Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 2 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle circonspect dans les affaires, il se plaisait surtout à travailler dans son cabinet et à faire régner la concorde parmi les chrétiens [24].

Il se nommait Jean Hausschein, en grec Écolam-Fade c'est-à-dire « lumière de la maison», et était né en Franconie, de parents riches, Un an avant Zwingle. Sa pieuse mère désirait consacrer aux lettres le à Dieu môme le seul enfant que Dieu lui eût laissé. Le père le voua d'abord au commerce, puis à la jurisprudence. Mais comme Œcolampade était de retour de Bologne, où a avait étudié le droit, le Seigneur, qui voulait faire de loi une lampe dans l'Église [25], l'appela à l'étude de la théologie. Il prêchait dans sa ville natale, quand Capiton, qui l'avait connu à Heidelberg, le fit nommer prédicateur à Bâle. Il y annonça Christ avec une éloquence qui remplit d'admiration ses auditeurs' [26]! Érasme l'admit dans son intimité. Œcolampade était ravi des heures qu'il passait dans la société de ce grand génie. « Il n'y a qu'une chose, lui disait le «prince des lettres, qu'il faille chercher dans les «saintes Écritures, c'est Jésus-Christ [27], Il donna au jeune prédicateur, en souvenir de son amitié, le commencement de l'Évangile selon saint Jean.

Œcolampade baisait souvent ce gage d'une si précieuse affection, et le tenait suspendu à son crucifix, ce afin, disait-il, de me souvenir toujours d'Érasme dans mes prières.

Zwingle revint dans ses montagnes l'esprit et le chemin. remplis de toit ce qu'il avait vu et entendu à Bâle. « Je ne saurais goûter le sommeil, » écrivait-il à Érasme peu après son retour, «si je ne me suis « entretenu quelque temps avec vous. Il n'y a rien « dont je me glorifie comme d'avoir vu Érasme. Zwingle avait reçu une impulsion nouvelle. De tels voyages exercent souvent une grande influence sur la carrière d'un chrétien. Les disciples de Zwingle, Valentin, Jost, Louis Pierre et Egidius Tschudi ; ses amis, le landammann Aebli, le curé Binzli de Wesen, Fridolin Brunner, et le célèbre professeur Glarean, le voyaient avec admiration grandir en sagesse et en connaissances. Les vieillards honoraient en lui un courageux serviteur de la patrie;' les pasteurs fidèles un zélé ministre du Seigneur [28]. Rien ne se faisait dans le pays sans que l'on eût pris son avis. Tous les gens de bien espéraient que l'antique vertu des Suisses serait un jour rétablie par lui [29].

François Ier étant monté sur le trône et voulant venger en Italie l'honneur du nom français, le pape effrayé chercha à gagner les cantons a Ulrie revit ainsi, en 1515, les champs de l'Italie, au milieu des phalanges de ses concitoyens. Mais la division que les intrigues des Français portèrent dans l'armée confédérée brisa son cœur. On le voyait souvent, au milieu des camps harangué avec énergie, et en même temps avec une grande sagesse, ses audi,

Leurs armés de pied en cap, et prêts aux combats. Le 8 septembre, cinq jours avant la bataille de Marignan, il prêcha sur la place publique de Monza, où les soldats suisses, demeurés fidèles à leurs drapeaux, étaient rassemblés. « Si l'on avait alors 257

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et « plus tard suivi les conseils de Zwingle, dit Werner Steiner de Zug, que de maux auraient été «épargnés à notre patrie ! [30]» Mais les oreilles étaient fermées aux paroles de concorde, de prudence et de soumission. La véhémente éloquence du cardinal Schiner électrisait les confédérés, et les faisait fondre avec impétuosité sur les champs funestes de Marignan. La fleur de la jeunesse helvétique y succombait.

Zwingle, qui n'avait pu empêcher tant de désastres, se précipitait lui-même, pour la cause de Rome, au sein des dangers. Sa main saisissait l'épée [31]. Triste erreur de Zwingle! Ministre de Christ, il oublia plus d'une fois qu'il ne devait combattre qu'avec les armes de l'Esprit, et il dut voir s'accomplir en sa personne, d'une manière frappante, cette prophétie du Seigneur : Celui qui prend l'épée périra par l'épée.

Ce second séjour en Italie ne fut pas inutile à Zwingle. Il remarqua les différences qui se trouvent entre le rituel Ambrosien, en usage à Milan, et celui de Rome. Il rassembla et compara entre eux les plus anciens canons de la messe. Ainsi l'esprit d'examen se développait en lui, même au milieu du tumulte des camps. En même temps la vue des, enfants de sa patrie, menés au-delà des Alpes et livrés à la boucherie comme leur bétail, le remplit d'indignation. «La chair des confédérés, disait« on, est à plus bas prix que celle de leurs bœufs et de leurs veaux. » La déloyauté, et l'ambition du pape'[32], l'avarice et l'ignorance des prêtres; la licence et la dissipation des moines, l'orgueil et le luxe des prélats, la corruption et la vénalité, qui de toutes parts gagnaient les Suisses; tous ces maux, frappant plus que jamais ses regards, lui firent sentir plus vivement encore la nécessité d'une réforme dans l'Église.

Zwingle prêcha dès lors plus clairement la Parole de Dieu. Il expliquait les fragments des Évangiles et des Épîtres choisis pour le culte, en comparant, toujours l'Écriture avec l'Écriture [33]. Il parlait avec animation et puissance [34],- et suivait avec ses auditeurs la même marche que Dieu suivait avec lui. Il ne proclamait pas, comme Luther, les plaies de l'Église ; mais à mesure que l'étude de la Bible lui manifestait quelque enseignement utile, il le communiquait à ses ouailles. Il cherchait à leur faire recevoir la vérité dans, le cœur, et plis il se reposait sur elle de l'œuvre qu'elle devait y faire [35]. «Si l'on comprend ce qui est vrai, pensait-œil, on discernera Ce qui est faux. » Cette maxime est bonne pour les commencements d'une réformation; mais il vient un temps où, d'une voix courageuse, il faut signaler l'erreur. C'est ce que Zwingle savait fort bien. «Le printemps, disait-il, est la saison pour semer. » C'était alors pour lui le printemps, Zwingle a indiqué ce temps (1506) comme le commencement de la Réformation Suisse. En effet, si quatre ans auparavant il avait incliné la tête sur le livre de Dieu, il la releva alors et se tourna vers son peuple, pour lui faire part de la lumière qu'il y avait trouvée. C'est une époque nouvelle et importante dans l'histoire du développement de la révolution religieuse de ces contrées; mais c'est à tort qu'on a 258

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle conclu de ces dates que la réforme de Zwingle a précédé celle de Luther. Peut-être Zwingle prêcha-t-il l'Évangile un an avant les thèses de Luther; mais Luther le prêcha lui-même quatre ans avant ces fameuses propositions [36]. Si Luther et Zwingle s'en fussent tenus à de simples prédications, la Réformation n'eût pas envahi si promptement l'Église. Luther et Zwingle n'étaient ni le premier moine, ni le premier prêtre qui prêchassent une doctrine plus pure que celle des scolastiques.

Mais Luther-fut le premier à. élever publiquement et avec un courage indomptable l'étendard de la vérité contre l'empire de l'erreur; à engager l'attention générale sur la doctrine fondamentale de l'Évangile, le salut par grâce; à introduire son siècle dans cette carrière nouvelle de science, de foi et de vie, de laquelle un nouveau monde est sorti ; en un mot, à commencer une salutaire et retable révolution. La grande lutte dont les thèses de 1517 furent le signal, enfanta vraiment la réforme dans le monde, et lui donna tout à la fois une âme et un corps. Luther fut le premier Réformateur.

Un esprit d'examen commençait à souffler sur les montagnes de la Suisse. Un jour, le curé de Glaris, se trouvant dans la riante contrée de Mollis, chez Adam, curé du lieu, avec Binzli, curé de Wesen, et Varschon, curé de Lerensen, ces amis découvrirent une vieille liturgie, où ils lurent ces mots « Qu'après avoir baptisé l'enfant, on lui «donne le sacrement de l'Eucharistie et la coupe du sang. » Donc, dit Zwingle, la cène était alors donnée dans nos Églises sous les deux espèces. Cette liturgie avait environ deux cents ans. C'était une grande découverte pour ces prêtres des Alpes. Un autre jour, Zwingle, seul dans son, cabinet, répétait un morceau de poésie d'Érasme, où Jésus .se plaignait de ce qu'on ne cherchait pas toute grâce auprès de lui, bien qu'il fût la source de tout ce qui est bon. «Tout! dit Zwingle, toue Et ce mot est sans cesse présent à son esprit. « y a-t-il donc des créatures, des saints, auxquels nous, «devions demander quelque secours? Non, Christ est notre seul trésor. »

La défaite de Marignan portait ses fruits dans l'intérieur des cantons. François Ier, vainqueur, prodiguait l'or et les flatteries pour gagner les confédérés, et l'Empereur les sollicitait par leur honneur, par les larmes des veuves et des orphelins, et par le sang de leurs frères, de ne pas se vendre à leurs meurtriers. Le parti français eut le dessus dans Glaris, et dès lors ce séjour devint à charge à Ulric.

Zwingle, .à Glaris, fût peut-être resté un homme du siècle. Les intrigues des partis, les préoccupations politiques, l'Empire, la France, le Duc de Milan, eussent presque absorbé sa vie. Dieu ne laisse jamais au milieu du tumulte du monde ceux qu'il veut préparer pour les peuples. Il les mène à-part; il les place dans Aine retraite, où ils se trouvent vis-à-vis de Dieu et d'eux -mêmes, et recueillent d'inépuisables leçons. Le Fils de Dieu même, type en cela des voies qu'il impose à ses serviteurs, passa quarante jours dans le désert. Il était temps d'enlever Zwingle à ce mouvement politique, qui; en se répétant sans cesse dans son âme, y eût éteint l'Esprit de Dieu.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il était temps de le former pour une autre scène que celle où s'agitent les-hommes des cours, des cabinets et des partis, et où il eût dépensé inutilement des forces dignes d'un emploi plus relevé. Son peuple avait bien besoin d'autre chose. Il fallait qu'une nouvelle vie descendit maintenant des Cieux, et que l'organe qui devait la communiquer désapprît les choses du siècle, pour apprendre celles d'en haut. Ce sont là deux sphères entièrement distinctes, un grand espace sépare ces deux mondes; et avant que de passer entièrement de l'un à l'autre, Zwingle devait séjourner quelque temps dans un espace neutre, sur un terrain intermédiaire et préparatoire, pour y être enseigné de Dieu. Dieu le prit alors au milieu des partis de Glaris, et le conduisit pour ce noviciat, dans la solitude d'un ermitage. Il renferma dans les murs étroits d'une abbaye ce germe généreux de la Réformation, qui bientôt, transplanté dans un sol, meilleur, devait couvrir les montagnes de son ombre.

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FOOTNOTES

[1] Helvet. Kirch. Gesch. von Wirs 111, p. 314.

[2] Dass wir die hôllschen wiiterinn'n,

[3] Magend denken abbrochen syn.

[4] ( Zw. Opp. (Edit. de Schiller et Schulthess. ) II, deuxième partie, p. 25o.)

[5] Fabelgedicht vom Ochsen und etlichen Thieren, iea loufender dinge begriffenlich.

(Ibid., p. 257.)

[6] De Gestis inter Gallos et Helvetios, relatio H. Zwinglii.

[7] Ante decem annos, operam dedi grœcis literis, ut ex fontibus doctrinam Christi haurire possem. (Zw. Opp. I, p. 274 dans son Explan. Artic. qui est de 1513.)

[8] Ich hab'graecae kannen, ehe ich ni nüt von Luther gehôt hab. -( Salat Chronik MSC.)

[9] Nihil sublimiiis de evangelio sentiunt, quam quod, qu id-quid eorum rationi non est consentaneum, hoc iniq-num, wanum et•frivolurn existimant (Zw.Opp. I, p. 262.)

[10] Nec posse evangeliurn ad' sensum et' interpretationem hominum yedigi. (Ibid.

2I 5.)

[11] In coelum suspexit, doctorem quœrens spiritum. (Os*. Myc. Vit. Zw.)

[12] Scripta contulit et obscura Glaris elucidavit. ( Osw. Myc. Vit. Zw,) .

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[13] In summa, er. macbt im, die H. Schrifft, Insonders dass N. T. gantz gemein.

(Bullinger MSC.)

[14] nemo non vîderet spiritum doctorem, non hominem. (Osw. Myc. Vit. Zw.)

[15] Scriptura canonica, seu Lydiolapide probaudos. (Osw. Myc. Vit. Zw.)

[16] Spiritus Me ccelestis non solam Palestinam vel creaverat vel fovebat, sed mundum universum.... (Oecol. et Zw. Epp. P. 9 -)

[17] Nisi religiosi, nunquam fuissent magnanimi. (Ibid.)

[18] Nam qui sit acrioris in enodandis autoribus jadicii, vidi neminem. (Zw. Epp. 13.)

[19] Ut nec decem muliereulse.... uni sophiste adsequari queant. (Ibid. 45. )

[20] tuique similes optimis etiam studiis ac moribus et eipolletis et nobilitabitis. (Zw.

Epp., p. Io.)

[21] Corpusculo hoc tuominutô, venin) MiniMe ineonchmô, orbanissine gettientee videre vider. (Ibid.)

[22] Erasmi, Laus stultitiœcum annott. Myconii.

[23] Equidem humi repere didici hactenus, et est natura nescio quid humile vel a cunabulis in me. ( Osw. Myc. Vit. Zw.)

[24] Ingenio miti et tranquillo, pacis et concordiae studiosis-Nimus..(M. Ad. Vit.

Oec., p. 58. )

[25] Flectente et vocante Deo, qui-eo in domo sua pro lampa-de usurus erat. (htelch.

Ml. Vit. Oec., p. 46.)

[26] Omnium vere spiritualiutn et erucliprum admiratione Christum prœdicavit.

(tbid.)

[27] Nihil in sacris literis prœter Christuip quierendurn. (Ems-mi. Epp., p. 4o3.)

[28] Justitiam avitam per hune olim restitutum iri. (Osw.Myc. Vit. Zw.)

[29] Vederemo quel fara il re christianissimo, se metteremo in le so man dimandando misericordia I dit plus tard dans son effroi'Léon X à l'ambassadeur vénitien Zorsi, en, apprenant dç lui la défaite des Suisses. (Zorsi MSC.

[30] In dem Heerlager hat er Flyssig geprediget. ( Bullinger .111SC.)

[31] In den Schlachten sich redlich und dapfer gestellt mit Rathen, Worten und Thaten.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[32] i. Bellissimo parlador : (Léon X) prometea assa ma non aten-des. (Relatione MSC. di Gradenigo, venutoorator di Roma.y •

[33] Non. hominum commentis, sed sula scripturarum bibli carum collatione. (Zw.

Opp. I, p. 273.)

[34] Sondern auch mit predigen, dorrinen er heftig wass. (Bullinger MSC.)

[35] Volebat veritatem cognitam, in cordibus auditorum agere suum officium. (Osw.

Myc. Vit. Zw.)

[36] ler vol. page le et suivante*.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Un moine allemand, Meinrad de Hohenzollern, s'étant avancé vers le milieu du neuvième siècle, 'entre le lac de Zurich et celui des Wallstetten, s'était arrêté sur un monticule adossé, à un amphithéâtre de sapins, et y avait bâti une cellule. Des brigands trempèrent leurs mains dans le sang du saint. La cellule ensanglantée demeura longtemps déserte. Vers la fin du dixième siècle, on éleva sur ce sol sacré un couvent et une église à l'honneur de la Vierge. La veille du jour de la consécration, à minuit, l'évêque de Constance et ses prêtres étaient en prières dans l'église; un chant céleste, provenant d'êtres invisibles, retentit tout à coup dans la chapelle. Ils l'écoutèrent prosternés et dans l'admiration. Le lendemain, comme l'évêque allait consacrer la chapelle, une voix répéta à trois reprises : « Arrête!

Arrête ! Dieu l'a lui-même consacrée! » Christ lui-même, dit-on, l'avait bénie pendant la nuit : les chants que' l'on avait entendus étalent ceux des Anges, des Apôtres et des Saints et la Vierge, debout sur l'autel, avait brillé comme un éclair.

Une' bulle du pape Léon VIII défendit aux fidèles de révoquer en doute la vérité de cette légende. Dès lors une foule immense de pèlerins n'a cessé de se rendre à Notre-Dame des Ermites pour la « consécration des Anges. »Delphes et Éphèse dans l'antiquité, Lorette dans les temps modernes, ont seules égalé la gloire d'Einsiedeln.

C'est dans ce lieu étrange qu'Ulric Zwingle fut appelé, l'an 1516, comme prêtre et prédicateur.

Zwingle n'hésita pas. « Ce n'est ni l'ambition ni «la cupidité qui m'y portent, dit-il, mais les intrigues des Français [1]. » Des raisons plus élevées achevèrent de le décider. D'un côté, ayant plus de solitude, plus de calme et une paroisse moins considérable, il pourra donner plus de temps à étude et à la méditation ; d'autre part en lieu de pèlerinage lui offrira la facilité de répandre jusque dans les contrées les plus lointaines la connaissance de Christ [2].

Les amis de la prédication évangélique à Glaris témoignèrent hautement leur douleur. « Que pourrait-il arriver de plus triste pour Glatis, » dit Pierre Tschudi, l'un des citoyens les plus distingués de ce dicton: « que d'être privé d'un si grand homme' [3]?» Ses paroissiens, le voyant inébranlable, résolurent de lui laisser, le titre de pasteur de Glaris, avec une partie du bénéfice et la facilité d'y revenir quand il le voudrait [4].

Un gentilhomme, issu d’une antique famille, grave, ouvert, intrépide, et quelquefois un peu rude, Conrad de Rechberg, était un des plus célèbres chasseurs des contrées où Zwingle se rendait. Il avait établi dans une de ses terres, le Silthal, un haras où il éleva une race de chevaux qui devint célèbre en Italie. Tel était l'abbé de Notre-Dame des Ermites. Rechberg avait également horreur des prétentions de Rome, et des discussions des théologiens. Un jour que, dans une visite de l'Ordre, on lui faisait quelques remarques « Je «suis maître ici, et non pas vous, dit-il un peu 263

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

«brusquement; passez votre chemin. » Un autre jour, comme Léon Juda discutait à table avec l'administrateur du couvent, sur des questions difficiles, l'Abbé-chasseur s'écria : « Laissez-moi là vos «disputes! Je m'écrie avec David : Aie pitié de moi, «ô Dieu! Selon ta bonté, et n'entre pas en figement avec ton serviteur, et je n'ai pas besoin de savoir « autre chose [5].

Le baron Théobald de Géroldsek était administrateur du monastère; il avait un esprit deux, une piété sincère, et beaucoup d’Amour pour les lettres. Son dessein favori était de réunir -dans son couvent une société d'hommes instruits; c'est pourquoi il avait adressé vocation à Zwingle. Avide d'instruction et de lectures, il supplia son nouvel ami de le diriger. « Lisez les saintes Écritures, ré« pondit Zwingle, et pour les mieux comprendre, «étudiez saint Jérôme. Cependant, ajouta-t-il, il «arrivera (et bientôt, avec l'aide du Seigneur) que «les Chrétiens n'estimeront à un haut prix, ni «saint Jérôme, ni aucun autre docteur, mais seulement la Parole de Dieu [6]. » La conduite de Géroldsek se ressentit de ses progrès dans la foi.

Il permit *aux religieuses d'un couvent de femmes, dépendant d'Einsiedeln, de lire la Bible en langue vulgaire; et .quelques années' après, Géroldsek vint demeurer à Zurich, auprès de Zwingle, et mourir avec, lui sur le champ de Cappella. Le même charme unit bientôt tendrement à Zwingle, non-seulement Géroldsek, mais encore le chapelain Zinc, l'excellent 0Exlin, Lucas et d'antres habitants de l'abbaye. Ces hommes studieux, éloignés du bruit des partis, lisaient ensemble les Écritures, les Pères de l'Église, les chefs-d’œuvre de l'antiquité, et les écrits des restaurateurs des lettres. Souvent des amis étrangers venaient grossir ce cercle intéressant. Un jour, entre autres, Capiton arriva à Einsiedeln. Les deux anciens amis de Bâle parcouraient ensemble le couvent et ses sauvages alentours, absorbés dans leurs conversations, examinant l’'Écriture et cherchant conuaitre.la volonté-divine. Il y eut un point sur lequel ils tombèrent d'accord; ce fut celui-ci : «Le pape de Rome doit tomber ! Capiton était dans ce temps plus courageux 'qu'il ne le fut plus tard.

Repos, loisirs, livres, amis, Zwingle avait tout dans cette tranquille retraite, et il croissait en intelligence et en foi. Ce fut alors (mai 1507) qu'il se mit à un travail qui lui fut très-utile. Comme autrefois les rois d’Israël écrivaient de leur propre main la loi de Dieu, Zwingle copia de la sienne les épîtres de saint Paul. Il n'existait alors que des éditions volumineuses du Nouveau Testament, et Zwingle voulait pouvoir le porter partout 'avec lui [7]. Il apprit par cœur ces épîtres, plus tard les autres livres du Nouveau Testament, puis une partie de l'Ancien. Ainsi son cœur s'attachait toujours plus à l'autorité souveraine de la Parole de Dieu. Il ne se contentait pas de la reconnaître; il voulait encore lui soumettre vraiment sa vie. Il entrait peu à peu dans des voies toujours plus chrétiennes. La tâche pour laquelle il avait été amené dans ce désert s'accomplissait. Sans doute on ne fut qu'à Zurich que la vie chrétienne pénétra avec puissance toute son âme ; mais déjà à Einsiedeln, il fit des progrès marqués dans la sanctification. A Glaris on l'avait vu prendre part aux 264

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle divertissements du monde; à Einsiedeln, il rechercha davantage une vie pure de toute souillure et de toute mondanité; il commença à mieux comprendre les grands intérêts spirituels du peuple, et il apprit, peu à peu ce que Dieu voulait lui enseigner.

La Providence avait eu encore d'autres vues eu l'amenant à Einsiedeln. Il devait voir de plus près les superstitions et les abus qui avaient envahi l'Église. L'image de la Vierge, gardée précieusement dans le monastère, avait, disait-on, le pouvoir d'opérer des miracles. Au-dessus de la porte de l'abbaye se lisait cette inscription orgueilleuse : « Ici, l'on trouve une pleine rémission de tous les péchés. » Une multitude de pèlerins accouraient à Einsiedeln de tous les pays, de la chrétienté, pour mériter cette grâce par leur pèlerinage. L'église; l'abbaye, toute la vallée, se remplissaient, aux fêtes de la Vierge, de 'ses dévots adorateurs. Mais ce fut surtout à la grande fête de la « consécration des «Anges » que la foule inonda l'ermitage. Des rangées de plusieurs milliers d’individus des deux sexés gravissaient la pente de la montagne ; qui conduit à l'oratoire, en chantant des cantiques ou en roulant entre les doigts les grains de leur chapelet. Ces dévots pèlerins se pressaient dans l'église, croyant être là plus près de Dieu que partout ailleurs.

Le séjour de Zwingle à Einsiedeln eut, sons le rai» port de la connaissance des abus de la papauté, un effet analogue à celui de Luther à Rome. Zwingle acheva à Einsiedeln son éducation de Réformateur. Le sérieux qu'il avait acquis dans son âme agit bientôt au dehors. Frappé de tant de maux, il résolut de s'y opposer avec courage. Il n'hésita pas-entre sa conscience et ses intérêts; il se leva hardiment, et sa parole énergique attaqua sans détour la superstition de la foule qui l'entourait. «

Ne pensez pas, lui dit-il du haut de la chaire, que « Dieu soit dans ce temple-plus qu'en aucun autre « lieu de sa création. Quelle que soit la contrée de « la terre, où vous habitiez, Dieu vous entoure et « vous entend aussi bien qu'à Notre-Dame d'Einsiedeln. Seraient-ce des œuvres inutiles, de longs « pèlerinages, des offrandes, des imagés, l'invocation de la Vierge ou des saints, qui vous obtiendraient la grâce de Dieu?... Qu'importe la multitude des paroles dont nous formons nos prières! «

Qu'importent un capuchon brillant, une tête bien « rasée, une robe longue et bien plissée, et des « mulets ornés d'or ! C'est au cœur que Dieu regarde, et notre cœur est éloigné de Dieu ! [8] »

.Mais Zwingle voulait faire plus que de s'élever contre les superstitions; il voulait satisfaire le désir ardent d'une réconciliation avec Dieu qu'éprouvaient plusieurs des âmes accourues à la chapelle de Notre - Dame d'Einsiedeln. « Christ,* » criait-il comme Jean-Baptiste, dans ce nouveau désert des montagnes de Judée, « Christ qui s'est offert une fois sur la croix, est l'hostie et la victime,' qui « satisfait jusque dans toute l'éternité, pour les péchés de tous les fidèles '. [9]» Ainsi Zwingle avançait. Le jour où l'on entendit une prédication si courageuse dans le sanctuaire le plus vénéré de la Suisse, l'étendard contre Rome commença à paraître plus distinctement au-265

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dessus de ses montagnes, et il y eut comme un tremblement de réformation qui en ébranla les fondements.

En effet, un étonnement universel saisissait la foule à l'ouïe des discours du prêtre éloquent. Les uns s'éloignaient avec horreur; d'autres hésitaient entre la foi de leurs pères et cette doctrine qui devait assurer leur paix; plusieurs allaient à Jésus qu'on leur annonçait être rempli de douceur, et remportaient les cierges qu'ils étaient venus présenter à la Vierge. Une foule de pèlerins retournaient dans leur patrie annonçant partout ce qu'ils avaient oui à Einsiedeln : « Christ seul sauve, et « il sauve partout. » Souvent des troupes étonnées de ce qu'elles entendaient raconter, rebroussaient chemin sans avoir terminé leur pèlerinage. Les adorateurs de' Marie diminuaient de jour en jour. C'était de leurs offrandes que se composait à peu près tout le revenu de Zwingle et de Géroldsek. Mais ce hardi témoin de la vérité était heureux de s'appauvrir pour enrichir spirituellement les âmes.

Le jour de la Pentecôte, l'an 1508, au milieu des nombreux auditeurs de Zwingle, se trouvait un homme savant, d'un caractère doux et d'une active charité, Gaspard Hédion, docteur en théologie à Bâle. 'Zwingle prêchait sur l'histoire du paralytique (Luc, V), où se trouvé cette déclaration du Seigneur : Le fils de l'homme a sur la terre l'autorité de pardonner les péchés : parole bien propre à frapper la foule réunie dans le temple de la Vierge. Le sermon du prédicateur remuait; ravissait embrasait l'assemblée et en particulier le docteur de Bâle [10]. Longtemps après, Hédion en exprimait encore, toute son admiration. « Que ce «discours, disait.il, est beau, profond, grave, « complet, pénétrant, évangélique, et comme il « rappelle l'ivipystœ

(la force) des anciens docteurs [11]! » Dès cet instant, Hédion admira et aima Zwingle [12], Il eût voulu aller à lui, lui ouvrir son cœur; il errait autour de l'abbaye, et n'osait avancer, retenu, dit-il, par une timidité superstitieuse. Il remonta' à cheval, et s'éloigna lentement de Notre-Dame, tournant la tête vers les lieux qui renfermaient un si grand trésor, et emportant dans son cœur les regrets les plus vifs [13].

Ainsi prêchait Zwingle; avec moins de force sans doute, mais avec plus de modération et non moins de succès que Luther: il ne précipitait rien, il heurtait moins les esprits que ne le faisait le Réformateur saxon; il attendait tout de la puissance de la vérité. Il agissait avec la même sagesse dans ses rapports avec les chefs de l'Église. Loin de.se trouver immédiatement leur adversaire comme Luther, il demeura longtemps leur ami. Ceux-ci le ménageaient extrêmement, non seulement à cause de sa science et de ses talents (Luther eût eu les mêmes droits aux égards des évêques de Mayence et de Brandebourg), mais, surtout à cause de son attachement au parti politique du pape et de l'influence que possédait un homme tel que Zwingle, dans un État républicain.

266

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En effet, divers cariions, dégoûtés du service du pape, étaient près de rompre avec lui. Mais les légats se flattaient d'en retenir plusieurs en gagnant 'Zwingle, comme ils gagnaient Érasme, par des pensions et des honneurs. Les légats Ennius et Pucci allaient souvent alors à Einsiedeln, d'où, vu la proximité des cantons démocratiques; leurs négociations avec ces États étaient plus faciles. Mais Zwingle, loin de sacrifier la vérité aux demandes et aux offres de Rome, ne laissait passer aucune occasion de défendre l'Évangile. Le fameux Schiner, qui avait alors des désagréments dans son diocèse, passa quelque temps à Einsiedeln. «Toute la papauté, » lui dit un jour Zwingle, « repose sur de « mauvais fondements. Mettez la main à l'œuvre, rejetez'

les erreurs et les abus, ou bien vous verrez s'écrouler tout l'édifice avec un»

effroyable vacarme [14]. »

Il parlait avec la même franchise au légat Pucci. Quatre fois il revint' à la charge.' «

Avec l'aide de « Dieu, lui dit-il, je 'continuerai à prêcher l'Évangile, et cette prédication ébranlera Bonne. » Puis il lui exposa ce qu'il y avait à faire pour sauver l'Église. Pucci promit tout, mais ne tint rien. Zwingle déclara qu'il renonçait 'à la pension du pape. Le légat le supplia de la garder, et. Zwingle, qui ne se proposait point alors de se mettre en hostilité ouverte avec le chef de l'Église consentit encore pendant trois ans à la recevoir. « Mais ne pensez « pas, ajouta-t-il, que pour l'amour de l'argent, je « retranche de la vérité une seule syllabe [15].» Pucci, alarmé, fit nommer le Réformateur chapelain acolyte du pape. C'était un acheminement' à de nouveaux honneurs. Rome voulait effrayer Luther par des jugements et gagner Zwingle par des grâces. Elle lançait à l'un, ses excommunications et jetait à l'autre son or et ses splendeurs. C'étaient deux voies diverses pour' arriver au même but, et faire taire les lèvres hardies qui osaient, malgré le pape, proclamer en Allemagne et en disse la Parole de Dieu. La dernière était la plus habile; mais ni l'une ni l'autre ne réussirent. Les âmes affranchies des prédicateurs de la vérité se retrouvèrent égale nient inaccessibles aux vengeances et aux faveurs.

Un autre prélat suisse, Hugues de Landenberg, évêque de Constance, donna alors quelques espérances- à Zwingle. Il ordonna une visite générale des églises. Mais Landenberg, homme sans caractère, se laissait conduire un jour par l'aber, son vicaire, un autre jour par une méchante femme, à l'empire de laquelle il ne savait échapper. Il semblait quelquefois honorer l'Évangile, et pourtant, si on l'annonçait avec courage, on n'était plus à ses yeux qu'un perturbateur. Il était de ces hommes, trop communs dans l'Église, qui, en aimant mieux la vérité que l'erreur, ont plus de ménagements pour l'erreur que pour la vérité, et qui finissent souvent par se tourner contre ceux avec lesquels ils devraient combattre. Zwingle s'adressa à lui, mais en vain. Il devait faire l'expérience qu'avait faite-Luther, et reconnaître qu'il était inutile d'invoquer le secours des chefs de l'Église, et que la seule voie pour restaurer le christianisme, était de se comporter en fidèle docteur de la Parole de Dieu. L'occasion s'en offrit bientôt.

267

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Sur les hauteurs du Saint-Gothard, dans ces passages élevés qu'on y a frayés avec peine, à travers les rocs escarpés qui séparent la Suisse de l'Italie, s'avançait, en août 1518, un Carme déchaussé. Sorti d'un couvent italien, il portait avec lui des indulgences papales, qu'il avait été, chargé de vendre aux bons chrétiens des ligues helvétiques. De brillants succès, remportés sous deux papes précédents, l'avaient illustré dans ce honteux commerce. Des Compagnons, destinés à faire valoir la marchandise qu'il allait débiter, passaient avec lui ces neigés et ces glaces aussi anciennes que le monde. Cette caravane avide, d'une apparence assez misérable, ne ressemblant pas mal à une bande d'aventuriers qui cherchent à butiner, marchant en silence au bruit de ces torrents fougueux qui forment le Rhin; la Reuss, l'Aar, le Rhône, le Tessin et d'autres fleuves, méditait la spoliation des simples peuples de l'Helvétie. Samson (c’était le nom du Carme) et sa compagnie arrivèrent d'abord en Uri, et y commencèrent leur trafic. Ils en eurent bientôt fini avec ces pauvres campagnards), et passèrent dans le canton de Schwitz. C'est là que se trouvait Zwingle, et que devait s'engager 'le combat entre ces deux serviteurs de deux maîtres bien différents. «Je puis pardonner « tous les péchés, » disait dans Schwitz le moine italien, le Tezel de la Suisse. « Le ciel et l'enfer « sont soumis à mon pouvoir; et je vends les mérites de 'Christ à quiconque veut les acheter en « payant comptant une indulgence. »

Zwingle apprend ces discours, et son zèle s'enflamme. Il prêche avec force. « Christ, dit-il, le fils « de Dieu, a dit : Venez a moi; vous tous qui es fatigués et chargés, et je vous soulagerai. N'est-ce' « donc pas une audacieuse folie et une témérité « insensée que de dire, au contraire : Achète des « lettres d'indulgence! Cours à Rome! Donne aux moines! Sacrifie aux prêtres! Si tu fais ces choses, « je t'absoudrai de tes péchés

[16]. Christ est la seule « offrande ; Christ est le seul sacrifice; Christ est « le seul chemin [17]. »

Partout à Schwitz on appela bientôt Samson un fripon et un séducteur. Il prit le chemin de Zoug, et pour le moment, les deux champions se manquèrent.

A peine Samson s'était-il éloigné -de Schwitz, qu'un citoyen de ce canton, d'un esprit distingué; et qui fut plus tard secrétaire d'État, Stapfer, tomba avec sa famille dans une grande détresse. «Hélas! » dit-il en s'adressant à Zwingle dans son angoisse, «Se ne sais comment subvenir à ma faim et à la faim de mes pauvres enfants [18]...

»Zwingle savait donner quand Rome savait prendre, et il était aussi prêt à pratiquer-les bonnes œuvres, qu'à combattre ceux qui enseignaient que -par elles on acquiert le salut. Chaque jour il apportait à Stapfer d'abondants secours [19]. « C'est Dieu, e disait-il., désireux de ne garder pour lui aucune gloire, « c'est Dieu qui engendre la charité dans le fidèle « et lui donne tout à la fois la pensé, la résolution «

et l'œuvre elle-même [20]. Tout ce que le juste fait de «bien, c'est Dieu qui le fait pat sa propre puissance Stapfer lui demeura attaché toute sa vie, et quatre ans plus tard, devenu secrétaire d'État à Schwitz, et se sentant poussé par des besoins plus 268

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle élevés, il se tourna vers Zwingle et lui dit avec noblesse et candeur : « Puisque vous avez pourvu à « mes besoins temporels, combien plus attendrai-je maintenant de vous de quoi apaiser la faim de mon âme

Les amis de Zwingle se multipliaient. Ce n'était plus seulement à Glaris, à Bâle et à Schwitz, qu'il se trouvait des âmes en accord avec la- sienne : à Uri, c'était le secrétaire (l'État Schmidt; à Zoug, Colin, Müller et Werner Steiner, son ancien compagnon d'armes à Marignan; à Lucerne, Xylotect et Kilchmeyer; Wittenbach à Bienne, et beaucoup d'autres en d'autres lieux encore. Mais le curé d’Einsiedeln n'avait pas d'amis plus dévoués qu’Oswald Myconius. Oswald avait quitté Bâle, en 1516, pour diriger à Zurich l'école de la cathédrale. Il ne se trouvait alors dans cette ville ni savants ni écoles savantes-. Oswald y travaillait, avec quelques hommes bien disposés, et entre autres avec Utinger, notaire du pape, à faire sortir de l'ignorance le peuple zurichois, et à l'initier .à la littérature de l'antiquité. En même temps il défendait l'immuable vérité de la sainte Écriture, et déclarait que si le pape ou l'Empereur commandaient des choses contraires à l'Évangile, l'homme était tenu d'obéir à Dieu seul, qui est au-dessus de l'Empereur et du pape.

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FOOTNOTES

[1] Locum mutavimus non cupidinis aut cupiditatis moti verum Gallorum technis.

(Zw. Epp. 24.)

[2] Ghristum et ejus veritatem in regiones et varias et remotas divulgari tem felici oportunitate. (0sw. Ilifyc. Vit. Zw.)

[3] Qnid enim Glareame nostrae tristius accidere poterat, tanto videlicet privari viro.

(Zw. Epp., p. i6.)

[4] 'Zwingle signe encore deux ans plus tard : Pastor Glanants, Minister Eremi. (Zw.

Epp., p. 30,-)

[5] Wirz, K. Gesch. 10, 363. Zwitiglis. Bildung ii Schiller, p. 74. Miscell. Tigur. M, 28. •

[6] Fore, idque brevi, Deo sic juvante, ut nequeflieronymus neque cœteri, sed sola Scriptura divina apdd Cbristianos in prœtio sit futtira. ( Zw. Opp. I, p. 273. )

[7] Ce manuscrit se trouve à la bibliothèque de la ville dé Aida. Tome IL .1;

[8] Ventis oblonga gt plicis plena, muli auro ornati... Cor vero interim procul a Deo est. ( Zw. Opp. I, p. 236. )

[9] Christus qui sese semel in cruce obtulit, hostia est et •ictima sa tisfaciens in ge ternu m, pro peccatis omnium fidelium. ( Zw. Opp. I, p. 263.) 269

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[10] Is sermo ita me inflammivit... (Zw. Epp. p. 9o.)

[11] Elegans ille, doctus, gravis, copiosus, penetrans et evan-gelicus... ( Ibid. 89. )

[12] Ut inciperem Zwinglinm arctissime complecti, suscipere et gdmirari. (Ibid. )

[13] Siffle abequitavi, non sine molestia, (piani tamen ipse znihi pepeLeram. ( Ibid.

9o.)

[14] Oder aber sy werdind mit Brosser unriiw selbs umfallen. ( Ibid.)

[15] Frustra sperari me vel verbutum de veritate deminuturum. esse, pecuniz gratia.

(Vat. Opp. I, p. 365. )

[16] Romam curre! redime literas indulgentiarum! da tauttun•

[17] dem monaehis! offer sacerdotibus, etc. (Zw. Opp. I•, p. 222. 1 Christus una est ublatio, ununa saorificium, una via. zot:) •

[18] Ut mem, meoruroque liberorum inediœ corporali subve-niretis. ( Zw. Epp. 234.)

[19] Largas mihi quotidiesuppetias tulistis. (

[20] Caritatem ingenerat Deus, consilium, propositum et opus. Quidquid boni proestat justus, hoc Deus sua virtuteprtestaL (Zw. Opp. I, p. 2a6. ) 270

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Cathédrale dont Oswald Myconius présidait alors l'école. Ces chanoines, déchus de leur institution première, et voulant savourer leurs bénéfices dans les douceurs d'une vie oisive, élisaient un prêtre qu'ils chargeaient de la prédication et de la cure d'âmes. Cette place devint vacante quelque temps après l'arrivée d'Oswald. Celui-ci pensa aussitôt à son ami. Quel gain ce serait pour Zurich! L'extérieur de Zwingle prévenait en sa faveur. C'était un bel homme [1], d'un abord gracieux, d'un commerce agréable; son éloquence l'avait déjà rendu célèbre, et il brillait par l'éclat de son esprit au milieu de tous les confédérés. Myconius parla de lui au prévôt du chapitre, Felix Frey, que la bonne mine et les talents de Zwingle prévenaient pour lui [2]; à Utinger, vieillard qui jouissait d'une grande considération, et au chanoine Hoffman, homme (l'un caractère droit et franc, qui, ayant longtemps prêché lui-même contre le service étranger, était bien disposé en faveur d'Ulric. D'autres Zurichois avaient, en diverses occasions, entendu Zwingle à Einsiedeln, et en étaient revenus pleins (l'admiration. L'élection du prédicateur de la cathédrale mit bientôt tout le monde en mouvement dans Zurich. On s'agitait en sens divers.

Plusieurs travaillaient nuit et jour à faire élire le prédicateur éloquent de Notre-Dame des Ermites [3]. Myconius en informa son ami. —« Mercredi prochain,

»répondit Zwingle, « j'irai dîner à Zurich, et nous parlerons de tout cela. » Il arriva en effet. Se trouvant en visite 'chez un chanoine : — « Pourriez-vous, » lui dit celui-ci,

« venir au milieu de nous, pour y « prêcher la parole' de Dieu? » « Je le puis, répondit-il, mais je ne viendrai que si l'on m'appelle. » Puis il retourna dans son.

Abbaye.

Cette visite répandit l'alarme dans le camp de ses ennemis. On pressa plusieurs prêtres de se présenter pour la place vacante. Un Souabe, nommé Laurent Fable, prononça même .un sermon d'é- preuve, et le bruit se répandit qu'il était élu. «Il «

est donc bien vrai, » dit Zwingle en l'apprenant, « que nul n'est prophète en son pays, puisqu’on préfère un Souabe à un Suisse. Je sais ce que valent « les applaudissements du peuple. [4]» Zwingle reçut aussitôt après une lettre du secrétaire du cardinal Schiner qui lui apprenait que l'élection n'avait pas eu lieu.

Mais la fausse nouvelle qui lui avait d'abord- été donnée aiguillonna néanmoins le curé d'Einsiedeln. Sachant 'qu'un homme aussi indigne que ce Fable aspirait à cette place, il la désira davantage pour lui-même, et en écrivit à Myconius. Oswald lui répondit, le jour suivant : «Fable restera toujours 'fable; ces 'messieurs ont appris qu'il est père de six garçons et déjà pourvu « de je ne sais combien de bénéfices'. [5] »

Les ennemis' de Zwingle ne se tinrent pas pour battus. Tout le monde, il est vrai, s'accordait à porter aux nues l'éclat de ses connaissances [6] ; mais quelques-uns disaient : « Il aime trop la musique!» D'autres : «Il aime le monde et les plaisirs!»

D'autres encore : « Il a été anciennement trop lié avec « des gens d'une conduite légère. » Il se trouva même un homme qui lui reprocha un cas de séduction. C'était 271

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle une calomnie; mais Zwingle, quoique supérieur aux ecclésiastiques de son temps, s'était laissé entraîner plus d'une fois, dans les premières années de son ministère, aux penchants de la jeunesse. On ne saurait facilement comprendre l'influence que peut exercer sur une âme l'atmosphère corrompue dans laquelle elle vit. Il y avait dans la papauté, et parmi les-prêtres, des désordres établis, admis et autorisés, comme conformes aux lois de la nature. Une parole d'Ieneas Sylvius, depuis pape sous le nom de Pie II, nous donne une idée du triste état des mœurs publiques à cette époque : nous la rapportons en note [7]. Le désordre était devenu l'ordre généralement admis.

Oswald déployait une inconcevable activité en faveur de son ami; Il employait toutes ses forces à le justifier, et heureusement il y parvenait [8]. Il allait vers le bourgmestre Rouste, vers Hoffman, vers Frey, vers Utinger. Il louait la probité, l'honnêteté, la pureté de la conduite de Zwingle, et affermissait les Zurichois dans l'opinion favorable qu'ils avaient du curé d'Einsiedeln. On ajoutait peu de foi aux discours des adversaires. Les hommes les plus influents disaient que Zwingle serait évangéliste à Zurich.

Les chanoines le disaient aussi, mais à voix basse. « Espère,» lui écrivait Oswald, le cœur ému; « Car j'espère.» Néanmoins il lui fit connaître les accusations de ses ennemis. Bien que Zwingle ne fût pas encore devenu tout à fait un nouvel homme il était de ces âmes dont la conscience est réveillée, qui peuvent-tomber dans le mal, mais qui n'y, tombent jamais sans résistance et sans remords. Souvent il avait formé le dessein de vivre dans la sainteté, seul de son espèce, au milieu du monde.

Mais quand il se vit accusé, il ne voulut pas se vanter d'être sans péché. «N'ayant personne, » écrivait-il au chanoine Utinger, « pour marcher avec moi dans u les résolutions que j'avais prises, plusieurs même « de mes alentours s'en scandalisant, hélas! Je suis tombé, et comme le chien dont parle saint Pierre « Ép. II, je suis retourné à ce que j’avais vomi [9] .Ah! Dieu sait avec quelle honte et « quelle angoisse j'ai tiré ces fautes des profondeurs « de mon cœur et je les ai exposées à ce grand « Dieu, à qui je confesse pourtant ma misère, bien. « plus volontiers qu'à l'homme mortel [10]. » Mais si Zwingle se reconnut pécheur, il se justifia en même temps des inculpations odieuses qui lui étaient faites. Il déclara qu'il avait toujours rejeté loin de, lui la pensée même de monter dans un lit adultère ou de séduire l'innocence. [11], tristes excès trop ordinaires alors. «J'appelle ici en témoignage, dit-il, « tous ceux avec lesquels j'ai vécu [12]. »

Le I décembre, l'élection eut lieu. Zwingle fut nommé par une majorité de dix-sept voix sur vingt-quatre. Il était temps que la Réformation commençât pour la Suisse.

L'instrument d'élite que la Providence divine 'avait préparé« pendant trois ans dans la retraite d'Einsiedeln était prêt; il devait être transporté quelque part. Dieu, qui avait choisi la nouvelle université de Wittemberg, située au centre de l'Allemagne, sous la protection du plus sage des princes, pour y appeler Luther, choisit dans 272

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Helvétie la cité de Zurich, regardée comme la tête de la confédération, pour y placer Zwingle. Là il allait se trouver en rapport, non-seulement avec l'un, des peuples les plus intelligents, les plus simples, les plus prompts et les plus forts de la Suisse, mais encore avec tous les cantons qui se groupaient autour de cet antique et puissant État. La main qui avait été prendre un jeune pâtre du mont Sentis pour le conduire dans la première école, l'établissait maintenant, puissant en œuvres et en paroles, à la face de tout son peuple, pour le régénérer. Zurich allait devenir un foyer de lumière pour l'Helvétie.

Ce fut pour Einsiedeln un jour de joie et de douleur que celui où l'on apprit la nomination de Zwingle. Le cercle qui s'y était formé allait être détruit par la retraite du plus précieux de ses membres; et qui sait si la superstition n'allait pas rentrer en possession de 'cet antique lieu de pèlerinage?... Le conseil d'État de Schwitz fit parvenir à' Ulric l'expression de, ses sentiments, en l'appelant « révérend, savant, très gracieux seigneur et bon « ami [13]. » « Donnez-nous au moins vous-même « un successeur digne de vous, » dit à Zwingle Géroldsek désolé'. J'ai pour vous, répondit-il, 'un petit lion simple et prudent, un homme initié dans les mystères de la science sainte. » « Je veux l'avoir,» dit aussitôt l'administrateur.

C'était Léon Juda, cet homme à la fois doux et intrépide, avec lequel Zwingle' avait été intimement uni à Bâle. Léon Juda accepta cette vocation, qui le rapprochait de son cher Ulric. Celui-ci embrassa ses amis, quitta la solitude d'Einsiedeln, arriva dans ces lieux délicieux où s'élève, riante et animée, la ville de Zurich, avec son enceinte de coteaux, que recouvrent des vignes, qu'ornent des prairies -et des vergers, que couronnent des forêts; et au-: dessus desquels apparaissent les plus hautes sommités de l'Alibis.

Zurich, le centre des intérêts politiques de la Suisse, et où se 'réunissaient souvent les hommes les plus influents de la nation, était le lieu le plus propre pour agir sur l'Helvétie, et répandre dans tous les cantons les semences de la vérité. Aussi les amis des lettres et de la Bible saluèrent-ils par des acclamations la nomination de Zwingle. A Paris, en particulier; les étudiants suisses, qui y étaient très-nombreux, tressaillirent de joie à cette nouvelle [14]. Mais si Zwingle avait à Zurich la perspective d'une grande victoire, il devait s'y attendre aussi à un rude combat, Glarean lui écrivit de Paris : «Je prévois que votre science suscitera une grande haine [15], niais ayez bon courage, et, comme Hercule, vous dompterez les monstres.»

Ce fut le 27 décembre 1518 que Zwingle arriva à Zurich; il descendit à l'hôtel d'Einsiedeln-On-lui fit un cordial et honorable accueil [16]. Le chapitre s'assembla aussitôt pour le recevoir, et l'invita à se rendre dans son sein. Félix Frey présidait ; les chanoines, amis ou ennemis de Zwingle, siégeaient indistinctement autour de leur prévôt. Il régnait de l'agitation dans l'assemblée : chacun sentait, sans s'en rendre compte peut-être, combien était sérieux le commencement de ce ministère.

273

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On convint d'exposer au jeune prêtre, dont on craignait l'esprit novateur, les devoirs les plus importants de sa charge. « Vous mettrez tous vos soins,-lui « dit-on gravement, à faire rentrer les revenus du « chapitre, sans en négliger le moindre.

Vous exhorterez les fidèles, soit du haut de la chaire, sois « au confessionnal, à payer les redevances et les di« mes, et à montrer par leurs offrandes qu'ils aiment «

l'Église. Vous vous appliquerez à multiplier les « revenus qui proviennent des malades, des sacrifices, et en général de tout acte ecclésiastique. » Le chapitre ajouta : « Quant à l'administration des « sacrements, à la prédication, et à la présence au « milieu du troupeau, ce sont aussi des devoirs du « prêtre. Cependant, vous pouvez vous faire remplacer par un vicaire à ces divers égards, et surtout pour la prédication. Vous ne devez administrer les sacrements qu'aux notables, et après en « avoir été requis; il vous est interdit de le faire « sans distinction de personnes » '

Quelle règle pour Zwingle! De l'argent, de l'argent, encore de l'argent ! [17]. Est-ce donc pour cela que Christ a établi le ministère? Cependant, la prudence modère son zèle; il sait que Von ne peut à la fois déposer en terré la semence, voir l'arbre croître, et en recueillir les fruits. Sans donc 's'expliquer sur ce qu'on lui imposait, Zwingle, après avoir humblement témoigné sa reconnaissance pour le choix honorable dont il avait été l'objet, annonça ce qu'il comptait faire : «La vie de Jésus, cc dit-il, a été trop longtemps cachée au peuple [18]. Je prêcherai sur tout l'Évangile selon saint Matthieu, « chapitre après chapitre, en suivant le sens du « Saint-Esprit, en puisant uniquement aux cours ces de l'Écriture en la sondant, en la comparant avec elle-même, et en en recherchant l'intelligence par de constantes et ardentes prières [19].

« C'est à la gloire de Dieu, à la louange de son Plis « unique', au véritable salut des âmes, et à leur « enseignement dans la vraie foi, que je consacrerai « mon ministère

[20]» Un langage si nouveau fit une profonde impression sur le chapitre. Quelques-tins en témoignèrent leur joie; mais la plupart firent éclater leur douleur [21].

Cette manière de prêcher est «une innovation, s'écrièrent-ils; cette innovation «

mènera bientôt à une autre, et où s'arrêtera-t-on? » Le chanoine Hoffman, surtout, crut devoir prévenir les funestes effets d'une élection que avait lui-même sollicitée.

«Cette explication de l'Écriture, « dit-il, sera plus nuisible qu'utile au peuple.»

Ce n'est pas une nouvelle manière, répondit « Zwingle; c'est l'ancienne. Rappelez-vous les homélies de saint Chrysostome sur saint Matthieu « et de saint Augustin sur saint Jean. Au reste, je parlerai avec modestie et ne donnerai à personne. « sujet de se plaindre. »

Ainsi Zwingle abandonnait l'usage exclusif des fragments d'évangiles, établi depuis Charlemagne ; réintégrant la sainte Écriture dans ses antiques droits, il rattachait la Réformation, dès le commencement de son ministère, aux temps primitifs du christianisme, et préparait pour les âges futurs, une étude plus profonde de la parole de Dieu. Mais il y a plus : cette position ferme et indépendante qu'il prenait 274

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vis à vis de l'Église annonçait 'une œuvre nouvelle; sa stature de Réformateur se-dessinait hardiment aux yeux de son peuple, et la Réforme avançait.

Hoffman, ayant échoué dans le chapitre, adressa une requête écrite au prévôt, pour qu'il défendit à Zwingle d'ébranler le peuple dans ses croyances. Le prévôt fit venir le nouveau prédicateur, et lui parla avec beaucoup d'affection. Mais nulle puissante humaine ne pouvait fermer ses lèvres. Le 31 décembre, il .écrivit au conseil de Claris qu'il renonçait entièrement à la charge d'âmes qu'on lui avait jusqu'alors conservée, et il fut tout à Zurich et à l’œuvre que Dieu lui préparait dans cette ville.

Le samedi, premier jour de l'an 1519, Zwingle ; ayant ce jour-là même trente-cinq ans' accomplis, monta dans la chaire de la cathédrale. Une grande foule, désireuse de voir cet homme déjà célèbre, et d'entendre ce nouvel Évangile, dont chacun commençait à parler, remplissait le temple. « C'est à Christ, dit Zwingle, que je veux vous conduire; à Christ, vraie source du salut. Sa divine parole est la seule nourriture que je veuille donner à votre vie et à Votre cœur. » Puis il annonça que dès le jour suivant, premier, dimanche 41 er l'année, il commencerait à expliquer l'Évangile selon saint Matthieu. Le lendemain, le prédicateur et un auditoire plus nombreux encore se trouvaient à leur poste. Zwingle ouvrit l'Évangile, ce livre depuis si longtemps fermé, et en lut la première page. Parcourant l'histoire des patriarches et des prophètes (premier chapitre de saint Matthieu), il l'exposa de telle manière que chacun, étonné et ravi, s'écriait : « On n'a jamais rien entendu de «

pareil il [22]»

Il continua à expliquer ainsi saint Matthieu d'après le texte grec. Il montrait comment toute la Bible trouvait à la fois son explication et son application dans la nature même de l'homme. Exposant, dans un langage facile, les plus hautes vérités de l'Évangile, sa prédication allait à toutes les classes, aux sages et aux savants, comme aux ignorants et aux simples [23]. Il exaltait les-miséricordes infinies de Dieu le Père, et il conjurait tous ses auditeurs de mettre leur confiance uniquement el Jésus-Christ, comme dans le seul Sauveur [24]. En même temps, il les appelait à la repentance avec une grande énergie; il attaquait avec force les erreurs qui dominaient parmi son peuple; il s'élevait- avec intrépidité contre le luxe, l'intempérance, l'éclat des vêtements, l'oppression des pauvres, l'oisiveté, le service étranger et les pensions des princes. « En, chaire, » dit l'un de ses contemporains, «

il ne ménageait personne, ni Pape,- ni « Empereur, ni Rois, ni Ducs, ni Princes, ni Seigneurs, ni même les confédérés. Toute sa force « et toute la joie de son cœur étaient en Dieu ; aussi « exhortait-il toute la ville de Zurich à se confier «

uniquement en lui [25]. » « Jamais ori n'avait vu un « homme parler avec tant d'autorité, » dit Oswald Myconius, qui suivait avec joie et grande espérance les travaux de son

275

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'Évangile ne pouvait être annoncé en vain dans Zurich. Une multitude toujours plus nombreuse d'hommes de toutes classes, et surtout d'hommes du peuple, accourait pour l'entendre [26]. Plusieurs Zurichois avaient cessé de fréquenter le culte public. « Je ne retire aucun profit des discours de « ces prêtres,» disait souvent Füssli, poète, historien et conseiller d'État; « ils ne prêchent pas les « choses du salut, car ils ne les comprennent pas. « Je ne sais voir en eux que convoitises et volupté. » Henri Itâuschlin, trésorier d'État, homme qui lisait assidûment l'Écriture, pensait de même : « Les prêtres, disait-fil, se sont réunis par milliers au concile de Constance.... pour y brûler le meilleur « d'eux tous. » Ces hommes distingués, attirés par la curiosité, vinrent entendre le premier discours de Zwingle. On pouvait hie sur leur visage l'émotion avec laquelle ils suivaient l'orateur. « Gloire « soit à Dieu!

dirent-ils en sortant; celui-ci est un «prédicateur de la vérité! Il sera notre Moise, pour « nous sortir des ténèbres d'Égypte [27]. » Dès ce moment ils devinrent amis intimes du Réformateur. « Puissants de ce monde, disait Füssli, cessez de « proscrire la doctrine de Christ ! Christ, le fils de « Dieu, ayant été mis à mort, des pêcheurs se levèrent. Et maintenant, si vous faites périr les prédicateurs de la vérité, vous verrez paraître à leur « place des vitriers, de menuisiers, des potiers, des pondeurs, des cordonniers et des tailleurs, qui enseigneront avec puissance [28]»

Il n'y eut d'abord dans Zurich qu'un cri d'admiration ; mais, le premier moment d'enthousiasme passé, les adversaires reprirent courage. Des hommes honnêtes, que la crainte d'une réformation épouvantait, se détachèrent peu à peu de Zwingle. La violence des moines, un instant voilée, reparut, et le collige des chanoines retentit de plaintes. Zwingle se montrait inébranlable. Ses amis, en contemplant son courage, croyaient voir reparaître devant eux un homme des temps, apostoliques

[29]. Parmi ses ennemis, les uns riaient et plaisantaient, d'autres faisaient entendre d'outrageantes menaces; mais il endurait tout avec la patience du chrétien [30]. « Si

« l'on veut gagner les méchants à Jésus-Christ, « avait-il coutume de dire, il faut fermer les yeux « sur beaucoup de choses [31]. » Parole admirable, qui ne doit pas être perdue.

Son caractère, sa manière d'être avec tous les hommes, contribuaient; autant que ses discours, à gagner les cœurs. Il était à la fois un vrai chrétien et un vrai républicain. L'égalité de tous les hommes -n'était pas pour lui une phrase .banale ; écrite 'dans son cœur, elle se retrouvait dans sa vie. Il n'y avait en lui ni cet orgueil pharisaïque, ni cette grossièreté monacale qui choquent également lei simples et les sages du monde ; on se sentait attiré vers lui, et à l'aise dans sa conversation. Fort et puissant en chaire, il était affable envers tous ceux qu'il rencontrait dans les rues et sur les places publiques; 'souvent on le voyait dans les lieux où se réunissaient les tribus, les corps de métier, exposer aux bourgeois de la cité les principaux points de la doctrine chrétienne, ou converser familièrement avec eux.

276

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il accueillait avec la même cordialité les paysans et les patriciens. « Il invitait les gens de la campagne à diner, » dit l'un de ses plus violents ennemis, « se promenait avec « eux, leur parlait de Dieu, faisait entrer le diable dans leur cœur et ses écrits dans leur poche. Il «fit même si bien, que les notables de Zurich visitaient ces paysans, leur donnaient à boire, allaient « avec eux par la ville, et leur témoignaient toute « sorte d'attentions' !... [32]»

Il continua à cultiver la musique, « avec modestie, » dit Bullitiger; néanmoins, les adversaires de l'Évangile en profitèrent et rappelèrent « l’évangélique joueur de flûte et de luth [33]. » Faber, lui ayant un jour reproché ce goût : « Mon cher « Faber,

» lui répondit Zwingle, avec une noble candeur, « tu ne sais pas ce que c'est que la mu« Bique. J'ai, il est vrai, appris à jouer du luth; du « violon et d'autres instruments; et ils me servent cc à faire taire les petits enfants [34] ; mais tu es trop

« saint, toi, pour la musique !... Ne sais-tu pas que « David' était .tin bon joueur de harpe, et qu'il chassait ainsi de Saül l'esprit malin?... Ah! si tu connaissais lé son du luth céleste, l'esprit malin de « l'ambition et de l'amour des richesses qui te «

possède sortirait aussi de toi. » Peut-être y eût-il ici un faible dans Zwingle; cependant c'était dabs un esprit de débonnaireté et de liberté évangélique, qu'il cultivait cet art, que la religion a constamment associé à ses plus sublimes élans. Il a composé la musique de quelques-unes de ses poésies chrétiennes, et il ne craignait pas quelquefois d'amuser avec son luth les plus petits du troupeau. Il se conduisait avec la même débonnaireté envers les pauvres. « Il mangeait et buvait, 'dit un « de ses contemporains, avec tous ceux qui l'invitaient; il ne méprisait personne; il était plein de « compassion pour les pauvres, toujours ferme et « toujours joyeux dans la bonne comme dans le « mauvaise fortune. Aucun mal ne l'épouvantait; « sa parole était en tout temps pleine de force, et un cœur rempli de consolations [35]. » Ainsi grossissait la popularité de Zwingle, assis tour à tour à la table du peuple et au festin des grands, comme jadis son Maitre, et faisant partout l'œuvre à laquelle Dieu l'avait appelé.

Aussi était-il infatigable à l'étude. Depuis le matin jusqu'à dix heures, Misait, il écrivait, il traduisait; l'hébreu était surtout alors l'objet de son application. Après le dîner, il écoutait' ceux qui avaient quelque chose à lui raconter ou quelque conseil à lui demander; il se promenait avec ses amis et il visitait ses ouailles: A deux heures, il se remettait au' travail. Il faisait une petite promenade après souper, et écrivait ensuite des lettres, qui le retenaient souvent jusqu'à minuit: II travaillait toujours debout, et ne permettait qu'on le détourait que pour des causes très-graves [36].

Mais il fallait plus que les travaux d'un seul' homme. Un certain Lucien arriva un jour chez lui avec des écrits du Réformateur allemand. Rhénan, savant fixé alors à Bâle, et infatigable' propagateur des écrits de Luther en Suisse, envoyait cet homme à Zwingle. Rhénan avait compris pie le colportage de livres était un puissant moyen pour répandre la doctrine de l'Évangile. Lucien avait parcouru presque toute la 277

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Suisse et y connaissait tout le monde: « Voyez, disait Rhénan à «Zwingle, si ce Lucien possède assez de prudence «et d'habileté; 's'il en est ainsi, qu'il porte de ville

«en ville, de bourg en bourg, de village en village, et même de maison en maison, parmi .les «Suisses, les écrits de Luther, et en particulier «l'exposition- de la prière du Seigneur, écrite pour «les laïques Plus il' est connu, plus il trouvera «d'acheteurs.

Mais il faut prendre garde qu'il ne «colporte pas d'autres livres; car s'il n'a que ceux

«de Luther, il les vendra d'autant mieux. » Beaucoup de familles en Suisse virent ainsi quelques rayons de lumière pénétrer sous leur humble toit. Il y a pourtant un livre que Zwingle eût dû faire colporter avant ceux de Luther, c'est l'Évangile de Jésus-Christ.

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FOOTNOTES

[1] Dan Zwingli vom lyb ein hubscher man wass. ( Bullinger MSC. )

[2] Und ais Imme sein gestalt und geschiklichkeit wol gefiel, gab er lin syn stimin.

(Ibid.)

[3] Qui dies et noues lahorarent u t vair ille subrogaretur. (05w. Mye. Vit. Zw.)

[4] Scio vulgi acclamationes et illud blandum Eugel Eugel ( Zw. Epp., p. 53. )

[5] Fabula manebit fabula; quem domini mei acpeperunt se: pueris esse patrem.

[6] Neminem tamen, qui tinun doctrinam non ad cœlum .ferat... (

[7] Non esse qui vigesimum annum excessit, nec virginem tetigerit. Ibid. p. 57.)

[8] Reprimo hot pro viribits, imo et repressi. (Ib., p. 64. )

[9] Quippe, neminem habens comitem hujus instituti, scan-dalisantes vero non paucos, heu 1 cecidi et factus sum °anis ad vomitum. ( Ibid.. p. 55.)

[10] En, cum'vereeundia ( Deus novit 1) magna, hase eapectoris specubus depromsi, apud eum scilicet, cum quo etiam coram minus quam cum nllo ferme mortalium confiteri vererer. (lb.)

[11] Ea ratio nabis perpetno fuit, nec alienum thorum con, scendere, nec virginem vitiare. ( Ibid.)

[12] Testes invoco'eunctos,. inibuscum niai. l Ibid. )

[13] Reverende, perdocte, admodum gratiose domine ac bone amice... (Ibid. 6o.) Tome II. 27

278

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[14] Omnes adeo quotquot ex Helvetiis adsunt Juvenes fremere et gaudere. ( Ibid., p.

63.)

[15] Quantum invidiœ tibi inter istos eruditio tua conflabft.( lb• 64.) -

[16] Do er ehrlich und wol empfangen ward. (Iltd1inger,MSC.)

[17] Schnler's, Zwingli's Bildniig, p. 297.

[18] Absque humanis commentationibus, ex sous foutibus Scripturoe Sacr.(Zw. Opp.

I, p. 273. )

[19] Sed mente spiritus, quat» diligenti.Scripturarum collec-tione, precibusque ex corde fusis, se nacturum. ( Osw:Myc. Vit. Zw.-)

[20] Alles Gon und seinen einigen Sohn zu Lob und Ehren und zu rechten Heil der Seelen, zur Underrichtung im rechten Glauben. (Bullinger MSC.)

[21] Quibus auditis, mceror simul et lietitia. ( Osw. Myc.)

[22] Dessgleichen wie jederman redt, nie getert worden war. ( B. Weise, contemporain de Zwingle, Füsslin BeytragelV, 36.)

[23] Nam ita simplices aequaliter cura prudentissimis et acu-tissimis quibusque, proficiebant. ( Osw. Myc. Vit. Zw.

[24] In welchem er Gott den Vater prysset und aile Menscben Iessum Christum, ais den einigen Heiland verthranNye», lehrte. ( Bullinger, MSC. )

[25] Ail sein Trost stuhnd allein mit fraliehem Gemüth zu Gott... ( B. Weise Füsslin Beytr. IV, 36.)

[26] Do ward bald .ein gross gelaiiff von allerley menscben, Innsonders von dem gemeinen ( Bullinger, DISC )

[27] Und unserMoses sep der uns «us Egypten führt. ( But-linger, MSC.)

[28] Verden die Gliser, Muller, liarner, Giesser, Schuhmacher und Schneider lehren.

(Mull. Reliq. III, p. 185.)

[29] Diobis, apostolici illius sœculi virum repra3sentas, (Zw.EPP., )

[30] Obganniunt quidam, rident, minantur, petulanter iuces-sunt... at tu vere, christiana patientia, suffers omnia.... (lb. 7 mai 1519.)

[31] Conriivendum ad multa, ei qui velit masos Christo lucri facere... )

[32] Dass der Rath gemeldete Bauern besucht... ( Salat's-Chronick, 155.)

[33] Der Lauthenschlager und Evangelischer ptyffer. (Bufflager, FISC.) 279

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[34] Dass kombt mir la wol die kind au geschweigen. (ibid.)

[35] War allWegen trostlichen Gemütbs und tapferer Red. Weise. Füssl Beytr. IV, p.

36. )

[36] Certas studiis vindicans boras, quas etiam non omisit, nisi seriis coactus. ( Osw.

Myc. Vit. Zw.) •

280

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

L'occasion de déployer son zèle dans une vota, fion nouvelle ne se .fit pas longtemps attendre. Samson, le fameux marchand d'indulgences, s'approchait alors à pas lents de Zurich. Ce misérable trafiquant était arrivé de Schwitz à Zoug le 20 septembre 1518, et y était resté trois jours. Une foule immense s'était rassemblée autour de lui.

Les plus pauvres étaient les plus ardents et empêchaient ainsi les riches de venir.

Ce n'était pas le compte du moine; aussi l'un de ses serviteurs se mit il à crier à la populace : «Bonnes gens, ne vous pressez pas si fort! Laissez Venir ceux qui ont de

«l'argent! Nous chercherons ensuite à contenter «ceux qui n'en ont pas. » De Zoug, Samson et sa bande se rendirent à Lucerne; de Lucerne à Underwald ; puis, traversant des Alpes fertiles, de riches vallées, passant au pied des glaces éternelles de l'Oberland,- et exposant dans ces sites, les plus beaux de la Suisse, leurs marchandises romaines, ils arrivèrent près de Berne.

Le moine reçut d'abord défense d'entrer dans la ville; mais il parvint enfin à s'y introduire, au moyen d'intelligences qu'il y, entretenait, et étala dans l'église de Saint-Vincent. Là il se mit à crier plus fort que jamais : « Voici, disait-il aux riches, des indulgences sui. « parchemin, pour une couronne. Voilà, disait-il -«-aux pauvres, des absolutions sur papier ordinaire, «pour deux batz! » Un jour, un chevalier célèbre, Jacques de Stein, se présenta à lui, caracolant Sur un cheval gris pommelé; le moine admirait' fort le cheval. «Donnez-moi, dit le chevalier, une « indulgence pour moi, pour nia troupe, forte de « cinq cents hommes, pour tous mes vassaux dé

«Belp et pour tous mes ancêtres; je vous offre en « échange mon cheval gris pommelé.

» C'était demander beaucoup pour un cheval.

Cependant, le coursier plaisait au Carme déchaussé. On tomba d'accord ; la bête entra dans l'écurie du moine et toutes ces âmes furent- déclarées par lui exemptes à jamais de l'Enfer [1]. Un autre jour, un bourgeois obtint de lui, pour treize florins, une indulgence en vertu de laquelle son confesseur était autorisé à l'absoudre, entre autres choses, de toute espèce de parjure [2]. On avait tant de respect' pour Samson, que le conseiller de May, homme âgé et d'un esprit éclairé, ayant dit contre lui quelques mots, fut obligé-de demander pardon au moine orgueilleux, en e mettant à genoux devant lui.

C'était le dernier jour. Un son bruyant de cloches annonçait à Berne le départ du moine. Samson était dans l'église, debout sur les marches du grand autel. Le chanoine Henri Lupulus, autrefois maître de Zwingle, lui servait d'interprète. «

Quand «le loup et le renard se mettent ensemble en campagne, » dit le chanoine Anselme, en se tournant vers le Schultheiss de Waterville, « le plus sûr pour «vous, gracieux Seigneur est de mettre promptement en sûreté vos brebis et vos oies. »

Mais le moine se souciait peu de ces jugements, qui d’ail, leurs ne parvenaient pas à ses oreilles : «'Tombez à « genoux, » dit-il à la foule superstitieuse, « récitez « trois 281

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Pater, trois Ave Maria, et vos Aines seront « immédiatement aussi pures qu'au moment de «leur baptême. » Alors tout le peuple s'agenouilla. Puis, voulant se surpasser lui-même, Samson s'écria : «Je délivre Lies tourments du Purgatoire et «

de l'Enfer tous- les esprits des Bernois trépassés, «quels qu'aient été le genre et -le lien de leur à mort !» Ces bateleurs gardaient, comme ceux des foires, leur plus beau coup pour le dernier.

Samson s'achemina, chargé d'argent, vers -Zurich, en traversant l'Argovie et Bade.

A mesure qu'il avançait, le Carme, dont l'apparence était-si chétive en passant les Alpes, marchait avec plus d'éclat et d'orgueil. L'évêque de Constance, irrité de ce qu'il n'avait pas voulu faire légaliser par lui ses bulles; avait défendu à tous les curés de son diocèse de lui ouvrir leurs églises. A Bade, néanmoins, le curé n'osa s'opposer longtemps à son trafic. Le moine redoubla d'effronterie. Faisant, à la tête d'une procession, le tour du cimetière, il semblait fixer ses regards sur quelque objet dans l'air, tandis .que ses acolytes chantaient l'hymne des morts, et, prétendant voir les âmes voler du cimetière-dans le ciel, il s'écriait «Ecce volant! Voyez comme elles volent !» Un jour, un homme de l'endroit se jette dans la tour de l'église, et monte au clocher; bientôt une multitude de plumes blanches, voltigeant dans les airs, recouvre la procession étonnée: «Voyez comme elles volent! » s'écriait le plaisant de Bade, en secouant un coussin du haut de la -tour. Beaucoup de gens se mirent à rire' [3]. Samson, irrité, ne s'apaisa qu'en apprenant que cet homme avait quelquefois la tête dérangée; il sortit de Bade, tout honteux.

Continuant sa route, il arriva, vers la fin de février 1519, à Bremgarten, où le Schultheiss et le second curé de la ville, qui l'avaient vu à Bade, l'avaient supplié de se rendre. Personne n'avait, dans tout ce pays, plus de réputation que le doyen Bullinger, de Bremgarten. Cet homme, peu éclairé sur les erreurs de l'Église et sur la parole de Dieu, mais ouvert, plein de zèle, éloquent, bienfaisant envers les pauvres et prêts à rendre services aux petits, était aimé de tout le monde. Il avait dans sa jeunesse contracté une union de conscience avec une fille d'un conseiller de l'endroit. C'était la coutume de ceux d'entre les prêtres qui ne voulaient pas vivre dans la dissolution. Anna lui avait donné cinq fils, et cette nombreuse famille n'avait nullement diminué la considération dont le doyen jouissait. Il n'y avait pas dans toute la Suisse une maison plus hospitalière que la sienne. Grand ami de la chasse, on le voyait, entouré de dix ou douze chiens, et accompagné des seigneurs de Hallwyll, de l'abbé de Mury, des patriciens de Zurich, battre les campagnes et les forêts d'alentour. Il tenait table ouverte, et -nul de ses convives n'était plus gai que lui. Lorsque les députés à la Diète se rendaient à Bade, en passant par Bremgarten, ils ne manquaient pas de s'asseoir à la table du doyen. « Bullinger, « disait-on, tient cour comme le plus puissant « seigneur. »

Les étrangers remarquaient dans cette maison un enfant d'une figure intelligente.

Henri, l'un des fils du doyen, avait, dès ses premières années, couru bien des périls.

282

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Un jour, atteint de la peste, on allait le mettre en terre, quand quelques signes de vie rendirent la joie à ses parents. Un autre jour, un vagabond, l'ayant attiré par de caresses, l'enlevait à sa famille, lorsque des passants le reconnurent et le délivrèrent. A trois ans, il savait déjà l'oraison dominicale et le symbole des apôtres; et se glissant dans l'église, il montait dans la chaire de son père, s'y posait avec gravité, et disait de toutes les forces de sa voix : « Je crois «en Dieu le Père, b et ce qui suit. A douze ans, ses parents l'envoyèrent à l'école latine d'Emmerich, le cœur rempli de craintes, car ces temps étaient dangereux pour un jeune garçon sans expérience. On voyait souvent des étudiants, si la règle d'une université leur paraissait trop sévère, quitter par troupes l'école, entraîner avec eux des enfants, et camper dans des bois, d'où ils envoyaient mendier les plus jeunes d'entre eux, ou bien se jetaient, les armes à la main, sur les passants, lés dépouillaient, et consumaient ensuite dans la débauche le fruit de leurs rapines.

Henri fut heureusement gardé du mal dans ces lieux éloignés. Comme Luther, il gagna sa vie en chantant devant les portes des maisons; car son père voulait qu'il apprit à vivre de ses propres moyens. Il avait seize ans, quand il ouvrit un Nouveau Testament. « J'y trouvai, dit« il, tout ce qui est nécessaire au salut de l'homme, «et dès lors je m'attachai à ce principe, qu'il faut «suivre uniquement la sainte Écriture et rejeter « toutes les additions humaines. Je n'en crois ni les pères, ni moi-même, mais j'explique l'Écriture « par l'Écriture, sans rien ajouter et sans rien ôter, Dieu préparait ainsi ce jeune homme, qui Delpit un jour succéder à Zwingle. Il est l'auteur de la Chronique manuscrite que nous citons souvent.

Ce fut vers ce temps que Samson arriva à Bremgarten avec toute sa suite. Le courageux Doyen, que cette petite armée italienne n'épouvantait pas, défendit au moine de débiter chez lui sa marchandise. Le Schultheiss, le Conseil de ville et le second pasteur, amis de Samson, étaient réunis dans une chambre de l'auberge où celui-ci était descendu, et entouraient, tout déconcertés, le moine impatient. Le Doyen arriva.

« Voici les bulles du pape, lui dit le moine, ouvrez votre Église! [4]»

Lige DOYEN.

« Je ne permettrai pas qu'au moyen de lettres non authentiques (car l'Évêque ne les a pas légalisées), on vide la bourse de mes paroissiens. »

LE MOINE, d'un ton solennel.

« Le Pape est au-dessus de l'Évêque. Je vous défends de priver votre troupeau d'une grâce si éclatante. »

LE DOYEN.

« Dût-il m'en coûter la vie, je n'ouvrirai pas mon« Église ! »

283

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le Mon«, avec indignation. « Prêtre rebelle! Au nom de notre très-Saint-Seigneur le Pape, je prononce contre toi la grande excommunication, et je ne t'absoudrai pas que tu n'aies racheté, au prix de trois cents ducats, une hardiesse si inouïe »

LE DOYEN, tournant le dos et se retirant.

« Je saurai répondre devant mes juges légitimes; quant à toi et à ton excommunication, je n'en ai que faire. »

LE MOINE, hors de lui.

« Impudente bête! Je vais à Zurich, et là je porterai ma plainte devant les Députés de la Confédération [4]. »

Li DOYEN.

• Je puis y paraître aussi bien que toi, et de ce pas je m'y rends. »

Pendant que ces choses se passaient à Bremgarten, Zwingle, qui voyait l'ennemi s'approcher peu à peu de lui, prêchait avec force contre les indulgences' [5]. Le vicaire Faber, de Constance, l'encourageait, lui promettant le soutien de l'Évêque

[6].

« Je sais, disait Samson, en marchant vers Zurich, que Zwingle parlera contre moi, mais je lui fermerai la bouche, » Zwingle sentait en effet trop vivement la douceur du pardon de Christ, pour ne pas attaquer l'indulgence de papier de ces hommes téméraires. Souvent il tremblait comme Luther à cause du péché; mais il trouvait dans le Sauveur la délivrance de ses craintes. Cet homme modeste, mais fort, avançait dans la connaissance de Dieu. « Lorsque Satan, disait-il, m'effraye, en me criant : Tu ne fais pas ceci ou cela, et pourtant Dieu le commande! Aussitôt la douce voix « de l'Évangile me console, en me disant : Ce que tu ne peux faire (et certainement tu ne peux rien), Christ le fait et l'accomplit. Oui, continuait le pieux évangéliste, lorsque mon cœur est « angoissé à cause de mon impuissance et de la faiblesse de ma chair, mon esprit se ranime à « l'ouïe de cette joyeuse nouvelle : Christ est ton innocence! Christ est ta justice ! Christ est ton salut! Tu n'es rien, tu ne peux rien! Christ est « l'Alpha et l'Oméga; Christ est la proue et la « poupe; Christ est tout; il peut tout [7]. Toutes les choses créées t'abandonneront et te tromperont; mais Christ, l'Innocent et le Juste, 'te recevra, et « te justifiera.... Oui, c'est lui, s'écriait Zwingle, qui est notre justice et celle de tous ceux qui paraitront jamais comme justes devant le trône de « Dieu! »

En présence de telles vérités, les indulgences tombaient d'elles-mêmes; aussi Zwingle ne craignit-il pas de les attaquer. « Aucun homme, disait-« il, ne peut remettre les péchés. Christ seul, qui est vrai Dieu et vrai homme, en a le pouvoir [8].

284

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Va, achète des indulgences Mais, sois certain que tu n'es nullement absous. Ceux qui pour de « l'argent vendent la rémission des' péchés, sont « les compagnons de Simon le magicien, les amis de Balaam, et les ambassadeurs de Satan. »

Le Doyen Bullinger, encore tout échauffé de sa conversation avec le moine, arriva avant lui â Zurich. Il venait porter plainte à la Diète contre ce marchand déhonté et contre son trafic. Des envoyés de l'Évêque s'y trouvaient pour le même motif. Il fit cause commune avec eux. Tous lui promirent de l'appuyer. L'esprit qui animait Zwingle soufflait sur cette ville. Le conseil d'État résolut de s'opposer à ce que le moine entrât clans Zurich. '

Samson était arrivé dans les faubourgs et descendu dans une auberge. Déjà il avait un pied à l'étrier pour faire son entrée, lorsque des députés du Conseil vinrent, en lui offrant le vin d'honneur comme à un envoyé du Pape, lui annoncer qu'il pouvait se passer de paraître dans Zurich. «J'ai quelque chose à communiquer à la Diète au nom «: de Sa Sainteté, » répliqua le moine. C'était une ruse. On résolut cependant de l'admettre; mais comme il ne parla que de ses bulles, on le renvoya, après lui avoir fait retirer l'excommunication prononcée contre le Doyen de Bremgarten. Il sortit plein de colère, et bientôt le pape le rappela en Italie. Un char, traîné par trois chevaux et chargé de l'argent que ses mensonges avaient enlevé aux pauvres, le précédait sur ces chemins escarpés du Saint-Gothard, qu'il avait traversés huit mois auparavant, pauvre, sans apparence, et chargé seulement de quelques papiers [9].

La Diète helvétique montra alors plus de résolution que la Diète germanique. C'est qu'il n'y siégeait pas des Évêques et des Cardinaux. Aussi le Pape, privé de ces soutiens, en agissait-il plus doucement avec la Suisse qu'avec l'Allemagne. Au reste, l'affaire des indulgences, qui joua un si grand rôle dans la Réformation de l'Allemagne, n'est qu'un épisode dans la Réformation suisse.

Zwingle ne s'épargnait pas. Tant de travaux demandaient un peu de relâche. On lui ordonna de se rendre aux bains de Pfeiffer. « Ah » dit en se séparant de lui Hérus, l'un des disciples qu'il avait dans sa maison, et qui exprimait ainsi la pensée de tous ceux qui connaissaient Zwingle, « quand j'au« rais cent langues, cent bouches [10], une voix de fer, « comme dit Virgile, ou plutôt l'éloquence de Cicéron, pourrais-je, dire tout ce que je vous dois « et tout ce que me coûte cette séparations? » Cependant Zwingle partit. Il arriva à Pfeiffer par cette gorge épouvantable que forme l'impétueux torrent de la lamina. Il descendit clins ce gouffre infernal, comme parlait Daniel l'ermite, et parvint à ces bains perpétuellement ébranlés par la chute du torrent et arrosés par la poussière humide des ondes brisées ________________________________________

FOOTNOTES

285

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] Um einen KuttgrOwen Hengst. (Anshelm V, 335. J. L Hotting. Hely. K. Gesch.

HI, 29.) • -

[2] A quovis parjurio. ( Muliers Reliq. IV, 4o3.)

[3] Dessen viel luth gnug laohten. (Bnllinger, MSC.)

[4] Du freche Bestie.... etc. (Bullinger, MSC.)

[5] Ich predgete streng wider des Pabsts Ablass.... (Zw. Opp. II, partie, p. 7.)

[6] Und bat Illich darin gestârkt : er welle mir mit aller triiw byston. (Ibid.)

[7] Christus est innocentia tua, Christus est justitia et puritas tua, Christus est salus tua ; tu nihil es, tu nihil potes; Christus est A et a, Christus est prora et puppis; Christus' est omnia. ( Zw. Opp. I, p. 2o7.)

[8] Nisi Christus Jesus, verus Deus et verus homo... (Ibid. r, 412.)

[9] Und führt mit Ihm ein threspendiger Schatz an gelt, den er armen lüthen abgelogen hat. (Bullinger, DISC. )

[10] Etiamsi mihi sint linguœ centum, sint craque centum, ferrea' vox, ut Virgilius ait, aut potins Ciceronia eloquentia. (Zw. Epp., p. 84.) 286

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

On avait besoin de flambeaux en plein midi dans le logis où Zwingle habita. On assurait même autour de lui que d'affreux spectres y apparaissaient quelquefois dans les ténèbres:

Et cependant encore là il trouva l'occasion de servir son Maître. Son affabilité gagna le cœur de plusieurs malades. De ce nombre fut un poète célèbre Philippe Ingentinus, professeur à Fribourg en Brisgau [1], qui se montra dès lors plein, de zèle pour la Réformation.

Dieu veillait à son œuvre et voulait la hâter. Le défaut de Zwingle était dans sa force. Fort de corps, fort de caractère, fort de talents, il devait voir toutes ces forces brisées, pour devenir un instrument tel que Dieu les aime. Il lui manquait un baptême, celui de l'adversité, de l'infirmité, de la faiblesse et de la douleur. Luther l'avait reçu dans ce temps d'angoisse, où il faisait retentir de cris perçants la cellule et les longs corridors du couvent d'Erfurt. Zwingle devait le recevoir en se trouvant en' contact avec la maladie et la mort. Il y a pour les héros du monde, les Charles XII, les Napoléon, un moment qui décide de leur carrière et de leur gloire : c'est celui où tout à coup leur force se révèle à eux. Un moment analogue existe dans la vie des héros selon Dieu mais il est en un sens contraire; c'est celui où ils viennent à reconnaître leur impuissance et leur néant ; dès lors ils reçoivent, d'en haut la force de Dieu. Une œuvre telle que: celle dont Zwingle devait être l'organe; ne s'accomplit jamais dans la force naturelle de l'homme ; elle se flétrirait aussitôt, comme un arbre que l'on plante dans tout- son développement et toute sa vigueur. Il faut qu'une plante soit faible, pour qu'elle prenne racine, et qu'un grain meure dans la terre, pour ciel porte beaucoup de fruits. Dieu conduisait Zwingle, et avec lui l'œuvre dont il était l'espoir, aux portes du sépulcre. C'est parmi les ossements, les ténèbres et la poudre de la mort, que Dieu se plaît à prendre les organes, par le moyen, desquels il veut répandre sur la terre la lumière, la régénération et la vie.

.Zwingle était caché entre les immenses rochers qui enceignent le torrent furieux de lahmina dors-que tout à coup il apprit que la peste, .ou comme on l'appelait : « la grande mort [2] » était à Zurich. Terrible, elle éclata en août, le jour de la Saint-Laurent, dura jusqu'à la Chandeleur, et moissonna deux, mille cinq cents personnes.

Les jeunes gens qui demeuraient chez Zwingle étaient aussitôt partis, d'après les instructions qu'il avait laissées. Sa maison était vide; mais c'était pour lui le moment d'y retourner. Il quitta précipitamment Pfeiffer et reparut au sein de son troupeau décimé par la maladie ; il renvoya aussitôt à Wildhaus son jeune frère André, qui avait voulu l'attendre, et dès ce moment il se consacra tout entier aux vie-, times de cet affreux fléau. Chaque jour, il annonçait aux malades Christ et ses consolations [3]. Ses amis, joyeux de le voir sain et sauf au milieu de tant de traits mortels, éprouvaient pourtant un secret effroi. « Faites le bien, » lui écrivait de Bâle, 287

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Conrad Brunner, qui mourut lui - même de la peste quelques mois plus tard, « mais en même temps « souvenez-vous de prendre soin de votre vie! [4] Il était trop tard; Zwingle était atteint de la peste. Le grand prédicateur de la Suisse fut couché sur un lit dont il devait peut-être ne se relever jamais. Il rentra en lui-même et porta en haut ses regards. Il savait que Christ lui avait donné un sûr héritage, et épanchant les sentiments de son cœur dans un chant rempli d'onction et de simplicité, dont, ne pouvait rendre le langage antique et naïf, nous cherchons au moins à reproduire le rythme et les expressions littérales, il s'écria : Ma porte s'ouvre Et c'est la Mort [5]!

Ta main me couvre!

Mon Dieu, mon Fort!

O Jésus, lave Ton bras percé;

Brise le glaive Qui m'a blessé. [6]

Mais si mon &ne, En son midi,

Ta voix réclame' ...

Christ! me voici.

Ah! que je meure, Je suis à toi;

Et ta demeure S'ouvre à ma foi.

Cependant la maladie augmente, ses amis contemplent avec désolation cet homme, l'espérance de la Suisse et de l'Église, près de devenir la proie du sépulcre. Ses sens et ses forces l'abandonne et Son cœur s'effraye, mais il trouve encore quelque force pour se tourner vers Dieu et s'écrie

Mon mal s'enflamme; Console-moi.

Le corps et l'âne....

Fondent d'effroi.

La mort s'apprête; Je perds mes sens; Ma voix s'arrête, Christ Il est temps'! [7]

Satan m'enlace

Pour m'engloutir;

Sa main m'embrasse..... Vais-je périr?...

Rien ne me touche,

Ses traits, sa voix

288

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Car je me couche

Devant ta croix.

Le chanoine Hoffman, sincère dans sa foi, ne pouvait supporter l'idée de voir mourir Zwingle dans les erreurs qu'il avait prêchées. Il se rendit vers le Prévôt du Chapitre.

« Pensez, lui dit-il, aux « dangers de son âme! N'appelle-t-il pas novateurs « et fantasques tous les Docteurs qui ont enseigné « depuis trois cent quatre-vingts ans et plus, « Alexandre de Hales, saint Bonaventure, Albert « le Grand, Thomas d'Aquin et tous les Canonistes? « Ne prétend-il pas que leurs doctrines sont des «

rêves qu'ils ont faits dans leurs capuchons, entre « les murs de leurs cloîtres.. .. Ah!

il eût mieux « valu pour la ville de Zurich que Zwingle eût « ruiné pour plusieurs années nos vendanges et « nos moissons! Maintenant le voilà à la mort.... « Je vous en supplie, sauvez sa pauvre âme! » Il paraît que le Prévôt, plus éclairé que le chanoine, ne crut pas nécessaire de convertir Zwingle à saint Bonaventure et au grand Albert. On le laissa en paix.

Le trouble était dans toute la ville. Tous les croyants criaient à Dieu nuit et jour, et lui de,- mandaient de rétablir leur fidèle pasteur' [8]. La ter-rem, avait passé de Zurich aux montagnes du Tockenbourg. La peste était aussi arrivée sur ces hauteurs. Sept ou huit personnes avaient succombé dans le village; parmi elles était un domestique de Nicolas, frère de Zwingle [9]. On ne recevait point de lettre du Réformateur. « Apprends-moi, » lui écrivit le jeune André Zwingle, « en quel état tu te « trouves, ô frère bien-aimé! L'Abbé et tous nos frères te saluent. » Il paraît que le père et la mère de Zwingle étaient déjà morts, puisqu'il n'est point ici question d'eux.

La nouvelle de la maladie de Zwingle et même le bruit de sa mort .coururent en Suisse et en Allemagne. « Ah! s'écria Hédion avec larmes, le « salut de la patrie, la trompette de l'Évangile, le « magnanime héraut de la vérité, est frappé de « mort à la fleur et pour ainsi dire au printemps « de son âge'! » Quand la nouvelle que Zwingle avait succombé arriva à Bâle, toute la ville retentit de gémissements et -de deuil [10].

Cependant l'étincelle de vie qui restait encore à Zwingle se ranime. Bien que tous ses membres soient encore frappés de langueur, son âme à l'inébranlable conviction que Dieu l'appelle à replacer sur le chandelier éteint de l'Église, le flambeau de sa Parole. La peste a abandonné sa Zwingle s'écrie avec émotion : Mon Dieu, mon père! Tu m'as guéri.

Sur cette terre 44& victime ;

Plus ne me touche L'iniquité

Mais, par ma bouche, Seul, sois chanté!

289

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'heure incertaine

Viendra sur moi.... Peut-être pleine

De plus d'effroi

Mais que m'importe? Toujours joyeux,

Mon joug je porte.... Jusques aux Cieux

A peine Zwingle pouvait-il tenir la plume (c'était au commencement de novembre), qu'il écrivit à sa famille. Ce furent des transports indicibles de joie [13], surtout pour son jeune frère André, qui mourut lui-même, l'année suivante, de la peste, et sur la mort duquel Ulric versa des larmes et poussa des cris, comme une femme ne l'eût pas fait, dit-il lui-même A Bâle, Conrad Brunner ami de Zwingle, et Bruno Amerbach, fameux imprimeur, jeunes l'un et l'autre, étaient, après trois jours de maladie, descendus au tombeau [14]. On croyait dans cette ville que Zwingle avait aussi succombé. L'université était dans le deuil. «Celui que Dieu aime, « disait-on, est rendu accompli à la fleur de sa « vies. [15]» Mais quelle joie, lorsque Collinus, étudiant lucernois, et ensuite un négociant de Zurich, apportèrent la nouvelle que Zwingle avait échappé aux redoutables avenues du sépulcre [16]. Le vicaire de l'évêque de Constance lui-même, Jean Faber, cet ancien ami de Zwingle, qui fut plus tard son plus violent adversaire, lui écrivit :« O mou bien« aimé Ulric, quelle joie j'éprouve, en apprenant « que tu as échappé à la gueule de la cruelle mort. « Si tu es en danger, la république chrétienne est « menacée. Le Seigneur a voulu par des épreuves « te pousser à rechercher davantage la vie éternelle. »

C'était, en effet, le but pour lequel Dieu avait éprouvé Zwingle, et ce but fut atteint, mais autrement que ne le pensait Faber. Cette peste de 1519, dont les ravages furent si grands dans le nord de la Suisse, fut dans la main de Dieu un puissant moyen de conversion pour un grand nombre d'âmes x. Mais elle n'eut sur personne une influence aussi grande que sur Zwingle. L'Évangile, qui jusqu'alors avait trop été pour lui une simple doctrine, devint une grande [17] réalité. Il se releva des profondeurs du sépulcre avec un cœur nouveau. Son zèle devint plus actif, sa vie plus sainte, sa prédication plus libre, plus chrétienne, plus puissante. Cette époque fut celle de l'entier affranchissement de Zwingle; dès lors il se consacra tout à. Dieu.

Mais en mémo temps que le Réformateur, la Réforme de la Suisse reçut une vie nouvelle. La verge .de Dieu, « la grande mort, » en passant sur toutes ces montagnes, et descendant dans toutes ces vallées, donna quelque chose de plus saint au mouvement qui s'y opérait. La Réforme plongea, comme Zwingle, dans les eaux de la douleur et de la grâce, et en ressortit plus pure et plus vivante. C'est un grand jour dans la Marche de Dieu pour la régénération de ce peuple. •

Zwingle puisa de' nouvelles forces, dont il sentait si fort le besoin, dans la communion de ses amis. Une vive affection l'unissait surtout â Myconius. Ils 290

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle marchaient appuyés l'un sur l'autre, comme Luther et Mélanchthon. Oswald était heureux à Zurich. Sa position y était, il est vrai, gênée; mais les vertus de sa modeste épouse l'adoucissaient.

C'est d'elle que Glarean disait : «Si je rencontrais « une jeune fille qui lui ressemblât, je la préférerais à la fille d'un roi. » Cependant, une voix fidèle venait souvent troubler la douce amitié de Zwingle et de Myconius; c'était celle du chanoine Xylotect, qui appelant Oswald, de Lucerne le sommait de revenir dans son pays. «

Zurich n'est «pas ta patrie, lui disait-il, c'est Lucerne! Tu dis « que les Zurichois sont tes amis, j'en conviens; « mais sais-tu ce que l'étoile du soir t'apportera ? «Sers ta patrie [18] : je te le conseille, je t'en conjure, «et si je le puis, je te' le commande! »

Xylotect, ajoutant l'action aux paroles, fit nommer Myconius maître de l'école collégiale de Lucerne. Alors Oswald n'hésita plus; il vit le doigt de Dieu dans cette nomination, et quelque grand que fût le sacrifice, il se résolut à le faire. Qui ‘sait s'il ne sera pas un instrument du Seigneur, pour faire parvenir la doctrine de la paix dans la belliqueuse Lucerne? Mais quelle séparation que celle de Zwingle et de Myconius! .Ils se quittèrent en larmes.

« Ton départ, écrivait, peu de temps après, Ulric «à Oswald, a porté à la cause que je défends une «aussi grande atteinte, que celle dont est frappée «une armée rangée en bataille, quand l'une de ses «ailes est détruite [19]. Ah! Je comprends maintenant

«tout ce qu'a pu mon Myconius, et combien de «fois, sans que je le susse, il a soutenu la danse de «Christ !... »

• Zwingle sentait d'autant plus la privation de son ami que la peste l'avait laissé dans un état de grande faiblesse. « Elle a diminué ma mémoire, » écrivait-il le 30

novembre 1519, « et épuisé mes esprits; » A. peine convalescent, il avait repris tous ses travaux. « Mais, dit-il, souvent en' prêchant je perds « le fil du discours. Tous mies membres sont frappés de langueur et je suis presque semblable à un «mort. [20]

Outre cela, l'opposition de Zwingle aux indulgences avait excité la colère de leurs partisans. Oswald fortifiait son ami par les lettres qu'il lui écrivait de Lucerne. Le Seigneur ne donnait-il pas, en ce moment même, des gages de son secours dans la protection dont il entourait en Saxe l'athlète puissant qui remportait sur Rome de si grandes victoires ?... «Que penses-tu, disait Myconius à Zwingle, « de la cause de Luther? Pour moi, je n'ai aucune « crainte, ni pour l'Évangile, ni pour lui. Si Dieu ne

« protège pas sa vérité, qui la protégera? Tout ce que « je demande au Seigneur, c'est de ne pas retirer sa « main de ceux qui n'ont rien de plus cher que son «Évangile.

Continue, comme tu as commencé, est aine récompense abondante te sera décernée dans « les cieux. »

Un ancien ami vint consoler Zwingle du départ de Myconius. Binzli, qui avait été à Bâle le maitre d'Ulric, et qui avait succédé au doyen de Wesen oncle du Réformateur, arriva à Zurich, dans première semaine de l'an 1520, et Zwingle et lui 291

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle formèrent le projet d'aller ensemble voir à Nie leurs amis communs [21]. Le séjour de Zwingle à Bâle porta des fruits. « Oh! Mon cher Zwingle! » lui écrivait plus tard Jean Glother, « jamais je ne vous «oublierai. Ce qui me lie à vous, c'est cette bonté «

avec laquelle; pendant votre séjour à Bâle, vous «m'êtes venu voir, moi petit maître d'école, homme « obscur, sans science, sans mérite et de basse condition ! Ce qui me gagne, c'est cette élégance de « mœurs, cette douceur indicible, par laquelle vous

«subjuguez tous les cœurs, et même les pierres, si « je puis ainsi dire'. [22] » Mais les anciens amis de Zwingle profitèrent encore plus de son séjour. Capiton, Hédion,-

d'autres encore, furent électrisés par sa parole puissante, et le premier, commençant dans Bâle l'œuvre que Zwingle faisait à Zurich, se mit à exposer l'Évangile selon saint Matthieu devant un auditoire qui' ne cessait de s'accroître.

La doctrine de Christ pénétrait et enflammait les cœurs. Le peuple la recevait avec joie et saluait avec acclamations la renaissance du christianisme [23]. C'était l'aurore de la Réformation. Ainsi vit-on bientôt se former, contre Capiton' une conjuration de prêtres et de moines. Ce fut alors que le jeune Cardinal-Archevêque de Mayence, Albert, désireux d'attacher à sa personne un homme aussi savant, l'appela à sa cour [24]. Capiton, voyant les difficultés qu'on lui, suscitait, accepta cette vacation. Le peuple s'émut; son indignation se porta contre les prêtres, et il y eut du tumulte dans la ville [25]. On pensa à Hédion pour le remplacer; mais les uns objectaient sa jeunesse, les autres disaient : «Il est son disciple!» « La vérité mord, dit Hédion, il n'est pas «avantageux d'écorcher, en la disant, les oreilles «trop délicates [26]. N'importe! Rien ne m'éloignera «du droit chemin. » Les moines redoublèrent d'efforts : « Ne croyez pas, » s'écriaient-ils du haut de la chaire, « ceux qui disent que le sommaire de la « doctrine chrétienne se trouve dans l'Évangile et «

dans saint Paul. Scot a été plus utile au christianisme que saint Paul lui-même.

Tout ce qui a' jamais été dit et imprimé de savant est volé à Scot. «Ce que quelques gens avides de gloire ont pu «faire au-delà, c'est d'y mêler quelques mots grecs «et hébreux, pour obscurcir toute la matière [27]. »

Le tumulte croissait; il était à craindre que quand Capiton serait parti, l'opposition ne devînt plus puissante. « Je serai presque seul, périssait Hédion, moi, faible et misérable, seul à lutter avec ces monstres mortels [28]. » Aussi invoquait-il le secours de Dieu et écrivait-il à Zwingle : « Enflera« met mon courage par des lettres fréquentes. La « science et le christianisme se trouvent maintenant « entre l'enclume et le marteau. Luther vient d'être « condamné par les universités de Louvain et de « Cologne. Si jamais il y eut pour l'Église un danger « éminent, c'est à cette heure... »

Capiton quitta Bâle pour Mayence, le 28 avril, et Hédion le remplaça. Non content des assemblées publiques qui avaient lieu dans le temple et où il continua l'explication de saint Matthieu; il se proposa, dès le mois de juin, ainsi qu'il l'écrivit à Luther, d'avoir dans sa maison des réunions particulières, pour donner une 292

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle instruction évangélique plus intime à ceux qui en sentiraient le besoin. Ce moyen puissant d'instruire dans la vérité et de vivifier l'intérêt et le zèle des fidèles pour les choses divines, ne pouvait manquer, alors comme toujours, de susciter l'opposition, soit des gens du monde, soit de prêtres dominateurs, qui, les uns et les autres, quoique par des motifs différents, veulent également que l'on n'adore Dieu pie dans l'enceinte de certaines murailles. Mais Hédion fut invincible.

A. la même époque où il formait à Bâle cette bonne résolution, arrivait à Zurich l'un de ces caractères qui jaillissent d'ordinaire du sein des révolutions, comme une impure écume.

Le sénateur Grébel, homme fort considéré dans Zurich, avait un fils nommé Conrad, jeune homme de talents remarquables, ennemi impitoyable de l'ignorance et de la superstition, qu'il attaquait par de sanglantes satires; bruyant, emporté, mordant et amer dans ses discours, sans affection naturelle, adonné à la débauche, parlant toujours et hautement de son innocence, et ne sachant voir que mal chez autrui. A dette époque, Vadian épousait une sœur de Conrad. Celui-ci, qui étudiait à Paris, où son inconduite le rendait incapable de marcher, désireux (l'assister aux noces, tomba tout à coup, vers le commencement de juin, au milieu de sa famille.

Son pauvre père reçut cet enfant prodigue avec le doux sourire, sa tendre mère avec des larmes. Mais sa sœur Euphrosyne, qui était entrée au couvent, et avec laquelle il avait été particulièrement uni, lui fit une réception froide qui l'indigna. La, tendresse de ses parents ne changea point ce cœur dénaturé. Sa bonne et malheureuse mère ayant été plus tard près de la mort, Conrad écrivit à son beau-frère Vadian : « Ma mère est « rétablie; elle gouverne de nouveau la maison, « dort, se lève, gronde, déjeune, querelle, dîne, «lait du tapage, soupe, et nous est constamment à « charge. Elle court, cuit et recuit, rafle, amoncelle, travaille, se tue de fatigue et se donnera « bientôt une rechute [29]. » Tel était l'homme qui prétendit plus tard maîtriser Zwingle, et qui se signala à la tête des fanatiques anabaptistes: La Providence divine permit que de tels caractères parussent à l'époque de la Réformation, pour faire ressortir par leurs désordres mêmes l'esprit sage, chrétien -

et réglé des Réformateurs.

Tout annonçait que le combat entre l'Évangile et le papisme allait s'engager. «

Excitons les temporiseurs, écrivait Hédion à Zurich : la paix est « rompue : armons nos cœurs! Nous aurons à combattre contre les plus rudes ennemis'. [30]» Myconius écrivait sur le même ton à Ulric; mais celui-ci répondait à ces appels guerriers avec une admirable douceur. «. Je voudrais, disait-il, gagner ces « hommes opiniâtres par la bienveillance et les « bons offices, plutôt que de les renverser par la violence, et la dispute' [31]. Que s'ils appellent notre « doctrine (qui n'est pourtant pas la nôtre), une « doctrine du diable, il n'y a là rien que de naturel, et à cela je reconnais que 293

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle nous sommes bien « les ambassadeurs de Dieu. Les démons ne peuvent « se taire en présence de Jésus christ. »

Tout en désirant suivre la voie de la douceur, Zwingle ne demeurait pas oisif.

Depuis sa maladie, sa prédication était devenue plus profonde, plus vivante. Deux mille personnes et plus avaient reçu la Parole de Dieu dans leur cœur, confessaient la doctrine évangélique dans Zurich, et pouvaient déjà l'annoncer elles-mêmes [32]

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FOOTNOTES

[1] Illk tum comitatem tuam e sinu uberrimo profluenteM, non injucunde sum expertus. (Zw. Epp., p. i ig. )

[2] Der grosse Tod. ( Bullinger, me. )

[3] Ut in majori periculo sis, quod in dies te novo exponas, dum invisis: segrotos.

(Ibid. 87.) M. de Chateaubriand avait oublié ce fait et des milliers d'autres semblables, quand il a écrit « que le pasteur protestant abandonne le nécessiteux sur son lit de mort et ne se précipite point au milieu de la peste. » (Essai sur la littérature anglaise. )

[4] Plurimum gaudeo, te inter totjactus telorum versantes'', hactenus evasisse.

(Ibid. )

[5] Ich mein der Tod. Syg an der Tiflis.. (Zw. Opp. II, 2me p. p. 27o. )

[6] Willt du dans glych Tod haben mich In mitts der Tagen min. So soirs willig sin.

(Ibid.)

[7] Non ist es um. Min Zung ist stumm Darum ist Zyt Dass du min stryt. ( Ibid.

271. )

[8] Nicola° ver' o germano nostro, edam obiit servus suus, attamen non in iedibus suis. (Zw. Epp. 88.)

[9] Quis enim non doleat, publicam patrie saintem, tubam Evangelii, magnanimum veritatis buccinatorem languere, iu tercidere.... ( Zw. Epp., p. go. )

[10] Heu quantum luctus, fatis Zinglium concecisse, imper-tu nus ille ru mor, suo vehementi impetu d ivulgavit. P. 91.;

[11] Paroles qui s'accomplirent d'une manière frappante, douze ans plus tard, sur les champs sanglants de Cappel.

[12] So will ich doch Den trutz und poch In diser welt Tragen frëlich Um widergelt.—Bien que ces trois morceaux de poésie portent pour date, * au 294

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle commencement, au milieu, à la fin de la maladie,» et qu'ils expriment les sentiments qu'éprouva réelle. ment Zwingle à ces divers moments, il est probable qu'ils ne furent rédigés dans l'état où nous les avons; qu'après sa guérison. Voyez Bullinger, MSC.

[13] Inspectis tuis litteris incredibilis quidam zstus laetitiae pectus meum subiit.

( Zw. Epp., p. 88.)

[14] r. Ejulatam et Inetunt plusquam fcemineura. (Ibid. s 55.)

[15] eCht Tt 0101 t, nœvicncoç (Ibid., p. 90. )

[16] E diris te monis faneibus .feliciter ereptum negetistar quidam figurions... ( Zw.

Epp., p. 91.)

[17] Ah die Pestileuz im labre i51g, in dieser Gegend gras-situ, viole neiglien sic,*

zu einem bessern ( Georg. Vôgelin. Ref. Hist. Füulin Beytr. IV, 174. )

[18] Patriam cole, suadeo et obsecro, et si hoc possum, jubeo. (Xyloctect. Myconio. )

[19] Nam res mea, te abeunte, non sunt minus attisas, quam si exercitui in procinctu stanti altera alarum abstergatur. (Ziw. EPP•, P. 98.)

[20] Tome II. 29

[21] Zw. Epp., p. to3 et III.

[22] Morum tuorum. elegautia, suavitasque incredibilis, qua omnes tibi devincis, etiam lapides, ut sic dixerim. (Ibid., p. X33.)

[23] Renascenti Christianismo •mirum quam faveant. ( Ibid., p. 120. )

[24] Cardinalis illic invitavit amplissimis conditionibus. ( Ib.)

[25] Tumultus exoritur et maxima indignatio vulgi erga leptk. (Ibid.)

[26] Auriculas terreras mordaci radere vero, non usee adeo tutum est. (Ibid. )

[27] Scotum plus profuisse rei christianae quam ipsum Pau• .. quiçquid eruditu'm, furatum ex Scott)... (Ibid. )

[28] Cum pestilentissimis monstris. ( Ibid., p. 121. )

[29].Arnzemus pectora nostra! pugnandum, erit contra téterrimos hostes. (Zw. Epp., p. soi.)

[30] Benevolentia honestoque obsequio potius allici, quam animosa oppugnatione trahi. (Ibid., p. z ol. )

[31] Non enim soli sumus : Tiguri plus duobus minibus per-295

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 296

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Zwingle a la même foi que Luther, mais mie foi plus raisonnée. Chez Luther c'est l'élan qui do- mine; chez Zwingle c'est la clarté de l'exposition. Il y a dans les écrits de Luther un sentiment intime et personnel du prix dont est pour lui-même la 'croix de Jésus-Christ; et ce sentiment, plein de chaleur et de vie, est pâme de tout ce qu'il dit. La même chose se retrouve sans doute chez' Zwingle, mais à un moindre degré.

Il a vu davantage l'ensemble du système chrétien; il l'admire surtout à cause de la beauté qu'il y trouve, de la lumière qu'il répand dans l'esprit humain, et de la vie éternelle qu'il' apporte au monde. L'un est plus l'homme du cœur; l'autre est plus l'homme de l'intelligence,' et voilà pourquoi ceux qui ne connaissent point par leur propre expérience la foi qui animait ces deux- grands disciples du Seigneur, tombant dans l'erreur la plus grossière, ont fait de l'un un mystique et de l'autre un rationaliste. L'un est plus pathétique peut-être dans l'exposition de sa foi J'autre est plus philosophique; mais l'un et l'autre croient les mêmes vérités. Ils n'envisagent peut-être pas sous le même point de vue toutes les questions secondaires; mais cette foi qui est une, cette foi qui vivifie et qui justifie quiconque la possède, cette 'foi qu'aucune confession, aucun article de doctrine, ne peut exprimer, est dans l'un comme dans l'autre. La doctrine de Zwingle a été souvent si mal représentée, qu'il Çgp Vient de rappeler ce qu'il prêchait alors au peuple, dont la foule remplissait toujours de nouveau la cathédrale de Zurich.

Zwingle voyait dans la chute du premier homme la clef de l'histoire de l'humanité. «

Avant la chute, « disait-il un jour, l'homme avait été gréé avec une « volonté libre, en sorte que s'il l'eût voulu, il eût pu observer la loi; sa nature était pure; la maladie du péché ne l'avait point encore atteint: il avait sa vie en sa main. Mais ayant voulu être « semblable à Dieu, il est mort .... Et non pas lui « seulement, mais aussi tout ce qui naît de lui. Tous les hommes étant morts en Adam, nul ne peut les rappeler à la vie, jusqu'à ce que l'Esprit, qui est Dieu lui-même, les ressuscite de la mort'. [1] »

'Le peuple de Zurich, qui écoutait avec avidité ce puissant orateur, frappé de tristesse en voyant déployer à ses yeux l'état de péché dans lequel se trouve l'humanité, entendait bientôt après une parole de joie, et apprenait à connaître le remède qui peut rappeler l'homme à la vie : « Christ, vrai « homme et vrai Dieu, [2]

» disait la voix éloquente du fils des pâtres du Tockenbourg, «nous a acquis une rédemption, qui ne finira pas. C'est le Dieu éternel qui est mort pour nous : sa passion est donc éternelle ; elle apporte à jamais le salut [3]; elle apaise à jamais la justice divine en faveur de tous ceux -qui s'appuient sur ce sacrifice avec une foi ferme et inébranlable. Là où le péché existe, s'écriait le Réformateur, il est nécessaire que la mort survienne, Christ n'avait point de péché, il n'y a point eu de fraude dans sa bouche; cependant il est mort! Ah! C’est que cette mort, « il l'a reçue à notre place! Il a voulu mourir pour nous rendre à la vie; et comme il n'avait point de péchés propres, le Père, plein de miséricorde, a transporté sur lui nos péchés [4].

297

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Puisque la volonté de l'homme, disait encore l'orateur chrétien s'est mis en rébellion contre le Dieu suprême, il était nécessaire, pour que l'ordre éternel fût rétabli et que l'homme fût sauvé; que la volonté humaine se soumit en Christ à la volonté divine

[5]. Il répétait souvent que c'était pour les fidèles, pour le peuple de Dieu, qu'avait eu lieu, la mort expiatoire de Jésus-Christ [6].

Les âmes avides de salut, dans- la cité de Zurich, trouvaient du repos en entendant cette bonne nouvelle; mais il y avait dans les esprits de vieilles erreurs, qu'il fallait détruire. Partant de cette grande vérité 'd'un salut qui est le don de Dieu, Zwingle s'élevait avec force contre le prétendu mérite des œuvres humaines. « Puisque le salut éternel, disait-il, provient uniquement du mérite et de la « mort de Christ, le mérite de nos œuvres n'est « que folie, pour ne pas dire téméraire impiété [7]. « Si nous avions pu être sauvés par nos œuvres, il « n'eût pas été nécessaire que Christ fût mort. Qui« conque est jamais venu à Dieu' est venu à lui « par la mort de Jésus

[8]. »

Zwingle voyait les objections que cette doctrine suscitait parmi quelques-uns de ses auditeurs. On allait à lui, on les lui présentait. 11 montait en chaire et disait : « Des gens, plus curieux que pieux « peut-être, objectent que cette doctrine rend les

«hommes légers et dissolus. Mais qu'importe ce « que la curiosité des hommes peut

'objecter ou « peut craindre? Quiconque croit en Christ est certain que tout ce qui vient de Dieu est nécessairement bon. Si donc l'Évangile est de Dieu, il est bon [9]…

Et quel autre pouvoir serait capable « d'implanter parmi les hommes l'innocence, la vérité, O Dieu très-clément, très-juste, « père des miséricordes, » s'écriait-il dans l'effusion de sa piété, « avec quelle charité tu nous- as « embrassés, nous tes ennemis [10]… De quelles « grandes et certaines espérances tu nous as remplis, «

nous qui n'eussions dû connaitre que le désespoir! « et à quelle gloire tu as appelé en ton Fils, notre « petitesse et notre néant ! .... Tu veux, par cet ineffable amour, nous contraindre à te rendre amour « pour amour!. . . »

Puis, s'attachant à cette idée, il montrait que l'amour pour le Rédempteur était une loi plus puissante que les commandements. « Le chrétien, « disait-il, délivré de la loi, dépend entièrement de « Christ. Christ est sa raison, son conseil, sa justice « et tout'

son salut. Christ vit en lui et agit en-lui. « Christ le conduit seul, et il n'a pas besoin d'un « autre conducteur [11]. » Et, se servant d'une comparaison à la portée de ses auditeurs, il ajoutait: «Si « un gouvernement défend sous peine de mort aux «

citoyens de recevoir de la main des étrangers des « pensions et des largesses, que cette loi est douce et facile à ceux qui, par amour de la patrie et de la liberté, s'abstiendraient déjà d'une action si coupable! Mais, au contraire, comme elle tourmente, comme elle accable ceux qui ne pensent qu'à leur intérêt! Ainsi le juste vit joyeux dans l'amour de la justice, et l'injuste marche en frémissant sous le poids pesant de la loi qui l'opprime. [12]

298

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il y avait dans la cathédrale de Zurich bon nombre d'anciens soldats qui comprenaient la vérité de ces paroles. L'amour n'est-il pas le plus puissant des législateurs? Ce qu'il commande n'est-il pas aussitôt accompli ? Celui que nous aimons n'habite-t-il pas clans notre cœur, et n'y fait-il pas lui-même ce qu'il ordonne?

Aussi Zwingle, s'enhardissant, affirmait-il au peuple de Zurich que l'amour pour le Rédempteur était seul capable de faire faire à l'homme des choses agréables à Dieu.

« Les « œuvres faites hors de Christ ne sont point utiles, « disait l'orateur chrétien.

Puisque tout se fait de « lui, en lui et par lui, que prétendons-nous nous arroger à nous-mêmes? Partout où l'on croit en « Dieu, Dieu est là; et là où Dieu se trouve, il y

« a un zèle qui presse, qui pousse aux bonnes « œuvres' [13]. Prends soin seulement .que Christ soit « en toi et que tu sois en Christ, et ne doute pas « qu'alors il n'opère. La vie du chrétien n'est « qu'une opération continuelle, par laquelle Dieu

« commence le bien en l'homme, le continue et « l'accomplit [14]. »

Frappé de la grandeur de cet amour de Dieu, qui est clés les temps éternels, le héraut de la grâce renforçait les accents de sa voix, pour appeler les âmes irrésolues ou craintives. « Craindriez-vous, « disait-il, de vous approcher de ce, tendre Père «

qui nous a élus? Pourquoi nous a-t-il élus en sa «grâce? Pourquoi nous a-t-il-appelés ?• pourquoi « nous a-t-il attirés? Est-ce pour que nous n'osions aller à lui

[15] ?... »

Telle était la doctrine de Zwingle. Elle était celle de Jésus-Christ même. « Si Luther prêche Christ, « il fait ce que je fais, disait le prédicateur de Zurich ; ceux qui ont été amenés par lui à Christ « surpassent en nombre ceux qui l'ont été par « moi. Mais n'importe ! Je ne veux porter d'autre « nom que celui de Christ, dont je suis le soldat,

« et qui seul est mon chef. Jamais un seul trait de « lettre n'a été écrit ni par moi à Luther, ni par « Luther à, moi. Et pourquoi? Afin de montrer à « tous combien l'Esprit de Dieu est d'accord avec « lui-même, puisque, sans nous être jamais entendus, nous enseignons avec tant d'harmonie la « doctrine de Jésus-Christ [16]. »

Ainsi Zwingle prêchait avec courage, avec en traînement [17]. La vaste cathédrale ne pouvait contenir la foule des auditeurs. Tous louaient Dieu de ce qu'une vie nouvelle commençait à ranimer le corps éteint de l'Église. Des Suisses de tous les cantons, venus à Zurich, soit pour la Diète, soit pour d'autres motifs, touchés par cette prédication nouvelle, en portaient dans toutes les vallées helvétiques les précieuses semences. Une acclamation s'élevait des montagnes et des cités. « La «

Suisse, » écrivait de Lucerne à Zurich Nicolas Rageuse « la Suisse a jusqu'à présent donné le jour « à des Scipion, à des César et à des Brutus; mais « à peine a-t-elle produit un ou deux hommes qui « connussent Christ et qui nourrissent les cœurs, «

non de vaines disputes, mais de la Parole de « Dieu. Maintenant que la Providence divine donne « à la. Suisse Zwingle pour, orateur et Oswald Myconius pour docteur, les vertus et les saintes lettres « renaissent parmi nous. O heureuse Helvétie! Si « tu savais enfin te reposer de tant de guerres, et, « déjà si célèbre par les armes, te 299

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle rendre plus célèbre encore par la justice et la paix [18]! » — u On « disait, » écrivait Myconius à Zwingle, « que ta « voix ne pouvait s'entendre à trois pas. Mais je « vois maintenant que c'est un 'mensonge, car la « Suisse entière t'entend [19] ! » cc Tu t'es revêtu « d'un courage intrépide, » lui écrivait de Bâle, Hédion ; « je te suivrai tant que je le pourrai. [20] » - Or Je « t'ai entendu, »lui disait de Constance, Sébastien Hofmeister, de Schaffhouse. «Ah! Plia à Dieu que « Zurich, qui est la tête de notre heureuse confédération, fût arrachée à la maladie, et que la « santé revint ainsi dans tout le corps [21]! »

Mais Zwingle rencontrait des adversaires aussi bien que des admirateurs. «A quel propos, disaient « les uns, s'occupe-t-il des affaires de la Suisse? « Pourquoi dans ses instructions religieuses, disaient les autres, répète-t-il chaque fois les mêmes «

choses? [22]» Au milieu de tous ces combats, souvent la tristesse saisissait l'âme de Zwingle. Tout lui semblait se confondre, et la société lui paraissait se mouvoir sens dessus dessous'. Il croyait impossible que quelque chose de nouveau parût, sans que quelque chose de tout opposé se montrât aussitôt [23]. Une espérance naissait-elle en son cœur, tout â côté y naissait une crainte. Cependant bientôt il relevait fièrement la tête:« La vie de l'homme « ici-bas est une guerre, disait-il; celui qui désire « obtenir la gloire doit attaquer en face le monde, « et, comme David-, faire mordre la poussière à ce « Goliath superbe, qui paraît si fier de sa haute stature.» «

L'Église, disait-il comme Luther, a été « acquise par le sang, et doit être restaurée par le sang [24]. Plus il y a en elle de souillures, plus aussi « il nous faut armer d'Hercules, pour nettoyer ces étables d'Augias [25] Je crains peu pour Luther,

«ajoutait-il, même s'il est foudroyé par les carreaux « de ce Jupiter [26]. »

Zwingle avait besoin de repos; il se rendit aux eaux de Bade. Le curé du lieu, ancien garde du pape, homme d'un bon caractère, mais d'une complète ignorance, avait obtenu son bénéfice en portant la hallebarde. Tandis que, fidèle à ses habitudes de soldat, il passait le jour et une partie de la nuit en joyeuse compagnie, Staheli, son vicaire, était infatigable à remplir tous les devoirs de sa vocation [27]. Zwingle fit venir chez lui le jeune ministre. « J'ai besoin d'aides suisses, » lui dit-il ; et dès ce moment Stâheli fut son collaborateur. Zwingle, Stâheli et Luti, plus tard pasteur à Winterthur, vivaient sous le même toit.