Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 2 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«C'est pourquoi je vous conjure, par les miséricordes de Dieu, vous- Sérénissime Empereur, et « vous très-illustres princes, et qui que de puisse « être, qu'il soit de haut ou de bas étage, de me «prouver par les écrits des prophètes et des apôtres que je me suis trompé. Dès que j'aurai été « convaincu, je rétracterai aussitôt toutes mes erreurs, et je serai le premier à saisir mes écrits et « à les jeter dans les flammes.

« Ce que je viens de -dire montre clairement, je « pense, que j'ai bien considéré et pesé les dangers « auxquels je m'expose; mais, loin d'en être épouvanté, c'est pour moi une grande joie de voir que «l'Évangile est aujourd'hui comme autrefois une cause de trouble et de discorde. C'est là le caractère et la destinée de la Parole de Dieu. Je ne « suis pas venu mettre la paix sur la terre, mais «l'épée, a dit Jésus-Christ (Match. X, N. 34).

Dieu est admirable et terrible dans ses conseils; Teignons qu'en prétendant arrêter les discordes, rue persécutions la sainte Parole de Dieu, et ne fassions fondre -sur nous un affreux déluge d'insurmontables dangers, de désastres présents, et de désolations Craignons que le règne de ce 'jeune et noble' prince, l'empereur «Charles, sur lequel, après Dieu, nous fondons «de si hautes' espérances, non-seulement ne commence, mais encore ne continue et ne s'achève «sous les plus funestes auspices.

Je pourrais citer des exemples tirés des oracles de Dieu, a:continue Luther, parlant -

en présence du plus grand monarque du' monde, avec un courage plein de noblesse,

«je pourrais vous parler des Pharaons, «des rois de Babylone et de ceux d'Israël, qui, n'ont «jamais travaillé plus efficacement à leur ruine que « lorsque, par, des conseils en apparence très sages, « ils pensaient affermir leur empire. Dieu transporte « les montagnes, et les renverse avant même qu’elle «s'en soient aperçues. (Job. X, Ne. 5. )

« Si je dis ces choses, ce n'est 'pas que je pense que de si grands princes aient besoin de mes pauvres conseils, mais c'est que je- veux rendre -à l'Allemagne ce qu'elle a droit d'attendre de ses « enfants. Ainsi, me recommandant à Voire Auguste «Majesté et à Vos Altesses Sérénissimes, je les sup« plie avec humilité-de ne pas souffrir que la haine « de mes ennemis fasse foudre sur moi une' indignation 'que je n'ai 'pas méritée'. [10] »

Luther avait prononcé ces paroles en allemand avec modestie, mais avec beaucoup de chaleur et de 'fermeté [11]; on lui ordonna de les répéter en latin.

L'Empereur n'aimait pas la langue allemands L'assemblée imposante qui entourait le Réformateur, le bruit, l'émotion, l'avaient fatigué. «J'étais «tout en transpiration, dit-il, échauffé parle tu« mune, debout au milieu des princes. » Frédéric de Thun, conseiller intime de l'Électeur de Saxe, placé. Par ordre de son maître à côté du réformateur, afin de veiller à ce qu'ou ne lui fit ni surprise ni violence, voyant l'état du pauvre moine; lui dit : «Si vous ne pouvez répéter votre discours, cela «suffira, M.

le lecteur. » Mais Luther s'étant arrêté un moment pour respirer, reprit la parole, et prononça son discours en latin avec la même force que la première fois'. [12]

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Cela plut extrêmement à relecteur Frédéric,» raconte le Réformateur.

Dès qu'il eut cessé de parler, le chancelier de Trèves, orateur de la Diète, lui dit avec indignation: [13] Vous n'avez pas répondu à la question qu'on vous a faite. Vous n'êtes pas ici pour révoquer en doute «ce qui a été décidé par les conciles. On vous de« mande une réponse claire et précise. Voulez-vous, «ou non, vous rétracter?»

Luther répliqua alors sans hésiter : « Puisque Votre Sérénissime Majesté « et Vos Hautes Puissances exigent de moi une réponse simple, claire et précise, je la leur donnerai 29 et la voici : Je ne puis soumettre ma foi, «ni au pape ni aux conciles, parce qu'il est clair « comme le jour qu'ils sont tombés souvent dans « l'erreur, et -

même dans de pesades contradictions «avec eux-mêmes. Si donc je ne suis convaincu

« par des témoignages. de l'Écriture, ou par des «raisons évidentes, si l'on ne me persuade par les passages mêmes que j'ai cités, et si l'on ne rend «ainsi nia conscience captive- de la Parole de Dieu, «je ne puis ni ne veux rien, remodelé, car il n'est pas sûr pour le chrétien de parler coutre sa conscience.» Puis, portant son regard sur cette assemblée, devant laquelle il est debout, et qui tient en ses mains sa vie ou sa, mort : « Voici » dit-il.

Ainsi parle un moine devant l'Empereur et les grands de la nation ; et cet homme, faible et chétif, seul, mais appuyé sur la grâce du Très-Haut, parait plus grand et, plus fort qu'eux tous. Sa parole si simple, mais pleine de foi, a une 'force contre laquelle tous .ces puissants ne peuvent rien. C'est ici cette faiblesse de Dieu, qui est plus forte que les hommes. L'Empire et l'Église d'un côté, l'homme obscur de l'autre, ont été en présence. Dieu avait rassemblé ces rois et ces prélats pour abolir-publiquement leur sagesse. La bataille est perdue; et les suites de cette défaite des puissants de la terre se feront sentir parmi tous les peuples et- dans- tous les siècles à venir.

L'assemblée demeurait étonnée. Plusieurs - des princes avaient peine à cadrer leur admiration. L'Empereur, revenant de sa première impression; s'écriait : « Le moine parle avec un cœur intrépide «et un inébranlable courage [13]. » Les Espagnols et les Italiens seuls étaient confus, et bientôt ils se moquèrent d'une grandeur d'âme qu'ils ne pouvaient comprendre.

«Si tu ne te rétractes, reprend le chancelier, après qu'on est revenu de l'impression produite par ce discours, « l'Empereur et les États de l'Empire «verront ce qu'ils ont à faire envers. Un hérétique « obstiné:» A ces mots, les amis de Luther tremblent; mais le moine répète : « Dieu me 'soit en « aide! Car je ne puis rien rétracter [14].'»

Alors Luther se retire, et les princes délibèrent. Chacun comprenait que c'était un moment de crise pour la chrétienté. Le oui ou le non de ce moine devait décider,.

pour des siècles peut-être, du repos de l'Église et du monde. On a voulu l'épouvanter, et on n'a fait que l'élever 'sur une tribune, en présence de la nation : on a cru donner plus de publicité à sa défaite, et on n'a fait 'qu'accroître sa victoire. Les partisans de 214

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Rome ne purent se résoudre à subir leur humiliation. On fit rentrer Luther, et l'orateur Lui dit : « Martin, tu n'as pas parlé avec la modestie- qui convenait à. ta personne. La distinction que tu as faite, quant à tes livres, était « inutile; car si tu rétractais ceux qui contiennent u des erreurs, l'Empereur ne souffrirait pas qu'on fit

« brûler les' autres est extravagant de demander « qu'on te réfute par l'Écriture, lorsque tu ressuscites des hérésies condamnées par le concile universel de Constance.

L'Empereur t'ordonne donc de dire simplement, par oui, ou par non si tu prétends soutenir ce que tu as avancé, ou, si tu « veux en rétracter une partie?» « Je, n'ai point d'autre réponse à faire que celle que j'ai déjà don« née, » répondit tranquillement Luther. On le corn-, prit. Ferme comme un roc, tous les flots de la puissance humaine venaient se briser inutilement contre lui. La force de sa parole, sa contenance courageuse, les éclairs de, ses regards, l'inébranlable fermeté qu'on lisait sur les traits rudes de son visage germanique, avaient produit sur cette illustre assemblée la plus profonde impression…Il n'y avait plus d'espoir. Les Espagnols, les Belges„ les Romains eux- résistaient muets. Le moine avait vaincu ces grandeurs de la terre. Il avait, dit non à l'Église et à l'Empire.. Charles-Quint se leva, et toute l'assemblée avec lui : « La Diète se réunira « demain matin pour entendre l'avis de l'Empereur, » dit le chancelier d'une voix élevée.

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FOOTNOTES

[1] Einige aus denen Iteichs-Gliedern sprachen ihm einen euh, mit Christi Wbrrea, ein..,(Matdilën, X, un, ee. see-itettlert,

[2] Legantur tituli libroruml ( L. Opp. (L.) XVII, p. 588.)

[3] Weil dies eine Frage vom Olauben und der Seelen Se-% keit ise, nad Gottes Wott belttnget.. .414. Opp. ( L. )

[4] Hic certe nunquam efficeret ut haereticus evaderem. (Pal, lavicini, I, p. 15.)

[5] Wie geht's? man sagt sie wollen euch verbrennen... (L.) XVII, p. 588.)

[6] Flac hora coram Cœsare et fratre *romano emistiti. (1L‘ Epp..I, p. 587.)

[7] V. ego ne apicem guident revocaba. (ibid.)

[8] Coppens Ref. Urkunden U, p. 448,

[9] Des Getûmmels und Wesens war Ich gar nicht gewohat. (L. Opp. (L.) XVII, p.

588, 535.)

[10] Ce discours, comme toutes les paroles que nous citons, est' tiré textuellement de documents authentiques. Voyez L. Opp. (L.) XVII, 776 à 780.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[11] Non elamose at modeste, non tamen sine christiana soimositate et constantia.

(L. Opp. lat, II, p. 165.)

[12] Voyez L. Opp. latin. II, p. 165 à 167. •

[13] Dabo illud neque dentatum, neque cornutum. (L. Opp. latin p. t66. )

[14] Der Winch redet unerschrocken, mit getrostem Nuit (Seckend.'35o.)

[15] Opp. (W.) XNÇ 2235. •

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Il faisait nuit chacun regagnait sa demeure dans les ténèbres. On donna à Luther deux officiers impériaux pour l'accompagner. Quelques-uns s'imaginèrent que son sort était arrêté; qu'on le conduisait en prison, et qu'il n'en sortirait que pour l'échafaud. Alors un immense tumulte s'éleva. Plusieurs gentilshommes s'écrièrent :

« Est-ce en prison «qu'on le mène ? —Non, répondit Luther, ils m'accompagnent à mon hôtel. A ces mots les esprits se calmèrent, Alors des Espagnols de la maison de l'Empereur, suivant cet homme Auclazietix, l’accompagnèrent, à travers les rues qu'il devait traverser, de huées et de moqueries, tandis que d'autres faisaient entendre les cris de la bête féroce à qui l'on vient d'enlever sa proie. Mais Luther demeura ferme et en paix.

Telle fut la scène de Worms. Ce moine intrépide, qui- jusqu'alors avait bravé avec

'quelque audace tous ses ennemis; parla dans cette heure, où il se trouvait en présence de ceux qui avaient soif de son sang, avec calme, noblesse et humilité. Pas d'exagération', pas d'enthousiasme humain, pas de colère; il fut en paix dans l'émotion la plus vive; modeste en résistant aux puissances de la terre; grand en présence de toutes les majestés du monde. C'est là un irrécusable indice que Luther obéissait alors à Dieu, et non aux suggestions de son orgueil. Il y avait dans la salle de Worms quelqu'un de plus grand que Luther et que Charles. [1] Quand vous me rendrez témoignage devant les nations, ne soyez point en peine, a dit Jésus-Christ, car ce n'est pas vous qui parlerez [2].» Jamais peut-être cette promesse ne s'accomplit d'une manière si manifeste.

Urie impression profonde avait été produite sur les chefs de l'Empire, Luther l'avait remarqué, et son courage s'en était accru. Les serviteurs du pape s'irritèrent de ce que 'Jean de Eck n'avait pas interrompu plus tôt le moine coupables Plusieurs princes et seigneurs furent-gagnés à une cause soutenue avec une telle conviction.

Chez quelques-uns, il est vrai, l'impression ne fut que passagère mais d'autres, au contraire, qui se cachèrent alors, se manifestèrent plus tard avec un grand' courage*

Luther était de retour dans son hôtel, reposant son corps fatigué par un si rude assaut. Spalatin et d'autres amis l'entouraient, et tous ensembles louaient Dieu.

Comme ils conversaient, un valet entre, portant un vase en argent, rempli de bière d'Eimbek « Mon maitre,» dit-il en le présentant' à Luther, « vous invite à vous restaurer avec cette « boisson: »-

« Quel est le prince,» dit le docteur de Wittemberg, «qui se souvient si gracieusement de moi ?» C'était le vieux duc Éric de Brunswick. Le Réformateur fut touché de cette offrande d'un seigneur Si puissant, et qui appartenait au parti du pape. « Son Altesse, continua le valet, a voulu goûter elle-même cette boisson avant de vous t'envoyer.» Alors Luther altéré se versa de la bière du duc, et «après avoir 217

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle bu, il dit «Comme aujourd'hui le duc. Erie s'est souvenu de moi; qu'ainsi Notre Seigneur Jésus-Christ se souvienne de lui à l'heure «de son .dernier combat [3].».

C'était peu de chose que ce présent; mais. Luther, voulant témoigner sa reconnaissance à un prince qui se souvenait de lui en un tel moment, lui, donnait ce qu'il avait, une prière. Le valet alla porter ce message à son maitre. Le vieux duc se rappela ces paroles agi moment de sa mort, et s'adressant à un jeune page, François de Kramm, qui se tenait debout à côté de son lit : « Prends l'Évangile, lui dit-il et «

lis-le-moi. [4] L'enfant lut les paroles' de Christ 'et l'âme du mourant fut restaurée.

Quiconque vous donnera un verre d'eau en mon nom, parce que vous appartenez à Christ, a dit le Sauveur, je vous dis en vérité, qu'il ne perdra pas sa récompense.

A peine le valet du duc de Brunswick était-il sorti, qu'un envoyé de l'Électeur de Saxe vint ordonner à Spalatin de se rendre à l'instant près de lui. Frédéric était, venu à la Diète plein d'inquiétude. Il avait cru qu'en présence de l'Empereur, Luther verrait son courage s'évanouir. Aussi la fermeté du Réformateur l'avait-elle profondément ému. Il était fier d'avoir pris sous sa protection un tel homme. Quand le chapelain arriva, la table était mise; l'Électeur allait s'asseoir pour souper avec sa cour; et déjà les valets avaient emporté le vase où l'on se lavait les mains. Voyant entrer Spalatin, Frédéric lui fit aussitôt signe de le suivre, et seul avec lui dans sa chambre à coucher, il lui dit, avec une grande émotion : « Oh! Comme le P. Luther a

«parlé devant l'Empereur, et devant tous les États de l'Empire! Je tremblais seulement qu'il ne fût trop hardi '. [5]» Frédéric prit alors la résolution de protéger à l'avenir le docteur avec plus de courage.

Aléandre voyait l'impression que Luther avait produite; il n'y avait pas de temps à perdre; ii fallait décider le jeune Empereur à agir vigoureusement. Le moment était favorable : la guerre avec la France était imminente. Léon X, voulant agrandir ses États, et se souciant peu de la paix de la chrétienté, faisait en même temps négocier Secrètement deux traités, l'un avec Charles contre François., l'autre avec François contre Charles' [6]. Par le premier il demandait pur lui à l'Empereur Parme, Plaisance et Ferrare; par le second, il réclamait du roi une partie du royaume de Naples, qui serait enlevée ainsi à Charles. Celui-ci sentait l'importance de gagner Léon en sa faveur, afin de l'avoir pour allié dans la guerre: avec son rival de France.

C'était peu que d'acheter au prix de Luther l'amitié du puissant pontife.

Le lendemain de la comparution, le vendredi 19 avril, l'Empereur fit lire à la Diète un message écrit en français de sa propre main'. «Issu, disait-il, « des empereurs chrétiens d'Allemagne, des rois catholiques d'Espagne, des archiducs d'Autriche, «et des ducs de Bourgogne, qui se sont tous illustrés comme défenseurs de la foi romaine, j'ai le ferme dessein de suivre l'exemple de mes ancêtres. « Un seul moine, égaré par sa propre folie, s'élève contre la foi de la chrétienté. Je sacrifierai mes royaumes, ma puissance, mes amis, mes trésors, «mon corps, mon sang, mon esprit et ma vie pour «arrêter cette impiété [7].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Je vais renvoyer l'Augustin Luther, en lui défendant de causer le moindre tumulte parmi le peuple ; puis je procéderai contre lui et ses adhérents, comme contre des hérétiques manifestes, par l'excommunication, par l'interdit, et par tous, les moyens propres à les détruire. Je demande aux membres des États de «se conduire comme de fidèles chrétiens. »

Cette allocution ne fut pas bien reçue de tous. Charles, jeune et passionné n'avait pas suivi les formes ordinaires ; il eût dû premièrement demander l'avis de la Diète.

Deux opinions extrêmes se prononcèrent aussitôt. Les créatures du pape, l'Électeur de Brandebourg ; et plusieurs princes ecclésiastiques, demandèrent que l'on ne respectât point le sauf-conduit, donné à Luther [8]. « Le Rhin, « dirent-ils, doit recevoir ses cendres, comme il a « reçu, il y a un siècle, celles de Jean Huss. »

Charles, si l'on doit en croire un historien se repentit vivement plus tard de n'avoir pas suivi cette lâche motion.« Je confesse, dit-il, vers la fin de sa vie, « que j'ai fait une grande faute, en laissant vivre « Luther. Je n'étais 'point obligé de lui tenir ma «

promesse ; cet hérétique ayant offensé un maitre « plus grand que moi, Dieu lui-même. Je pouvais, « je devais même oublier ma parole, et venger l'in« jure qu'il faisait à Dieu : c'est parce que je ne l'ai pas fait mourir, que l'hérésie n'a pas cessé de faire des progrès. Sa mort l'eût étouffée au berceau » [9]

Une si horrible proposition remplit d'effroi l'Électeur et tous les amis de Luther. «Le supplice de « Jean Huss, dit l'Électeur palatin, a fait fondre sur « la nation allemande trop de malheurs, pour qu'il « faille une seconde fois élever un tel échafaud.

« Les princes d'Allemagne, s'écria Georges de Saxe lui-même, cet irréconciliable ennemi de Luther, « ne permettront pas - qu'on viole un 'sauf. « conduit. Cette première diète tenue par nôtre « nouvel Empereur ne se rendra pas coupable d'une «

action si-honteuse. Une telle perfidie ne s'accorde « pas avec l'antique droiture germanique. [10] Les princes de Bavière, dévoués aussi à l'Église de Rome, appuyèrent cette protestation. La scène de mort que les amis de Luther avaient déjà devant les yeux parut s'éloigner.

Le bruit de ces débats r qui durèrent deux jours, se répandit dans la ville. Les partis s'exaltèrent. Des gentils hommes, partisans de la Réforme, commencèrent à parler d'une voix ferme, contre la trahison qu'Aléandre demandait. « L'Empereur, disaient-ils, est un jeune homme que les Papistes « et les Évêques mènent à leur gré, par leurs flatteries [11]. » Pallavicini fait mention de quatre cents nobles, prêts à soutenir de leur glaive le sauf-conduit de Luther. Le samedi matin on trouva des placards affichés aux portes des maisons et sur les places publiques; les uns contre Luther, et les autres en sa faveur. [12]' Sur l'un d'eux on lisait simplement ces paroles énergiques de l'Ecclésiaste : « Malheur à toi, terre! Dont le roi est un enfant.

» Sickingen, disait-on; a rassemblé, à. quelques lieues de Worms, derrière les 219

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle remparts imprenables de sa forteresse, beaucoup de chevaliers et de soldats, et il n'attend pour agir que de savoir l'issue de l'affaire. L'enthousiasme du peuple, non-seulement dans Worms, mais encore dans les villes les plus éloignées de l'Empire'

[13], l'intrépidité des chevaliers, l'attachement de plusieurs princes pour le Réformateur, tout devait faire comprendre à Charles et à la Diète, que la démarche réclamée par les Romains pourrait compromettre l'autorité suprême, exciter des révoltes, et même ébranler l'Empire [14].

Ce n'était qu'un simple moine qu'il s'agissait de brûler; mais .les princes et les partisans de Rome n'avaient à 'eux tous ni assez de force, ni assez de courage pour le faire. Sans doute aussi, Charles-Quint, jeune alors, craignait encore le parjure.

C'est ce qu'indiquerait, si elle est vraie, cette parole que, selon quelques historiens, il prononça dans cette circonstance : « Quand la bonne foi et « la fidélité seraient bannies de tout l'univers, elles devraient trouver un refuge dans le cœur des «

princes. » Il est triste qu'il l'ait peut être oubliée près de la tombe. Le Florentin Vettori, ami de Léon X et de Machiavel, prétend que Charles n'épargna Luther que pour tenir ainsi le pape en échec [15].

Dans la séance du samedi les conseils violents d'Aléandre furent écartés. On aimait Luther, on voulait sauver cet homme si simple, dont la confiance en Dieu était si touchante ; mais on voulait aussi sauver l'Église [16]. On frémissait à la pensée des conséquences qu'auraient également ou le triomphe ou le supplice du Réformateur, Des voix de conciliation se firent entendre ; on proposa de faire au près du docteur de Wittemberg une nouvelle tentative. L'Archevêque-électeur de Mayence lui-même, le jeune et somptueux Albert, plus dévot que courageux, dit Pallavicini avait pris peur, en voyant l'intérêt que le peuple et la noblesse témoignaient au moine saxon.

Son chapelain, Capiton, qui avait été lié, pendant son séjour à Bâle, avec ce prêtre évangélique de Zurich, nommé Zwingle, homme intrépide dans la défense de la vérité, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler, avait aussi sans doute représenté à Albert la justice de la cause du Réformateur. Le mondain Archevêque eut un de ces 'retours à des sentiments, chrétiens qu'on remarque quelquefois dans sa vie, .et consentit à se rendre auprès de l'Empereur, pour lui demander de permettre un dernier effort. Mais Charles se refusa à tout nouvel essai.

Le lundi, 22 avril, tous les princes vinrent en corps renouveler les sollicitations d'Albert. « Je ne me départirai point de ce que « j'ai arrêté, répondit l'Empereur. Je ne chargerai « personne de se rendre officiellement vers Luther. « Mais, » ajouta-t-il au grand scandale d'Aléandre, « j'accorde trois jours de réflexion à cet homme ; «

pendant 'ce temps, chacun pourra, en son particulier, lui faire les exhortations convenables'.. [17]» C'était tout ce qu'on demandait. Le Réformateur, pensait-on, exalté par la solennité de la comparution, cédera dans une conférence plus amicale et peut-être le sauvera-t-on de l'abîme.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'Électeur de Saxe savait le contraire; aussi était-il rempli de crainte. « Si cela était en mon pouvoir,» écrivait-il le lendemain à sou frère le duc Jean, « je serais prêt à soutenir Luther. Vous ne sauriez « croire jusqu'à quel point les partisans de Rome m'attaquent. Si je pouvais tout vous raconter, vous entendriez des choses étonnantes [18]. Ils veulent sa ruine; et pour peu qu'on manifeste quelque intérêt pour sa personne, on est aussitôt décrié comme hérétique. Que Dieu, qui n'abandonne pas la cause de la justice, amène tout à une bonne fin! » Frédéric, sans montrer la vive affection qu'il portait au Réformateur, se contenta de ne pas perdre de vue un seul de ses mouvements.

Il n'en était pas de 'même des hommes de tout rang qui se trouvaient alors dans Worms. Ils faisaient sans crainte éclater leur sympathie. Dès le vendredi, une foule de princes de comtes, de barons, de chevaliers, de gentilshommes, d'ecclésiastiques, de laïques, d'hommes du peuple, entouraient l'hôtel où logeait le Réformateur : ils entraient, ils sortaient, et ne pouvaient se rassasier de le voir [19]. Il était devenu l'homme de l'Allemagne. Ceux mêmes qui ne doutaient pas qu'il ne fût dans l'erreur, étaient touchés de la noblesse d'âme qui le portait à immoler sa vie à la voix de sa conscience. Luther avait avec plusieurs des personnages présents à Worms, l'élite de la nation, des entretiens pleins de ce sel dont toutes ses paroles étaient assaisonnées. On ne le quittait pas sans se sentir animé d'un généreux enthousiasme pour la vérité. « Que de choses j'aurais à vous raconter!» écrivait alors à l'un de ses amis- le secrétaire privé du margrave Casimir de Brandebourg, George Vogler. « Que de conversations pleines de piété et de bonté «Luther a eues avec moi et avec d'autres! Que cet « homme est plein de grâces [20] ! » Un jour, un jeune prince de dix-sept ans entra en caracolant dans la cour de l'hôtel; c'était Philippe, qui, depuis deux ans, régnait sur la Hesse.

Le jeune landgrave était d'un caractère prompt et entreprenant, d'une sagesse qui devançait les années, d'une humeur belliqueuse, d'un esprit impétueux, et n'aimant guère à se diriger que d'après ses propres idées. Frappé des discours de Luther, il désirait lé voir de plus près. «Il n'était pourtant « pas encore de mon côté, » dit Luther en le racontant [21]. Il sauta à terre, monta sans autre compliment clans la chambre du Réformateur, et, l'apostrophant il lui dit : « Eh bien! Chez docteur, «

comment va-t-il ? »--« Gracieux seigneur, répondit « Luther, j'espère que cela ira bien. »—« A ce que « j'apprends, reprit le landgrave eu riant, vous « enseignez', docteur, qu'une femme peut quitter « son mari et en reprendre un autre quand le premier est reconnu trop vieux !» C'étaient les gens de la cour impériale qui avaient fait ce conte au landgrave. Les ennemis de la vérité ne manquent jamais de répandre des fables sur des prétendus enseignements des docteurs chrétiens. —

«Non, « Monseigneur, répondit Luther gravement que « Votre Altesse ne parle pas ainsi, de grâce ! » Là-dessus le prince tendit brusquement la main au docteur, serra cordialement la sienne, et lui dit : « Cher docteur, si vous avez raison, que Dieu vous 221

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«soit en aide!...» Puis il quitta la chambre, remonta à cheval, et partit. Ce fut la première entrevue• de ces deux hommes qui devaient plus tard se trouver à la tête de la Réformation, et la défendre, l'un avec l'épée de la parole, et l'autre avec celle des rois.

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FOOTNOTES

[1] Subsannatione hominem Dei et longo rugitu prosecuti sunt. (L. Opp. lat. Il, p.

166.) .

[2] Ev. selon sainfMatthiéu. Ch X, 'verset 18, no.,

[3] Also gedencke semer unser Herr Christus. in seinem ittsteb Kempff. (Sok. 354.)

[4] O wie sebka hat Pater Martiens geredet. (Seck., P. 36.5-.)

[5] Guicciardini, L. XIV, p. 175. Dumont. Corp. dipl. T. IV, p. 96. Dicesi del papa Leone, cite quando l'aveva facto legs con alcuno, prima soteva dir che, pero non si dovea restar de tratar cum lo altro principe. opposto. ( S'Irian°, ambassadeur vénitien à Rome, MSC. Archives de Venise.)

[6] Autographum in lingua Burgundica ab ipsomet enaratum. (Cochlœus 32.)

[7] Regna, thesauros, amicos, corpus, sanguinem, vitam, spiritumque profundere.

(Pallav., I, p. z x 8. )

[8] Ucd andern Wegen sie zu vertilgen. ( L Opp. (L.) XVII, p. 58i.)

[9] Dass Luther() das siehere Geleit nicht mbehte gehalten werden. (Seckend. p.

357.)

[10] sandow: Risi de Carlos V, citée dans Llorente, Rist. de l'Inquisition, II, p. 57.

D'après Llorente, la supposition que Charles, vers la fin de sa vie, pencha vers: es sentiments évangéliques, n'est qu'une invention des protestants et des ennemis de Philippe IL Cette question est un problème historique, que les citations nombreuses de Llorente paraissent résoudre malheureusement tout à fait dans son sens.

[11] Euro esse puerum, qui man et blanditiis Papistarum et

[12] Episcoporum trahatur quocunque velint. (Cochlieus, p. 33.)

[13] Verum etiam in longinquis Germanise civitatibus, motus ..et murmura plebiuw.

(Ibid. )•

[14] Es wiire ein Aufruhr daraus worden, dit Luther.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[15] Carlo si excuso di non poter procedere piu oltre, rispetto al salvocondotto, ma la verità fu che conosceudo che il Papa temeva molto di questa doctrina di Luthero, lo voile tenere con questo freno. ( Vettori, istoria d'Italia MSC. Biblioth. Corsini à Rome, extraite par Ranke.)

[16] Qui pio n'agis animo erat quam forti. (Pallavicini, p. 118.)

[17] Quibus privatim eihortari hominem possent. (Pallav., P. 119.)

[18] Wunder hôren wevden. (Seckend. 365. )

[19] Und konnten nicht sait werden ihn zu sehen. (L. Opp. XVII, p: 581. )

[20] Wie eine holdselige Person er ist. (Memel. Maga1 I, p. 2074 )

[21] Var noch nicht auf miner Seite. (L. Opp. XVII, p 589.1

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

C'était l'archevêque de Trèves, Richard de Greifenklau, qui, avec la permission de Charles-Quint, avait entrepris le rôle de médiateur. Richard, intimement lié avec l'Électeur de Saxe, et bon catholique romain, désirait, en arrangeant cette difficile affaire, rendre à la- fois service à son ami et à son église. Le lundi soir, 29 avril, au moment où Luther allait se mettre à table, un envoyé de l'archevêque vint lui annoncer que ce prélat désirait le voir le surlendemain, mercredi, six heures (lu matin.

Le chapelain et le héraut impérial Sturm étaient ce jour-là avant six heures chez Luther. Mais déjà, à quatre heures du matin, Aléandre avait appelé chez lui Cochlœus. Le Nonce n'avait pas tardé à reconnaître dans l'homme que lui avait présenté Capiton un serviteur dévoué de, la cour de Rome, sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même. Ne pouvant être présent à cette entrevue, Aléandre voulait y avoir un remplaçant. «Trouvez-vous chez « l'archevêque de Trèves, dit-il au doyen de Franc« fort; n'entrez pas en discussion avec Luther, « mais contentez-vous de prêter l'oreille la plus attentive à tout ce qui sera dit, en sorte que vous « puissiez me le rapporter fidèlement'. [1]» Le Réformateur arriva avec quelques amis chez l'archevêque. Il trouva ce prélat entouré du margrave Joachim de Brandebourg, du duc Georges de Saxe, des évêques de Brandebourg et d'Augsbourg, de quelques nobles, de députés des villes libres, de jurisconsultes et de théologie Fis, parmi lesquels étaient Cochloeus et Jérôme Wehe, chancelier de Bade. Celui-ci, habile jurisconsulte, voulait une réformation dans les mœurs et dans la discipline; il allait même plus loin : «Il faut, disait-il, que la « Parole de Dieu si longtemps cachée sous le bois« seau, reparaisse dans tout son éclat'. [2] » Citait cet homme conciliant qui était chargé de la conférence. Se tournant avec bonté vers Luther: « On ne vous a pas fait venir, lui dit-il, pour disputer avec vous, mais pour vous faire entendre des exhortations fraternelles. Vous savez avec quel soin l'Écriture nous invite à nous donner garde de la flèche volante et-du démon du midi.

Cet ennemi du genre « humain vous a poussé à publier des choses contraires à la religion: Pensez à-votre salut et à celui de l'Empire. Prenez garde que ceux que Jésus-Christ a rachetés par sa mort de la mort éternelle, ne «soient séduits par vous, et ne périssent à jamais.... « Ne vous élevez pas contre les saints conciles. Si «nous ne maintenons les décrets de nos pères, il « n'y aura que confusion dans l'Église. Les princes « éminents qui m'écoutent prennent à votre salut a un intérêt particulier; mais si vous persistez, alors « l'Empereur vous bannira de l'empire et nul lieu «dans le monde ne pourra vous offrir un asile... «Réfléchissez au sort qui vous attend ! [3] »

« Sérénissimes princes, répondit Luther, je vous rends grâce de votre sollicitude; car je ne suis « qu'un pauvre homme, trop chétif pour être exhorté « par de si grands seigneurs'. [4]» Puis il continua : «Je ai point blâmé tous les conciles, mais seule«

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ment celui de Constance, parce qu’en condamnant «cette doctrine de Jean Huss : Que l'Église chrétienne est l'assemblée de ceux qui sont prédestiniez « au salut' [5], il a condamné cet article de notre foi : «Je crois la sainte Église universelle, et la Parole « de Dieu elle-même. » Il ajouta : « Mes enseignements, dit-on, excitent des scandales & Je réponds « que l'Évangile de Christ ne peut être prêché sans

«scandales. Comment donc cette crainte, ou l'appréhension du danger me détacherait-elle du Seigneur et de cette Parole divine qui est l'unique « vérité? Non, plutôt donner mon corps, mon sang «et ma vie !... »

Les princes et les docteurs ayant délibéré, on rappela Luther, et Wehe reprit avec douceur : «Il « faut honorer les Puissances, même quand elles se « trompent, et faire de grands sacrifices à la charité.» Puis, avec un ton plus pressant: « Remettez-«

vous-en au jugement de l'Empereur, et soyez « sans crainte, » ajouta-t-il.

LUTHER.

«Je consens de grand cœur à ce que l'Empereur'[6], « les princes, et même le plus chétif des chrétiens, «examinent et jugent mes livres; mais à une condition, c'est qu'ils prennent pour règle la Parole de Dieu. Les hommes n'ont antre chose à faire qu'à lui obéir. Ma conscience est dans sa dépendance, et je suis prisonnier sous son obéissance [7].

L'ÉLECTEUR DE BRANDEBOURG.

« Si je vous comprends bien, M. le docteur, «vous ne voulez reconnaître d'autre juge que la sainte Écriture?»

Lure»,

« Oui, Monseigneur, précisément; c'est là mon « dernier mot A. »

Alors les princes et les docteurs se retirèrent; mais l'excellent archevêque de Trèves ne pouvait se résoudre, à abandonner son entreprise. « Venez, n dit-il à Luther, en passant dans sa chambre particulière; et en même temps il ordonna à Jean de Eck et à Cochloeus d'un côté, à Schurff et à Amsdorf de l'autre, de les suivre. «Pourquoi en appeler sans cesse à la sainte Écriture? dit vivement «Eck; c'est d'elle que sont venues toutes les hérésies.» Mais Luther, dit son ami. Mathésius, demeurait inébranlable comme un roc qui repose sur le roc véritable, la Parole du Seigneur.

«Le pape, «répondit-il, n'est point juge dans les choses de la «Parole de Dieu. Chaque chrétien doit voir et comprendre lui-même comment il doit vivre et mourir [8].» On se sépara. Les partisans de la papauté sentaient la supériorité de Luther, et l'attribuaient à ce qu'il n'y avait là personne qui fût capable de lui répondre. « Si l'Empereur avait agi sagement, « dit Cochloeus, en appelant Luther à Worms, il y

«eût aussi appelé des théologiens qui réfutassent «ses erreurs.»

225

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'archevêque de Trèves se rendit à la Diète, et annonça le peu de succès de sa médiation. L'étonnement du jeune Empereur égalait son indignations «Il est temps, dit-il, de mettre fin à cette affaire. » L'archevêque demanda encore deux jours; toute la Diète se joignit à lui; Charles-Quint céda. Aléandre, hors de lui, éclata en reproches [9].

Pendant que ces choses se passaient à la Diète, Cochloeus brûlait de remporter la victoire, refusée aux prélats et aux rois. Quoiqu'il eût de temps en temps lancé quelques mots chez l'archevêque de Trèves, l'ordre qu'Aléandre lui avait donné de garder le silence l'avait retenu. Il résolut de se dédommager, et à peine avait-il rendu compte de sa mission, au nonce du pape, qu'il se présenta chez Luther. Il l'aborda tomme un ami, et lui exprima le chagrin que lui faisait éprouver la résolution de l'Empereur. Après le dîner, la conversation s'anima [10]. Cochloeus pressait Luther de se rétracter. Celui-ci fit un signe négatif. Plusieurs gentilshommes, qui se trouvaient à table, avaient peine à se contenir. Ils se mon.

traient indignés de ce que les partisans de Rome voulaient, non convaincre- le Réformateur par l'Écriture, mais le contraindre par la force « Eh bien!» dit à Luther Cochloeus, impatient de ces reproches, « je vous offre de disputer publiquement avec vous, « si vous renoncez au sauf-conduit [11]. lD Tout ce que Luther demandait c'était une dispute publique. Qu'allait-il faire? Renoncer an sauf-conduit c'était se perdre; refuser le défi de Cochloeus c'était paraître douter de sa cause.

Les convives voyaient dans cette offre une perfidie tramée avec Méandre, que le doyen de Francfort venait de quitter Vollrat de Watzdorf, l'un d'entre eux, ôta à Luther l'embarras d'un choix si difficile. Ce bouillant gentilhomme, indigné d'un piège qui n'allait à rien moins 'qu'à livrer Luther' aux mains du bourreau [12], se leva avec impétuosité, -saisit le prêtre effrayé, lui fit passer la porte, et même le sang eût coulé si les autres convives n'eussent à l'instant quitté la table, et interposé, leur médiation entre le chevalier furieux et Cochloeus tremblant d'effroi

[13]. Celui-ci &éloigna confus de l'hôtel des chevaliers de Rhodes. Sans doute, c'était dans le feu de la discussion que cette parole était échappée au doyen, et il n'y avait point eu, entre lui et Aléandre, un dessein formé à l'avance de faire tomber Luther dans un piège si perfide. Cochloeus le nie, et nous nous plaisons- à ajouter foi à son témoignage. Cependant il sortait d'une conférence avec le Nonce quand il se présenta chez Luther.

Le soir, l'archevêque de Trèves réunit à souper les personnes, qui avaient assisté à la conférence du matin : il pensait que ce serait un moyen de détendre les esprits et de les rapprocher. Luther-, si intrépide et si inébranlable devant des arbitres ou des juges, avait dans le commerce intime une bonhomie, une gaité qui faisait tout espérer de lui. Le chancelier de l'archevêque, qui avait montré tant de roideur clans son caractère officiel, se prêta lui-même à cet essai, et vers la fin du repas, il porta la santé de Luther. Celui-ci se préparait à rendre cet honneur; le vin était versé, et 226

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle déjà il faisait selon sa coutume le signe de la croix sur son verre, lorsque tout à coup le verre éclata dans ses mains, et le vin se répandit sur la table. Les convives furent consternés. « Il faut qu'il y ait du « poison ! [14]» dirent tout haut quelques amis de Luther. Mais le docteur sans s'émouvoir, répondit en souriant : « Chers messieurs, ou ce vin ne m'était pas destiné, ou il m'eût été nuisible. »- Puis il ajouta avec calme:

« Sans doute, le verre a sauté, « parce qu'en le lavant, on l'a plongé trop tôt dans «

l'eau froide. » Ces paroles si simples ont quelque chose de grand en une telle circonstance, et montrent une paix inaltérable. On ne saurait présumer que les catholiques romains eussent voulu empoisonner Luther, surtout chez l'archevêque de Trèves. Ce repas n'éloigna, ni ne rapprocha les esprits, ni la faveur, ni la haine des hommes, ne pouvaient influer sur la résolution du Réformateur; elle provenait de plus haut.

Le jeudi matin, 25 avril, le chancelier Wehe et le docteur Peutinger d'Augsbourg, conseiller de l'Empereur, qui avait témoigné à Luther beaucoup d'affection, lors de son entrevue avec de Vio, se rendirent à l'hôtel des chevaliers de Rhodes. L'Électeur de Saxe, envoya Frédéric de Thun et un autre de ses conseillers pour assister à la conférence. « Remettez-vous-en à nous, dirent avec émotion Wehe et Peutinger, qui volontiers auraient tout sacrifié pour prévenir la division qui allait déchirer l'Église.

«Cette affaire se terminera chrétiennement; nous vous en donnons l'assurance:» —«

En deux mots voici ma réponse, leur dit Luther. « Je consens à renoncer au sauf-conduit '. Je remets entre les mains de l'Empereur ma personne «:et ma vie, mais la Parole de Dieu .... Jamais!» Frédéric de Thun, ému, se leva et dit aux envoyés : «

N'est-ce pas assez ? Le sacrifice n'est-il pas «assez grand? » Puis, déclarant qu'il ne voulait plus rien entendre, il sortit. Alors Wehe et Peutinger, espérant avoir meilleur marché du Docteur vinrent se rasseoir à ses côtés. « Remettez-vous-en « à la Diète, » lui dirent-ils. —« Non, répliqua Luther car maudit soit quiconque se confie en hommes! (Jérémie; 17.)» Wehe et Peutinger redoublent leurs exhortations et leurs attaques; ils pressent de plus près le Réformateur.

Luther, lassé, se lève et les congédie en disant : « Je ne permettrai pas «qu'aucun homme se place au-dessus de la Parole « de Dieu'. [15] » — « Réfléchissez encore, »

dirent-ils en se retirant, cc nous reviendrons après-midi.»

Ils revinrent en effet; mais, convaincus que Luther ne céderait pas, ils apportaient une proposition nouvelle. Luther avait refusé de reconnaître le pape, puis l'Empereur, puis la Diète; il restait un juge qu'il avait lui-même une fois invoqué : un concile général. Sans doute une telle proposition indignerait. Rome ; mais c'était la dernière planche de salut. Les délégués offrirent un concile à Luther. Celui-ci n'avait qu'à accepter sans rien préciser. Des années se seraient passées avant qu'on eût pu écarter les difficultés que la convocation d'un concile aurait rencontrées de la part du pape. Gagner des années, c'était pour la Réforme et pour le Réformateur, tout gagner. Dieu et le, temps auraient fait alors de grandes choses. Mais Luther 227

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mettait la droiture au-dessus de tout ; il ne voulait pas se sauver aux dépens de la vérité, ne fallût-il même, pour la dissimuler, que garder le silence. — « J'y consens, répondit-il, mais » (et faire cette demande, c'était refuser le concile) « à condition que le concile ne jugera que d'après la sainte Écriture [16].»

Peutinger et Wehe, ne pensant pas qu'un concile pût juger autrement, coururent tout joyeux chez l'archevêque : « Le docteur Martin, lui dirent. « il soumet ses livres à un concile. » L'archevêque allait porter cette heureuse nouvelle à l'Empereur, lorsqu'il lui vint quelque douve; il fit appeler Luther.

Richard de Greiffenklau était seul quand le docteur arriva. « Cher monsieur le docteur, » dit l'archevêque, avec beaucoup de bienveillance et de bonté [17], « mes docteurs m'assurent que vous « consentez à soumettre sans réserve votre cause « à un concile.» « Monseigneur, répondit Luther, « je puis tout supporter, mais non abandonner la « sainte Écriture. L'archevêque comprit alors que Wehe et Peutinger s'étaient 'mal expliqués. Jamais Rome ne pouvait consentir à un concile qui ne jugeât que d'après l'Écriture. «C'était, dit Pallavi cirai, vouloir qu'un œil faible lût des • caractères « très-fins, et lui refuser en même temps des lu« nettes [18]. Le bon archevêque soupira. « Bien m'en « a pris, dit-il, de vous avoir fait venir. Que serais-je « devenu, si j'avais aussitôt été porté cette nouvelle à l'Empereur ?»

L'inébranlable fermeté, la roideur de Luther étonnent sans doute; mais elles seront comprises et respectées de tous ceux qui connaissent le droit de Dieu. Rarement un plus noble hommage fut rendu à la Parole immuable du Ciel; et cela au péril, de la liberté et de la vie de l'homme qui le rendait.

« Eh bien!, » dit à Luther le vénérable prélat, « indiquez donc vous-même un remède.

»

LUTHER, après un moment de silence :

« Monseigneur, je n'en connais d'autre que celui « de Gamaliel : Si ce dessein est un ouvrage des « hommes, il se détruira de lui-même. Mais s'il vient « de Dieu, vous ne pouvez le détruire, et prenez « garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la «guerre à Dieu. Que l'Empereur, les Électeurs, les « princes et les États de l'Empire, mandent cette « réponse au pipe! »

L'ARCHEVÊQUE.

« Rétractez au moins quelques articles. »

LUTHER.

« Pourvu que ce ne soient pas ceux que le con« cite dé Constance a condamnés. »

L'ARCHEVEQUE.

228

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ah! Je crains bien que ce ne soient précisé« ment ceux-là. »

LUTHER.

« Alors plutôt immoler mon corps et ma vie, « plutôt me laisser couper et bras et jambes, que d'abandonner la parole claire et véritable de « Dieu [19].»

L'archevêque comprit enfin Luther. « Retirez« vous, » lui dit-il toujours avec la même douceur. — « Monseigneur, reprit Luther, veuillez faire en « sorte que Sa Majesté me fasse expédier le sauf« conduit nécessaire pour mon retour. » — « J'y «

pourvoirai, » répondit le bon archevêque ; et ils se quittèrent.

Ainsi finirent ces négociations. L'Empire tout entier s'était tourné vers cet homme

[20], avec les plus ardentes prières et les plus terribles menaces; et cet homme n'avait pas bronché. Son refus de fléchir sous le bras de fer du pape émancipait l'Église, et commençait des temps nouveaux. L'intervention providentielle était évidente. C'est ici l'une de ces grandes scènes de l'histoire, au-dessus desquelles plane et s'élève la figure majestueuse de la Divinité.

Luther sortit avec Spalatin, qui était survenu pendant l'entretien avec l'archevêque.

Le conseiller de l'Électeur de Saxe, Jean de Minkwitz, était tombé malade à Worms.

Les deux amis se rendirent dans sa maison. Luther présenta au malade les plus touchantes consolations. « Adieu, » lui dit-il en s'éloignant, demain je quitterai Worms. [21]»

Luther ne se trompait pas. Il n'y avait pas trois heures qu'il était de retour à l'hôtel des chevaliers de Rhodes, lorsque le chancelier d’Eck, accompagné du chancelier de l'Empereur et d'un notaire, se présenta chez lui.

Le chancelier lui dit : « Martin Luther, Sa Majesté impériale, les Électeurs, Princes et États de « l'Empire t'ayant exhorté à la soumission à plu« sieurs reprises et de plusieurs manières, mais « toujours en vain, l'Empereur, en sa qualité d'avocat et de défenseur de la foi catholique, se « voit obligé de passer outre. Il t'ordonne donc de «

retourner chez toi dans l'espace de vingt et un « jours et te défend de troubler la paix publique « sur la route, soit par des prédications, soit par « des écrits. »

Luther sentait bien que ce message était le commencement de sa condamnation : «

Il en est arrivé « comme il a plu à l'Éternel, répondit-il avec douceur. Le nom de l'Éternel soit- béni! » Puis il ajouta : « Avant toutes choses, je remercie très«

humblement et du fond de mon cœur Sa Majesté, « les Électeurs, les. Princes et autres États de « l'Empire, de ce qu'ils m'ont écouté avec tant de cc bienveillance. Je n'ai désiré et je ne désire qu'une « seule chose, une .réformation de l'Église d'après «

la sainte Écriture. Je suis prêt à tout faire, à tout cc souffrir pour me soumettre humblement à la volonté de l'Empereur. Vie et mort, honneur et opprobre, tout 229

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle m'est égal ; je ne fais qu'une seule « réserve : la prédication de l'Évangile; car, dit saint « Paul, la Parole de Dieu ne peut être Les députés sortirent.

Le vendredi, 26 avril au matin, les amis du Réformateur et plusieurs seigneurs se réunirent chez Luther' [22]. On se plaisait, en voyant la constance chrétienne qu'il avait opposée à Charles et à l'Empire, à reconnaître en lui les traits de ce portrait célèbre de l'antiquité :

Justum. ac tenacem propositi virum Non civium ardor prava jobentium, Non vultus instantis tyranni

Mente quatit solida

On voulait encore une fois et peut-être pour toujours dire adieu à ce moine intrépide.

Luther fit un modeste repas. Maintenant il fallait prendre congé de ses amis, et fuir loin d'eux, sous un ciel gros d'orages. Il voulut passer ce moment solennel en la présence de Dieu. Il éleva son &me. Il bénit ceux qui l'entouraient [23]. Dix heures du matin sonnèrent. Luther sortit de l'hôtel avec les amis qui l'avaient accompagné à Worms Vingt gentils hommes à cheval entouraient son char. Une grande foule de peuple raccompagna hors des murs de la ville. Le héraut impérial Sturm le rejoignit quelque temps après à Oppenheim, et le lendemain ils arrivèrent à Francfort.

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FOOTNOTES

[1] Aleander, mare hora quarta vocaverit ad se CochIceum, jubens ut. ... audiret solum...(Cochlœus, p. 36.)

[2] Dass das Wort Guttes, welches so lange unter dem Schee fel verborgen gesteckt, Keller scheine • (Seckend., 364.)

[3] Und nus dem Reich verstossen. (L. Oppt (L.) XVII, 582 Sleidan, I, p. 97.)

[4] Agnoseo enim me homuucionem., longe viliorem esse] quam ut a tantis Principibus.... (L. Opp. lat. p. 16.)

[5] Ecelesiti Christi est universitas pradestinatortrt. (Ibid.)

[6] wollten sein Gewissen, das mit Gottes Wort und heiliger Schrifft gebtmden und gefangen wire, nicht dringen. (Math., p. 27.) •

[7] Ja darauf stehe Ich. (L. Opp. (L.) XVII, p. 588.)

[8] Ein Christenmensch muss zusehen und richten.... (L. Epp. 1, p. 6o4.) •

[9] De iis Aleander «mime conquestus est. (Pallavieini, I, p. lao.)

[10] Peracto prandio. (Cochiceus, p. 36.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[11] Und wollte mit mir disputiren ,ich soute allein das Geleit aufsagen. (L. Opp.

(1...) XVII, p. 589.)

[12] Atque ita traderet enta carnificime. (Cochkeus, p. 36.)

[13] 'Dass Ihm das Blin über den Kopff gelaufen wire, wo man nicht gewehret bitte.

(L. Opp. (L.) XVII, p. 58g.)

[14] Es musse Gi ft darinnen gewesen seyn.—Luther ne parle pas de cette circonstance; mais Razeberg, ami de Luther, médecin de l'Électeur Jean Frédéric, la rapporte dans une histoire manuscrite qui se trouve à la bibliothèque de Getba, et dit la tenir d'un témoin oculaire.

[15] Er wollte kurtzrum Menschen über Gottes Wort nicht erkennen. (Ibid., p. 583.)

[16] Dass darüber aus der heiligen Schrifft gesprochen. (Ibid. p. 584.) . .

[17] Gant gut und mehr denn (L. Epp. L, p. 6o4.)

[18] Simulque conspiciliorum omnium usura negare. (I, t zo.)

[19] Ehe Stumpf und Stiel fahren lassen... ( L. Opp. ( L. ) XVII, p. 584. )

[20] Totum imperium ad se conversum spectabat. (Pallavicini, I, p. 120.)

[21] Salutatis patronis et amicis qui eum frequentissimi con-venerunt. (L. Opp.

lat.11, p. 168. )

[22] L Next. Od. 417, 3'.

[23] Seine Freunde gesegnet. ( Mathesius y p. a'.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Ainsi Luther avait échappé à ces murs de Worms qui semblaient devoir être son tombeau. Tout son acteur rendait gloire à Dieu. « Le diable lui-même, dit-il, gardait la citadelle du pape; mais Christ y « a fait une large brèche, et Satan a dû confesser

« que le Seigneur est plus puissant que lui [1]. »

« Le jour de la Diète de Worms, p dit le pieux Mathésius, disciple et ami de Luther, «

est un des « jours les plus grands et les plus glorieux accordés à la terre avant la fin du mondé'. [2]» Le combat qui s'était livré à Worms retentit au loin, et au bruit qui en vint dans toute la chrétienté, depuis les régions du Nord jusqu'aux montagnes de la Suisse et aux cités de l'Angleterre, de la France et de l'Italie, plusieurs saisirent avec ardeur les armes puissantes de la Parole de Dieu.

Luther, arrivé à Francfort le samedi soir. 27 avril, profita le lendemain d'un moment de liberté, le premier qu'il eût depuis longtemps, pour écrire un billet plein de familiarité à la fois et d'énergie, à son ami le célèbre peintre Lucas Cranach à Wittemberg. «. Votre serviteur, cher compère Lucas, a lui dit-il. Je croyais que Sa Majesté assemblerait «à Worms une cinquantaine de docteurs pour con-« vaincre droitement le moine. Mais pas du tout. « — Ces livres sont-ils de toi ? — Oui. —

Veux-tu « les rétracter? — Non. — Eh bien! Va-t’en ! —« Voilà, quelle a été toute l'histoire. O Allemande « aveugles!... comme nous agissons en enfants et « nous nous laissons jouer et duper par' Rome! ... a Il faut que les Juifs chantent une fois Yo! Yo!, Yo! [3]

« Mais Pâques viendra aussi pour nous; et alors « nous chanterons : Alléluia! Il faut se taire « et souffrir pour un peu de temps. Dans peu de « temps vous ne me verrez plus, et un peu de temps « après vous me reverrez, dit Jésus-Christ » (Jean, xvi, 16).

« J'espère qu'il en sera de même pour « moi. Adieu. Je vous recommande tous ensemble « à l'Éternel. Qu'il garde en Christ votre entende« ment et votre foi, contre les attaques des loups « et des dragons de Rome: Amen. »

Après avoir écrit cette lettre un peu mystérieuse, Luther partit aussitôt pour Freiberg, qui est à six lieues de Francfort, car le temps pressait. Le lendemain, Luther se recueillit de nouveau. Il désirait parler encore une fois à Charles-Quint. Il ne voulait pas qu'on le confondit avec de coupables rebelles. Il exposa avec clarté dans sa lettre à l'Empereur, quelle est l'obéissance due aux rois, quelle est celle qui est due à Dieu, et quelle est la limite où l'une doit s'arrêter pour faire place à l'autre.

On se rappelle involontairement, en lisant Luther, cette parole du plus grand autocrate des temps modernes : « Ma domination finit où celle de la « conscience commence [4] » car Dieu, qui est le scrutateur des cœurs, m'est témoin, dit Luther, que je suis prêt à obéir avec « empressement à Votre Majesté, soit dans la gloire,

«soit dans l'opprobre, soit par la vie, soit par la « mort, et en n'exceptant absolument 232

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle rien que la «Parole de Dieu, par laquelle l'homme a la vie. «Dans toutes les affaires du temps présent, ma « fidélité sera immuable, car ici perdre ou gagner «sont choses indifférentes au salut. Mais Dieu ne « veut pas, quand il s'agit des biens éternels, que «l'homme se soumette à l'homme. La soumission « dans le monde spirituel est un culte véritable et «qui ne doit être rendu qu'au Créateur [5]. »

Luther écrivit aussi, mais en allemand, une lettre adressée aux États de l'Empire.

Elle était à peu près du même contenu que celle qu'il venait d'écrire à l'Empereur. Il y rapportait tout ce qui s'était passé à Worms. Cette lettre fut copiée plusieurs fois et répandue dans toute l'Allemagne; partout, dit Cochlœus, elle excita l'indignation des peuples contre l'Empereur et contre le haut clergé' [6]

Le lendemain de bonne heure, Luther écrivit un billet à Spalatin, en mettant sous son couvert les deux lettres de la veille; il renvoya à Worms le héraut Sturm, gagné à la cause de l'Évangile; il embrassa cet homme, et partit en hâte pour Grunberg.

Le mardi, il était encore à deux lieues de Hirschfeld, lorsqu'il rencontra le chancelier du Prince-Abbé de cette ville, qui venait le recevoir. Bientôt parut une troupe de cavaliers ayant l'Abbé à leur tête. Celui-ci sauta à bas de son cheval; Luther descendit de son char. Le prince et le Réformateur s'embrassèrent; puis ils entrèrent dans Hirschfeld. Le sénat les reçut aux portes de la ville [7]. Les princes de l'Église couraient à la rencontre d'un moine maudit par le pape, et les notables du peuple baissaient la tête devant un homme mis au ban par l'Empereur.

« A cinq heures du matin, nous serons à l'église, » dit le prince en se levant le soir de la table à laquelle il avait invité le Réformateur. Il voulut qu'il couchât dans son propre lit. Le lendemain Luther prêcha, et, le Prince-Abbé l'accompagna avec sa suite.

Le soir, Luther arriva à Isenac, le lieu de son enfance. Tous ses amis de cette ville l'entourèrent et le supplièrent de prêcher; le lendemain ils le conduisirent à l'église.

Alors parut le curé du lieu, accompagné d'un notaire et de témoins: il s'avançait tout tremblant, partagé entre la crainte de perdre sa place, et celle de s'opposer à l'homme puissant qu'il avait devant lui. « Je proteste contre a la liberté que vous allez prendre, » dit enfin le prêtre d'un ton embarrassé. Luther monta dans la chaire, et bientôt cette voix qui, vingt-trois ans auparavant, chantait dans les rues de cette ville pour obtenir du pain, fit retentir sous les voûtes de cette antique' église, ces accents qui commençaient à agiter le inonde. Après le sermon, le curé, confus, se .glissa vers- Luther. Le notaire avait rédigé l'acte, les témoins l'avaient signé, tout était en règle peur mettre en sûreté la place du prêtre. « Pardonnez- moi, dit-il humblement au « Docteur, je l'ai fait par crainte des tyrans qui « oppriment l'Église

[8].. »

233

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il y avait en effet de quoi les craindre; Les choses avaient changé d'aspect à Worms; Méandre paraissait seul y .régner. « L'exil est le seul avenir « de Luther, » écrivit Frédéric à son frère le duc Jean. « Rien ne saurait le sauver. Si Dieu permet « que je retourne auprès de vous, j'aurai des choses « incroyables à vous raconter. Ce ne sont pas seulement Anne et Caïphe, mais aussi Pilate et Hé« rode qui se sont unis contre lui. » Frédéric se souciait peu de demeurer plus longtemps à Womis, il partit.

L'Électeur palatin fit de même. L'Électeur-archevêque de Cologne quitta aussi la Diète : des princes d'un rang moins élevé les imitèrent. Jugeant impossible de détourner le coup qui allait être frappé, ils préféraient, peut-être à tort, abandonner la place. Les Espagnols, les Italiens et les plus ultramontains des princes allemands demeurèrent seuls.

Le champ était libre; Aléandre triomphait. Il présenta à Charles un projet d'édit destiné par lui à servir de modèle à celui que la Diète devait rendre contre le Moine.

La composition du Nonce plut à l'Empereur irrité-. Il réunit 'dans sa chambre les restes de la Diète et y fit lire l'édit d'Aléandre; tous ceux qui étaient présents, assure Pallavicini, l'acceptèrent.

Le lendemain, jour d'une grande fête, l'Empereur était dans le temple entouré des seigneurs de sa cour. La solennité religieuse était finie, une multitude de peuple remplissait le sanctuaire, lorsque Aléandre, revêtu de tous les insignes de sa dignité, s'approcha de Charles-Quint Il tenait en mains deux exemplaires de l'édit contre Luther, l'un en latin, l'autre en allemand, et, s'humiliant devant la Majesté impériale, il supplia Charles d'y apposer sa signature et le sceau de l'Empire.' [9]

C'était au moment où le sacrifice venait d'être offert, où l'encens remplissait le temple, où les chants retentissaient encore sous les voûtes; c'était comme en présence de la Divinité, que la perte de l'ennemi de Rome devait être signée.

L'Empereur, prenant l'air le plus gracieux [10], saisit la plume et signa. Aléandre sortit triomphant, livra aussitôt le décret à la presse, et l'envoya dans toute la chrétienté [11]. C'était le fruit des labeurs de Rome. Il avait coûté quelque peine à la papauté ! Pallavicini lui-même nous apprend que ce dit, quoique daté du 8 mai, fut fait et signé plus tard; mais on l'antidata pour donner à croire qu'il était d'une époque où tous les membres de la Diète se trouvaient encore assemblés.

« Nous Charles cinquième, disait l'Empereur, « (puis venaient ses titres), à tous les Électeurs « Princes, Prélats et autres à qui il appartient.

« Le Tout-Puissant nous ayant confié, pour défendre sa sainte foi, plus de royaumes et de puissance qu'il n'en a jamais donné à aucun de nos « prédécesseurs, nous prétendons employer toutes « nos forces à empêcher que quelque hérésie ne « vienne souiller notre saint Empire.

234

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Le moine augustin Martin Luther, bien qu'exhorté par nous, s'est jeté comme un furieux sur « la sainte Église, et a prétendu l'étouffer par des livres pleins de blasphèmes [12]. Il a souillé d'une manière honteuse l'indestructible loi du saint mariage; il s'est efforcé d'exciter les laïques à laver « leurs mains dans le sang des prêtres', et, renversant toute obéissance, il n'a cessé d'exciter à la « révolte, à la division, à la guerre, au meurtre, « au vol, à l'incendie, et de travailler à ruiner complétement la foi des chrétiens.... En un mot, et « pour passer sous silence tant d'autres malices, « cet être, qui n'est pas un homme, mais Satan lui« même sous la forme d'un homme, et recouvert « du capuchon d'un moine [13], a réuni en un houx«

hier puant toutes les hérésies les plus coupables « des temps passés, et en a ajouté encore lui-même « de nouvelles.

« Nous avons donc renvoyé de devant notre face « ce Luther, que tous les hommes pieux et sensés « tiennent pour un fou ou pour un homme possédé « du diable, et entendons qu'après l'expiration de « son sauf-conduit, on ait aussitôt recours à des «

moyens efficaces pour arrêter sa rage furieuse.

« C'est pourquoi', sous peine d'encourir les châtiments dus aux crimes de lèse-majesté, nous vous défendons de loger le dit Luther dès que le « terme fatal sera expiré, de le cacher, le nourrir, « l'abreuver, et lui prêter par parole ou par œuvre, tu publiquement ou secrètement, aucune espèce de « secours. Nous vous enjoignons de plus, de le saisir ou faire saisir partout où vous le trouverez, « de nous l'amener sans aucun délai, ou de le retenir en toute sûreté, jusqu'à ce que vous ayez « appris de nous comment vous devez agir à son « égard, et que vous ayez reçu, les rétributions dues « à vos peines pour une œuvre si sainte.

«Quant à ses adhérents, vous les saisirez, vous « les terrasserez et vous confisquerez leurs biens.

« Quant à ses écrits, si la meilleure nourriture « elle-même devient l'horreur de tous les hommes, « dès qu'il s'y mêle une goutte de poison, combien u plus de tel livres, dans lesquels se trouve pour l'âme un venin mortel, doivent-ils être, non seulement rejetés, mais encore anéantie! Vous les « brûlerez donc, ou les détruirez entièrement de « quelque autre manière.

« Quant aux auteurs, poètes, imprimeurs, peintres, vendeurs ou acheteurs de placards, écrits « ou peintures contre le Pape ou l'Église, vous les saisirez de corps et de biens, et les traiterez selon « votre bon plaisir.

« Et si, quelqu'un, quelle que soit sa dignité, « osait agir en contradiction avec le décret de Notre « Majesté impériale, nous ordonnons qu'il soit mis au ban de l'Empire. « Que chacun se comporte d'après ceci. » [14]

Tel était l'édit signé dans la cathédrale de Worms. C'était plus qu'une bulle de Rome, qui, bien que publiée en Italie, pouvait ne pas être exécutée en Allemagne.

235

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'Empereur lui-même avait parlé, et la Diète avait ratifié ce décret. Tous les partisans de Rome poussèrent un cri de triomphe. «C'est la fin « de la tragédie ! »

s'écrièrent-ils. « Pour moi, » dix un Espagnol de la cour de Charles, Alphonse Valdez,

« je me persuade que ce n'est pas la fin, « mais le commencement [15].» Valdez comprenait que le mouvement était dans l'Église, dans le peuple, dans le siècle, et que Luther tombât-il, sa cause ne tomberait pas avec lui. Mais personne ne se dissimulait le danger imminent, inévitable, où se trouvait le Réformateur lui-même; et la grande foule des superstitieux se sentait saisie d'horreur, à la pensée de ce Satan incarné, que l'Empereur signalait à la nation, recouvert du froc d'un moine.

L'homme contre lequel les puissants de la terre forgeaient ainsi leurs foudres, était descendu de la chaire d'Isenac, et se préparait à se séparer de quelques-uns de ses amis les plus chers. Il ne voulait pas suivre le chemin de Gotha et d'Erfurt, mais se rendre dans le village de Vlora, d'où son père était originaire, pour y voir encore une fois sa grand'mère qui mourut - quatre mois après, et visiter son oncle Henri Luther et d'autres parents. Schurff, Jonas et Suaven partirent pour Wittemberg ; Luther monta en char avec Amsdorf qui restait auprès de lui, et entra dans les forêts de la Thuringe

Il arriva le même soir au village de ses pères. La pauvre vieille paysanne serra dans ses bras ce petit-fils qui venait de tenir tête à l'Empereur Charles et au pape Léon.

Luther passa le lendemain avec sa famille; heureux, après le tumulte de Worms, de cette douce tranquillité. Le surlendemain il se mit en route, accompagné d'Amsdorf et de son frère Jacques. C'était dans ces lieux solitaires que le sort du Réformateur allait se décider. Ils longeaient les bois de la Thuringe, suivant le chemin de Waltershausen. Comme le char était dans un chemin creux, près de l'église abandonnée de Glisbach, à quelque distance du château d'Altenstein, un bruit soudain se fait entendre, et à l'instant cinq cavaliers mamie et armés de pied en cap fondent sur les voyageurs. Le frère Georges,- dès qu'il aperçoit les assaillants, saute du char et se sauve à toutes jambes, sans prononcer une parole. Le voiturier veut se défendre. «Arrête!» lui crie d'une voix terrible l'un des inconnus, qui se jette sur lui et le renverse par terre [16]. Le second homme masqué saisit Amsdorf et le tient éloigné. Pendant ce temps, les trois autres cavaliers s'emparent de Luther, en gardant le plus profond silence. Ils l'arrachent avec violence du char, lui jettent sur les épaules un manteau de chevalier, et le placent sur un cheval qu'ils tiennent en laisse. Alors les deux autres, inconnus abandonnent Amsdorf et le voiturier; tous cinq sautent en selle ; le chapeau de l'un d'eux tombe, mais ils ne s'arrêtent pas même pour le relever; et en un clin d'œil ils ont disparu avec leur prisonnier dans la sombre forêt. Ils prennent d'abord la route de Broderode; mais bientôt ils reviennent sur leurs pas par un autre chemin; et sans sortir du bois, ils y font en tous sens des tours et des détours, pour tromper ceux qui pourraient être à leur piste.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther, peu accoutumé à aller à cheval, fut bientôt accablé de fatigue' [17]. On lui permit de descendre quelques instants; il se reposa près d'un hêtre, et but de l'eau fraiche d'une source, que l'on nomme encore la source de Luther. Son frère Jacques, fuyant toujours, arriva le soir à Waltershausen. Le voiturier, tout effrayé, 'était sauté sur son char où était remonté Amsdorf, et avait frappé ses chevaux, qui, s'éloignant rapidement de ces lieux, conduisirent l'ami de Luther jusqu'à Wittemberg.

A Waltershausen, à Wittemberg, dans les campagnes, les villages, les villes intermédiaires, partout sur la route, on apprenait l'enlèvement du docteur; cette nouvelle, qui en réjouissait quelques-uns, frappait la plupart des autres d'étonnement et d'indignation. Bientôt un cri de douleur retentit dans toute l'Allemagne : «Luther est tombé « dans les mains de ses ennemis! [18]»

Après le violent combat que Luther avait dû soutenir, Dieu voulait le conduire dans un lieu de repos et de paix. Après l'avoir placé sur le théâtre éclatant de Worms, où toutes les puissances de l'âme du Réformateur avaient été si fort exaltées, Dieu voulait lui donner la retraite obscure et humiliante d'une prison. Il tire de l'obscurité la plus profonde les débiles instruments par lesquels il veut accomplir de grandes choses; et puis, quand il les a laissés briller pour un temps d'un grand éclat, sur une scène illustre, il les renvoie dans la plus profonde obscurité. La

'Réformation devait s'accomplir autrement que par des luttes violentes ou de pompeuses comparutions. Ce n'est pas ainsi que le levain pénètre dans les masses du peuple; il faut à l'Esprit de Dieu des chemins plus tranquilles. L'homme que poursuivaient toujours impitoyablement les champions de Rome, devait disparaître pendant quelque temps du monde. Il fallait que cette grande individualité s'éclipsât, pour que la révolution qui allait s'accomplir ne portât pas l'empreinte d'un individu: Il fallait que l'homme s'en allât, pour que Dieu demeurât seul, se mouvant par son Esprit sur l’abime, où déjà s'engloutissaient les ténèbres du 'moyen âge, et disant : «

Que la lumière « soit! Afin que la lumière fût.

La nuit étant enfin venue, et personne ne pouvant plus suivre les traces des gardiens de Luther, ceux-ci prirent une route nouvelle. Il exits près de onze heures avant minuit, 'lorsqu'ils arrivèrent au pied d'une montagne Les chevaux la gravirent lentement. Sur la hauteur se trouvait une vieille forteresse, entourée de tous les côtes, sauf celui par lequel on y arrivait, des bois noirs qui recouvrent les montagnes de la Thuringe.

C'est dans ce château élevé et isolé; nommé la Wartburg où se cachaient jadis les anciens landgraves, que Van conduit Luther. Les verrous se tirent, les barres de fer, tombent, les portes s'ouvrent; le Réformateur franchit le seuil; les battants se referment sur lui. Il descend de cheval dans une cour. L'un des cavaliers, Burkard de Huud 'seigneur, d’Altenstein, se retire; un autre, Jean de Berlepsch, prévôt de la 237

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Wartburg conduit le docteur dans la chambre qui, doit être sa prison, et où se trouvent déposés, les vêtements, d'un chevalier et une épée. Les trois autres, cavaliers, dépendent du prévôt, lui enlèvent ses habits ecclésiastiques et le revêtent du costume équestre qu'on lui a préparé, en lui enjoignent de laisser croître sa barbe et sa chevelure [19], afin que nul dans le château même lie puisse savoir qui est lues gens de la Wartburg ne doivent connaître le prisonnier que sous le nom du chevalier Georges.

Luther, soin le vêtement qu'on lui impose, a peine à se reconnaître lui-même [20].

Enfin on le laisse seul, et son esprit peut se porter tour à tour sur les choses étonnantes qui viennent de se passer à Worms, sur l'avenir incertain qui l'attend, et sur le lieu de son nouveau et étrange séjour. Des étroites fenêtres de son donjon, il découvre les sombres, solitaires et immenses forêts qui l'environnent. « C'est là, » dit le biographe et l'ami de Luther, Mathésius, « que le docteur demeura, « comme saint Paul dans sa prison de Rome. »

Frédéric de Thun, Philippe Feilitzsch et Spalatin n'avaient pas caché à Luther, dans un entretien intime qu'ils avaient eu à Worms avec lui, d'après les ordres de l'Électeur, que sa liberté devait être sacrifiée à la colère de Charles et du pape'. [21]

Cependant cet enlèvement fut entouré de tant de mystère, que Frédéric lui-même ignora longtemps encore le lieu où Luther était renfermé. Le deuil des amis de la Réformation se prolongea. Le printemps s'écoula, un été, un automne, un hiver lui succédèrent, le soleil accomplit sa course annuelle, et les murs de la Wartburg renfermaient encore leur prisonnier. La vérité a été frappée d'interdit par la Diète; son défenseur, renfermé dans les murs d'un château fort, a disparu de la scène du monde, sans que personne s'ache ce qu'il est devenu; Aléandre triomphe; la Réformation semble perdue, mais Dieu règne, et le coup qui paraissait devoir anéantir la cause de l'Évangile, ne servira qu'à sauver son courageux ministre et à étendre au loin la lumière de la foi.

Laissons, Luther captif en Allemagne, sur les hauteurs de la Wartburg, et voyons ce que Dieu faisait alors dans d'autres pays de la chrétienté.

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FOOTNOTES

[1] Aber Christus macht ein Loch derein. (L. Opp. (L.) P. 589- )

[2] Diss ist der herrlichen grossen Tag einer vorm Eude der Welt. (p. 28.)

[3] Es miissen die Juden einmal singen : Io, Io, Io! ... (L. Epp.1, p. 589.) Ces cris de joie des Juifs au temps du crucifiement représentent les chants de triomphe des partisans de la papauté à l'occasion de la catastrophe qui va fondre sur Luther, mais le Réformateur découvre dans l'avenir les alléluias de la délivrance.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[4] Napoléon à la députation protestante après son accession à l'Empire.

[5] Nam ea fides et submissio proprie est vera illa latria et adoratio Dei.... (L. Epp. 1, p. 592.)

[6] Per chalcographos multiplicata et in populos dispersa est ea epistola.... Cœsari auteur et clericis odium populare, etc. ( Cochlceus, p. 38. )

[7] intra portas nos cxcepit. (L. Epp. Il, p. .?

[8] Humiliter urnes' excusante. . . . ob metum tyrannorom suorum. (L. Epp. II, p. 6. )

[9] Cum Cœur in templo adesset... processit illi obviam, Aleander. (Pallav. I, p. 122.)

[10] Festivissimo vultu. (Ibid. )

[11] Et undique pervulgata. (Ibid.)

[12] Ihre Iliinde in der Priester Blut zu waschen. ( L. Opp. (L.) XVII, 598.)

[13] Nicht ein Mensch, sondern ais der bôse Feind in Gestalt eines Menschen mit angenommener Manchskiitten.... (Ibid. )

[14] Non finem sed initium. (P. Martyris Epp., p. 412.)

[15] Ad carnem meam trans sylvam profectus. ( L. Epp. P- 7-)

[16] Dejectoque in solnm auriga et verberato. (Pallavicini, I,p. 122. )

[17] Longo itinere, novus mues, fessus. (L. Epp. 1i, p. 3.)

[18] Bora ferme undecima ad mansionem noctis perVeni in tenebris. ( Ibid.)

[19] Exutus vestibus mais et equeeribus indeetue, comam et barbam nutriens... (L.

Epp. II, p. 74)

[20] Cnm. ipso me j'un dudmn non noverim. ( Ibid. )

[21] Seckend., p. 365.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE VIII. LES SUISSES. (1484 – 1522)

CHAPITRE I

Au moment où parut le décret de la Diète de Worms, un mouvement toujours croissant commençait à ébranler les tranquilles vallées de la Suisse. Aux voix qui se faisaient entendre dans les plaines de la haute et de la basse .Saxe répondaient, du sein des montagnes helvétiques, les voix énergiques de ses prêtres, de ses pâtres ou des bourgeois de ses belliqueuses cités. Les partisans de Rome, saisis d'épouvante, s'écriaient qu'une vaste et terrible conjuration se formait partout dans l'Église contre l'Église. Les amis de l'Évangile, remplis de joie, disaient que, comme au printemps le souffle de la vie se fait sentir, des rives de la mer jusqu'au sommet des monts, ainsi l'Esprit de Dieu fondait maintenant dans toute la chrétienté les glaces d'un long hiver, et recouvrait de verdure et de fleurs depuis les plus basses plaines jusqu'aux rochers les plus arides et les plus escarpés.

Ce ne fut pas l'Allemagne qui communiqua la lumière de la vérité à la Suisse, la Suisse à la France, la France à l'Angleterre : tous ces pays la reçurent de Dieu, de même que ce n'est pas une partie du monde qui transmet la lumière à l'autre, mais que le même globe éclatant la communique immédiatement à la terre. Infiniment élevé au-dessus des hommes, Christ, « l'Orient d'en haut, » fut à l'époque de la Réformation, comme à celle de l'établissement du Christianisme, le feu divin d'où émana la vie du monde. Une seule et même doctrine s'établit tout à coup au XVI siècle, dans les foyers et dans les temples des peuples les plus lointains et les plus divers; c'est que le même Esprit fut partout, produisant partout la même foi.

La Réformation de l'Allemagne et celle de la Suisse démontrent cette vérité.

Zwingle ne communiqua pas avec Luther. Il y eut sans doute un lieu entre ces deux hommes; mais il faut le chercher au-dessus de la terre. Celui qui du ciel donna la vérité à Luther, la donna à Zwingle. Ils communiquèrent par Dieu. « J'ai commencé à prêcher « l'Évangile, dit Zwingle, l'an de grâce 1516, c'est« à-dire en un temps où le sorti de Luther n'avait « encore jamais été prononcé dans nos contrées et Ce n'est pas de Luther que j'ai appris la doctrine « de Christ, c'est de la parole de Dieu. Si Luther « prêche Christ, il fait ce que je fais, voilà tout [1].

Mais si les diverses réformations tinrent du même 1516, Esprit dont elles émanèrent une vaste unité, elles reçurent aussi certains traits particuliers, des divers peuples au milieu desquels elles s'accomplirent.

Nous avons déjà esquissé l'état de la Suisse à l'époque de la Réformation [2]. Nous n'ajouterons que peu de mots. En Allemagne le principe monarchique dominait; en 240

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Suisse, le, principe démocratique. En Allemagne la Réformation eut à lutter avec la volonté des princes; en Suisse, avec la volonté du peuple. Une assemblée d'hommes, plus facilement entraînée qu'un seul, prend aussi des décisions plus promptes. La victoire sur la papauté, qui coûta des années au-delà du Rhin, n'eut besoin, en deçà de ce fleuve, que de mois ou de jours.

En Allemagne, la personne de Luther s'élève imposante au milieu des populations saxonnes; il semble être seul à attaquer le colosse romain; et partout où le combat se livre, nous découvrons de loin sur le champ de bataille cette haute stature. Luther est comme le monarque de la révolution qui s'opère. En Suisse, la luge s'engage à la fois dans plusieurs cantons; il y w une confédération de réformateurs; leur nombre nous étonne; une tête s'élève sans doute au-dessus des autres, mais nul ne commande; c'est une magistrature républicaine, où tous se présentent avec des physionomies originales et des influences distinctes. C'est Wittenbach, c'est Zwingle, c'est Capiton, c'est Heller, c'est Oecolampade; ce sont Oswald Myconius, Léon Juda, Farel, Calvin; c'est à Glaris, à Bâle, à Zurich, à Berne, à Neuchâtel, à Genève, à Lucerne, à Schaffhouse, à Appenzell, à Saint-Gall, dans les Grisons. Il n'y a dans la Réformation d'Allemagne qu'une scène, une et plane comme le pays. Mais en Suisse, la Réformation est divisée, comme la Suisse l'est elle-même par ses mille montagnes.

Chaque vallée a pour' ainsi, dire son réveil, et chaque hauteur des Alpes ses clartés.

Une époque lamentable avait commencé pour les Suisses depuis leurs exploits contre les ducs de Bourgogne. L'Europe, qui avait appris à connaitre la force de leurs bras, les avait sortis de leurs montagnes et leur avait ravi leur indépendance, en les rendant dispensateurs, sur les champs de bataille, du sort de ses États. La main d'un Suisse brandissait l'épée contre la poitrine d'un Suisse aux plaines d'Italie et de France, et l'intrigue des étrangers remplissait de discordes et d'envie ces hautes vallées des Alpes, si longtemps le théâtre de la simplicité et de la paix.

Attirés par le brillant de l'or, fils, journaliers, valets quittaient à la dérobée le chalet des pacages alpestres, pour courir sur les bords du Rhône ou du Pô. L'unité, helvétique s'était rompue sous les pas lents des mulets chargés d'or. La Réformation, car dans la Suisse elle eut aussi un côté politique, se proposa de rétablir l'unité et les vertus antiques des cantons. Son premier cri fut pour que les Suisses déchirassent les filets perfides des étrangers, et s'embrassassent comme un seul homme au pied de la croix. Mais sa voix généreuse ne fut pas- écoutée.

Rome accoutumée à acheter dans ces vallées le sang qu'elle versait pour accroître son pouvoir, se leva avec colère. Elle excita des Suisses contre d'autres Suisses; de nouvelles passions surgirent et déchirèrent le corps de la nation.

La Suisse avait besoin d'une réformation. Il y avait, il est vrai, chez les Helvétiens, une simplicité, une bonhomie, que les Italiens raffinés trouvaient ridicule; mais en même temps ils passaient pour le peuple qui transgressait le plus habituellement 241

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle les lois de la chasteté. Les astrologues l'attribuaient aux constellations [3]; les philosophes à la force du tempérament de ces peuples indomptés; les moralistes aux principes des Suisses, qui regardaient la ruse, le manque d'honnêteté, la calomnie, comme des péchés beaucoup plus graves que l'impureté [4]. Le mariage était interdit aux prêtres, Mais il eût été difficile d'en trouver un qui vécût dans Un vrai célibat. On leur demandait de se conduire, non .chastement, mais prudemment. Ce fut un des premiers désordres contre lesquels s'éleva la Réformation. Il est temps de retracer les commencements de ce jour nouveau dans les vallées des Alpes.

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FOOTNOTES

[1] eo scilicet tempore, quum Lutheri nomen in nostris regionibus inauditum adhuc erat:.. doctrinani Christi hon a Luthero, sed ex verbo Dei didici. (Zwinglii Opera, curant. Schulcroct Schulthcsio,Turici, 1829, vol. I, p. 273, 276.)

[2] 1e9. vol., p. 84.

[3] Wirz, Helvetische Kirchen Geschichte, III, p. 201.

[4] Sodomitis menus erit in die judicii, quam remit) vel honoris ablatoribus.

(Hernmerlin, de anno jubilaeo.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II

Vers le milieu de l’onzième siècle, deux solitaires s'avancèrent de Saint-Gall vers les montagnes qui sont au sud de cet ancien monastère, et arrivèrent dans une vallée -

déserte, d'environ dix lieues de long [1]. Au nord, les hautes montagnes du Sentis, le Sommerigkopf et le Vieux-Homme, séparent cette vallée du canton d'Appenzell; au sud, le Kuhfirsten avec ses sept têtes s'élève entre elle et le Wallensee, Sargans et les Grisons; du côté de l'orient, la vallée s'ouvre aux rayons du soleil levant et découvre l'aspect magnifique des Alpes du Tyrol. Les deux solitaires, arrivés près de la source d'une petite rivière, la Thur, y bâtirent deux cellules. Peu à peu la vallée se peupla; sur la partie la plus élevée, à 2,010 pieds au-dessus du lac de Zurich, se forma, autour d'une église, un village nommé frildhaus ou la maison sauvage, dont dépendent maintenant deux hameaux, Lisighaus ou la maison d'Élisabeth et Schônenboden. Les fruits de la terre ne, viennent plus sur ces hauteurs. Un tapis vert d'une fraîcheur alpestre recouvre toute la vallée, et s'élevé sur les flancs des montagnes, au-dessus desquelles des masses d'énormes rochers portent vers le ciel leur sauvage grandeur.

A un quart de lieue de l'église, près de Lisighaus, à côté d'un sentier qui conduit dans les pacages au-delà de la rivière, se trouve encore maintenant une maison isolée. La tradition rapporte que le, bois nécessaire à sa construction fut jadis abattu sur la place même [2]. Tout indique qu'elle a été construite dans des temps reculés. Les murs sont minces; les fenêtres ont de petites vitres rondes; le toit est formé de bardeaux chargés de pierres pour empêcher que le vent ne les emporte.

Devant la maison jaillit une source limpide.

Dans cette maison vivait, vers la fin du quinzième siècle, un homme nommé Zwingle, amman ou bailli de la commune. La famille des Zwingle ou Zwingli était ancienne et en grande estime parmi les habitants de ces montagnes' [3]; Barthélemy, frère du bailli, d'abord curé de la paroisse et depuis 1487 doyen de Wesen, jouissait dans le pays d'une certaine célébrité [4]. La femme de l'amman de Wildhaus, Marguerite Medi, dont le frère, nominé Jean, fut plus tard abbé du couvent de Fischingen en Thurgovie, lui avait déjà donné deux fils, Heini et Klaus, lorsque le premier jour de l'an 1484, sept semaines après la naissance de Luther, un troisième fils, qui fut nommé Ulric, naquit dans ce solitaire chalet [5]. Cinq autres fils, Jean, Wolfgang Barthélemy, Jacques, André, et une fille, Arma, vinrent encore enrichir cette' famille alpestre. Personne dans la contrée n'était plus vénéré que l'animal de Zwingle [6]. Son caractère, sa charge, ses nombreux enfants en faisaient le patriarche de ces montagnes. Il était berger ainsi que ses fils. A peine les premiers jours de mai venaient-ils épanouir les montagnes-, que le père et les enfants partaient pour les pâturages avec leurs troupeaux, s'élevant peu à peu de station en station, et parvenant ainsi vers la fin de juillet aux sommités les plus élevées des Alpes. Alors ils commençaient à redescendre graduellement vers la vallée, et tout le 243

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle peuple de Wildhaus rentrait en automne dans ses humbles cabanes. Quelquefois, durant l'été, les jeunes gens qui avaient dû rester dans les habitations, avides de l'air des montagnes, partaient en troupes pour les chalets, en unissant leurs voix aux mélodies de leurs instruments rustiques, car tous étaient musiciens. A leur arrivée sur les Alpes, les bergers les saluaient de loin de leurs cornets et de leurs chants, puis ils leur présentaient une collation de laitage; ensuite la bande joyeuse, après des tours et-des détours, redescendait dans la vallée au son de ses musettes.

Ulric, dans son jeune âge, se joignit sans doute quelquefois à ces jeux. Il grandit au pied de ces rocs qui semblent éternels, et dont les cimes montrent les cieux. « J'ai souvent « pensé, dit l'un de ses amis, que rapproché du « ciel, sur ces sublimes hauteurs; il y contracta « quelque chose de céleste et de divin [7] »

Il y avait de langues soirées pendant l'hiver, dans les cabanes de Wildhaus. Alors le jeune Ulric écoutait près du foyer paternel les conversations du bailli et des anciens de la commune. Il entendait raconter comment les habitants de la vallée avaient gémi autrefois sous un joug très-dur. Il tressaillait de joie avec les vieillards, à la pensée de l'indépendance que le Tockenbourg avait acquise, et que l'alliance avec les Suisses lui avait assurée. L'amour de la patrie s'allumait dans son cœur; la Suisse lui devenait chère, et si quelqu'un prononçait une parole défavorable aux confédérés, l'enfant se levait aussitôt et défendait leur cause avec chaleur Souvent 'encore on le voyait assis paisiblement danse ces longues soirées aux pieds de sa pieuse grand'mère, les yeux fixés sur elle, il écoutait ses récits bibliques, ses dévotes légendes, et les recevait avec avidité dans son cœur. [8]

Le bon alluma se réjouissait des heureuses dispositions de son fils. Il comprit qu'Ulric pourrait faire autre chose que garder ses vaches sur le mont Sentis, en chantant les rangs des bergers. Un jour il le prit par la main et se dirigea avec lui vers Wesen. Il traversa les croupes verdoyantes de l'Ammon, évitant les rochers sauvages et hardis qui bordent le lac de Walienstadt; arrivé au bourg, il entra chez son frère le doyen, et lui confia le jeune montagnard, afin qu'on examinât quelles étaient ses cap/cités [9]. Le doyen aima bientôt son neveu comme un fils; charmé de la vivacité de son esprit, il confia son instruction à un maitre d'émue à côte, qui en peu de temps lui apprit tout ce qu'il savait lui-même. A dix ans, on remarquait déjà dans le jeune 'Ulric les signes d'un esprit élevé '. Son père et son, oncle résolurent de l'envoyer à Bâle.

Quand l'enfant des montagnes du Tockenbourg arriva dans cette célèbre cité, un monde tout nouveau s'ouvrit devant lui. L'éclat du fameux concile de Bâle, l'université que Pie II 'avait fondée en 1460, dans cette ville, les imprimeries qui y l'es-suscitaient les chefs-d’œuvre de l'antiquité et qui répandaient dans le monde les premiers fruits du réveil des lettres, le séjour d'hommes distingués, des Wesel, des Wittenbach, et 'en particulier du prince des savants, du soleil des écoles, d'Érasme, 244

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle rendaient Bâle, à l'époque de la Réformation, l'un des grands foyers des lumières en Occident. [10]

Ulric entra dans l'école de Saint-Théodore. Un homme d'un cœur affectueux et d'une douceur rare, à cette époque, parmi les instituteurs, Grégoire Binzli, y enseignait.

Le jeune Zwingle y fit de' rapides progrès. Les disputes savantes, de mode alors parmi les docteurs des universités, étaient descendues jusqu'aux jeunes garçons des écoles. Ulric y prit part; il exerça ses forces naissantes contre 'les enfants des autres institutions, et fut toujours vainqueur dans ces luttes par lesquelles il préludait à celles qui devaient renverser en Suisse la papauté [11]. Ces succès remplirent de jalousie ses rivaux plus âgés que lui. Bientôt l'école de Bâle fut dépassée par lui comme l'avait été celle de Wesen.

Un savant distingué, Lupulus, venait d'ouvrir à Berne la première école savante fondée en Suisse. Le bailli de Wildhaus et le curé de Wesen résolurent d'y envoyer leur enfant; Zwingle quitta en 1497 les plaines riantes de Bâle et se rapprocha de ces hautes Alpes où il avait passé, son enfance, et .dont il découvrait de Berne Id cimes neigeuses que dore l'éclat du soleil. Lupulus, poète distingué, introduisit son élève dans le sanctuaire des lettres classiques, retraite inconnue alors, dont quelques initiés seulement avaient passé le seuil [12]: Le jeune néophyte respirait avec ardeur ces parfums d'antiquité. Son esprit se développa, son style se forma. Il devint poète.

Parmi les couvents de Berne se distinguait celui des Dominicains.' Ces moines étaient engagés dans une querelle grave avec les Franciscains. Les derniers'

maintenaient la conception immaculée de la Vierge que les premiers niaient.

Partout où ils portaient leurs pas, devant les riches autels qui décoraient leur église, et entre les douze colonnes qui en supportaient les voûtes, les Dominicains ne pensaient qu'à humilier leurs rivaux. Ils remarquèrent la belle voix de Zwingle; ils entendirent parler de son intelligence précoce; et pensant qu'il pourrait jeter de l'éclat sur leur ordre, ils s'efforcèrent de l'attirer à eux' et l'invitèrent à demeurer dans leur couvent jusqu'à l'époque où il pourrait y faire son noviciat. Tout l'avenir de Zwingle était menacé. L'amman de Wildhaus ayant appris les appâts auxquels les Dominicains avaient recours, trembla pour l'innocence de son fils, et lui ordonna aussitôt de quitter Berne. Zwingle échappa ainsi à ces enceintes monastiques, dans lesquelles se précipita volontairement Luther. Ce qui se passa phis tard peut nous faire comprendre l'éminence du danger que Zwingle courut alors.

Une' grande agitation régnait en 1501 dans la ville de Berne. Un jeune homme de Zurzach, nominé Jean Jetzer, s'étant présenté un jour à ce même' couvent des Dominicains, en -avait, été repoussé. Le pauvre garçon, désolé, était revenu à la charge, et tenant en mains 53 florins et des étoffes de soie : « C'est tout ce que je possède, avait-il dit, « prenez-le et me recevez dans votre ordre. » Il fut admis, le 6

245

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle janvier, parmi les frères lais. Mais dès la première nuit, un bruit singulier qui se fit dans sa cellule le remplit de terreur. Il s'enfuit au couvent des Chartreux, d'où il fut renvoyé à celui des Dominicains.

La nuit suivante, veille de la fête de saint Matthias, de profonds soupirs le, réveillèrent; il ouvrit les yeux, et découvrit près de son lit un grand fantôme blanc. «

Je suis, dit une voix sépulcrale, une « âme échappée au feu du purgatoire. »

Le frère lai tremblant répondit : «Dieu te sauve! moi je n'y « puis rien! » Alors l'esprit s'avança vers 'le pauvre frère et le saisissant par la gorge, lui reprocha avec indignation sou refus.- Jetzer plein d'effroi s'écria : Que puis-je donc pour te sauver?

» —à Flagelle-toi pendant huit jours jusqu'au sang, et « demeure- prosterné contre terre dans la chapelle « de Saint-Jean. » Ainsi répondit l'esprit, 'puis il disparut. Le frère lai confia cette apparition à son confesseur, prédicateur du couvent; et d'après son conseil, se soumit à la discipline demandée; Bientôt on raconta dans toute la ville qu'une âme s'était adressée aux Dominicains pour être délivrée du purgatoire.

On abandonne les Franciscain et chacun accourt dans l'église, où l'on voit le saint homme prosterné contre terre.

L'âme du purgatoire avait annoncé qu'elle reparaîtrait dans huit jours. La nuit fixée, elle apparut en effet accompagnée de deux esprits qui la tourmentaient et qui faisaient entendre d'horribles, gémissements. «Scot, dit-elle, Scot, « inventeur de la doctrine des Franciscains sur la « conception immaculée de la Vierge, est parmi ceux

« qui souffrent avec moi de si vives douleurs. »

A cette nouvelle, bientôt répandue dans Berne, les partis, sans des Franciscains furent encore plus épouvantés. Mais l'âme en disparaissant avait annoncé la visite de la Vierge elle-même. En effet, au jour indiqué, le frère étonné .rit apparaître Marie dans sa cellule. Il n'en parvint croire ses yeux. Elle s'approcha avec bonté, lui remit trois larmes de Jésus, trois gouttes de son sang, un crucifix et une lettre adressée au pape Jules II « qui, dit-elle, était l'homme choisi de Dieu pour abolir la fête de sa « prétendue immaculée conception. i• Puis s'approchant encore davantage du lit où le frère était couché, -elle lui annonça d'une voix solennelle qu'une grande grâce allait lui être faite, et lui perça la main d'un clou.

Le frère lui poussa un horrible cri-; mais Marie lui enveloppa la main d'un linge que son fils, dit-elle, avait porté lors de la fuite d'Égypte: Cette blessure ne suffisait pas; pour que la gloire des Dominicains égalât-celle «des Franciscains, J'étier devait avoir les cinq blessures de Christ et de saint François aux mains, aux pieds et au côté. Les quatre autres lui furent faites; puis, après lui avoir donné un breuvage, on le plaça dans une salle tapissée de tableaux qui représentaient la passion du Seigneur, où il passa dans le jeûne de longues journées, et où bientôt son imagination s'enflamma.

246

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Alors On commença à ouvrir de -temps en temps les portes de cette salle an peuple, qui venant- en foule contempler avec un dévot étonnement le frère aux cinq plaies, étendant les bras, penchant la tête, imitant par ses poses et ses gestes -le crucifiement du Seigneur. Quelquefois, hors de lui-même, il écumait, il semblait rendre l'âme. « Il endure la croix de Christ! » murmurait-on 'autour-de lui. La multitude, avide de miracles, remplissait sans cesse le couvent. Des hommes dignes d'une haute estime, Lupulus lui-même, le maître de Zwingle, étaient remplis de crainte, et les Dominicains, du haut de la chaire, exaltaient la gloire dont Dieu couvrait leur ordre.

Cet ordre avait senti depuis quelques années la nécessité d'humilier celui des Franciscains et d'augmenter par des miracles le respect et la libéralité du peuple.

On avait choisi Our théâtre de ces opérations Berne, « ville simple, rustique et ignorante, » avait dit le sous-prieur de Berne au chapitre tenu à Wimpffen sur le Neéker. Le prieur, le sous-prieur, le prédicateur et le pourvoyeur du couvent s'étaient chargés 'des principaux rôles, mais ils ne surent pas les jouer jusqu'à la fin.

Une nouvelle apparition de Marie ayant eu lieu, Jetzer crut reconnaître la voix de son confesseur, et l'ayant dit tout haut, Marie disparut. Elle se montra bientôt de nouveau pour censurer le frère incrédule. « Cette fois c'est le prieur! » s'écria Jetzer, en se jetant en avant, un couteau à la main La sainte lança un plat d'étain à la tête du pauvre frère et disparut encore.

Consternés de la découverte que Jetzer venait de faire, les Dominicains cherchèrent à se débarrasser de lui par le poison. Il s'en aperçut, et s'étant enfui, révéla leur imposture. Ils firent bonne contenance et envoyèrent des députés à Rome. Le pape chargea son légat 'en Suisse et les évêques de Lausanne et de Sion de juger la 'chose

[13]. Les quatre Dominicains convaincus furent condamnés à être brûlés vifs, et en mai 1509, ils furent consumés par les flammes en présence de plus de trente mille spectateurs. Cette affaire retentit dans toute l'Europe, et en dévoilant une des plus grandes plaies de l'Église, elle prépara la Réformation [14].

Tels étaient les hommes aux mains desquels le jeune Ulric Zwingle échappa. Il avait étudié les lettres à Berne; maintenant il devait se livrer à la philosophie, et il &e rendit à cet effet à Vienne en Autriche. Un jeune Saint-Gallois, Joachim Vadian, dont le génie promettait à la Suisse, un savant et un-homme d'État distingué; Henri Loreti, du canton de Glaris, communément appelé Glarean, et qui semblait devoir briller parmi les poètes; tin jeune Souabe, Jean Heigerlin, fils d'un forgeron et appelé, à cause de cela Faber, d'un caractère souple, amateur des honneurs et de la gloire, et qui annonçait toutes les qualités d'un courtisan; tels étaient dans la capitale de l'Autriche les coin pagnons d'étude et de divertissement d'Ulric.

Zwingle revint en 1502 à Wildhaus ; mais en revoyant ses montagnes, il sentit qu'il avait bu à la coupe de la science, et qu'il ne pouvait plus vivre au milieu des chants 247

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de ses frères' et des bêlements de leurs troupeaux. Il avait dix-huit ans; se rendit, à Bâle pour y retrouver les lettres; et là, à la fois maître et disciple, il enseignait à l'école de Saint-Martin et étudiait à l'Université; il put dès lors se passer des secours de son père. Il prit, peu de temps après, le grade de maître des arts. Un Alsacien nommé Capiton, qui avait neuf ans de plus que lui, y fut au nombre de ses meilleurs amis.

Zwingle se livra à, l'étude de la théologie scolastique; car, appelé à combattre-un jour ses sophismes, il en devait, explorer l'obscur labyrinthe. Mais on voyait souvent le joyeux étudiant des montagnes du Sentis secouer tout à coup cette poussière de l'école, et faisant succéder les jeux à ses philosophiques travaux, saisir le luth, ou là harpe, mile violon, ou la flûte, ou le tympanon, -ou le cornet à bouquin, ou le cor de Chasse, tirer de ces instruments des sons allègres, comme aux prairies de Lisighaus faire retentir sa chambre ou la demeure de ses, amis des airs de sa patrie, et y mêler les accents de sa voix. [15]

Il était pour la musique un véritable enfant du Tockenbourg, un maître entre tous Il jouait des instruments que nous avons nommés et d'autres encore. Plein d'enthousiasme pour cet art, il en répandit le goût dans l'Université; non qu'il y cherchât la dissipation; mais parce qu'il aimait à délasser ainsi sou esprit fatigué par les études sérieuses et à se mettre 'en état de retourner avec plus de zèle à de difficiles travaux [16]. Personne n'avait l'humeur plus gaie, un caractère plus aimable, une conversation plus attrayante [17]. C'était un arbre vigoureux des Alpes, se développant dans toute sa grâce et toute sa force, et qui, n'ayant point encore été émondé, jetait de tous côtés de robustes rameaux. Le moment devait venir où ces rameaux se tourneraient avec puissance vers le ciel.

Après avoir forcé l'entrée de la 'théologie scolastique, il ressortit de ses landes arides, fatigué, dégoûté, n'y ayant trouvé que des idées confuses, un vain babil, de la vaine gloire, de la barbarie; mais pas une idée saine de doctrine. « C'est une perte de temps » dit-il; et il attendait.

Alors, c'était en novembre 1505, arriva à Bâle Thomas Wittenbach, fils d'un bourgmestre de Bienne. Wittenbach avait enseigné jusqu'alors à Tubingue, à côté de Reuchlin. Il était dans la force de l'âge, sincère, pieux, savant dans les arts libéraux, dans les mathématiques, dans la connaissance des saintes Écritures. Zwingle et toute la jeunesse académique se pressèrent aussitôt autour de lui. Une vie inconnue jusqu'alors animait ses cliscoiirs, et des mots prophétiques s'échappaient de ses lèvres : « Le temps n’est pas loin, disait-il, « où la théologie scolastique sera abolie, et l'ancienneté doctrine de l'Église restaurée [18].... — La « mort de Christ, ajoutait-il, est la seule rançon de « nos, âmes [19]. » Le cœur de Zwingle recevait avec avidité ces semences de la vie [20].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Parmi les étudiants qui suivaient avec le plus d'enthousiasme les leçons du nouveau docteur, se trouvait un jeune homme de vingt-trois ans, d'une petite stature, d'une apparence faible et maladive, mais dont le regard annonçait à la fois la douceur et l'intrépidité. C'était Léon Juda, fils d'un curé alsacien, 'et dont un oncle était mort à Rhodes sous l'étendard .des chevaliers teutoniques, pour la défense de la chrétienté.

Léon et Ulric s'étaient intimement liés. Léon jouait du tympanon et avait une fort belle voix. Souvent c'était dans sa chambre que se faisaient entendre, les chants joyeux des jeunes amis des arts. Léon Juda devint plus tard le collègue, de Zwingle, et la mort même ne put détruire une si sainte amitié.

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FOOTNOTES

[1] Le Tockenbourg.

[2[ Schuler's, Zwingli's Bildungs, p. 29o.

[3] Diss Geschlâcht der Zwinglinen, wass in guter Achtung diesser Landen, als ein gut alt ehrlich Geschlâcht. ( H. Bullin-ger's Histor. Beschreibung der Eidg.

Geschichten.) Ce précieux ouvrage n'existe qu'en manuscrit ; j'en dois la communication à l'obligeance de M. J. G. Hess. Je conserve dans les citations l'orthographe du temps et du manuscrit.,

[4] Ein Verrumbter Mann. (Ibid.)

[5] « Quadragesimum octavum agimus » écrit Zwingle à Va-dian le :7

septembre :531.

[6] Clams fuit pater ob spectatam vite sanctimoniam. ( Os-wald Myconius, Vita Zwingli.)

[7] Divinitatis nonnihil ccelo propioreni contraxisse.

[8] Schulers Zw. Bildung., p. 291.

[9] Tenerimmum adhuc ad fratrem sacrificum adduxit, ut ejus periculum faneret.

(Melch. 341. Vit..Zw., ip. *5.)

[10] Und in Ihm erschiuen merkliche Zeichen eines edien Gemüths. ( Manuscrit de Bullinger.)

[11] In disputationibus, qu► pro more tum erant inter pueros usitatae, victoriam semper reportavit. (Osw. Myc. Vit. Zw.)

[12] Und alss er wol singen kôndt, lôkten Ibn die prediger. Mônchen in dass Kioster.

( Bainger. MSC. )

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[13] helms Chronik III et IV. Aucun événement de l'époque de la Réformatron n'a'fait naître autant d'ouvrages.Voyez Haller% Biblioth. der Schw. Gech. III.

[14] diutius ab- exercitio literarum oessaret. ( Osw. Mye. Vit. Zw. )

[15] lch habe auch nie von Heinem, gehôrt, der in der Kunst Musica... so erfahren gewesen. (B. Weysen, Füsslin Beytrâge zur Ref. Gesch. IV, 35.1

[16] Ut ingenium seriis-defatigatum recrearetnr et paratius ad solita studia rediretur. ., (Melch. Zw.)

[17] Ingenio amœnus, et ore jucundus, supra quam dici possit, erat. ( Osw. Myc. Zw.)

[18] i. Et doctrinam Ecclesim veterem... instaurari oporteat. (Gualterus, Misc. Tig.

III, 102.)

[19] Der Tod Christi sey die einige Bezahlung fiir unsere Simde....(Fiislin Beytr. II, p. s68.)

[20] Quum a tanto viro semina Zwingliano pec-

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III

La place de pasteur de Glaris devint alors vacante. Un jeune courtisan du pape, Henri Goldli, palefrenier de Sa Sainteté, et déjà revêtu de plusieurs bénéfices, accourut à Glaris avec une lettre d'appointement du Pontife. Mais les bergers glaronnais-, fiers de l'antiquité de leur race et de leurs combats pour la liberté, n'étaient pas disposés à baisser la tête devant un parchemin de Rome. Wildhaus n'est pas loin de Glaris, et Wesen, dont l'oncle de Zwingle était curé, est le lieu où se tient le marché de ce peuple. La réputation du jeune maître ès arts de Bâle avait pénétré jusque dans ces montagnes. C'est lui que les Glarcinais veulent avoir pour prêtre. Ils l'appellent en 1506. Zwingle, consacré à Constance par l'évêque, fit son premier sermon à Rapperswil, lut sa première messe à Wildhaus, le jour de la Saint-Michel, en présence de tous ses parents et des amis de sa famille, et arriva vers la fin de l'année à Glaris.

Zwingle s'appliqua aussitôt avec zèle aux devoirs que lui imposait sa vaste paroisse.

Cependant il n'avait que vingt-deux ans, et il se laissait souvent entraîner par la dissipation et par les idées relâchées de son siècle. Prêtre de Rome, il fut ce qu'étaient alors autour de lui les autres prêtres. Mais même en ces temps où la doctrine évangélique n'avait point encore changé son cœur, Zwingle ne donna jamais de ces scandales qui affligeaient souvent l'Église et éprouva toujours le besoin de soumettre ses passions à la règle sainte de l'Évangile.

L'amour de la guerre enflammait alors les tranquilles vallées de Glaris. Il y avait là des familles de héros, les Tschudi, les Wala, les Aebli, dont le sang avait coulé sur les champs de bataille. Les vieux guerriers racontaient à une jeunesse avide de ces récits, les guerres de Bourgogne et de Souabe, les combats de Saint-Jacques et de Raga 1 Mais ce n'était plus, héla! contre les ennemis de leur liberté que ces bergers belliqueux prenaient les armes. On les voyait, à la voix des Rois de France, des Empereurs, des Ducs de Milan, ou du Saint-Père lui-même, descendre des Alpes comme une avalanche, et 'se heurter avec un bruit de tonnerre contre les troupes rangées de la plaine.

Un pauvre. garçon, nommé Matthieu Schiner, qui suivait l'école de Sion en Valais (l'était vers le milieu de la seconde moitié du quinzième siècle), chantant un jour devant les maisons, comme le fit un peu plus tard le jeune Martin Luther, s'entendit appeler par un vieillard ; celui-ci, frappé de la liberté avec laquelle l'enfant répondait à ses questions, lui dit avec cet accent prophétique que l'homme, dit-on, trouve quelquefois près de sa tombe : «Tu seras Évêque et Prince [1]. » Cette parole saisit le jeune mendiant, et dès ce moment une ambition démesurée s'empara de son cœur. A Zurich, à Côme il fit des progrès qui étonnèrent ses maîtres. II devint curé d'une petite paroisse du Valais, s'éleva rapidement, et envoyé plus tard à Rome pour demander au pape la confirmation d'un évêque de Sion qu'on venait délire, il 251

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle obtint pour lui-même, cet évêché et ceignit la mitre épiscopale. Cet homme ambitieux et rusé, souvent noble et généreux, ne regarda jamais une dignité que comme tin degré destiné à le faire parvenir à une autre dignité plus élevée encore.

Ayant fait offrir ses services à Louis XII, eu fixant le prix : « C'est trop pour un homme, » dit le Roi. Je lui montrerai, répondit l'Évêque de Sion, irrité, « que je suis un homme qui en vaut plusieurs. » En effet, il se tourna vers le pape Jules II, qui l'accueillit avec joie; et Sehinner parvint en 1510 à lier la confédération suisse tout entière à la politique de cet ambitieux pontife: L'Évêque, ayant reçu pour récompense le chapeau de cardinal, sourit en voyant qu'il ne restait plus qu'un degré entre lui et le trône des papes.

Les regards de Schiner se promenaient sans cesse sur les cantons de la Suisse, et dès qu'il y découvrait quelque part un homme influent, il se hâtait de se l'attacher.

Le pasteur de Glaris fixa son attention, et bientôt Zwingle apprit que le pape lui accordait une pension annuelle de cinquante florins pour l'encourager dans la culture des lettres. Sa pauvreté ne lui permettait pas- d'acheter des livres; cet argent, pendant le peu de temps qu'Ulric le reçut, fut entièrement consacré à l'acquisition d'ouvrages classiques ou théologiques, qu'il faisait venir de Bâle'. [2]

Zwingle se lia dès lors avec le Cardinal et entra ainsi dans le parti romain. Schiner et Jules II laissèrent enfin percer le but de leurs intrigues; huit, mille Suisses, qu'avait rassemblés l'éloquence du Cardinal-Évêque, passèrent les Alpes; mais la disette, les armes et l'argent des Français, les firent retourner sans gloire dans leurs montagnes. Ils y rapportèrent les suites accoutumées de ces guerres étrangères, la défiance, la licence, l'esprit de parti, les violences et les désordres de tons genres; Les citoyens refusaient d'obéir aux magistrats; les enfants à leurs pères; on négligeait l'agriculture et les soins des troupeaux; on voyait s'accroître â la fois le luxe et la mendicité les liens les plus sacrés se rompaient, et la confédération semblait près de se dissoudre.

Alors se dessillèrent les yeux et s'alluma l'indignation du jeune curé de Glaris. Sa forte voix s'éleva pour signaler à. son peuple l'abîme où il allait se perdre. Ce fut l'an 1510 qu'il publia son poème intitulé le Labyrinthe. Derrière les détours de ce jardin mystérieux Minos a caché le Minotaure, ce monstre moitié homme, moitié taureau, qu'il nourrit de la chair des jeunes Athéniens. Le Minotaure... ce sont, dit Zwingle, les péchés, les vices, l'irréligion, le service étranger des Suisses, qui dévorent les fils de son peuple. [3]

Un homme courageux, Thésée, veut délivrer sa patrie; mais des obstacles nombreux l'arrêtent : d'abord un lion avec un œil c'est l'Espagne et l'Aragon; ensuite un aigle couronné, dont le gosier s'entrouvre pour engloutir: c'est l'Empire; puis un coq, dont la crête se dresse et qui semble provoquer au combat : c'est la France. Le héros surmonte tous ces obstacles, parvient jusqu'au monstre, la frappe et sauve sa patrie.

252

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«Ainsi maintenant, s'écrie le poète, les hommes « errent dans un labyrinthe, mais étant sans fil, ils « ne peuvent regagner la lumière. On ne trouve « plus nulle part l'imitation de Jésus-Christ. Un peu « de gloire nous fait hasarder notre vie, tourmenter notre prochain, courir aux disputes, aux guerres et aux combats... on dirait que des furies se « sont échappées des gouffres de l'enfer [4] »

• Il fallait un Thésée, un réformateur ; Zwingle' le comprit et dès lors il pressentit sa mission. Il composa peu après un antre allégorie d'un sens encore plus clair [5]

En avril 1512, les confédérés se levèrent de nouveau, à la voix du Cardinal, pour la délivrance de l'Église. Glaris était au premier rang. La commune entière était censée en campagne, rangée autour de sa bannière, avec, son Landammann et son Pasteur. Zwingle dut marcher. L'armée passa les Alpes, et le Cardinal parut au milieu des confédérés, avec les présents du Pontife, un chapeau ducal orné de perles et d'or, et surmonté du Saint-Esprit, représenté sous la forme d'une colombe. Les Suisses escaladaient les forteresses ,et les villes, et passaient, en présence des ennemis, les rivières à la nage, sans vêtements, et la hallebarde à la main ; les Français étaient partout mis en fuite; les cloches et les trompettes retentissaient ; les populations accouraient de toutes parts, les nobles bisaient apporter à l'armée du vin et des fruits en abondance; les moines et les prêtres montaient sur des estrades, et publiaient que les confédérés étaient le peuple de Dieu, qui vengeait de ses ennemis l'Épouse du Seigneur; et le pape, prophète comme autrefois Caïphe, donnait aux confédérés le, titre de « défenseurs de la liberté de l'Église [6]. »

Ce séjour en Italie ne demeura pas sans effet sur Zwingle, quant à sa vocation de Réformateur.

Ce fut au retour de cette campagne qu'il se mit à étudier le grec, «afin, dit-il, de pouvoir puiser dans «les sources mêmes de la vérité la doctrine' de «Christ résolu de m'appliquer tellement au « grec, » écrivait-il à Vadian le 23 février 1503; « que personne ne pourra m'en détourner, si ce « n'est Dieu : je le fais non pour la gloire, mais «pour, l’amour, des saintes lettre. [7] » Plus tard un bon prêtre, 'qui avait été son camarade d'école, étant venu le voir : «Maître Ulric, lui dit-il, on « m'assure que vous donnez dans cette nouvelle «erreur, que vous êtes Luthérien.» — «Je ne suis pas Luthérien, dit Zwingle car j'ai su le grec «avant que d'avoir, jamais entendu le nom de « Luther'. [8] » Savoir le grec, étudier l'Évangile dans la .langue originale, telle était, selon Zwingle, la base de la Réforme. •

Zwingle fit plus que de reconnaître de si bonne heure le grand principe du Christianisme évangélique, Autorité, infaillible de la sainte Écriture. Il .comprit de plus comment on devait déterminer le sens de la parole divine. « Ils ont une idée bien «peu élevée de l'Évangile, dit-il; ceux qui regardent comme frivole, vain et injuste, ce qu'ils «pensent n'être pas d'accord avec leur raison [9].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«Il n'est pas permis aux hommes de plier comme il leur plaît l'Évangile. à leur propre sens et à leur «propre interprétation [10].» « Zwingle leva les yeux « au ciel, dit son meilleur ami ne voulant avoir « d'autre interprète que le Saint-Esprit lui-même [11].

Tel fut dès le commencement de sa carrière, l'homme, que - l'on ne craint pas de représenter comme ayant voulu soumettre la Bible à la 'raison humaine. « La philosophie et la théologie, élisait-il, ne cessaient de me susciter des objections.

Alors. «J’engins enfin à ne dire : Il faut laisser là toutes ces «choses, et chercher la pensée de Dieu uniquement « dans sa propre parole. Je me mis, continue-t-il, à

«supplier instamment le Seigneur- de m'accorder sa «lumière, et bien que je ne lusse que l'Écriture, elle «devint pour moi beaucoup plus claire que si j'eusse « lu bien des commentateurs. '» Ti comparait les Écritures avec elles-mêmes; il expliquait les passages obscurs par les passages plus clairs [12]. Bientôt, il connut à fond la Bible, et surtout le Nouveau Testament [13]. Quand Zwingle se tourna ainsi vers la sainte.

Écriture, la Suisse fit le premier pas vers la Réformation. Aussi quand il exposait les Écritures, chacun sentait que ses enseignements venaient de Dieu, et non d'un homme... Œuvre « toute divine! s'écrie ici Oswald Myconius., c'est «ainsi que nous fut rendue connaissance de la « céleste vérité! [14] »

Zwingle ne dédaigna pas cependant les explications des Docteurs les plus célèbres; il étudia plus tard Origène, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrysostome, mais non comme des autorités. « J'étudie «les 'Docteurs, dit-il, dans le même but dans le« quel on demande à un ami : Comment comprenez-vous ceci ? » L'Écriture sainte était, selon lui, la pierre de touche avec laquelle il fallait éprouver les plus saints des Docteurs eux-mêmes [15].

La marche de Zwingle fut lente, mais progressive. Il ne .vint pas à la vérité comme Luther, par ces tempêtes qui obligent l'âme à chercher en toute hâte un refuge; il y arriva par l'influence-paisible de l'Écriture, dont la puissance grandit peu à peu dans les cœurs. Luther parvint au rivage désiré à travers les Orages de la vaste mer; Zwingle, en se laissant glisser le long du fleuve. Ce sont les deux principales voies par lesquelles Dieu conduit les hommes. Zwingle ne fut converti pleinement à Dieu et à son Évangile que dans les premiers temps de son séjour. à. Zurich; cependant le moment où, en 1514 ou en 1515, cet homme fort fléchit le genou devant Dieu, pour lui demander de comprendre sa parole, fut celui qui commencèrent les premières lueurs du beau jour qui l'éclaira plus tard.

Zwingle ne se bornait pas à lire des écrits chrétiens. L'un des traits qui caractérisent les réformateurs du seizième siècle, c'est l'étude approfondie des auteurs grecs et romains. Les poésies d'Hésiode, d'Homère, de "Pindare ravissaient Zwingle, et il nous a laissé des commentaires ou des caractéristiques de ces deux derniers poètes. Il étudia à fond Cicéron et Démosthène, qui lui apprenaient et les 254

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle arts de l'Orateur et les devoirs du citoyen. L'enfant des montagnes de la Suisse aimait aussi à s'initier aux mystères de la nature dans les écrits de Pline.

Thucydide, Salluste, Tite-Live, César, Sué-" toue, Plutarque, Tacite lui apprenaient à connaître le monde. On lui a reproché son enthousiasme pour les grands hommes de l'antiquité, et il est vrai -que quelques-unes de ses paroles sur ce sujet ne sauraient être justifiées. Mais s'il les- honora si fort, c'est qu'il croyait voir en eux, non des vertus humaines, niais l'influence de l'Esprit-Saint. L'action de Dieu, loin de se renfermer, aux temps anciens, dans les limites de la Palestine, s'étendait, selon lui, au monde universel [16]. «Platon, disait- il, « a aussi bu à la Source divine.

Et si les deux Caton, «si Camille,- si Scipion n'avaient pas été vraiment « religieux, auraient-ils été si magnanimes [17] ? »

Zwingle répandait autour de lui l'amour des lettres. Plusieurs jeunes gens d'élite se formaient à son école : « Vous m'avez offert non-seulement des « livres, mais encore vous-même,» Ivii écrivait Valentin Tschudi, fils de l'un des héros des guerres de Bourgogne; et ce jeune homme, qui alors avait déjà étudié à Vienne et à Bâle sous les plus célèbres docteurs, ajoutait : « Je n'ai trouvé per« sonne qui explique les auteurs classiques avec «autant de justesse et de profondeur que vous'. [18] »

Tschudi se rendit à Paris. Il put comparer l'esprit qui régnait dans cette université, avec celui qu'il avait trouvé dans l'étroite vallée des. Alpes que dominent les sommités gigantesques et les neiges éternelles du Dodi, du Glarnisch, du, Viggis et du Freiberg. « Dans quelles niaiseries on « élève la jeunesse française, dit-il. Nul venin n'égale l'art sophistique qu'on lui enseigne. Cet art « émousse les sens, ôte le jugement, rend semblable à la bête. L'homme n'est plus alors, comme «l'écho, qu'un vain son. Dix femmes ne sauraient «tenir tête à un seul de ces rhéteurs'[19]. Dans leurs « prières mêmes, j'en suis sûr, ils présentent à Dieu «leurs sophismes et prétendent, par leurs syllogismes, contraindre l'Esprit -Saint à les exaucer. » Tels étaient alors Paris, et Glaris; la métropole intellectuelle de la chrétienté, et un bourg de pâtres des Alpes: t’If, lueur de la Parole de Dieu éclaire davantage que tonte la sagesse humaine.

Un grand homme de ce siècle, Érasme, avait beaucoup d'influencé sur Zwingle. Il ne paraissait pas un de ses écrits sans que Zwingle se le procurât aussitôt. En 1514, Érasme était arrivé à Bâle, où l’Evêque l'avait reçu avec les marques d'une haute estime. Tous les amis des lettres ?étaient aussitôt groupés autour de lui. Mais le Roi des écoles avait facilement discerné celui qui devait être lx gloire de la Suisse. « Je félicite la nation helvétique « écrivit-il à Zwingle, de ce que vous travaillez, «par vos études et par vos mœurs également excellentes, à la polir et à l'ennoblir [20]. s Zwingle brûlait da désir de le voir. « Des Espagnols et des Gatti« lois ont bien été à Rome pour voir Tite-Live y disait-il. Il part; il arrive à Bâle : il y trouve un homme d'environ quarante ans, d'une petite taille, d'un corps frêle, d'une apparence délicate, mais plein d'amabilité et de grâce [21]. C'était Érasme. L'agrément de sa personne 255

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dissipe la timidité de Zwingle; la puissance de son esprit le subjugue. « Pauvre, lui dit Ulric, comme Eschine, lorsque «chacun des disciples de Socrate offrait un présent à «son maitre, je te donne ce qu'Eschine donna—«je me donne moi-même! »

Parmi les hommes de lettres qui formaient la cour d'Érasme, les Amerbach, les Rhénan, les Frobenius, les Nessen, les Glarean, Zwingle remarqua un jeune Lucernois de vingt-sept ans, nommé Oswald Geisshüsler. Érasme, hellénisant son nom; l'avait appelé Myconius. Nous le désignerons souvent par son prénom, pour distinguer l'ami de Zwingle, de Frédéric Myconius, le disciple de Luther. Oswald, après avoir étudié à Rothwyl avec un jeune homme de son âge, 'nommé Berthold Haller, puis à Berne, puis à Bâle, était devenu dans cette dernière ville recteur de l'école de Saint-Théodore, et ensuite de celle de Saint-Pierre. Le maître d'école n'avait qu'un bien petit revenu; cependant il s'était marié à une jeune fille d'une simplicité et d'une pureté d'âme qui gagnaient tous les cœurs. Noies avons déjà vu que c'était alors en Suisse un temps de trouble, où les guerres étrangères suscitaient de violents désordres, 'et où les soldats, en revenant dans leur patrie, y rapportaient la licence et la brutalité.

Un jour d'hiver, sombre et nébuleux, quelques-uns de ces hommes grossiers attaquèrent, en l'absence d'Oswald, sa tranquille demeure. Ils frappent à la porte, jettent des pierres, appellent avec des expressions déshonnêtes sa modeste épouse; enfin ils enfoncent les fenêtres, et ayant pénétré dans l'école et brisé ce qui s'y trouvait, ils se retirent. Peu après, Oswald arrive. Son fils, le petit Félix, court à sa rencontre en poussant des cris, et sa femme, ne pouvant parler, donne les signes du plus grand effroi. Il comprend ce qui est arrivé. Au même moment, •un bruit se fait entendre dans la rue. Hors de lui, le maître d'école saisit une arme et poursuit les mutins jusqu'au cimetière. Ils s'y retirent, prêts à se défendre : trois d'entre eux se jettent sur Myconius, le blessent, et tandis qu'on panse sa plaie, les misérables'

envahissent de nouveau sa maison, en poussant des cris furieux. Oswald n'en dit pas davantage [22]. Voilà ce qui se passait dans les villes de la Suisse, au commencement du seizième siècle, et avant que la Réformation eût adouci et discipliné les mœurs.

La droiture d'Oswald Myconius, sa soif de science et de vertu, le rapprochèrent de Zwingle: Le recteur de l'école de Bâle reconnut tout ce qu'il y avait de grand dans le curé de Glaris. Plein d'humilité, il se dérobait lui-même aux éloges que lui donnaient et Zwingle et Érasme. « Vous, maîtres «d'école, disait souvent ce dernier, je vous 'estime «à l'égal des rois. » Mais le modeste Myconius ne pensait pas de même. « Je ne fais que ramper terre à terre, disait-il. Il y a eu en moi dès l'enfance je «ne sais quoi d'humble et de petit [23]. »

Un prédicateur, arrivé à. Bâle à peu près en même temps que Zwingle, attirait alors l'attention. D'un caractère doux et pacifique, il aimait une vie tranquille; lent et 256