Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 2 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Personne ne l'avertissait, personne ne le réfutait; il demandait une discussion, et on se contentait de le condamner. La bulle que l'on publie contre lui déplait « à ceux mêmes qui honorent la grandeur du pape; car on y reconnait partout les marques de la haine impuissante de quelques moines, et non à celles de la douceur d'un pontife, qui doit être « le vicaire d'un Sauveur plein de charité. [7] Tous reconnaissent que la vraie doctrine de l'Évangile « de Christ a grandement dégénéré, et qu'il faut une restauration publique et éclatante des lois et des mœurs. Voyez tous les hommes de science et de vertu; plus ils sont sincères, plus ils « s'ont attachés à la vérité évangélique, moins aussi « les livres de Luther les scandalisent. Il n'y a personne qui n'avoue que ces livres l'ont rendu « meilleur [8], quand même il s'y trouverait peut« être des passages qu'on ne saurait approuver. —« Que l'on choisisse des hommes d'une doctrine « pure, d'une probité reconnue; que trois princes « au-dessus 128

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de tout soupçon, l'empereur Charles, « le roi d'Angleterre et le roi de Hongrie, nomment « eux-mêmes les arbitres; que ces hommes lisent les écrits de Luther, l'entendent lui-même, et « qu'on ratifie tout ce qu’ils décideront! Nixe/dm« r& Xptœroti /nada xoei erfesta ! [9]

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FOOTNOTES

[1] Nachdem ( écrit Miltitz) er nun tapfer getrunken hatte, fieng er gleich an trefflich von semer Ordre zu prahlen, etc. ( Seckend, p. 238.)

[2] Longe aliam faciem et mentem Lipsite eum invenire quam sperasset... ( L. Epp. I, p. 492.)

[3] oflem ettm ntcidi, quangnam optém ejus consilia imite fit-ri. (Ibid.)

[4] A studibsis litbeerpla et in aquatn prtijeeta, dieentibus : Bulla est, in avant palet ! (L. Epp. I, p. 52o.`

[5] Mit viel Mühe, Arbeit und Losten. (L. Opp. (L.) XVII, p.317.) •

[6] Consilium cujusdam ex animo cupientis esse consültum et ponlificis dignitati, et christlame religionis tranquillitati. (Zwinglii Opera, curant. Schiller° et Schulthessio, III, p. i-6.)

[7] Multum degenerasse ab illa sincera Christi evangclica doctrina, adeo ut nem non fateatur opus esse publica aliqua et insigni legum ac morum instauratione. (Ibid., p.

3.)

[8] Nemo non fatetur se ex illius 'Iris factum esse nieliorent. ( Ibid., p. 4.)

[9] Que l'enseignement et la vérité de Christ remportent la victoire!

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Cette proposition venue du pays des Suisses n'était pas de suite. Il fallait que le grand divorce s'accomplit, il fallait que la chrétienté fût déchirée; c'était dans ses blessures mêmes qu'elle devait trouver le remède à ses maux.

En effet que signifiaient toutes ces résistances d'étudiants, de recteurs et de prêtres?

Si la puissante main de Charles-Quint s'unit à la puissante main du pape, n'écraseront-elles pas tous ces écoliers et ces grammairiens? Quelqu'un résistera-t-il au pouvoir du Pontife de la chrétienté et de l'empereur d'Occident ? Le coup est frappé; Luther est retranché; l'Évangile semble perdu. Le Réformateur, en ce moment solennel, ne se cache pas la grandeur du danger où il se trouve. Il regarde en haut. Il s'apprête à recevoir comme de la main du Seigneur même le coup qui semble devoir l'anéantir. Son âme se recueille au pied du trône de Dieu. « Que va-t-il arriver? dit-il, je l'ignore, et je « ne me soucie pas de le savoir, certain que celui «

qui siège dans le ciel, a prévu de toute éternité le commencement, la continuation et la fin de cette affaire. Où que ce soit que le coup frappe, « je suis sans crainte. Une feuille d'un arbre ne tombe pas sans la volonté de notre Père. Combien moins nous-mêmes? C'est peu de chose que de « mourir pour la Parole, puisque cette Parole qui

« s'est incarnée pour nous, est morte d'abord elle-même. Nous ressusciterons avec elle, si nous mourons avec elle, et passant par où elle a passé, nous arriverons où elle est arrivée, et demeure tes près d'elle pendant toute l'éternité. '[1] Qdel-quefdià, cependant, Luther ne petit retenir-le-nt/é-1 pris que lui inspirent les Manœuvres de ses ennemis; et nous retrouvons en lui ce mélange de sublime et l'ironie qui le caractérise. « Je ne sais rien d'Eck, si ce n'est qu'il est arrivé avec line longue «

barbe, rime longue bulle et rené longue bourse...; « mais je me risquerai de sa butte

[2].

Le 3 octobre, il eut connaissance de cette lettre Opale. La voilà enfin arrivée cette bulle romaine, dit-il. Je la méprise et Pâttaque comme impie, mena Songère, et digne d'Eck à tous égards. C'est Christ lui-même qui y est condamné. On n'y donné aucune raison ; on m'y cite, non pour m'entendre, « mais pour que je chante palinodie. Je la traiterai comme fausse; bien que je la croie éritahie. Oh! si Charles-Quint était un homme! et si pour l'amour de Christ il attaquait ces démons [3] ! « Je me réjouis d'avoir à supporter quelques maux « pour la meilleure des causes. Je sens déjà plus de « liberté dans mon cœur; car je sais enfin que le « pape est l'antéchrist, et que son siège est celui a de Satan même. »

Ce n'était pas dans la Saxe setileinent que les foudres de Rome avaient jeté l'alarme.

Une tranquille famille de la Souabe, une famille rientre, vit sa paix tout à coup troublée. Bilibald Pirckheimei, de Nuremberg, l'un des hommes les plus distingués de son siècle, privé de bonne heure de son épouse bien-aimée, Crescéntia; était uni par la plus étroite affection avec ses deux jeunes sœurs, Charites, abbesse de 130

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Sainte-Claire, et Clara, nonne du même couvent. Ces deux jeunes filles servaient Dieu dans la solitude, et partageaient leur temps entre l'étude, le soin des pauvres et les pensées de l'éternité. Bilibald, homme d'État, se délassait des affaires publiques par la correspondante qu'il entretenait avec elles. Elles étaient savantes, lisaient le latin, et étudiaient les Peres; mais il tel avait rien qu'elles aimassent comme la sainte Ecriture. Elles n'eurent jamais d'autre maitre que leur frère.. Les lettres de Charites sont empreintes de délicatesse et d'amabilité. Pleine d'une tendre affection pour Bilibald, elle redoutait pour lui le moindre danger.

Pirckheimer, pour rassurer cette eine craintive, écrivit un dialogue entre Charites et Veritas (charité et vérité), où Veritas cherche à affermir Charites [4]. Rien de plus touchant et de plus propre à consoler un cœur tendre et angoissé.

Quel dut être l'effroi de Charites, quand le bruit se répandit que le nom de Bilibald était affiché sous le bulle du pape, aux portes des cathédrales, à côté de celui de Luther. En effet, Eck, poussé par une aveugle fureur, avait associé à Luther six des hommes les plus distingués de l'Allemagne, Carlstadt, Feldkirchen, Egranus, qui s'en soucièrent fort peu; Adelman, Pirckheimer et son ami Spengler, que les fonctions publiques dont ils étaient revêtus rendaient particulièrement sensibles à cette injure: L'agitation fut grande dans le couvent de Sainte-Claire. Comment supporter la honte de Bilibald? Rien n'est plus sensible à des parents que de telles épreuves. Pirckheimer et Spengler écrivirent une lettre au pape dans laquelle ils déclarèrent qu'ils n'adhéraient aux doctrines de Luther qu'en tant qu'elles étaient conformes à la foi chrétienne. La vengeance et la colère avaient été pour Eck de mauvais conseillers. Les noms de Bilibald et de ses amis nuisirent à la bulle. Le caractère de ces hommes éminents, leurs relations nombreuses, rendirent l'irritation plus générale.

Luther feignit d'abord de douter de l'authenticité de la bulle. « J'apprends, dit-il dans le premier « écrit qu'il publia, qu'Eck a apporté de Rome une nouvelle bulle, qui lui ressemble si fort, qu'on pourrait la nommer Docteur Eck, tant elle est pleine de faussetés et d'erreurs. Il donne à croire qu'elle est l'ouvrage du pape, tandis que ce n'est qu'une œuvre de mensonge. » Après avoir exposé les fondements de ses doutes, Luther finit en disant : « Je veux voir de mes yeux le plomb, le sceau, les cordons, la clause, la signature de la bulle, tout en un mot, ou ne pas estimer l'épaisseur d'un cheveu toutes ces criailleries'.»

Mais personne ne doutait, pas même Luther, que la bulle ne fût du pape.

L'Allemagne attendait ce que le Réformateur allait faire. Demeurerait- il ferme ?

Les regards étaient fixés sur Wittemberg. Luther ne tint pas longtemps ses contemporains en suspens. Il répondit par une décharge foudroyante, eu publiant le 4 novembre 152o son écrit « Contre la bulle de l'antéchrist. Que d'erreurs, que de fraudes, dit-il, se sont glissées parmi le pauvre peuple sous le manteau de l'Église et 131

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de la prétendue infaillibilité du pape! que d'âmes ainsi perdues! que de sang répandu! que -de meurtres commis! que de royaumes ruinés. »

« Je sais fort bien distinguer, dit-il plus loin avec ironie, entre art et malice, et j'estime fort ilês peu une malice sans art râler des livres est chose si facile que des en mêmes peuvent le faire ; à combien plus forte raison le saint père et ses hauts docteurs [5]. Il leur conviendrait de montrer plus d'habileté qu'il n'en faut pour brûler des livres—. D'ailleurs, que l'on détruise mes ouvrages! Je ne désire rien davantage ; car je n'ai voulu que conduire des âmes à la Bible, pour qu'on laissât ensuite tous mes écrits [6]. Grand Dieu ! si nous avions la connaissance de l'Écriture, quel besoin serait-il de mes livres ?... Je suis libre, par la grâce de Dieu, et des bulles ni me confient ni ne m'épouvantent. Ma force et mon constatation sont en lieu où ni hommes ni diables ne sauraient les atteindre. »

La el4irile proposition de Luther, condamnée par le' pape, était ainsi conçue : « Les péchés ne sont pardonnés à aucun homme? à moins qu'il croie qu'ils lui sont pardonnés quand le prêtre « l'absout. » Le pape, en la, condamnant, niait que la foi fût nécessaire dans le sacrement. « Ils prétendent, 4'éPtie Luther; que, nous ne devons pas cc croire que les péchés noua soit pardonnés quand nous sommes absous par le prêtre. Et que devons-nous donc faire ?... Écoutez, maintenant; ô chrétiens, une nouvelle, venue de Rome. Condamnation est prononcée 'contre cet article de: foi que jamais le pape le défend. »

PO4§ Prgfi e lSsqn$ e 'sant : Je crois au Saint-Es-

(4 Pritx ,l'Eglise chr ne, et la réniissioin des pé« ;clés, Si je savais, que le pape eût vraiment -donné «là Rome cette -bulle (et il n'en doutait pas) et q qu'elle n'exit pas, été inventée par .EFk,; l'archi- « menteur, je voudrais Prier à tarifs les chiétiensy fc.

qu'i!s., doivent tenir le pape pedr le véritliblinvte4.. çhriei dont parletrÉcriture. Et s'il ne -mqulait, ces• g. eer . de proscrire, publiquement la foi e litgliie, 0 alors— ; que le glaive temporel même, lui résine, « plutem qu'au Turc!...- Car le Titra permet'

de croie,

Tandis que Luther parlait avec tant de forée, ses dangers' augmentaient. Le plan de ses ennemis allait à 4 faire ç.b4ssçr clç yVjttemberg. Si, Lutber et Wittemberg soie séparés, Luther et. Wittemberg

he'VEWS D44. LA

175 zef es», pergite, U4seul cousit débarrasserait Rogne; la fois et fki docte,* et 4e l'OniYersité hérétiques. 1,4e.dnc.George, l'évêque ide Merseburg, les théollogien-0

de. Leipzig travaillaient sous main à cette oeilivre .[7] Luther dit en l'apprenant : Je remets ategite. affaire ente lep, mains de pieu [8], » Ces DM': zées degient pas sans e,ffets Adrien, professeur d'igbneu, Wittenberg, se tourna tout à coup con, tre .le doctenr..Il.fallait être bieu ferme dans la fo; popr soutenir.lecofpque.portait,lalulle 132

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de home. Il est des caractères qui, ne vont avec la vérité que jusqu'à, ur; certain point. Tel ,fut Adrien. Épouvanté peçgite co,z;claippAtipp., il quittA Wittemberg, poyr se. rendre 4 Leipdaig auprès du -Oocteqr ,Eck.. .

j..8 bulle cpwrnençait,à s'e]Feçüterk La parole du p9ntife, de I chrétienté n'était pas, value. Der: ptiisk. longtemps le, feu ep le.gleive avaient ensei,-, gné,à s'y soumettre.

Les bila- ers se dressaient à sa yqix. Tout annonçait..q4ân ee, ,terrible catastrople ad j fl

nettreW à la. révolt audacieuse du. moinq afflstin. Les nonces, du pape avaient assiégé le ieglW enitfereur : Perles,dçlara, qu'il protégerait rancien,ne-religion [9]; et l'on, vit s'élever dans que/... «tufP•Wies. cig e> pffle.,sions héréditaires des éçi4a.1 fauds où les écrits de l'hérétique devaient -être ré7-, doits fn ,çeudre§. De2, princes de l'Église et des cnfieiliers assistèrent ces auto-da,fé. Ces flammes, se disait-pn4 Rome, .porteront partout l'épouvante.

Il en fut ainsi pour beaucoup d'esprits superstitieux et timides ; mais même dans les États héréditaires de Charles, les seuls où l'on osât exécuté la bulle, le peuple et quelquefois les grands ne répondaient souvent à ces démonstrations pontificales que par des rires ou des marques d'indignation.

« Luther, » dirent les docteurs de Louvain, en se présentant devant Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, « Luther renverse la foi chrétienne. [10]»

« Qui est ce Luther ? » demanda ta princesse. — «Un moine ignorant. » « Eh bien, répondit-elle, « vous qui êtes savants et en si grand nombre, écrivez contre lui. Le monde croira plutôt beaucoup de savants qu'un homme seul et sans science.» Les docteurs de Louvain préférèrent une méthode plus facile. Ils firent élever à leurs frais un vaste bûcher. Une grande multitude couvrit la place de l'exécution. On voyait des étudiants, des bourgeois traverser en toute hâtée la foule, portant .sous les bras de gros volumes qu'ils jetaient dans les flamines. Leur zèle édifiait les moines et les docteurs ; mais la ruse fut plus tard découverte : c'étaient les Sermones discipuli, Tartaret, et d'autres livres kalastiques et papistes, qu'on avait jetés au feu au lieu des écrits de Luther

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FOOTNOTES

[1] Parum est nos pro verbo muai, cum ipsum iszearnaturn pro nobis prius mortuum sit... (Ep. I, p. 490.)

[2] Venisse eum barbatum, bullatum, nummatum... Ridebu et ego huitain sive ampullam. (Ibid., p. 488.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[3] Minium tarôlus vir esset, ét pro Chekto hos satanas ag-grederetur. ( L. Epp. I; p.

494.)

[4] I. Pirckheimeri Opp. Francfort.

[5] So ist Bücher verbrennen so leicht, dass es, auch,K.inder kônnen, schweig denn der heilige Vater Pabst... (L. Opp. (L.) XVII, p. 324.)

[6] In Biblien mi führen, dass man derselben Verstand er-langte, und ckian moine Bfichlein verschwinden Iiess. (Ibid.)

[7] lit Wittèmberga pelleter. (L. Èpp. I; p. 5te.)

[8] qntid in miénutn rèfero. ( Ibid., p. 5ao.)

[9] A ministris pontificiis mature prroccupatus, declaravit se velle veterem &lem (Pallavicini, J.; p. 80.)

[10] Seckend, p. 289.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI

Le comte de Nassau, vice-roi de Hollande, dit aux Dominicains qui sollicitaient la faveur de bruler les livres du docteur : « Allez et prêchez l'Évangile aussi purement que Luther, et vous n'aurez à vous plaindre de personne. » Comme on parlait du Réformateur à un festin où se trouvaient les principaux princes de l'Empire, le seigneur de Ravenstein dit tout haut : « Dans l'espace de quatre siècles, un seul homme chrétien a osé lever la tête, et le pape veut le mettre à mort ! [1]»

Luther, ayant le sentiment de la puissance de sa cause, demeurait tranquille au milieu du tumulte que la bulle avait soulevé [2]. « Si vous ne me Arrêtiez si vivement, disait-il à Spalatin, je me tairais, « sachant bien que c'est par le conseil et le pouvoir de Dieu que cette œuvre doit s'accomplir [3]. » Le timide voulait que l'on parlât, et le fort voulait se taire. C'est que Luther discernait un pouvoir qui échappait aux regards de son ami. « Ayez bonne espérance, continue le Réformateur.

C'est Christ qui a commencé ces choses, et c'est lui qui les -« accomplira, soit que je sois mis en fuite, ou que je sois mis à mort. Jésus-Christ est ici présent, et celui qui est en nous est plus puissant que celui qui est dans le monde [4]. »

Mais le devoir l'obligeait à parler pour manifester la vérité au monde. Rome a frappé ; il fera connaître comment il accepte ses coups. Le pape l'a mis au ban de l'Église; il le Mettra lui-même au ban de la chrétienté. La parole du pontife a été jusqu'à cette heure toute puissante; il opposera parole à parole, et le monde connaîtra quelle est celle qui a le plus de pouvoir. « Je veux, dit-il, mettre ma conscience en repos, en révélant aux hommes le danger où ils se trouvent I ; » et en même temps il se prépare à renouveler son appel à un concile universel. Un appel du pape à un concile était un crime. C'est donc par un nouvel attentat envers la puissance pontificale que Luther prétend se justifier de ceux qui ont précédé.

Le 17 novembre, un notaire et cinq témoins, parmi lesquels se trouvait Cruciger, se réunissent à dix heures du matin dans l'une des salles du couvent des Augustins, où habitait le docteur. Là, l'officier public Sarctor d'Eisleben se mettant aussitôt en devoir de rédiger la minute de sa protestation, le Réformateur dit en présence de ces témoins, d'un ton solennel : « Attendu qu'un concile général de l'Église chrétienne est au-dessus du pape, surtout en ce qui concerne la foi; [5]

« Attendu que la puissance du pape est, non au« dessus, mais au-dessous de l'Écriture, et qu'il n'a pas le droit d'égorger les brebis de Christ, et de les jeter à la gueule du loup :

« Moi, Martin Luther, Augustin, docteur de la sainte Écriture à Wittemberg, j'en appelle, par cet écrit, pour moi et pour ceux qui sont ou seront avec moi, du très-saint pape Léon à un futur concise universel et chrétien.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« J'en appelle du dit pape Léon, premièrement, comme d'un juge inique, téméraire, tyrannique, qui me condamne sans m'entendre et sans en exposer les motifs ; secondement, comme d'un hérétique et d'un apostat égaré, endurci, condamné par les saintes Écritures, qui m'ordonne de nier que la foi chrétienne soit nécessaire dans l'usage des sacrements'[6] ; troisièmement, comme d'un ennemi, d'un antéchrist, d'un adversaire, d'un tyran de la sainte Écriture [7], qui ose opposer ses propres paroles à toutes les paroles de Dieu; quatrièmement, comme d'un contempteur, d'un calomniateur, d'un blasphémateur de la sainte « Église chrétienne et d'un concile libre, qui prétend qu'un concile n'est rien en lui-même.

« C'est pourquoi je supplie très humblement les sérénissimes, très-illustres, excellents, généreux, nobles, forts, sages et prudents seigneurs, Charles empereur romain, les électeurs, princes, comtes, barons, chevaliers, gentilshommes, conseillers, villes et communautés de toute la nation « allemande, d'adhérer à ma protestation, et de résister avec moi à la conduite antichrétienne du pape, pour la gloire de Dieu, pour la défense de l'Église et de la doctrine chrétienne, et pour le maintien des conciles libres de la chrétienté; et Christ, notre seigneur, les récompensera richement par sa grâce éternelle. Mais, s'il en est qui méprisent ma prière et qui continuent à obéir au pape, cet homme impie, plutôt qu'à Dieu, a j'en repousse par la présente la responsabilité, ayant fidèlement averti leurs consciences; et je les abandonne au jugement suprême de Dieu, ainsi que le pape et tous ses adhérents. »

Tel est l'acte de divorce de Luther; c'est ainsi qu'il répond à la bulle du pontife. Il y a un grand sérieux dans cette déclaration. Les accusations qu'il porte contre le pape sont d'une haute gravité, et ce n'est pas à la légère qu'il les a faites. Cette protestation fut répandue dans toute l'Allemagne, et envoyée presque dans toutes les cours de la chrétienté.

Luther avait cependant en réserve une démarche plus hardie encore, bien que celle qu'il venait de faire parût le comble de l'audace. Il ne voulait rester en rien en arrière de Rome. Le moine de Winterberge fera tout ce que le souverain pontife ose faire. Il prononce parole contre parole ; il élève bûcher contre bûcher. Le fils des Médicis et le fils du mineur de Mansfeld sont descendus dans la lice; et, dans cette lutte corps à corps qui ébranle le monde, l'un ne porte pas un coup que l'autre ne le rende en décembre, on pouvait lire une affiche sur les murs de l'Université de Wittemberg. Elle invitait les professeurs et les étudiants à se trouver, à neuf heures du matin, à la Porte Orientale, près de la sainte croix. Un grand nombre de docteurs et de disciples se réunirent, et Luther, Marchant à leur tête, conduisit le cortège au lieu indiqué. Que de bûchers Rome a allumés dans le cours des siècles ! Luther veut faire une application meilleure du grand principe romain. Ce ne sont que quelques vieux papiers dont il s'agit de se défaire; et le feu, pense-t-il, est fait pour cela. Un échafaud était préparé. Un des plus anciens maîtres ès arts y mit le feu. Au moment 136

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle où les flammes s'élevèrent, on vit Luther s'en approcher, y jeter le Droit canon, les Décrétales, les Clémentines, les Extravagantes des papes, et quelques écrits d'Eck et d'Emser.

Ces livres consumés, Luther prit en main la bulle du pape, l'éleva et dit : « Puisque tu as contristé le Saint du Seigneur, que le feu éternel te contriste et te consume ! »

et il la jeta aux flammes. Alors il reprit tranquillement le chemin de la ville, et la foule des docteurs, des professeurs, des étudiants, faisant éclater son approbation, rentra avec lui dans Wittemberg. « Les Décrétales, di-cc sait Luther, ressemblent à un corps dont la tête est douce comme une vierge, dont les membres « sont pleins de violence comme un lion, et dont la queue est remplie de ruses comme un serpent.

« Dans toutes les lois des papes, il n'y a pas une parole qui nous apprenne qui est Jésus-Christ [8]. Mes ennemis, dit-il encore, ont pu, en brûlant mes livres, nuire à la vérité dans l'esprit du commun peuple, et perdre des âmes; c'est pourquoi j'ai consumé leurs livres à mon tour. Une lutte sérieuse vient de s'ouvrir. Jusqu'ici je n'ai fait que badiner avec le pape. J'ai commencé cette œuvre au nom de Dieu ; elle se finira sans moi et par sa puissance. S'ils osent brûler mes livres, où il se trouve plus d'Évangile, pour parler sans vanterie, que dans tous les livres du pape, je puis à plus « forte raison brûler les leurs, où il n'y a rien de bon. »

Si Luther avait ainsi commencé la Réformation, une telle démarche eût pu sans doute avoir des suites fâcheuses. Le fanatisme eût pu s'en emparer, et jeter l'Église dans une voie de désordre et de violence. Mais c'était en exposant avec gravité les enseignements de l'Écriture que le Réformateur avait préludé à son œuvre. Les fondements avaient été posés avec sagesse. Maintenant un coup de force comme celui, qu'il venait de porter, pouvait non - seulement être sans inconvénient, mais même accélérer le moment où la chrétienté verrait tomber les chaînes du monde chrétien.

Luther déclarait ainsi solennellement qu'il se .séparait du pape et de son église.

Après sa lettre à Léon X, cela pouvait lui paraître nécessaire. Il acceptait l'excommunication que Rome avait prononcée. Il faisait savoir à la chrétienté que maintenant il y avait guerre à mort entre lui et le pape. Il brûlait ses navires sur le rivage, et s'imposait la nécessité d'avancer et de combattre.

Luther était rentré dans Wittemberg, Le lendemain, la salle académique était plus remplie que de coutume. Les esprits étaient émus; il y avait dans cette assemblée quelque chose de solennel; on s'attendait à une allocution du docteur. Il commenta les psaumes; c'était un travail qu'il avait commencé au mois de mars de l'année précédente.

Puis, ayant fini son explication, il s'arrêta quelques instants, et dit enfin avec force :

« Tenez-vous en garde contre les lois et les statuts du pape. J'ai brûlé les Décrétales, 137

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mais ce n'est qu'un jeu d'enfant. Il serait temps, et plus que temps, que l'on brûlât le pape; c'est-à-dire, aussitôt, le siège de Rome, avec toutes ses doctrines et ses abominations. » Prenant ensuite un ton plus solennel : « Si vous ne combattez pas de tout votre cœur le gouvernement impie du pape, dit-il : vous ne pouvez être sauvés. Quiconque se complaît dans la religion et dans le culte de la papauté sera éternellement perdu dans la vie qui est à venir [9]. »

« Si on la rejette, ajouta-t-il, il faut s'attendre à courir toute espèce de dangers, et même à perdre la vie. Mais il vaut mieux encore s'exposer à de tels périls dans ce monde, que se taire! Tant que je vivrai, je dénoncerai à mes frères la plaie et la peste de Babylone, de peur que plusieurs, qui sont avec nous, ne retombent avec les autres dans l'abîme de l'enfer. »

On peut à peine imaginer l'effet que produisit sur l'assemblée ce discours, dont l'énergie nous étonne. « Aucun de nous, ajoute le candide étudiant qui nous l'a conservé, à moins qu'il ne soit une bûche sans intelligence (comme le sont tous les papistes, dit-il en parenthèse), aucun de nous ne doute que ce ne soit là la pure vérité. Il est évident à tous les fidèles que le docteur Luther est un ange du Dieu vivant, appelé à paitre de la parole de Dieu les brebis de Christ si longtemps égarées. »

Ce discours et l'acte même qu'il couronna signalent une époque importante de la Réformation. La dispute de Leipzig avait détaché intérieurement Luther du pape.

Mais le moment où il brûla la bulle fut celui où il déclara de la manière la plus expresse son entière séparation de l'évêque de Rome et de son église, et son attachement à l'Église universelle, telle qu'elle a été fondée par les apôtres de Jésus-Christ. Il alluma vers la Porte Orientale un incendie qui dure depuis trois siècles.

« Le pape, disait-il, a trois couronnes : voici « pourquoi : la première est contre Dieu, car il « condamne la religion; la seconde contre l'empereur, car il condamne la puissance séculière; la « troisième contre la société, car il condamne le et mariage

[10]. » Quand on lui reprochait de s'élever trop violemment contre le papisme : « Ah!

répondait-il, je voudrais pouvoir ne faire entendre contre lui que des coups de tonnerre, et que chacune de mes paroles fût un carreau de la foudre [11]. » •

Cette fermeté se communiquait aux amis et aux compatriotes de Luther. Tout un peuple se ralliait à lui. Mélanchthon adressa vers cette époque aux États de l'Empire un écrit où l'on retrouve l'élégance et la sagesse qui distinguent cet homme aimable. Il répondait à un livre attribué à Emser, mais publié sous le nom du théologien romain Rhadinus. Jamais Luther lui-même ne parla avec plus de force; et cependant, il y a dans les paroles de Mélanchthon une grâce qui leur fait trouver accès dans les cœurs:

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Après avoir montré, par des passages de l'Ecriture, que le pape n'est pas supérieur aux autres évêques: « Qu'est-ce qui empêche, dit-il aux États de l'Empire, que nous ôtions au pape le droit « que nous lui avons donné? Peu importe à Luthier que nos richesses, c'est-à-dire, que les trésors de l'Europe soient envoyés à Rome. Mais ce qui cause sa douleur et la nôtre, c'est que les lois des pontifes et le règne du pape, non-seulement mettent en danger les âmes des hommes, mais les perdent entièrement. Chacun peut juger par lui-même ce qui lui convient ou non de donner son argent pour entretenir le luxe romain ; mais juger des choses de la religion et des mystères sacrés, n'est pas à la portée du vulgaire.

« C'est donc ici que Luther implore votre foi, votre zèle, et que tous les hommes pieux l'implorent avec lui, les uns à haute voix, les autres par leurs gémissements et leurs soupirs. Souvenez-vous que vous êtes chrétiens, princes du peuple chrétien, et arrachez les tristes débris du christianisme à la tyrannie de l'antéchrist. Ils vous trompent ceux qui prétendent que vous n'avez aucune autorité contre les prêtres. Ce même esprit qui anima Jéhu contre les prêtres de Baal vous presse, par cet antique exemple, d'abolir la superstition romaine, bien plus horrible que l'idolâtrie de Baal

[12]. » Ainsi parlait aux princes de l'Allemagne le doux Mélanchthon.

Quelques cris d'effroi se firent entendre parmi les amis de la Réformation. Des esprits timides, enclins à des ménagements extrêmes, Staupitz en particulier, exprimèrent de vives angoisses. « Toute cette affaire n'a été jusqu'à présent qu'un jeu, lui dit Luther. Vous l'avez dit vous-mêmes: si Dieu ne fait ces choses, il est impossible qu'elles se fassent. Le tumulte devient de plus en plus tumultueux, et je ne pense pas qu'il puisse s'apaiser, si ce n'est au dernier jour [13]. » C'est ainsi que Luther rassurait les esprits alarmés. Depuis trois siècles, le tumulte ne s'est pas apaisé!

« La papauté, continua-t-il, n'est plus maintenant ce qu'elle était hier et avant-hier.

Qu'elle excommunie et brûle mes écrits,... qu'elle me tue!... elle n'arrêtera pas ce qui s'avance. Quelque chose de prodigieux est à la porte [14]. J'ai brûlé la bulle d'abord avec un grand tremblement; mais maintenant j'en éprouve plus de joie que d'aucune action que j'aie faite dans toute ma vie.

On s'arrête involontairement, et l'on se plaît à lire dans la grande âme de Luther tout l'avenir qui se prépare. « O mon père, dit-il à Staupitz en terminant, priez pour la parole de Dieu et pour moi. Je suis enlevé par ces flots, et comme tournoyé par leurs tourbillons [15]. »

Ainsi, le, combat se déclare de tous côtés. Les combattants ont jeté les fourreaux de leurs épées. La parole de Dieu a repris ses droits, et dépose celui qui avait pris la place de Dieu même. Toute la société s'ébranle. Dans tous les temps, il ne manque pas d'hommes égoïstes, qui voudraient laisser dormir la société humaine dans l'erreur et dans la corruption; mais les hommes sages, fussent-ils même timi es, 139

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pensent autrement. « Nous savons bien, dit doux et modéré Mélanchthon, que les hommes d'État ont horreur de toute innovation; et il faut avouer que, dans cette triste confusion qui s'appelle la vie humaine, les discordes, et même celles qui proviennent des causes les plus justes, sont toujours entachées de quelque mal.

« Cependant il est nécessaire que la parole et le commandement de Dieu passent dans l'Église avant toutes les choses humaines [16]. Dieu menace de la colère éternelle ceux qui s'efforcent d'anéantir la vérité. C'est pourquoi c'était un devoir pour Luther, un devoir chrétien, et auquel il ne pouvait se soustraire, surtout puisqu'il était docteur de l'Église de Dieu, de reprendre les erreurs pernicieuses que des hommes déréglés répandaient avec une inconcevable effronterie. Si la discorde enfante beaucoup de maux, ainsi que je le vois à ma grande douleur, ajoute le sage Philippe, c'est la faute de ceux qui, au commencement, ont répandu des erreurs, et de ceux qui, pleins d'une haine diabolique, cherchent à présent à les maintenir.

[17]»

Mais tous ne pensaient pas de même. On accabla Luther de reproches; l'orage fondit sur lui de toutes parts. « Il est tout seul!» disaient les uns; « il enseigne des choses nouvelles! » disaient les autres.

«Qui sait, » répondit Luther, dans ressentiment de la vocation qui lui était adressée d'en haut, « qui u sait si ce n'est pas Dieu qui m'a choisi et appelé [18] ,et s'ils ne doivent pas craindre, en me méprisant, de mépriser Dieu lui-même?... Moïse était seul, à la sortie d'Égypte; Élie seul, au temps du roi Achab; Esaïe seul, à Jérusalem; Ézéchiel seul, à Babylone... Dieu n'a jamais choisi pour prophète, ni le souverain sacrificateur, ni quelque autre grand personnage; mais ordinairement il a choisi des personnes basses et méprisées, une fois même un berger, Amos[19]. En tout temps, les saints ont dû reprendre les grands, les rois, les princes, les prêtres, les savants, au péril .de leur vie... Et sous le Nouveau Testament n'en a-t-il pas été de même?

Ambroise était seul de son temps; après lui, Jérôme fut seul; plus tard encore, Augustin a fui seul... Je ne dis pas que je sois un prophète ; mais je dis qu'ils doivent craindre, précisément parce que je suis seul, et qu'ils sont plusieurs.

Ce dont je suis sûr, c'est que la parole de Dieu est avec moi, et qu'elle n'est point avec eux. « On dit aussi, continue-t-il, que je mets en avant des choses nouvelles, et qu'il est imposa bible de croire que tous les autres docteurs se soient si longtemps trompés.

« Non, je ne prêche pas des choses nouvelles. « Mais je dis que toutes les doctrines chrétiennes « ont disparu chez ceux mêmes qui eussent dû les « conserver, savoir les savants et les évêques. Je ne « doute pas cependant que 'la vérité ne soit demeurée dans quelques cœurs, ne fût-ce même « que chez des enfants au berceau [20]. De pauvres paysans, de simples enfants comprennent mieux « maintenant Jésus Christ que le pape, les évêques « et les docteurs....

140

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« On m'accuse de rejeter les saints docteurs de « l'Église. Je ne les rejette point; mais, puisque tous ces docteurs cherchent à prouver leurs écrits par la sainte Écriture, il faut qu'elle soit plus claire et plus certaine qu'eux ne le sont. Qui pensera « à prouver un discours obscur par un discours plus obscur encore? Ainsi donc la nécessité nous « contraint à recourir à la Bible, comme le font tous les docteurs, et à lui demander de prononcer sur leurs écrits; car la Bible seule est seigneur « et maître.

« Mais, dit-on, des hommes puissants le poursuivent. Et n'est-il pas clair, d'après l'Écriture, que « les persécuteurs ont ordinairement tort et les « persécutés raison, que le grand nombre a été « toujours avec le mensonge, et le petit nombre « avec la vérité? La vérité a fait de tout temps rumeur '[21]

Luther passe ensuite en revue les propositions condamnées dans la bulle comme hérétiques, et il en démontre la vérité par des preuves tirées de l'Écriture sainte.

Avec quelle force, en particulier, ne soutient-il pas la doctrine de la grâce!

« Quoi, dit-il, la nature pourra, avant et sans la « grâce, haïr le péché, l'éviter, s'en repentir, tandis « que, même quand la grâce est venue, cette na« tune aime le péché, le recherche, le désire, et ne « cesse de combattre la grâce et d'être irritée contre «

elle; ce dont tous les saints gémissent continuellement! C'est comme si l'on disait qu'un grand arbre que je ne puis fléchir en y mettant toutes mes forces, fléchit de lui-même quand je l'abandonne, ou qu'un torrent que les digues et les « murailles ne peuvent arrêter, s'arrête aussitôt, « quand je le laisse à lui-même... Non, ce n'est pas en « considérant le péché et, ses suites que l'on parvient à la repentance; mais c'est en contemplant « Jésus-Christ, ses plaies et son immense charité « Il faut que la connaissance du péché provienne « de la repentance, et non la repentante de la con«

naissance du péché. La connaissance est le fruit, « la repentance est l'arbre. Chez nous, les fruits « croisent sur les arbres; mais il paraît que dans les États du Saint Père les arbres croissent sur les « fruits. [22]»

Le courageux docteur rétracte cependant quelques-unes de ses propositions. Luther rétracte malgré ses protestations. Mais l'étonnement cessera quand on saura la manière dont il le fait. Après avoir cité les quatre propositions sur les indulgences, condamnées par la bulle [23], il ajoute simplement :

« A l'honneur de la sainte et savante bulle, je « rétracte tout ce que j'ai jamais enseigné touchant « les indulgences. Si c'est justement que l'on a brûlé mes livres, cela est certainement arrivé parce que j'y ai 'accordé quelque chose au pape dans la doctrine des indulgences; c'est pourquoi je les condamne moi-même au feu. »

Il se rétracte aussi quant à Jean Huss : « Je dis « maintenant, non pas quelques articles, mais tous les articles de Jean Huss sont tout à fait chrétiens. Le pape, eu condamnant Huss, a condamné « l'Évangile. J'ai fait cinq fois plus que lui, et pour«

141

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle tant je crains fort de n'avoir pas fait assez Huss « dit seulement qu'un méchant pape n'est pas un « membre de la chrétienté; mais moi, si aujourd'hui saint Pierre même siégeait à Rome, je nierais qu'il fût pape par l'institution de Dieu. »

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FOOTNOTES

[1] Es ist in 400 Jabren ein christlieher Mann attestais--den, den will der Pabst todt habe.n. (Ibid., p. 288.)

[2] In bullosis illis tumultibus. (L. Epp. I, p. 519.)

[3] Rem totam Deo committerem. (L. Epp. I, p. 521.)

[4] Christus ista «mit, ipse perficiet, etiam me sive extincto, sivç fugato. (Ibid., p.

526,) Tome II.

[5] I. Ut meam conscientiam reclimerphid., p. 522.)

[6] Ab erroneo, indurato, per Scriptnras sanctas damnato, haeretico et apostats.

Opp. lat. II, p. 5o. Voyez aussi L. Opp. (L.) XVII, p. 332.) Il y a dans l'allemand quelques paragraphes qui ne sont pas dans le latin.

[7] Oppressere totius sacre Scripturie... (Ibid.)

[8] r. É. Opir. (W.)XXII, p. 1491-1.'196.

[9] Lutherum esse Dei viventis angelum qui palabundas Christi oves pascat. (L.

Opp. lat. H, p. 123.1

[10] L. Opp. (W.) XXII, p. 1313.

[11] Und ein jeglich Wort eine Donneraxt witr. ( Ibid., p. 135n.)

[12] Ut extinguaris Main, multo terriorem Baalis idololatria, romanam superstitionem: (Ibid.)

[13] Tumultus egregie tumultuatur, ut nisi extremo die gedari mihi posse non videatur. (L. Epp. 1, p. 541.)

[14] Omnino aliquid portenti prœ foribus est. (Ibid., p. 542.) (Quel sentiment de l'avenir ! )

[15]. ...primum trepidus et orans, sed nunc lœtior quant ullo totius vite mem facto.

(Ibid.)

[16]. ... Ego fluctibus his rapior et volvor... (Ibid.) 142

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Sed tamen in Ecclesia necesse est anteferri mandatum Dei omnibus rebus humanis. (Melancht., Vit. Lutheri.)

[18]. Wer weiss ob mich Gott dazu bei.ufen und erwaehlt hat. Fondement des articles condamnés par la bulle de Rome. (L., Opp. (L.) XVII, p. 3382

[19] Ich sage nicht dass Ich ein Prophet sey. ( Ibid.)

[20] Und sollten's eitel Kindter in der Wiege stsyr.(libid., p. 339.)

[21] bat allezeit rumort. (Ibid., p. 34e.)

[22] Man soli zuvor Christum in seine Wunden sehen, und aus denselben seine Liche gegen uns. (Ibid., p. 35r.)

[23] ibid., p. 363.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII

Les paroles puissantes du Réformateur pénétraient dans tous les esprits, et servaient à les affranchir. L'étincelle qui s'échappait de chacune d'elles se communiquait à la nation entière. Mais une grande question restait à résoudre. Le prince dans les États duquel demeurait Luther, favoriserait il l'exécution de la bulle, ou s'y opposerait-il? La réponse paraissait douteuse. L'Électeur se trouvait alors, ainsi que tous les princes de l'Empire à Aix-la-Chapelle. C'est là que la couronne de Charlemagne fut posée sur la tête du plus jeune, mais du plus puissant monarque de la chrétienté. On déploya dans cette cérémonie une pompe et une magnificence inouïes. Charles-Quint, Frédéric, les princes, les ministres et les ambassadeurs se rendirent aussitôt après à Cologne. Aix-la-Chapelle, où régnait la peste, parut se vider dans Cette ville antique des bords du Rhin. [1]

Parmi la Mule &étrangers qui se pressaient dans cette cité se trouvaient les deux nonces du pape Marino Caraccioli et Jérôme Aléandre. Caraccioli, qui avait déjà rempli une mission auprès de Maximilien, était chargé de féliciter le nouvel empereur et de traiter avec lui -des choses politiques. Mais Rome avait compris que pour mener à bonne fin l'extinction de la Réforme, il fallait envoyer en Allemagne un nonce chargé spécialement de cette œuvre, et d'un caractère, d'une adresse, d'une activité, propres à l'accomplir. Aléandre avait été choisi Cet homme, qui fut plus tard décoré de la pourpre des cardinaux, était, à ce qu'il paraît, issu d'une famille assez ancienne, et non de parents juifs, comme on l'a dit. Le criminel Borgia l'appela à Rome pour le faire secrétaire de son fils [2]. « Tel maître, tel serviteur, »

dit un historien, qui compare ainsi Aléandre à Alexandre VI. Ce jugement nous parait trop sévère. Après la mort de Borgia, Aléandre se livra à l'étude avec une nouvelle ardeur. Ses connaissances 'en grec, en hébreu, en chaldéen, en arabe, lui valurent la réputation d'être l'homme le plus savant de son siècle. Il se livrait de toute son âme à tout ce qu'il entreprenait. Le zèle avec lequel il étudiait les langues ne le cède en rien à celui qu'il mit plus tard à persécuter la Réformation. Léon X

l'attacha à son service. Les historiens protestants parlent de ses mœurs épicuriennes; les historiens romains de l'honnêteté de sa vie [3]. Il parait qu'il aimait le luxe, la représentation, les divertissements. « Méandre vit à Venise en bas épicurien et dans de hautes .dignités,» dit de lui son ancien ami. Érasme. On s'accorde à reconnaître qu'il était véhément, prompt dans ses actions, plein d'ardeur, infatigable, impérieux et dévoué au pape. Eck est le fougueux et intrépide champion de l'école; Aléandre, le superbe ambassadeur de l'orgueilleuse cour des pontifes. Il semblait fait pour être nonce.

Morne avait tout préparé pour perdre le moine de Wittemberg- Le devoir d'assister au couronnement de l'Empereur, comme représentant du pape, n'était pour.

Aléandre qu'une mission secondaire, propre .à lui faciliter sa tâche par la considération qu'elle lui assurait. Mais .il était, essentiellement chargé de porter 144

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Charles à écraser la Réformation naissante [4]. «Le pape, » avait dit le nonce à l'Empereur, en lui remettant la bulle, « le pape, qui est venu à bout de temps et de si grands princes, saura bien mettre à l'ordre trois grammairiens. [5]» Il entendait par là Luther, Mélanchthon et Érasme. Érasme était présent à cette audience.

A peine arrivé .à Cologne, Aléandre mit tout en mouvement avec Caraccioli, pour qu'on brûlât dans tout l'Empire, mais surtout sous les yeux des princes d'Allemagne réunis à Cologne, les écrits hérétiques de Luther. Charles-Quint y avait déjà consenti pour ses États héréditaires. L'agitation des esprits était grande. « De telles mesures,» dit-on aux ministres de Charles et aux nonces eux-mêmes, « loin de guérir la plaie, ne feront que l'accroître. Pensez-vous que la doctrine de Luther ne se trouve que 'dans ces livres que vous jetez « aux flammes? Elle est écrite où vous ne sauriez « l'atteindre, dans le cœur de la nation [6].... Si vous voulez employer la force, il faut que ce soit « celle de glaives innombrables tirés pour égorger un peuple immense Quelques morceaux de « bois assemblés pour brûler quelques feuilles de «

papier, ne feront rien; et de telles armes ne conviennent ni à la dignité de l'Empereur, ni à celle « du pontife. » — Le nonce défendait ses bûchers: « Ces flammes, disait-il, sont une sentence de condamnation écrite en caractères gigantesques, et « que comprennent également ceux qui sont près « et ceux qui sont loin, les savants et les ignorants, « et ceux mêmes qui ne savent pas lire. [7]»

Mais au fond, ce n'était pas des papiers et des livres qu'il fallait au nonce, c'était Luther lui-même. « Ces flammes, reprit-il, .ne suffisent pas pour purifier l'air infect de l'Allemagne [8]. Si elles épouvantent les simples, elles ne corrigent pas les méchants. Il faut un édit de l'Empereur coutre la « tête même de Luther [9]»

Aléandre ne trouva pas l'Empereur aussi facile quand il s'agit de la personne du Réformateur que quand il n'était question que de ses livres.

« A peine monté sur le trône, dit-il à Aléandre, « je ne puis, sans l'avis de mes conseillers et le consentement des princes, frapper d'un tel coup « une faction immense qu'entourent de si puissants « défenseurs. Sachons d'abord ce que pense de cette affaire notre père l'Électeur de Saxe; nous verrons ensuite ce qu'il faudra répondre au « pape [10]. » C'est donc auprès de l'Électeur que les nonces vont essayer leurs artifices et le pouvoir de leur éloquence.

Le premier dimanche de novembre, Frédéric, ayant assisté à la messe dans le couvent des Cordeliers, Caraccioli et Aléandre lui firent demander audience. Il les reçut en présence de l'évêque de Trente et de plusieurs de ses conseillers. Caraccioli présenta d'abord à l'Électeur le bref du pape. Plus doux qu'Aléandre, il pensa devoir gagner le prince par des flatteries, et se mit à l'exalter lui et ses ancêtres. « C'est en vous, dit-il, que l'on espère pour « le salut de l'Église romaine et de l'Empire romain.

»

145

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais l'impétueux Aléandre, voulant en venir au fait, s'avança brusquement et interrompit son collègue, qui lui céda modestement la parole [11]. C'est à moi, dit-il, et à Eck, que l'affaire de Martin a été confiée. Voyez les dangers immenses dans les«

quels cet homme plonge la république chrétienne. « Si l'on ne s'empresse d'y porter remède, c'en est fait de l'Empire. Pourquoi les Grecs sont-ils perdus, si ce n'est parce qu'ils ont abandonné le pape? [12]« Vous ne pouvez demeurer uni à Luther, sans vous séparer de Jésus Christ Je vous demande « deux choses, au nom de Sa Sainteté : la première que vous brûliez les écrits de Luther; la seconde, « que vous le punissiez lui-même du supplice qu'il mérite, ou tout au moins que vous le livriez captif au pape [13]. L'Empereur et tous les princes de l'Empire se sont déclarés prêts à accéder à nos demandes; vous seul tardez encore...

Frédéric répondit par l'intermédiaire de l'évêque de Trente: « Cette affaire est trop grave pour la décider en ce morfient. Nous vous ferons connaître « notre résolution.

»

La position dans laquelle se trouvait Frédéric était difficile. Quel parti prendra-t-il ?

D'un côté sont l'Empereur, les princes de l'Empire et le grand pontife de la chrétienté, à l'autorité duquel l'Électeur ne pensait point encore à se soustraire ; de l'autre, un moine, un faible moine; car ce n'est que lui seul qu'on demande. Le règne de Charles vient de commencer. Sera-ce Frédéric, le plus ancien, le plus sage de tous les princes de l'Allemagne, qui jettera la désunion dans l'Empire? D'ailleurs, cette antique piété qui l'a conduit jusqu'au sépulcre de Christ, peut-il y renoncer?

D'autres voix se firent alors entendre. Un jeune prince, qui porta plus lard la couronne électorale, Jean Frédéric, fils du duc Jean, neveu de l'Électeur, élève de Spalatin, âgé de dix-sept ans, et dont le règne fut signalé par de grandes infortunes, avait reçu dans son cœur un grand amour pour la vérité, et était vivement attaché à Luther [14]. Quand il le vit frappé des anathèmes de Rome- il embrassa sa cause avec la chaleur d'un jeune chrétien et d'un jeune prince. Il écrivit au docteur, il écrivit à son oncle, et sollicita ce dernier avec noblesse de protéger Luther contre ses ennemis. D’un autre côté Spalatin, souvent il est vrai, très-abattu, Pontanus et les autres conseillers qui étaient avec l'Électeur à Cologne, représentaient au prince qu'il ne pouvait abandonner le Réformateur [15].

Au milieu de cette agitation générale, un seul homme demeurait paisible; c'était.

Luther. Tandis qu'on cherchait à le sauver par l'influence des grands, le moine, dans son cloître de Wittenberg, pensait que c'était plutôt à' lui de sauver ces grands du monde. « Si l'Évangile, écrivit-il à Spalatin, était de « nature à être propagé ou maintenu par les puissances du monde, Dieu ne l'eût pas confié à des chercheurs n'est, pas aux minces et aux pontifes de ce siècle qu'il appartient de défendre la parole de Dieu. Ils ont assez affaire de se mettre à u l'abri des jugements du 146

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Seigneur et de son oint. « Si je parle, je le fais afin qu'ils obtiennent la connaissance de la parole divine et qu'ils soient sauvés par elle. » [16]

L'attente de Luther ne devait pas être trompée. Cette foi, que recédait un couvent de Wittemberg, exerçait sa puissance dans les palais de 'Cologne. Le cœur de Frédéric, ébranlé un instant peut-être, se fortifiait de plus en plus. Il frémissait à la pensée de livrer tin innocent aux mains cruelles de ses ennemis. La justice plutôt que le pape, voilà la règle qu'il adopte. Le 4 novembre, ses conseillers dirent de sa part aux nonces romains réunis chez l'Électeur, en présence de l'évêque de Trente, qu'il avait vu avec beaucoup de peine le docteur Eck profiter de son absence; pour envelopper dans la condamnation divers personnages dont il n'était point question dans la bulle [17]; qu'il se pouvait que depuis son départ de la Saxe, un nombre immense de savants, d'ignorants, d'ecclésiastiques, de laïques, se fussent unis et eussent adhéré à la cause et à l'appel de Luther [18] ; que ni Sa Majesté impériale, ni qui que ce fût, ne lui avait montré que les écrits de Luther eussent été réfutés, et qu'il ne restât plus qu'à les jeter au feu ; et qu'il demandait que le docteur Luther, pourvu d'un sauf-conduit, pût comparaître devant des juges savants, pieux et impartiaux.

Après cette déclaration, Méandre, Caraccioli et ceux de leur suite se retirèrent pour délibérer'. C'était ta première fois que l'Électeur faisait connaitre publiquement ses intentions à l'égard du Réformateur. Les nonces avaient attendu toute autre chose de sa part. Maintenant, avaient-ils pensé, que l'Électeur, en persistant dans son rôle d'impartialité, attirerait sur lui des dangers dont il ne saurait prévoir toute l'étendue, il n'hésitera pas à sacrifier le moine. Ainsi avait raisonné Rome. Mais ses machinations devaient échouer contre une force qui n'était pas dans ses calculs : l'amour de la justice et de la vérité.

Admis de nouveau en présence des conseillers de l'Électeur : « Je voudrais bien savoir, dit l'impérieux Aléandre, ce que penserait l'Électeur, si l'un de ses sujets choisissait pour son juge le roi de France ou quelque autre prince étranger. » Et voyant enfin que rien ne pouvait ébranler les conseillers saxons: « Nous exécuterons la bulle, dit-il; « nous poursuivrons et brûlerons les écrits de Luther. Quant à sa personne, » ajouta-t-il, en affectant une indifférence dédaigneuse, « le pape ne se soucie point de tremper ses mains dans le sang u de ce misérable. n Là-dessus, les deux partis se séparèrent.

La nouvelle de la réponse que l'Électeur avait faite aux nonces étant parvenue à Wittemberg, remplit de joie les amis de Luther, Mélanchthon et Amsdorf surtout se livrèrent aux plus flatteuses espérances. « La noblesse allemande, dit Mélanchthon,

« se dirigera d'après l'exemple de ce prince, qu'elle suit en tout comme son Nestor. Si Homère appelait son héros muraille des Grecs, pourquoi n'appellerait-on pas Frédéric la muraille des Germains ? [18] »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'oracle des cours, le flambeau des écoles, la lumière du monde, Érasme se trouvait alors à Cologne. Plusieurs princes l'avaient appelé pour le consulter. Érasme fut, à l'époque de la Réforme, le chef du juste-milieu ; du moins il s'imagina de l'être, mais faussement; car quand la vérité et l'erreur sont en présence, la justice n'est pas an milieu. Il était le prince de ce parti philosophe et universitaire qui, depuis des siècles, avait prétendu corriger Rome sans pouvoir jamais y parvenir; il était le représentant de la sagesse humaine ; mais cette sagesse était trop faible pour abattre les hauteurs de la papauté. Il fallait cette sagesse de Dieu, que les hommes appellent souvent une folie, mais à la voix de laquelle des montagnes s'écroulent.

Érasme ne voulait ni se jeter dans les bras de Luther, ni s'asseoir aux pieds du pape.

Il hésitait, et souvent chancelait entre ces deux pouvoirs, attiré quelquefois vers Luther, puis tout à coup repoussé vers le pape. Il s'était prononcé pour Luther dans une lettre à l'archevêque de Mayence.

« La, dernière étincelle de piété chrétienne semble près de s'é« teindre, avait-il dit à Albert, et c'est là ce qui a ému cœur de Luther; il ne se soucie 'ni d'argent ni u d'honneurs [19]» Mais cette lettre, que l'imprudent Ulric avait publiée, attira à Érasme tant d'ennuis, qu'il, se promit d'agir à l'avenir avec plus de prudence.

D'ailleurs on l'accusait de complicité avec Luther, et celui-ci le blessait par des discours imprudents. « Presque tous les gens de «bien sont pour Luther', dit-il ; mais je vois que «nous marchons vers une révolte Je ne voudrais cc pas que l'on joignit jamais mon nom au sien. Cela « me nuit sans lui être utile [20]. »—cc Soit, répondit Luther; puisque cela vous peine, je vous promets de ne jamais faire, mention de vous ni d'aucun de vos amis. [21]» 'Tel était l'homme auquel s'adressèrent les, ennemis et les amis du Réformateur.

- L'Électeur; comprenant que l'opinion d'un homme aussi respecté qu'Érasme serait d'une grande autorité, invita l'illustre Hollandais à se rendre près de lui. Érasme obéit à cet ordre. C'était le 5 décembre.

Les amis de Luther ne virent pas cette démarche sans de secrètes appréhensions.

L'Électeur était devant le foyer, ayant Spalatin à son côté, quand Érasme' fut introduit [22]. « Que pensez-vous de Luther?» lui demanda aussitôt Frédéric. Le prudent Érasme, surpris d'une question si directe, chercha d'abord à éluder la réponse. Il se tordait la bouche, se mordait les lèvres, et ne disait mot. Alors l'Électeur, ouvrant de grands yeux, comme il avait coutume de faire quand il parlait avec des gens dont il voulait avoir une réponse précise, dit Spalatin, fixa des regards perçants sur Érasme Celui-ci, né sachant comment se tirer d'embarras, dit enfin d'un ton moitié plaisant : « Luther a commis deux grands péchés, car il a attaqué la couronne du pape et le ventre des moines [23]. P L'Électeur sourit; mais il fit comprendre, à son interlocuteur qu'il parlait sérieusement. Alors Érasme, sortant de sa réserve :

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« La source de toute cette dispute, dit-il, est la haine des moines pour les lettres et la crainte qu'ils ont de voir finir leur tyrannie. Qu'ont-ils mis en œuvre contre Luther ? Des clameurs, des cabales, des haines, des libelles. Plus un homme, est vertueux et attaché à la doctrine de l'Évangile, moins aussi il est opposé à Luther

[24]. La dureté de la bulle a excité l'indignation de tous les gens de bien, et personne n'a pu y reconnaître la douceur d'un vicaire de Jésus-Christ. [25] De tant d'univers cités, deux seulement ont condamné Luther; encore l'ont elles condamné et non convaincu Que l'on ne s'y trompe pas : le danger est plus grand que quelques-uns ne l'imaginent. Des choses difficiles, ardues, sont à la porte [26]....

Commencer le règne de Charles par un acte aussi odieux que l'emprisonnement de Luther, serait ci d'un triste augure. Le monde a soif de la vérité « évangélique [27]; gardons-nous de lui opposer une résistance coupable. Que l'on fasse examiner l'affaire par des hommes graves et d'un jugement sain ; c'est ce qu'il y a de plus convenable pour la dignité du pape lui-même. »

Ainsi parla Érasme à l'Électeur. Une telle franchise étonnera peut-être; mais Érasme savait à qui il tenait ce langage. Spalatin en était dans la joie. Il sortit avec Érasme, et l'accompagna jusque chez le comte de Nuenar, prévôt de Cologne, où l'illustre savant demeurait. Celui-ci, dans un accès de franchise, rentré chez lui, prit la plume, s'assit, écrivit le sommaire de ce qu'il avait dit à l'Électeur, et remit ce papier à Spalatin ; mais bientôt la peur d'Aléandre s'empara du timide Érasme; le courage que lui avait donné la présence de l'Électeur et de son chapelain s'évanouit, et il supplia Spalatin de lui renvoyer son écrit trop hardi, de peur qu'il ne tombât dans les mains du terrible nonce. Il n'était plus temps.

L'Électeur, se sentant fort de l'opinion d'Érasme, parla d'une manière plus décidée à l'Empereur. Érasme lui-même s'efforça, clans des conférences tenues pendant la nuit [28] (comme autrefois celles de Nicodème), de persuader aux conseillers de Charles qu'il fallait renvoyer toute l'affaire à des juges impartiaux. Peut- être espérait-il être nommé lui-même arbitre dans cette cause qui menaçait de diviser le monde chrétien. Sa vanité eût été flattée d'un tel rôle. Mais en même temps, pour ne pas se perdre à Rome, il écrivait à Léon X les lettres les plus soumises, et Léon lui répondait avec bienveillance, ce qui mettait à la torture le pauvre Aléandre [29]

Il eût volontiers, pour l'amour du pape, repris vivement le pape ; car Érasme communiquait ces lettres du pontife, et elles ajoutaient encore à son crédit. Le nonce s'en plaignit à Rome. « Faites semblant, lui écrivit-on, de ne pas remarquer la méchanceté de cet homme. La prudence l'ordonne ; il faut laisser une porte ouverte au repentir [30]. »

Charles-Quint embrassa lui-même un système de bascule, qui consistait à flatter et le pape et l'Électeur, et à paraître incliner tour à tour vers l'un ou vers l'autre, suivant les besoins du moment. Ses ministres insinuèrent à Aléandre le plan que 149

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle leur maître voulait suivre. [31] « L'Empereur, dirent-ils, se conduira envers le pape, comme le pape envers l'Empereur; car il ne se soucie pas d'augmenter la puissance de ses rivaux, et en particulier du roi de France. Ces paroles l'impérieux nonce fit éclater son indignation. « Eh quoi! répondit-il, « quand même le pape abandonnerait l'Empereur faut-il que celui-ci abandonne la religion ? Si Charles veut ainsi se venger... qu'il tremble! Cette lâcheté tournera contre lui-même. » Mais les menaces du nonce n'ébranlèrent pas les diplomates impériaux, Si les légats de Rome échouaient auprès des puissants du monde, les agents inférieurs de la papauté parvenaient à porter le trouble parmi les petites milices de Rome avait entendu le commandement de son chef. Des prêtres fanatiques se servaient de la bulle pour épouvanter les consciences, et des ecclésiastiques honnêtes, mais peu éclairés, regardaient comme un devoir sacré d'agir conformément aux instructions du pape. C'était dans le confessionnal que Luther avait commencé la lutte contre Rome [32] ; ce fut dans le confessionnal que Rome engagea la bataille contre les adhérents du Réformateur.

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FOOTNOTES

[1] Studium fiagrantissimum religionis, ardor indolis... incredibile quanta solertia...

(Pallavicini, I, p. 84.)

[2] C'est de ce fils (César) que Capello, ambassadeur vénitien à Rome l'an i5oo, dit : Tutta Roma trema di esso ducha non li faza amazzar.... ( Relatione MSC, Archives de Vienne, extraite par Ranke. )

[3] Er wird iibel :ils rin gebohrncr Jude und schindlicher

[4] Epicurer beschrieben. (Seckend, 288.) Integritas vitae quaprœnoscebatur...

(Pallavicini, I, p. 84.)

[5] Cui tota sollicitudo inniteretur nascentis haeresisevellendae. (Cardinal Pallavicini•I, p. 83).

[6] Altiusque insculptam in mentibtts univers fere Germa-nie. (Ibid. I, p. 88.)

[7] In vi innumerabilium gladiorum qui infinitunt popnlum trucidarent .

[8] Non satis ad expurgandum aerem Germanise jam tabifi-enta. (ibid., p. 4.)

[9] Czesaris edictum in caput... Lutheri. (Ibid.)

[10] Audiamus antea hac in re patrem nostrum Fredericum. (L. Opp. lat. II, p. 117.)

[11] Cui ita loquenti de improviso sexe addit àleander... (Ibid.) 150

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[12] Non gosse cura Luthero conjungi, quin sejungeretur a Christo. (Pallavicini, I, p.

86.)

[13] Ut de eo supplicium sumeret, vel captura pontifici transmitteret. (L. Opp. lat. II, p. 117.)

[14] Sonderliche Gunst und Gnade zu mir unwirdiglich, und den grossen Willen und Lust zu der heiligen gôttlichen Wahrheit... (L. Epp. I, p. 548, à Jean Frédéric, le 3n octobre 152o.)

[15] Assiduo flabello ministrorum, illi jugiter suadentium ne Luthermn desereret.

(Pal/avicini, I, p. 86.)

[16] Evangelium si tale esset, quod potentatibus mundi aut propagaretur aut servaretur, non illud piscatoribus Deus de-mandasset. (L. Epp. I, p. 521.)

[17] Ut ingens vis populi, doctorum et rudium, sacrorum et profanorum, sese conjunxerint... (L. Opp. lat. II, p. 116.)

[18] !. Homerica adpellatione murum Germanie. (Corp. Ref. I, p. 272.`

[19] Et futuruirt erat... ût tandem. itCoraus' extingueretur itu atintilia christiania pietatis; hase moverunt- animum Létheri... qui nec honores ambit, nec peouniam cupit. (Erasm. Epp. Londini, 1642, p. 586.)

[20] Favent vero ferme boni omnes. (Corp. Ref. I, p. 205.) 3: Er will von mir ungenenneseyn. (L. Epp. I, p. 525). Nam

[21] en res me gravit, et Lutherum non sublevat. (Corp. Ref. I, 206.)

[22] i. Da sperret inch wahrlich mein gnâdister Herr seille Augen mir Ivohl ( Spalatin, Hist. M. S. in Seckend , p. 291.)

[23] Lutherus peccavit in duobus, nempe quod tetigit coronam pnntificis et ventres monachorum. (Voyez ler vol,)

[24] Cum optimus quisque et evangelicœ doctrinœ proximus dicatur, minime offensus Luthero. ( Axiomata Erasmi in L. Opp. lat. Il, p. 115.)

[25] T. Bulbe sevitia probos omnes offendit, ut indigna Initie, simo Christi vicario.

(Ibid.)

[26]. Urgent ardua negotia. ... (Ibid.)

[27] Mundus sitit veritatem evangelicam....(lbid.)

[28] Sollicitatis per nocturnos congressus....( Pallavicini, I, p. 87.)

[29] Que male torquebant Aleandrum (Pallavicini, I, p. 87.) 151

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[30] Prudentis erat consilii, 'tonnais pravitatem dissimulare... (Ibid. p. 88.)

[31] Caesarem ita se gesturum erga Pontifieem, uti se Pouffez erga Cœsarem gereret . .(lbiri. or.)

[32] Tome ter p. 297.

152

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XIII

Bafouée à la face de la nation, la bulle devint une puissance dans ces tribunaux solitaires. « Avez-vous lu les écrits de Luther ? mandent les confesseurs ; les possédez-vous? les regardez-vous comme vrais ou comme hérétiques?» Et si le pénitent hésite à prononcer, l'anathème, le prêtre lui refuse l'absolution. Plusieurs consciences sont troublées. Il y a une grande agitation parmi le peuple. Cette manœuvre habile va ramener sons le joug du pape des populations déjà gagnées à l'Évangile. Rome se félicite d'avoir élevé dans le treizième siècle ce tribunal destiné à assez', vil aux prêtres les consciences libres des chrétiens '. Tant qu'il demeure debout, son règne n'est pas fini.

Luther apprit ces choses. Seul pour déjouer cette manœuvre, que fera-t-il ? La parole, une parole prononcée hautement, courageusement, voilà sou arme. La parole Ira chercher, ces consciences .alarmées, ces âmes effrayées, et les fortifiera. Il fallait donner une impulsion puissante. La voix de Luther se fit entendre. Il s'adressa aux pénitents avec une courageuse fierté, un noble dédain de toutes les considérations secondaires. « Quand on vous demande si vous approuvez ou non mes livres, leur dit-il, répondez : Vous êtes un confesseur, et non un inquisiteur ou un geôlier. Mon devoir est de confesser ce que ma conscience me porte 'j à dire : le vôtre n'est pas de sonder et de découvrir les secrets de mon cœur. Donnez-moi l'absolution et disputez ensuite avec Luther, avec le pape, et avec qui il vous plaira ; mais ne faites pas du sacrement de la pénitence une querelle et un combat. —Et si le confesseur ne veut pas céder, alors, continue Luther, je me passerai plutôt de son absolution. Soyez sans inquiétude : si l'homme ne vous absout pas, Dieu vous absoudra. Réjouissez-vous de ce que vous êtes absous de Dieu même, et présentez-vous sans crainte au sacrement de l'autel. Le prêtre rendra compte au jugement dernier, de l'absolution qu'il vous aura refusée. Ils peuvent bien nous refuser le sacrement, mais ils ne peuvent pas nous priver de la force et de la grâce que Dieu y a attachée. Ce n'est ni dans leur volonté ni dans leur pouvoir, mais dans notre foi, que Dieu a placé le salut. Laissez là sacrement, autel, prêtre, église; la parole de Dieu condamnée dans la bulle est plus que toutes ces choses. L'âme peut se passer du sacrement, mais elle ne peut vivre sans la parole. Christ, le véritable évêque, se chargera de vous nourrir spirituellement [1]. »

Ainsi la voix de Luther pénétrait dans les familles et dans les consciences alarmées, pour leur communiquer le courage et la foi. Mais ce n'était pas assez pour lui de se défendre ; il sentait qu'il devait attaquer et porter coup après coup. Un théologien romain, Ambroise Catharin, avait écrit contre lui. «Je remuerai la bile de cette bête italienne [2], dit Luther Il tint parole.

Dans sa réponse il prouva, par les révélations de Daniel et de saint Jean, par tes épîtres de saint Paul, de saint Pierre et de saint Jude, que le règne de l'Antéchrist, 153

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle prédit et décrit dans la Bible, était la papauté. [3] « je sais pour certain,' dit-il en terminant, que notre Seigneur Jésus-Christ vit et règne. Fort de cette assurance, «

je ne craindrais pas plusieurs 'milliers de papes. Que Dieu nous visite enfin selon sa puissance infinie, et fasse luire le jour de l'avènement glorieux de sort Fils, 'dans lequel il détruira le méchant. Et que tout le peuple dise : Amen ! »

Et tout le peuple disait : Amen. Un saint effroi s'emparait des âmes. C'était l'Antéchrist qu'on voyait assis sur le trône pontifical. Cette idée nouvelle, qui empruntait une grande force des descriptions des prophètes, lancée par Luther au milieu XVe son siècle, porta à Rome le coup le plus terrible. La foi à la parole divine remplaçait celle que l'Église avait seule obtenue jusqu'alors; et la puissance du pape, longtemps l'objet des adorations du peuple, était devenu celui de sa haine et de sa terreur.

L'Allemagne répondait à la bulle dû pape en entourant Luther -de ses acclamations.

La peste était dans Wittemberg, et cependant on voyait chaque jour arriver de nouveaux étudiants, et quatre à six cents disciples étaient assis habituellement glatis les salles académiques, aux pieds de Luther et de Mélanchthon. L'église du couvent et l'église de la ville étaient trop petites pour la foule avide des paroles du Réformateur.

Le prieur des Augustins tremblait de voir ces deux temples s'écrouler sous le poids des auditeurs [4]. Mais ce mouvement des esprits n'était pas renfermé dans tes murs de Wittemberg, il parcourait l'Allemagne. Des princes, des seigneurs, des savants écrivaient de tous côtés à Luther des lettres pleines de consolation et de foi.

Le docteur en montra plus de trente au chapelain [5].

Le margrave de Brandebourg arriva un jour à Wittemberg avec plusieurs autres princes pour visiter Luther. « Ils ont voulu voir l'homme [6], » dit celui-ci. En effet, tous voulaient voir l'homme dont la parole remuait les peuples et faisait chanceler sur son trône le .pontife de l'Occident.

L'enthousiasme des amis de Luther augmentait du jour en jour. « O folie inouïe d'Emser, s'écriait « Mélanchthon, qu'il ait osé se mesurer avec notre « Hercule, méconnaissant le doigt de Dieu dans les « actions de Luther [7], comme le roi des Egyptiens « le méconnut dans celles de Moïse. » Le doux Mélanchthon trouvait des paroles puissantes pour exciter ceux qui lui paraissaient faire des pas rétrogrades ou demeurer stationnaires. « Luther s'est levé pour la vérité, ». écrivait-il à Jean.

Liesse, et pourtant tu gardes le silence ! Respire encore, il prospère encore, bien que Léon s'indigne et frémisse. Souviens-toi qu'il est impossible « que l'impiété romaine donne son approbation l'Évangile [8]. Comment manquerait-il à ce siècle malheureux des Judas, des Caïphe, des Pilate, des Hérode? Arme-toi donc contre de tels adversaires, de la puissance de la parole de Dieu. »

154

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il y avait plus : des satires mordantes, dirigées contre les principaux ultramontains, circulaient dans les provinces de l'Empire. Ulric de Hutten était infatigable. Il écrivait à Luther, aux légats, aux hommes les plus considérés de l’Allemagne: [9] Je

« te le dis et je te le dis encore Marinus, » disait-il au légat Caraccioli dans une de ses publications, « les ténèbres dont vous aviez enveloppé nos yeux sont dissipées, l'Évangile est prêché, la vérité est « annoncée, les niaiseries de nome sont couverte,

« de mépris, vos ordonnances languissent et menèrent, la liberté commence. [10] »

Ne se contentant pas de la prpse, litsteu recpte. rait aussi aux vers. A publiait ses.Cris sur riPeene de Luther [11]. En appel#t à axrist, i• le conjurait de consumer du feu de ses regards ceux qui osaient méconnaître sa puissance. Mais Hutten ne voulait pas s'en tenir à de simples paroles; il était impatient de faire intervenir son épée dans la lutte. Luther s'opposa à ses projets insensés : « Je ne veux « pas, dit-il, que l'on combatte 'pour l'Évangile « par la violence et par le courage. Je l'ai écrit à Hutten [12]. »

Le célèbre peintre Lucas Cranach publia sous le titre de Passion du Christ et de 1'

Antéchrist des gravures qui représentaient d'un côté la gloire et la magnificence du pape, et de l'autre l'humiliation et les souffrances du Rédempteur. Luther en composa les inscriptions. Ces gravures produisirent un effet inouï. Le peuple se détachait d'une Église qui paraissait en tout point si opposée à l'esprit de son fondateur. « Cet ouvrage, dit Luther, « est excellent pour les laïques.. [13]»

Plusieurs employaient contre la papauté des rimes peu en rapport avec la sainteté de la vie chrétienne. Emser avait répondu à l'ouvrage, de Luther intitulé : Au bouc de Leipzig, par un écrit qui avait pour titre : du taureau de Wittemberg; le nom n'était pas mal trouvé [14]. Mais à Magdebourg, on pendit le livre d'Emser à la potence, avec cette inscription : « Ce livre est digne d'un tel lieu, » et l'on plaça une vergé à côté, pour indiquer la punition que méritait son auteur A Doebliti, on écrivit sous la bielle du pape, pour se moquer de l'impuissance de ses foudres : « Le nid est ici; « Mais les oiseaux s'en sont envolés' [15]. »

A Wittemberg, profitant des jours du carnaval, les étudiants revêtirent l'un d'eux d'un costume semblable à celui du pape et le promenèrent dans les rues de la ville avec pompe; mais d'une manière un peu trop folâtre, dit Luther [16]. Arrivés sur la grande place, ils s'approchèrent de la rivière, et quelques-uns, .feignant une subite attaque, parurent vouloir jeter le pipe à l'eau. Mais le pontife, peu désireux de ce bain-là, prit la fuite; ses cardinaux, ses évêques et ses familiers firent de même, se-dispersant dans tous les quartiers de la ville; et les étudiants de les poursuivre par les rues : il n'y avait pas un coin de Wittemberg où quelque dignitaire romain ne s'enfuît devant les cris et les ris de .la population ameutée [17]. « L'ennemi de Christ, dit Luther., qui se joue et des. « rois et de Christ lui-même, mérite bien qui l'on « se joue ainsi de lui. » Erreur, selon nous : la vérité est• trop belle pour la faire 155

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle descendre dans la boue. Elle doit combattre sans l'auxiliaire des chansons, des caricatures et dis scènes de carnaval. Peut-être que sans ces démonstrations populaires de ses succès seront moins apparents; mais ils seront plus purs, et par conséquent plus durables.

Cependant tout n'était pas enivrement et triomphe pour le Réformateur. Derrière ce char où le 'Tenait son peuple ému, transporté d'admiration ne manqua pas de se trouver l'esclave chargé de lui rappeler sa misère. Quelques-uns de ses amis semblaient disposés à rebrousser chemin. Staupitz de qu'il nommait son père, paraissait ébranlé. Le pape l'avait accusé, et Staupitz s'était déclaré prêt à se soumettre au jugement de Sa Sainteté..« Je crains, lui dit Luther, qu'en acceptant le pape pour juge) vous ne paraissiez me « rejeter moi et les doctrines que j'ai soutenues. «Si Christ -rôtis aime, il vous contraindra à rétracter votre lettre: Christ est condamné; dépouillé « blasphémé; c'est le temps non de craindre, mais d'élever la voix [18]. C'est pourquoi, taudis que vous a M'exhortez tt l'humilité, je vous exhorte à la fierté; « car vous avez trop d'humilité, de même que moi «j'ai trop d'orgueil. Ou m'appellera orgueilleux, « avare, adultère, homicide, antipape, homme coupable de tous les crimes ....N'importe! Pourvu qu'ôte ne puisse pas me reprocher d'avoir gardé un silence impie au moment oui le Seigneur disait avec douleur : Je regarde à ma droite, et il n'y a personne qui me reconnaisse. » (Psaume 4a.) « La parole de Christ est une parole non de paix, mais d'épée. Si vous ne voulez pas suivre Christ, moi je marcherai seul, je m'avancerai seul, et j'emporterai la place ».

Ainsi Luther, comme un général d'année, embrassait tout le champ de bataille; et tandis que sa voix poussait' dans la mêlée de nouveaux soldats, il découvrait ceux des siens qui paraissaient faibles, et les rappelait à la ligue .du devoir. Partout ses exhortations se faisaient entendre. Ses lettres se succédaient rapidement. Trois pressés étaient sans cesse occupées à multiplier ses écrits' [19]. Ses paroles couraient au milieu du peuple, affermissaient dans les confessionnaux les consciences effrayées, relevaient dans les couvents là âmes prêtes à céder, et maintenaient les droits de la vérité dans les palais des pinces.

Au milieu des tempêtes qui M'assaillent, écrirait-il à l'Électeur, j'espérais toujours trouver « une fois la paix. Mais je vois maintenant que ce « n'était là qu'une pensée d'homme. De jour en « jour l'onde se soulève, et déjà l'Océan m'entoure « tout entier.

La tempête-se déchaîne avec un effroyable fracas [20]. Je saisis d'une main le glaive

« des batailles, et de l'autre j'édifie les murs de Sion [21] ». Ses anciens liens sont rompus : la main qui a lancé contre lui les foudres d’excommunication les a brisés.

Excommunié par la bulle, dit-il, « je suis délié de l'autorité du pape et des lois monastiques. J'embrasse avec joie cette délivrance. « Mais je ne quitte ni l'habit de l'ordre, ni le couvent [22]. » Et cependant, au milieu de toute cette agitation, il ne perd pas de vue les dangers auxquels cette lutte expose son âme. Il sent la nécessité de veiller sur lui-même. « Tu fais bien de prier pour « moi, » écrit-il à Pellican, qui 156

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle demeurait à Bâle. Je ne puis me livrer suffisamment à de saints exercices, la vie m'est une croix. Tu fais bien de «*m'exhorter à la modestie : j'en sens le besoin; «

mais je ne suis pas maitre de moi-même; je ne « sais quel esprit m'emporte. Je ne veux de mal à « personne [23]; mais mes ennemis me pressent avec « une telle fureur, que je ne prends pas assez garde, aux séductions de Satan. Prie donc pour moi....»

Ainsi et le Réformateur et la Réformation couraient vers le but auquel Dieu les appelait. L'ébranlement se communiquait. Les hommes qui paraissaient devoir être les plus fidèles à la hiérarchie' commençaient à s'émouvoir. « Ceux-là mêmes, » lit Eck assez ingénument, « qui tiennent du pape « les meilleurs bénéfices et les plus riches canonicats, demeurent muets comme des poissons.

« Plusieurs d'entre eux exaltent même Luther comme « un homme rempli de l'esprit de Dieu, et appellent les « défenseurs du pape des sophistes et des flatteurs.. [24]»

L'Église, en apparence pleine de force, soutenue par les trésors, les puissances, les armées du monde, mais en réalité amaigrie, affaiblie, sans amour de Dieu, sans vie chrétienne, sans enthousiasme pour la vérité, se trouvait en présence d'hommes simples, mais courageux, et qui, sachant que Dieu est avec ceux qui combattent pour sa Parole, ne doutaient point de la victoire. On a vu de tout temps quelle est la puissance d'une idée pour pénétrer les masses, pour soulever les nations et entraîner, s'il le faut, des milliers d'hommes sur le champ de bataille et à la mort.

Mais si une idée humaine .a une telle force, quel pouvoir n'aura pas une idée descendue du ciel, quand Dieu lui ouvre la porte des cœurs? Le monde n'a pas vu souvent à l'œuvre une telle puissance; il l'a vu cependant aux premiers jours du charisme, à ceux de la Réformation, et il le verra en des jours futurs. Des hommes qui dédaignaient les richesses et les grandeurs du monde, qui se contentaient d'une vie de peine et de pauvreté, commençaient à s'émouvoir pour ce qu'il y' a de plus saint sur la terre, la doctrine de la foi, de la grâce. Tous les éléments religieux entraient en fermentation dans la société ébranlée; et le feu de l'enthousiasme portait les âmes à s'élancer avec courage dans cette vie nouvelle, dans cette époque de renouvellement, qui venait de s'ouvrir avec tant de grandeur et où la Providence précipitait les peuples.

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FOOTNOTES

[1] Und wird dich der rechte Bischoff Christus selber spei-sen.... (L. Opp. LXVII, p.

565.)

[2] Italicœ bestiœ bilera movebo. (L. Epp. I, p. 570 )

[3] Ostendat illum diem adventus gloriz Filii sui, quo de. struaturIniquus iste. Opp.

lat. II, p. 162.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[4] Es môchte nocher die Kirche und Capelle utn der Menge willen einfallen.,(i4tin Seckend p. 295.)

[5] Mar als 3o Briefe-vgWFtirsten.... ( Ibid.)

[6] Videre enim hominem Vuluerunt. L. Epp. I, p. 544, 16 janvier i 521.)

[7] Dei digitum esse, quœ a Martino fiant. (Corp. Ref. I, p. 282.)

[8] Non. posse Evangelium romane impietati probari... . (Ibid. 280.)

[9] Ablata illa est a vobis inducta olirn nostris oculis cagigo; praedicatur EvangeliuM....Spes est libertatis.... (Ulrich ab Hutten Eques Mar. Carrac, L. Opp.

lat. II, B. 176. )

[10]. ...Quo tu «tilos, pie Christe, tuos, frontisque severœ Tende supercihum, tecjue esse ostende pegauti.

[11] Qui te contemnunt igitur, mediumque tonauti. Ostendunt digitum, tandem iis te ostende potentem. Te videat ferus ille Leo, te toia malorum Sentiat inluvies, scelerataque Roma tremisrat

[12] Nollem vi et cade «pro.Evangelio certari; ita scripsi ad hominem. (L. Epp. I, p.

543.)

[13] Bonus et pro laïcis liber. (L. Epp., I, p. 571.)

[14] In publie° infatniœ laco affixes. ( Ibid. p. 560.) •

[15] Das Nest ist hie, die Vôgel sind ausgeflogen. 570.)

[16] Nimis ludiere Papatn personatum circtunvenerunt sûblimem et pompaticum....(L. Epp. I, p. 561.)

[17] Fugitivurn cuti) Cardinalibus, Episcopis, familiisquc mais, in diverses partei oppidi disperserunt et- insecuti sont: .. (Ibid. 17 février 1521.)

[18] Quod si tu non vis sequi, sine me ire et rapi.... (Ibid. p. 558.)

[19] Cura tria prela soins ego occupare cogar.

[20] Videns rem tumuituosissimo tumultu tumultruantem. (Ibid. 546.)

[21] Una manu gladium apprehendens et altera murum caturus. (Ibid. p. 565.)

[22] Ab ordinis et Papa legibus solutus gaude° et amplector. (Ibid. p. 56b.)

[23].,...Compos mei non suin, rapior nescio quo spiritu, çum némini me male velle conscius sim.. .. (Ibid. 555.)

[24] Reynald. Epist. J. Eckii ad cardinal. Contarendin.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE VII. LA DIÈTE DE WORMS. 1521.

CHAPITRE I

La Réformation, commencée par les luttes d'une àtne hunible, dans une cellule d'un couvent- d'Er-Turf, n'avait cessé de grandir. Un homme obscur, portant en sa main la Parole de vie, s'était tenu de bout en présence des grandeurs du monde, et elles avaient chancelé. Il avait opposé cette Parcile, d'abord à Tezel et à sa nombreuse armée; et ces vendeurs avides, après quelques instants de lutte, s'étaient enfuis : ensuite, au légat de Rouie, à Augsbourg; et le légat, interdit, avait laissé échapper sa proie : plus tard, aux champions de la science dans les salles de Leipzig; et les théologiens étonnés. Ils avaient vu- les armes du syllogisme se briser en leurs mains : enfin il l'avait opposée au pape, quand celui-ci, troublé dans son sommeil, s'était levé sur son trône Nitr foudroyer le moine importtin; et cette Parole avait

'paralysé toute la puissance du chef de la chrétienté. Il lui restait une dernière lutte à soutenir. Elle devait triompher de l'empereur d'Occident, des rois et des princes de la terre; et alors, victorieuse de toutes les grandeurs du inonde, s'élever dans l'Église et y régner comme la Parole même de Dieu.

Une diète solennelle allait s'ouvrir : c'était la première assemblée de l'Empire que (levait présider le jeune Charles. Nuremberg, où elle eût dit se tenir, en vertu de la bulle d'or, étant désolée par la peste, c'est à Worms qu'on l'avait convoquée pour le 6

janvier 1521 '[1]. Jamais tant de princes ne s'étaient trouvés à la diète; chacun avait voulu assister à ce premier acte glu gouvernement du jeune Empereur; chacun se plaisait à étaler sa puissance. Le jeune landgrave Philippe de liesse, entre autres, qui devait plus tard jouer un si grand rôle dans la Réformation, arriva à Worms, au milieu de janvier, avec six cents cavaliers, parmi lesquels se trouvaient des hommes célèbres par leur vaillance.

Cependant un plus puissant motif portait les électeurs, les ducs, les archevêques, les landgraves, les margraves, les comtes, les évêques, les barons et les seigneurs de l'Empire, ainsi que les députés des villes et les ambassadeurs des rois de la chrétienté, à couvrir en ce moment de leurs brillants cortèges les chemins qui conduisaient à Worms.

On avait annoncé qu'on s'occuperait en diète de la nomination d'un conseil de régence, pour gouverner l'Empire pendant les absences de Charles, de la juridiction de la chambre impériale, et d'autres questions graves; bais l'attention publique se portait surtout sur une autre affaire, que .l'Empereur avait aussi mentionnée dans sa lettre de convocation ; c'était celle de la Réformation. Les grands intérêts de la politique palissaient devant la cause du moine de Wittemberg. C'était d'elle principalement que s'entretenaient les nobles personnages qui -arrivaient à Worms.

159

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Tout annonçait que la diète serait difficile et orageuse. Charles, si jeune alors, n'avait pas encore adopté une marche bien arrêtée ; et actif Chièvres, son gouverneur et son premier ministre, mourut à Worms; de nombreuses ambitions étaient en présence ; beaucoup de passions se heurtaient; les Espagnols et les Belges cherchaient à l'envi à s'insinuer dans les conseils du jeune prince ; -les Nonces multipliaient leurs intrigues; les princes de l'Allemagne parlaient avec courage. On pouvait prévoir une lutte où les sourdes menées des partis joueraient le principal rôle [2].

Que féra Charles, placé entre le Nonce du pape et l'Électeur auquel il doit sa couronne ? Comment ne pas mécontenter Méandre ou Frédéric? Le premier sollicitait l'Empereur de faire exécuter la bulle du pape, et le second le suppliait de ne rien entreprendre contre le moine, sans l'avoir entendu.

Voulant satisfaire ces deux partis opposés, le jeune prince, pendant 'un séjour à Oppenheim, avait écrit à l'Électeur d'amener Luther à la diète, en l'assurant qu'on ne commettrait à son égard aucune injustice, qu'on n'userait envers lui d'aucune violence, et que des hommes savants y conféreraient avec lui.

Cette lettre de Charles, accompagnée de lettres de Chièvres et du comte de Nassau, jeta l'Électeur dans une grande perplexité. A chaque instant, l'alliance du pape pouvait devenir nécessaire au jeune et ambitieux Empereur, et alors c'en était fait de Luther, Si Frédéric conduit à Worms le Réformateur„ c'est peut-être à l'échafaud qu'il le mène. Et pourtant, les ordres de Charles sont précis. L'Électeur ordonna à Spalatin de communiquer à Luther les lettres qu'il avait reçues. « Les adversaires, lui dit le chapelain, mettent tout eu œuvre pour hâter cette affaire [3]»

Les amis de Luther tremblèrent, mais lui ne trembla pas. Sa santé était alors très-faible; n'importe! « Si je ne puis aller à Worms en santé, répondit-il à l'Électeur, je m'y ferai porter malade.

« Car si l'Empereur m'appelle, je ne puis douter que ce ne soit l'appel de Dieu même.

S'ils veulent employer contre moi la violence, comme cela. Ce vraisemblable (car ce n'est certes pas pour s'instruire qu'ils me font comparaître), je remets la chose entre les mains du Seigneur. Je vis et règne encore, celui qui conserva les trois jeunes barèmes dans la fournaise. S'il ne veut pas me sauver, c'est peu de chose que ma vie. Empêchons seulement que l'Évangile ne soit exposé aux railleries des impies, et répandons pour lui notre sang, de peur qu'ils ne triomphent. Sera-ce marie ou ma mort qui contribuera le plus au salut de tous? Ce n'est pas nous à le décide? Prions Dieu seulement que notre jeune Empereur ne commence pas sien règne en trempant ses mains dans mon sang. J'aimerais mieux périr par glaive ces Romains.

Vous savez les châtiments dont fut frappé l'Empereur Sigismond après le meurtre side Je4in Mtendez tolu de moi sauf la fuite et la rétractation Fuir, je ne puis, et me rétracter, moins encore.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Avant de recevoir cette lettre de Luther, l'Électeur avait déjà pris une résolution. Ge prince, qui avançait dans la connaissance de l'Évangile, mettait alors plus de décision dans sa marche. Il connaît que la conférence de Worms ne pouvait avoir une heure ce Male. « Il me parait difficile, » écrivit-il à Charles-Quint, « d'amener Luther à Worms a avec ni; déchargez moi de ce souci. An reg m, a je n'ai jamais voulu prendre sa doctrine sous me protection, mais seulement empêcher qu'on ne le condamnât sans l'entendre. Les bats, sans attendre vos ordres, se sont laissés aller à carre démarche déshonorante pour Luther et pour moi, et je crains fort qu'ils n'aient ainsi entraîné Luther à un acte imprudent, qui, s'il paraissait a la diète, pourrait l'exposer à de grands dangers. » C'était au bûcher qui avait consumé la huile du pape que l'Électeur faisait.

Mais déjà le bruit de l'arrivée de Luther s'était répandu à Worms. Les hommes avides de nouveauté s'en réjouissaient; les courtisans de l'Empereur s'en effrayaient ; mais nul ne s'en indigna comme le légat du pape. Aléandre avait pu voir sur la route, à quel point l'Évangile annoncé par Luther avait retenti dans toutes les classes de la société. Les lettrés, les jurisconsultes, les nobles, le bas clergé, les ordres réguliers, le peuple, étaient gagnés à la Réformation [4]. Ces amis de la nouvelle doctrine marchaient la tête levée ; leur parole était hardie; une invincible terreur glaçait les partisans de Rome. La papauté était 'encore debout, mais ses soutiens chancelaient; c'est que leurs oreilles discernaient déjà un bruit de ruine, semblable à ce sourd craquement qui se fait entendre au moment où des montagnes vont s'écroulera. Aléandre, pendant son voyage à Worms, était souvent hors de lui S'agissait de faire, un repas, de coucher quelque part, ni lettrés, ni nobles, ni prêtres même parmi les amis 'supposés du pape, n'osaient le recevoir;[5]

et le superbe Nonce était obligé de chercher un asile dans 'des hôtelleries du dernier rang [6]. Aléandre, effrayé, ne doutait pas que sa tête ne courût de grands périls.

Ce fut ainsi qu'il arriva à Worms, et à son fanatisme romain se joignit dès lors le sentiment des injures personnelles qu'il avait reçues. Il mit aussitôt tout en œuvre pour prévenir l'audacieuse comparution du redoutable Luther. « Ne serait-ce pas un scandale, dit-il, que de voir des laïques soumettre à un nouvel examen une cause que le pape a déjà condamnée? » Rien n'épouvante un courtisan de Rome comme un examen ; et encore celui-ci aurait-il lieu en Allemagne, et non à Rome ; quelle humiliation! Quand même la condamnation de Luther serait unanimement prononcée ; mais l'issue même ne paraissait pas certaine.

Cette puissante parole de Luther, qui a déjà fait tant de ravages, n'entraînera-t-elle pas dans une inévitable ruine beaucoup de princes et de seigneurs ? Aléandre insista auprès de Charles ; il supplia, il menaça, il parla en nonce du chef de l'Église

[7]. Charles se rendit, et écrivit à l'Électeur que le temps accordé à Luther étant déjà écoulé, ce moine se trouvait sous l'excommunication du pape, en sorte que, s'il ne voulait point rétracter ses écrits, Frédéric devrait le laisser à Wittemberg. Mais 161

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle déjà ce prince avait quitté la Saxe sans Luther. « Je sup« plie le Seigneur, » avait dit Mélanchthon, en le voyant partir, « d'être favorable à notre Électeur.

« C'est sur lui que reposent nos espérances pour la restauration de la chrétienté. Ses ennemis osent tout, 1 ircivTœ aiOov ertierop.ivouç 2 ; mais Dieu dissipera le conseil d'Ahithophel2. Quant à nous, soutenons notre part du combat, par nos enseignements et par nos prières. » Luther s'affligea vivement qu'on lui défendit de comparaître à Worms [8].

Ce n'était pas assez pour Aléandre que Luther ne vînt point à Worms; il voulait sa condamnation. Il revenait sans cesse à la charge auprès des princes, des prélats, des divers membres de la Diète; il accusait le moine Augustin, non-seulement de désobéissance et d'hérésie, mais encore de sédition, de rébellion, d'impiété ex de blasphème. Mais l'accent même de sa voix décelait lues passions dont il était animé.

[9] « C'est la haine, c'est l'amour de la vengeance qui l'excitent, disait-on, plutôt que le zèle et la piété [10]; » et quelque fréquents, quelque véhéments que fussent ses discours, il ne gagnait personne [11]. Quelques-uns lui faisaient remarquer que la bulle du pape n'avait condamné Luther que conditionnellement; d'autres ne cachaient pas entièrement la joie que leur faisait éprouver l'humiliation de l'orgueil romain. Les ministres de l'Empereur d'un côté, les électeurs ecclésiastiques de l'autre, affectaient une grande froideur : ceux-là, afin que le pape sentit davantage le besoin de se liguer-avec leur maître; ceux-ci, afin que le pontife achetât plus cher leur faveur. Le sentiment de l'innocence de Luther dominait l'assemblée ; et Aléandre ne pouvait contenir son indignation.

Mais la froideur de la Diète impatientait le légat moins encore que la froideur de Rome. Rome, qui avait eu tant de peine à prendre au sérieux la querelle de «

l'Allemand ivre, » ne s'imaginait pas qu'une bulle du souverain pontife ne pût suffire à le rendre humble et soumis. Elle avait repris toute sa sécurité [12], et n'envoyait plus ni bulle ni bourses. Or, comment, sans argent, venir à. bout d'une telle affaire

[13] ? Il faut réveiller Rome. Aléandre pousse un cri d'alarme. « L'Allemagne, » écrit-il au cardinal de Médicis, « se détache de Rome ; les princes se détachent du pape...

Encore quelques délais, encore quelques ménagements, et plus d'espérance. De l'argent ! de l'argent ! ou l'Aile-lx magne est perdue [14]. »

A ce cri Rome s'éveille; les serviteurs de la papauté, sortis de leur torpeur, forgent en toute hâte au Vatican leurs foudres redoutés. Le pape lance une huile nouvelle

[15]; et l'excommunication, dont jusqu'alors on avait seulement menacé le docteur hérétique, est décidément prononcée contre lui et contre tous ses adhérents. Rome, en rompant elle-même le dernier fil qui le rattachait encore à son église, augmenta la liberté de Luther et par là même sa force. Foudroyé par le pape, il se réfugia avec un nouvel amour vers Jésus-Christ. Rejeté du temple extérieur, il sentit davantage qu'il était lui-même un temple dans lequel Dieu habitait.

162

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« C'est une grande gloire » disait-il, « que nous pécheurs, en croyant en Christ, et en mangeant sa chair, nous l'ayons en nous avec toute sa force, sa puissance, sa sagesse, sa justice, selon qu'il est écrit : « Celui qui croit en moi, en lui je demeure.

Demeure admirable ! Merveilleux tabernacle, bien supérieur à celui de Moïse et tout orné au dedans, d'une manière magnifique, de tapis superbes, de voiles de pourpre et de meubles d'or, tandis qu'au dehors, comme sur le tabernacle que Dieu ordonna de construire au désert de Sinaï, on n'a- perçoit qu'une apparence grossière de peaux de béliers ou de poils de chèvres [16].

Souvent les chrétiens bronchent, et, à ne les voir qu'extérieure- ment, ils ne semblent que faiblesse et opprobre. Mais n'importe ! Au dedans de cette infirmité et de cette folie, habite secrètement une puissance que le monde ne peut connaître, et qui pourtant surmonte le monde; car Christ demeure en eux. J'ai vu quelquefois des chrétiens qui marchaient en clochant et dans une grande faiblesse; niais quand venait l'heure de combattre ou de comparaître à la barre du monde, Christ s'agitait soudainement en eux, et ils devenaient si forts et si résolus, que le Diable effrayé s'enfuyait à leur vue [17]. »

Une telle heure allait bientôt sonner pour Luther, et Christ, dans la communion duquel il demeurait, ne devait pas lui manquer. En attendant, Rome le rejetait avec violence. Le Réformateur et tous ses partisans étaient maudits, quels que fussent leur rang et leur pouvoir, et dépossédés, ainsi que leurs descendants, de tous leurs honneurs et de tous leurs biens. Tout chrétien fidèle, auquel est cher le salut de son âme, doit fuir à la vue de cette tourbe maudite. Partout où l'hérésie s'est introduite, les prêtres doivent, les dimanches et les jours de fête, à l'heure où le peuple remplit les églises, publier solennellement l'excommunication. On enlèvera les vases et les ornements de l'autel; on déposera la croix par terre ; douze prêtres, tenant des torches à la main, les allumeront, puis les jetteront à terre avec violence, et les éteindront en les foulant aux pieds ; alors l'évêque publiera la condamnation de ces impies; toutes les cloches retentiront ; l'évêque et les prêtres proféreront des anathèmes et des malédictions, et on prêchera avec hardiesse contre Luther et contre ses adhérents.

Il y avait vingt-deux jours que l'excommunication avait été publiée à Rome, et elle n'était peut-être pas connue en Allemagne, quand Luther, apprenant qu'on parlait de nouveau de l'appeler à Worms, écrivit à l'Électeur une lettre rédigée de manière que Frédéric pût la montrer à la Diète. Luther voulait corriger les idées fausses des princes, et exposer franchement à cet auguste tribunal la nature véritable d'une cause si méconnue. « Je me réjouis de tout mon cœur, Sérénissime Seigneur, » dit-il,

« de ce que Sa Majesté impériale veut appeler devant elle cette affaire. J'en prends à témoin Jésus-Christ, c'est la cause de la nation germa- nique, de l'église catholique, du monde chrétien, de Dieu même et non d'un seul homme et surtout d'un homme tel que moi [18]. Je suis prêt à me rendre à Worms, pourvu qu'on me donne un sauf-163

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle conduit et des juges savants, pieux et impartiaux. Je suis prêt à répondre car ce n'est pas par un esprit téméraire, ou pour en retirer quelque profit, que j'ai enseigné la doctrine qu'on me reproche. C’est pour obéir à ma conscience et à mon serment de docteur de la sainte Écriture : c'est pour la gloire de Dieu, pour le salut de l'Église chrétienne, pour le bien de la nation allemande, pour l'extirpation de tant de superstitions, d'abus, de maux, d'opprobre, de tyrannie, de blasphèmes et d'impiétés.

» Cette déclaration, faite dans un moment si solennel pour Luther, mérite qu'on y fasse attention. Voilà les motifs qui le firent agir, et les intimes ressorts qui amenèrent la rénovation de la société chrétienne. C'est autre chose que la jalousie d'un, moine, ou que le désir de se marier. Mais tout cela importait peu aux politiques.

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FOOTNOTES

[1] Sleidau, tome I,p. Bo:

[2] Es gieog aberaurdiesem ReichStag garsehliiprerig .( Seckend, p. 326..)

[3] Omoie de me 'pratsmees preller, fagot tt palinodiam. (Ibid. 536. )

[4] Multitudo turba pauperum nobilium grammatici causidici infec iores ecciesiastici...factio multorum regularium....(Pallavicini I, p. O.) - .

[5] Ha omnes conditiones' petulanter grassantiurn .... metum cuilibet incjkiebant.

(Pallavicini I, p. 93.)

[6] Nemineti! rictus• qui auderet ipstim excipere, ad vilia, sordidaque héspitia œgre divertit. (Ibid. )

[7] Legati romani nolunt ut audiatur homo hœreticus. Minantur multa. (Zw. Epp., p.

157. )

[8] Et il n'y a pas une pierre qu'ils ne remuent. ( Corp. Ref. I, p. 279. ale janvier. )

[9] Cuir dolore legi novissimas Caroli litteras. ( L. Epp. I, p. 542.)

[10] Magis invidia et vindictœ libidine quam zelo pietatis. (Historia Juhannis Cochlœi, de actis et scriptis Martini Lutheri. Parisiis, 1565, p. 27 verso. Cochlœus fut toute sa vie un des plus grands ennemis de Luther. Nous le verrons bientôt paraître.)

[11] Vehementibus suis orationibus parum promovit. ( Ibid.)

[12] Negligens Auzdamsecuritas Romain pervaserat. ( Pallavi-cini, I, p. 94. )

[13] Nec pecunia ad varios pro eadem sumptus. ( Ibid. ) 164

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[14] .Periculum denique amitteuda Germanise ex parcimonia monetee cujusdam.

(lbid.)

[15] Decet romanum Pontificem, etc. ( Roman. Bullarium.

[16] Exode, XXVI, 7, 14.

[17] So regete sich der Christus, dass sie so fest wurden, dass

[18] qua, Christo teste, Dei, christiani urbis, ecelesir eatholicse, et totius germaniere nationis, et non unius et p•ivati est hominis.... (L. Epp. 1, p. 551.) 165

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II

L’alliance du pape devenait toujours plus nécessaire aux projets de Charles. Placé entre le pape et l'Électeur, il eût voulu' ou détacher Frédéric de Luther, ou satisfaire le pape sans blesser Frédéric. Mais comment s'y prendre? Plusieurs de celui qui l’entourait, montraient, dans l'affaire du moine Augustin, cette froideur dédaigneuse que des politiques affectent d'ordinaire quand il s'agit de religion.

« Rejetons les partis extrêmes, disaient- ils. Enlaçons Luther par des négociations, et réduisons-le au silence en lui cédant quelque chose. Étouffer, et non attiser, voilà la vraie politique. Si le moine se prend au filet, nous sommes vainqueurs! En acceptant une transaction, il se' sera interdit et perdu lui-même. On décrétera pour l'apparence quelques réformes extérieures ; l'Électeur sera satisfait; le pape sera gagné; et les choses reprendront leur cours ordinaire. »

Tel est le projet que formèrent les intimes de l'Empereur. Les docteurs de Wittemberg paraissent avoir deviné cette politique nouvelle. « Ils essaient en cachette de gagner les esprits, dit Mélanchthon, et travaillent dans les ténèbres 1. »

Le confesseur de Charles-Quint, Jean Glapion, homme considéré, courtisan habile, moine plein de finesse, se chargea de l'exécution du projet. Glapion possédait toute la confiance de Charles, et ce prince, suivant en cela les mœurs espagnoles, lui remettait presque entièrement le soin des affaires qui se rapportaient à la religion.

Dès que Charles eut été nommé empereur, Léon X s'était empressé de gagner Glapion par des faveurs auxquelles le confesseur avait été très-sensible [1]. Il ne pouvait mieux répondre aux' grâces du Pontife, qu'en réduisant l'hérésie au silence, et il se mit à l'œuvre [2].

Parmi les conseillers, de l'Électeur se trouvait le chancelier Grégoire Bruck, ou Pontanus, homme plein de lumières, de décision, de courage, qui en savait plus en théologie que tous les docteurs, et dont la sagesse pouvait tenir tête à la ruse combinée de tous les moines de la cour de Charles-Quint. Glapion, connaissant l'influence du chancelier, lui demanda un entretien, et s'approchant de lui, comme s'il eût été l'ami du Réformateur :

« Je fus rempli de joie, » lui dit-il avec un air de bienveillance, « quand, en lisant les premiers écrits de Luther, je reconnus en lui un arbre vigoureux, qui avait poussé de beaux rameaux et qui « promettait à l'Église les fruits les plus précieux. «

Plusieurs, il est vrai, ont reconnu avant lui les mêmes choses; nul, e ce n'est lui, n'a eu le noble « courage de publier sans crainte la vérité. Mais quand je lus son livre sur la Captivité de Baby« love, il me sembla qu'on me rouait de coups et qu'on me brisait de la tête aux pieds. Je ne crois pas, ajouta le moine rusé, que le frère Martin s'en déclare l'auteur; je n'y trouve ni son style ni sa science... »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Après quelque discussion, le confesseur poursuivit : « Introduisez-moi auprès de l'Électeur, et je lui exposerai en votre présence « les erreurs de Luther. »

Le Chancelier répondit que les occupations de la Diète ne laissaient pas de loisir à Son Altesse, qui d'ailleurs ne se mêlait point de cette affaire, Le moine se vit avec peine débout$ de sa demande. « Au reste, lui dit le Chancelier, puisque vous « dites vous-même qu'il n'y a pas de mal sans remède, explique vous. »

Prenant alors un air 'confidentiel, le Confesseur répondit : « l'Empereur désire ardemment voir un « homme tel que Luther réconcilié avec l'Église; « car ses livres (avant la publication du traité sur « la Captivité de Babylone) ont passablement plu à Sa Majesté 1. La colère que la bulle causait à «Luther lui a seule sans doute dicté ce dernier « écrit. Qu'il déclare n'avoir point voulu troubler « le repos de l'Église, et les savants de toutes les nations se rangeront avec lui...Procurez- moi « une audience de Son Altesse. »

Le Chancelier se rendit vers Frédéric. L'Électeur savait bien qu'une rétractation quelconque était impossible : « Dites au Confesseur, répondit-il, que « je ne puis condescendre à sa requête, et continuez « la conférence. »

Glapion reçut ce message avec beaucoup de démonstrations de respect; et se tournant d'un autre côté y il dit : « Que l'Électeur nomme quelques « hommes de confiance pour délibérer sur cette, « affaire.

LE CHANCELIER.

« L'Électeur ne prétend point défendre la cause de Luther.

LE CONFESSEUR.

« Eh bien! Vous du moins, traitez-en avec moi... « Jésus-Christ m'est témoin que je fais tout cela « par amour pour• l'Église et pour Luther, qui a « ouvert tant de cœurs à la vérité [3]. »

Le Chancelier, ayant refusé d'entreprendre une tâche qui était celle du Réformateur, se disposa à se retirer.

« Restez, » lui dit le moine.

LE CHANCELIER.

« Qu'y a-t-il donc à faire?

LE CONFESSEUR.

« Que Luther nie être l'auteur de la Captivité tir « Babylone LE CHANCELIER.

167

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Mais la bulle du pape condamne tous ses, autres « ouvrages.

LE CONFESSEUR.

«C'est à cause de son opiniâtreté. S'il rétracte « son livre, le pape dans sa toute-puissance, peut « facilement le remettre en grâce. Quelles espérances ne pouvons-nous pas concevoir, maintenant « que nous avons un si excellent empereur! »

S'apercevant que ces paroles faisaient quelque effet sur le Chancelier, le moine se hâta d'ajouter : « Luther veut toujours argumenter d'après la Bible. « La Bible . . .

elle est comme de la cire, et se laisse « étendre et plier comme l'on veut. Je me fais fort « de trouver dans la Bible des opinions plus étranges « encore que celles de Luther. Il se trompe quand « il change en commandements toutes les paroles « de Jésus-Christ. » Puis, voulant agir aussi par la crainte sur son interlocuteur, il ajouta : «Qu'arriverait-il, si aujourd'hui ou demain l'Empereur en cc venait aux armes...? Pensez-y. » Il permit alors à Pontanus de se retirer.

Le Confesseur préparait de nouveaux piégea. « Quand on aurait vécu dix ans avec lui, » disait Érasme, « on ne le connaîtrait pas encore. »

« Quel excellent livre, » dit-il au Chancelier, en le 'revoyant quelques jours après, «

que celui de Luther sur la liberté du chrétien ! Que de sagesse, que de talent, que d'esprit! Voilà comment écrit un vrai savant. Qu'on choisisse de part et d'autre des hommes irréprochables, et que le pape et Luther s'en remettent à leur jugement. «

Nul doute que, sur plusieurs articles, Luther n'ait le dessus' [4]. J'en parlerai avec l'Empereur lui-même.

« Croyez-moi, ce n'est pas de mon chef que je vous dis ces Choses. J'ai dit à l'Empereur que Dieu le châtierait ainsi que tous les princes, si l'Église, qui est l'épouse de Christ, n'était pas lavée de toutes les taches qui la souillent. J'ai ajouté que Dieu lui-même avait suscité Luther, et lui avait ordonné de reprendre vivement les hommes, se servant de lui comme d'une verge pour punir les péchés du monde

[5]. »

Le Chancelier, entendant ces paroles, qui reproduisent les impressions du temps et qui montrent quelle opinion on avait alors de Luther, même parmi ses adversaires, crut devoir témoigner son étonnement de ce qu'on ne manifestait pas plus d'égards à son maître. On délibère chaque jour « chez J'Empereur sur cette affaire, » dit-il, «

et « l'Électeur n'y est pas invité. Il lui semble étrange « que l'Empereur, qui lui doit quelque reconnaissance, l'exclue de ses conseils.

« Je n'ai assisté qu'une seule fois à ces délibérations, et j'ai entendu l'Empereur résister aux sollicitations des nonces. D'ici à cinq ans on aura vu ce que Charles aura fait pour la réformation de l'Église.

168

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« L'Électeur, » répondit Pontanus, « ignore les intentions de Luther. Qu'on le fasse venir et qu'on l'entende. »

Le Confesseur' répondit eu soupirant profondément' [6] : « Je prends Dieu à témoin de l'ardent désir qui m'anime de voir s'accomplir la réformation de la chrétienté. »

Traîner l'affaire en longueur, fermer en attendant la bouche à Luther, voilà tout ce que se proposait Glapion. En tout cas, que Luther ne vienne pas à Worms. Un mort revenant de l'autre inonde, et apparaissant au milieu de la Diète, eût moins effrayé les nonces, les moines et toute l'armée du pape, que la vue du docteur de Wittemberg.

« Combien de jours faut-il pour se rendre de « Wittemberg à, Worms? » demanda le moine au Chancelier, en affectant un air indifférent; puis, priant Pontanus de présenter à l'Électeur ses très-humbles salutations, il le quitta.

Telles furent les manœuvres des courtisans. La fermeté de Pontanus les déjoua. Cet homme juste fut comme un roc dans toutes les négociations. Au reste, les moines romains tombaient eux-mêmes dans les pièges qu'ils tendaient à leurs ennemis. « Le chrétien disait Luther dans son langage figuré, « est comme l'oiseau que l'on attache près « d'une trappe; Les loups et les renards tournent « autour et s'élancent pour le dévorer; mais ils « tombent dans le trou et périssent, tandis que « l'oiseau timide demeure en vie. C'est ainsi que « les saints anges nous gardent, et : que les loups «

dévorants, les hypocrites et les persécuteurs ne « peuvent nous faire aucun mal'. [7]»

Non-seulement les artifices du Confesseur furent inutiles, mais encore ses aveux affermirent Frédéric dans la pensée que Luther avait raison, et que son devoir était de le défendre.

Les cœurs inclinaient toujours plus vers l'Evangile. Un prieur des Dominicains proposa que l'Empereur, les rois de France, d'Espagne, d'Angleterre, de Portugal, de Hongrie et de Pologne, le pape et les Électeurs, nommassent des représentants auxquels on confierait la décision de toute cette affaire. « Jamais, disait-il, on ne s'en est rapporté « au pape seul [8]. » Les dispositions des esprits devenaient telles qu'il semblait impossible de condamner Luther, sans l'entendre et le convaincre'.

Aléandre trembla, et déploya une énergie toute nouvelle. Ce n'est plus seulement à l'Électeur et à Luther qu'il doit tenir tête. II voit avec horreur les négociations secrètes du confesseur, la proposition du prieur, le consentement des ministres de Charles, l'extrême froideur de la piété romaine chez les amis les plus dévoués du pontife, « en « sorte qu'oie eût cru, » dit Pallaviciu [9], «qu'un torrent « d'eau glacée avait passé par-dessus [10]. » Il avait enfin reçu de Rome de l'or et de l'argent; il avait en main des brefs énergiques adressés aux hommes les plus puissants de l'Empire [11].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Craignant de voir échapper sa proie, il comprit que c'était le moment d'un coup décisif. Il remit, les bras; il répandit l'or et l'argent à pleines mains; il distribua lei promesses les plus entraînantes; et armé de cette triple industrie, » dit l'historien cardinal, il s'efforça d'incliner de nouveau en faveur du pipe l'assemblée chancelante des électeurs [12]. » Mais ce fut surtout l'Empereur qu'il entoura de ses pièges. Il profita des dissensions des 'ministres belges avec les ministres espagnols. Il obséda le prince. Tous les amis de Rome, réveillés par sa voix, sollicitèrent le jeune Charles.

« Chaque jour » écrit l'Électeur à son frère Jean, on délibère contre Luther ; on demande qu'il soit mis au ban par « le pape et par l'Empereur; on s'efforce de toutes manières de lui nuire. Ceux qui font parade de u leurs chapeaux rouges, les Romains, avec toute leur secte, déploient pur cette œuvre un zèle infatigable [13]. »

En effet, Aléandre pressait la condamnation du Réformateur avec une violence que Luther appelle une merveilleuse furie [14]. Le nonce apostat [15], comme le nomme Luther, entraîné par la colère au-delà des bornes de la prudence, s'écria même un jour : « Si « vous prétendez, ô Germains! Secouer le joug de « l'obéissance romaine, nous ferons en sorte que levant les uns contre les autres un glaive exterminateur, vous périssiez tous dans votre propre cane » — Voilà comment le pape paît les brebis de Christ,» ajoute le Réformateur.

Mais ce n'est pas ainsi qu'il parlait lui-même [16]. Il ne demandait rien pour sa personne. « Luther est « prêt, » disait Mélanchthon, « à acheter au prix de sa « vie la gloire et l'avancement de l'Évangile » Mais il tremblait, .en pensant aux désolations dont sa mort pourrait être le signal [17]. Il voyait un peuple égaré venger peut-être son martyre dans le sang de -ses adversaires, et surtout des prêtres. Il repoussait un si terrible responsabilité. « Dieu,» disait-il, « arrête la furie de ses ennemis; mais si « elle éclate.... alors on verra fondre sur les prêtres « un orage semblable à celui qui a ravagé la Bohême.... J'en suis net, car j'ai demandé avec « instances que la noblesse germanique arrête les « Romains par la sagesse, et non par le glaive [18]. «

Faire la guerre contre des prêtres, peuple sans « courage et sans force, c'est la faire contre des « femmes et des enfants. »

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FOOTNOTES

[1] Benignis officiis recens a Pontifice delinitus. (Pallavicini, p. 90- )

[2] Et sane in eo toto negotio singulare probitatis ardorisque specimen (ledit. ( Ibid.)

[3] Dèr andern dits Benz zu vielem Gnten ereeffnet... (Secliend, p. 31à.)

[4] Es sey nicht zn zweifeln dass Lutherus in vielen Antickeln werde den Sieg clayon tragen... ( Seck., p. 329.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[5] Dass Gott diesen Mann gesandt... dass er eine Geissel seye um der Siinden willen. (Weymar. Archiv.—Seck., p. 32o.)

[6] Glapio that hierauf einen tiefen Sentier, und rufte Gott ztun Zeugen ...( Seckend., p. 321. )

[7] L. Opp. ( W.) XXII, 1655.

[8] Und niemals dem Papst allein geglaubt. (Seck., p. 3a3.)

[9] Spalatinus scribit tantum favoris evangelio esse istic, ut ine inauditiim et inconvictum damnari non speret. (L. Epp. I, p. 556, du 9 février.)

[10] Bine aqua manabat, 'glue succenste pietatis stum res-tinguebat. (Pallavicini, I, p. 96.)

[11] Mandata, pecuniie ac diplomata. ( Ibid., p. 95. )

[12] 1 Triplici hac industria nunc A.leander,...(Pallavicini, I, p- 95- )

[13] Das thun'die in rothen Hüten prangen... (Seck. 364,)

[14] Miro furorePapistœ moliuntur mihi mala...(L. Epp. I, p. 556.)

[15] Nuntius apostaticus ( jeu de mots pour apostolicus) agit %mnis viribus. (L. Epp.

I, p. 569.)

[16] Ut mutuis cgedibus absumpti, vestro cruore pereatis. (L. Epp. I, p. 556.)