[17] Libenter etiam morte sua Evangelii gloriam et proféctum emerit. (Corp. Ref. I, p. 285.)
[18] Non ferro, sed consiliis et edictis. (L. Epp. I, p. 563.) 171
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III
Charles-Quint ne résista pas aux sollicitations da nonce. Sa dévotion belge et espagnole avait été développée par son précepteur Adrien, qui occupa plus tard le trône pontifical. Mais il fallait gagner la Diète. « Convainquez cette assemblée, » dit le jeune monarque au nonce. C'était tout ce que désirait Aléandre; on lui promit qu'il serait admis en Diète le 13 février.
Le Nonce se prépara à cette audience solennelle. L'œuvre était importante; mais Aléandre en était digne. Ambassadeur du souverain pontife, et entouré de tout l'éclat de sa charge, il était aussi l'un des hommes les plus éloquents de son siècle.
Les amis de la Réformation n'attendaient pas sans crainte cette séance. L'Électeur, prétextant une indisposition, s'abstint d'y assister; mais il donna à quelques-uns de ses conseillers l'ordre de s'y rendre et de recueillir le discours du Nonce.
Le jour arrivé, Aléandre s'achemina vers l'assemblée 'des princes. Les esprits étaient échauffés : plusieurs se rappelaient Anne ou Caïphe se rendant au Prétoire pour demander la mort de « cet homme « qui séduisait la nation [1]. » Au moment où le Nonce allait franchir le seuil de la porte, l'huissier de la Diète, dit Pallavicini, s'approchant de lui vivement, lui mit les poings sur la poitrine et le repoussa'. [2] «Il était luthérien dans l'âme, » ajoute l'historien romain. Si cette histoire est vraie, elle montre sans doute une étrange passion; mais en même temps elle donne la mesure de la puissance avec laquelle la parole de Luther avait ému jusqu'à ceux mêmes qui gardaient la porte du conseil de l'Empire. Le superbe Aléandre se redressant avec dignité, poursuivit son chemin et 'entra dans la salle. Jamais Rome n'avait été appelée à faire son apologie devant une si auguste assemblée. Le Nonce plaça devant lui les pièces de conviction qu'il avait jugées nécessaires, les livres de Luther et les bulles des papes; puis la Diète ayant fait silence, il dit :
« Très-auguste Empereur, très-puissants princes, très-excellents députés! Je viens soutenir devant « vous une cause, pour laquelle je sens brûler en mon cœur la plus véhémente affection. Il s'agit « de retenir sur la tête de mon maître cette tiare « que tous adorent; il s'agit de maintenir ce trône « papal, pour lequel je serais prêt à livrer mon « corps aux flammes, si le monstre qui a enfanté « l'hérésie naissante que je viens combattre pouvait, consumé par le même bûcher, mêler ses cendres aux miennes [3]. »
« Non! Tout le dissentiment entre Luther et Rome ne roule pas sur les intérêts du pape. J'ai devant moi les livres de Luther, et il suffit d'avoir des yeux au front pour reconnaître que ce sont les saintes doctrines de l'Église qu'il attaque. Il enseigne que ceux-là seuls communient dignement, et après lui plusieurs historiens protestants ont avancé que Pallavicini avait composé lui-même le discours qu'il met dans la bouche d'Aléandre. Il est vrai que l'historien-cardinal annonce lui avoir 172
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle donné la forme sous laquelle il le présente : mais il indique les sources où il l'a puisé, en particulier les lettres d'Aléandre déposées dans les archives du Vatican (Acta Wormatize fol. 66 et 99); je crois donc qu'il y aurait de la partialité à le rejeter en entier. Je rapporte quelque à traits de ce discours d'après les sources protestantes et romaines dont les consciences sont remplies de tristesse et de confusion sur leurs péchés, et que le baptême »
« Il justifie personne, si l'on n'a la foi en la pro« messe dont le baptême est le gage
[4]. Il nie la nécessité de nos œuvres pour obtenir la gloire céleste. Il nie que nous ayons la liberté et la puissance d'observer la loi naturelle et divine. Il affirme que nous péchons nécessairement dans toutes nos actions. Est-il jamais sorti de l'arsenal de l'enfer des traits plus propres à rompre le frein de la pudeur ?.... Il prêche l'abolition des vœux religieux ... Peut-on imaginer une impiété plus sacrilège ?... Quelle désolation ne verra-t-on pas dans le monde, quand ceux qui devaient être le levain des peuples, jetteront leurs vêtements sacrés, abandonneront les temples qu'ils faisaient retentir de leurs saints cantiques, et se plongeront «
dans l'adultère, l'inceste et la dissipation !...
« Énumérerai-je tous les crimes de ce moine audacieux ? Il pèche contre les morts, car il nie le purgatoire ; il pèche contre le ciel, car il dit qu'il ne croirait pas même un ange des cieux; il pèche contre l'Église, car il prétend que tous les chrétiens sont prêtres; il pèche contre les saints, car il méprise leurs écrits vénérables; il pèche contre les conciles, car il nomme celui de Constance une assemblée de démons; il pèche contre le monde, car il défend dé punir de mort quiconque n'a pas commis un péché mortel [5]. Quelques-uns disent qu'il est un homme pieux... Je ne veux pas attaquer sa vie, mais seulement rappeler à cette assemblée que le diable trompe les peuples sous les apparences de la vérité. »
Aléandre, ayant parlé du purgatoire condamné par le concile de Florence, déposa aux pieds de l'Empereur la bulle du pape sur ce concile. L'archevêque de Mayence la releva et la remit aux archevêques de Cologne et de Trêves, qui la reçurent avec gravité et la firent passer aux autres princes. Puis, le Nonce ayant ainsi accusé Luther, en vint à son second but, qui était de justifier Rome.
« A Rome, dit Luther, on promet une chose de la bouche et l'on fait le contraire de la main. CC Si ce fait est vrai, ne faut-il pas en tirer une con« séquence tout opposée?
Si les ministres d'une « religion vivent conformément à ses préceptes, CC c'est une marque qu'elle est fausse. Telle fut la religion des anciens Romains... Telle est celle de « Mahomet, et celle de Luther lui-même; mais telle n'est pas la religion que les pontifes de Rome nous enseignent. Oui, la doctrine qu'ils profèssent les condamne .tous, comme ayant commis « des fautes : plusieurs, comme coupables, et même quelques-uns (je le dis ingénument), comme criminels [6].... Cette doctrine livré leurs actions au « blâme des hommes pendant leur vie, à l'infamie « de 173
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'histoire après leur mort [7]. Or, quel plaisir, quelle utilité, je le demande, eussent trouvé les pontifes à inventer une telle religion ? »
« L'Église, dira-t-on, n'était point aux premiers « Siècles gouvernée par les pontifes romains. — « Qu'en conclura-t-on ? Avec de tels arguments, on pourrait persuader aux hommes de se nourrir « de glands et aux princesses de laver elles-mêmes leur linge. [8]»
Mais c'était à son adversaire, au Réformateur, qu'en voulait surtout le Nonce. Plein d'indignation contre ceux qui disaient qu'il devait être entendu : « Luther, s'écria-t-il, ne se laissera instruire par personne. Déjà le pape l'a cité à Rome, et il ne « s'y est point rendu. Le pape l'a cité alors- à Augsbourg devant son légat, et il n'a paru qu'avec rit un sauf-conduit de l'Empereur, c'est-à-dire après qu'on eut lié les bras du légat, et qu'on ne lui eut laissé de libre que la langue « ... Ah! dit Aléandre en se tournant vers Charles-Quint, je supplie Votre Majesté impériale de ne pas faire une chose qui tournerait à son opprobre! Qu'elle « ne se mêle pas dans une affaire où les laïques n'ont rien à voir. Faites votre œuvre. Que la doctrine de Luther soit interdite par vous dans tout l'Empire; que ses écrits soient- partout brûlés. [9]
« Ne craignez point. Il y a dans les erreurs de Luther de quoi faire brûler cent mille hérétiques... « Et qui avons-nous à craindre? Cette populace ?
« Elle se montre terril avant la bataille par son insolence, main méprisable dans le combat par « sa lâcheté.. Les princes étrangers ? Mais le roi de la France a défendu à la doctrine de Luther « l'entrée, de son roi aulne ; le roi de la Grande« Bretagne lui prépare un coup de sa royale main. « Ce que pensent la Hongrie, l'Italie, l'Espagne,
« vous le savez, et il n'est aucun de vos voisins, « quelle que soit sa haine contre .1,011s qui «vous souhaite 'un mal tel que cette hérésie. « Car si la maison de notre ennemi est proche de la nôtre, nous pouvons lui désirer la fièvre, mais non la peste.... Que sont tous ces luthériens ? « Un ramas de grammairiens insolents, de prêtres corrompus, de moines déréglés, d'avocats ignorants, de nobles dégradés, et de gens du commun égarés .et pervertis. Combien le parti catholique n'est-il pas plus nombreux, plus habile, plus puissant Un décret unanime de cette illustre assemblée, éclairera les simples, avertira les imprudents, décidera ceux qui hésitent, affermira les faibles, — Mais si la cognée n'est pas mise à la racine de, cette plante vénéneuse', si le coup de mort ne lui est pas porté, alors..... je la vois couvrir de ses rameaux l'héritage de Jésus Christ, changer la vigne du Seigneur en une horrible «
forêt, transformer le royaume de Dieu en une tanière de bêtes sauvages, et mettre l'Allemagne eu cet affreux état de barbarie et de désolation auquel l'Asie a été réduite par la superstition de « Mahomet. »
Le Nonce se tut. Il avait parlé durant trois heures.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'entraînement de son éloquence avait ému i semblée. Les princes ébranlés, effrayés, dit Cocbleus, se regardaient les uns les autres, et bientôt des murmures se firent entendre de divers côtés contre Luther et ses partisans [10]. Si le puissant Luther eût été présent, s'il eût pu répondre à ce discours, si, profitant des aveux que le souvenir de son ancien maître, l'infâme Borgia, avait arrachés à l'orateur romain, il eût montré que ses arguments, destinés à. défendre Rome, étaient sa condamnation même, s'il eût fait voir que la doctrine qui mettait en évidence son iniquité, n'était pas inventée par elle, comme le disait l'orateur, mais était cette religion que Christ avait donnée au monde, et que la Réformation rétablissait en son éclat primitif, s'il eût présenté un tableau exact et animé des erreurs, des abus de la papauté, et fait voir comment elle faisait de la religion de Jésus-Christ un moyen d'élévation et de rapine, l'effet de la harangue du Nonce eût au moment même été nul; mais personne ne se leva pour parler. L'assemblée resta sous l'impression de ce discours; et émue, entraînée, elle se montra prête à arracher avec violence du sol de l'Empire l'hérésie de Luther [11].
Néanmoins cette victoire n'était qu'apparente. Il était dans la volonté de Dieu que Rome eût l'occasion de déployer ses raisons et ses forces.
Le plus grand de ses orateurs avait parlé dans l'assemblée des princes; il avait dit ce que Rome avait à dire. Mais c'était précisément ce dernier effort de la papauté, qui pour plusieurs de ceux qui l'entendaient, devait devenir le signe de sa défaite. Si, pour que la vérité triomphe, il faut la confesser hautement, pour que l'erreur périsse, il n'y a aussi qu'à la publier sans réserve. Ni l'une ni Feutre, pour accomplir sa course, ne doit être cachée. La lumière juge de toutes choses.
Peu de jours suffirent pour dissiper ces premières impressions, comme cela arrive toujours quand un orateur couvre de paroles sonores le vide de ses arguments. Le plus grand hombre des princes était prêt à sacrifier Luther; mais nul ne voulait immoler les droits de l'Empire et les griefs de la nation germanique. On voulait bien livrer le moine insolent qui avait osé parler si haut; mais on prétendait faire sentir d'autant plus au pape la justice d'une réforme, quand c'était la bouche des chefs de la nation qui la réclamait. Aussi fut-ce le plus grand ennemi personnel de Luther, le duc Georges de Saxe, qui parla avec la plus grande énergie coutre les empiétements de Rome. Le petit-fils de Podiebrad, roi de Bohême, repoussé par les doctrines de la grâce qu'annonçait le Réformateur, n'avait pas encore perdu l'espérance de voir s'opérer une réforme morale et ecclésiastique.
Ce qui l'irritait si fort contre le moine de Wittemberg, c'était qu'avec ses doctrines méprisées, il gâtait toute l'affaire. Mais maintenant,'voyant le Nonce affecter de con fondre Luther et la réforme de l'Église dans une même condamnation, Georges se leva tout à coup dans l'assemblée des princes, au grand étonnement de ceux qui connaissaient sa haine contre le Réformateur. « La Diète, dit-il, ne doit point 175
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle oublier ses griefs contre la cour de Rome. Que d'abus se sont glissés dans nos États!
Les annates que l’Empereur accorda librement pour le bien de la chrétienté-, maintenant exigées comme une dette ; les courtisans romains inventant chaque jour de nouvelles ordonnances, pour accaparer, pour vendre, pour amodier à d'autres les bénéfices ecclésiastiques, une multitude de transgressions permises; les transgresseurs riches, indignement tolérés, tandis que ceux qui n'ont rien pour se racheter, sont impitoyablement punis ; les papes ne cessant de donner aux gens de leur palais des expectatives et des réserves, au détriment de ceux auxquels les bénéfices; appartiennent; les commandes des abbayes et des couvents de Rome remises aux cardinaux, aux évêques, aux prélats qui s'en approprient les revenus, en sorte que l'on ne trouve plus de religieux dans des couvents qui devraient en avoir vingt ou trente; les dations se multipliant à l'infini, et des boutiques d'indulgences établies dans toutes les rues et sur toutes les places de nos cités, les boutiques de Saint-Antoine, celles, du Saint-Esprit, celles de Saint-Hubert, celles de Saint-Corneille, celles de a Saint-Vincent, et bien d'autres encore; des sociétés achetant à Rome le droit de tenir de tels « marchés, puis achetant de leur évêque le droit
d'étaler leur marchandise, et pour avoir tant « d'argent, pressant, vidant la bourse des pauvres; l'indulgence, qui ne doit être accordée que pour le salut des âmes, et que l'on ne doit mériter que par des prières, des jeûnes des œuvres de charité, se vendant à prix; les officiais des évêques accablant les petits de pénitences, pour des blasphèmes, des adultères, des débauches, des violations de tel ou tel jour de fête, mais n'adressant pas même une réprimande aux ecclésiastiques qui se rendent coupables de tels crimes; des peines imposées au pénitent, et combinées de manière à ce qu'il retombe bientôt dans la mâle faute et donne d'autant plus d'argent [12], voilà quelques-uns ces abus qui crient contre Rome.
On a mis de côté toute honte e; l'on ne s'applique plus qu', une seule chose de l'argent ! Encore de l'argent... en sorte que les prédicateurs qui devraient enseigner la vérité, ne débitent plus que des mensonges, et que non-seulement on les tolère, mais ou les récompense, parce que plus ils « mentent plus ils gagnent C'est de ce puits fangeux que proviennent de toutes parts tant d'eaux corrompues. La débauche donne la main à l'avarice. .Les officiais font venir chez eux des femmes sous-divers prétextes, et s'efforcent de les séduire, tantôt par des menaces, tantôt, par des présents, ou s'ils ne le peuvent, ils les perdent dans leur réputation [13]. Abi c'est le scandale que le clergé donne qui précipite tant de pauvres âmes dans « une condamnation éternelle. Il faut opérer une réforme universelle. Il faut réunir un concile général pour accomplir cette réforme. C'est pour« quoi, très-excellents Princes et Seigneurs; je vous « supplie avec soumission de vous en occuper en toute diligence. »
176
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le duc Georges remit la liste des griefs qu'il avait énumérés. Ce fut quelques jours après le discours d'Aléandre. Cet écrit important nous a été conservé dans les archives de Weimar.
Luther n'avait pas parlé avec plus de force contre les abus de Rouie; mais il avait fait quelque chose de plus. Le duc signalait le mal ; Luther avec le mal en avait signalé et la cause et le remède. Il avait montré que le pécheur reçoit l'indulgence véritable, celle qui vient de Dieu, uniquement par la foi à la grâce et au mérite de Christ; et cette simple mais puissante doctrine avait renversé tous les lieux de marché établis par les prêtres. « Comment devenir pieux ? » disait-il un jour. « Un cordelier répondra : Revêtez un capuchon gris, et ceignez-vous d'une corde. Un romain répliquera : « Entendez la messe et jeûne [14] Mais un chrétien dira : « La foi en Christ seule justifie et sauve. »
« Avant les œuvres nous devons avoir la vie éternelle. Mais quand nous sommes nés de nouveau et faits enfants de Dieu par la parole de la grâce, alors nous faisons de bonnes œuvres. [15]»
La parole du duc était celle d'un prince séculier; la parole de Luther était celle d'un Réformateur. Le grand mal de l'Église était de s'être jetée tout entière au dehors, d'avoir fait de toutes ses œuvres et de toutes ses grâces; des choses extérieures et matérielles. Les indulgences avaient été le point extrême de cette marche: et ce qu'il y a de plus spirituel dans le christianisme; le pardon, s'était acheté dans des boutiques comme le manger et le boire. La grande œuvre de Luther consista précisément en ce qu'il se servit de ce point extrême de la dégénération de la chrétienté, pour reconduire l'homme et l'Église à la source primitive de la vie et rétablir dans le sanctuaire du cœur, le règne du Saint-Esprit. Le remède sortit ici, comme cela arrive souvent, du-mal même, et les deux extrêmes se touchèrent. Dès lors l'Église, qui pendant tant de siècles il était développée au dehors, en cérémonies, en observances et en pratiques humaines, recommença à se développer au dedans, en foi, en espérance et en charité. .
Le discours du duc fit d'autant plus d'effet que son opposition à Luther était plus connue. D'autres membres de la Diète firent valoir d'autres griefs. Les princes ecclésiastiques eux-mêmes appuyèrent ces plaintes [16]. te Nous avons un pontife qui n'aime « que la chasse et les plaisirs, disaient-ils; les bénéfices de la nation germanique se dorment à Rome « à des bombardiers, à des fauconniers, à des charnu brelans, à des âniers, à les garçons d'écurie, à des gardes du corps, et à d'autres gens de cette espèce, ignorants, inhabiles et étrangers à Allemagne »
La Diète nomma une commission chargée de recueillir tous les griefs; elle en trouva cent un. Une députation, composée de princes séculiers et ecclésiastiques, en présenta le relevé à l'Empereur; le conjurant d'y faire droit, comme il s'y était engagé dans sa capitulation. « Que d'âmes chrétiennes « perdues! » dirent-ils à 177
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Charles-Quint « que de « déprédations, que de concussions, à cause des u scandales dont s'entoure le chef spirituel de la « chrétienté! Il faut' prévenir la ruine et le déshonneur de notre peuple. C'est pourquoi tous en« semble nous vous supplions très-humblement, « mais de la manière la plus pressante, d'ordonner « une réformation générale, de l'entreprendre et « de l'accomplir'.[17] »Il y avait alors dans la société chrétienne un pouvoir inconnu qui travaillait les princes et les peuples, une sagesse d'en haut qui entraînait les adversaires mêmes de la Réforme, et qui préparait l'émancipation dont l'heure avait enfin sonné.
Charles ne pouvait être insensible à ces représentations de l'Empire. Ni le Nonce, ni l'Empereur, ne s'y étaient attendus. Celui-ci retira aussitôt l'édit qui ordonnait de livrer aux flammes les écrits de Luther dans tout l'Empire, et y substitua un ordre provisoire de remettre ces livres aux magistrats. [18]
Cela ne satisfit point l'assemblée; elle voulait que le Réformateur comparût. Il est injuste, disaient ses amis, de condamner Luther sans l'avoir entendu et sans savoir par lui-même s'il est l'auteur des livres que l'on veut brûler. — Sa doctrine, disaient ses adversaires, s'est tellement emparée des cœurs, qu'il est impossible d'en -arrêter les progrès, si nous ne l'entendons pas lui-même. On ne disputera point avec lui; et s'il avoue ses écrits et refuse de les rétracter, alors, électeurs, princes, États du Saint-Empire, tous ensembles fidèles à la foi de nos ancêtres, nous aiderons Votre Majesté de toutes nos forces dans l'exécution de ses décrets [19].
Aléandre alarmé, redoutant tout de l'intrépidité de Luther et de l'ignorance des princes, se mit aussitôt à l'œuvre pour empêcher la comparution du Réformateur. Il allait des ministres de Charles aux princes les mieux disposés en faveur du pape, et de ces princes à l'Empereur lui-même [20]. « Il n'est pas permis, disait-il, de mettre en question ce que le Souverain Pontife a arrêté. On ne disputera pas avec Luther, dites-vous ; mais, poursuivait-il, la puissance de cet homme audacieux, le feu de ses regards, l'éloquence de ses paroles, l'esprit mystérieux qui l'anime, ne suffiront-ils pas pour exciter quelque sédition [21]? Déjà plusieurs le vénèrent comme un saint, et l'on trouve partout son image entourée d'une auréole de gloire, comme la tête des bienheureux.... Si l'on veut le citer à comparaître, que du moins on ne le « mette pas sous la protection de la foi publique. [22]»
Ces dernières paroles devaient effrayer Luther ou préparer sa ruine.
Le Nonce trouva un accès facile auprès des grands d'Espagne. Enflammés du plus ardent fanatisme, ils étaient impatients d'anéantir la nouvelle hérésie. Frédéric, duc d'Albe, était surtout transporté de rage, chaque fois qu'il était question de la réforme [23]. Il eût voulu marcher dans le sang de tous ses sectateurs. Luther n'était pas encore appelé à comparaître, que déjà son nom seul agitait tous les seigneurs de la chrétienté, réunis alors dans Worms.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'homme qui remuait ainsi les puissances de la terre, semblait seul en paix. Les nouvelles de Worms étaient alarmantes. Les amis de Luther eux-mêmes étaient effrayés. « II ne nous reste rien « que vos vœux et vos prières, » écrivait Mélanchthon à Spalatin. « Oh! Si Dieu daignait racheter « au prix de notre sang le salut du peuple chrétien [24]. » Mais Luther, étranger à la crainte, s'enfermant dans sa paisible cellule, y méditait, en se les appliquant, ces paroles où Marie, mère de.
Jésus, s'écrie : Mon drue magnifie le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur. Le Puissant m'a fait de grandes choses et son nom est saint. Il a puissamment opéré par son bras. Il a renversé de dessus leurs trônes les puissants et il a élevé les petits [25]. Voici quelques-unes des pensées qui se pressaient dans le cœur de Luther : « Le PUISSANT » dit Marie « Oh! C’est une grande hardiesse de la part d'une jeune fille! D'un seul mot elle frappe de langueur tous les forts, de faiblesse tous les puissants, de folie tous les sages, d'opprobre tous ceux dont le nom est glorieux sur la terre, et elle dépose aux pieds de Dieu seul toute force, toute puissance, toute sagesse et toute gloire. »
« Son bras » continue-t-elle, « et elle appelle ainsi ce pouvoir par lequel il agit de lui-même, et sans le secours des créatures : pouvoir mystérieux Qui s'exerce en secret et dans le silence, jusqu'à ce qu'il ait accompli ce qu'il s'était proposé. La destruction est là, sans que personne ne l’ait vue venir. Le relèvement est là, sans que personne ne s’en soit douté. Il laisse ses enfants dans « l'oppression et la faiblesse, en sorte que chacun se dit : « Ils sont perdus !... Mais c'est alors même qu'il est le plus fort; car c'est quand la force des hommes finit, que la force de Dieu commence. Seulement, que la foi s'attende à le.. Et, d'autre part, Dieu permet à ses adversaires de s'élever dans leur grandeur et leur puissance. Il leur retire le secours de sa forces et les laisse s'enfler de la leur propre'.
Il les met à vide de sa sagesse, éternelle « et les laisse se remplir de leur sagesse d'un jour. Et tandis qu'ils se lèvent dans l'éclat de leur pouvoir, le bras de Dieu s'est éloigné, et leur œuvre... « S’évanouit comme une bulle de savon qui éclate dans les airs. ».
C'est le 10 mars, au moment où' son nom remplissait de crainte la ville impériale, que Luther termina cette exposition du Magnificat:
« On ne le laissa pas tranquille' dans sa retraite. Spalatin, se conformant aux ordres de l'Électeur, lui envoya la note des articles dont on roulait lui demandé la rétractation. Une rétractation, après le refus d'Augsbourg «Ne craigne point » écrit-il à Spalatin, « que je rétracte une seule syllabe i puis« que leur unique argument est de prétendre que « mes écrits sont opposés aux rites 'de ce qu'ils appellent l'Église. Si l'Empereur Charles m'appelle « seulement pour que je nie rétracte, je lui répondrai que je resterai ici, et, ce sera comme si j'eusse « été à Worms et que j'en fusse revenu. Mais si au « contraire l'Empereur veut m'appeler pour me « mettre à 179
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mort, comme un ennemi de l'Empire je suis prêt à me rendre à son appel [26]; car, avec le secours de Christ, je n'abandonnerai pas la parole sur le champ de bataille.
Je le sais; ces hommes sanguinaires ne prendront aucun repos qu'ils ne m'aient ôté la vie. Oh! si seulement il n'y avait que les papistes qui se rendissent coupables de mon sang! »
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FOOTNOTES
[1] Saint Luc, XXIII, i.
[2] Pugnis ejus pectori admotis repulerit. ( Pallavicini, I, p. 112.)
[3] Dummodo mecum una monstrum nascentis haeresis arderet.( Pallavicini, I, p.
97.) Seckendorff
[4] Baptismum neminem justificare, sed fidem in verbum promissionis, cui additur Baptismusl (Cochlœus, Act. Luth. 28.)
[5] Weil er verbiete jemand mit Todes Strafe zu belegen, der nicht eine Todtsünde begangen. ( Seckendorff, p. 333.)
[6] Multos ut quadantenus reos, notmulfos ( dicam ingenue) ut scelestos. (Cardinal Pallavicini, I, p. ioi. )
[7] Linguarum vituperationi dum vivunt, historiarum infamiae post mortem. ( Ibid.)
[8] Quod idem erar, ac revinctis legati brachiis, et Dingua solum soluta. (Ibid. p. log.)
[9] Dus- roo,000 Yetzer ihreothalben verbrannt werden, (Seckend, p. 332. )
[10] Vehementer exterriti atquecommoti, alter altermn intuebantur, atque in Luther= ejusque fautores murmurare ccepemot. ( Cochlreus, p. et.)
[11] Lutberanam hœresim esse funditus evellendam. ( Pallavi. cirai, Ibid. Vie de Léon X par Roscoe, IV, p. 3o.)
[12] Sondera dans er es bald wieder begehe und,mehr Geld erlegen masse.
( Archives de Weymar Seckend, p. 328.)
[13] Dams sis Weibesbllder unter mateheriey Schein beschie-
[14] ken, selbige sodann mit Drohungen und Geschenkén zu alleu suchen, oder in einen b8sén Irerdacht bringen. (Weimar. Arch. Seck., p. 330.)
[15] L. Opp. (W) XXII, 748.752.
[16] Seckend. Vorrede von Fria.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
[17] Biichsenmeistern, Falknern, Pfistern, Eseltreibern, Stallknechten, Trabanten...
(Kapp's Nachlese nützi. Ref. Urkunden, III, p. 262. )
[18] Dass eine Besserung und gemeine Reformation geschehe. (Ibid. p. 275.)
[19] L. Opp. (L) XXII, p. 567.
[20] Quam ob rem sedulo coutestatus est end Czesaris administros (Pallavicini, I, p.
s 13.)
[21] Lingua promptus, ardore vultus, et oris spiritu ad cocci; tandam seditionem....
(Ibid.)
[22] Haud certe &lem publicam illi prmbendam
[23] Albee tua videbatur aliquando furentibus modis agitari... (Ibid.)
[24] Utinam Deus redlimat nome sanguine salutem Christiani populi. (Corp. Ref. I, p. 362.)
[25] Er zieht seine Krafft heraus und liisst sie von eigener Krafft sich aufblasen.
(Ibid.)
[26] Si ad aie occident:1nm deinceps. vocare velit,... offeram me venturum. ( L. Epp.
I, p., 574.)
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV
Enfin, l'Empereur se décida, La comparution de Luther devant la Diète parut seule propre à terminer de quelque manière cette affaire qui occupait tout l'Empire.
Charles-Quint résolut de le faire quitter, mais sans lui donner de sauf-conduit. Ici recommençait pour Frédéric le rôle de protecteur. Le danger qui eût menacé le Réformateur frappait tout le monde. Les amis de Luther, dit Cochlœus, craignaient qu'on ne le livrât au pape, ou que l'Empereur lui-même ne le fasse périr, comme indigne, à cause de l’hérésie obstinée, qu'on- ne lui tint aucune promesse [1]. Il y eut à cet égard entre les princes un débat long et difficile'[2]. Frappés, enfin, de la vaste agitation qui remuait alors les peuples dans presque toute Allemagne, craignant qu'il n'éclatât sur le passage de Luther quelque tumulte soudain ou quelque dangereuse sédition [3] (sans doute en faveur du Réformateur lui-même ), les princes jugèrent plus sage de tranquilliser les esprits à son sujet, et non-seulement l'Empereur, mais encore l'Électeur de Saxe e le duc Georges et le Landgrave de Hesse, par les États desquels il devait passer, donnèrent chacun un sauf-conduit. Le 6 mars 1521, Charles-Quint signa la sommation suivante adressée à Luther :
« Charles, par la grâce de Dieu élu Empereur romain, toujours Auguste, etc., etc.
« Honorable, cher et pieux! Nous et les États du Saint-Empire ici assemblés, ayant résolu de faire « une enquête touchant la doctrine et tes livres que tu as publiés depuis quelque temps, nous t'avons donné pour venir ici et retourner en lieu de sûreté, fwetre sauf-conduit et celui de l'Empire, que nous t'envoyons ci-joint. Notre sincère désir est que tu te prépares aussitôt à ce voyage, afin que dans t'espace des vingt et un jours fixés dans « notre sauf-conduit, tu te trouves certainement ici «
près de nous et que tu n'y manques pas. N'appréhende ni injustice ni violence. Nous voulons maintenir fermement notre sauf-conduit susdit, et nous nous attendons à ce que tu répondes à notre appel. Tu suivras en cela notre sérieux avis.
« Donné dans notre ville impériale de Worms, le sixième jour du mois de mars, l'an du Seigneur 1521 et le second de notre règne.-
« D'après l'ordre de mon Seigneur l'Empereur, de propre main, ALBERT,
Cardinal de Mayence, Archichancelier.
Nicolas Zcvyt ».
Le sauf-conduit renfermé dans cette lettre portait sur l'adresse : « I l'honorable-, notre cher et «pieux docteur, Martin Luther, de t'ordre des Augustins.»
Il commençait ainsi: « Nous Charles, cinquième du nom, par la grâce « de Dieu élu empereur romain, toujours Auguste, « roi d'Espagne, des Deux-Siciles, de Jérusalem, 182
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de « Hongrie, de Dalmatie, de Croatie, etc., archiduc « d'Autriche, duc de Bourgogne, comte de Habsbourg, des Flandres et du Tyrol, etc., etc.-»
Puis, le roi de tant de peuples, faisant savoir qu'il avait cité devant lui un moine Augustin nommé Luther, ordonnait à tous les princes, seigneurs, magistrats, et autres, de respecter le sauf-conduit qu'il lui donnait, sous peine de la punition de l'Empereur et de l'Empire [4].
Ainsi l'Empereur donnait les titres de cher, d'honorable et de pieux, » à un homme que, le chef de l'Église avait frappé d'excommunication. On avait voulu, par la rédaction de ce document, éloigner toute défiance de l'esprit de Luther et de celui de ses anis,.*Gaspard Sturm fut nommé pour porter ce message au Réformateur, et l'accompagner à Worms. L'Électeur, craignant l'indignation publique, écrivit, le 12
mars, aux magistrats de Wittenberg, de pourvoir à' la 'sûreté de cet officier de l'Empereur, et de lui donner une garde, si cela était jugé nécessaire. Le héraut partit.
Ainsi Charles accomplissait les desseins de Dieu. Dieu voulait mettre sur une montagne cette lumière qu'il avait allumée dans le monde; et Empereur, rois et princes s'agitaient aussitôt pour exécuter, sans le savoir, son dessein. Il lui en coûte peu pour exalter ce qu'il y a de plus bas. Un acte de sa puissance suffit pour élever l'humble enfant de Mansfeld, d'une cabane obscure jusqu'au palais où les rois s'assemblent. Il n'y a devant lui- ni petitesse ni grandeur, et, quand il le veut, Charles-Quint et Luther se rencontrent.
Mais Luther se rendra-t-il à cette citation? Ses meilleurs amis en doutaient. '«'Le docteur Martin, » écrivait l'Électeur, le 25 mars, à son frère, « est « appelé ici; mais je ne sais s'il viendra. Je ne sauterais rien augurer de bon. » Trois semaines plus tard, le 16 avril, cet excellent prince, voyant croître le danger, écrivit de nouveau au duc Jean : « Il n y a des ordres affichés contre Luther. Les cardinaux et les évêques l'attaquent avec beaucoup de dureté. Que Dieu tourne tout à bien! Plût à Dieu que je pusse lui procurer un accueil équitable'! »
Tandis que ces choses se passaient à Worms et à Wittemberg, la papauté multipliait ses coups. Le 28 mars, qui était le jeudi avant Pâques, Rome retentit d'une excommunication - solennelle. C'est la coutume d'y publier à cette époque la 'terrible bulle in Ccena Domini, qui n'est qu'une longue suite d'imprécations.
Ce jour-là, les abords du temple où devait officier Fe Souverain Pontife étaient occupés de bonne heure par la garde papale, et par une foule de peuple, accourue de toutes les parties de l'Italie pour recevoir la bénédiction du Saint-Père. Des branches de, laurier et de myrte décoraient la place devant la basilique; des cierges brûlaient sur le balcon du temple et l'ostensoir y était élevé. Tout à coup les cloches font retentir l'air de sons solennels; le pape, revêtu de ses ornements pontificaux, 183
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle parait sur le balcon, porté sur un fauteuil; le peuple tombe à genoux; les têtes se découvrent; les drapeaux s'inclinent; les armes sont couchées par terre, et il se fait un silence solennel. Quelques instants après, le pape étend lentement les mains, les lève vers le ciel, puis les incline lentement vers la terre, en faisant le signe de la croix. Il répète ce mouvement par trois fois. Alors l'air retentit de nouveau du son des cloches, qui annoncent aux campagnes éloignées la bénédiction du Pontife; des prêtres s'avancent avec impétuosité, tenant des flambeaux allumés; ils les renversent, ils les secouent, ils les lancent avec violence, et comme si c'étaient les flammes de l'enfer; le peuple s'émeut, s'agite ; et les paroles de la malédiction tombent du haut du temple [5].
Quand Luther eut connaissance de cette excommunication, il en publia la teneur avec quelques remarques écrites de ce style mordant qu'il savait si bien prendre.
Quoique cette publication n'ait paru que plus tard, nous en rapporterons ici quelques traits. Nous entendrons le grand prêtre de la chrétienté sur le balcon de sa basilique, et le moine de Wittemberg lui répondant du fond de l'Allemagne [6].
Il y a quelque chose de caractéristique dans le contraste de ces deux voix; LE PAPE. « Léon, évêque.... »
Imam
« Évêque.... comme un loup est un berger : car « l'évêque doit exhorter selon la doctrine du salut, « et non vomir des imprécations et des malédictions... »
LE PAPE.,
« ... Serviteur de tous les serviteurs de Dieu.... »
Umm.
« Le soir, quand noirs sommes ivre; mais le matin, nous nous appelons Léon, Seigneur de tous « les seigneurs. »
LE PAPE.
« Les évêques romains, nos prédécesseurs, ont « coutume de se servir à cette fête des armes de la « justice.... »
Bruma.
« Qui, selon toi, sont l'excommunication et l'anathème; mais selon saint Paul, la patience, la « douceur et la charité. (2 Cor. vi, vers. 6. 7,)»
LE PAPE.
184
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
« Selon le devoir de la charge apostolique, et « pour maintenir la pureté de la foi chrétienne... : »
LUTHER. .
« C'est-à-dire les possessions temporelles du « pape. »
LE PAPE.
« Et son Unité, qui consiste dans l'union des « membres avec Christ leur chef.... et avec. son e vicaire.... » -
LUTHER.
« Car Christ n'est pas suffisant : il en faut encore un autre. »
LE PAPE.
« Pour- garder la sainte communion des fidèles, « nous suivons l'antique coutume, et nous excommunions et maudissons de la part du Dieu tout puissant, le Père.... »
LUTHER.
« Dont il est dit : Dieu n'a point envoyé son Fils dans le monde, pour condamner le monde. « (Jean III, 7.) »
LE PAPE.
« ... Et le Fils et le Saint-Esprit, et selon la puissance des Apôtres Pierre et Paul....
et la nôtre « propre.... »
LUTHER.
« ET MOI! dit le loup dévorant, comme si: la puissance de Dieu était trop faible sans lui.. »
LE PAPE.
« Nous maudissons tous les hérétiques, les Garases, les Patarins, les Pauvres de Lyon, les « Arnoldistes; les Spérouistes, les Passagens, les « Wicléfites, les Hussites, les Fraticelles....
LUTHER.
« Car ils ont voulu posséder les saintes Écritures « et ils ont demandé que le pape fût sobre et prêchât la parole de Dieu. »
LE PAPE.
185
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
« ... et Martin Luther, nouvellement condamné « par nous pour une semblable hérésie, ainsi que « tous ses adhérents et tous ceux quels qu'ils « soient, qui lui témoignent quelque faveur. . »
LUTHER.
« Je te rends grâces, ô très-gracieux pontife, de « ce que tu me condamnes avec tous ces chrétiens! « C'est un honneur pour moi que mon nom soit « proclamé à Rome au temps de la fête, d'une ma« Mère si glorieuse, et qu'il coure le monde avec les noms de tous ces humbles confesseurs de « Christ! »
LE PAPE.
« De même, nous excommunions et maudissons tous les pirates et les corsaires.... »
LUTHER.
« Qui donc est le plus grand ces pirates et des corsaires, si ce- n'est celui qui ravit les âmes, les enchaîne et les met à mort? …
[7]. Ce nom est altéré; lisez Gazières ou Cathares.
LE PAPE ET LUTHER.
LE PAPE.
… particulièrement ceux qui naviguent sur notre mer.... »
LUTHER.
« NOTRE mer! ...Saint Pierre, notre prédécesseur a dit : « Je n'ai ni argent ni or.
(Actes ni, 6.) Jésus Christ a dit : Les rois des nations les maitrisent ; il n'en doit pas être de même de vous. (Luc 22 : 25.) Mais si une voiture chargée de foin doit céder le chemin à un homme ivre, à combien plus forte raison saint Pierre et Jésus-Christ lui-même « doivent-ils céder le pas au pape!
LE PAPE.
« De même, nous excommunions et nous maudissons tous ceux qui falsifient nos bulles et nos « lettres apostoliques.... »
LUTHER
« Mais les Lettres de Dieu, les Écritures de Dieu, « tout le monde peut les condamner et les brûler. »
LE PAPE.
« De même, nous excommunions et nous maudissons tous ceux qui arrêtent les vivres que l'on « apporte à la cour de Rome.... »
186
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LUTHER.
Il aboie et il mord, comme le chien à qui l'on « veut ôter son os '. »
LE PAPE.
« De même, nous condamnons et nous maudissons tous ceux qui retiennent des droits judiciaires, « fruits, dîmes, revenus, appartenant au clergé....„
LUTHER.
« Car Jésus-Christ a dit : Si quelqu'un veut plaider contre toi et t'ôter ta robe, laisse-lui encore l'habit (Matth. v, 4o), et nous venons d'en donner le commentaire. »
LE PAPE.
« Quels que soient leur élévation, leur dignité, « leur ordre, leur puissance, leur rang; fussent-ils « même évêques ou rois.... »
LUTHER.
« Car il y aura parmi Vous de faux docteurs qui « mépriseront les puissances et parleront mal des dignités, dit l'Écriture (Jude, 8). »
LE PAPE.
« De même, nous condamnons et nous mu-« clissons tous ceux qui, d'une manière ou d'une « autre, portent atteinte à la ville de Rome, au « royaume de Sicile, aux îles de Sardaigne et de Corse, au patrimoine de Saint-Pierre en Toscane, « au duché de Spolète, au margraviat d'Ancône, à « la campagne, aux villes de Ferrare et de Bénévent, et à toutes autres villes ou pays appartenant «à l'Église de Rome. »
LUTHER.
« Pierre! Pauvre pêcheur! D’où te viennent »
« Rome et tous ces royaumes? Je te salue! Pierre! « Roi de Sicile et pêcheur à Bethsaïda! »
LE PAPE.
« Nous excommunions et maudissons tous les a Chanceliers, conseillers, parlements, procuraties, gouverneurs, officiais, évêques et autres, qui « s'opposent à nos lettres d'exhortation, d'invitation, de défense, de médiation, d'exécution.... »
LUTHER.
« Car le Saint-Siège ne cherche qu'à vivre dans « l'oisiveté, dans la magnificence et dans la débauche, à commander, à tempêter, à tromper, à mentir, à déshonorée à séduire et à commettre toutes sortes d'actes de malice, en paix et en sûreté ...
187
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Seigneur, lève-toi! Il n'en est pas comme les « papistes le prétendent; tu ne nous as point abandonnés, et tes yeux ne se sont pas détournés de « nous! »
Ainsi parlèrent Léon X à Rome et Luther à Wittemberg. Le Pontife ayant terminé ces condamnations, le parchemin sur lequel elles étaient écrites, fut déchiré, et les fragments en furent jetés au .peuple. Aussitôt une grande agitation se manifesta dans la foule; chacun se précipitait et s'efforçait de saisir un des morceaux de la terrible bulle. C'étaient là les saintes reliques que la papauté offrait à ses fidèles, la veille du grand jour de grâce et d'expiation. Bientôt la multitude se dispersa, et les alentours de la basilique rentrèrent dans le silence accoutumé. Retournons à Wittemberg.
C'était le 24 mars. Enfin le héraut impérial avait passé les portes de la ville où se trouvait Luther. Gaspard Sturm se présenta chez le docteur et lui remit la sommation de Charles-Quint. Moment grave et solennel pour le Réformateur. Tous ses amis étaient consternés. Aucun prince, sans excepter Frédéric le Sage, ne s'était encore déclaré pour lui. Les chevaliers, il est vrai, faisaient entendre des menaces ; mais le puissant Charles les méprisait. Luther cependant ne fut point troublé. « Les papis.- « tes, dit-il, en voyant l'angoisse de ses amis, ne « désirent pas ma venue à Worms, mais ma condamnation et ma mort [8]. N'importe! Priez, non «pour moi, mais pour la parole de Dieu. Mon sang « n'aura point encore' perdu sa chaleur, que déjà « des milliers d'hommes dans tout l'univers seront «.rendus responsables de l'avoir versé! Le très saint adversaire de Christ, le pète, le maître, le « généralissime des homicides; insiste pour le répandre. Amen! Que la volonté de Dieu s'accomplisse!
« Christ me donnera son esprit pour vaincre ces «ministres de l'erreur. Je les méprise pendant ma « vie et j'en triompherai par ma mort [9].
On s'agite' à Worms pour me contraindre à me rétracter. Voici quelle sera ma rétractation : J'ai dit autrefois que « le pape était le vicaire de Christ; maintenant je dis qu'il est l'adversaire du Seigneur et l'apôtre du « diable. » Et quand il apprit que toutes les chaires des franciscains et des dominicains retentissaient d'imprécations et de malédictions contre lui : « Oh ! « quelle merveilleuse joie j'en éprouve [10] ! »
s'écria-t-il. Il savait qu'il avait fait la volonté de Dieu, et que Dieu était avec lui ; pourquoi donc ne partirait-il pas avec courage ? Cette pureté de l'intention, cette liberté de la conscience, est une force cachée, mais incalculable, qui ne manque jamais au serviteur de Dieu, et qui le rend plus invincible que ne pourraient le faire toutes les cuirasses et toutes les armées.
Luther vit alors arriver dans Wittemberg un homme qui devait être, comme Mélanchthon, l'ami de toute sa vie, et qui était destiné à le consoler au moment de son départ [11]. C'était un prêtre de trente-six ans, nommé Bugenhagen, qui fuyait les rigueurs dont l'évêque de Camin et le prince Bogislas de Poméranie poursuivaient les amis de l'Évangile, qu'ils fussent ecclésiastiques, bourgeois ou 188
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle lettrés [12]. Né d'une famille sénatoriale, à Wolin en Poméranie (d'où on l'a appelé communément Pomeranus), Bugenhagen enseignait depuis l'âge de vingt ans à Treptow. Les jeunes gens accouraient pour l'entendre; les nobles et les savants se disputaient sa société.
Il étudiait assidûment les saintes lettres, suppliant Dieu de l'instruire Un jour (c'était vers la fin de décembre 1520) on lui remit, comme il était à souper avec plusieurs amis, le livre de Luther sur la Captivité de Babylone. « Depuis que Christ est mort, » dit-il après l'avoir parcouru, « bien des hérétiques ont infesté l'Église; mais il n'exista jamais une peste semblable « à l'auteur de ce livre.[13] » Ayant emporté le livre chez lui, l'ayant lu et relu, toutes ses pensée& changèrent; des vérités toutes nouvelles se présentèrent à son esprit; et étant retourné, quelques jours après, vers ses collègues, il leur dit : « Le monde « entier est tombé dans les plus obscures ténèbres. « Cet homme seul voit la vérité. [14]» Des prêtres, un diacre, l'abbé lui-même, reçurent la pure doctrine du salut, et bientôt, prêchant avec puissance, ils amenèrent leurs auditeurs, dit un historien, des superstitions humaines, au mérite seul puissant de Jésus-Christ [15]. Alors la persécution éclata.
Déjà plusieurs gémissaient dans les prisons. Bugenhagen se déroba à ses ennemis et arriva à Wittemberg. « Il souffre pour l'amour de l'Évangile, » écrivit aussitôt Mélanchthon au chapelain de l'Électeur. « Où pouvait-il s'enfuir, si ce n'est dans notre claulov, « et sous la garde de notre prince [16]? »
Mais nul ne reçut Bugenhagen avec autant de joie que Luther. Il fut convenu entre eux, qu'ans-Sitôt après le départ du Réformateur, Bugenhagen Commencerait à expliquer les psaumes. C'est ainsi que la Providence divine amena alors cet homme puissant, pour remplacer en partie celui que Wittemberg allait perdre. Placé un an plus tard à la tête de l'église de cette ville, Bugenhagen la présida durant trente-six ans. Luther le nommait par excellence le Pasteur.
Luther devait partir. Ses amis alarmés pensaient que si Dieu n'intervenait par un miracle, c'était à la mort qu'il marchait. Mélanchthon, éloigné de sa patrie, s'était attaché à Luther avec toute l'affection d'une âme tendre. « Luther, disait-il, me tient lieu de tous mes amis ; il est• pour moi plus-grand, plus admirable que je ne puis le dire. Vous savez combien Alcibiade admirait son Socrate [17]; mais « c'est autrement encore que j'admire Luther, car « c'est en chrétien. » Puis il ajoutait cette parole si belle et si simple : « Chaque fois que je le conteur pie, je le trouve de nouveau plus grand que lui« même [18]. » Mélanchthon voulait suivre Luther dans ses dangers.- Mais leurs amis communs, et sans doute le docteur lui-même, s'opposèrent à ce Philippe ne devait-il pas, remplacer son ami? Et si celui-ci ne revenait jamais, qui dirigerait alors l'œil vu de la Réforme. « Ah! Plût à Dieu, dit Mélanchthon résigné, mais chagrin, .qu'il m'eût été permis « départir avec lui [19]. ».
189
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le véhément Amsdorf déclara aussitôt qu'il accompagnerait le docteur. Son 'âme forte trouvait plaisir à s'exposer au langer. Sa fierté lui permettait de paraître sans crainte devant une assemblée de rois. L'Électeur avait appelé à Wittemberg, comme professeur de droit, un homme célèbre, d'une gracile -douceur, fils d'un médecin de Saint-Gall, Jérôme Schurff, qui vivait avec Luther dans une grande intimité. « Il n'a pas encore pu se résoudre, « disait Luther, à prononcer la sentence de mort contre un seul malfaiteur [20]. Cet homme timide désira néanmoins, assister le docteur en qualité de conseil, dans ce voyage dangereux. Un jeune étudiant danois, Pierre Suaven, qui logeait chez Mélanchthon, célèbre plus tard par ses travaux évangéliques en Poméranie et en- Danemark, déclara aussi qu'il accompagnerait son maître. La jeunesse des écoles devait être représentée .à côté du champion de la vérité.
L'Allemagne était émue à la pensée des périls qui menaçaient le représentant de son peuple. Il trouva alors une voix digne d'elle pour expresses craintes. Ulric de Hutten tressaillit à la pensée de l’Écot. Toute patrie allait être frappée. Il écrivit, le 1er avril, à Charles-Quint lui-même. « Très excellent Empereur, lui dit-il, vous êtes sur le point de nous perdre et vous-même avec nous.
« Que se propose-t-on dans cette affaire de Luther, si ce n'est de détruire notre liberté,- et d'abattre « votre puissance ? Il n'y a pas dans toute l'étendue de l'Empire, un homme juste, qui ne porte à cette affaire l'intérêt le plus vif [21]. Les prêtres seuls s'élèvent contre Luther, parce qu'il s'est opposé à « leur puissance excessive, à leur luxe honteux, à « leur vie dépravée, et qu'il a plaidé pour la doctrine de Christ, pour la liberté de la patrie, et pour la sainteté des mœurs.
« O Empereur ! Éloignez de votre présence ces orateurs de Rome, ces évêques, ces cardinaux, qui veulent empêcher toute réforme. N'axez-vous pas remarqué la tristesse du peuple, en vous « voyant, à votre arrivée, vous approcher du Rhin, «
entouré de ces gens à chapeau rouge.. . . d'un troupeau de prêtres, e non d'une cohorte de vaillants guerriers [22]. . . .
« Ne livrez pas votre majesté souveraine à ceux « qui veulent la fouler aux pieds!
Ayez pitié de nous! N’entraînez pas dans votre ruine la nation « tout entière !. . .
Conduisez-nous au milieu des plus grands périls, sous les glaives des soldats, sous les bouches de feu [23]; que toutes les nations « conspirent contre nous ; que toutes les armées nous assaillent, en sorte que nous puissions montrer ouvertement notre valeur, plutôt que d'être ainsi vaincus et asservis humblement et en cachette, comme des femmes, sans armes et sans combat
« Ah ! Nous espérions que ce serait vous qui nous délivreriez du joug des Romains, et qui renverseriez la tyrannie pontificale lieu fasse que l'avenir vaille 'nient que ces commencements ! « L'Allemagne tout entière tombe à vos genoux'; [24] « elle vous supplie avec larmes; elle implore votre secours, votre compassion, votre fidélité, et 190
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle par la sainte mémoire de ces Germains qui, lorsque le monde entier était soumis à Rome, ne baissèrent point la tête devant cette ville superbe, elle vous conjure de la sauver, de la rendre à elle-même, de la délivrer de l'esclavage, et de la venger de ses tyrans !.. . »
Ainsi parlait à Charles-Quint la nation allemande, par l'organe du chevalier.
L'Empereur n'y fit pas attention, et jeta probablement avec dédain cette épître à l'un de ses secrétaires. Il était Flamand et non. Germain. Sa puissance, personnelle, et non la liberté et la gloire de l'Empire, était l'objet de tous ses désirs.
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FOOTNOTES
[1] Tanquam perfido hieretico nulla sit servanda fides. (Cochkeus, p. 28.)
[2] Longa consultatio difficilisque disceptatio. (Ibid.)
[3] Cum autem grandis ubique per Germaniam frre totam excitata esset ..animorum commotio. (Ibid.)
[4] Lucas Cranach's Stammbuch, etc. herausgegeben v. Chr. v. Mecheln., p. 12.
[5] Cette cérémonie est décrite dans divers ouvrages, en-tre autres : Tagebuch einer Reise durch Deutschland und Italien. (Berlin, 1817, IV, p. 94.) Les traits principaux remontent, plus loin encore que les temps de Luther.
[6] Voyez, pour la bulle du pape et le commentaire de Luther : « Die Bulla vomdbendfressen... « (L. Qpp. (L.) XVDt, P. 1.)
[7] Gleichwie ein Hund unis Reines willen. (ibid., p. t3.)
[8] Daninatoto et perditum. ( L. Epp. I, p. 556.)
[9] Ut hos Sotaato3 ministres et contemnam vivens et vincam moriens. ( L. Epp. I, p.
579. )
[10]..Quod mire quam gaudeam ! (Ibid., p. 567. )
[11] Venit Wittembergam paulo ante iter Lutheri ad comitia Wormatise indicta.
( Melch. Adam vita Bugenhagii, p. 34-)
[12] Sacerdotes, cives et scholasticos in vincula conjecit. (Ibid., p. 313.)
[13] Precesque adjunxit, quibus divinitus se regi ac, doceri petivit. (Ibid. p. 312.)
[14] In cimmeriis tenebris versatur : bic vir unes et solos varum videt. (Ibid. p. 3t 3. )
[15] A superstitionibns ad unicutn Christi meritum traducere. (Ibid.) 191
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
[16] Corp. Refor. I, p. 361.
[17] « Alcibiade fut persuadé que le commerce de Socrate était un secours que les dieux envoyaient pour instruire et pdur sauver. » (Plutarque, vie d'Alcibiade. )
[18] Quem quoties contemplor, se ipso subinde majorem ju-dico. (Corp. Ref. I, p.
264. )
[19] ,Ugnanalkuisseit mihi unaprofwisci.,(Corip. nef. e, p. 365.) 2. L. Opp. (W), XXII, 2067, x8so.
[20] Tome II. 18
[21] Neque enim quam tata est Germania, ulti boni suret... . (L.. Opp. lat. II, p.
r13% verso. )
[22] Duc nos in Wartiftistiiini potins periculum, duc in ferrum, duc in igues... ( Ibid., p. i83.)
[23] Omnem nunc Germaniain quasi ad germa provolutam tibi....(11M., p. 184.j
[24] Epp. I, p. 580.
192
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V
Le 2 avril était arrivé : Luther devait prendre congé' de ses amis. Après avoir annoncé à Lange, par un billet, qu'il passerait le jeudi ou le vendredi suivant à Erfurt, il dit adieu à ses collègues. Se tournant vers Mélanchthon : « Si je ne reviens pas, » lui dit-il d'une voix émue, « et que mes ennemis me mettent à mort, ô mon frère ne cesse pas d'enseigner, et demeure ferme dans la vérité. Travaille à ma place, puisque je ne pourrai plus travailler moi-même. Si tu vis, peu importe que je périsse.
Puis, remettant son âme entre les mains de celui qui est fidèle, Luther monta dans son char et quitta Wittemberg. Le conseil de la ville lui avait fourni une voiture modeste, recouverte d'une toile, que les voyageurs pouvaient mettre ou ôter à volonté. Le héraut impérial, revêtu de ses ornements et portant l'aigle de l'Empire, était à cheval, en avant, suivi de son domestique. Puis venaient Luther, Schurff, Amsdorf et Suaven dans leur char. Les amis de l'Évangile, les bourgeois de Wittemberg, émus, invoquant Dieu, fondaient en larmes. Ainsi partit Luther.
Il remarqua bientôt que de sinistres pressentiments remplissaient les cœurs de ceux qu'il rencontrait. A Leipzig on ne lui rendit aucun honneur, et l'on se contenta de lui présenter le vin d'usage. A Naumburg, il rencontra un prêtre, probablement [1].
Langer, homme d'un zèle sévère, qui gardait soigneusement dans son cabinet le portrait du fameux Jérôme Savonarole de Ferrare, brûlé en 1498 à Florence, par ordre du -pape' Alexandre VI, comme martyr de la liberté et de la morale, plus encore que comme confesseur de la vérité évangélique. Ayant pris le portrait du martyr italien, le prêtre s'approcha de Luther et le lui tendit en silence. Celui-ci comprit ce que cette image muette lui annonçait ; mais son âme intrépide demeura ferme. « C'est Satan, dit-il, qui voudrait empêcher par ces terreurs, que la vérité ne fût confessée dans l'assemblée des princes, car il prévoit le coup que « cela va porter à son règne [2]. » — « Demeure fermement en la vérité que tu as reconnue, lui dit alors gravement le prêtre, et ton Dieu demeurera « aussi fermement avec toi'. »
Ayant passé la nuit à Naumburg, où le bourgmestre l'avait reçu avec hospitalité, Luther arriva le lendemain au soir à Weimar. A peine y était-il depuis un instant, qu'il entendit des cris de toutes parts : c'était sa condamnation qu'on annonçait.
« Voyez! » lui dit le héraut. Il regarda, et ses yeux étonnés aperçurent des messagers impériaux parcourant la ville, et affichant partout l'édit de l'Empereur, qui prescrivait de remettre aux magistrats ses .écrits. Luther ne, douta pas qu'on n'étalât à l'avance ces rigueurs, pour le retenir par la crainte, et ensuite le condamner comme ayant refusé de comparaître. « Eh bien ! monsieur le docteur, voir' « levez-vous continuer? » dit le héraut impérial effrayé. —« Oui, répondit Luther, quoique mis à interdit dans toutes les villes, le continuerai ! Je me repose sur le sauf-conduit de l'Empereur. » Luther eut à Weimar une audience du duc Jean, 193
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle frère de l'Électeur de Saxe, qui y résidait alors le prince l'invita à prêcher. Il y consentit. Des paroles de vie s'échappaient du cœur ému du docteur. Un moine franciscain, qui l'entendit, l'ami de Frédéric Myconius, Jean Voït, fut alors converti à la doctrine évangélique. Il quitta, deux ans après, le couvent, et devint plus tard professeur de théologie à Wittenberg. Le duc donna à Luther l'argent nécessaire à son voyage.
De Weimar le Réformateur se rendit à Erfurt. C'était la ville de sa jeunesse. Il espérait y voir son ami Lange, si, comme il le lui avait écrit, il' n'y avait pas de danger à entrer dans la ville [3]. Comme il en était encore à trois ou quatre lieues, près du village de Nora, il vit paraître dans le lointain une troupe de cavaliers.
Étaient-ce, des amis? Étaient-ce des ennemis? Bientôt, Crotus, recteur de l'université, Eobanus Hesse, l'ami de Mélanchthon, et que Luther appelait le roi des poètes, Euricius Cordas, Jean Draco, d'autres encore, au nombre de quarante, membres du sénat, de l'université, de la bourgeoisie, tous à cheval, le saluent avec acclamations. Une multitude d'habitants d'Erfurt couvre le chemin et fait éclater sa joie. On était avide de voir l'homme puissant qui avait osé déclarer la guerre au pape.
Un jeune homme de vingt-huit ans, nommé Juste Jonas, avait devancé le cortège. [4]
Jonas, après avoir étudié le droit à Erfurt, avait été nommé recteur de l'université en 1519. Éclairé par la lumière évangélique, qui se répandait alors de toutes parts, il avait conçu le désir de devenir théologien. « Je « crois, » lui écrivit Érasme, « que Dieu t'a élu comme un organe, pour faire briller la gloire de son fils Jésus '[5] »
Toutes les pensées de Jonas étaient portées sur Wittemberg, sur Luther. Quelques années -auparavant., n'étant encore qu'étudiant en droit, Jonas, d'un esprit prompt et entreprenant, était parti à pied, accompagné de quelques amis, et avait traversé pour arriver jusqu'à Érasme, alors à Bruxelles, des forêts infestées de voleurs, et des villes ravagées par la peste. N’affrontera-t-il pas maintenant d'autres dangers pour accompagner à Worms le Réformateur? Il lui demanda vivement de lui accorder cette faveur. Luther y consentit. Ainsi se rencontrèrent ces deux docteurs, qui devaient travailler ensemble toute leur vie à l'œuvre du renouvellement de l'Église. La Providence divine groupait autour de' Luther les hommes qui devaient être la lumière de l'Allemagne, les Mélanchthon, les Amsdorf, les Bugenhagen, les Jonas. A son retour de Worms, Jonas fut nommé prévôt de l'église de Wittemberg et docteur en théologie.
« Jonas, disait Luther, est un homme dont il faudrait acheter la vie à grand prix-pour le retenir sur la terre [6]. » Aucun prédicateur n'avait reçu comme lui le don de captiver ses auditeurs.
Poméraiius est exégète, » disait Mélanchthon, moi «je suis .dialecticien, Jonas est orateur. Les paroles découlent de ses lèvres avec une admirable beauté, et son 194
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle éloquence est pleine de force. Mais Luther nous surpasse tous [7]. » Il paraît qu'à peu près vers le même temps un ami d'enfance et un frère de Luther vinrent augmenter son escorte.
La députation d'Erfurt avait tourné bride. Cavaliers et gens à pied, entourant la voiture de Luther, entrèrent dans les murs de la ville. A la porte, sur les places, dans les rues où le pauvre moine avait si souvent mendié son pain, la foule des spectateurs était immense. Luther descendit au couvent des Augustins, où l'Évangile avait consolé son cœur. Lange le reçut avec joie ; Usingen et quelques-uns des pères les plus âgés lui témoignèrent beaucoup de froideur. On désirait l'entendre ; la prédication lui était interdite; mais le héraut, entraîné lui-même, céda.
Le dimanche après Pâques, l'église des Augustins d'Erfurt était remplie d'une grande foule. Ce frère, qui autrefois ouvrait les portes et balayait l'église, monta dans la chaire, et ayant ouvert la Bible, il y lut ces .mots : « La paix soit avec vous et quand Jésus eut dit cela, il leur montra ses mains et son côté. (Jean XX, 19, 20.), Tous les philosophes, dit-il, les docteurs, les écrivains, se sont appliqués à enseigner comment l'homme K. peut obtenir la vie éternelle, et ils n'y sont pas parvenus. Je veux maintenant vous le dire. »
C'est clans tous les siècles la grande .question, aussi les auditeurs de Luther redoublèrent-ils d'attention : il y-a deux espèces d'œuvres, continua le Réformateur : des œuvres étrangères : ce sont les bonnes; des œuvres propres : elles sont peu de chose. L'un bâtit une église, l'autre va eu pèlerinage à Saint-Jacques ou à Saint-Pierre; un troisième jeûne, prie, prend le capuchon, va nu pieds; un autre fait quelque autre chose encore.
« Toutes ces œuvres ne sont rien et périront; car nos œuvres-propres sont sans aucune force. Mais je vais vous dire maintenant quelle est l'œuvre véritable.
Dieu a ressuscité un homme, le Seigneur Jésus-Christ, pour qu'il écrase la mort, détruise le péché, et ferme les portes de l'enfer.
« Voilà l'œuvre du salut. Le démon crut qu'il tenait le Seigneur en son pouvoir, quand il le vit entre deux brigands, souffrant le plus honteux martyre, maudit de Dieu et des hommes... Mais la Divinité déploya sa puissance et anéantit la mort, le péché et l'enfer...
« Christ- a vaincu! Voilà la grande nouvelle ! et nous sommes sauvés par son
œuvre,
et non par les nôtres. —Le pape (lit toute autre chose. Mais « je le déclare, la sainte Mère de Dieu elle-même a été sauvée, non par sa virginité ni par sa maternité, ni 195
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle par sa pureté ou ses œuvres, mais uniquement par le moyen de la foi et par les œuvres de Dieu... »
Comme Luther parlait, un bruit soudain se lit entendre; .une des galeries craqua et l'on crut qu'elle allait céder sous le poids de la- foule. Cela causa une grande agitation dans tout l'auditoire. Les uns s'enfuyaient, les autres restaient frappés d'effroi. L'orateur s'arrêta un moment; puis étendant la main, il s'écria d'une voix forte : « Ne craignez rien n'y a pas de danger : le diable cherche ainsi à m'empêcher d'annoncer l'Évangile, mais il n'y réussira pas [8]. » A cet ordre, ceux qui s'enfuyaient s'arrêtèrent, étonnés et saisis; l'assemblée se calma, et Luther, sans s'inquiéter des tentatives du diable, continua : « Vous nous parlez beaucoup de la foi, me direz-vous peut-être. Apprenez-nous donc comment on peut l'obtenir. « Eh bien, oui, je veux vous l'apprendre : notre Seigneur Jésus-Christ (lit : La paix soit avec vous ! A regardez mes mains, » c'est-à-dire : «Regarde, ô homme ! C’est moi, c'est moi seul qui ai ôté ton péché, et qui t'ai racheté; et maintenant tu as la paix ! dit le Seigneur. .. Je n'ai point mangé le fruit de l'arbre, reprit Luther; vous ne l'avez pas non plus mangé ; mais nous avons reçu le péché qu'Adam nous a transmis, et nous l'avons fait. De même, je n'ai point souffert sur la croix et vous n'y avez pas non plus souffert; mais Christ a souffert pour nous; nous sommes justifiés par l'œuvre de Dieu, et non par la nôtre... Je suis, dit le Seigneur, ta justice et ta rédemption
« Croyons à l'Évangile, croyons à saint Paul, et non aux lettres et aux décrétales des papes... »
Luther, après avoir prêché la foi comme cause de la justification du pécheur, prêche les œuvres comme conséquence et manifestation du salut.
« Puisque 'Dieu nous a sauvés, continue-t-il, ordonnions tellement nos œuvres qu'il y mette son «bon plaisir. Es-tu riche ? Que ton bien soit utile aux pauvres! Es-tu pauvre? que ton service soit « utile aux riches ! Si ton travail n'est utile qu'à toi«
même, le service que tu prétends rendre à Dieu « n'est qu'un mensonge [9]. »
Pas un mot de lui dans ce sermon de Luther : point d'allusions aux circonstances où il se trouve; rien sur Worms, ni sur Charles, ni sur les nonces; il prêche Christ et Christ seul ; dans ce moment où le monde a les yeux sur lui, il n'a aucune préoccupation de lui-même; c'est la marque d'un véritable serviteur de Dieu.
Luther partit d'Erfurt et traversa Gotha, où il prêcha de nouveau. Myconius ajoute qu'au moment où l'on sortait du sermon le diable détacha du fronton de l'église quelques pierres qui n'avaient pas bougé depuis deux cents ans Le docteur alla coucher dans le couvent des bénédictins à Reinhardsbrunn, et se rendit de là à Isenac où il se sentit indisposé. Amsdorf, Jonas, Schurff, tous ses amis en furent effrayés. On le saigna; on lui prodigua des soins empressés; le Schulthess de la ville, Jean Oswald, accourut lui-même, apportent une eau cordiale. Luther- en ayant bu, 196
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle s'endormit, et, les forces que lui donna le repos lui permirent de repartir le lendemain.
Partout les peuples se précipitaient sur ses pas Son voyage était la marche d'un triomphateur. On contemplait avec émotion cet homme hardi, qui allait présenter sa tête à l'Empereur et à l’Empire [10]. Un concours immense l'entourait, on lui parlait: « Ah! » lui disaient quelques tins, « il y a à Worms « tant de cardinaux, tant d'évêques!... Ou vous « brûlera, on réduira votre corps en cendres, comme « on l'a fait de celui de Jean Huss. » Mais rien n'épouvantait le moine. « Quand ils feraient tin feu, « dit-il, qui s'étendit de Worms à Wittemberg et « qui s'élevât jusqu'au ciel, je le traverserais au nom «du Seigneur, je paraîtrais devant eux, j'entrerais « dans la gueule de ce Béluémoth, je briserais ses « dents et je confesserais le Seigneur Jésus Christ [11].
Un jour, comme il venait d'entrer dans une auberge et que la foule se pressait comme, de-coutume autour de lui, un officier s'avança et lui dit : « Êtes-vous l'homme qui a entrepris de réformer « la papauté?... Comment y parviendrez-vous?...
«--- Oui, répondit Luther, je suis l'homme. Je « me repose sur le Dieu tout-puissant, dont j'ai « devant moi la parole et le commandement. » L'officier ému k regarda alors d'un œil plus doux, et lui dit : «Cher ami, ce que vous dites là est quelque chose. Je suis serviteur de Charles; mais votre « maître est plus grand que le mien. Il vous aidera « et vous gardera [12]. Telle était l'impression que produisait Luther. Ses ennemis mêmes étaient frappés à la vue de cette multitude-qui l'entourait; mais c'est sous d'autres couleurs qu'ils ont dépeint ce voyage. Le docteur arriva enfin à Francfort, le dimanche, 14 avril.
Déjà la nouvelle de la marche de Luther était parvenue à Worms. Les amis du pape n'avaient pas cru qu'il obéirait à la citation de l'Empereur. Al--ben, cardinal archevêque de Mayence, eût tout (donné pour l'arrêter sur la route. De nouvelles pratiques furent mises en œuvre pour y parvenir.
Luther, arrivé à Francfort, y prit quelque repos, puis il annonça son approche à Spalatin, qui se trouvait alors à Worms avec l'Électeur. C'est la seule lettre qu'il ait écrite pendant la route. « J'arrive, lui dit-il, bien que Satan se soit-efforcé de m'arrêter «dans le chemin par des maladies. D'Isenac- ici, « je n'ai cessé de languir, et je suis encore comme « je n'ai jamais été. J'apprends que Charles a publié un édit pour m'épouvanter [13]. Mais Christ vit, K et nous entrerons dans Worms, en dépit de toutes les portes de l'enfer et de toutes les puissances « de l'air [14]. Préparez donc mon logement. »
Le lendemain, Luther alla visiter l'école savante de Guillaume Nesse, célèbre géographe de ce temps. « Appliquez-vous, » dit-il aux jeunes garçons, à « la lecture de la Bible et à la 'recherche de la vérité. » Puià, posant sa droite sur l'un de ces enfants, et sa gauche sur un autre, il prononça une bénédiction sur toute l'école.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Si Luther bénissait les enfants, il était l'espérance des vieillards. Une veuve avancée en âge et servant Dieu, Catherine de Holtzhausen, se rendit, vers lui et lui dit : « Mon père et ma mère m'ont « annoncé que Dieu susciterait un homme qui s'op« poserait aux vanités papales et qui sauverait la «Parole de Dieu. J'espère que tu es cet homme-là, « et je te souhaite pour ton œuvre la grâce et le « Saint-Esprit de Dieu [15]. »
Ces sentiments furent loin d'être ceux de tous à Francfort. Le doyen de l'église de Notre-Dame, Jean Cochloeus, était l'un des hommes les plus dévoués à l'Église romaine. En voyant Luther traverser Francfort pour se rendre à Worms, il ne put comprimer ses craintes. Il pensa que l'Église avait besoin de défenseurs dévoués.
Personne n’appelé, il est vrai; n'importe ! A peine Luther eût-il quitté la ville, que Cochlœus partit aussitôt sur ses traces, prêt, dit-il, à donner sa vie pour défendre l'honneur de l'Église [16].
L'épouvante était grande dans le camp des amis du pape. L'hérésiarque arrivait; chaque journée, chaque heure le rapprochait de Worms. S'il y entrait, tout était peut-être perdu. L'archevêque Albert, le confesseur Glapion et tous les politiques qui entouraient l'Empereur, étaient troublés. Comment empêcher ce moine de venir?
L'enlever est chose impossible, car il a le sauf-conduit de Charles. La ruse seule peut l'arrêter. Aussitôt ces hommes habiles forment le plan suivant. Le confesseur de l'Empereur, et son grand chambellan, Paul ' de Armsdorf, partent en toute hâte de Worms'. Ils se dirigent vers le château d'Ebernbaurg, à dix lieues environ de cette ville, où résidait François de Sickingen, ce chevalier qui avait offert à Luther un asile. [17]' Bucer, jeune - dominicain, chapelain de l'Électeur palatin, converti 'à la doctrine évangélique. Lors de la dispute de Heidelberg, était alors réfugié dans cette « hôtellerie des justes.» Le chevalier, qui- n'entendait pas grand-chose aux affaires de religion, était facile à tromper; et le caractère de l'ancien chapelain palatin favorisait les desseins du confesseur. En effet, Bucer était pacifique distinguant les points fondamentaux des points secondaires, il croyait pouvoir sacrifier ceux.ci à l'unité et à la paix [18].
Le chambellan et le confesseur de Charles commencèrent leur attaque. Ils font comprendre à Sickingen et à Bucer que c'en est fait de Luther, s'il se rend à Worms.
Ils, leur déclarent-que l'Empereur est prêt à envoyer quelques savants à Ebernbourg, afin d’'y conférer avec le docteur. — « C'est sous; « votre garde, » disentils au- chevalier, « que les « deux partis se placeront. —Nous sommes d'accord avec Luther sur toutes les choses essentiel« les, » disent-ils' à Bucer; « il s'agit seulement de « quelques points secondaires : vous nous servirez de médiateur. » Le- chevalier et le docteur sont ébranlés. Le confesseur et le chambellan poursuivent : « Il faut que l'invitation adressée à Luger « vienne de vous, disent-ils à Sickingen, et que «
Bucer en soit le porteur.' [19] » On convint de tout selon leurs désirs. Que Luther 198
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle trop crédule vienne seulement à Ebernbourg, son sauf-conduit sera bientôt expiré, et alors-qui pourra le défendre ?
Luther était arrivé à Oppenheim. Son sauf-conduit n'était plus valable que pour trois jours- Il voit une troupe de cavaliers s'approchent et bientôt il reconnaît à leur tête ce Bucer avec lequel il avait eu à Heidelberg des conversations. [20]
« Ces cavaliers appartiennent à François de Sickingen ; » lui dit Bucer, après les premiers épanchements de l'amitié. «Il m'envoie vers vous, « pour vous conduire à son château fort Le Confesseur de l'Empereur désire avoir avec vous un entretien.
Son influence sur Charles est sans bornes; tout petit s'arranger [21]. Mais évitez Aléandre!» Jonas, Amsdorf, Schurff ne savent que penser. Bucer insiste; mais Luther n'hésite pas. «Je continue mon chemin, répond-il à Bucer, et si le confesseur de l'Empereur a quelque chose à me dire, « il me trouvera à Worms. Je me rends là où je suis appelé.»
Cependant Spalatin lui-même commençait à se troubler et à craindre. Entouré à Worms des ennemis de la Réformation, il entendait dire que l'on ne devait point respecter le sauf-conduit d'un hérétique. Il s'alarma pour son ami. Au moment où celui-ci approchait de la ville, un messager se présenta et lui dit de la part du chapelain : «N'entrez point dans Worms! » Ainsi, son meilleur ami, le confident de l'Électeur, Spalatin lui-même!... Luther, inébranlable, porte ses regards sur cet envoyé, et répond : « Allez et dites à votre maître, « que quand même il y aurait autant de diables à « Worms, qu'il y a de tuiles sur les toits, j'y entrerais... [22] »
Jamais peut-être Luther n'a été si grand.
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FOOTNOTES
[1] Terrorem hune a Sathana sibi dixit adferri, (Meleh.Adam., p. 117.)
[2] Er wolle bey der erkandten Wahrheyt mit breytem Fuss aushalten (Matbesius Historien, p. 23 : nous citons d'après la première édition de x566.)
[3] Nisi periculum sit Erfordiam ingredi. (L. Epp. I, p. 580.)
[4] Hosinter, qui nos' prœvenerat, ibat Jonas, lite decus nostri, primaque faina Cbori. (Eob. Hessi Elegia secunda.)
[5] Velut organum quoddam electum ad illustrandam filii sui Jesu gloriam. (Erasm.
Epp. V. 27.)
[6] Vir est quem oportuit multo pr2etio emptum et servatum in terra. ( Weismann. I, p. 1436.)
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
[7] Pomeranus est grammaticus, ego sum dialecticus, Jonas est orator....Lutherus vero nobis omnibus antecellit; (Knapp. Narrat. de J. Jona, p. 58i.)
[8] L. Opp. (L.)-XII, p. 485.
[9] lier facienti occurrebant populi. (Pallavicini, Hist. C. Tr. I, p. 14.)
[10] Quai:drogue iter faciebant, frequens erat concursus ho-minum, videndi Lutheri studio. ( Cochlceus, p. 29. )
[11]. Ein Feuer das bis an den Rimmel reichte ( Keil I , p.98.1
[12] Nun habt Ihr einen grâssern Herrn, demi Ich.(ib., p.99.)
[13] In diversoriis multa. propinatio, 'feta cornpotatio, . mu-*km quinine gandin : adeo ut Luther» ipso aticubi. sdnora testudine ludens, omnium in se oculos converteret,
velut
Orpheus
guidant,
sed
rastas
adhuc
et
camullatasieoquanairabilior. (Cochlieus, p. 29.)
[14] Intrabimus Wormatiam, invitis omnibus portis inferni et potentatibus aeris. ( L.
Epp. I, p. 987. )
[15] leh hoffe dans du der Verheissene.... ( Cypr. Hilar. Ev. p. 6o8. )
[16] illac transeuntem subsequutus, ut pro honore ecclesige vitam suam....
exponeret. ( Cochkeus, p. 36.) C'est celui que nous citons souvent.
[17] Dass der Keyser seinen Beichtvater und Ihrer elajest. Ober-Kammerling, zu Sickingen schickt. ( L. Opp. jun ,p. 587.)
[18] Condoeefaciebat irCepcsect a prohabilibus distinguere,
[19] scirent quœ retinenda.... (M. Adam. Vit. Buceri, p. 2214 a. Dass er sollte den Luther zu sic,h fodern, P.-587: ) - •
[20] Da kam Bucer zu, mit etliehen Rentern. (Ibid.)
[21] Und /milite mir überreden zu Sickingen gen Ebernburg zu kommen. )
[22] Wenn so viel Teufel zu Worms wiren, als Ziegel auf den Dàchern, nocliwollt Ich hinein! (L. Opp. (L.) XVII, p. 5137.) Tome IL 19
200
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI
L'envoyé retourna à Worms et y rapporta cet étonnant message. « J'étais alors intrépide, » dit Luther peu de jours avant sa mort, «je ne Craignais « rien. Dieu peut donner à un homme une telle au« dace. Je ne sais si à présent j'aurais autant de «
liberté et de joie. » « Quand la cause est bonne, » ajoute son disciple Mathésius, « le cœur grandit, et « il donne du courage et de la force aux évangélistes et aux soldats
[1]. »
Enfin, le 6 avril, au matin, Luther découvrit les Mn de l'antique cité. On l'attendait.
Il n'y avait plus dans Worms qu'une seule pensée. De jeunes nobles, ne pouvant contenir leur impatience, Bernard de Hirschfeld, Albert de Lindenau, avec six cavaliers et d'autres gentilshommes de la suite des princes, au nombre de cent, si l'on en croit Panavicini, coururent à cheval au-devant de lui, et l'entourèrent, pour l'escorter au moment de son entrée. Il approchait devant lui le héraut impérial cavalerait, revêtu de tous les insignes de sa charge. Luther venait ensuite dans son modeste char. Jonas le suivait à cheval ; les cavaliers l'entouraient. Une foule immense de peuple l'attendait devant les portes. A dix heures il franchit ces murailles, d'où tant de personnes lui avaient prédit -qu'il ne sortirait plus. Le voilà dans Worms.
Deux mille personnes accompagnaient à travers les rues de la ville le fameux moine de Wittemberg. On se précipitait à sa rencontre. De, moment en Moment la foule grossissait. Elle était beaucoup plus grande que lors de l'entrée de l'Empereur. Tout à coup, rapporte un historien, un homme revêtit d'habits singuliers, et portant devant lui une grande croix, comme c'est l'usage dans les convois funèbres, se détache de la facule, s'avance vers Luther, puis, d'une voix haute et de ce ton plaintif et cadencé dont on dit les messes pour le repos de l'âme des morts, il chante ces paroles, comme s'il les eût fait entendre de l'empire des trépassés C'est par un requiem que l'on célèbre l'arrivée de Luther. C'était le fou de Cour de l'un des ducs de Bavière et qui, si l'histoire est vraie donnait à Luther un de ces avertissements, pleins à la fois de sagesse et d’ironie, dont on cite tant d'exemples de la pan de ce personnages. Mais le bruit de la multitude couvrit bientôt le de profundis du port croix. Le cortège n'avançait qu'avec peine à travers les flots du peuple. Enfin 9 le héraut de ISI/P• pire s'arrêta devant l'hôtel [2]. des chevaliers de Rhodes, C'était là que logeaient deux conseillers de l'É1eca tem., Frédéric de Thun et Philippe de Feilitzsch, ainsi que le maréchal de l'Empire, Utric de Pappenheim.
Luther descendit de son char, et mettant pied à terres il dit e *Dieu sera ma défense
[3]. a Je suis entré d dans Worms eu' 111% ehar couvert et dans mon * froc, dit-il plus tard [4]. Tout le monde accourait « dans les rues, et voulait v.ir le moine Martin 201
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle La nouvelle de son arrivée remplit d'épouvante et l'Électeur de Saxe et Méandre. Le jeune et élégant archevêque Albert, qui tenait le milieu entre ces deux partis, était consterné de tant d'audace.
« Si je n'avais pas eu plus de courage que lui, dit Luther, il est vrai que l'on ne m'aurait jamais vu dans Worms...
Charles-Quint convoqua aussitôt son conseil. Les conseillers intimes de l'Empereur se rendirent en hâte au palais ; car l'effroi les gagnait. « Luther « est arrivé, dit Charles, que faut-il faire ?»
Modo, évêques de Palerme et chancelier des Flandres, répondit, si nous en devons croire le témoignage de Luther lui-même : « Nous nous sommes longtemps consultés à ce sujet. Que Votre Majesté impériale se défasse promptement de cet homme.
« Sigistnond n'a-t-il pas fait brûler Jean Huss ? On «n'est tenu, ni de donner, ni de tenir un sauf-conduit à un hérétique [5]. » « Non, dit Charles, ce qu'on a promis, il faut qu'on le tienne. » On se résigna donc à faire comparaître le Réformateur.
Tandis que les grands s'agitaient ainsi dans leurs conseils au sujet de Luther, il y avait bien des hommes dans Worms qui se réjouissaient de- pouvoir enfin contempler cet illustre serviteur de Dieu. Capiton, chapelain et conseiller de l'archevêque de Mayence, était parmi eux au premier rang. Cet homme remarquable, qui peu auparavant avait annoncé l'Évangile eu Suisse avec beaucoup de liberté', [6] croyait alors devoir à la place qu'il occupait,- une conduite qui le faisait accuser de lâcheté par les Évangéliques, et de dissimulation par les Romains'.[7]
Il avait cependant prêché à Mayence avec clarté la doctrine de la foi. Au moment de son départ, il s'était fait remplacer par un jeune prédicateur plein de zèle, nommé Hédion. La. Parole de Dieu n'était point liée dans cette ville, siège antique du Primat de l'Église germanique. On y écoutait avec avidité l'Évangile ; en vain les moines s'efforçaient-ils de prêcher à leur manière la sainte Écriture, et employaient-ils tous les moyens en leur pouvoir, afin d'arrêter l'élan des esprits ; ils ne pouvaient y parvenir [8]. Mais tout en prêchant la doctrine nouvelle, Capiton s'efforçait de demeurer l'ami de ceux qui la persécutaient. Il se flattait, avec quelques hommes qui pensaient comme lui, d'être ainsi d'une grande utilité à l'Église. A les entendre, si Luther n'était pas brûlé, si tous les Luthériens n'étaient pas excommuniés, cela n'était dû 'qu'à l'influence qu'avait Capiton sur l'archevêque Albert [9]. Le Doyen de Francfort, Cochlœus, qui arriva à Worms presque eu même temps que Luther, alla aussitôt chez Capiton. Celui-ci, qui était au moins extérieurement, dans de très-bons rapports avec Aléandre, lui présenta Cochloeus, servant ainsi de lieu entre les deux plus grands ennemis du Réforma [10], Leur Capiton crut sans doute être très utile à la cause de Christ en gardant tous ces ménagements; mais on ne saurait dire 202
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle qu'il en résulta quelque bien. L'événement déjoue presque toujours ces calculs d'une sagesse toute humaine et prouve qu'une marche décidée, en étant la plus franche, est aussi la plus sage.
Cependant la foule ne cessait d'entourer l'hôtel de Rhodes, où Luther était descendu, Il était pour les uns un miracle de sagesse, pour les autres un monstre d'iniquité.
Toute la ville voulait le voir [11]. On lui laissa pourtant les premières heures pour se remettre de sa fatigue, et converser avec ses plus intimes amis. Mais à peine le soir fut-il venu que des comtes, des barons, des chevaliers, de simples gentilshommes, des ecclésiastiques, des bourgeois, s'empressèrent autour de lui.
Tous, et ses Plus grands ennemis mêmes, étaient frappés de la hardiesse de sa démarche, de la joie qui paraissait l'animer, de la puissance de ses paroles, de cette élévation et de cet enthousiasme si imposants, qui donnaient à ce simple moine une irrésistible autorité. Mais les uns attribuaient cette grandeur à quelque chose de divin qui se trouvait en lui, tandis que les amis du pape s'écriaient hautement qu'il était possédé d'un démon LM visites se *u,c42é. Baient, et cette foule de curieux retint Luther fW bout jusqu'avant dans la nuit. , Le lendemain mercredi, 17 avril, au matin, le maréchal héréditaire de Ulric de Papenheim, le cita à comparaître, à quatre heures après midi, en présence de Sa Majesté impériale et dos États de l'Empire. Luther reçut ce message avec ne profond respect.
Ainsi tout est arrêté; il va paraitre pour Jésus-Christ devant la plus auguste assemblée de l'univers. Les encouragements ne lui manquent pas. Le bouillant chevalier Ulric de Miner'[12], se trouvait alors dans le château d'Ebernbourg. Ne pouvant se rendre à Worms ( ear. Léon X avait demandé à Charles Quint de l'envoyer à Rome pieds et poings liés), il voulut du moins tendre à Luther la main d'un ami, et ce même jour, 17 avril, il, lui écrivit, en empruntant les paroles d'un roi d'Israël* ; y Que «Eternel te réponde au jour de ta détresse! Que le nom du Dieu de Jacob te mette en une haute retraite! Qu'il envoie ton secours du saint lieu, et « qu'il te soutienne de Sion! Qu'il te donne le 414fir « de ton cœur, et qu'il fasse réussir tes desseins [13] « O bien-aimé Luther I mon respectable père!, .. « ne craignez, point et soyez fort. Le conseil des « méchants vous a assiégé, et ils ont ouvert contre « vous la bouche, comme des lions rugissants. « Mais le Seigneur se lèvera contre les impies et les dispersera.[14] Combattez donc vaillamment pour «Christ. Quant à moi, -je combattrai aussi avec courage. Plût à Dieu qu'il me fût permis de voir coince ils froncent leurs sourcils. Mais le Seigneur « nettoiera sa vigne, que le sanglier de la forêt dévastée. -- Christ vous sauve '[15] ! i Bucer fit 'ce que Hutten n'avait pu faire; il arriva lui-même d'Ebernbourg à Worms, et ne quitta pas son ami durant tout son séjour'.
203
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais Luther cherchait sa force ailleurs que dans les hommes. « Celui qui, attaqué par l'ennemi, tient « le bouclier de la foi, disait-il un jour, est comme « Persée tenant la tête de la Gorgone. Quiconque la « regardait était mort. Ainsi devons-nous présenter « le Fils de Dieu aux embûches du diable [16]. » Il eut dans cette matinée -
du 17 avril des moments de trouble, où la face de Dieu lui était voilée. Sa foi défaille ; ses ennemis se multiplient devant lui ; son imagination en est frappée. ..
Son âme est comme un navire qu'agite la plus violente tempête, qui chancelle, qui tombe au fond de l'abîme, et puis qui remonte jusqu'aux cieux. Dans cette heure d'une douleur amère, où il boit la coupe de Christ, et qui est pour lui comme tin jardin de Gethsémané, il se jette le visage contre terre, et fait entendre ces cris entrecoupés que l'on ne saurait comprendre si l'on ne se' représente les angoisses des profondeurs desquelles ils montaient jusqu'à Dieu [17]:
« Dieu tout-puissant! Dieu éternel! Que le monde est terrible ! Comme il ouvre la bouche pour m’engloutir! et que j'ai peu de confiance en toi !
« Que la chair est faible, et que Satan est puissant! « Si c'est dans ce qui est puissant selon le inonde « que je dois mettre mon espérance, c'en est fait de « moi....
La cloche est fondue [18], le jugement-est prononcé ! O Dieu! ô Dieu!. .. . ô toi mon Dieu. Assiste-moi contre toute la sagesse du monde! Fais-le; tu dois le faire.... toi seul... « Car ce n'est pas mon œuvre, mais la tienne. Je n'ai « ici rien à faire, je n'ai rien à débattre, moi, avec « ces grands seigneurs du monde! Moi aussi je voudrais corder des jours heureux et tranquilles. Mais « la cause est la tienne.... et elle est juste et éternelle! O Seigneur! Sois-moi en aide! Dieu fidèle, « Dieu immuable ! Je ne nie repose sur aucun « homme. C'est en vain! Tout ce qui est de l'homme « chancelle; tout ce qui vient de l'homme défaille. « O Dieu! ô Dieu!. . . n'entends-tu pas ?.. . Mon
« Dieu! Es-tu mort ?. . . Non', tu ne peux mourir! Tu « te caches seulement. Tu m'as élu pour cette œuvre. Je le sais ! . . . Eh bien ! Agis donc, ô Dieu! . . . tiens« toi à côté de moi, pour le nom de ton Fils bien« aimé Jésus-Christ, qui est ma défense, mon bon« chier et ma forteresse. »
Après un moment de silence et de lutte, il poursuit ainsi « Seigneur ! où restes-tu?. ..
O mon « Dieu où es-tu ?... Viens ! Viens! Je suis prêt!
« Je suis prêt à laisser ma vie pour ta vérité... patient comme un agneau. Car la cause est juste, et « West le tienne! Je le ne détacherai pu de ig maintenant, ni dans toute l'éternité ! [19] Et quand le monde serait rempli de démons, « quand mon corps, qui est pourtant l'œuvre de « tes mains, devrait mordre la poussière, être étendu « sur le carreau, coupé en morceaux, ... réduit en poudre,... mon âme est à toi!. . . Oui, j'en ai pour garant ta Parole. Elle t'appartient, mon t• une ! elle demeurera éternellement près de toi, . . . « amen! . O Dieu! Aide-moi! . . . amen = !
Cette prière explique Luther et la Réformation. L'histoire soulève ici le voile du sanctuaire, et nous montre le lieu secret où la force et le courage furent 204
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle communiqués à cet homme humble et chétif, qui fut l'organe de Dieu pour affranchir l'âme et la pensée des hommes, et commencer les temps nouveaux.
Luther et la Réformation sont ici pris sur le fait. On découvre leurs-plus intimes ressorts. On reconnait où fut leur puissance. Cette parole d'une ►ine qui s'immole à la cause de la vérité, se trouve dans le recueil des pièces relatives à la comparution de Luther à Worms, sous le numéro XVI, au milieu des saufs conduits et d'autres documents de ce genre. Quelqu'un de ses amis l'entendit sans doute et 'nous la conserva. C'est à notre avis l'un des beaux documents de l'histoire.[20]
Quatre heures avaient sonné, Le maréchal de' l'Empire se présenta; il fallait partir; Luther s'y disposa; Dieu l'avait entendu; il était calmé; il sortit de son hôtel. Le héraut marchait le premier; après lui, le maréchal de l'Empire, et ensuite le Réformateur. La multitude qui remplissait les rues était encore plus considérable que la veille. Pétait impossible d'avancer; en vain criait-on de faire place; la foule augmentait. Enfin, le héraut reconnaissant l'impossibilité d'atteindre l'hôtel de ville, fit ouvrir des maisons particulières, et conduisit Luther par des jardine et des passages cachés jusqu'au lieu de la Diète Le peuple qui s'en aperçut se précipita dans les maisons, sur les pas du moine de Wittemberg, se mit aux fenêtres qui donnaient sur les jardins, et un grand nombre de personnes montèrent sur les toits.
Le faite des maisons,- le pavé des rué, en haut, «las, tout était couvert de spectateurs [21].
Parvenus enfin à l'hôtel de ville, Luther et ceux qui l'accompagnaient, ne pouvaient de nouveau en franchir la porte, à cause de le foule. On criait place ! Place! Nul ne bougeait. Alors les soldats impériaux frayèrent de force un chemin où Luther passa.
Le peuple, se précipitant pour entrer après lui, les soldats le retinrent t tec leurs hallebardes. Luther pénétra dans r de l'hôtel; mais encore là tout était rempli, dé monde, ou se trouvait, tant dans les antichambres qu'aux fenêtres., plus de cinq mille spectateurs, allemands, italiens, espagnols et autres, Luther avançait avec peine.
Comme il approchait enfin de la porte qui devait le mettre en présence de ses juges, il rencontra un vaillant chevalier, le célèbre général- Georges de Freundsberg, qui, quatre ans plus tard, à la tête des lansquenets allemands, fléchit le genou avec ses soldats sur le champ de Pavie, et se précipitant sur la gauche de l'armée française, la jeta dans le Tessin et décida en grande partie la captivité du roi de France. Le vieux général, voyant passer Luther, lui frappa, sur l'épaule, et secouant sa tête blanchie dans les combats, lui dit avec bonté : « Petit moine! petit moine! tu as devant toi une « marche et une affaire telles, que ni moi ni bien « des capitaines n'en avons jamais vu de pareilles « dans la plus sanglante de nos batailles! Mais si ta «
cause est juste et si tu en as l'assurance, avance « au nom de Dieu, et ne crains rien!
Dieu ne raban« donnera pas [22] » Bel hommage rendu par le courage de- l'épée au 205
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle courage de l'esprit ! « Celui qui «est maitre de son cœur est plus grand que celui «
qui prend des villes, » a dit un roi [23].
Enfin, les portes de la salle s'ouvrirent. Luther y entra, et beaucoup de personnes, qui ne faisaient bas partie de la Diète, y pénétrèrent avec lui. Jamais homme n'avait comparu devant une assemblée si auguste. L'Empereur Charles-Quint, dont les royaumes dominaient l'ancien et le nouveau monde; son frère l'archiduc Ferdinand; six Électeurs de l'Empire, dont les descendants portent maintenant presque tous la couronne des rois, vingt-quatre -ducs, la plupart régnant sur des pays plus ou moins étendus, et entre lesquels il en est qui portent un nom qui deviendra plus tard redoutable à la Réformation ; le duc d'Albe et ses deux fils; huit margraves; trente archevêques, évêques ou prélats; sept ambassadeurs, parmi lesquels sont ceux des rois de France et d'Angleterre; les députés de dix villes libres; un grand nombre de princes, de comtes et de barons souverains; les nonces du pape; en tout deux cent quatre personnages : telle est la cour imposante devant laquelle parait Martin Luther.
Cette comparution était déjà une éclatante victoire remportée sur la papauté. Le pape avait condamné cet homme, et cet homme se trouvait devant un tribunal qui se plaçait ainsi au-dessus du pape. Le pape l'avait mis à l'interdit, séparé de toute société humaine, et il était convoqué en termes honorables et reçu devant la plus auguste assemblée de l'univers. Le pape avait ordonné que sa bouche fût à jamais muette, et il allait l'ouvrir devant des milliers d'auditeurs assemblés des demeures lointaines de toute la chrétienté. Une immense révolution s'était ainsi accomplie par le moyen de Luther. Rome descendait déjà de son trône, et c'est la parole d'un moine qui l'en faisait descendre.
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FOOTNOTES
[1] So m'ide da5 Hen im Leibe. . (Math. ,p. 24-)
[2] Te voilà arrivé, é toi g« nous désirions et que nous ai-tendions dans les ténèbres du sépulcre! (M. Ache. Vita Ltrthel, p. 38.)
[3] Deus stabit pro me. ( Pallavicini, 1, p. ia4.)
[4] L. Opp. XVII, p. 587.
[5] Dass lhre Majestat den Luther aufs erste beyseit chiite und umbringen ... (lb.)
[6] Voyez huitième livre.
[7] plusquam vulpina vehementer eallidurn.... Lutherismum versutissime dissimulabat.(Coehicens, p. 36.)
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
[8] Evangelinm audiunt avidissime, verbum Dei alligatum non est .... (Caspar Hedio.
Zw. Èpp., p. 157.)
[9] Lutherus in hoc districtu dudum esset combustus, Lu-therani cleocwv4Twyes, nisi Capito aliter persuasisset principi. (C. Hedio. Zw. Epp., p. f 48.)
[10] Hic (Capito ) ilium ( Cochiceum) insinuavit ilyeronialo A1eandro, nuncio Leonis X. (Cochlœus, p. 36.)
[11] Eadern die Lotît civitas solicite copfluxit... p4 i t 4.)
[12] Nesçio quid divinum suspicabantur; ex adverso alii, malo drmone obsessum existimabant. (Pallavicini, I, p.114.)
[13] David. Psaume XX.
[14] Servet te Christus. ( L. Opp: II, p. 175.)
[15] Bucerus eodem venit. ( M. Adam. Vit. Buceri, p. 212. )
[16] Also sollen wir den Sohn Cottes als Gorgonis Haupt... (L. Opp. (W.) XXII, 1659.)
[17] Voyez L. Opp. (L.) XVII, p. 589. )
[18] '. Die Glocke ist schon gegossen : l'affaire est décidé ceb.)
[19] Die Seele ist deitp. (L. Opp. (L.) xyli, p. 589. )
[20] Und ward also durch heimliche Gânge geführt. (L. Opp. (L.) XVII, p. 574.)
[21] Doch lief das Volk hiufig zu, und stieg sogar auf Weber( Sen., 348.)
[22] Münchlein, du gehest jetzt einen Gang, einen solchen Stand zu thun, dergleichen Ich und mancher Obrister, auch in unscr allereruestesten Schlacht-Ordating nicht gethan haben .... (Ibid. )
[23] Proverbes de Salomon, MI, 12.
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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII
Quelques-uns des princes, voyant l'humble fils du mineur de Mansfeld ému en présence de cette assemblée de rois, s'approchèrent de lui avec bienveillance, et l'un d'eux lui dit : « Ne craignez point l’arme qui ne peuvent tuer que le corps, et qui ne peuvent pas tuer l'âme. [1] un autre ajouta même a Quand vous serez mené devant les rois, l'Esprit « de votre Père parlera par votre bouche'. » Ainsi les paroles mêmes de son Maître consolaient le réformateur, par l'organe des puissants du monde. .
Pendant ce temps, les gardes faisaient faire place à Luther, H avança et arriva devant le trône de Charles Quint. Tous les regards se fixèrent sur lui. L'agitation commença à s'apaiser; il se fit un grand silence. Ne dites rien, lui dit le maréchal de l'Empire, avant que fou vous interroge. [1]
Puis il le quitta. Apres un moment d'un calme solennel, le chancelier de l'archevêque de Trèves, Jean de Eck, ami d'Aléandre, et qu'il faut bien distinguer du théologien du même nom, se leva et dit à haute et intelligible voix, d'abord en latin, puis en allemand : d Martin Luther !' sa sainte et invincible Majesté impériale t'a cité devant son trôné, et après l'avis et un conseil -13 es États du saint empire
'germain, afin de te sommer de répondre à ces « deux questions : Premièrement; reconnaissent que ces limes ont été composés par toi? » —En même temps l'orateur impérial montrait du doigt environ vingt ouvrages placée sur une table au milieu de la salle, devant Luther, Je fie savais trop « comment ils se les étaient procurés, » dit Luther en rentant cette circonstance• C'était Aléandre qui s'en était donné la peine.
« Secondement, » continua le chancelier, «veux-tu rétracter ces livres « et leur contenu, ou persistes-tu dans les choses « que tu y as avancées? »
Luther, sans défiance, allait répondre affirmativement à la première de ces questions, quand son conseil, Jérôme Schurff, prenant promptement la parole, cria à haute voix : « Qu'on lise les titres « des livres »
Le chancelier, s'approchant de la table, lut les titres. Il y avait dans le nombre plusieurs ouvrages de dévotion, étrangers à la controverse.
Cette énumération finie, Luther .dit d'abord en latin, puis en allemand :
«Très gracieux Empereur! Gracieux Princes et « Seigneurs I[2]
«Sa Majesté impériale m'adresse deux questions.
« Quant à la première, je reconnais les livres « qui viennent d'être nommés, comme étant de «moi; je ne puis les renier.
Quant à la seconde : attendu que c'est là une « question qui concerne la foi et le salut des Lutes, « et où se trouve intéressée la parole de Dieu, c'est.' or à-dire le plus grand et le plus précieux trésor « qu'il y ait dans les cieux et sur la terre [3]: 208
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle
« Rais avec imprudence si je répondais sans réflexion. Je pourrai affirmer moins que la chose « ne le demande, ou plus que la vérité ne l'exige, « et me rendre ainsi coupable contre cette parole « de Christ : Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai devant mois Père qui est dans a le ciel. C'est pourquoi, je prie Sa Majesté impériale avec toute soumission, de me donner du temps, .afin que je réponde sans porter atteinte «à la parole de Dieu. »
Cette réponse, loin de pouvoir faire supposer quelque hésitation dans Luther, était digne du Réformateur et de l'assemblée. Il devait se montrer calme, circonspect, clans .une chose si grave, et éloigner de cet instant .solennel tout ce qui aurait pu faire soupçonner de la passion ou de, la légèreté. En prenant le temps convenable, il montrerait d'ailleurs d'autant mieux l'inébranlable fermeté de sa résolution.
Beaucoup d'hommes dans l'histoire ont, par mie parole- trop prompte, attiré de grands maux sur eux, et sur le monde. Luther bride son caractère naturellement impétueux; il contient sa parole toujours prête à s'échapper; il s'arrête, quand tous les sentiments qui l'animent voudraient se faire jour au dehors. Cette retenue, ce calme -si étonnant dans un tel homme, centuplent sa force et le mettent en état de-répondre plus tard avec une sagesse, une puissance, une dignité qui tromperont l'attente de ses adversaires et confondront leur malice et leur orgueil.
Néanmoins; comme il avait parlé d'un ton respectueux, plusieurs crurent qu'il hésitait. Un rayon d'espérance vint luire dans l'âme des courtisans romains.
Charles, impatient de connaitre l'homme dont la parole remuait l'Empire, n'avait pas détourné ses regards dé dessus lui. Il se tourna alors vers l'un de ses courtisans, et dit avec dédain : « Certes, ce ne sera jamais cet homme-là qui me « fera devenir hérétique [4] » Puis, se levant, le jeune empereur se retira avec ses ministres-dans une salle de conseil; les électeurs se renfermèrent dans une autre avec les princes; les députés des villes libres, dans une troisième. La Diète s'étant ensuite réunie, convint d'accorder la demande. Ce fut un grand mécompte pour les hommes passionnés.
« Martin Luther, dit le chancelier de Trèves, Sa « Majesté impériale, selon la bonté qui lui est rima« relie, veut bien te donner encore un jour, mais « sous la condition que tu fasses ta réponse de vive « voix, et non par écrit. »
Alors le héraut impérial s'avança et reconduisit Luther à son hôtel. Des menaces et des cris de joie se firent entendre tour à tour sur son passage. Les bruits les plus sinistres se répandirent parmi les amis de Luther. « La Diète est mécontente,-
disait-on; « les envoyés du pape triomphent; le Réformateur « sera immolé. » Les passions s'échauffaient. Plusieurs gentilshommes accoururent chez Luther.
Monsieur le docteur! lui dirent-ils tout émus, « qu'en est-il.? On assure qu'ils veulent vous brûler [5] ! Cela ne se fera pas, continuaient ces « chevaliers, sans qu'ils paient 209
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle cette action de leurs vie! » — « Et cela fût aussi arrivé; » dit Luther, en citant ces paroles à Eisleben, vingt ans plus tard.
D'un autre côté, les ennemis de Luther triomphaient. « Il a demandé du temps, disaient-ils; il « se rétractera: De loin sa parole était arrogante; « maintenant son courage l'abandonne.... Il est « vaincu. »
Luther était peut-être le seul tranquille dans Worms. Peu de moments après son retour de la Diète, il écrivit au conseiller impérial Cuspiauus « Je t'écris dit milieu dit tumulte, [6] (probablement voulait-il parler du bruit que faisait la foule qui entourait Son hôtel). « J'ai comparu en cette heure «même devant l'Empereur et son frère Je me « suis reconnu l'auteur de mes livres, et j'ai déclaré « que je répondrais demain concernant la rétractation. Je ne 'rétracterai pas tin trait de lettre, de « tous mes ouvrages, moyennant l'aide de Jésus Christ [7]. » - -
L'émotion da peuple et des soldats étrangers croissaient d'heure en heure. Tandis que les partis procédaient .avec calme au sein de la Diète, ils en venaient aux mains dans les rites. Les soldats espagnols, fiers, impitoyables, blessaient par leur impudence les bourgeois de la cité. Un de ces satellites de Charles, trouvant chez un libraire la bulle du pape publiée par Hutten avec un commentaire de ce chevalier prit, la mit en pièces; puis, en jetant les fragments, il les foula aux pieds.
D'autres, ayant découvert plusieurs exemplaires de l'écrit de Luther sur la Captivité de Babylone, les enlevèrent et les déchirèrent. Le peuple indigné accourut, se jeta sur les soldats et les obligea à s'enfuir. Une autre fois encore', ut Espagnol à cheval, le sabre au poing, poursuivait danse l'une, des principales rues de Worms un Allemand qui s'enfuyait devant lui, et le peuple effrayé n'osait s'opposer à ce furieux
[8]
Quelques hommes politiques crurent avoir trouvé un moyen de sauver Luther, «
Rétracte, « lui dirent-ils, vos erreurs de doctrine; mais persistez dans tout ce que vous avez dit contre le «pape et sa cour; et vous êtes sauvé.» Méandre frémit de ce conseil. Mais Luther, inébranlable dans son dessein, déclara qu'il se souciait peu d'une réforme politique, si elle, ne reposait pas sur la foi.
Le 28 avril étant arrivé, le P. Glapion, le chancelier de Eck et Aléandre se réunirent de bon matin, d'après l'ordre de Charles-Quint, pour .arrêter comment on procéderait à l'égard de Luther. . Luther recueillait ses pensées. Il avait cette paix de l'âme, sans laquelle l'homme ne peut rien faire de grand. Il pria, il kit .la Parole de Dieu, il parcourut ses écrits et chercha à donner à sa réponse les formes convenables. La pensée qu'il' allait rendre un témoignage è. Jésus-Christ, et à sa parole, en présence de l'Empereur et de l'Empire, remplissait son cœur de joie. Le, rnoinesat dé paraître n'étant plus éloigné, s'approcha' avec emitién de l'Écriture sainte, ouverte sur sa table, y posa sa main gauche, et élevant la droite vers Dieu, il 210
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle jura de demeurer fidèle à l'Évangile, et de confesser librement -sa foi, dût-il même sceller cette confession de son 'sang. Après cela, il se sentit plus de pair encore.
A quatre heures, le héraut se présenta .et le conduisit au lieu des séances de la Diète. La curiosité générale s'était accrue, car la réponse devait être décisive. La Diète étant occupée, Luther fut obligé &attendre dans la cour au milieu .d'une foule immense, qui s'agitait, parlait, se remuait comme une mer en tourmente et pressait de ses flots le Réformateur. Deux longues heures s'écoulèrent pour le docteur de Wittemberg au milieu de cette multitude avide de le voir. «Je n'étais pas à accoutumé, dit-il, à toutes ces manières et à tout « ce bruit'. [9]» C'eût été une triste préparation pour un homme ordinaire. Mais Luther était avec Dieu. Son regard était serein; ses traits étaient tranquilles; l'Éternel l'élevait sur un roc.
La nuit commençait à tomber. On alluma les flambeaux dans la salle de l'assemblée.
Leur lueur arrivait à travers les antiques vitraux jusque dans la cour. Tout prenait quelque chose de solennel. Enfin on introduisit le docteur. Beaucoup de personnes entrèrent avec lui, car chacun voulait entendre sa réponse. Les princes s'étant assis, et Luther se trouvant de nouveau eu face de Charles-Quint, le chancelier de l'Électeur de Trèves prit la parole et dit : u Martin Luther! Tu demandas hier un délai, qui « est maintenant expiré. On n'eût certes pas dû te « l'accorder, puisque chacun doit être assez instruit « dans les choses de la foi pour être toujours prêt à «
en rendre compte à tous ceux qui le lui demandent; toi surtout, qui es un si grand •et si habile «docteur de la sainte Écriture... Maintenant dons, « réponds à la requête de Sa Majesté, qui t'a montré tant de douceur. Veux-tu défendre tes livres «
en leur 'entier, ou veux-tu en rétracter quelque « chose? »
Après avoir dit ces mots en latin, le chancelier lui répéta en allemand,
« Alors le docteur Martin Luther, disent les actes de Worms; répondit de la manière la plus «soumise et la plus humble. Il ne cria point, il ne « parla point avec- violence, mais avec honnêteté, « douceur, convenance et modestie, et cependant «.avec beaucoup.de joie et de fermeté chrétienne t. »
«Sérénissime Empereur! Illustres princes, gracieux seigneurs! » Dit Luther en portant ses regards sur Charles et sur l'assemblée. « Je comparais « humblement aujourd'hui devant vous, selon l'ordre qui m'en fut donné hier, et je conjure, par «les miséricordes de Dieu, Votre Majesté et Vos « Altesses augustes, d'écouter avec bonté la défense « d'une cause qui, j'en ai l'assurance, est juste et « véritable. Si, par ignorance, je manque aux usages « et aux bienséances des cours, pardonnez-le-moi,
« car je point été élevé dans les palais des rois, mais dans l'obscurité d'un cloître.
« On me demanda hier deux choses de la part de Sa Majesté impériale; la première, si j'étais « l'auteur des livres dont on lut les titres; la seconde, si je voulais révoquer 211
Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ou défendre la doctrine que j'y ai enseignée. Je répondis sur le premier article et je persévère dans cette réponse.
« Quant au second, j'ai composé des livres sur « des matières très-différentes. il en est où j'ai « traité de la foi et des bonnes œuvres, d'une manière si pure, si simple et si chrétienne, que nies adversaires mêmes, loin d'y trouver à reprendre, « avouent que ces écrits sont utiles et dignes d'être « lus par des cœurs pieux. La bulle du pape, quel« que violente qu'elle soit, le reconnaît elle-même. « Si donc j'allais les rétracter, que ferais-te ?... « Malheureux! Seul entre tous les hommes, j'abandonnerais des vérités que d'une voix unanime mes amis et mes ennemis approuvent, et je m'op«
poserais à ce que le monde entier se fait une gloire de confesser •
« J'ai composé, en second lieu, des livres contre « le papisme, où • j'ai attaqué • ceux qui par leur « fausse doctrine, leur mauvaise vie et leurs exemples scandaleux, désolent le monde chrétien, et « perdent les corps et les âmes. Les plaintes de tous «
ceux qui craignent Dieu n'en font-ils pas foi? « N'est-il pas évident que les lois et les doctrines humaines des papes enlacent, tourmentent, martyrisent les consciences des fidèles, tandis que les extorsions criantes et perpétuelles de Rome engloutissaient lesbiens et les richesses de la chrétienté, et particulièrement de cette nation si. »
« Si je révoquais ce que j'ai écrit à ce sujet, que fortifier cette tyrannie, et ouvrir à tant et de si grandes impiétés ligie porte plus Large encore 1? Se débordant alors avec plus de fureur « que jamais, on les verrait, ces hommes orgueils leva, s'accroître, s'emporter, et tempêter toujours «davantage. Et non-seulement le joug qui pèse «sur le peuple chrétien' serait rendu plus dur par ma rétractation, il deviendrait, pour ainsi dire, plus légitime, car il attrait reçu par cette rétractation rnêtne, la confirmation de Votre Sérénissime « Majesté et de tous les. États du saint Empire. «Grand Dieu! Je serais ainsi comme un manteau «infâme, destiné à cacher et rouvrir toutes sortes de malices et de tyrannie!....
«Troisièmement enfin, j'ai écrit des livres contre «des personnes privées qui, voulaient défendre la «tyrannie romaine et détruire la foi. Je confesse «avec franchise que je les ai peut-être attaquées « avec plus de violence que ma profession ecclésiastique ne le demandait. Je ne me regarde pas «comme un saint, mais je.ne puis non plus rétracter ces .livres parce que j'autoriserais ainsi les impiétés de mes adversaires, et qu'ils prendraient «occasion d'écraser avec plus de cruauté encore le
«peuple de Dieu.
«Cependant je suis un simple homme, et non pas Dieu; je me défendrai donc comme l'a fait «Jésus-Christ. Si j'ai mal parlé, faites- connaitre ce que j'ai dit de mal. ( Jean XVIII, y. 23 y, dit-il. « Combien plus moi, qui ne suis que cendre et que «poudre, et qui peux si aisément errer, dois-je «,désirer que chacun ,propose ce qu'il peut avoir
«contre ma doctrine !
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