui qui donne une aumône « à un pauvre qui n'est pas réduit à l'extrémité. — Maintenant qu'on nous apporte la nouvelle que les Turcs profanent nos églises et nos croix : nous pourrons l'apprendre sans frémir; car nous avons chez nous des Turcs « cent fois pires, qui profanent et anéantissent le seul véritable sanctuaire, la Parole de Dieu, qui sanctifie toutes choses... — Que celui qui veut suivre ce précepte prenne « bien garde de ne pas donner à manger à celui qui a « faim, ou de ne pas vêtir celui qui est nu, avant qu'ils ne « rendent l'âme et n'aient par conséquent plus besoin de son secours. »

Il est important de comparer ce zèle de Luther pour les bonnes œuvres, avec ce qu'il dit sur la justification par la foi. Au reste, quiconque a quelque expérience et quelque connaissance du christianisme, n'a pas besoin de cette nouvelle preuve d'une vérité dont il a reconnu l'évidence : savoir, que plus on est attaché à la justification par la foi, plus aussi on connaît la nécessité des œuvres, et l'on est attaché à leur pratique ; tandis que le relâchement, quant à la doctrine de la foi, entraîne nécessairement le relâchement quant aux mœurs. Luther; avant lui saint Paul, après lui Howard, sont des preuves de la première assertion. Tous les hommes sans foi, dont le monde est rempli, sont des preuves de la seconde.

Puis Luther, arrivant aux injures de Tezel, les lui rend à sa manière. « A l'ouïe de ces invectives, il me semble, dit-il, « entendre braire un gros âne contre moi. Je m'en réjouis à fort, et je serais bien triste que de telles gens m'appelassent un bon chrétien...

» Il faut donner Luther tel qu'il est, avec ses faiblesses. Ce penchant à la plaisanterie, et à une plaisanterie grossière, en était une. Le réformateur était un grand homme, un homme de Dieu, sans doute, mais il était homme, et non pas un ange; et même il n'était pas un homme parfait. Qui a le droit de lui demander la perfection?

« Au reste, ajoute-t-il, en provoquant ses adversaires « au combat, bien que pour de tels points il ne soit pas « d'usage de brûler les hérétiques, me voici à Wittemberg, moi, le docteur Martin Luther ! Y a-t-il quelque « inquisiteur qui prétende mâcher du fer et faire sauter « en l'air des rochers? Je lui fais savoir qu'il a un sauf-conduit pour s'y rendre, portes ouvertes, table et logement u assurés, le tout par les soins gracieux du louable prince « le duc Frédéric, électeur de Saxe, qui ne protégera jamais «

l'hérésie...[1] »

On voit que le courage ne manquait pas à Luther. Il s'appuyait de la Parole de Dieu; et c'est un rocher qui ne fait jamais défaut dans la tempête. Mais Dieu dans sa fidélité lui accordait aussi d'autres secours. Aux éclats de joie avec lesquels la multitude accueillit les thèses de Luther, avait succédé bientôt un morne silence. Les savants s'étaient retirés timidement à l'ouïe des calomnies et des insultes de Tezel et des dominicains.

214

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les évêques, qui avaient auparavant blâmé hautement les abus des indulgences, les voyant enfin attaqués, n'avaient pas manqué, par une contradiction dont il n'y a que trop d'exemples, de trouver alors l'attaque inopportune. La plupart des amis du réformateur s'étaient effrayés. Plusieurs s'étaient enfuis. Mais quand la première terreur fut passée, un mouvement contraire s'opéra dans les esprits. Le moine de Wittemberg, qui pendant quelque temps s'était trouvé presque seul au milieu de l'Église, se vit bientôt entouré de nouveau d'un grand nombre d'amis et d'approbateurs.

Il y en eut un qui, quoique timide, lui demeura pourtant fidèle dans toute cette crise, et dont l'amitié fut pour lui une consolation et un appui. C'était Spalatin. Leur correspondance ne discontinua pas. « Je te rends grâces, » lui dit-il, en parlant d'une marque particulière d'amitié qu'il avait reçu de lui ; « mais que ne te dois-je pas'? [2]»

C'est le 11 novembre 1517, onze jours après la publication des thèses, et par conséquent dans le moment où la fermentation des esprits était sans doute la plus grande, que Luther aime ainsi à épancher sa reconnaissance dans le cœur de son ami.

Il est intéressant de voir, dans cette même lettre à Spalatin, cet homme fort, qui venait de faire l'action la plus courageuse, déclarer d'où la force provient. « Nous ne pouvons rien de nous-mêmes, nous pouvons « tout par la grâce de Dieu. Toute ignorance est invincible « pour nous : nulle ignorance n'est invincible pour la grâce « de Dieu. Plus* nous nous efforçons de nous-mêmes de « parvenir à la sagesse, plus nous approchons de la folie '[3]. « Il n'est point vrai que cette ignorance invincible excuse « le pécheur; car autrement il n'y aurait aucun péché dans « le monde. »

Luther n'avait envoyé ses propositions ni au prince ni à aucun de ses courtisans. Il paraît que le chapelain en témoigna à son ami quelque étonnement : « Je n'ai pas «

voulu, répond Luther, que mes thèses parviennent à notre très illustre prince, ou à quelqu'un des siens, avant « que ceux qui pensent y être désignés les aient eux-mêmes

« reçues, de peur qu'ils ne croient que je les ai publiées « par ordre du prince, ou pour me concilier sa faveur, « et par opposition à l'évêque de Mayence. J'apprends « qu'il en est déjà plusieurs qui rêvent de telles choses. « Mais maintenant je puis jurer en toute sécurité que mes « thèses ont été publiées sans la connaissance du duc « Frédéric [4].

Si Spalatin consolait son ami et le soutenait de son influence, Luther, de son côté, cherchait à répondre aux demandes que lui adressait le modeste chapelain. Entre autres questions, celui-ci lui en fit alors une qui est encore souvent répétée de nos jours : « Quelle est, lui demanda« t-il, la meilleure manière d'étudier l'Écriture sainte?

»

« Jusqu'à présent, répondit Luther, vous ne m'avez demandé, très excellent Spalatin, que des choses ' qui « étaient en môn pouvoir. Mais vous diriger dans l'étude « des saintes Écritures est au-degré de mes forces. Si cependant vous coulez absolument connaître ma méthode, « je ne vous la cacherai point.

« Il est très certain qu'on ne peut parvenir à comprendre « les Écritures ni par l'étude ni par l'intelligence. Votre « premier devoir est donc de commencer par la prière [5]. «

215

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Demandez au Seigneur qu'il daigne vous accorder, en sa « grande miséricorde, la véritable intelligence de sa Parole. « Il n'y a point d'autre interprète de la Parole de Dieu que « l'auteur même de cette Parole, selon ce qu'il a dit : « Ils seront tous enseignés de Dieu. N'espérez rien de vos « travaux, rien de votre intelligence; confiez-vous unique« ment en Dieu et en l'influence de son esprit. Croyez-en u un homme qui en a fait l'expérience [6]. » On voit ici comment Luther parvint à la possession de la vérité, dont il fut le prédicateur. Ce ne fut pas, comme le prétendent quelques-uns, en se confiant en une raison orgueilleuse; ce ne fut pas, comme d'autres le soutiennent, en se livrant à des passions haineuses. La source la plus pure, la plus sainte, la plus sublime, Dieu même, interrogé par l'humilité, la confiance et la prière, fut celle où il puisa. Mais il est peu d'hommes de notre siècle qui l'imitent, et de là vient qu'il en est peu qui le comprennent. Ces mots de Luther sont à eux seuls pour un esprit sérieux une justification de la Réforme.

Luther trouva aussi des consolations dans l'amitié de laïques respectables.

Christophore Scheurl, l'excellent secrétaire de la ville impériale de Nuremberg, lui donna des marques touchantes de son amitié[7]. On sait combien les témoignages d'intérêt sont doux au cœur de l'homme, quand il se voit attaqué de toutes parts. Le secrétaire de Nuremberg faisait plus encore : il eût voulu gagner à son ami de nombreux amis. M'invitait à dédier Fun de ses ouvrages à un jurisconsulte nurembergeois alors célèbre, nommé Jérôme Ebner : « Tu as une haute idée de mes études, lui répond Luther avec modestie; mais je n'en ai que la plus abjecte.

Néanmoins j'ai voulu me conformer à tes désirs. J'ai cherché... Mais dans toute ma provision, que je n'ai jamais trouvée si chétive, il ne s'est rien offert à moi qui ne me parusse tout à fait indigne « d'être dédié à un si grand homme par un si petit homme «

que moi. » Touchante humilité ! C'est Luther qui parle, -et c'est avec le docteur Ebner, dont le nom nous est inconnu, qu'il se compare ainsi. La postérité n'a pas ratifié ce jugement.

Luther, qui n'avait rien fait pour répandre ses thèses, ne les avait pas plus envoyées à Scheurl qu'à l'électeur et à ses courtisans. Le secrétaire de Nuremberg lui en témoigna son étonnement. « Mon dessein, lui répondit-il, n'avait « point été de donner à mes thèses une telle publicité. Je « voulais seulement conférer sur leur contenu avec quelques-uns de ceux qui demeurent avec nous ou près de « nous [8]. S'ils les avaient condamnées, je voulais les détruire. Sis les avaient approuvées, je me proposais de «

les publier. Mais maintenant elles sont imprimées, réimprimées et répandues bien au-delà de toutes mes espérances; tellement que je me repens de cette production [9]; non que je craigne que la vérité soit connue du « peuple, c'est cela seul' que j'ai cherché ; mais ce n'est « pas là la manière de l'instruire. Il s'y trouve des questions qui sont encore douteuses pour moi ; et si j'avais « pensé que mes thèses fissent une telle sensation, il est des « choses que j'eusse omises et d'autres que j'eusse affirmées avec une plus entière assurance. » Luther pensa autrement plus tard. Loin de craindre d'en avoir trop dit, il déclara qu'il aurait dû en dire bien plus encore. Mais les 216

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle appréhensions qu'il manifeste à Scheurl honorent sa sincérité. Elles montrent qu'il n'y avait en lui ni plan fait à l'avance ni esprit de parti, qu'il n'abondait pas dans son sens, et qu'il ne cherchait que la vérité. Quand il l'eut pleinement trouvée, il changea de langage : « Vous trouverez « dans mes premiers écrits, dit-il bien des années après, «

que j'ai très humblement accordé au pape beaucoup de « choses, et même des choses importantes, que mainte« nant je regarde et je déteste comme abominables et «

blasphématoires '. [10]»

Scheurl n'était pas le seul laïque considéré qui donnât alors à Luther des marques de son amitié. Le célèbre peintre Albert Durer lui envoya un présent, peut-être était-ce un de ses tableaux, et le docteur lui en fit exprimer toute sa reconnaissance*[11].

Ainsi Luther éprouvait alors pour lui-même la vérité de cette parole de la sagesse divine : L'intime ami aime en tout temps, et il naîtra comme un frère dans la détresse.

Mais il s'en souvenait aussi pour les autres. Il plaidait la cause de tout son peuple.

L'Électeur venait de lever un impôt, et on assurait qu'il allait en lever un autre, probablement d'après l'avis de Pfeffinger, Conseiller du prince, contre lequel Luther lance souvent des paroles piquantes. Le docteur se mit hardiment à la brèche : « Que Votre Altesse, « dit-il, ne méprise pas la prière d'un pauvre mendiant. « Je vous le demande, au nom de Dieu, n'ordonnez pas une « nouvelle taxe. J'ai eu le cœur brisé, ainsi que plusieurs « de ceux qui vous sont le plus dévoués, en voyant combien la dernière avait nui à la bonne renommée et au cc popularité dont jouissait Votre Altesse. Il est vrai que « Dieu vous a doué d'une raison élevée, en sorte que vous «

voyez en ces choses plus loin que moi, et sans doute que « tous vos sujets. Mais peut-être est-ce la volonté de Dieu « qu'une petite raison en instruise une grande, afin que «

personne ne se confie en soi-même, mais seulement en « Dieu notre Seigneur, lequel daigne garder pour notre bien votre corps en santé, et votre âme pour la béatitude «

éternelle. Amen. [12]»

C'est ainsi que l'Évangile, qui fait honorer les rois, fait aussi plaider la cause du peuple. Il prêche à la nation ses devoirs, et les droits qu'elle possède il les rappelle au prince. La voix d'un chrétien tel que Luther, retentissant dans le cabinet d'un souverain, pourrait souvent tenir lieu de toute une assemblée de législateurs.

Dans cette même lettre, où Luther adresse une sévère leçon à l'Électeur, il ne craint pas de lui faire une demande, ou plutôt de lui rappeler une promesse, celle de lui donner un habit neuf. Cette liberté de Luther, dans un moment où il pouvait craindre d'avoir offensé Frédéric, honore également et le prince et le réformateur. « Mais si c'est Minnger qui en est chargé, ajoute-t-il, qu'il me le donne en « réalité et non en protestations d'amitié. Car tisser de « bonnes paroles, c'est ce qu'il sait faire, mais il n'en sort « jamais de bon drap. » Luther pensait que par les avis fidèles qu'il avait donnés à son prince, il avait bien mérité son habit de cour'. Quoi qu'il en soit, deux ans plus tard ne l'avait pas reçu, et il le demandait encore [13]. Cela semble indiquer que Frédéric n'était pas, autant qu'on l'a dit, à la disposition de Luther.

217

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ________________________________________

FOOTNOTES

[1] I Luth. Op. (Lips.), XVII, p. 132.

[2] « Tibi grdtias ago : itno quid tibi non debeo? s (Luth. Ep., I, p.

[3] Quanto magis cou amur ex nobis ad sapientiam, tanto amplius appropinquamos insipienties. • (Luth. Ep., I, p. 74.)

[4] Sed salvum est nunc etiam jurare, quod aine scitu ducis Frederici exicrint.. (Ibid., p.

76.)

[5] primum, id certissimum est, sacras litteras non pose sel studio, vel ingenio penetr ri. Ideo primum officium et ut ab oratione .ncipias..

[6] Igitur de tao studio despt res oportet muino, simul et ingenio. Deo autem soli coufidas et iulluxui spiritus. Exkerto crede ista. (Luth. Ep., I, p. 88, du 18 j envier.)

[7] Litterte tuai, lui écrit Luther le 11 décembre 1517, animum tuum ergs meam parvitatem candidum et longe ultra mcrita benevolentissimum probaveruut. (Luth.

Ep., I, p. 79.)

[8] « Non fuit consilium neque votum eas evulgari, sed cum paucis apud et circum nos habitantibus primum super ipsis conferri.. (Luth. Ep., 1, p. 83.)

[9] ut me pceniteat hujus heurte. u (Ibid.)

[10] Quai istis temporibus pro somma blasphemia et abominatione babeo et ezecror. .

(Luth. Op. teL (W.), in pret.)

[11] simul et donum insiguis viri Alberti Durer. • (Luth. Ep., I, 93.)

[12] Mein Hofkleid verdienen. i (Luth. Ep., I, p. 77 et 78.)

[13] Ibid., p. 283.

218

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Ainsi les esprits étaient peu à peu revenus de leur premier effroi. Luther lui-même était disposé à déclarer que ses paroles n'avaient pas la portée qu'on leur avait attribuée. De nouvelles circonstances pouvaient détourner l'attention générale, et ce coup porté à la doctrine romaine finir par se perdre dans les airs comme tant d'autres.

Mais les partisans de Rome empêchèrent que l'affaire n'eût une telle issue. Ils agrandirent la flamme au lieu de l'étouffer.

Tezel et les dominicains répondirent fièrement à l'attaque qu'on leur avait faite.

Brûlant du désir d'écraser le moine audacieux qui était venu troubler leur trafic, et de se concilier la faveur du pontife romain, ils poussèrent un cri de fureur; ils prétendirent qu'attaquer l'indulgence ordonnée par le pape, c'était attaquer le pape lui- même , et ils appelèrent à leur aide tous les moines et les théologiens de leur école j. En effet, Tezel sentit bien qu'un adversaire tel que Luther était trop fort pour lui seul. Tout déconcerté de l'attaque du docteur, mais surtout plein de colère, il quitta les environs.de Wittemberg, et se rendit à Francfort-sur-l'Oder, où il arriva déjà au mois de novembre 1517. L'université de cette ville était de date récente, comme celle de Wittemberg, mais elle avait été fondée par le parti contraire. Conrad Wimpina, homme de beaucoup d'éloquence, ancien rival de Pollich de Mellerstadt , et l'un des théologiens les plus distingués de ce temps, y était professeur. Wimpina jetait des regards envieux sur le docteur et sur l'université de Wittemberg. Leur réputation l'offusquait. Tezel lui demanda une réponse aux thèses de Luther, et Wimpina écrivit deux séries d'antithèses, ayant pour but de défendre, la première la doctrine des indulgences, et la seconde l'autorité du pape.

Le 20 janvier 1518 eut lieu cette dispute préparée longtemps à l'avance, annoncée avec éclat, et sur laquelle Tezel fondait tant d'espérances. Il avait battu le rappel. Des moines avaient été envoyés de tous les cloîtres des environs; ils s'y rencontrèrent au nombre de plus de trois cents. Tezel lut ses thèses. On y trouvait jusqu'à cette déclaration, « que quiconque dit que l'âme ne s'envole pas du purgatoire aussitôt que le denier sonne au fond du coffre-fort « est dans l'erreur t-»

Mais surtout il établissait des propositions d'après lesquelles le pape semblait vraiment assis comme Dieu, dans le temple de Dieu, selon le langage d'un apôtre. Il était commode pour ce marchand effronté de se réfugier avec tous ses désordres et ses scandales sous le manteau du pape.

Voici ce qu'il se déclara prêt à défendre en présence de la nombreuse assemblée qui l'entourait :

3.

« Il faut enseigner aux chrétiens que le pape, par la « grandeur de sa puissance, est au-dessus de toute l'Église « universelle et des conciles, et que l'on doit obéir à ses «

ordonnances en toute soumission.

219

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 4.

« II faut enseigner aux chrétiens que le pape seul a « droit de décider dans les choses de la foi chrétienne; que « seul il a la puissance, et que personne ne l'a, excepté lui, « d'expliquer d'après son sens le sens de l'Écriture sainte, « et d'approuver ou condamner toutes paroles ou œuvres « des autres.

5.

« Il faut enseigner aux chrétiens que le jugement du « pape, dans les choses qui concernent la foi chrétienne et « qui sont nécessaires au salut du genre humain, ne peut « nullement errer.

6.

« Il faut enseigner aux chrétiens que l'on doit plus « s'appuyer et se reposer, dans les choses de la foi, sur la « pensée du pape, telle que ses jugements la manifestent, « que sur la pensée de tous les hommes sages, telle qu'ils « la tirent de l'Écriture. »

8. « il faut enseigner aux chrétiens que ceux qui portent « atteinte à l'honneur et à la dignité du pape se rendent « coupables du crime de lèse-majesté, et méritent la malédiction. »

17. « Il faut enseigner aux chrétiens qu'il y a beaucoup « de choses que l'Église regarde comme des articles certains de la vérité universelle, quoiqu'elles ne se trouvent « ni dans le canon de la Bible, ni dans les anciens docteurs..»

44. « Il faut enseigner aux chrétiens que l'on doit tenir « pour hérétiques obstinés ceux qui déclarent par leurs « paroles, leurs actions ou leurs écrits, qu'ils ne rétracteraient pas leurs propositions hérétiques, dût-il pleuvoir « ou grêler sur eux excommunications sur excommunications. »

48. « Il faut enseigner aux chrétiens que ceux qui protègent l'erreur des hérétiques, et qui empêchent par leur « autorité qu'ils ne soient amenés par-devant le juge qui a « le droit de les entendre, sont excommuniés; que si dans « l'espace d'une année ils rie s'abstiennent pas de le faire, « ils seront déclarés infâmes et cruellement punis de plu«

sieurs châtiments, d'après les règles du droit et pour « l'épouvante de tous les hommes'.

[1]»

50. « Il faut enseigner aux chrétiens que ceux qui bar« bouillent tant de livres et de papier, qui prêchent ou disputent publiquement et méchamment sur la confession « de la bouche, sur la satisfaction des œuvres, sur les riches « et grandes indulgences de l'évêque de Rome et sur son « pouvoir; que ceux qui se rangent avec ceux qui prêchent

« ou qui écrivent de telles choses, qui prennent plaisir à « leurs écrits et qui les répandent parmi le peuple et dans « le monde ; que ceux enfin qui parlent de ces choses en « cachette, d'une manière méprisable et sans pudeur, doivent tous trembler d'encourir les peines que nous venons « de nommer et de se précipiter eux-mêmes, et d'autres « avec eux, au jour à venir, dans l'éternelle condamnation, et ici-bas déjà dans un grand opprobre. Car chaque « bête qui touche la montagne sera lapidée. »

220

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On voit que Tezel n'attaquait pas Luther seul. Il avait probablement en vue, dans la 48e thèse, l'électeur de Saxe. Ces propositions, du reste, sentent bien le dominicain.

Menacer tout contradicteur de châtiments cruels était un argument d'inquisiteur, auquel il n'y avait guère moyen de répondre. Les trois. cents moines que Tezel avait rassemblés ouvraient tous de grands yeux , et admiraient ce qu'il avait dit. Les théologiens de l'université craignaient trop d'être mis au nombre des fauteurs de l'hérésie, ou étaient trop attachés aux principes de Wimpina, pour attaquer franchement les étonnantes thèses qui venaient d'être lues.

Toute cette affaire, dont on avait fait un si grand bruit, semblait donc ne devoir être qu'un combat simulé ; niais parmi la foule des étudiants qui assistaient à la dispute était un jeune homme d'environ vingt ans, nommé Jean Knipstrow. Il avait lu les thèses de Luther, et les avait trouvées conformes aux doctrines de l'Écriture. Indigné de voir la .vérité foulée publiquement aux pieds, sans que personne se présentât pour la défendre, ce jeune homme éleva la voix, au grand étonnement de toute l'assemblée, et attaqua le présomptueux Tezel. Le pauvre. dominicain, qui n'avait pas compté sur une telle opposition , en fut tout troublé. Après quelques efforts, il abandonna le champ de bataille et céda la place à Wimpina. Celui-ci résista avec plus de vigueur; mais Knipstrow le pressa de telle sorte, que pour mettre fin à une lutte si inconvenante à ses yeux, Wimpina, qui présidait, déclara la discussion close, et passa sans autres à la promotion de Tezel au grade de docteur, récompense de ce glorieux combat. Wimpina, pour se débarrasser du jeune orateur, le fit envoyer dans le couvent de Pyritz en Poméranie, avec l'ordre de l'y garder sévèrement. Mais cette lumière naissante ne fut enlevée des bords de l'Oder que pour répandre plus tard, en Poméranie une grande clarté' [2]. Dieu, quand il le trouve bon, emploie des écoliers pour confondre des docteurs.

Tezel, voulant réparer l'échec qu'il avait reçu, eut recours à l'ultime ratio de Rome et des inquisiteurs, nous voulons dire au feu. Il fit dresser sur une promenade de l'un des faubourgs de Francfort une chaire et un échafaud. Il s'y rendit en procession solennelle avec ses insignes d'inquisiteur de la foi. Il déchaîna du haut de la chaire toute sa fureur. Il lança des foudres, et s'écria, de sa puissante voix, que l'hérétique Luther devait être mis à mort par le feu. Puis, plaçant les propositions et le sermon du docteur sur l'échafaud, il les brûla 'il s'entendait mieux à cela qu'à défendre des thèses. Cette fois il ne trouva point de contradicteurs; sa victoire fut complète. L'impudent dominicain rentra triomphant dans Francfort. Quand les partis puissants sont vaincus, ils ont recours à certaines démonstrations qu'il faut bien leur passer comme une consolation de leur honte.

Les secondes thèses de Tezel forment une époque importante de la Réformation. Elles déplacèrent la dispute; elles la transportèrent des marchés d'indulgences dans les salles du Vatican, et la détournèrent de Tezel sur le pape. A ce méprisable courtier que Luther avait pris à bras-le-corps , elles substituèrent la personne sacrée du chef de l'Église. Luther en fut étonné. Il est probable que plus tard il eût fait de lui-même ce 221

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pas; mais ses ennemis lui en épargnèrent la peine. Dès lors il ne fut plus seulement question d'un commerce décrié, mais de Rome, et le coup dont une main courageuse avait voulu abattre la boutique de Tezel vint ébranler jusque dans ses bases le trône du pontife-roi.

Les thèses de Tezel ne furent, au reste , que le signal donné à la troupe de Rome. Un cri s'éleva contre Luther parmi les moines, furieux de voir paraître un adversaire plus redoutable que ne l'avaient été Érasme et Reuchlin. Le nom de Luther retentit du haut des chaires des dominicains. Ils s'adressaient aux passions du peuple, ils appelaient le courageux docteur un insensé, un séducteur, un possédé du démon. Sa doctrine était décriée comme la plus horrible hérésie. « Attendez seulement encore quinze « jours, quatre semaines tout au plus, disaient-ils, et cet « hérétique insigne sera brûlé. » Si cela n'eût dépendu que des dominicains, le sort de Huss et de Jérôme eût bientôt été celui du docteur saxon; mais Dieu veillait sur lui. Sa vie devait accomplir ce que les cendres de Huss avaient commencé; car chacun sert à l'œuvre de Dieu, l'un par sa vie, l'autre par sa mort. Plusieurs s'écriaient déjà que l'université de Wittemberg tout entière était atteinte d'hérésie, et ils la déclaraient infâme ' [3]. «

Poursuivons ce scélérat « et tous ses partisans ! » continuaient-ils. En plusieurs endroits ces cris réussissaient à soulever les passions du peuple. Ceux qui partageaient les opinions du réformateur étaient signalés à l'attention publique, et partout où les moines se trouvaient les plus forts, les amis de l'Évangile éprouvaient les effets de leur haine. Ainsi commençait à s'accomplir pour la Réformation cette prophétie du Sauveur : On vous injuriera, on vous persécutera, on dira faussement contre vous, à cause de moi, toute sorte de mal. Cette rétribution du monde ne manque en aucun temps aux disciples décidés de l'Évangile.

Quand Luther eut connaissance des thèses de Tezel, et de l'attaque générale dont elles furent le signal, son courage s'enflamma. Il sentit qu'il fallait résister en face à de tels adversaires : son âme intrépide n'eut pas de peine à s'y résoudre. Mais en même temps leur faiblesse lui révéla sa force, et lui donna le sentiment de ce qu'il était lui-même.

Il ne se laissa pourtant point aller à ces mouvements d'orgueil si naturels au cœur de l'homme. « J'ai plus de peine, écrivait-il alors à Spalatin, à m'empêcher de mépriser mes adversaires et de pécher ainsi contre Jésus-Christ, que je n'en aurais à les vaincre.

Ils sont tellement « ignorants des choses divines et humaines, que c'est une « honte que d'avoir à combattre contre eux. Et cependant « c'est cette ignorance même qui leur donne leur inconcevable audace et leur front d'airain'. [4]»

Mais ce qui fortifiait surtout son cœur au milieu de ce déchaînement universel, c'était l'intime conviction que sa cause était celle de la vérité. « Ne vous étonnez pas, écrivait-il à Spalatin, « au commencement de l'année 1518, de ce qu'on m'insulte si fort.

J'entends avec joie ces injures. Si l'on ne « me maudissait pas, nous ne pourrions pas croire si fermèrent que la cause que j'ai entreprise est celle de Dieu même a Christ a été mis pour être un signe auquel on « contredira. Je sais, disait-il encore, que la 222

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Parole de Dieu a été dès le commencement du monde d'une nature telle, que quiconque a voulu la porter dans le « monde, a dû, comme les apôtres, abandonner toutes « choses et attendre la mort. S'il n'en était pas ainsi, ce « ne serait pas la Parole de Jésus-Christ'. [5]» Cette paix au milieu de l'agitation est une chose inconnue aux héros du monde. On voit des hommes qui sont à la tête d'un gouvernement, d'un parti politique, succomber sous leurs travaux et sous leurs peines. Le chrétien acquiert d'ordinaire dans la lutte de nouvelles forces. C'est qu'il connaît une source mystérieuse de repos et de courage qu'ignore celui dont les yeux sont fermés à l'Évangile [6].

Une chose pourtant agitait quelquefois Luther : c'était la pensée des dissentiments que sa courageuse opposition pourrait produire. Il savait qu'une parole peut suffire pour enflammer tout le monde. Il voyait quelquefois prince contre prince, peut-être peuple contre peuple. Son cœur allemand en était attristé; sa charité chrétienne en était effrayée. Il eût voulu la paix. Cependant il fallait parler.

Ainsi le voulait le Seigneur. « Je tremble, disait-il, je frémis à la pensée que je pourrais être une cause de discorde entre de si grands princes'. [7] »

Il garda encore le silence sur les propositions de Tezel concernant le pape. Si la passion l'avait emporté, il se serait sans doute jeté aussitôt avec impétuosité sur cette étonnante doctrine, à l'abri de laquelle son adversaire prétendait se cacher. Il ne le fit point. Il y a dans son attente, dans sa réserve, dans son silence, quelque chose de grave et de solennel, qui révèle suffisamment l'esprit qui l'animait. Il attendit, mais non par faiblesse, car le coup n'en fut que plus fort.

Tezel, après son autodafé de Francfort-sur-l'Oder, s'était hâté d'envoyer ses thèses en Saxe. Elles y serviront d'antidote; pensait-il, à celles de Luther. Un homme arriva de Halle à Wittemberg, chargé par l'inquisiteur d'y répandre ses propositions. Les étudiants de l'université, encore tout indignés de ce que Tezel avait brûlé les thèses de leur maitre, apprirent à peine l'arrivée de son messager, qu'ils le cherchèrent, l'entourèrent, le pressèrent, l'effrayèrent : « Comment oses-tu apporter ici de telles choses? » lui dirent-ils. Quelques-uns lui achetèrent une partie des exemplaires dont il était muni, d'autres se saisirent du reste; ils s'emparèrent ainsi de toute sa provision, qui montait à huit cents exemplaires ; puis, à l'insu de l'Électeur, du sénat, du recteur, de Luther et de tous les professeurs' [8], ils affichèrent ces mots aux poteaux de l'université : « Que « celui qui a envie d'assister à l'embrasement et aux funérailles des thèses de Tezel se trouve à deux heures sur la « place du marché. »

Ils s'y rassemblèrent en foule à cette heure, et livrèrent aux flammes les propositions du dominicain, au milieu de bruyantes acclamations. Un exemplaire échappa à l'incendie. Luther l'envoya plus tard à son ami Lange d'Erfurt. Cette jeunesse genreuse, mais imprudente, suivait le précepte des anciens,[9] œil pour œil et dent pour dent, et non celui de Jésus-Christ. Mais quand les docteurs et les professeurs donnaient un tel exemple à Francfort, faut-il s'étonner qua de jeunes étudiants le 223

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle suivissent à Wittemberg? La nouvelle de cette exécution académique se répandit dans toute l'Allemagne, et y fit grand bruit [10]. Luther en ressentit une vive peine.

« Je m'étonne, écrivit-il à son ancien maître Jodocus, à « Erfurt, que vous ayez pu croire que c'était moi qui avais « fait brûler les thèses de Tezel. Pensez-vous donc que j'aie « tellement perdu l'esprit? Mais que puis-je y faire ? Quand « il s'agit de moi, tous croient tout de tous [11]. Puis-je en« chaîner les langues du monde entier? Eh bien, qu'ils « disent, qu'ils écoutent, qu'ils voient, qu'ils prétendent ce « qu'il leur plaira.

J'agirai tant que le Seigneur m'en donnera la force, et, Dieu aidant, je ne craindrai jamais « rien. » « Ce qu'il en adviendra, dit-il à Lange, je l'ignore, « si ce n'est que le péril dans lequel je me trouve devient « par cela même beaucoup plus grands. » Cet acte montre combien les cœurs des jeunes gens brûlaient déjà pour la cause que défendait Luther. C'était un signe d'une haute importance; car un mouvement qui a lieu dans la jeunesse est bientôt porté nécessairement dans la nation tout entière.

Les thèses de Tezel et de Wimpina, quoique peu estimées, produisirent un certain effet.

Elles agrandissaient la dispute, elles élargissaient la déchirure faite au manteau de l'Église, elles lançaient dans la querelle des questions du plus haut intérêt. Aussi les chefs de l'Église commencèrent-ils à y regarder de plus près, et à se prononcer avec force contre le réformateur. « Je ne sais vraiment en qui Luther « se confie, dit l'évêque de Brandebourg, qu'il ose ainsi « porter atteinte à la puissance des évêques. »

Comprenant que cette nouvelle circonstance demandait de nouvelles démarches, l'évêque vint lui-même à Wittemberg. Mais il trouva Luther animé de cette joie intérieure que donne une bonne conscience, et décidé à livrer le combat. L'évêque sentit que le moine augustin obéissait à une puissance supérieure à la sienne, et il s'en retourna irrité à Brandebourg. Un jour, c'était encore pendant l'hiver de 1318, étant assis devant son foyer, il dit, en se tournant vers ceux qui l'entouraient : « Je ne veux pas reposer en paix ma tête, que « je n'aie jeté Martin au feu, comme ce tison ; » et il jeta dans le brasier le tison qu'il tenait. La révolution du seizième siècle ne devait pas plus s'accomplir par les chefs de l'Église, que celle du premier ne l'avait été par le sanhédrin et par la synagogue. Les chefs du clergé furent opposés, au seizième siècle, à Luther, à la Réformation, à ses ministres, comme ils l'avaient été à Jésus-Christ, à l'Évangile, à ses apôtres, et comme trop souvent, dans tous les temps ils le sont à la vérité. — « Les évêques, » dit Luther en parlant de la visite que lui avait faite le prélat de Brandebourg, « commencent à s'apercevoir qu'ils auraient dû faire ce que « je fais,-

et ils en sont honteux. Ils m'appellent orgueilleux, « audacieux, et je ne nie pas que je le sois. Mais ils ne « sont pas gens à savoir ce que Dieu est et ce que nous « sommes'.

[12]»

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FOOTNOTES

224

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] « Pro infamibus sunt teueudi, qui etiam per juris capitula terribiliter multis plecteutur posais in omnium huminum te►rorent. » (Positiones fratrie J. Tezelii, pus.

56, Luth. Op., I, p. 98.)

[2] « Fulmina in Lutherum torquet; vociferatur ubique hune Inereticum igni per-dendum esse; propositiones edam Lutheri et concionem de indulgentiis publice coujicit in flammes. (Melanchth., Vila Lulli.)

[3] Eo furunt usque, ut universitatem Wittembergensem pi opter me infamem conantur facere et heereticam. s (Luth. Ep., I, p. 92.)

[4] Luth. Ep., 1, p. 92.

[5] Nisi maledicerer, , non crederem ex Deo esse quin tracto. (Luth. Ep., 1, p. 85.)

[6] Morte emptum est (verbum Dei), continue-t-il dans un langage plein d'é-nergie, •

mortibus vulgatum, mortibus servatum, mortibus quoque servandum mat referendum est.

[7] inter tantos principes dissidii origo esse /aide horreo et timeo. (Luth. Ep., I, p. 93.)

[8] inscio principe, senatu, rectore, deuique omnibus nubis.. (Luth. Ep., p. 99.)

[9] Fit ex ea re ingens undique fabula. o (Luth. Ep.. I, p. 99.)

[10] Omnes omnibus omnia credunt de me. • (Ibid., 109.)

[11] Ibid., p. 98.

[12] I Quid vel Deus vel ipsi sumus. • (Luth. Ep., p. 224.) 225

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

Une résistance plus grave que celle de Tezel était déjà opposée à Luther. Rome avait répondu. Une réplique était partie des murailles du sacré palais. Ce n'était pas Léon X

qui s'était avisé de parler théologie : « Querelle de « moines, avait-il dit un jour ; le mieux est de ne pas s'en mêler. » Et une autre fois : « C'est un Allemand ivre qui « a écrit ces thèses ; quand sots vin aura passé, il parlera « tout autrement'. [1] » Un dominicain de Rome, Sylvestre Mazolini, de Priero ou Prierias, maître du sacré palais, exerçait les fonctions de censeur, et fut en cette qualité le premier qui eut connaissance en Italie des thèses du moine saxon.

Un censeur romain et les thèses de Luther, quelle rencontre ! La liberté de la parole, la liberté d'examen, la liberté de la foi viennent heurter, dans la ville de Rome, ce pouvoir qui prétend tenir en ses mains le monopole des intelligences, et ouvrir et fermer, comme il lui plaît, la bouche de la chrétienté. La lutte de la liberté chrétienne, qui produit des enfants de Dieu, avec le despotisme pontifical, qui produit des esclaves de Rome, est comme symbolisée, dès les premiers jours de la Réformation, dans la rencontre de Luther et de Prierio.

Le censeur romain, prieur général des dominicains, chargé de décider ce que la chrétienté doit dire ou taire, et ce qu'elle doit savoir ou ignorer, se hâta de répondre. Il publia un écrit, qu'il dédia à Léon X. Il y parlait avec mépris du moine allemand, et déclarait avec une suffisance toute romaine « qu'il serait curieux de s'assurer si ce «

Martin là avait un nez de fer ou une tête d'airain, qu'on « ne pût le briser, ... » Puis, sous la forme du dialogue, il attaquait les thèses de Luther, en employant tour à tour la moquerie, les injures et les menaces [2].

Ce combat entre l'augustin de Wittemberg et le dominicain de Rome se livra sur la question même qui est le principe de la Réforme, savoir : « Quelle est pour les chrétiens « la seule autorité infaillible? » Voici le système de l'Église exposé d'après ses organes les plus indépendants :

La lettre de la parole écrite est morte sans l'esprit d'interprétation, qui seul en fait connaître le sens caché. Or, cet esprit n'est point accordé à chaque chrétien, mais à l'Église, c'est-à-dire aux prêtres. C'est une grande témérité que de prétendre que celui qui a promis à l'Église d'être toujours avec elle jusqu'à la fin du monde ait pu l'abandonner à la puissance de l'erreur. On dira peut-être que la doctrine et la constitution de l'Église ne sont plus telles qu'on les trouve dans les saints oracles. Sans doute; mais ce changement n'est qu'apparent : il se rapporte à la forme [3] et non au fond. Il y a plus, ce changement et un progrès. La force vivifiante de l'Esprit divin a donné de la réalité à ce qui, dans l'Écriture, n'était qu'en idée elle a donné un corps aux esquisses de la Parole elle a mis la dernière main à ses ébauches, elle a achevé l'ouvrage dont la Bible n'avait fourni que les premiers traits. Il faut donc comprendre le sens de la sainte Écriture, ainsi que l'a déterminé l'Église, conduite par l'Esprit-226

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Saint. Ici les docteurs catholiques se divisaient. Les conciles généraux, disaient les uns, et Gerson était de ce nombre, sont les représentants de l'Église. Le pape, disaient les autres, est le dépositaire de l'esprit d'interprétation, et personne n'a le droit de comprendre l'Écriture autrement que l'arrête le pontife romain. C'était l'avis de Priério.

Telle fut la doctrine que le maitre du sacré palais opposa à la Réformation naissante.

Il avança sur la puissance de l'Église et du pape des propositions dont les flatteurs les plus déhontés de la cour de Rome auraient eux-mêmes rougi. Voici l'un des points qu'il établit en tête de son écrit : « Quiconque ne s'appuie pas sur la doctrine de l'Église «

romaine et du pontife romain, comme sur la règle in« faillible de la foi, de laquelle l'Écriture sainte elle-même « tire sa force et son autorité, est un hérétique'. [4] »

Puis, dans un dialogue dont les interlocuteurs sont Luther et Sylvestre, ce dernier cherche à réfuter les propositions du docteur. Les sentiments du moine saxon étaient chose toute nouvelle pour un censeur romain; aussi Prierio montre-t-il qu'il n'a compris ni les émotions de son cœur ni les mobiles de sa conduite. Il mesurait le docteur de la vérité à la petite mesure des valets de Rome. « 0 cher « Luther ! lui dit-il, si tu recevais de notre seigneur le pape « un bon évêché et une indulgence plénière pour la réparation de ton église, tu filerais plus doux, et tu prônerais « même l'indulgence que maintenant tu te plais à noircir! » L'Italien, si fier de l'élégance de ses mœurs, prend quelquefois le ton le plus grossier : « Si le propre des chiens est « de mordre, dit-il à Luther, je crains bien que tu n'aies eu « un chien pour père'. [5]» Le dominicain s'étonne presque, à la fin, de la condescendance qu'il a eue de parler au moine rebelle, et il termine en montrant à son adversaire les dents cruelles d'un inquisiteur : « L'Église romaine, « dit-il, qui a dans le pape le faite de son pouvoir spirituel « et temporel, peut contraindre par le bras séculier ceux « qui, ayant d'abord reçu la foi, s'en écartent. Elle n'est « point tenue d'employer des raisons pour combattre et « pour vaincre les rebelles!. [6]»

Ces mots, tracés par la plume de l'un des dignitaires de la cour romaine, avaient un sens très positif. Ils n'épouvantèrent cependant pas Luther. Il crut, ou feignit de croire, que ce Dialogue n'était point de Prierio, mais d'Ulrich de Iiiitten, ou de l'un des autres auteurs des Lettres de quelques hommes obscurs, qui, disait-il, dans sa satirique humeur et pour exciter Luther contre Prierio, avait compilé cet amas de sottises [7]. Il ne désirait pas voir la cour de Rome soulevée contre lui. Toutefois, après avoir gardé quelque temps le silence, ses doutes, s'il en avait, fut dissipés; il se mit à l'œuvre, et deux jours après sa réponse -fut prête.

La Bible avait formé le réformateur et commencé la Réformation. Luther n'avait pas eu besoin du témoignage de l'Église pour croire. Sa foi était venue de la Bible elle-même, du dedans et non du dehors. Il était si intimement convaincu que la doctrine évangélique était inébranlablement fondée sur la Parole de Dieu, que toute autorité extérieure était inutile à ses yeux. Cette expérience que Luther avait faite ouvrait à 227

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Église un nouvel avenir. La source vive qui venait de jaillir pour le moine de Wittemberg devait devenir un fleuve qui désaltérerait les peuples.

Pour comprendre la Parole il faut que l'Esprit de Dieu en donne l'intelligence, avait dit l'Église; et elle avait eu raison jusque-là. Mais son erreur avait été de considérer l'Esprit-Saint comme un monopole accordé à une certaine caste, et de penser qu'il pouvait être renfermé exclusivement dans des assemblées, dans des collèges, dans une ville, dans un conclave. Le vent souffle où il veut, avait dit le Fils de Dieu en parlant, de l'Esprit de Dieu; et en une autre occasion : Ils seront TOUS enseignés de Dieu. La corruption de l'Église, l'ambition des pontifes, les passions des conciles, les querelles du clergé, la pompe des prélats, avaient fait fuir loin des demeures sacerdotales cet Esprit-Saint, ce souffle d'humilité et de paix.

Il avait déserté les assemblées des superbes, les palais des princes de l'Église, et s'était retiré chez de simples chrétiens et de modestes prêtres. Il avait fui une hiérarchie dominatrice, qui faisait souvent jaillir le sang des pauvres en les foulant aux pieds; un clergé fier et ignorant, dont les chefs savaient se servir, non de la Bible, mais de l'épée ; et il se rencontrait tantôt dans des sectes méprisées, tantôt dans les hommes d'intelligence et de savoir.

La nuée sainte, qui s'était éloignée des superbes basiliques et des orgueilleuses cathédrales, était descendue sur les lieux obscurs habités par les humbles, ou sur les cabinets, tranquilles témoins d'un consciencieux travail. L'Église, dégradée par son amour du pouvoir et des richesses, déshonorée aux yeux du peuple par l'usage vénal qu'elle faisait de la doctrine de vie, l'Église, qui vendait le salut pour remplir les trésors que vidaient son faste et ses débauches, avait perdu toute considération, et les hommes sensés n'ajoutaient plus aucun prix à son témoignage. Méprisant une autorité si avilie, ils st tournaient avec joie vers la Parole divine et son autorité infaillible, comme vers le seul refuge qui leur demeurât en un désordre si général.

Le siècle était donc préparé. Le mouvement hardi par lequel Luther changea le point d'appui des plus grandes espérances du cœur de l'homme, et, d'une. main puissante, les transporta des murs du Vatican sur le rocher de "la Parole de Dieu, fut salué avec enthousiasme. C'est l'œuvre que se proposa le réformateur dans sa réponse à Prierio.

Il laisse de côté les fondements que le dominicain avait posés en tête de son ouvrage : «

Mais, dit-il, à votre exemple, je vais aussi, moi, poser quelques fondements.

« Le premier est cette parole de saint Paul : « Si quelqu'un vous annonce un autre évangile que celui que nous vous avons annoncé, quand ce serait nous-même ou un ange « du ciel, qu'il soit anathème. »

« Le second est ce passage de saint Augustin à saint Jérôme : « J'ai appris à ne rendre qu'aux seuls livres canoniques l'honneur de croire très fermement qu'aucun « d'eux n'a erré; quant aux autres, je ne crois pas ce qu'ils « disent, par cela seul qu'ils le disent. »

228

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther pose d'onc ici d'une main ferme les principes essentiels de la Réformation : la Parole de Dieu, toute la Parole de Dieu, rien que la Parole de Dieu. « Si vous comprenez bien ces points, continue-t-il, vous comprendrez « aussi que tout. Votre dialogue est renversé de fond en ci comble ; car vous n'avez fait autre chose que mettre en avant des mots et des opinions de saint Thomas. » Puis, attaquant les axiomes de son adversaire, il déclare franchement qu'il pense que papes et conciles peuvent errer.

Il se plaint des flatteries des courtisans romains, qui attribuent au pape l'un et l'autre pouvoir. Il déclare que l'Église n'existe virtuellement qu'en Christ, et représentativement que dans les conciles' [8].

En venant ensuite à la supposition que Prierio avait faite : « Sans doute vous me «

jugez d'après vous-même, lui dit-il; mais si j'aspirais à « l'épiscopat, certainement je ne tiendrais pas ces discours « qui sonnent si mal à vos oreilles. Vous imaginez-vous « que j'ignore comment l'on parvient à Rome aux évêchés « et au sacerdoce? Les enfants eux-mêmes ne chantent-ils « pas dans toutes les places de cette cité ces paroles si «

connues :

Maintenant, Rome est plus immonde

« Que tout ce qu'on voit dans le monde »? [9]

C'étaient des chansons qui avaient cours à Rome avant l'élection de l'un des derniers papes. Néanmoins Luther parle de Léon avec estime : « Je sais, dit-il, que nous avons en « lui comme un Daniel dans Babylone; son innocence a u déjà souvent mis sa vie en danger. » Il termine en répondant quelques mots aux menaces de Prierio : « Enfin, vous en dites que le pape est à la fois pontife et empereur, et « qu'il est puissant pour contraindre par le bras séculier. « Avez-vous soif du meurtre?... Je vous le déclare : vous « ne m'épouvanterez ni par vos rodomontades ni par le « bruit menaçant de vos paroles. Si l'on me tue, Christ vit, « Christ mon Seigneur et le Seigneur de tous, béni éternellement. Amen'. [10] »

Ainsi, Luther élève d'une main ferme, contre l'autel infidèle de la papauté, l'autel de la Parole de Dieu, seule sainte, seule infaillible, devant lequel il veut que tout genou fléchisse, et sur lequel il se déclare prêt à immoler sa vie.

Prierio publia une réplique, puis un troisième livre sur « la vérité irréfragable de l'Église et du pontife romain, » dans lequel, s'appuyant sur le droit ecclésiastique; il disait que quand même le pape ferait aller les peuples en masse au diable avec lui, on ne pourrait pour cela ni le juger ni le destituer. Le pape, à la fin, fut obligé d'imposer silence à Prierio.

Bientôt un nouvel adversaire se présenta dans la lice; c'était encore un dominicain.

Jacques Hochstraten, inquisiteur à Cologne, que nous avons déjà entendu s'élever contre Reuchlin et les amis des lettres, frémit quand il vit la hardiesse de Luther. Il fallait bien que l'obscurantisme et le fanatisme monacal en vinssent aux mains avec celui qui devait leur donner le coup de mort. Le monachisme s'était formé quand la 229

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vérité primitive avait commencé à se perdre. Depuis lors les moines et les erreurs avaient cru de pair. L'homme qui devait hâter leur ruine avait paru; mais ces robustes champions ne pouvaient abandonner le champ de bataille sans lui avoir livré un rude combat. Ils le lui livrèrent pendant toute sa vie ; mais c'est dans Hochstraten que ce combat est particulièrement personnifié : Hochstraten et Luther; le chrétien libre et fort, et l'esclave fougueux des superstitions monacales! Hochstraten s'irrite, il se déchaîne, il demande à grands cris la mort de l'hérétique ; C'est par les flammes qu'il veut qu'on fasse triompher Rome.

«C'est un crime de haute trahison contre « s'écrie-t-il, que de laisser vivre une heure de plus « un si horrible hérétique. Qu'on élève à l'instant même un « échafaud pour lui »

Ce conseil de sang ne fut, hélas ! que trop bien suivi dans beaucoup de contrées; la voix de bien des martyrs, comme aux premiers temps de l'Église, rendit, au milieu des flammes, témoignage à la vérité. Mais le fer et le feu furent en vain invoqués contre Luther. L'ange de l'Éternel campa continuellement auprès de lui, et le garantit.

Luther répondit à Hochstraten en peu de mots, mais avec une grande énergie : « Va, lui dit-il en finissant, meurtrier en délire, qui n'es altéré que du sang des frères; u mon sincère désir est que tu te gardes bien de m'appeler « chrétien et fidèle, et que tu ne cesses, au contraire, de me décrier comme un hérétique. Comprends bien ces u choses, homme sanguinaire! ennemi de la vérité! et si « ta rage furibonde te porte à entreprendre quelque chose « contre moi, prends garde d'agir avec circonspection, et «

de bien prendre ton temps. Dieu sait ce que je me pro« pose s'il m'accorde la vie Mon espérance et mon « attenté, si Dieu le veut, ne me tromperont pas 1. u Hochstraten se tut.

Une attaque plus pénible attendait le réformateur. Le docteur Eck, le célèbre professeur d'Ingolstadt, le libérateur d'Urbain Régius, l'ami de Luther, avait reçu les fameuses thèses. Eck n'était pas homme à défendre les abus des indulgences; mais il était docteur de l'École et non de la Bible, versé dans les scolastiques et non dans la Parole de Dieu. Si Prierio avait représenté Rome, si Hochstraten avait représenté les moines, Eck représentait l'École. L'École, qui depuis environ cinq siècles dominait la chrétienté, loin de céder aux premiers- coups du réformateur, se leva avec orgueil pour écraser celui qui osait verser sur elle des flots de mépris. Eck et Luther, l'École et la Parole, en vinrent encore plus d'une fois aux mains; mais c'est alors que le combat s'ouvrit.

Eck dut trouver des erreurs dans plusieurs assertions de Luther. Rien ne nous oblige à mettre en doute la sincérité de ses convictions. Il défendit avec enthousiasme les opinions scolastiques, comme Luther les déclarations de la Parole de Dieu. On peut même penser qu'il éprouva quelque peine en se voyant obligé de s'opposer à son ancien ami; cependant, à la manière dont il l'attaqua, il semble que la passion et la jalousie ne furent pas étrangères à sa détermination.

230

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il donna le nom d'Obélisques à ses remarques contre les thèses de Luther. Voulant d'abord sauver les apparences, il ne publia pas son ouvrage, et se contenta de le communiquer confidentiellement à son ordinaire, l'évêque d'Eichstadt. Mais bientôt les Obélisques furent partout répandus, soit que l'indiscrétion vînt de l'évêque, soit qu'elle vînt du docteur. Il en tomba une copie entre les mains de Link, ami de Luther et prédicateur à Nuremberg. Celui-ci se hâta de l'envoyer au réformateur. Eck était un adversaire tout autrement redoutable que Tezel, Prierio et Hochstraten : plus son écrit surpassait les leurs en science et en subtilité, plus il était dangereux. Il prenait un ton de compassion pour son « faible adversaire, » sachant bien que la pitié fait plus de mal que la colère. Il insinuait que les propositions de Luther répandaient le poison bohémien, qu'elles sentaient la Bohême, et par ces malignes allusions il faisait tomber sur Luther la défaveur et la haine attachées en Allemagne au nom de Hus et à celui des schismatiques de sa patrie.

La méchanceté qui perçait dans cet écrit indigna Luther; mais la pensée que ce coup venait d'un ancien ami l'affligea encore plus. C'est donc au prix de l'affection des siens qu'il faut défendre la vérité, [12] Luther épancha son cœur et sa tristesse dans une lettre à Egranus, pasteur à Zwickau. « On m'appelle dans les Obélisques un homme venimeux, « lui dit-il, un bohémien, un hérétique, un séditieux, un « insolent, un téméraire.... Je passe sur les injures plus « légères, telles qu'endormi, imbécile, ignorant, contempteur du souverain pontife, et autres. Ce livre est plein « des insultes les plus noires. Cependant celui qui les a « écrites est un homme distingué, d'un esprit plein de « science, d'une science pleine d'esprit, et, ce qui me « cause le plus de chagrin, un homme qui m'était uni par « une grande amitié récemment contractée [13]: c'est Jean « Eck, docteur en théologie, chancelier d'Ingolstadt, homme « célèbre et illustre par ses écrits. Si je ne connaissais pas « les pensées de Satan, je m'étonnerais de la fureur qui a « porté cet homme à rompre une amitié si douce et si « nouvelle', et cela sans m'avertir, sans m'écrire, sans me « dire un seul mot. »

Mais si Luther a le cœur brisé, son courage n'est point abattu. Il s'anime, au contraire, pour le combat. « Réjouis« toi, mon frère, » dit-il à Egranus, qu'un violent ennemi avait aussi attaqué, « réjouis-toi, et que toutes ces feuilles « volantes ne t'épouvantent pas!

Plus mes adversaires se « livrent à leur furie, plus j'avance. Je laisse les choses qui «

sont derrière moi, afin qu'ils aboient après elles, et je « poursuis celles qui sont devant moi, pour qu'ils aboient « contre elles à leur tour. »

Eck sentit tout ce que sa conduite avait de honteux, et il s'efforça de se justifier dans une lettre à Carlstadt. Il y appelait Luther « leur ami commun. » Il rejetait toute la faute sur l'évêque d'Eichstadt, à la sollicitation duquel il prétendait avoir écrit son ouvrage. Son intention n'avait pas été de publier les Obélisques. Il eût eu sans cela plus égard aux liens d'amitié qui l'unissaient à Luther. Il demandait enfin qu'au lieu d'en venir publiquement aux mains avec lui, Luther tournât plutôt ses armes contre les théologiens de Francfort. Le professeur d'Ingolstadt, qui n'avait pas craint de porter le premier coup, commençait à craindre, en pensant à la force de l'adversaire 231

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle auquel il avait eu l'imprudence de s'attaquer. Il eût volontiers éludé la lutte; mais il était trop tard.

Toutes ces belles paroles ne persuadèrent pas Luther; il était cependant disposé à se taire : « J'avalerai en patience, « dit-il, ce morceau digne de Cerbère [14]. » Mais ses amis furent d'un autre avis. Ils le sollicitèrent, ils le contraignirent même. Il répondit donc aux Obélisques par ses Astérisques, opposant, dit-il en jouant sur ce mot, à la rouille et à la couleur livide des Obélisques du docteur d'Ingolstadt, la lumière et la blancheur éclatante des étoiles du ciel. Dans cet ouvrage il traitait son nouvel adversaire moins durement que ceux qu'il avait eus à combattre avant lui; mais son indignation perçait à travers ses paroles.

Il montrait que dans le chaos des Obélisques ne se trouvait rien des saintes Écritures, rien des Pères de l'Église, rien des canons ecclésiastiques; qu'on n'y rencontrait que gloses scolastiques, opinions, opinions encore, et purs songes'[15]; en un mot, tout cela même que Luther avait attaqué. Les Astérisques sont pleins de mouvement et de vie.

L'auteur s'indigne des erreurs du livre de son ami; mais il a pitié de l'homme [16]. Il professe de nouveau le- principe fondamental qu'il a posé dans sa, réponse à Prierio : «

Le « souverain pontife est un homme, et il peut être induit en « erreur; mais Dieu est la vérité, et nul ne peut le tromper [17]. » Plus loin, usant envers le docteur scolastique d'un argument ad hominem, il lui dit : « C'est certes une impudente si quelqu'un enseigne dans la philosophie d'Aristote ce qu'il ne peut prouver par l'autorité de cet ancien. « — Vous l'accordez. — Eh bien, c'est à plus forte raison - « la plus impudente de toutes les témérités que d'affirmer « dans l'Église et parmi les chrétiens ce que Jésus-Christ « n'a pas lui-même enseigné'[18]. Or, que le trésor des mérites de Christ soit dans les mains du pape, où cela se « trouve-t-il dans la Bible ? »

Il ajoute encore : « Quant au reproche malicieux d'hérésie bohémienne, je porte avec patience cet opprobre « pour l'amour de Jésus-Christ. Je vis dans une université «

célèbre, dans une ville estimée, dans un évêché considérable, dans un puissant duché, où tous sont orthodoxes, « et où l'on ne tolérerait pas, sans doute, un si méchant «

hérétique. [19]»

Luther ne publia pas les Astérisques; il ne les communiqua qu'à des amis. Ce ne fut que plus tard qu'ils furent livrés au public

Cette rupture entre le docteur d'Ingolstadt et le docteur de Wittemberg fit sensation en Allemagne. Ils avaient des amis communs. Scheurl surtout, qui paraît avoir été celui par le moyen duquel les deux docteurs s'étaient liés, Scheurl en fut alarmé. Il était de .ceux qui désiraient voir la réforme s'opérer dans toute l'étendue de l'Église germanique par le moyen de ses organes les plus distingués. Mais si dès le principe les théologiens les plus éminents de l'époque en venaient aux mains; si, tandis que Luther s'avançait avec des choses nouvelles, Eck se faisait le. représentant des choses anciennes, quel déchirement n'y avait-il pas à craindre? De nombreux adhérents ne se 232

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle grouperaient- ils pas autour de chacun de ces deux chefs, et ne verrait-on pas deux camps ennemis se former au sein de l'Empire?

Scheurl s'efforça donc de réconcilier Eck et Luther. Celui-ci déclara qu'il était prêt à tout oublier, qu'il aimait le génie, qu'il admirait la science du docteur Eck [20], et que ce qu'avait fait cet ancien ami lui avait causé plus de douleur que de colère. « Je suis prêt, dit-il à Scheurl, pour la paix « et pour la guerre ; mais je préfère la paix. Mettez-vous « donc à l'œuvre; affligez-vous avec nous de ce que le diable a jeté parmi nous ce commencement de discorde, et « puis réjouissez-vous de ce que Christ dans sa miséricorde a l'a anéanti. D Il écrivit vers le même temps à Eck une lettre pleine d'affection ' [21]; mais Eck ne répondit point à la lettre de Luther; il ne lui fit même faire aucun message'[22]. Il n'était plus temps de réconcilier les esprits. Le combat s'engagea toujours plus. L'orgueil de Eck et son esprit implacable rompirent bientôt entièrement les derniers fils de cette amitié, qui se relâchait de jour en jour.

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FOOTNOTES

[1] Eiu voiler truukeuer Deutscher. • (Luth. Op. (W.), nit, p. 131:7.)

[2]An ferreum nasum aut caput teueum gerat iste Lutherus, ut effringi non posait. •

(Syiv. Prieratis Dialogua.)

[3] Voyez Joh. Gersonis Proposiliones de sensu tillerai S. Scriptural. (Op., t. I.)

[4] A qua etiam sacra Scriptura; robur trahit et auctoritatem, htereticus est (fundamentum tertium).

[5] Si mordere canum est proprium , vereor ne tibi pater cania fuerit. Prieratis Dialogua.)

[6] « Seculari brachio potest eus compescere, nec tenetur rationibus certare ad vineendos protervientes.. (SyIv. Prieratis Dialogua.)

[7] « Convenit luter nos esse personatum aliquem Sylvestrum ex obscuris 'iris, qui tantes inepties in hominem luserit ad provocandum me advenus eum.. (Ep., I, p. 87, du 14 janvier.)

[8] Ego ecclesiam virtualiter non scio niai in Christo, representative non uisi in concilio. • (Luth. Op. lat., p. 174.)

[9]« Quando liane pueri in omnibus plateis urbis vantant : Denique nunc faetis faedissima Rome. (Ibid., p. 83.)

[10] Si occidor, , vivit Christus, Dominus meus et omnium. • (Luth. Op. lat., p. 186. )

[11] Luth. Op. (Lips.), XVII, p. I».

233

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[12] Et quod magie urit, antea mihi magna recenterque contracta amicitia con-motus..

(Luth. Ep., 1, p. 100.)

[13] Quo furore ille amicitias recentissimas et jucundissimas solyeret.

[14] Volui tamen hanc offam Cerbero dignam absorbere patientia.. (Luth. Ep., I, p.

100. )

[15] mais, scholasticisaima, opiniosissima, meraque smala. • (Aaterici, Op. (L.) lat., 1, p. 145.)

[16] Indignor rei et misereor hominis. (Ibid., p. 150.)

[17] Homo est summus pontife=, falli potest. Sed veritas est Deus, qui falli non potess..

(Ibid., p. 155.)

[18]Longe ergo impndentissima omnium temeritas est aliquid in eociesia, use-rere, et inter ehristinues„ quod non docuit Christus.. (Ibid., p. tig.)

[19] Cum privatim dederim Astericos meos, non fit ei respondendi necessitas.. (Luth.

Ep., I, p. 126.)

[20] Diligimus hominis ingenium et admiramur eruditionem. (Luth. Ep., ad Scheurluzu, 15 juin 1518, I, p.125.)

[21] Quod ad me attinet, scripsi ad eum ipsum has, ut vides, amicissimas et plenas literas humauitate ergs eum. • (Luth. Ep., ad Scheurium, 15 juin 1518, 1, p. 195.)

[22] Nihil neque litterarum neque verborum me participera fecit. . (Ibid.) 234

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Telles étaient les luttes que le champion de la Parole de Dieu avait à soutenir dès son entrée dans la carrière. Mais ces combats avec les sommités de la société, ces disputes d'académie sont peu de chose pour le chrétien. Les docteurs humains s'imaginent avoir remporté le plus beau des triomphes s'ils réussissent à remplir du bruit de leurs systèmes quelques journaux et quelques salons. Comme il s'agit chez eux d'une affaire d'amour-propre ou de parti, plus que du bien de l'humanité, ces succès du monde leur suffisent. Aussi leurs travaux ne sont-ils qu'une fumée, qui, après avoir aveuglé, passe sans laisser de traces. Ils ont négligé de déposer le feu dans les masses, ils n'ont fait qu'effleurer l'espèce humaine,

Il n'en est pas ainsi du chrétien; il ne s'agit pas pour lui d'un succès de société ou d'académie, mais du salut des âmes. Il néglige donc volontiers l'escrime brillante à laquelle il pourrait se livrer tout à son aise avec les champions du monde, et préfère les travaux obscurs qui apportent la lumière et la vie dans les cabanes des champs et dans les réduits du peuple. C'est ce que fit Luther, ou plutôt, selon le précepte de son Maître, il fit ces choses-ci, sans laisser celles-là. Tout en combattant les inquisiteurs, les chanceliers d'université, les maîtres du sacré palais, il s'efforça de répandre parmi la multitude des connaissances saines en matière de religion. C'est à ce but que se rapportent divers écrits populaires qu'il publia alors, tels que ses Discours sur les dix commandements, prononcés deux ans auparavant dans l'église de Wittemberg, et dont nous avons déjà parlé, et son Exposition de l'Oraison dominicale pour les laïques simples et ignorants' [1]. Qui n'aimerait à savoir comment le réformateur s'adressait alors au peuple? Nous citerons donc quelques-unes des paroles qu'il envoyait « courir le pays, » comme il le dit dans la préface du second de ces écrits.

La prière, cet acte intime du cœur, sera sans doute toujours un des points par lesquels une réformation de vérité et-de vie devra commencer ; aussi Luther s'en occupe-t-il sans retard. Il est impossible de rendre son style énergique, et la force de cette langue qui se formait, pour ainsi dire, sous sa plume, à mesure qu'il écrivait; cependant nous essayerons.

« Quand tu pries, dit-il, aie peu de paroles, mais beau« coup de pensées et d'affections, et surtout qu'elles soient « profondes. Moins tu parles, mieux tu pries. Peu de paroles et beaucoup de pensées, c'est chrétien. Beaucoup « de paroles et peu de pensées, c'est païen

La prière d'apparence et du corps, c'est ce bourdonnement des lèvres, ce babil extérieur qui se fait sans aucune « attention, et qui frappe les yeux et les oreilles des hommes; « mais la prière en esprit et en vérité, c'est le désir intime, « le mouvement, les soupirs, qui partent des profondeurs « du cœur. La première est la prière des hypocrites et de tous ceux qui se confient en eux-mêmes. La seconde « est la prière des enfants de Dieu qui marchent dans sa « crainte »

235

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Puis, en venant aux premiers mots de la prière du Seigneur : Notre Père, il s'exprime ainsi : « II n'y a point de « nom entre tous les noms qui nous dispose mieux à l'égard «

de Dieu que le nom de père. Il n'y aurait pas pour nous « autant de bonheur et de consolation à l'appeler Seigneur, « ou Dieu, ou Juge Par ce nom de Père les entrailles «

du Seigneur sont émues; car il n'y a pas de voix plus aimable et plus touchante que ne l'est celle d'un enfant « pour son père. « Qui es au ciel. — Celui qui confesse qu'il a un père qui est dans le ciel se reconnaît ainsi comme abandonné « sur la terre. De là vient qu'il y a dans son cœur un désir « ardent, comme l'est celui d'un enfant qui vit hors du

« pays de son père, parmi des étrangers, dans la misère et « dans le deuil. C'est comme s'il disait : Hélas ! mon père, « tu es dans le ciel, et moi, ton misérable enfant, je suis «

sur la terre, loin de toi, dans toutes sortes de dangers, de « nécessités et de deuils.

« Ton nom soit sanctifié. —Celui qui est colère, envieux, « qui maudit, qui calomnie, déshonore le nom de le Dieu, « au nom duquel il a été baptisé. Employant à des usages

« impies le vase que Dieu s'est consacré, il ressemble à un « prêtre qui se servirait de la coupe sainte pour donner à « boire à une truie, ou pour ramasser du fumier

« Ton règne vienne. — Ceux qui amassent des biens, qui « bâtissent avec magnificence, qui cherchent tout ce que « le monde peut donner, et prononcent des lèvres cette «

prière, ressemblent à ces grands tuyaux d'orgue qui « chantent et crient de toutes forces et sans cesser dans les « églises, sans avoir ni paroles, ni sentiment, ni raison »

Plus loin, Luther attaque l'erreur des pèlerinages, si répandue alors : «L'un va à Rome, l'autre à Saint-Jacques; «ce« lui-ci bâtit une chapelle, celui-là fait une fondation, pour «

parvenir au règne de Dieu; mais tous négligent le point « essentiel, qui est de devenir eux-mêmes son royaume. « Pourquoi vas-tu chercher le règne de Dieu au-delà des «

mers? C’est dans ton cœur qu'il doit s'élever.

« C'est une chose terrible, poursuit-il, que de nous entendre l'aire cette prière : Ta volonté soit faite l Où voit- « on faire dans l'Église cette volonté de Dieu?

Un

évêque s'élève contre un autre évêque, une Église contre une autre Église. Prêtres, moines, nonnes, querellent, « combattent, guerroient ; il n'y a en tout lieu que discorde.

« Et cependant chaque parti s'écrie qu'il a une volonté « bonne, une intention droite; et ainsi, à l'honneur et à la « gloire de Dieu, ils font tous ensemble une œuvre du diable

« Pourquoi disons-nous Notre pain ? On continue-t-il en expliquant ces paroles : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. « Parce que nous ne prions pas pour avoir le « pain ordinaire, que les païens mangent et que Dieu donne « à tous les hommes, mais pour notre pain à nous qui « sommes enfants du Père céleste.

« Et quel est donc ce pain de Dieu? —C'est Jésus-Christ « notre Seigneur : Je suis le pain vivant, qui est descendu « du ciel et gui donne la vie au monde. C'est pourquoi, qu'on « ne s'y trompe pas, tous les sermons et toutes les instructions qui ne nous représentent pas et ne nous font pas connaître Jésus-Christ, ne sauraient être le pain journalier et la nourriture de nos âmes

236

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« A quoi sert-il qu'un tel pain nous ait été préparé , s'il « ne nous est pas servi, et qu'ainsi nous ne puissions en « goûter?... C'est comme si l'on avait préparé un magnifique festin, et qu'il n'y eût personne pour distribuer le « pain, pour apporter les mets, pour verser à boire, en sorte que les convives dussent se nourrir de la vue et du «

parfum. C’est pour cela qu'il faut prêcher Jésus-Christ seul.

« Mais qu'est-ce donc que connaître Jésus-Christ, dis-tu, « et quel profit en revient-il ?

Réponse : Apprendre à connaître Jésus-Christ, c'est comprendre ce que dit «

l'Apôtre : Christ nous a été fait, de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption. Or, tu comprends cela, si tu reconnais que toute ta sagesse est une «

condamnable folie, ta justice une condamnable iniquité, ta sainteté une condamnable souillure, ta rédemption une « misérable condamnation; si tu sens que tu es vraiment «

devant Dieu et devant toutes les créatures un fou, un pécheur, un impur, un homme condamné, et si tu montres, « non-seulement par des paroles, mais du fond de ton cœur « et par tes œuvres, qu'il ne te reste aucune consolation « et aucun salut, .si ce n'est Jésus-Christ. Croire n'est autre « chose que manger ce pain du ciel. »

C'est ainsi que Luther demeurait fidèle à sa résolution d'ouvrir les yeux à un peuple aveugle, que des prêtres menaient où bon leur semblait. Ses écrits, répandus en peu de temps dans toute l'Allemagne, y faisaient lever un jour nouveau, et répandaient abondamment les semences de la vérité sur une terre bien préparée. Mais en pensant à ceux qui étaient loin, il n'oubliait pas ceux qui étaient près.

Les dominicains damnaient, du haut de toutes les chaires, l'infâme hérétique. Luther, l'homme du peuple, et qui, s'il l'avait voulu, eût pu, avec quelques paroles, en soulever les flots, dédaigna toujours de tels triomphes, et ne songea jamais qu'à instruire ses auditeurs.

Sa réputation, qui s'étendait de plus en plus, le courage avec lequel il élevait la bannière de Christ, au milieu de l'Église asservie, faisaient suivre ses prédications avec toujours plus d'intérêt. Jamais l'affluence n'avait été si grande. Luther allait droit au but. Un jour, étant monté dans la chaire de Wittemberg, il entreprit d'établir la doctrine de la repentance; et à cette occasion il prononça un discours, qui devint depuis très célèbre, et dans lequel il pose plusieurs des bases de la doctrine évangélique.

Il oppose d'abord le pardon des hommes au pardon du ciel : « Il y a, dit-il, deux rémissions la rémission de la « peine et la rémission de la faute. La première réconcilie

« extérieurement l'homme avec l'Église chrétienne. La « seconde, qui est l'indulgence céleste, réconcilie l'homme « avec Dieu. Si un homme ne trouve pas en lui cette con-

«science tranquille, ce cœur joyeux que donne la rémission de Dieu, il n'y a pas d'indulgence qui puisse l'aider « dût-il acheter toutes celles qui ont jamais été sur la terre.

Il continue ensuite ainsi : « Ils veulent faire de bonnes « œuvres avant que les péchés soient pardonnés, tandis « qu'il faut que les péchés soient pardonnés avant que de «

237

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle bonnes œuvres puissent se faire. Ce ne sont pas les « œuvres qui chassent le péché ; mais chasse le péché, et « Tu auras les œuvres'[2] ! Car les bonnes œuvres doivent être

« faites avec un cœur joyeux et une bonne conscience en« vers Dieu, c'est-à-dire, avec la rémission des péchés. »

Puis il en vient au but principal de son sermon, et ce but fut aussi celui de toute la Réformation. L'Église s'était mise à la place de Dieu et de sa Parole ; il la récuse, et fait tout dépendre de la foi à la Parole de Dieu.

« La rémission de la faute, dit-il, n'est au pouvoir ni du « pape, ni de l'évêque, ni du prêtre, ni de quelque homme « que ce soit; mais elle repose uniquement sur la Parole «

de Christ et sur ta propre foi. Car Christ n'a pas voulu édifier notre consolation, notre salut sur une parole ou sur une œuvre d'homme, mais uniquement sur lui-même, sur son œuvre et sur sa Parole.

Ton repentir et tes œuvres peuvent te tromper ; mais Christ, ton Dieu, ne te mentira pas, il ne chancellera pas, et le diable ne renversera pas ses paroles' [3].

« Un pape, un évêque n'ont pas plus de pouvoir que le « moindre prêtre quand il s'agit de remettre une faute. Et « même, s'il n'y a pas de prêtre, chaque chrétien, fût-ce « une femme, fût-ce un enfant, peut faire la même chose. « Car si un simple chrétien te dit : «

Dieu pardonne le cc péché au nom de Jésus-Christ, » et que toi tu reçoives cette parole avec une foi ferme, et comme si Dieu lui« même te l'adressait, tu es absous si tu ne crois pas que tes péchés te sont pardonnés, tu fais ton Dieu menteur, et tu te déclares plus sûr de tes « vaines pensées que de Dieu et de sa Parole

«

Sous

l'Ancien

Testament, ni prêtre, ni roi, ni prophète n'avaient la puissance d'annoncer la rémission des péchés. « Mais sous le Nouveau chaque fidèle à ce pouvoir. L'Église « est toute pleine de rémission des péchés [4] Si un chrétien « pieux console ta conscience par la parole de la croix, « qu'il soit homme ou femme, jeune on vieux, reçois cette «

consolation avec une foi telle, que tu te laisses mettre « plusieurs fois à mort, plutôt que de douter qu'il en soit « ainsi devant Dieu... Repens-toi; fais toutes les œuvres que

« tu peux faire; mais que la foi que tu as dans le pardon « de Jésus-Christ tienne le premier rang et commande seule « sur le champ de bataille [5]. »

Ainsi parlait Luther à ses auditeurs, étonnés et ravis. Tous les échafaudages que des prêtres impudents avaient élevés à leur profit entre Dieu et l'âme de l'homme étaient abattus, et l'homme était mis face à face de son Dieu. La parole du pardon descendait pure d'en haut, sans passer par mille canaux corrupteurs. Pour que le témoignage de Dieu fût valable, il n'était plus besoin que des hommes y imposassent leur cachet trompeur. Le monopole de la caste sacerdotale était aboli; l'Église était émancipée.

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FOOTNOTES

[1] Op. (Lips.), TU, p. 1.086.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[2] Nicht die Werke treiben die Sünde sus; sondern die Austreibung der Siinds thut gute Werke.. (Luth. Op. (L.), XVII, p. i62.)

[3] a Christus dein Gott wird dir nicht higen, noch wanken. (Ibid.) 8 a Ob es schon eiu Weib oder ein Kind wiire. (Ibid.)

[4] Also siehst du dass die gante Kirche volt von Yergebung der Siinden ist. a (Luth.

Op. (L.). XVII, p. 162.)

[5]Und Hauptmann in Roide bleibe. a

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI

Cependant, il fallait que le feu qui avait été allumé à Wittemberg le fût aussi ailleurs.

Luther, non content d'annonce: la vérité de l'Évangile dans le lieu de sa résidence, soit à la jeunesse académique, soit au peuple, désirait répandre en d'autres lieux les semences de la saine doctrine. L'ordre des augustins devait tenir, au printemps de l'an 1518, son chapitre général à Heidelberg [1]. Luther y fut convoqué comme l'un des hommes les plus distingués de l'ordre. Ses amis firent tout ce qu'ils purent pour le dissuader d'entreprendre ce voyage. En effet, les moines s'étaient efforcés de rendre le nom de Luther odieux dans tous les lieux qu'il devait traverser. Aux insultes ils ajoutaient les menaces. Il fallait peu de chose pour exciter sûr son passage un tumulte populaire dont il pouvait être la victime. « Ou bien, disaient ses amis, ce qu'ils n'oseront faire par « violence, ils le feront par embûches et par fraude'. [2] » Mais Luther ne se laissa jamais arrêter dans l'accomplissement d'un devoir par la crainte du danger, même le plus imminent. Il ferma donc l'oreille aux timides discours de ses amis : il leur montra Celui dans lequel était sa confiance et sous la garde duquel il voulait entreprendre ce voyage si redouté. Puis, les fêtes de Pâques étant passées, il se mit tranquillement en route, à pied, le 13 avril 1518. [3]

Il avait avec lui un guide, nommé Urbain, qui portait son petit bagage et qui devait l'accompagner jusqu'à Wurtzbourg. Que de pensées durent se presser dans le cœur du serviteur du Seigneur pendant ce voyage A Weissenfels, le pasteur, qu'il ne connaissait pas, le reconnut aussitôt pour le docteur de Wittemberg, et lui fit bon accueils. A Erfurt, deux autres frères de l'ordre des augustins se joignirent à lui. A Judenbach, ils rencontrèrent tous trois le conseiller intime de l'Électeur, Degenhard Pfeffinger, qui leur fit les honneurs de l'auberge où ils le trouvèrent. « J'ai eu du plaisir, écrivit Luther à Spalatin, à rendre ce riche seigneur plus pauvre de quelques gros; vous savez « combien j'aime en toute occasion faire quelque brèche « aux riches, au profit des pauvres, surtout si les riches sont « de mes amis'. [4] » Il arriva, à Cobourg accablé de fatigue.

« Tout va bien par la grâce de Dieu, écrivit-il, si ce n'est que j'avoue avoir péché en entreprenant à pied ce voyage. « Mais je n'ai pas besoin, je pense, pour ce péché-là de la « rémission des indulgences; car la contrition est parfaite « et la satisfaction est pleine. Je suis abîmé de fatigue, et « toutes les -voitures sont remplies,. N'est-ce pas assez « et même trop de pénitence, de contrition et de satisfaction [5]»

Le réformateur de l'Allemagne ne trouvant pas une place dans les voitures publiques, ni quelqu'un qui voulût lui céder la sienne, fut obligé, le lendemain matin, malgré sa lassitude, de repartir de Cobourg, modestement à pied. Il arriva à Würzburg le second dimanche après Pâques, vers le soir. Là il renvoya son guide.

C'était dans cette ville que se trouvait l'évêque de Bibra, qui avait accueilli ses thèses avec tant d'approbation. Luther était porteur pour lui d'une lettre de l'électeur de Saxe.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'évêque, tout joyeux de l'occasion qui se présentait de connaître personnellement ce hardi champion de la vérité, se hâta de le faire appeler au palais épiscopal. Il alla à sa rencontre, lui parla avec beaucoup d'affection, et offrit de lui fournir un guide jusqu'à Heidelberg. Mais Luther avait rencontré à Würzburg ses deux amis, le vicaire général Staupitz et Lange, le prieur d’Erfurt, qui lui avaient offert une place dans leur voiture.

Il remercia donc Bibra de son offre; et le lendemain les trots amis partirent de Würzburg. Ils voyagèrent ainsi pendant trois jours, conversant ensemble. Le 21 avril, ils atteignirent Heidelberg. Luther alla loger au couvent des augustins.

L'électeur de Saxe lui avait donné une lettre pour le comte palatin. Wolfgang, duc de Bavière. Luther se rendit à son superbe château, dont la situation fait encore à cette heure l'admiration des étrangers. Le moine des plaines de la Saxe avait un cœur pour admirer cette position de Heidelberg, où se réunissent les deux belles vallées du Rhin et du Necker. Il remit sa lettre à Jacques Simler, intendant de la cour. Celui-ci, l'ayant lue, lui dit : « Vraiment, vous avez là une précieuse lettre de créance [6]. »

Le comte paletin reçut Luther avec beaucoup de bienveillance. Il l'invita souvent à sa table, ainsi que Lange et Staupitz. Une réception si amicale était une grande consolation pour Luther. « Nous nous réjouissions et nous nous divertissions les uns' «

les autres par une agréable et douce causerie, dit-il, a mangeant, buvant, passant en revue toutes les magnificences du palais palatin, admirant les ornements, les armures, les cuirasses, enfin tout ce que contient de « remarquable ce château illustre et vraiment royal'. »

Cependant, Luther avait une autre œuvre à faire. Il devait travailler tandis qu'il était jour. Transporté dans une université qui exerçait une grande influence sur l'ouest et sur le sud de l'Allemagne, il devait y frapper un coup qui ébranlât les Églises de ces contrées. Il se mit donc à écrire des thèses qu'il se proposait de soutenir dans une dispute publique. De telles disputes n'avaient rien que d'ordinaire ; mais Luther sentait que pour que celle-ci fût utile, elle devait occuper vivement les esprits. Son caractère le portait d'ailleurs à présenter la vérité sous une forme paradoxale. Les professeurs de l'université ne voulurent pas permettre que la dispute eût lieu dans leur grand auditoire. On fut donc obligé de prendre une salle du couvent des augustins.

Le 26 avril fut fixé pour le jour du combat.

Heidelberg reçut plus tard la parole évangélique : en assistant à la conférence du couvent on pouvait prévoir déjà qu'elle y porterait des fruits.

La réputation de Luther attira un grand concours d'auditeurs : professeurs, courtisans, bourgeois, étudiants, s'y trouvaient en foule. Voici quelques-uns des Paradoxes du docteur : c'est le nom qu'il donna à ses thèses; peut-être le leur donnerait-on encore de nos jours; il serait facile pourtant de traduire ces paradoxes en propositions évidentes.

1. « La loi de Dieu est une doctrine salutaire de la vie. « Néanmoins elle ne peut point aider l'homme dans la recherche de la justice; au contraire, elle lui nuit. »

241

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 3.

« Des œuvres d’homme, quelque belles et bonnes « qu'elles puissent être, ne sont cependant, selon toute apparente, que des péchés mortels.

4.

« Des œuvres de Dieu, quelque difformes et mauvaises qu'elles puissent paraître, ont toutefois un mérite « immortel. »

7. « Les œuvres des justes eux-mêmes seraient des péchés mortels si, remplis d'une sainte révérence du Seigneur, ils ne craignaient pas que leurs œuvres ne fussent « en effet des péchés mortels'. » [7]

9. « Dire que les œuvres faites sans Christ sont, il est « vrai, mortes, mais ne sont pas mortelles, est un oubli « dangereux de la crainte de Dieu. »

13. « Le libre arbitre, après la chute de l'homme, n'est « plus qu'un simple mot; et si l'homme fait ce qu'il lui est « possible de faire, il pèche mortellement. »

16. « Un homme qui s'imagine parvenir à la grâce en « faisant tout ce qu'il lui est possible de faire ajoute un péché à un autre péché, et il est deux fois coupable. »

18. « Il est certain que l'homme doit entièrement désespérer de lui-même, afin d'être rendu capable de recevoir « la grâce de Christ. »

21 « Un théologien d'honneur appelle mal ce qui est « bien, et bien ce qui est mal; mais un théologien de la « croix parle justement de la chose.

22.

« La sagesse qui apprend à connaître les perfections « invisibles de Dieu dans ses œuvres enfle l'homme, l'aveugle et l'endurcit.

23.

« La loi excite la colère de Dieu, tue, maudit, accuse, juge et condamne tout ce qui n'est pas en Christ'. [8]

24.

« Cependant cette sagesse (§ 22) n'est pas mauvaise, « et la loi (§ 23) n'est pas à rejeter; mais l'homme qui n'étudie pas la science de Dieu sous la croix change en mal «

tout ce qui est bon.

25.

« Celui-là n'est pas justifié qui fait beaucoup d'œuvres, mais celui qui, sans œuvres, croit beaucoup en Jésus-Christ.

26.

« La loi dit : Fais cela; et ce qu'elle commande n'est « jamais fait. La grâce dit : Crois en celui-ci; et déjà toutes « choses sont accomplies'. [9] »

28. « L'amour de Dieu ne trouve rien dans l'homme, « mais il y crée ce qu'il aime.

L'amour de l'homme provient de son bien-aimé'. [10] »

Cinq docteurs en théologie attaquèrent ces thèses. Ils les avaient lues avec l'étonnement que la nouveauté excite. Cette théologie leur paraissait fort étrange.