Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 3 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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(Ibid.)

[6] Ranke, Deutsche Gcsch. II, p. 174.

[7] Zauner, Salzburger Chronik. IV., p. 38.1.

[8] Verbi non palam seminati. (L. Epp. II, p. 55g.)

[9] In Bavaria multum régnat crnx et persecntio... (Ibid.)

[10] DerHimmel waredasonahe alsanderswo. (L. Opp. XIX, 330.)

[11] Bas istdie wahrc Historié, etc. (L. Opp. L.XIX, p. 333.)

[12] Ich habe wohl so harte Anfechtungcn da erlitten. (L. Epp. II, p. 5nr.)

[13] Hue perpulit eum insana glorise et laudis libido. (L. Epp. II, p. 551.)

[14] Ihr bandet mir Hânde et Fiisse, darnach schiugt Ihr mich. (L. Opp. XIX, p.

150.)

[15] Sicut una scintilla ssepe totam sylvam comburit. (M. Adam, Vit. Carlst., p. 83.) Notre récit est tiré en grande par tie des Actes de Reinhard, pasteur d'Iéna, témoin oculaire, mais ami de Carlstadt et que Luther a accusé d'inexactitude.

[16] Spann an, sparm an. (L. Opp. XIX, p. it)4v a 36

[17] So muss du des Missbrauchs halber auch. (L. Opp. XIX,p. 155.)

[18] Deux des historiens les plus distingués que l'Allemagne possède à cette heure ajoutent que les gens d'Orlamunde jetèrent à Luther des pierres et de la boue; mais Luther dit tout le con traire : Dass ich nit mit Steinen und Dreck ausgeworffen ward. » L. Epp. II, p. 379.

[19] Hôher als tausend Welten. (Seck., p. 628.) »

[20] Quse publiée vocatis per campanas lectae sunt omnibus simul flentibus. (L.

Epp. II, p. 558.)

[21] Causa Dei est, cura Dei est, opus Dei est, victoria Dei est, gloria Dei est. (P.

556.)

155

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII.

La ligue catholique de Ratisbonne et les persécutions qui la suivirent excitèrent une puis sante réaction dans les populations germaniques. Les Allemands n'étaient pas disposés à se laisser enlever cette Parole de Dieu qui leur avait enfin été rendue; et aux ordres de Charles-Quint, aux bulles du pape, aux menaces et aux bûchers de Ferdinand et des autres princes catholiques, ils répondirent : « Nous la garderons ! »

A peine les ligueurs avaient-ils quitté Ratisbonne, que les députés des villes, dont les évêques avaient pris part à cette alliance, surpris et indignés, se réunirent à Spire et arrêtèrent que leurs prédicateurs, malgré les défenses des évêques, n'annonceraient que l'Evangile, et l'Évangile seul, conformément à la parole des prophètes et des apôtres. Puis ils se préparèrent à présenter à l'assemblée nationale un avis ferme et uniforme. La lettre impériale datée de Bargos vint, il est vrai, troubler toutes leurs pensées. Néanmoins, vers la fin de l'année, les députés de ces villes et plusieurs seigneurs réunis à Ulrri jurèrent de se prêter, en cas d'attaque, un secours mutuel. Ainsi, au camp formé par l'Autriche, la Bavière et les évêques, les villes libres en opposaient aussitôt un autre où elles arboraient l'étendard de l'Évangile et des libertés nationales.

Tandis que les villes se plaçaient aux avant-postes de la Réforme, plusieurs princes étaient gagnés à sa cause. Un des premiers jours du mois de juin 15a4, Mélanchton revenait à cheval de voir sa mère, accompagné de Camerarius et de quelques autres amis, lorsque, près de Francfort, il rencontra un brillant cortège. C'était Philippe, landgrave de Hesse, qui, trois ans auparavant, avait visité Luther à Worms, et qui se rendait alors aux jeux de Heidelberg, où devaient se trouver tous les princes de l'Allemagne.

Ainsi la Providence rapprochait successivement Philippe des deux réformateurs. On savait que l'illustre docteur était allé dans sa patrie; l'un des chevaliers du landgrave lui dit : « C'est, je pense, Mélanchton. » Aussitôt le jeune prince pique des deux, et, arrivant auprès du docteur, il lui dit: « Es-tu Philippe? — Je le suis »

répondit le savant un peu intimidé, et s'apprêtant à mettre respectueusement pied à terre *[1], « Demeure, dit le prince, fais volte-face et viens passer la nuit avec moi; il est des sujets sur lesquels je désire t'entre tenir; ne crains rien.» — « Que pourrais-je craindre d'un prince tel' que vous? » répondit le docteur. —

« Eh, eh! dit le landgrave en riant, si je t'emmenais et te livrais à Campeggi, il n'en serait pas fâché, je pense. » Les deux Philippe font route, l'un à côté de l'autre; le prince interroge, le docteur répond, et le landgrave est ravi des vues claires et frappantes qui lui sont présentées.

Mélanchton le suppliant enfin de lui laisser continuer sa route, Philippe de Hesse ne se sépare de lui qu'avec peine. « A une condition, lui dit- il, c'est que, de retour 156

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle chez vous, vous traitiez avec soin les questions que nous avons débattues et m'envoyiez votre écrit [2].» Mélanchton le promit. a Allez donc, lui dit Philippe, et passez par mes États. »

Mélanchton rédigea, avec son talent ordinaire j un Abrégé de la doctrine renouvelée du christianisme [3]; et cet écrit, plein de concision et de force, fit une impression décisive sur l'esprit du land grave. Peu après son retour des jeux de Heidelberg, ce prince, sans se joindre aux villes libres, rendit de son côté une ordonnance, par laquelle, s'opposant à la ligue de Ratisbonne, il commandait que l'Évangile fût prêché dans toute sa pureté. Il l'embrassa lui-même avec l'énergie de son caractère.

« Plutôt, s'écriait-il, abandonner mon corps et ma vie, mes Etats et mes sujets, que la Parole de Dieu.» Un moine, le frère mineur Ferbert, s'apercevant de ce penchant du prince pour la Réforme, lui écrivit une lettre pleine de reproches, dans laquelle il le conjurait de demeurer fidèle à Rome. « Je veux, répondit Philippe, demeurer fidèle à l'ancienne doctrine, mais telle qu'elle est contenue dans l'Écriture. » Puis il établit, avec une grande force, que l'homme est justifié unique ment par la foi. Le moine se tut, tout étonné [4]. On appela le landgrave le disciple de Mélanchton [5]. »

D'autres princes suivaient une direction semblable. L'électeur palatin refusait de se prêter à aucune persécution; le nue de Lunebourg, neveu de l'électeur de Saxe, commençait à réformer ses États; et le roi de Danemark ordonnait que dans le Schleswig et le Holstein, chacun fût libre de servir Dieu comme sa conscience le lui commanderait.

La Réforme fit une conquête plus importante encore. Un prince, dont la conversion à l'Évangile devait avoir jusqu'à nos jours de grandes conséquences, commençait alors à se détourner de Rome. Vu jour, vers la fin de juin, peu après le retour de Mélanchton à Wittemberg, entrait dans la chambre de Luther, le grand maître de l'Ordre teutonique, Albert, margrave de Brandebourg. Ce chef des moines-chevaliers de l'Allemagne, qui possédait alors la Prusse, s'était rendu à la diète de Nuremberg, pour invoquer contre la Pologne le secours de l'Empire. Il en revenait l'âme brisée.

D'un côté, les prédications d'Osiandre et la lecture de l'Evangile l'avaient convaincu que son état de moine était contraire à la Parole de Dieu; de l'autre, la chute du gouvernement national en Allemagne lui avait ôté toute espérance d'obtenir le secours qu'il était venu réclamer. Que fera-t-il donc? Le conseiller saxon de Planitz', avec lequel il avait quitté Nuremberg, l'invita à voir Je réformateur. « Que pensez-vous, dit à Luther le prince inquiet et agité, de la règle de mon ordre? »

Luther n'hésita pas; il vit qu'une conduite conforme à l'Évangile pouvait seule aussi sauver la Prusse. « Invoquez, dit-il au grand maître, le secours de Dieu; rejetez la règle insensée et con fuse de votre ordre; faites cesser cette abominable principauté, 157

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle véritable hermaphrodite, qui n'est ni religieuse ni séculière [6]; fuyez la fausse chasteté, recherchez la véritable; mariez-vous; et à la place de ce monstre sans nom, fondez un empire légitime [7]. » Ces paroles dessinaient nettement, dans l'âme du grand maître, une situation qu'il n'avait jusqu'alors que vaguement entrevue. Un sourire .éclaira ses traits; mais il avait trop de prudence pour se prononcer; il se fut

[8]. Mélanchton, qui était présent, parla comme Luther, et le prince repartit pour ses Etats, laissant les réformateurs convaincus que la semence qu'ils avaient jetée dans son cœur, porterait un jour des fruits.

Ainsi Charles-Quint et le pape s'étaient opposés à l'assemblée nationale de Spire, de peur que la Parole de Dieu ne gagnât tous les assistants; mais la Parole de Dieu ne peut être liée : on refusait de lui permettre de retentir dans une des salles d'une ville du Bas-Palatinat; eh bien, elle s'en vengeait en se répandant dans toutes les provinces; elle remuait les peuples, éclairait les princes, et elle déployait dans tout l'Empire cette force divine, que ni bulles, ni ordonnances, ne pourront jamais lui ravir.

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FOOTNOTES

[1] Honoris causa de equo elescensurus. (Camerarius, p. gft.)

[2] Ut de quaestionibus quas audussét moveri, aliquid dili genter conscriptum curaret. (Canierarius, p. g4-)

[3] Epitome renovatae ecclesiasticx doctrina?. m. 16

[4] Seckendorf, p. 738.

[5] Princeps ille jdiscipwUis Philippi fuit a quibusdam appel latus. (Camer., p.

[6] Ut loco illiusabominabilis principatus, qui hermaphro dita quidam. (L. Epp. II, p.

527.)

[7] Ut contempta ista stulta confusaque régula, uxoi-em du eeret. (Ibid.)

[8] Ille tum arrisit, sed nihil respondit. (L. Epp. II, p. 527.) 158

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII.

Tandis que les peuples et leurs chefs se pressaient ainsi vers la lumière, les réformateurs s'efforçaient de tout renouveler, de tout pénétrer des principes du christianisme. Le culte les occupa d'abord. Le temps fixé par le réformateur, à son retour de la Wartbourg, était arrivé. Maintenant, a dit-il, que les cœurs ont été fortifiés par la grâce divine, il faut faire disparaître les scandales qui « souillent le royaume du Seigneur, et oser quelque chose au nom de Jésus. » Il demanda que l'on communiât sous les deux espèces; qu'on retranchât de la cène tout ce qui tendait à en faire un sacrifice [1]; que les assemblées chrétiennes ne se réunissent jamais sans que la Parole de Dieu y fût prêchée [2]; que les fidèles, ou tout au moins les prêtres et les écoliers, se réunissent chaque ma tin, à quatre ou cinq heures, pour lire l'Ancien Testament; et chaque soir, à cinq ou six heures, pour lire le Nouveau; que le dimanche, l'église tout entière s'assemblât Je matin et l'après-midi, et que la règle suprême du culte fût de faire retentir la cloche de la Parole de Dieu [3].

L'église de Tous-les-Saints, à Wiltemberg, excitait surtout son indignation' [4]. On y célébrait annuellement 9,901 messes, et l'on y brûlait 35,570 livres de cire, nous dit Seckendorf. Luther l'appelait la sacrilège Topheth. » II n'y a, disait-il, que trois ou quatre ventres paresseux qui adorent encore ce honteux Mammon, et si je ne retenais le peuple, il y a longtemps que cette maison de tous les saints, ou plutôt de tous les diables, eût fait dans le monde un bruit tel, que l'on n'en a jamais entendu un pareil. »

La lutte commença autour de cette église. Elle était comme ces antiques sanctuaires du paganisme en Egypte, en Gaule et en Germanie, qui devaient tomber, pour que le christianisme s'établît. Luther voulant qu'on abolît la messe dans cette cathédrale, adressa à cet effet, le Ier mars 1523, une première requête au chapitre, et le 11 juillet, il lui en adressa une seconde Les chanoines lui ayant opposé les ordres de l'électeur : « Que nous importe ici l'ordre du prince? répondit Luther. Il est un prince séculier; c'est du glaive qu'il doit s'Occuper, et non du ministère de l'Évangile*. [5]»

Luther exprime ici avec clarté la distinction de l'État et de l'Église. Il n'y a qu'un seul sacrifice qui efface les péchés, dit-il encore, Christ qui s'est offert une seule fois; et nous y avons part, non par des œuvres ou par des sacrifices, mais uniquement par la foi à la Parole de Dieu. » L'électeur, qui se tentait près de sa fin, répugnait à des réformes nouvelles.

Mais de nouvelles instances vinrent se joindre à celles de Luther. Il est temps d'agir, dit à l'électeur, Jonas, prévôt de la cathédrale. Une manifestation de l'Evangile, aussi éclatante que Celle que nous avons à Cette heure, ne dure d'ordinaire pas plus longtemps qu'un rayon de soleil. Hâtons-nous donc [6]. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cette lettre de Jonas n'ayant pas changé les vues de l'électeur, Luther perdit patience; il crut que le moment était venu de porter le dernier coup, et adressa au chapitre une lettre menaçante :

« Je vous prie amicalement, y dit-il, et je vous sollicite sérieusement de mettre fin à tout ce culte sectaire. Si vous vous y refusez, vous en recevrez, Dieu aidant, la récompense que vous aurez méritée. Je dis ceci pour votre gouverne, et je demande une réponse positive et immédiate, —oui, on non, —avant dimanche prochain, afin que je sache ce que j'ai à faire. Dieu vous donne sa grâce, pour suivre sa lumière.

Jeudi, le 8 décembre 15a4

Martin Luther

Prédicateur à Wittemberg. [7]»

En même temps le recteur, deux bourgmestres et dix conseillers se rendirent chez le doyen, et le sollicitèrent, au nom de l'université, du conseil et de la commune de Wittemberg, d'abolir la grande et horrible impiété commise dans la messe contre la majesté de Dieu. »

Le chapitre dut se rendre; il déclara qu’éclairer par la sainte Parole de Dieu [8], il reconnaissait les abus qu'on lui signalait, et publia un nouvel ordre de service, qui commença à être suivi le jour de Noël 15a4.

Ainsi tomba la messe dans ce fameux sanctuaire, où si longtemps elle avait résisté aux attaques réitérées des réformateurs. L'électeur Frédéric, attaqué de la goutte, et près de rendre le dernier soupir, ne put, malgré tous ses efforts, empêcher ce grand acte de réformation. Il y reconnut la volonté divine et se soumit. La chute des pratiques romaines dans l'église de Tous-les Saints précipita leur fin dans un grand nombre d'églises de la chrétienté; il y eut partout la même résistance, mais aussi la même victoire. En vain les prêtres et même les princes voulurent-ils, en bien des lieux, y mettre obstacle; ils ne le purent.

Ce n'était pas le culte seulement que la Réformation devait changer. L'Ecole fut de bonne heure placée par elle à côté de l'Église; et ces deux grandes institutions, puissantes pour régénérer les peuples, furent également vivifiées par elle. C'était par une alliance intime avec les lettres que la Réformation était entrée dans le monde; au jour de son triomphe, elle n'oublia pas son alliée.

Le christianisme n'est pas un simple développement du judaïsme; il ne se propose pas de renfermer de nouveau l'homme, comme voudrait le faire la papauté, dans les langes étroits d'ordonnances extérieures et de doctrines humaines. Le christianisme est une nouvelle création; il saisit l'homme au dedans; il le transforme dans ce que la nature humaine a de plus intime, en sorte que l'homme n'a plus besoin que 160

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'autres hommes lui imposent des règles; mais aidé de Dieu, il peut, de lui-même et par lui-même, reconnaître ce qui est vrai et faire ce qui est bon [9].

Pour amener l'humanité à cet état de majorité que Christ lui a acquis, et pour la sortir de la tutelle où Rome l'avait si longtemps tenue, la Réformation devait développer l'homme tout entier; et en régénérant son cœur et sa volonté par la Parole de Dieu, éclairer son intelligence par l'étude des lettres sacrées et profanes.

Luther le comprit; il sentit que pour affermir la Réformation, il fallait travailler sur la jeunesse, perfectionner les écoles, et propager dans la chrétienté les connaissances nécessaires à une étude approfondie des saintes Écritures. Aussi, fut-ce là l'un des buts de sa vie. Il le comprit surtout à l'époque à laquelle nous sommes parvenus, et s'a dressa alors aux conseillers de toutes les villes de l'Allemagne, pour leur demander la fondation d'écoles chrétiennes.

« Chers Messieurs, leur dit-il, on dépense annuellement tant d'argent pour des arquebuses, des chemins, des digues : pour quoi n'en dépenserait-on pas un peu pour donner à la pauvre jeunesse un ou deux maîtres d'école? Dieu est à notre porte, et il heurte; bienheureux sommes-nous, si nous lui ouvrons! Maintenant la Parole divine abonde. O chers Allemands, achetez, achetez, tandis-que le marché se tient devant votre maison. La Parole de Dieu et sa grâce sont comme une ondée qui tombe et s'en va. Elle a été chez les Juifs; mais elle a passé, maintenant ils ne l'ont plus. Paul l'a apportée en Grèce; mais là aussi elle a passé, et ce sont les Turcs qui s'y trouvent. Elle vint à Rome et dans le pays latin; mais là encore elle a passé, et Rome a maintenant le Pape [10]. O Allemands, ne pensez pas que vous aurez éternellement cette Parole. Le mépris qu'on lui témoigne la chassera. C'est pourquoi, que celui qui veut l'avoir, la saisisse et la garde !

« Occupez-vous des enfants, continue-t-il, en s'adressant toujours aux magistrats; car beaucoup de parents sont comme les autruches; ils s'endurcissent envers leurs petits, et, contents d'avoir pondu l'œuf, ils ne s'en soucient plus ensuite. La prospérité d'une ville ne consiste pas seulement à assembler de grands trésors, à bâtir de fortes murailles, à élever de belles maisons, à posséder des armes brillantes. Si des fous viennent à fondre sur elle, son malheur n'en sera alors que plus grand. Le bien véritable d'une ville, son salut et sa force, c'est de compter beaucoup de citoyens savants, sérieux, honnêtes et bien élevés. Et à qui faut-il s'en prendre de ce qu'il y en a si peu maintenant, si ce n'est à vous, magistrats, qui avez laissé croître la jeunesse comme la futaie dans la forêt? »

C'est surtout de l'étude des lettres et des langues, que Luther maintient avec force la nécessité : Quelle utilité, y a-t-il, demande-t-on, à apprendre « le latin, le grec, l'hébreu? Nous pouvons bien lire la Bible en allemand. Sans les langues, répond-il, nous n'eussions pas reçu l'Evangile ... Les langues sont le fourreau où se trouve le glaive de l'Esprit [11]; elles sont l'écrin qui contient ces joyaux; elles sont le vase qui 161

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle renferme cette liqueur; et, comme parle l'Evangile, elles sont les corbeilles où l'on conserve les pains et les pois sons qui doivent nourrir le peuple. Si nous abandonnons les langues, nous en viendrons non seulement à perdre l'Évangile, mais encore à ne plus pouvoir parler et écrire en latin ou en allemand. Dès qu'on a cessé de les cultiver, la chrétienté est déchue, jusqu'à tomber sous la puissance du pape. Mais maintenant que les langues sont de nouveau en honneur, elles répandent tant de lumière que tout le monde s'en étonne, et que chacun doit confesser que notre Évangile est presque aussi pur que celui des apôtres eux-mêmes.

Les saints Pères autrefois se sont souvent trompés, parce qu'ils n'ont pas connu les langues; de nos jours, quelques-uns, comme les Vaudois du Piémont, ne croient pas les langues utiles; mais, quoique leur doctrine soit bonne, ils sont souvent privés du véritable sens du texte sacré, ils se trouvent sans*armes contre l'erreur, et je crains fort que leur foi ne demeure pas pure [12]. Si les langues ne m'avaient rendu certain du sens de la Parole, j'eusse pu être un moine u pieux et prêcher paisiblement la vérité dans l'obscurité d'un cloître; mais j'eusse laissé debout le pape, les sophistes et leur empire antichrétien [13]». Ce n'est pas seulement de l'enseignement des ecclésiastiques que Luther s'occupe; il veut que la science ne soit plus uniquement dans l'Église; il se propose d'y faire participer les laïques, qui en ont été jusqu'à cette heure déshérités. Il demande qu'on fonde des bibliothèques, et qu'on ne se borne pas à y recueillir des éditions et des commentaires des scolastiques et des Pères de l'Église, mais aussi les livres des orateurs et des poètes, fussent-ils même païens, ainsi que les ouvrages consacrés aux beaux-arts, au droit, à la médecine, à l'histoire. « Ces écrits, servent, dit-il, à faire reconnaître les œuvres et les miracles de Dieu. »

Cet ouvrage de Luther est l'un des plus importants de ceux que la Réformation a produits. Il sortit la science des mains des prêtres qui l'avaient accaparée, comme jadis ceux de l'Egypte, et il la rendit à tous. De cette impulsion de la Réforme sont provenus les plus grands développements des temps modernes. Ces laïques, hommes de lettres ou savants, qui maintenant déchirent la Réformation, oublient qu'ils sont eux-mêmes son œuvre, et que, sans elle, ils seraient encore placés, comme des enfants ignorants, sous la verge du clergé. La Réforme s'aperçut de l'union intime qu'il y avait entre toutes les sciences; elle comprit que toute science partant de Dieu, ramène à Dieu. Elle voulut que tous apprissent, et que l'on apprît tout. « Ceux qui méprisent les lettres profanes, disait Mélanchton, n'estiment pas davantage la sainte théologie. Leur mépris n'est qu'un prétexte, dont ils cherchent à couvrir leur lâcheté [14]. »

162

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle La Réformation ne se contenta pas de donner une forte impulsion aux lettres; elle imprima encore aux arts un nouvel élan. On reproche souvent au protestantisme d'avoir été l'ennemi des arts.

Ph Meurs protestants acceptent volontiers ce reproche. Nous n'examinerons pas si la Réformation devrait ou non s'en prévaloir; nous nous con tenterons de remarquer que l'impartiale histoire ne confirme pas le fait sur lequel cette accusation repose.

Que le catholicisme romain s'enorgueilli lisse d'être plus favorable aux arts que le protestantisme, à la bonne heure; le paganisme leur fut plus favorable encore, et le protestantisme met ailleurs sa gloire. Il est des religions où les tendances esthétiques de l'homme tiennent une place ' plus importante que sa nature morale.

Le christianisme se distingue de ces religions, en ce que, son essence est l'élément moral. Le sentiment chrétien s'exprime, non par les productions des beaux-arts, mais par les œuvres de la vie chrétienne. Toute secte qui abandonnerait cette tendance morale du christianisme, perdrait par là même ses droits au nom chrétien.

Rome ne l'a point entièrement abandonnée, mais le protestantisme garde avec bien plus de pureté ce caractère essentiel. Il met, lui, sa gloire à approfondir tout ce qui est du ressort de l'être moral, à juger des actes religieux, non d'après leur beauté extérieure et la manière dont ils frappent l'imagination, mais d'après leur valeur intime et le rapport qu'ils ont avec la conscience; en sorte que, si la papauté est avant tout une religion esthétique, comme l'a prouvé un illustre écrivain [15], le protestantisme est avant tout une religion morale.

Cependant, bien que la Réformation s'adressât d'abord à l'homme comme être moral, elle s'adressait à l'homme tout entier. Nous venons de voir comment elle parla à son intelligence et ce qu'elle fit pour les lettres; elle parla aussi à sa sensibilité, à son imagination, et contribua au développement des arts. L'Église n'était plus composée unique ment de prêtres et de moines; c'était l'assemblée des fidèles. Tous devaient prendre part au culte; et aux chants du clergé devaient succéder les chants du peuple. Aussi Luther, en traduisant les Psaumes, pensa- t-jl à les adapter au chant, de l'Église. Ainsi le goût de la musique fut répandu dans toute la nation.

« Après la théologie, disait Luther, c'est à la musique que je donne la première place et le plus grand honneur [16]. — Il faut qu'un maître d'école sache chanter, disait-il encore, sans quoi je ne le regarde pas même. »

Un jour qu'on chantait chez lui quelques beaux morceaux, il s'écria avec ravissement: Si notre Seigneur Dieu a répandu des dons si admirables sur cette terre, qui n'est qu'un réduit obscur, que n'y aura-t-il pas dans cette vie éternelle où la perfection sera venue !.. » Depuis Luther, le peuple chanta; la Bible inspira ses chants, et l'impulsion donnée à l'époque de la Réforme enfanta plus tard ces magnifiques oratorios qui semblent être le dernier mot de cet art.

163

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle La poésie prit le même élan. On ne pouvait, pour célébrer les louanges de Dieu, s'en tenir à de simples traductions des hymnes antiques. L'âme de Luther et celle de plusieurs de ses contemporains, élevées par la foi aux pensées les plus sublimes, excitées à l'enthousiasme par les combats et les dangers qui menaçaient sans cesse l'Eglise naissante, inspirées enfin par le génie poétique de l'Ancien Testament, et la foi au Nouveau, épanchèrent bientôt leurs sentiments en des chants religieux, où la poésie et la musique unirent et confondirent ce qu'elles ont de plus céleste. Ainsi l'on vit renaître, au seizième siècle, le cantique, qui, déjà au premier, avait consolé les douleurs des martyrs.

En 1523, Luther, nous l'avons vu, le consacra à chanter les martyrs de Bruxelles; d'autres enfants de la Réforme suivirent ses traces; les chants se multiplièrent, ils se répandirent avec promptitude parmi le peuple, et ils contribuèrent puissamment à le réveiller de son sommeil. Ce fut dans la même année que Hans Sachs chanta le rossignol de Wittemberg. La doctrine qui, depuis quatre siècles, avait régné dans l'Église, est pour lui comme le clair de lune, pendant lequel on s'est égaré dans les déserts. Maintenant le rossignol annonce le soleil, et s'élève, en chan tant la lumière du jour, au-dessus des nuages du matin.

Tandis que la poésie lyrique sortait ainsi des inspirations les plus élevées de la Réforme, la poésie et le drame satiriques attaquaient, sous la plume de Hutten, de Murner, de Manuel, les plus criants abus.

C'est à la Réforme que les grands poètes de l'Angleterre, de l'Allemagne et peut-être de la France, ont dû leur essor.

La peinture est de tous les arts, celui sur lequel la Réformation eut' le moins d'influence. Néanmoins elle fut renouvelée et comme sanctifiée par le mouvement universel qui agitait alors toutes les puissances de l'homme. Le grand maître de cette époque, Lucas Cranach, se fixa à Wittemberg, y vécut dans l'intimité de Luther, et devint le peintre de la Réformation. Nous avons vu comment il représenta les contrastes de Christ et de l'Antéchrist (le pape), et prit rang ainsi parmi les instruments les plus influents de la révolution qui transformait les peuples. Dès qu'il eut accueilli des convictions nouvelles, il ne consacra son chaste pinceau qu'à des peintures en harmonie avec les croyances chrétiennes, et il répandit sur des groupes d'enfants, bénis par le Sauveur, la grâce dont il avait auparavant orné les saints et les saintes de la légende. Albert Durer fut gagné aussi par la parole de l'Évangile, et son génie en prit un nouvel élan. Ses chefs-d'œuvre datent de cette époque. On voit aux traits dont il peignit dès lors les évangélistes et les apôtres, que la Bible était rendue au peuple, et que le peintre y puisait une profondeur, une force, une vie, une grandeur, qu'il n'eût jamais trouvées en lui-même.[17]

164

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cependant, il faut le reconnaître, la peinture est, de tous les arts, celui dont l'influence religieuse est la plus susceptible d'objections fondées et pressantes. La poésie et la musique viennent du ciel et se retrouveront au ciel; mais on voit sans cesse la peinture unie à de graves immoralités ou à de funestes erreurs. Quand on a étudié l'histoire ou vu l'Italie, on n'attend pour l'humanité rien de bon de cet art-là.

Quoi qu'il en soit de cette exception que nous croyons devoir faire, notre remarque générale subsiste.

La réformation de l'Allemagne, tout en s'adressant avant tout à la nature morale de l'homme, a donné aux arts une impulsion qu'ils n'eussent point reçue du catholicisme romain.

Ainsi tout avançait, les arts, les lettres, la spiritualité du culte, et les âmes des peuples et des rois. Mais cette magnifique harmonie, que l'Évangile, aux jours de sa renaissance, produisait de toutes parts, allait être troublée. Les chants du rossignol de Wittemberg allaient être interrompus par le sifflement de la tempête et le rugissement des lions. Un nuage s'étendit en un moment sur toute l'Allemagne, et à un beau jour succéda une profonde nuit.

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FOOTNOTES

[1] Weise christliche Messe zu halten. (L. Opp. L. XXII, p. 232.)

[2] Die christliche Gemeine nimmersoll zusammen kommeti, es werdedenndaselbst GottesWortgeprediget. (L.Opp. XXII, p. 226.)

[3] Dass das Wort im Schwangc gehc. (L. Opp. XXII, 227. !

[4] L. Epp. Il, p. 3o8 et 354

[5] Welchem gebùhrt das Schwerd, nicht das Predigtamt zu versorgen. (L. Opp.

XVIII, p. 497. )

[6] Corp. Reformat. I, p. 636.

[7] L. Epp. II, p. 565.

[8] Durch das Licht des heiligen gottlichen Wortes... (L. Opp. XVI11, p. 5oa.)

[9] Ép. aux Hébr., chap. vin, v. 11.

[10] Aber hin ist hio; si”h haben mm tien Papst. (L. Opp. W. X,p.535.)

[11] Die Sprachen sind die Scheide, darinnen dies Messer des Geistes stecket. (L.

Opp. W. X, p. 535.)

[12] Es sey oder werde nicht lauter bleiben. (Ibid.) 165

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[13] Ich hâtte wohl auçh kônncn fromm seyn und in det Stille recht predigen. (L.

Opp. W. X, p. 535.)

[14] Hune titulum ignaviae su* prsetextunt. (Corp. Réf. I,

[15] Chateaubriand, Génie du Christianisme.

[16] Ich gebe nach der Théologie, der Musica den nàhesten Locum und hôchste Ehre. (L. Opp. W. XXII, p. aa53.)

[17] Ranke, Deutsche Geschichte, II, p. 85.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX.

Une fermentation politique, bien différente de celle que l'Évangile opère, travaillait depuis longtemps l'Empire. Accablé sous l'oppression civile et ecclésiastique, attaché en plusieurs pays aux terres seigneuriales et vendu avec elles, le peuple menaçait de se soulever avec fureur et de briser enfin ses chaînes. Cette agitation s'était manifestée bien avant la Réforme, par plusieurs symptômes, et déjà alors l'élément religieux s'était uni à l'élément politique; il était impossible au seizième siècle de séparer ces deux principes, si intime ment associés dans la vie des nations.

En Hollande, à la fin du siècle précédent, les paysans s'étaient soulevés, en mettant sur leurs étendards, en guise d'armoiries, du pain et du fromage, les deux grands biens de ces pauvres gens. L'alliance des souliers » avait éclaté dans le voisinage de Spire, en 15o3.

En 15i 3, elle s'était renouvelée en Brisgau, encouragée par des prêtres. Le Wurtemberg avait vu, en 15i4, « la ligue du pauvre Conrad,» dont le but était de soutenir par la révolte le droit de Dieu. » La Carinthie et la Hongrie avaient été, en 1515, le théâtre de terribles agitations. Ces séditions avaient été étouffées par des torrents de sang; mais aucun soulagement n'avait été accordé aux peuples. Une réforme politique n'était donc pas moins nécessaire qu'une réforme religieuse. Le peuple y avait droit; mais, il faut le dire, il n'était pas mûr pour en jouir.

Depuis que la Réformation avait commencé, ces agitations populaires ne s'étaient pas renouvelées; les esprits avaient été absorbés par d'autres pensées. Luther, dont l'œil perçant avait discerné l'état de son peuple, lui avait adressé, déjà du haut de la Wartbourg, de graves exhortations, pour contenir ainsi les esprits agités :

« La révolte, avait-il dit, ne produit point l'amélioration que l'on désire, et Dieu la condamne. Qu'est-ce que se révolter, si ce n'est se venger soi-même? Le diable s'efforce d'exciter à la révolte ceux qui embrassent l'Évangile, afin de le couvrir d'opprobre; mais ceux qui ont bien compris ma doctrine, ne se révoltent pas [1]. »

Tout faisait craindre que l'agitation populaire ne pût être plus longtemps contenue.

Le gouvernement que Frédéric de -Saxe avait eu tant de peine à former, et qui avait la confiance de la nation, était dissous. L'empereur, dont l'énergie eût peut-être remplacé l'influence de cette administration nationale, était absent; les princes, dont l'union avait toujours fait la force de l'Allemagne, étaient divisés; et les nouvelles déclarations de Charles-Quint contre Luther, en enlevant toute espérance d'un futur accord, dépouillaient le réformateur d'une partie de l'autorité morale par laquelle, en 151z, il avait réussi à calmer l'orage. Les principales digues qui jusqu'à cette heure avaient retenu le torrent, étant rompues, rien ne pouvait plus contenir sa furie.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce ne fut pas le mouvement religieux qui enfanta l'agitation politique; mais en plusieurs lieux il se laissa entraîner par ses flots tumultueux. Peut-être même faut-il aller plus loin; peut-être faut-il reconnaître que le mouvement imprimé au peuple par la Réforme, donna une force nouvelle au mécontentement qui fermentait dans la nation.

La violence des écrits de Luther, l'intrépidité de ses actions et de ses paroles, les dures vérités qu'il disait, non-seulement au pape et aux prélats, mais aussi aux princes eux-mêmes, tout cela devait contribuer à enflammer des esprits déjà en effervescence. Aussi Erasme ne manqua-t-il pas de lui dire : Nous recueillons maintenant les fruits que tu as semés [2]» D'ailleurs, les réjouissantes vérités de l'Évangile, mises enfin au grand jour, remuaient tous les cœurs et les remplissaient d'attente et d'espoir.

Mais beaucoup d'âmes régénérées n'étaient point préparées par la repentance à la foi et à la liberté chrétiennes. Elles voulaient bien rejeter le joug du pape, mais elles ne voulaient pas accepter le joug de Christ. Aussi, quand des princes dévoués à Rome cherchaient dans leur colère à étouffer la Réformation, les véritables chrétiens, il est vrai, savaient supporter avec patience ces persécutions cruelles; mais la multitude bouillonnait, éclatait, et voyant ses dé sirs comprimés d'un côté, elle leur procurait une issue de l'autre. Pourquoi, disait-on, tandis que l'Église appelle tous les hommes à une noble liberté, la servitude se perpétuerait-elle dans l'État? Pourquoi, tandis que l'Évangile ne parle que de douceur, les gouvernements ne régneraient-ils que par la force? » Malheureusement, alors que la réforme religieuse était reçue, avec une joie égale, et des princes et du peuple, la réforme politique, au contraire, avait contre elle la partie la plus puissante de la nation; et pendant que celle-là avait l'Évangile pour règle et pour point d'appui, celle-ci n'eut bientôt d'autres principes que la violence et l'arbitraire. Aussi, tandis que l'une fut contenue dans les limites de la vérité, l'autre dépassa rapidement, et comme un torrent fougueux, toutes celles de la justice.

Mais vouloir méconnaître une influence indirecte de la Réformation sur les troubles qui éclatèrent dans l'Empire, me semblerait faire preuve de partialité. Un feu avait été allumé en Allemagne par les discussions religieuses; il était impossible qu'il ne s'en échappât point quelques étincelles, propres à enflammer les passions du peuple.

Les prétentions de quelques fanatiques à des inspirations célestes vinrent augmenter le mal. Tandis que la Réformation en avait sans cesse appelé, de la prétendue autorité de l'Église, à l'autorité réelle de l'Écriture sainte, ces enthousiastes rejetèrent non-seulement l'autorité de l'Église, mais encore celle de l'Ecriture; ils ne parlèrent plus que d'une parole intérieure, d'une révélation de Dieu 168

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle au dedans; et méconnaissant la corruption naturelle de leur cœur, ils se livrèrent à toute l'ivresse de l'orgueil spirituel, et s'imaginèrent être des saints.

« L'Écriture sainte ne fut pour eux qu'une lettre morte, dit Luther, et tous se mirent à crier : Esprit! Esprit! Mais certes, je ne les suivrai pas là où leur esprit les mène! Que Dieu, dans sa miséricorde, me préserve d'une Eglise où il n'y a que des saints [3]. Je veux demeurer là où il y a des humbles, des faibles, des malades, qui connaissent et sentent leur péché, et qui soupirent et crient sans cesse à Dieu, du fond de leur cœur, pour obtenir sa consolation et son secours. »

Ces paroles de Luther ont une grande profondeur, et signalent le changement qui s'opérait dans ses vues sur la nature de l'Eglise. Elles montrent en même temps combien les principes religieux des révoltés étaient en opposition avec ceux de la Réforme.

Le plus distingué de ces enthousiastes fut Thomas Münzer; il n'était pas sans talents, avait lu la Bible, avait du zèle, et eût pu faire du bien,, s'il avait su recueillir ses esprits agités et trouver la paix du cœur. Mais ne se connaissant pas lui-même et dépourvu d'une vraie humilité, il était possédé du désir de réformer le monde, et oubliait, comme tous les enthousiastes, que c'était par lui - même que la réforme devait commencer. Des écrits mystiques, qu'il avait lus dans sa jeunesse, avaient donné une fausse direction à son esprit. Il parut d'abord à Zwickau, quitta Wittemberg après le retour de Luther, mécontent du rôle inférieur qu'il y jouait, et devint pasteur de la petite ville d'Alstàdt, en Thuringe. Il ne put longtemps s'y tenir tranquille, et accusa les réformateurs de fonder, par leur attachement à la lettre, un nouveau papisme, et de former des Eglises qui n'étaient point saintes et pures. «

Luther, disait-il, a délivré les consciences du a joug du pape, mais il les a laissées dans une liberté charnelle, et ne les a point fait avancer en esprit vers Dieu [4]. »

Il se regardait comme appelé de Dieu à porter remède à un si grand mal. Les révélations de l'Esprit étaient selon lui le moyen par lequel sa réforme devait s'accomplir. « Celui qui possède cet esprit, dit-il, à la vraie foi, quand même il ne verrait pas l'Ecriture sainte de toute sa vie. Les païens et les Turcs sont plus propres à le recevoir que bien des chrétiens qui nous nom ment enthousiastes. »

C'était Luther qu'il avait en vue par ces mots. Pour recevoir cet Esprit, il faut châtier son corps, disait-il encore, porter de mauvais habits, laisser croître sa barbe, avoir l'air triste, garder le silence', aller dans des lieux retirés, et supplier Dieu de nous donner un signe de sa faveur [5]. Alors Dieu viendra et parlera avec nous, comme autrefois avec Abraham, Isaac et Jacob. S'il ne le faisait pas, il ne mérite rait pas que l'homme s'occupât de lui. J'ai reçu de Dieu la charge d'assembler ses élus en une alliance sainte et éternelle. [6]»

L'agitation et la fermentation qui travaillaient les esprits, ne favorisaient que trop la propagation de ces idées enthousiastes. L'homme aime le merveilleux et ce qui 169

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle flatte son orgueil. Münzer ayant entraîné dans ses vues une partie de son troupeau, abolit le chant ecclésiastique et toutes les cérémonies. Il soutint qu'obéir à des princes dépourvus de raison », c'était servir à la fois Dieu et Bélial. Puis marchant, à la tête de ses paroissiens, sur une chapelle qui se trouvait près d'Alstâdt, et où l'on allait de tous côtés en pèlerinage, il la renversa. Obligé après cet exploit de quitter le pays, il erra en Allemagne et vint jusqu'en Suisse, emportant avec lui et communiquant à tous ceux qui voulaient l'entendre le plan d'une révolution universelle. Partout aussi il trouva les esprits préparés; il jetait de la poudre sur des charbons ardents, et bientôt l'explosion se fit avec violence.

Luther, qui avait repoussé les entreprises guerrières de Sickingen [7], ne pouvait se laisser entraîner par les mouvements tumultueux des paysans. L'Évangile le gardait, heureusement pour l'ordre social; car, que fut-il arrivé, s'il eût porté dans leur camp sa vaste influence?.. Il maintint toujours fermement la distinction entre le spirituel et le séculier; il ne cessa de répéter que c'était les âmes immortelles que Christ affranchissait par sa Parole; et si, d'une main, il attaqua l'autorité de l'Église, il soutint de l'autre avec la même force la puissance des princes. « Un chrétien, disait-il, doit endurer cent fois la mort, plutôt que de tremper le moins du monde dans la ré volte des paysans. » Il écrivit à l'électeur : Ce qui me cause une joie particulière, c'est que ces enthousiastes se vantent eux-mêmes, à qui veut les entendre, qu'ils ne sont pas des nôtres. C'est l'Esprit qui les pousse, disent-ils; et moi je réponds : C'est un mauvais Esprit que celui qui ne porte d'autres fruits que le pillage des couvents et des églises; les plus grands brigands de la terre en sauraient faire autant.» En même temps, Luther, qui voulait pour les autres la liberté qu'il réclamait pour lui-même, détourna le prince de toute mesure de rigueur : Laissez-les prêcher ce qu'ils veulent et contre qui bon leur semble, dit-il; car il faut que ce soit la Parole de Dieu qui marche elle-même en avant, et qui leur livre bataille. Si leur Esprit est le véritable, il ne craindra pas nos rigueurs; si le nôtre est le véritable, il ne craindra pas leur violence. Laissons les Esprits lutter entre eux et se combattre [8]. Peut-être quelques-uns seront-ils séduits; il n'y a pas de bataille sans blessures; mais celui qui combat fidèlement sera couronné.

Néanmoins, s'ils veulent prendre l'épée, que Vos Altesses le leur défendent, et leur ordonnent de te quitter le pays. »

La révolte commença dans les contrées de la 5 Forêt Noire et des sources du Danube, si souvent agitées par des troubles populaires. Le 19 juillet 15a4, des paysans thurgoviens se soulevèrent contre l'abbé de Reichenau, qui ne voulait pas leur accorder un prédicateur évangélique. Bientôt des milliers se réunirent autour de la petite ville de Tengen, pour délivrer un ecclésiastique qu'on tenait prisonnier.

La révolte s'étendit avec une inconcevable rapidité, depuis la Souabe jusque dans les contrées du Rhin, de la Franconie, de la Thuringe et de la Saxe. Tous ces pays étaient sou levés en janvier 15a5.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vers la fin de ce mois, les paysans publièrent une déclaration en douze articles, par laquelle ils demandaient la liberté de se choisir eux-mêmes leurs pasteurs, l'abolition de la petite dîme, de la servitude, des droits sur les héritages, la liberté de la chasse, de la pêche, de la coupe des bois, etc. Chaque demande était appuyée par un passage. « Si nous nous trompons, disaient-ils en terminant, que Luther nous corrige par l'Écriture. »

On demanda leur avis aux théologiens de Wittemberg. Mélanchton et Luther donnèrent le leur, chacun séparément. On y reconnaît la différence de leurs caractères. Mélanchton, pour lequel toute espèce de trouble était un grand crime, sort des limites de sa douceur ordinaire, et ne peut exprimer assez fortement son indignation. Les paysans sont des criminels, contre lesquels il invoque toutes les lois divines et humaines. Si des négociations bénévoles sont inutiles, les magistrats doivent les poursuivre comme des brigands et des assassins.

« Cependant, ajoute-t-il (et il faut bien qu'un trait du moins nous rappelle Mélanchton), qu'on ait pitié des orphelins, dans l'application de la peine de mort! »

Luther pensait sur la révolte comme Mélanchton, mais il y avait en lui un cœur qui bat tait pour les misères du peuple. Il se montra en cette occasion d'une haute impartialité, et il dit franchement la vérité aux deux partis. Il s'adressa d'abord aux princes, et plus particulièrement aux évêques :

« C'est vous, leur dit-il, qui êtes cause de la révolte; ce sont vos déclamations contre l'Evangile, c'est votre oppression coupable des petits de l'Eglise, qui ont porté le peuple au désespoir, a Ce ne sont pas des paysans, chers seigneurs» qui se soulèvent contre vous; c'est Dieu lui-même qui veut s'opposer à votre fureur [9]. Les paysans ne sont que les instruments qu'il emploie pour vous humilier. Ne pensez pas échapper à la punition qu'il vous prépare. Quand même vous parviendriez à détruire tous ces paysans, Dieu pourrait, des pierres même, en faire naître de nouveaux, pour châtier votre orgueil. Si je voulais me venger, je pourrais rire sous cape, regarder faire les paysans, ou même augmenter leur colère; mais Dieu m'en garde !.. Chers seigneurs, pour l'amour de Dieu ! Revenez de votre indignation, traitez avec raison ce pauvre peuple, comme des gens ivres et égarés. Apaisez ces troubles par la douceur, de peur qu'il n'en sorte un incendie qui embrase toute l'Allemagne. Parmi leurs douze articles, il y en a qui sont justes et équitables. »

Cet exorde était propre à concilier à Luther la confiance des paysans, et à leur faire écouter avec patience les vérités qu'il avait à leur dire. Il leur représenta qu'une grande partie de leurs demandes était, il est vrai, fondée; mais que se révolter, c'é tait agir en païens;' que le devoir des chrétiens était la patience, et non la guerre; que s'ils continuaient à se lever au nom de l'Évangile contre l'Evangile même, il les regarderait comme des ennemis plus dangereux que le pape. Le pape et l'empereur, continuait-il, se sont unis contre moi; mais plus le pape et l'empereur ont tempêté, 171

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle plus l'Évangile a fait de progrès. Pourquoi cela? C'est que je n'ai jamais ni tiré l'épée, ni demandé vengeance; c'est que je n'ai eu recours ni au tumulte ni à la révolte : j'ai remis tout à Dieu, et je me suis attendu à sa main puis sante. Ce n'est ni avec le glaive, ni avec l'arquebuse, que les chrétiens combattent, mais avec les souffrances et avec la croix. Christ, leur capitaine, n'a pas manié l'épée. Il a été sus pendu au bois. »

Mais en vain Luther faisait-il entendre des paroles si chrétiennes. Le peuple était trop exalté par les discours fanatiques des chefs de la révolte, pour prêter, comme autrefois, l'oreille au réformateur. Il fait l'hypocrite, disait-on; il flatte les princes; il a déclaré la guerre au pape, et il veut que nous nous soumettions à nos oppresseurs

! [10]»

La révolte, au lieu de s'apaiser, devint donc plus formidable. A Weinsberg, le comte Louis de Helfenstein et les soixante-dix hommes qu'il commandait, furent condamnés à mort. Une partie des paysans tenaient leurs piques en avant, fermes et immobiles; d'autres chassaient et acculaient contre cette forêt de fer, le comte et ses soldats. La femme du malheureux Helfenstein, fille naturelle de l'empereur Maximilien, tenant en ses bras un enfant de deux ans, demandait à genoux, avec de grands cris, la vie de son époux, et s'efforçait en vain d'arrêter cette marche meurtrière; un jeune garçon, qui avait été au service du comte, et qui s'était joint aux rebelles, gambadait gaiement près de lui, et jouait sur un fifre la marche de la mort, comme s'il eût conduit à la danse les victimes. Tous périrent; l'enfant fut blessé dans les bras de sa mère; elle-même fut jetée sur un char de fumier et conduite ainsi à Heilbronn.

A l'ouïe de ces cruautés, un cri d'horreur se fit entendre parmi les amis de la Réformation, et un terrible combat se livra dans l'âme sensible de Luther. D'un côté, les paysans se moquant de ses représentations, prétendaient à des révélations du ciel, faisaient un usage impie des menaces de l'Ancien Testament, proclamaient l'égalité des conditions et la communauté des biens, dé fendaient leur cause avec le fer et le feu, et se livraient à des exécutions barbares. De l'autre, les ennemis de la Réforme demandaient, avec un malin sourire, au réformateur, s'il ne savait donc pas qu'il était plus facile d'allumer un incendie que de l'éteindre. Indigné de ces excès, épouvanté de la pensée qu'ils pourraient arrêter les progrès de l'Évangile, Luther n'hésita plus; il ne ménagea rien; il se déchaîna contre les rebelles avec toute la force de son caractère, et dépassa peut-être les justes bornes dans lesquelles il eût dû se contenir.

« Les paysans, dit-il, commettent trois horribles péchés envers Dieu et envers les hommes, et méritent ainsi la mort du corps et celle de l'âme. D'abord, ils se révoltent contre leurs magistrats, auxquels ils ont juré fidélité. Ensuite, ils volent, ils pillent les couvents et les châteaux. Enfin, ils couvrent ces crimes du manteau de 172

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Évangile. Si vous ne mettez à mort un chien enragé, vous périrez et tout le pays avec vous. Celui qui sera tué en combattant pour les magistrats, sera un véritable martyr, s'il a combattu avec une bonne conscience. » Luther dépeint ensuite avec énergie la coupable violence des paysans, qui contraignent des hommes simples et paisibles à entrer dans leur alliance, et les entraînent ainsi dans la même condamnation.

Puis il ajoute : C'est pourquoi, chers seigneurs, aidez, sauvez, délivrez, ayez pitié de ce pauvre peuple. Frappe, a transperce et tue qui peut Si tu meurs, tu ne pouvais avoir une fin plus heureuse; car tu meurs au service de Dieu et pour sauver ton prochain de l'enfer. [11]»

Ni la douceur, ni la force ne purent arrêter le torrent populaire. Ce n'était plus pour le service divin qu'on sonnait la cloche des églises; dès qu'au sein des campagnes on entendait retentir ses sons graves et prolongés, c'était le tocsin, et tous couraient aux armes. Le peuple de la Forêt Noire s'était réuni autour de Jean Muller de Butgenbach. D'un aspect imposant, couvert d'un manteau rouge, un bonnet rouge sur la tête, ce chefs' avança fièrement, de village en village, suivi de ses paysans.

Derrière lui, sur un char orné de rubans et de feuillage, s'élevait le drapeau tricolore, noir, rouge et blanc, signal de la révolte. Un héraut, bariolé de même, lisait les douze articles, et invitait le peuple à se joindre à l'émeute. Quiconque s'y refusait était exclu de la communauté.

Bientôt cette marche, d'abord pacifique, devint plus inquiétante : « Il faut, s'écria-t-on, forcer a les seigneurs à se soumettre à l'alliance. » Et pour les y amener, on pille les greniers à blé, on vide les caves, on pêche les étangs seigneuriaux, on réduit en ruine les châteaux des nobles qui résistent, et l'on brûle les couvents. La résistance a enflammé la colère de ces hommes grossiers; l'égalité ne leur suffit plus; ils veulent du sang et ils jurent de faire mordre la poussière à qui conque porte un éperon au pied.

A l'approche des paysans, les villes hors d'état de résister ouvrent leurs portes et s'unissent à eux. Dans tous les lieux où ils entrent, les images sont déchirées, les crucifix brisés; des femmes armées parcourent les rues et menacent les moines.

Sont-ils battus en un endroit, ils se rassemblent en un autre, et bravent les forces les plus redoutables.

Un comité de paysans s'établit à Heilbronn. Les comtes de Lowenstein sont pris; on les revêt d'une blouse, on leur met un bâton blanc à la main, et on les contraint de jurer les douze articles.

« Frère George, et toi, frère Albert, » dit un chaudronnier d'Ohringen aux comtes de Ho henlohe, qui s'étaient rendus au camp, « Jurez nous de vous conduire en frères; car vous aussi, vous êtes maintenant des paysans; vous n'êtes plus seigneurs. »

173

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'égalité des conditions, ce rêve de tous les démocrates, est établie dans l'aristocratique Allemagne.

Un grand nombre de nobles, les uns par crainte, les autres par ambition, se joignirent alors aux révoltés. Le fameux Götz de Berlichingen, voyant les siens lui refuser obéissance, voulut s'enfuir vers l'électeur de Saxe; mais sa femme, qui se trouvait en couche, cacha, pour le retenir près d'elle, la réponse de l’électeur. Götz, serré de près, fut obligé de se mettre à la tête de l'armée des rebelles. Le 7 mai, les paysans entrèrent dans Wurtzbourg, où les bourgeois les reçurent avec acclamations. Les forces des princes et des chevaliers de la Souabe et de la Franconie, qui étaient réunies dans cette cité, l'évacuèrent, et se retirèrent avec précipitation dans la citadelle, dernier boulevard de la noblesse.

Mais déjà le mouvement s'est étendu à d'autres parties de l'Allemagne. Spire, le Palatinat, l'Alsace, la Hesse ont reconnu les douze articles, et les paysans menacent la Bavière, la Westphalie, le Tyrol, la Saxe et la Lorraine. Le margrave de Bade, ayant repoussé les articles, est forcé de s'en fuir. Le coadjuteur de Foulde y accède en riant. Les petites villes disent qu'elles n'ont pas de lances à opposer aux révoltés.

Mayence, Trêves, Francfort, obtiennent les libertés qu'elles ré clament.

Une immense révolution se prépare dans tout l'Empire.

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FOOTNOTES

[1] Luther's treue Ermahnung an aile Christen sich vor Aufruhr und Empôrung zu hùteu. (Opp. XVIII, p. 288.)

[2] Habemus fructum tui spiritus. ( Erasm. Hyperasp. B ,

[3] Der barmherzige Gott behiite mich ja fur der chiistli cheu Kirche, darin eitel heilige sind. (Sur Jean I, a.L. Opp. (WfVH.p. 1469.)

[4] Fùhrete sie nicht weitcr in Geist und zu Gott. (L. Opp, XIX, p. s94.)

[5] Saur sehen, den Bart nicht abschneiden. (L. Opp. XIX, p. 294.)

[6] L'expression de Munzer est ignoble et impie : Er wollt in Gott scheissen wenn er nicht mit ihm redet, wie mit Abra ham. (Hist. de Munzer par Mélanchton. (Ibid., p.

295.)

[7] Premier volume, livre I.

[8] Man lasse die Geister auf einander platzen und treffen, (L. Epp. II, p. 547 )

[9] Gott ist's selber der setzt sich wider euch. (L. Opp. XIX, p. a54.) 174

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[10] Und jechten ein Grafen durch die Spiesse. (Mathesius, p. 46.)

[11] Deinen Nehesten zu retten aus der Hôlle. (L. Opp. XIX, p, 266.) 175

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X.

Les droits ecclésiastiques et séculiers qui oppriment les paysans, seront supprimés; on sécularisera les biens du clergé, pour dédommager les princes et pourvoir aux besoins de l'Empire; les impôts seront abolis, sauf un tribut qui se payera tous les dix ans; la puissance impériale, reconnue par le Nouveau Testament, subsistera seule; tous les autres princes cesseront de régner; soixante-quatre tribunaux libres seront établis, et des hommes de toutes les classes y siégeront; tous les états retourneront à leur destination primitive; les ecclésiastiques ne seront plus que pasteurs des églises; les princes et les chevaliers ne seront que défenseurs des faibles; l'unité des poids et des mesures sera introduite, et l'on ne frappera dans tout l'Empire qu'une seule monnaie.

Cependant les princes étaient sortis de leur première stupeur, et George de Truchsess, général en chef de l'armée impériale, s'avançait du côté du lac de Constance. Il bâties paysans, le 2 mai, à Beblingen, marche sur la ville de Weinsberg, où le malheureux comte de Helfenstein avait péri, la brûle, la rase, et ordonne que les ruines en soient respectées, comme un éternel monument de la trahison de ses habitants. A Fùrfeld, il se réunit à l'électeur palatin et à l'électeur de Trêves, et tous ensembles s'avancent vers la Franconie.

La Frauenbourg, citadelle de Wurtzbourg, te nait encore pour les princes, et la grande armée des paysans était toujours réunie sous ses murs. En apprenant la marche de Truchsess, ils se décidèrent à l'assaut, et le 1 5 mai, à neuf heures du soir, les trompettes sonnent, le drapeau tricolore se déploie, et les paysans se précipitent à l'attaque, en poussant d'horribles cris. Sébastien de Rotenhan, l'un des plus chauds partisans de la Réforme, commandait dans le château. Il avait mis la défense sur un pied redoutable, et ayant exhorté les soldats à repousser l'assaut avec cou rage, tous avaient juré de le faire, en élevant trois doigts vers le ciel. Le combat le plus terrible s'engage alors. A l'énergie et au désespoir des paysans, la forteresse répond de ses murs et de ses tours par des pétards, des pluies de soufre et de poix bouillante, et les décharges de son artillerie.

Les paysans, frappés ainsi par leurs ennemis in visibles, sont un moment surpris, mais bientôt leur rage ne fait que s'accroître; la nuit s'avance, et la lutte se prolonge. La forteresse, éclairée par les milliers de feux de la bataille, semble dans les ténèbres un géant superbe, qui, vomissant des flammes, lutte seul, au milieu de foudroyantes détonations, pour le salut de l'Empire, Contre la farouche valeur de hordes furieuses. A deux heures après minuit, les paysans, dont tous les efforts ont échoué, se retirent enfin.

Us voulurent entrer en négociation, soit avec la garnison, soit avec Truchsess, qui s'avançait à la tête de son armée. Mais c'était sortir de leur rôle; la violence et la 176

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle victoire pouvaient seules les sauver. Après quelques irrésolutions, ils se déci dent à marcher à la rencontre de l'armée impériale; mais l'artillerie et la cavalerie firent des ravages affreux dans leurs rangs. A Konigshofen, puis à Engelstadt, ces malheureux furent complétement défaits. Alors, abusant de leur victoire, les princes, les nobles et les évêques déployèrent la cruauté la plus inouïe. Les prisonniers furent pendus le long des chemins. L'évêque de Wurtz bourg, qui s'était enfui, revint, parcourut avec des bourreaux tout son diocèse, et l'arrosa à la fois du sang des rebelles et du sang des tranquilles amis de la Parole de Dieu. Götz de Berlichingen fut condamné à une prison perpétuelle.

Le margrave Casimir d'Ansbach fit arracher les yeux à quatre-vingt-cinq paysans rebelles, qui avaient juré quel leurs yeux ne reverraient jamais ce prince, et il y jeta dans le monde cette troupe d'aveugles, qui s'en allèrent çà et là, se tenant par la main, tâtonnant, chancelant, et mendiant leur pauvre existence. Le malheureux garçon qui avait joué sur son fifre la marche de mort de Helfenstein, fut attaché à un pieu par une chaîne; on alluma un feu tout autour de lui, et les chevaliers assistèrent en riant à ses horribles contorsions.

Le culte fut partout rétabli sous son ancienne forme. Les pays les plus florissants et les plus peuplés de l'Empire ne présentèrent plus à ceux qui les parcouraient que des monceaux de cadavres et des ruines fumantes. Cinquante mille hommes avaient péri, et le peuple perdit presque partout le peu de liberté dont il avait joui jusqu'alors. Telle fut, dans le sud de l'Allemagne, l'horrible fin de cette révolte.

Mais ce n'était pas au raidi et à l'ouest de l'Allemagne que le mal devait se borner.

Münzer, après avoir parcouru une partie de la Suisse, de l'Alsace et de la Souabe, avait dirigé de nouveau ses pas du côté de la Saxe. Quelques bourgeois de Mulhouse en Thuringe l'appelèrent dans leur ville, et le nommèrent leur pasteur. Le conseil de la ville ayant résisté, Münzer le destitua et en nomma un autre, composé de ses amis, et dont il se fit lui - même le chef. Plein de mépris pour le Christ doux comme le miel que prêchait Luther, » décidé à recourir aux moyens les plus énergiques :

« Il faut, disait-il, faire périr par le glaive, comme Josué, tous les peuples de Canaan. » Il établit la communauté des biens et pilla les couvents [1]. « Münzer, écrivait Luther, le 11 avril 1525, à Amsdorff, Münzer est roi et empereur de Mulhouse, et non plus seulement son pasteur. » Les pauvres ne travaillaient plus; si quel qu'un avait besoin de drap ou de blé, il allait en demander à un riche; si celui-ci le refusait, le pauvre s'en emparait; si le riche résistait, on le pendait. Mulhouse étant une ville indépendante, Münzer put sans opposition y exercer son pouvoir pendant près d'une année. La révolte du midi de l'Allemagne lui fit croire qu'il était temps d'étendre son nouveau royaume. Il fit fondre des canons de gros calibre, dans le couvent des Franciscains, et tâcha de soulever les paysans et les mineurs de Mansfeld. « Combien de temps voulez-vous dormir encore? leur dit-il dans une 177

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle proclamation fanatique; levez-vous et combattez le combat du Seigneur! Il en est temps. La France, l'Allemagne et l'Italie sont en marche.

« En avant! en avant! en avant! Dran!.. dran!. dran ! N'ayez pas égard à la douleur des impies. Ils vous supplieront comme des enfants; mais demeurez impitoyables.

Dran!.. dran!.. dran!.. Le feu brûle : que votre glaive soit toujours teint de sang *.

Dran!.. dran!.. dran!.. Travaillez tandis qu'il est jour. »—La lettre était signée : «

Münzer, serviteur de Dieu contre les impies. [2]»

Le peuple des campagnes, avide de richesses, accourt en foule sous ses drapeaux.

Partout dans les pays de Mansfeld, Stolberg, Schwarz bourg, dans la Hesse, le duché de Brunswick, les paysans se soulevèrent. Les couvents de Michel stein, Ilsenbourg, Walkenried, Rossleben et beaucoup d'autres près du Hartz, ou dans les plaines de la Thuringe, furent dévastées. A Reinhard Brünn, que Luther avait visité, les tombes des anciens landgraves furent profanées et la bibliothèque détruite.

La terreur se répandit au loin. A Wittemberg même, on n'était pas sans inquiétude.

Ces docteurs, qui n'avaient craint ni l'empereur, ni le pape, se voyaient obligés de trembler devant un insensé. On était à la piste de tontes les nouvelles; on comptait pas à pas les progrès des révoltés. « Nous « sommes ici, disait Mélanchton, dans un grand danger. Si Münzer réussit, c'en est fait de nous, à moins que Christ ne nous sauve. Münzer s'avance avec une cruauté qui dépasse celle des Scythes et l'on ne peut dire les affreuses menaces qu'il profère. [3]»

Le pieux électeur avait longtemps hésité sur ce qu'il devait faire. Münzer l'avait exhorté, lui et tous les princes, à se convertir, parce que, disait-il, leur heure était venue; et il avait signé ces lettres : « Münzer, armé du glaive de Gédéon. » Frédéric eût voulu employer la douceur pour ra mener ces hommes égarés. Dangereusement malade, il avait écrit, le 14 avril, à son frère Jean :

« Peut-être a-t-on donné à ces pauvres gens plus d'un motif de révolte. Ah! Les petits sont opprimés de plusieurs manières par leurs seigneurs temporels et spirituels. » Et comme on lui représentait les humiliations, les révolutions, les dangers auxquels il s'exposait, s'il n'étouffait pas promptement celte rébellion : «

J'ai été jusqu'à présent, répondit-il, un électeur puissant, ayant en abondance chevaux et carrosses; si maintenant « Dieu veut me les prendre, eh bien, j'irai à pied

[4]. »

Le premier des princes qui prit les armes, fut le jeune landgrave Philippe de Hesse.

Ses chevaliers et ses soldats jurèrent de vivre et de mourir avec lui. Après avoir pacifié ses États, il se dirigea vers la Saxe. De leur côté, le duc Jean, frère de l'électeur, le duc George de Saxe et le duc Henri de Brunswick s'avancèrent et réunirent leurs troupes à celles de la Hesse. Les paysans, effrayés à la vue de cette 178

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle armée, se réfugièrent sur une colline, où, sans discipline, sans armes et la plupart sans courage, ils se firent un rempart de leurs chars.

Münzer n'avait pas même su préparer de la poudre pour ses immenses canons.

Aucun secours ne paraissait; l'armée serrait de près les rebelles; le découragement les saisit. Les princes ayant pitié d'eux, leur firent des propositions qu'ils semblaient vouloir accepter. Münzer eut alors recours au plus puissant ressort que puisse faire jouer l'enthousiasme.

« Nous verrons aujourd'hui le bras de Dieu, dit-il, et tous nos ennemis seront détruits. »En ce moment même parut un arc-en-ciel; cette foule fanatique, qui portait un arc-en-ciel sur ses drapeaux, y vit un signe assuré de la protection du ciel. Münzer en profita : Ne craignez point, dit-il aux bourgeois et aux paysans; je recevrai dans ma manche toutes les balles qu'on tirera sur a. vous *. [5] » En même temps il fit massacrer cruellement un jeune gentilhomme, Maternus de Geholfen, envoyé des princes, afin d'ôter ainsi aux rebelles toute espérance de pardon.

Le landgrave, ayant rassemblé ses cavaliers, leur dit : Je sais bien que nous sommes souvent en faute, nous autres princes; car nous sommes des hommes; mais Dieu veut que l'on honore les puissances. Sauvons nos femmes et nos en enfants de la furie de ces meurtriers. Le Seigneur nous donnera la victoire; car il a dit : Celui qui s'oppose à la puissance, s'oppose à l’ordre de Dieu. »

Puis Philippe donna le signal de l'attaque; c'était le 15 mai 1515. L'armée s'ébranla; mais la foule des paysans demeura immobile, en tonnant le cantique : Viens, Saint-Esprit », et attendant que le ciel se déclarât en sa faveur. Bientôt l'artillerie brisa leur grossier rempart, et porta au milieu d'eux le trouble et la mort. Alors le fanatisme et le courage les abandonnèrent à la fois; une terreur panique les saisit, et ils s'enfuirent à la débandade. Cinq mille d'entre eux per dirent la vie dans leur fuite.

Les princes et leurs troupes victorieuses entrèrent, après la bataille, dans Frankenhausen. Un soldat, étant monté jusqu'au grenier de la maison où il logeait, aperçut un homme couché [6] : Qui es-tu? lui dit-il; es-tu un rebelle?» Puis, ayant découvert un portefeuille, il le prit et y trouva des lettres adressées à Thomas Münzer. « Es-tu Thomas ? » dit le cavalier. Le [malade consterné répondit : Non. »

Mais le soldat lui faisant de terribles menaces, Münzer, car c'était bien lui, avoua qui il était. Tu es mon prisonnier », dit le soldat. Conduit devant le duc George et le land grave, Mùnz.er ne cessa de dire qu'il avait eu raison de vouloir châtier les princes, puisqu'ils s'opposaient à l'Evangile. Malheureux, lui dit-on, pense à tous ceux dont tu as causé la perte! » Mais lui, leur répondit, en souriant, au milieu de son angoisse : « Ils l'ont ainsi voulu!» Il prit le sacrement sous une seule espèce. Sa tête et celle de Pfeiffer, son lieutenant, tombèrent en même temps. Mulhouse fut pris, et les paysans furent chargés de liens.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Un seigneur ayant remarqué dans la foule des prisonniers un paysan de bonne mine, s'approcha de lui et lui dit : « Eh bien, mon garçon, quel gouvernement te plaît le mieux, celui des paysans, ou celui des princes ? » Le pauvre homme répondit en poussant un profond soupir : « Ah! mon cher seigneur, il n'y a pas de couteau dont le tranchant fasse autant de mal que la domination d'un paysan sur un autre

[7]. »

Les restes de la révolte furent éteints dans le sang; le duc George montra surtout une grande sévérité. Dans les États de l'électeur, il n'y eut ni châtiment ni supplice

[8]. La Parole de Dieu, prêchée dans toute sa pureté, s'y était montrée efficace pour contenir les passions tumultueuses du peuple.

En effet, Luther n'avait pas cessé de combattre la rébellion, qui était pour lui l'avant-coureur du jugement universel. Instructions, prières, ironie même, il n'avait rien épargné. A la fin des articles dressés à Erfurt par les rebelles, il avait ajouté comme article supplémentaire : Item : l'article suivant a été omis : Dorénavant l'honorable conseil n'aura aucun pouvoir; il ne pourra rien « faire, il siégera comme une idole, ou comme « une bûche; la commune lui mâchera tous les morceaux et il gouvernera pieds et mains liés; désormais le char conduira les chevaux, les chevaux tiendront les rênes, et ainsi tout marchera admirablement, conformément au beau projet que ces articles exposent. »

Luther ne se contenta pas d'écrire. Tandis que le tumulte était encore dans toute sa force, il quitta Wittemberg et parcourut quelques-uns des pays où régnait le plus d'agitation. Il prêchait, il s'efforçait d'adoucir les esprits, et sa main, que Dieu rendait puissante, détournait, apaisait, faisait rentrer dans leur lit, des torrents furieux et dé bordés.

Partout les docteurs de la Réforme exerçaient la même influence. A Halle, Brentz avait relevé, par les promesses de la Parole divine, les esprits abattus des bourgeois, et quatre mille paysans s'étaient enfuis devant six cents citoyens. A Ichterhausen, une multitude de paysans s'étant réunis dans l'intention de démolir plusieurs châteaux et de mettre les seigneurs à mort, Frédéric Mycornus alla seul vers eux, et telle fut la force de sa parole, qu'ils abandonnèrent aussitôt leur dessein [9].

Tel fut le rôle des réformateurs et de la Réformation au milieu de cette révolte; ils la combat tirent de tout leur pouvoir par le glaive de la Parole, et maintinrent avec énergie les principes, qui seuls, en tout temps, peuvent conserver l'ordre et l'obéissance dans les nations. Aussi Luther prétendit-il que si la puissance de la saine doc trine n'eût arrêté la furie du peuple, la révolte eût exercé de bien plus grands ravages, et eût renversé partout et l'Église et l'État. Tout fait croire que ces tristes prévisions se fussent en effet réalisées.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Si les réformateurs combattirent ainsi la sédition, ce ne fut pas sans en recevoir de terribles atteintes. Cette agonie morale, qui avait commencé pour Luther dans la cellule d'Erfurt, s'é leva peut-être au plus haut degré, après la révolte des paysans.

Une grande transformation de l'humanité ne s'opère point sans souffrances, pour ceux qui en sont les instruments. Il a fallu, pour accomplir la création du christianisme, l'agonie de la croix; mais Celui qui a été mis sur cette croix, adresse à chacun de ses disciples cette parole : [10] Pouvez- vous être baptisés du même baptême dont j'ai été baptisé ? »

Du côté des princes, on ne cessait de répéter que Luther et sa doctrine, étaient la cause de la révolte, et, quelque absurde que fut cette idée, le réformateur ne pouvait la voir si généralement accueillie, sans en éprouver une vive douleur. Du côté du peuple, Münzer et tous les chefs de la sédition le représentaient comme un vil hypocrite, un flatteur des grands [11], et l'on croyait facilement ces calomnies. La violence avec laquelle Luther s'était prononcé contre les rebelles avait déplu, même aux hommes modérés. Les amis de Rome triomphaient [12]; tous étaient contre lui, et il portait le poids de la colère de son siècle. Mais ce qui déchirait le plus son âme, c'était de voir l'œuvre du ciel ainsi traînée dans la fange et mise au rang des projets les plus fanatiques. Il reconnut ici son Gethsémané; il vit la coupe amère qui lui était présentée; et prévoyant un abandon universel, il s'écria : « Bientôt peut-être, moi aussi, je pourrai dire : Ornnes vos scandalum patiemini in ista nocte [13]. »

Cependant, au sein d'une si grande amertume, il conserva sa foi : Celui, dit-il, qui m'a fait fouler aux pieds l'ennemi, quand il se levait contre moi a comme un dragon cruel, ou comme un lion furieux, ne permettra pas que cet ennemi m'é crase, maintenant qu'il se présente avec le regard perfide du basilic [14]. Je contemple ces malheurs et j'en gémis. Souvent je me suis demandé à moi-même, s'il n'eût pas mieux valu laisser la papauté suivre tranquillement sa marche, plutôt que de voir éclater dans le monde tant de troubles et de séditions. Mais non ! Mieux vaut en arracher quelques-uns de la gueule du diable, que de les laisser tous sous sa dent meurtrière [15]»

Ce fut alors que se termina, dans l'esprit de Luther, cette révolution qui avait commencé au retour de la Wartbourg. La vie intérieure ne lui suffit plus; l'Église et ses institutions prirent à ses yeux une grande importance. La hardiesse avec laquelle il avait tout abattu, s'arrêta à la vue de destructions bien plus radicales; il sentit qu'il fallait conserver, gouverner, construire; et ce fut du milieu des ruines sanglantes dont la guerre des paysans couvrit toute l'Allemagne, que l'édifice de la nouvelle Eglise commença lentement à s'élever. [16]

Ces troubles laissèrent dans les esprits une vive et longue émotion. Les peuples étaient frappés d'effroi. Les masses, qui n'avaient cherché dans la Réforme que la liberté politique, s'en retirèrent spontanément, quand elles virent que la liberté 181

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle spirituelle seule leur y était offerte. L'opposition de Luther aux paysans fut sa renonciation à la faveur éphémère du peuple. Bientôt un calme apparent s'établit, et au fracas de l'enthousiasme et de la sédition' [17], succéda dans toute l'Allemagne, un silence inspiré par la terreur.

Ainsi les passions populaires, la cause révolutionnaire, les intérêts d'une égalité radicale succombèrent dans l'Empire: mais la Réformation n'y succomba pas. Ces deux mouvements, confondus par plusieurs, furent nettement tranchés par la diversité de leur issue. La révolte venait d'en bas; la Réformation d'en haut. Il suffit de quelques cavaliers et de quelques canons pour abattre la première; mais l'autre ne cessa de s'élever, de se fortifier et décroître, malgré les attaques sans cesse renouvelées de l'Empire et de l'Église.

Cependant la cause de la Réforme elle-même parut d'abord devoir périr dans le gouffre qui engloutit les libertés populaires. Un triste événement sembla devoir hâter sa fin. Au moment où les princes marchaient contre Münzer, dix jours avant s'a défaite, le vieux électeur de Saxe, cet homme que Dieu avait établi pour défendre la Réformation contre les attaques du dehors, descendait dans la tombe.

Ses forces diminuaient de jour en jour; les horreurs dont la guerre des paysans était accompagnée, brisaient son âme compatissante. Ah ! s'écriait-il avec un profond soupir, si c'était la volonté de Dieu, je mourrais avec joie. Je ne vois plus ni amour, ni vérité, ni foi, ni quoi que ce soit de bon sur la terre [18]. »

Détournant ses regards des combats qui rem plissaient alors l'Allemagne, ce prince pieux se pré parait en paix au départ, » dans son château de Lochau. Le 4 mai, il fit demander son chapelain, le fidèle Spalatin : « Vous faites bien, lui dit-il avec douceur, en le voyant entrer, de venir me voir; car il faut visiter les malades.» Puis, ordon nant qu'on roulât sa chaise longue vers la table, près de laquelle Spalatin s'était assis, il fit sortir tous ceux qui l'entouraient, prit affectueusement la main de son ami et parla familièrement avec lui de Luther, des paysans et de son prochain départ. Le soir, à huit heures, Spalatin revint; le vieux prince lui ouvrit alors toute son âme, et confessa ses fautes en la présence de Dieu.

Le lendemain, 5 mai, il reçut la communion sous les deux espèces. II n'avait près de lui aucun membre de sa famille; son frère et son neveu étaient partis avec l'armée; mais ses domestiques l'entouraient, selon l'ancien usage de ces temps. Les yeux arrêtés sur ce prince vénérable, qu'il leur avait été si doux de servir, tous fondaient en larmes' [19]: « Mes petits-enfants, dit-il d'une voix tendre, si j'ai offensé l'un de vous, qu'il me le pardonne, pour l'amour de Dieu; car nous autres princes nous faisons souvent de la peine aux pauvres gens, et cela est mal. » Ainsi Frédéric accomplissait cette parole d'un apôtre : Que celui qui est élevé s'humilie dans sa bassesse, car il passera comme la fleur de l'herbe [20].

182

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Spalatin ne le quitta plus, il lui présentait avec ferveur les riches promesses de l'Évangile, et le pieux électeur en goûtait avec une paix ineffable les puissantes consolations. La doctrine évangélique n'était plus pour lui cette épée qui attaque l'erreur, qui la poursuit partout où elle se trouve, et qui, après un combat vigoureux, enfin en triomphe; elle distillait comme la pluie et comme la rosée sur son cœur, et le remplissait d'espérance et de joie. Frédéric avait oublié le monde présent; il ne voyait plus que Dieu et l'éternité.

Sentant sa mort approcher à grands pas, il fit détruire le testament qu'il avait écrit plusieurs années auparavant, et où il recommandait son âme à la « mère de Dieu »; puis il en dicta un autre, où il invoqua le saint et unique mérite de Jésus-Christ, pour la rémission de ses fautes, » et déclara sa ferme assurance qu'il était racheté par le sang précieux de son bien- aimé Sauveur [21]. » Ensuite il dit : Je n'en puis plus !» et le soir, à cinq heures, il s'endormit doucement. « C'était un enfant de paix, s'écria son médecin; et il a délogé dans la paix !» — O ! Mort, pleine d'amertume pour tous ceux qu'il laisse dans la vie [22],» dit Luther.

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FOOTNOTES

[1] Omnia simul communia. (L. Opp. XIX, p. 29a.)

[2] Lasset euer Schwerdt nicht kalt werden von Blut. (L. Opp.,XIX,p. 28g.)

[3] Moncerus plus quam scythicam crudelitatem prae se fert_ (Corp. Réf. I,p. 741.)

[4] So wolle er hinkùnftig zu fuss gehen. (Seck., p. 685.)

[5] Ihr sollt sehen dass ich aile Bùchsensteine in Ermel fas sen will. (L. Opp. XIX, 297.)

[6] So f'tndct er einen am Bett.

[7] Kein Messer scherpfer schirrt denn wenn ein Baur des andern Herr -çvird.

(Mathesius, p. 48.)

[8] Hic nulla carniticina, nullum supplicium. (Corp. Réf. I, p. 75a.)

[9] Eorum auimos fractos et perturbâtes verbo Dei erexit. (M. Adam. Vit. Brcntii, p.

441.)

[10] Agmen rusticorum qui convenerant ad demoliendas ar ecs, unica oratiorie sic compescuit. (M. Adam. Vit. Fred. My conii, p. 178.)

[11] Quod adulator principum vocer. (L. Epp. II, p. 671.)

[12] Gaudent papistse de nostro dissidio. (L. Epp. II, p. 612.) 183

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[13] Cette nuit vous vous scandaliserez tous en moi. Matth. XXVI, 3i, 33. (Ibid.,p.

671.)

[14] Qui cum toties hactenus sub pedibus meis calcavit et con

[15] trivit leonem et draconem, non sinet etiam basiliscum super me calcare. (L.

Epp. II, p. 671.)

[16] Es ist besser einige aus dem Rachen des Teufels heraus reissen. (L. Opp. H. Ed.

IX, p. 961.)

[17] Ea res incussit... vulgo terrorem, ut nihi! usquam mo vcatur. (Corp. Réf. I, p.

75?.)

[18] Noch etwas gutes mehr in der Wclt. (Seckend., p. 702.)

[19] Dass aile Umstehende zum weinen bewegl. (Ibid.)

[20] Ép. de St. Jacq., I, v. 10.

[21] Durch das theurc Blut meines allerliebslen Heylandes erlôset. (Seck.,p. 703.)

[22] O mors amara! (L. Epp. II, p. 659.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI.

Luther, qui parcourait alors la Thuringe pour l'apaiser, n'avait jamais vu l'électeur, si ce n'est de loin, à Worms, aux côtés de Charles-Quint. Mais ces deux hommes s'étaient rencontrés en leur âme du premier moment que le Réformateur avait paru.

Frédéric avait besoin de nationalité et d'in dépendance, comme Luther de vérité et de réformation. Sans doute la Réforme fut avant tout une œuvre spirituelle; mais il était nécessaire peut être à ses premiers succès, qu'elle se liât à quelque intérêt national.

Aussi, à peine Luther se fut- il élevé contre les indulgences, que l'alliance entre le prince et le moine fut tacitement conclue; alliance purement morale, sans contrat, sans lettres, sans paroles même, et où le fort ne prêta d'autre secours au faible que de le laisser faire. Mais maintenant que le chêne vigoureux à l'abri duquel la Réformation s'était peu à peu élevée était abattu, maintenant, que les ennemis de l'Évangile dé ployaient partout une haine et une force nouvelle, et que ses partisans étaient réduits à se cacher ou à se taire, rien ne semblait plus pouvoir le dé fendre contre le glaive de ceux qui le poursuivaient avec fureur.

Les confédérés de Ratisbonne, qui avaient vaincu les paysans au midi et à l'ouest de l'Empire, frappaient partout la Réforme en même temps que la révolte. A Wurtzbourg, à Bamberg, on fit mourir plusieurs des citoyens les plus tranquilles et de ceux même qui avaient résisté aux paysans. N'importe! disait-on ouvertement, ils tenaient à « l'Évangile!» C'était assez pour que leur tête tombât [1].

Le duc George espérait faire partager au land grave et au duc Jean de Saxe ses affections et ses haines, Voyez, » leur dit - il après la défaite des paysans, en leur montrant le champ de bataille, voyez les maux que Luther a enfantés ! » Jean et Philippe parurent lui donner quelque espoir d'adopter ses idées. « Le duc George, dit le Réformateur, s'imagine triompher, maintenant que « Frédéric est mort; mais Christ règne au mi lieu de ses ennemis : en vain grincent- ils les dents... leur désir périra [2]. »

George ne perdit pas de temps pour former dans le nord de l'Allemagne une confédération semblable à celle de Ratisbonne. Les électeurs de Mayence et de Brandebourg, les ducs Henri et Éric de Brunswick et le duc George se réunirent à Dessau, et y conclurent, au mois de juillet, une alliance romaine [3]. George pressa le nouvel électeur et son gendre, le landgrave, d'y adhérer. Puis, comme pour annoncer ce que l'on devait en attendre, il fit trancher la tête à deux bourgeois de Leipzig, dans la maison desquels on avait trouvé des livres du Réformateur.

En même temps arrivaient en Allemagne des lettres de Charles - Quint, datées de Tolède, qui convoquaient une nouvelle diète à Augsbourg. Charles voulait donner à l'Empire une constitution qui lui permît de disposer à son gré des forces de 185

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Allemagne. Les divisions religieuses lui en offraient le moyen; il n'avait qu'à lâcher les catholiques contre les évangéliques, et, quand ils se seraient mutuellement affaiblis, il triompherait facilement des uns et des autres. Plus de luthériens! tel était donc le cri de l'empereur [4].

Ainsi tout se réunissait contre la Réformation. Jamais l'âme de Luther n'avait dû être accablée de tant de craintes. Les restes de la secte de Münzer avaient juré qu'ils auraient sa vie; son unique protecteur n'était plus; le duc George, lui écrivait-on, avait l'intention de le faire saisir dans Wittemberg même [5]; les princes qui eussent pu le défendre baissaient la tête et paraissaient avoir abandonné l'Évangile; l'université, déjà diminuée par les troubles, allait, disait-on, être supprimée par le nouvel électeur; Charles, victorieux à Pavie, assemblait une nouvelle diète dans le but de donner à la Réforme le coup de mort. Quels dangers ne devait-il donc pas prévoir!.. Ces angoisses, ces souffrances intimes, qui avaient souvent arraché des cris à Luther, déchiraient son âme. Comment résistera-t-il à tant d'ennemis? Au mi lieu de ces agitations, en présence de tant de périls, à côté du cadavre de Frédéric, qui avait à peine perdu sa chaleur, et des corps morts des paysans qui couvraient les plaines de l'Allemagne, Luther — personne sans doute ne l'eût imaginé —

Luther se maria.

Dans le monastère de Nimptsch, près de Grimma en Saxe, se trouvaient, en neuf nonnes assidues à lire la Parole de Dieu et qui avaient reconnu le contraste qui se trouve entre la vie chrétienne et la vie du cloître. C'étaient Madeleine Staupitz, Élisa de Canitz, Ave Grossn, Ave et Marguerite Schonfeld, Laneta de Golis, Margue rite et Catherine Zeschau, et Catherine de Bora.

Le premier mouvement de ces jeunes filles, après s'être détachées des superstitions du monastère, fut d'écrire à leurs parents. « Le salut de notre « âme, leur dirent-elles, ne nous permet pas de continuer plus longtemps à vivre dans un cloître [6]'.»

Les parents, craignant l'embarras qu'une pareille résolution devait leur donner, repoussèrent avec dureté la prière de leurs filles. Les pauvres religieuses furent consternées. Comment abandonner le monastère? Leur timidité s'effrayait d'une action aussi désespérée.

A la fin, l'horreur que leur causait le culte de la papauté l'emporta, et elles se promirent de ne point se quitter, mais de se rendre tous ensembles en un lieu honorable, avec ordre et avec décence [7]. Deux respectables et pieux citoyens de Torgau, Léonard Koppe et Wolff Tomitzsch, leur offrirent leur appui [8]; elles l'acceptèrent comme venant de Dieu même, et sortirent du couvent de Nimptsch sans que personne ne s’y opposât, et comme si la main du Seigneur leur en eût ouvert les portes [9]. Koppe et Tomitzsch les reçurent dans leur char, et, le 7 avril 1523, les neuf religieuses, étonnées elles-mêmes de leur hardiesse, s'arrêtèrent avec émotion devant la porte de l'ancien couvent des Augustins, où demeurait Luther.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Ce n'est pas mo\ qui l'ai fait, dit Luther en les recevant, mais plût à Dieu que je pusse sauver ainsi toutes les consciences captives, et vider tous les cloîtres [10]; la brèche est faite ! » Plusieurs personnes offrirent au docteur de recevoir les religieuses dans leur maison, et Catherine de Bora fut accueillie dans la famille du bourgmestre de Wittemberg.

Si Luther pensait alors devoir se préparer à quelque événement solennel, c'était à monter à l'échafaud et non à s'avancer vers l'autel. Bien des mois plus tard, il répondait encore à ceux qui lui parlaient de mariage : « Dieu peut changer mon cœur comme il lui plaît; mais, maintenant du moins, je ne pense en aucune manière à prendre femme; non que je ne sente aucun attrait pour cet état; je ne suis ni de bois ni de pierre; mais J'attends chaque jour la mort et le supplice dû à un hérétique

[11]. »

Cependant tout était en progrès dans l'Église. A la vie monastique, invention des hommes, suc cédaient partout les habitudes de la vie domestique, instituée de Dieu.

Le dimanche 9 octobre 15a4, Luther s'étant levé comme à l'ordinaire, mit de côté son froc de moine augustin, se revêtit d'un habit de prêtre séculier, puis parut ainsi dans le temple, où ce changement excita une vive joie. La chrétienté rajeunie saluait avec transport tout ce qui lui annonçait que les choses vieilles étaient passées.

Peu après, le dernier moine quitta le couvent, mais Luther y resta; ses pas se faisaient seuls entendre dans les longs corridors, et seul il s'asseyait silencieusement au réfectoire qui retentissait naguère du babil des moines. Solitude éloquente et qui attestait les triomphes de la Parole de Dieu. Le couvent avait cessé d'exister. Luther envoya, vers la fin de décembre de l'an 15a4, les clefs du monastère à l'électeur, en lui annonçant qu'il verrait où il plairait à Dieu de le nourrir [12]. L'électeur donna le couvent à l'université et invita Luther à continuer à l'habiter. La demeure des moines devait bientôt devenir le sanctuaire d'une famille chrétienne.

Luther, dont le cœur était si bien fait pour goûter les douceurs de la vie domestique, honorait et aimait l'état du mariage; il est même probable qu'il avait quelque penchant pour Catherine de Bora. Longtemps ses scrupules et la pensée des calomnies auxquelles donnerait lieu une telle démarche, l'avaient empêché de penser à elle, et il avait offert la pauvre Catherine, d'abord à Baum Gartner de Nuremberg *[13], puis au docteur Glatz d'Orlamunde. Mais quand il vit Baumgartner refuser Catherine, et Glatz être refusé par elle, il se demanda plus sérieusement s'il ne devait point songer lui-même à cette union.

Son vieux père, qui l'avait vu avec tant de peine embrasser l'état ecclésiastique, le sollicitait d'entrer dans l'état conjugal [14]. Mais une idée surtout se représentait chaque jour à la conscience de Luther, avec une nouvelle énergie : le mariage est une institution de Dieu, le célibat est une institution des hommes. Il avait horreur 187

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de tout ce qui venait de Rome. Je veux, disait-il à ses amis, ne rien conserver de ma vie papistique [15]. » Jour et nuit il priait, conjurait le Seigneur de le tirer de son incertitude.

Enfin une pensée vint rompre les derniers liens qui le retenaient encore. A tous les motifs de convenance et d'obéissance personnelle qui le portaient à s'appliquer à lui-même cette déclaration de Dieu : Il n'est pas bon que l'homme soit seul [16], se joignit un motif d'une nature plus élevée, et d'une plus grande puissance.

Il vit que s'il était appelé au mariage comme homme, il l'était aussi comme réformateur; cela le décida. Si ce moine se marie, disait son ami le jurisconsulte Schurff, il fera éclater de rire le monde et le diable, et il détruira l'œuvre qu'il a commencée [17]. »

Ce mot fit sur Luther une tout autre impression que celle qu'on aurait pu supposer.

Bra ver le monde, le diable et ses ennemis; empêcher, par une action propre, pensait-on, à perdre l'œuvre de la Réforme, qu'on ne lui en attribue en aucune manière le succès, voilà ce qu'il désire. Aussi, relevant hardiment la tête : Eh bien, répondit-il, « je le ferai; je jouerai ce tour au monde et au diable; je causerai cette joie à mon père; j'épouserai Catherine! [18]»

En se mariant, Luther rompait plus complétement encore avec les institutions de la papauté; il confirmait par son exemple la doctrine qu'il avait prêchée, et il encourageait les hommes timides à renoncer entièrement à leurs erreurs' [19].

Rome paraissait alors regagner çà et là une partie du terrain qu'elle avait perdu; elle se berçait peut-être de l'espoir de la victoire; et voilà qu'une détonation puissante porte dans ses rangs la surprise et l'effroi, et lui révèle plus pleinement encore quel est le courage de l'ennemi qu'elle pense avoir abattu. Je veux, dit Luther, rendre témoignage à l'Évangile, non par mes « paroles seulement, mais aussi par mes œuvres.

« Je veux, à la face de mes ennemis, qui déjà « triomphent et font entendre leurs jubilations, épouser une nonne, afin qu'ils sachent et' qu'ils connaissent qu’ils ne m'ont pas vaincu '. Je ne pousse point une femme pour vivre longtemps avec elle; mais, voyant les peuples et les princes déchaîner contre moi leur furie, prévoyant que ma fin est proche, et qu'après ma mort on foulera de nouveau aux pieds ma doctrine, je veux, pour l'édification des faibles, laisser une éclatante confirmation de ce que j'ai enseigné ici-bas [20]. »

Le 11 juin 15a5, Luther se rendit à la maison de son ami et collègue Amsdorff. Il demanda à Pomeranus, qu'il appelait par excellence le Pasteur,» de bénir son union.

Le célèbre peintre Lucas Cranach et le docteur Jean Apelle lui servirent de témoins.

Mélanchton n'était pas présent.

188

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle A peine Luther fut-il marié que toute la chrétienté s'en émut. De toutes parts on le poursuivait d'accusations et de calomnies. C'est un in ceste, » s'écriait Henri VIII Un moine épouse 'e une vestale, » disaient les uns [21]. — « L'Antéchrist doit naître de cette union, disaient les autres, car une prophétie annonce qu'il naîtra d'un moine et d'une religieuse. » A quoi Érasme répondait avec son sourire malin : Si la prophétie est vraie, que de milliers d'Antéchrists n'y a-t-il pas déjà eu dans le monde [22] ! » Mais tandis qu'on assaillait ainsi Luther, plusieurs des hommes sages et modérés que l'Eglise romaine comptait dans son sein prenaient sa défense.

Luther, dit Érasme, a pris pour épouse une femme de l'illustre famille de Bora, mais elle est sans dot [23]. ».Un témoignage plus vénéré encore lui fut alors rendu. Le maître de l'Allemagne, Philippe Mélanchton, que cette démarche hardie avait d'abord épouvanté, dit de cette voix grave que ses ennemis mêmes écoutaient avec respect :

« Si l'on prétend qu'il y a eu quelque chose d'inconvenant dans le mariage de Luther, c'est un mensonge et une calomnie [24]. Je crois qu'il a dû se faire violence pour se marier. La vie du mariage est une vie humble, mais elle est une vie sainte, s'il en est une au monde, et partout les Ecritures nous la représentent comme honorable devant Dieu. »

Luther fut d'abord ému en voyant fondre sur lui tant de mépris et de colère; Mélanchton redoubla d'amitié et d'égards envers lui [25]; et bientôt le réformateur sut voir dans l'opposition des hommes, une marque de l'approbation de Dieu. « Si je ne scandalisais pas le monde, dit-il, j'aurais un lieu de trembler que ce que j'ai fait ne fût pas selon Dieu [26]. »

Huit ans s'étaient écoulés depuis le moment où Luther avait attaqué les indulgences jusqu'à celui où il s'unit à Catherine de Bora : il serait difficile d'attribuer, comme on le fait encore, son zèle contre les abus de l'Église à un désir impatient » de se marier. Il avait alors quarante-deux ans, et Catherine de Bora avait déjà passé deux années à Wittemberg.

Luther fut heureux dans cette union. Le plus grand don de Dieu, disait-il, c'est une épouse pieuse, aimable, craignant Dieu, aimant sa maison, avec laquelle on puisse vivre en paix, et à qui l'on puisse se confier entièrement. » Quelques mois après son mariage, il annonça à l'un de ses amis la grossesse de Catherine [27]; et en effet elle accoucha d'un fils un an après leur union [28]. Les douceurs du bonheur domestique dissipèrent bientôt les nuages que l'irritation de ses ennemis avait d'abord soulevés autour de lui. Sa Ketha, comme il l'appelait, lui témoignait l'affection la plus tendre, le consolait quand il était abattu, en lui récitant des passages de la Bible, le déchargeait de tous les soins de la vie extérieure, s'asseyait près de lui dans ses heures de loisir, brodait le portrait de son mari, lui rappelait les amis auxquels il oubliait d'écrire, et l'amusait souvent par ses questions naïves. Une certaine fierté 189

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle paraît avoir été dans son caractère; aussi Luther l'appelait-il quelquefois : «

Seigneur Ketha;» il disait un jour en plaisantant que, s'il avait encore à se marier, il se sculpterait en pierre une femme obéissante; car, ajoutait-il, il est impossible d'en trouver une telle en réalité. Ses lettres étaient pleines de tendresse pour Catherine; il la nommait : Sa chère et gracieuse femme, sa chère et aimable Ketha. » L'humeur de Luther prit plus d'enjouement dans la société de Catherine, et cette heureuse disposition d'esprit lui demeura dès lors, même au milieu des plus grandes alarmes.

La corruption presque universelle des ecclésiastiques avait fait tomber le sacerdoce dans le plus grand mépris, et les vertus isolées de quelques vrais serviteurs de Dieu n'avaient pu l'en retirer. La paix domestique, la fidélité conjugale, ces fondements les plus sûrs du bonheur terrestre, étaient sans cesse troublés, dans les villes et les campagnes, par les passions grossières des prêtres et des moines. Personne n'était à l'abri de leurs tentatives de séduction. Ils profitaient de l'accès qu'ils avaient dans le sein des familles, et même quelquefois de l'intimité du tribunal de la pénitence, pour faire pénétrer dans les âmes un venin mortel et satisfaire leurs coupables penchants. La Réformation, en abolissant le célibat des prêtres, rétablit la sainteté de l'union conjugale.

Le mariage des ecclésiastiques mit fin à un nombre immense de crimes cachés. Les réformateurs devinrent les modèles de leurs troupeaux dans la relation la plus intime et la plus importante de la vie; et le peuple ne tarda pas à se réjouir de voir de nouveau les ministres de la religion, époux et pères.

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FOOTNOTES

[1] Ranke, Deutsche Gesch. II, p. aa6.

[2] Dux Gorgius, mortuo Freclerico, putat se omnia posse. (L. Epp. III, p.

[3] Habito conciliabulo conjuraverunt restituros sese esse omnia.. (Ibid.)

[4] Sleidan. Hist. de la Réf. I, p. ai 4 .

[5] Keil, Luther's Leben, p. 160

[6] Der Seelcn Seligkeit halber. (L. Epp. II, p. 3î3.)

[7] Mit aller Zucht und Ehre an redliche Stàtte und Orte kommen. (Ibid., p. 3ï2.)

[8] Per honestos cives Torgavienses adductse. (L. Epp. II, p. 3 19.)

[9] Mirabiliter evasenint. (Ibid.)

[10] Und aile Klôster lcdig machen. (Ibid., p. 322.) 190

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[11] Cum expectem quotidie mortem et meritum haeretici supplicium. (L. Epp. II, p.

670, du 3o novembre 15a40

[12] Muss und will Ich sehen wo mieh Gott ernâhret. (Ibid., p. 582.)

[13] Si vis Ketam tuam a Bora tenere. (L.Epp. II, p. 5t»3.)

[14] AusBegehren meînes lieben Vaters. (Ibid. III, p. a.)

[15] Ibid., p. 1.

[16] Genèse II, v. 18.

[17] Risuros nnindum universum et diabolum ipsum. (M. Ad. Vit. Luth., p. i30.)

[18] Ut confirmpm facto qnae docui, tam multos invenio pu sillanimes in tanta luce Evangehi. (L. Epp. 111, {). i3»)

[19] Nonna ducta uxore in despectum triumphantium et cla inantium Jo! Jo!

hostium. (L. Epp. III, p. a1.)

[20] Non duxi uxorem ut diu viverem, sed quod nunc pro piorem fincm meum suspicarer. (Ibid., p. 32.)

[21] Monachus cum vcstali copularetur. (M. Ad. Vit. Lutb;, p. i31.)

[22] Quot Antichristorum millia jam olim habet mundus. (Er. Epp., p. 789.)

[23] Erasme ajoute : Partu maturo sponsse vanus erat rumor . (Ibid., p. 780, 789.)

[24] Ott « jiEùSoç toïïto xotl SiaêoXiî êati. (Corp. Réf. I p. ;53 ad Cam.)

[25] IlSoa ffitouSîi xaï EÙvoîa. (Ibid.)

[26] Offenditur etiam in carne ipsius divinitatis et creatoris, ajoute-t-il. (L. Epp. III, p. 3a.)

[27] 21 Octobre 1525. Catena mea simulat vel vere implet illud Génes. 3 : Tu dolore gravida eris. (Ibid., p. 35.)

[28] Mir nieine Iiebe Kethe einen Hansen Luther bracht hat, gestern uni zwei. (8

juin 1526. Ibid., p. 119.)

191

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII.

Au premier abord, le mariage de Luther avait, il est vrai, paru ajouter aux embarras de la Réforme. Elle était encore sous le coup que la révolte des paysans lui avait porté; le glaive de l'empereur et des princes était toujours tiré contre elle; et ses amis, le landgrave Philippe et le nouvel électeur Jean, semblaient eux-mêmes découragés et interdits.

Toutefois, cet état de choses ne dura pas long temps. Bientôt le jeune landgrave releva fière ment la tête. Ardent et courageux comme Luther, le beau caractère du réformateur l'avait subjugué. Il se jeta dans la Réformation avec l'entraînement d'un jeune homme, et il l'étudia en même temps avec le sérieux d'un homme supérieur.

En Saxe, Frédéric n'était remplacé, ni quant à la sagesse, ni quant à l'influence; mais son frère, l'électeur Jean, au lieu de se contenter du rôle passif de protecteur, intervenait plus directement et avec plus de courage dans les affaires religieuses. «

Je veux, fit-il dire, le 16 août 15a5, au moment de quitter Weimar, à tous les prêtres assemblés, que vous prêchiez à l'avenir la pure Parole de Dieu, sans aucune addition humaine. » Quelques vieux ecclésiastiques qui ne savaient comment s'y prendre pour lui obéir, répondirent naïvement: On ne nous défend pas pourtant de dire la messe pour les morts, ni de bénir l'eau et le sel.»— « Tout, reprit l'électeur, les cérémonies aussi bien que la prédication, doit être soumis à la Parole de Dieu. »

Bientôt le jeune landgrave forma le projet inouï de convertir le duc George, son beau-père. Tantôt il établissait la suffisance de l'Écriture, tantôt il attaquait la messe, la papauté et les vœux obligatoires. Une lettre succédait à une autre lettre; et toutes les déclarations de la Parole de Dieu étaient tour à tour opposées à la foi du vieux duc '[1].

Ces efforts ne furent pas inutiles. Le fils du duc George fut gagné à la nouvelle doctrine. Mais Philippe échoua auprès du père. « Dans cent ans, dit celui-ci, on verra qui a raison. » — Parole terrible, dit l'électeur de Saxe. Qu'est-ce, je vous prie, qu'une foi qui a besoin d'une telle épreuve [2] ? Pauvre duc.. Il attendra longtemps.

Dieu, je le crains, l'a endurci, comme autrefois Pharaon. »

Le parti évangélique trouva en Philippe un chef intelligent et hardi, capable de tenir tête aux attaques terribles que ses ennemis lui préparaient. Mais n'y a-t-il pas lieu de regretter que le chef de la Réforme fût dès ce moment un homme d'épée et non un simple disciple de la Parole de Dieu?. L'élément humain grandit dans la Réformation, et l'élément spirituel y diminua. Ce fut au détriment de l'œuvre; car c'est selon les lois de sa nature propre, que toute œuvre doit se développer, et la Réforme était d'une nature essentielle ment spirituelle.

192

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Dieu multipliait ses soutiens. Déjà un État puissant, aux frontières de l'Allemagne, la Prusse, se rangeait avec joie sous l'étendard de l'Evangile. L'esprit chevaleresque et religieux qui avait fondé l'ordre Teutonique s'était éteint peu à peu avec les siècles qui l'avaient vu naître. Les chevaliers, ne cherchant plus que leur intérêt particulier, avaient mécontenté les populations qui leur étaient soumises.

La Pologne en avait profité, en 1466, pour faire reconnaître à l'ordre sa suzeraineté.

Le peuple, les chevaliers, le grand maître, la domination polonaise étaient autant de puissances contraires qui se heurtaient mutuellement, et qui rendaient la prospérité du pays impossible. Alors vint la Réformation, et l'on y reconnut le seul moyen de salut qui demeurât à ce malheureux peuple. Brismann, Speratus, Poliandre, secrétaire du docteur Eck à la dispute de Leipzig, d'autres encore prêchèrent l'Évangile en Prusse. Un jour, un mendiant, venant des contrées soumises aux chevaliers teutoniques, arriva à Wittemberg, et, s'arrêtant devant la maison de Luther, il chanta d'une voix grave ce beau cantique de Poliandre : Le salut jusqu'à nous enfin est arrivé [3] ! Le réformateur, qui n'avait jamais entendu ce chant chrétien, écoutait, étonné et ravi; l'accent étranger du chanteur augmentait sa joie. « Encore! encore ! » S’écria-t-il, quand le mendiant eut fini. Puis il lui demanda d'où pouvait venir cet hymne; et ses larmes commencèrent à couler, quand il apprit du pauvre homme, que c'était des bords de la Baltique qu'un cri de délivrance retentissait jusqu'à Wittemberg; alors, joignant les mains, il rendit grâces [4].

En effet, le salut était là. « Prenez pitié de notre misère, disait le peuple de la Prusse au grand maître, et donnez-nous des prédicateurs qui nous annoncent le pur Évangile de Jésus-Christ. » Albert ne répondit rien d'abord; mais il entra en pour parler avec Sigismond, roi de Pologne, son oncle et son seigneur suzerain.

Celui-ci le reconnut comme duc héréditaire de la Prusse [5]; et le nouveau prince entra dans sa capitale de Rœnigsberg, au son des cloches et aux acclamations du peuple; toutes les maisons étaient magnifiquement ornées, et les rues jonchées de fleurs. « Il n'y a qu'un seul ordre, dit Albert, c'est la chrétienté. » Les ordres monastiques s'en al laient, et cet ordre divin était rétabli.

Les évêques remirent au nouveau duc leurs droits séculiers; les couvents furent changés en hospices; l'Évangile fut annoncé jusque dans les plus pauvres villages, et l'année suivante, Albert épousa Dorothée, fille du roi de Danemark, dont la foi au seul Sauveur » était inébranlable. Le pape somma l'empereur de sévir contre ce moine apostat », et Charles mit Albert à l'interdit.

Un autre prince de la famille de Brandebourg, le cardinal-archevêque de Mayence, fut alors sur le point de suivre l'exemple de son cousin. La guerre des paysans menaçait surtout les principautés ecclésiastiques; l'électeur, Luther, toute 193

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Allemagne croyaient être à la veille d'une grande révolution. L'archevêque, pensant que le seul moyen de garder sa principauté était de la séculariser, invita secrètement Luther à préparer le peuple à cette démarche hardie' [6]; ce que celui-ci fit, par une lettre destinée à être rendue publique, qu'il lui adressa : « Dieu, y disait-il, a appesanti la main sur le clergé; il faut qu'il tombe; rien ne peut le sauver [7]'. »

Mais, la guerre des paysans s'étant terminée beaucoup plus promptement qu'on ne l'avait imaginé, le cardinal garda ses biens temporels; ses inquiétudes se dissipèrent, et il renonça à ses projets de sécularisation. Tandis que Jean de Saxe, Philippe de Hesse et Albert de Prusse confessaient si hautement la Réformation, et qu'à la place du prudent Frédéric se trouvaient ainsi trois princes, pleins de résolution et de courage, l'œuvre sainte faisait des progrès dans l'Eglise et parmi les nations. Luther sollicitait l'électeur d'établir partout le ministère évangélique, à la place du sacerdoce de Rome, et d'instituer une visite générale des églises [8]. Vers le même temps on commençait à Wittemberg à exercer les droits épiscopaux et à consacrer les ministres. « Que le pape, les évêques, les moines et les prêtres, disait Mélanchton, ne s'écrient pas : « Nous sommes l'Eglise; celui qui se sépare de nous se sépare de l'Église ! » Il n'y a d'autre Église que l'assemblée de ceux qui ont la Parole de Dieu et qui sont purifiés par elle. [9] »

Tout cela ne pouvait se dire et se faire sans produire une réaction énergique. Rome avait cru la Réformation éteinte dans le sang des paysans rebelles; mais partout ses flammes reparaissaient plus brillantes et plus vives. Elle résolut de faire un nouvel effort. Le pape et l'empereur écrivirent des lettres menaçantes, l'un de Rome, l'autre d'Espagne. Le gouvernement impérial se prépara à remettre les choses sur l'ancien pied; et l'on songea sérieusement à écraser définitivement la Réforme à la prochaine diète.

Le prince électoral de Saxe et le landgrave, alarmés, se réunirent, le 7 novembre, au château de Friedewalt, et convinrent que leurs députés à la diète agiraient d'un commun accord. Ainsi, 'dans la forêt de Sullinge, se formaient' les premiers éléments d'une alliance évangélique, opposée aux ligues de Ratisbonne et de Dessau. La diète s'ouvrit le 11 décembre à Augsbourg. Les princes évangéliques ne s'y trouvaient pas en personne. Les députés de Saxe et de Hesse tinrent, dès l'entrée, un courageux langage : « C'est à une imprudente sévérité, dirent-ils, qu'est due la révolte des paysans. Ce n'est ni par le feu ni par le glaive qu'on arrache des cœurs la vérité de Dieu. Si vous voulez employer la violence contre la Réformation, il en résultera des maux plus terribles que ceux auxquels vous venez d'échapper à peine. »

On sentait que la résolution qui serait prise, ne pouvait manquer d'être d'une immense portée. Chacun désirait reculer le moment décisif, afin d'augmenter ses forces. On résolut donc de se réunir de nouveau à Spire, au mois de mat suivant; et 194

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'on maintint jusque-là le recez de Nuremberg. Alors, dit-on, nous traiterons à fond de la sainte foi, de la justice et de la paix. »

Le landgrave poursuivit son dessein. A la fin de février 1520, il eut à Gotha une conférence avec l'électeur. Les deux princes convinrent que, s'ils étaient attaqués pour la Parole de Dieu, ils réuniraient toutes leurs forces pour résister à leurs adversaires. Cette alliance fut ratifiée à Torgau; elle devait avoir de grandes conséquences. L'alliance de Torgau ne suffisait pas au land grave. Convaincu que Charles-Quint cherchait à former une ligue contre Christ et sa sainte parole, » il écrivait à l'électeur lettre sur lettre, lui représentant la nécessité de s'unir avec d'autres États. « Pour moi, lui disait-il, plutôt mourir que de renier la Parole de Dieu et de me laisser chasser de mon trône [10]. »

A la cour électorale, on était dans une grande incertitude. En effet, un obstacle sérieux s'op posait à l'union des princes évangéliques; et cet obstacle, c'étaient Luther et Mélanchton. Luther voulait que la doctrine évangélique ne fût défendue que par Dieu seul. Il croyait que moins les hommes s'en mêleraient, plus l'intervention de Dieu ne serait éclatante. Toutes ces me sures qu'on voulait prendre lui semblaient devoir être attribuées à une lâche timidité et à une défiance coupable. Mélanchton craignait qu'une alliance des princes évangéliques n'amenât précisément la guerre qu'on voulait éviter. Le landgrave ne se laissa point arrêter par ces considérations, et s'efforça de faire entrer dans l'alliance les Etats qui l'entouraient; mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès.

Francfort refusa d'en faire partie. L'électeur de Trêves cessa son opposition, et accepta une pension de l'empereur. L'électeur Palatin lui-même, dont les dispositions évangéliques étaient connues, rejeta les propositions de Philippe. Ainsi, du côté du Rhin, le landgrave échouait; mais l'électeur, malgré les avis des théologiens de la Réforme, entra en négociation avec les princes qui, de tout temps, s'étaient rangés autour de la puissante maison de Saxe. Le 11 juin, l'électeur et son fils, les ducs Philippe, Ernest, Othon et François de Brunswick et Lunebourg, le-duc Henri de Mecklembourg, le prince Wolf d'Anhalt, les comtes Albert et Gebbard de Mansfeld, se réunirent à Magdebourg; et là, sous la présidence de l'électeur, ils formèrent une alliance semblable à celle de Torgau.

« Le Dieu tout-puissant, disaient ces princes, ayant, dans son ineffable miséricorde, fait reparaître au milieu des hommes sa sainte et éternelle Parole, la nourriture de nos âmes et notre plus grand trésor ici-bas; et des manœuvres puissantes ayant lieu de la part du clergé et de ses adhérents pour l'anéantir et l'extirper; fermement assurés que celui qui l'a envoyée pour glorifier son nom sur la terre, saura aussi la maintenir, nous nous engageons à conserver cette Parole sainte à nos peuples, et à employer à cet effet nos biens, nos vies, nos États, nos sujets, tout ce que nous possédons; mettant notre confiance, non point en nos armées, mais uniquement 195

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dans la toute-puissance du Seigneur, dont nous ne voulons être que les instruments

[11]. » Ainsi parlaient les princes. La ville de Magdebourg fut, deux jours après, reçue dans l'alliance, et le nouveau duc de Prusse, Albert de Brandebourg, y adhéra sous une forme particulière.

L'alliance évangélique était formée; mais les dangers qu'elle était destinée à écarter devenaient chaque jour plus menaçants. Les prêtres et les princes amis de Rome avaient vu grandir tout à coup devant eux, d'une manière redoutable, cette Réformation qu'ils avaient crue étouffée. Déjà les partisans de la Réforme étaient presque aussi puissants que ceux du pape. S'ils ont la majorité dans la diète, on peut deviner ce que les États ecclésiastiques en doivent attendre. Maintenant donc, ou jamais! Il ne s'agit plus seulement de réfuter une hérésie; il faut combattre un parti puissant. Ce sont d'autres victoires que celles du docteur Eck, qui doivent à celte heure sauver la chrétienté.

Déjà des mesures efficaces avaient été prises. Le chapitre métropolitain de l'église primatiale de Mayence avait convoqué une assemblée de tous ses suffragants, et arrêté qu'une députation serait envoyée à l'empereur et au pape, pour leur demander de sauver l'Eglise.

En même temps, le duc George de Saxe, le duc Henri de Brunswick et le cardinal-électeur Albert s'étaient réunis à Halle, et avaient aussi résolu de s'adresser à Charles-Quint. La détestable doc trine de Luther, lui disaient-ils, fait de rapides progrès. Chaque jour on cherche à nous gagner nous-mêmes; et comme on ne peut y parvenir par la douceur, on veut nous y contraindre en soulevant nos sujets. Nous invoquons le secours de l'empereur [12].» Aussitôt après cette conférence, Brunswick lui-même partit pour l'Espagne, afin de décider Charles.

Il ne pouvait arriver dans un moment plus favorable; l'empereur venait de conclure avec la France la fameuse paix de Madrid; il semblait n'avoir plus rien à craindre de ce côté, et ses regards ne se tournaient plus que vers l'Allemagne. François 1er lui avait offert de payer la moitié des frais de la guerre, soit contre les hérétiques, soit contre les Turcs.

L'empereur était à Séville; il allait épouser une princesse de Portugal, et les rives du Guadalquivir retentissaient du bruit des fêtes. Une brillante noblesse, un peuple immense remplissaient l'ancienne capitale des Maures. Sous les voûtes de la superbe cathédrale étaient étalées toutes les pompes de l'Église; un légat du pape officiait, et jamais, même au temps des Arabes, l'Andalousie n'avait vu une cérémonie plus magnifique et plus solennelle.

Ce fut alors que Henri de Brunswick arriva d'Allemagne, et supplia Charles-Quint de sauver l'Église et l'Empire, attaqués par le moine de Wittemberg. Sa demande 196

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle fut aussitôt prise en considération, et l'empereur se décida pour des mesures énergiques.

Le 13 mars 15a6, il écrivit à plusieurs des princes et des villes demeurés fidèles à Rome. 11 chargea en même temps, par une instruction spéciale, le duc de Brunswick de leur dire, qu'il avait appris avec une vive douleur que les progrès continuels de l'hérésie de Luther menaçaient de remplir l'Allemagne de sacrilège, de désolation et de sang; qu'il voyait au contraire avec un plaisir extrême la fidélité du plus grand nombre des États; que, négligeant toute autre affaire, il allait quitter l'Espagne, se rendre à Rome, pour s'entendre avec le pape, et de là retourner en Allemagne, pour combattre la peste détestable de Wittemberg; que, quant à eux, ils devaient demeurer fidèles à leur foi; et si les luthériens voulaient les entraîner dans l'erreur par la ruse ou par la force, s'unir étroitement et résister avec courage; qu'il arriverait bientôt et les soutiendrait de tout son pouvoir [13].

Au retour de Brunswick en Allemagne, le parti catholique fut dans la joie et releva fièrement la tête. Les ducs de Brunswick, de Poméranie, Albert de Mecklembourg, Jean de Juliers, George de Saxe, les ducs de Bavière, tous les princes ecclésiastiques se crurent sûrs de la victoire, après avoir lu les lettres menaçantes du vainqueur de François 1er. On se rendra encore à la prochaine diète, on humiliera les princes hérétiques, et s'ils ne se soumettent pas, on les contraindra par le glaive. « Quand je le voudrai, dit, à ce qu'on assure, le duc George, je serai électeur de Saxe [14]; »

parole à laquelle il chercha plus tard à donner un autre sens. La cause de Luther ne tiendra pas longtemps, dit un jour à Torgau, d'un air de triomphe, le chancelier du duc; qu'on y prenne garde! »

Luther, en effet, y prenait garde, mais non comme on l'entendait; il suivait avec attention les desseins des ennemis de la Parole de Dieu, et pensait, ainsi que Mélanchton, voir bientôt des milliers de glaives tirés contre l'Évangile. Mais il cherchait sa force plus haut que dans les hommes. Satan, écrivait-il à Frédéric Myconius, fait éclater sa fureur; d'impies pontifes conspirent; et l'on nous menace de la guerre. Exhortez le peuple à combattre vaillamment devant le trône du Seigneur, par la foi et par la prière, en sorte que nos ennemis, vaincus par l'Esprit de Dieu, soient contraints à la paix. Le premier besoin, le premier travail, c'est la prière; que le peuple sache qu'il est maintenant exposé au tranchant des épées et aux fureurs du diable, et qu'il prie [15]. »

Ainsi tout se préparait pour un combat décisif. La Réformation avait pour elle les prières des chrétiens, la sympathie du peuple, le mouvement ascendant des esprits, que nulle puissance ne pouvait arrêter. La papauté avait en sa faveur l'ancien ordre de choses, la force des coutumes antiques, le zèle et les haines de princes redoutables, et la puissance de ce grand, empereur, qui régnait sur les deux mondes et qui venait de porter un rude échec à la gloire de François 1er.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Tel était l'état des choses, quand la diète de Spire s'ouvrit. Maintenant retournons à la Suisse.

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FOOTNOTES

[1]Kommels Urkundenbuch. I, p. 2.

[2] Was das fur ein Glaube sey, der eine solche Erfahrung erfordert. (Seckend., p.

739.)

[3] Es ist das Heyl uns kommen her.

[4] Dankte Gott mit Freuden. (Seck., p. 668.)

[5] Sleidan. Hist. de la Réf., p. 220.

[6] Seckend., p. 71a.

[7] Kr muss herunter. (L. Epp. II, p. 674.)

[8] L. Epp. III, p. 28, 38, 5i, etc.

[9] Dass Kirche sey altëin diejenige, so Gottes Wort h.ibcn und damit gereiniget werden. jCorp. Réf. I, p. 766.) 20.

[10] Seckendorff, p. 768.

[11] Allein auf Gott den Allmâehtigen, als dessen Werkzeuge sie handeln.

(Hortleber, Ursache des dcutschcn Krirges.I p. i/,90.)

[12] Schinidt, Deutsche Gesch. VIII, p. 202.

[13] Archives de Weymar. (Seckend., p. 768.)

[14] Ranke, Dcutsch Gesch. II, p. S/tg. Rommel Urkunden., p. 22.

[15] Ut in mediis gladiis et furoribus Satanae posito et pericli tant!. (L. Epp. III, p.

100.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE XI. DIVISIONS. SUISSE. ALLEMAGNE. (1523 — 1527.) CHAPITRE I.

Nous allons voir paraître les diversités, ou, comme on les a appelées, les variations de la Réforme. Ces diversités sont un de ses caractères les plus essentiels. Unité dans la diversité et diversité dans l'unité, telle est la loi de la nature et telle est aussi celle de l'Église.

La vérité est comme la lumière du soleil. La lumière descend du ciel une et toujours la même; et cependant elle revêt différentes couleurs sur la terre, selon les objets sur lesquels elle tombe. De même, des formules un peu différentes peuvent quelquefois exprimer la même idée chrétienne, envisagée sous des points de vue divers. Que la création serait triste, si cette immense variété de formes et de couleurs, qui en fait la richesse, était remplacée par une absolue uniformité! Mais aussi quel désolant aspect, si tous les êtres créés ne formaient pas une seule et magnifique unité !

L'unité divine a des droits; la diversité humaine en a aussi. Il ne faut dans la religion anéantir ni Dieu ni l'homme. Si vous n'avez pas d'unité, la religion n'est pas de Dieu; si vous n'avez pas de diversité, la religion n'est pas de l'homme; or elle doit être de l'un et de l'autre. Voulez-vous rayer de la création l'une des lois que Dieu lui a imposées, celle d'une immense diversité? Si les choses inanimées, qui rendent leur son, dit saint Paul, soit un hautbois, soit une harpe, ne forment des tons différents, comment connaîtra-t-on ce qui est sonné sur le hautbois ou sur la harpe [1]? Mais s'il est dans les choses religieuses une diversité qui provient de la différence d'individualité, et qui par conséquent doit subsister même dans le ciel, il en est une qui provient de la révolte de l'homme, et celle-là est un grand mal.

Il est deux tendances qui entraînent également dans l'erreur. La première exagère la diversité, et la seconde l'unité. Les doctrines essentielles au salut forment la limite entre ces deux directions. Exiger plus que ces doctrines, c'est porter atteinte à la diversité; exiger moins, c'est porter atteinte à l'unité.

Ce dernier excès est celui d'esprits téméraires et rebelles, qui se jettent en dehors de Jésus Christ, pour former des systèmes et des doctrines d'hommes.

Le premier se trouve dans diverses sectes exclusives, et en particulier dans celle de Rome. L'Église doit rejeter l'erreur; si elle ne le faisait pas, le christianisme ne pourrait être maintenu.

Mais si l'on veut pousser à l'extrême cette pensée, il en résultera que l'Église devra prendre parti contre la moindre déviation, qu'elle s'émouvra pour une dispute de mots; la foi sera bâillonnée, et le sentiment chrétien réduit en servitude. Tel ne fut point l'état de l'Eglise dans les temps du vrai catholicisme, de celui des premiers 199

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle siècles. Il rejeta les sectes qui portaient atteinte aux vérités fondamentales de l'Évangile; mais, ces vérités ad mises, il laissa à la foi une pleine liberté. Rome s'éloigna bientôt de ces sages errements; et à mesure qu'une domination et une doctrine d'hommes se formèrent dans l'Église, on y vit aussi paraître une unité d'hommes.

Un système humain une fois inventé, les rigueurs s'accrurent de siècle en siècle. La liberté chrétienne, respectée par le catholicisme des premiers âges, fut d'abord limitée, puis enchaînée, puis étouffée. La conviction, qui, selon les lois de la nature humaine et de la Parole de Dieu, doit se former librement dans le cœur et dans l'intelligence de l'homme, fut imposée du dehors, tout faite et symétriquement arrangée par les maîtres de l'homme. La réflexion, la volonté, le sentiment, toutes les facultés de l'être humain, qui, soumises à la Parole et à l'Esprit de Dieu, doivent travailler et produire librement, furent comprimées dans leur liberté et contraintes à se répandre dans des formes, à l'avance déterminées. L'esprit de l'homme devint semblable à un miroir où viennent se représenter des images étrangères, mais qui ne possède rien par lui-même. Il y eut sans doute encore des âmes enseignées immédiatement de Dieu. Mais la grande majorité des chrétiens n'eut dès lors que les convictions d'autrui; une foi propre à l'individu devint chose rare; la Réformation seule rendit à l'Église ce trésor.

Cependant il y eut pendant quelque temps encore un espace dans lequel il était permis à l'esprit humain de se mouvoir, certaines opinions que l'on pouvait admettre ou rejeter à son gré. Mais de même qu'une armée ennemie serre toujours de plus près une ville assiégée, contraint la garnison à ne plus se mouvoir que dans l'enceinte étroite de ses murs, l'oblige enfin à se rendre; de même on a vu la hiérarchie rétrécir, chaque siècle et presque chaque année, l'espace qu'elle avait provisoirement accordé à l'esprit de l'homme, jusqu'à ce qu'enfin cet espace, envahi entièrement par elle, ait cessé d'exister. Tout ce qu'il faut croire, aimer ou faire, a été réglé et arrêté dans les bureaux de la chancellerie romaine. On a déchargé les fidèles de la fatigue d'examiner, de penser, de combattre; ils n'ont plus eu qu'à ré péter les formules qu'on leur avait apprises.

Dès lors s'il a paru, au sein du catholicisme romain, quelque homme héritier du catholicisme des temps apostoliques, cet homme, incapable de se développer dans les liens où il était retenu, a dû les briser, et montrer de nouveau au monde étonné la libre allure du chrétien, qui n'accepte d'autre loi que celle de Dieu.

La Réformation, en rendant la liberté à l'Eglise, devait donc lui rendre sa diversité originelle et peupler de familles, unies par les grands traits de ressemblance qu'elles tirent de leur chef commun, mais diverses dans les traits secondaires, et rap pelant les variétés inhérentes à la nature humaine. Peut-être eût-il été à désirer que cette diversité subsistât dans l'Eglise universelle, sans qu'il en résultat de 200

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle sectes. Néanmoins il faut se rappeler que les sectes ne sont que l'expression de cette diversité.

La Suisse et l'Allemagne, qui s'étaient jusqu'alors développées indépendamment l'une de l'autre, commencèrent à se rencontrer dans les années dont nous devons retracer l'histoire, et elles réalisèrent la diversité dont nous parlons, et qui devait être l'un des caractères du protestantisme. Nous y verrons des hommes parfaitement d'accord sur tous les grands points de la foi, différant pourtant sur quelques questions secondaires. Sans doute la passion intervint dans ces débats; mais tout en déplorant ce triste mélange, le protestantisme, loin de chercher à déguiser sa diversité, l'annonce et la proclame. C'est par un chemin long et difficile qu'il tend à l'unité; mais cette unité est la vraie.

Zwingle faisait des progrès dans la vie chrétienne. Tandis que l'Évangile avait délivré Luther de cette profonde mélancolie à laquelle il s'était abandonné autrefois dans le couvent d'Erfurt, et avait développé en lui une sérénité, qui devenait souvent de la gaieté, et dont le réformateur donna dès lors tant de preuves, même en face des plus grands périls, le christianisme avait eu un effet tout contraire sur le joyeux enfant des montagnes du Tockenbourg. Arrachant Zwingle à sa vie légère et mondaine, il avait imprimé à son caractère une gravité qui ne lui était pas naturelle. Ce sérieux lui était bien nécessaire. Nous avons vu comment, vers la fin de l'an 1522, de nombreux ennemis semblaient se lever contre la Réforme [2].

Partout on accablait Zwingle d'invectives,' et souvent des disputes s'engageaient jusque dans les temples mêmes. Léon Juda, de petite taille [3], dit un historien, mais plein de charité pour les pauvres et de zèle contre les faux docteurs, était arrivé à Zurich, vers la fin de l'an 1022, pour remplir les fonctions de pasteur de l'église de Saint-Pierre. Il avait été remplacé à Einsiedeln par Oswald Myconius [4].

C'était une acquisition précieuse pour Zwingle et pour la Réforme.

Un jour, peu après son arrivée, il entendit dans l'église où il venait d'être appelé comme pasteur, un moine augustin prêcher avec force que l'homme peut satisfaire par lui-même à la justice de Dieu. « Révérend père prieur, s'écria Léon, écoutez-moi un instant; et vous, chers bourgeois, soyez tranquilles; je parlerai comme il convient à un chrétien. » Puis il prouva au peuple la fausseté de la doctrine qu'il venait d'entendre [5]. H en résulta une vive agitation dans le temple; plusieurs attaquèrent aussitôt avec colère le petit prêtre» venu d'Einsiedeln. Zwingle se rendit devant le grand conseil; il demanda à rendre compte de sa doctrine, en présence des députés de l'évêque; et le conseil, désireux de voir finir ces discordes, convoqua une conférence pour le 29 janvier 1523. La nouvelle se répandit promptement dans toute la Suisse. « Il va y avoir à Zurich, disaient avec dépit les adversaires, une diète de vagabonds; tous les coureurs de grand chemin y seront réunis. »

201

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Zwingle, voulant préparer le combat, publia soixante-sept thèses. Le montagnard du Tockenbourg attaquait hardiment le pape aux yeux de la Suisse entière.

Tous ceux qui prétendent que l'Évangile n'est rien sans la confirmation de l'Église, disait-il, blasphèment Dieu.

« Le seul chemin du salut pour tous ceux qui ont été, qui sont ou qui seront, c'est Jésus Christ.

« Tous les chrétiens sont frères de Christ et frères entre eux, et ils n'ont point de pères sur la terre : ainsi tombent les ordres, les sectes et les partis.

On ne doit faire subir aucune contrainte à ceux qui ne reconnaissent pas leur erreur, à moins que, par leur conduite séditieuse, ils ne troublent la paix. »

Telles étaient quelques-unes des paroles de Zwingle.

Le jeudi, 29 janvier, dès le matin, plus de six cents personnes étaient réunies dans la salle du grand conseil, à Zurich. Des Zurichois et des étrangers, des savants, des gens de distinction et des ecclésiastiques avaient répondu à l'appel du conseil.

Qu'arrivera-t-il de tout cela? « Se de mandait-on [6]. Nul n'osait répondre; mais l'attention, l'émotion, l'agitation qui régnaient dans cette assemblée, montraient assez que l'on s'attendait à de grandes choses.

Le bourgmestre Rouste, qui avait combattu à Marignan, présidait la conférence. Le chevalier Jacques d'Anwyl, grand maître de la cour épiscopale de Constance, Faber, vicaire général, et plusieurs docteurs y représentaient l'évêque. Schaffhouse avait envoyé le docteur Sébastien Hofmeister; c'était le seul député des cantons, tant la Réforme était encore faible en Suisse. Sur une table au milieu de la salle, était la Bible, et devant elle un docteur; c'était Zwingle. Je suis agité et tourmenté de toutes parts, avait-il dit; « mais: cependant je demeure ferme, appuyé, non sur ma propre force, mais sur le rocher qui est Christ, avec l'aide duquel je puis tout [7].» Zwingle se leva : J'ai prêché que le salut ne se trouve qu'en Jésus-Christ, dit-il, et à cause de cela on m'appelle dans toute la Suisse un hérétique, un séducteur, un rebelle maintenant donc, au nom de Dieu, me voici [8].»

Tous les regards se tournèrent alors vers Faber, qui se leva et répondit : Je n'ai pas été envoyé ici pour disputer, mais seulement pour écouter. » L'assemblée surprise se mit à rire. La diète de Nuremberg, continua Faber, a promis un concile dans une année; il faut attendre qu'il ait lieu. » Quoi ! dit Zwingle, cette grande et savante assemblée ne vaut-elle donc pas un concile ? » Puis, s'adressant au conseil : Gracieux seigneurs, dit-il, défendez la Parole de Dieu. [9]»

Un profond silence suivit cet appel; comme il se prolongeait, le bourgmestre le rompit. S'il y a quelqu'un, dit-il, qui ait quelque chose à dire, qu'il le fasse!.. »

Nouveau silence. « Je conjure tous ceux qui m'ont accusé (et je sais qu'il y en a ici 202

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle plusieurs), dit alors Zwingle, de s'avancer et de me reprendre pour l'amour de la vérité. »

Personne ne dit mot. Zwingle renouvela une seconde et une troisième fois sa demande; ce fut en vain. Faber, serré de près, sortit un instant de la réserve qu'il s'était imposée, pour déclarer qu'il avait convaincu de son erreur le pasteur de Filispach, retenu en prison; mais il rentra aussitôt après dans son rôle. On eut beau le presser d'exposer les raisons par lesquelles il avait convaincu ce pasteur; il se tut obstinément. Le silence des docteurs de Rome impatientait les spectateurs. Une voix se fit entendre du fond de la salle, s'écriant: « Où sont donc maintenant ces vaillants hommes qui parlent si haut dans les rues? Allons, avancez, voilà l'homme!» Personne ne se présenta. Alors le bourgmestre dit en souriant : Il paraît que cette fameuse épée, dont on a frappé le pasteur de Filispach, ne veut pas sortir aujourd'hui de son fourreau; » et il leva la séance.

L'après-midi, l'assemblée s'étant de nouveau réunie, le conseil déclara que maître Ulrich Zwingle, n'ayant été repris par personne, continuerait à prêcher le saint Évangile, et que tous les autres prêtres du canton n'enseigneraient que ce qu'ils pourraient établir par la sainte Écriture.

« Loué soit Dieu, qui veut faire dominer sa sainte Parole dans le ciel et sur la terre!

» s'écria Zwingle. Alors Faber ne put retenir son indignation : Les thèses de maître Ulrich, dit-il, sont contraires à l'honneur de l'Église et à la doctrine de Christ, et je le prouverai. » —

« Faites-le ! » s'écria Zwingle. Mais Faber refusa de le faire ailleurs qu'à Paris, à Cologne ou à Fribourg. Je ne veux pas d'autre juge que l'Évangile, dit Zwingle.

Avant que vous parveniez à ébranler une seule de ses paroles, la terre elle-même s'entrouvrira [10].»

— « L'Évangile, dit Faber, toujours l'Évangile!.. On pourrait vivre saintement, dans la paix et la charité, quand même il n'y aurait pas d'Évangile [11]. »

A ces paroles, les assistants indignés se levèrent. Ainsi finit la dispute.

La Réformation l'emportait; elle devait maintenant hâter ses conquêtes. Après cette bataille de Zurich où les plus habiles champions de la papauté étaient demeurés muets, qui aurait encore le courage de s'opposer à la doctrine nouvelle?.. Cependant on essaya d'autres armes. La fermeté de Zwingle et ses allures républicaines imposaient à ses adversaires; aussi recourut-on, pour le subjuguer, à des moyens particuliers. Tandis que Rome poursuivait Luther de ses anathèmes, elle s'efforça de gagner par la douceur le réformateur de Zurich. A peine la dispute était-elle terminée, que Zwingle vit arriver le capitaine des gardes du pape, fils du bourgmestre Roust, accompagné du légat Einsius, chargé pour lui d'un bref 203

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pontifical, où Adrien VI appelait Zwingle son fils bien-aimé, et lui faisait connaître sa faveur toute particulière [12].»

En même temps le pape faisait presser Zink de gagner Zwingle. Et qu'est-ce que le pape vous charge donc de lui offrir?» de manda Oswald Myconius. —- Tout, répondit Zink, excepté le siège pontifical [13]. » Il n'y avait pas de mitre et de crosse, il n'y avait pas de chapeau de cardinal, au prix duquel le pape n'eût voulu gagner le réformateur zurichois. Mais Rome se faisait sur son compte d'étranges illusions; toutes ces offres étaient inutiles. L'Église romaine avait en Zwingle un ennemi plus impitoyable encore que Luther. Il se souciait moins que celui-ci des idées et des rites des siècles antérieurs; et il lui suffisait qu'à une coutume, innocente en elle-même, se trouvât attaché quelque abus, pour faire main basse sur elle. La Parole de Dieu, pensait-il, devait seule demeurer debout.

Mais si Rome avait si peu l'intelligence des choses qui se passaient alors dans la chrétienté, elle trouvait des conseillers qui cherchaient à la remettre dans la voie.

Faber, irrité de voir le pape s'abaisser ainsi devant son adversaire, se hâta de l'éclairer. Homme de cour, ayant toujours le sourire sur les lèvres, des paroles mielleuses dans la bouche, il était, à l'entendre, l'ami de tout le monde, et de ceux même qu'il accusait d'hérésie. Mais ses haines étaient mortelles. Aussi, jouant sur le nom de Fa ber, le réformateur disait-il : Le vicaire de Cons tance est un forgeron de mensonges. Qu'il courre franchement aux armes et qu'il voie comment Christ nous défend [14]. » Ces paroles n'étaient pas une vaine bravade; car tandis que le pape parlait à Zwingle de ses éminentes vertus et de la confiance particulière qu'il avait en lui, les ennemis du réformateur se multipliaient en Suisse. Les anciens soldats, les grandes familles, les pâtres des montagnes, unissaient leurs haines contre cette doctrine qui contrariait leurs goûts. A Lucerne, on annonçait le spectacle pompeux de la Passion de Zwingle; en effet, on traînait au supplice un mannequin qui représentait le réformateur, en criant qu'on allait mettre à mort l'hérétique; et saisissant quelques Zurichois qui étaient à Lucerne, on les obligeait à être spectateurs de cette ridicule exécution. « Ils ne troubleront pas ma paix, dit Zwingle; Christ ne manquera jamais aux siens'. [15]» La diète elle-même retentissait de menaces contre lui. « Chers confédérés, disait aux cantons le conseiller de Mullinen, opposez-vous à temps à la cause luthérienne.. A Zurich on n'est déjà plus maître dans sa maison! »

Cette agitation des adversaires annonçait ce qui se passait dans Zurich, mieux encore que toutes les proclamations n'eussent pu le faire. En effet, la victoire portait ses fruits; les vainqueurs prenaient peu à peu possession du pays, et chaque jour l'Évangile faisait de nouveaux progrès. Vingt-quatre chanoines, un grand nombre de chapelains, vinrent eux-mêmes demander au conseil une réforme de leurs statuts.

204

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On résolut de substituer à ces prêtres paresseux, des hommes pieux et savants, chargés de donner à la jeunesse zurichoise

une instruction chrétienne et libérale, et d'établir à la place de leurs vêpres et de leurs messes la tines, une explication quotidienne d'un chapitre de la Bible, d'après les textes hébreu et grec, d'abord pour les savants, puis, aussitôt après, pour le peuple.

Il y a malheureusement dans toutes les armées, de ces enfants perdus, qui se détachent des corps de bataille et portent trop tôt l'attaque sur des points qu'il fallait encore respecter. Un jeune prêtre, Louis Hetzer, ayant publié en allemand un livre intitulé : « Jugement de Dieu contre les images, » cet écrit produisit un grand effet, et les images devinrent la préoccupation constante d'une partie de la population. Ce n'est qu'au détriment des choses essentielles qui doivent l'occuper, que l'homme se préoccupe de choses secondaires. Un crucifix ciselé avec soin et riche ment orné était placé en dehors de l'une des portes de la ville, au lieu appelé Stadelhofen. Les hommes les plus ardents de la Réforme, choqués des superstitions auxquelles cette image donnait lieu, ne pouvaient plus passer près d'elle sans ex primer leur indignation.

Un bourgeois, nommé Claude Hottinger homme honnête, dit Bullinger, et bien instruit dans la sainte Écriture, » ayant rencontré le meunier de Stadelhofen, auquel le crucifix appartenait, lui demanda quand il ferait abattre ses idoles. «

Personne ne t'oblige à les adorer, avait répondu le meunier. — Mais ne sais-tu pas, avait repris Hottinger, que la Parole de Dieu nous défend d'avoir des images taillées

? — Eh bien, reprit le meunier, si tu es autorisé à les abattre, je te les abandonne. »

Hottinger se crut en droit d'agir, et peu après, c'était un des derniers jours de septembre, on le vit sortir de la ville avec une compagnie de bourgeois. Arrivés près du crucifix, ils creusèrent tranquillement tout alentour jusqu'à ce que l'image cédât à leurs efforts et tombât à terre avec bruit.

Cette action hardie répandit partout l'effroi; on eût dit qu'avec le crucifix de Stadelhofen la religion même avait été renversée. « Ce sont des sacrilèges ! Ils sont dignes de mort! » s'écriaient les amis de Rome. Le conseil fit saisir les bourgeois iconoclastes.

Non, » dirent alors du haut des chaires, Zwingle et ses collègues, « Hottinger et ses amis ne sont pas coupables envers Dieu et dignes de mort* [16], Mais ils peuvent être châtiés pour avoir agi avec violence et sans l'autorisation des magistrats [17]. »

Cependant des actes semblables se multipliaient.

Un vicaire de l'église de Saint-Pierre, voyant un jour devant l'église beaucoup de pauvres sans vêtements et sans nourriture, dit à l'un de ses collègues, en portant les yeux sur les images pompeusement parées des saints : « Je voudrais dépouiller ces 205

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle idoles de bois, pour revêtir ces pauvres membres de Jésus-Christ. » Peu de jours après, à trois heures du matin, les saints et tous leurs ornements disparurent. Le conseil fit jeter le vicaire en prison, bien qu'il déclarât n'être point coupable de ce fait. « Eh quoi-! s'écria le peuple, est-ce des morceaux de bois que Jésus nous a ordonné de vêtir? Est-ce à l'occasion de ces images qu'il dira aux justes : J'étais nu et vous m'avez vêtu?... »

Ainsi la Réformation repoussée s'élevait avec d'autant plus de force; et plus on la comprimait, plus elle s'élançait avec violence et menaçait de tout renverser.

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FOOTNOTES

[1] iTe Ép. aux Corinth. XIV., v. 7.

[2] Volume II, livre VIII, à la fin.

[3] Er war ein kurzerMann. (Fûsslin Beytrâge. IV., p. 44-)

[4] Ut post abitum Leonis, monachis aliquid legam. (Zw. Epp., p. a53.)

[5] J. J. Hottinger, Helw. Rirch. Gesch. III, p. io5.

[6] Ein grosses Verwunderen, was doch uss der Sach -werden wollte. (Bullinger, Chron. I, p. 97.)

[7] Immotus tamen maneo, non meis nervis nixus, sed petra Chrislo, in quo omnia possum. (Zw. Epp., p. 261.)

[8] Nun wohlan in dem Namen Gottes, hie bin ich. (Bulling. silence. 3a3

[9] Les moines. Wo sind nun die grossen Hansen .. (Zw. Opp. I, p. 124 )

[10] Ee miiss das Erdrych brechen. (Zw. Opp. I, p. 1 48.)

[11] Man môcht denocht friintlich, fridlich und tugendlich lâben, wenn glich kein Evangelium were. (Bull. Chr.,p. 107 Zw. Opp. 1, p. 15s.)

[12] Cum de tua egregia virtute specialiter nobis sit cogui tum. (Zw. Epp., p. a66.)

[13] Serio respondit : Onmia certe' prseter sedem papalem. (Vit. Zwingli per Osw.

Myc.)

[14] Prodeant volo, palamque arma capiant.. (Zw. Epp., p. a92.)

[15] Christum suis nunquam defecturuiu. (Zw. Epp., p. 278.)

[16] On peut voir l'exposition des mêmes principes dans les dis cours de MM. de Broglie et Royer-Collard, lors des fameux débats sur la loi du sacrilége.