Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 3 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Dorum habend ir unser Herren kein ràcht zu inen, sy zu tôden. (Bull. Chr., p.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II.

Ces excès mêmes devaient être salutaires; il fallait un nouveau combat pour assurer de nouveaux triomphes; car pour les choses de l'esprit, comme pour les royaumes de la terre, il n'y a pas de conquête sans lutte; et puisque les soldats de Rome demeuraient immobiles, le combat devait être provoqué par les enfants perdus de la Réformation. En effet, les magistrats étaient incertains, agités; ils sentaient le besoin d'éclairer leur con science, et ils résolurent dans ce but d'instituer une seconde dispute publique, en langue allemande, où l'on examinerait, d'après l'Ecriture, la question des images.

Les évêques de Coire, de Constance et de Bâle, l'université de Bâle et les douze cantons furent en conséquence invités à envoyer des députés à Zurich. Mais les évêques se refusèrent à cette invitation. Ils se rappelaient la triste figure que leurs députés avaient faite, lors de la première dispute, et ils ne se souciaient nullement de renouveler ces scènes humiliantes. Que les évangéliques disputent, à la bonne heure; mais qu'ils disputent seuls. La première fois on s'était tu; la seconde, on ne se présentera même pas; Rome s'imaginait peut-être que le combat cesserait faute de combattants. Les évêques ne furent pas seuls à refuser de venir. Les hommes d'Underwald répondirent qu'il n'y avait pas chez eux des savants, mais seulement des prêtres honnêtes et pieux, qui expliquaient l'Evangile, comme avaient fait leurs pères; qu'ils n'enverraient donc aucun député à Zwingle et à ses pareils »; mais que, s'ils le tenaient en leurs mains, ils le traiteraient de façon à lui ôter l'envie de retomber dans les mêmes fautes [1]. Schaffhouse et Saint-Gall se firent seuls représenter.

Le lundi, 26 octobre, une assemblée de plus de neuf cents personnes, composée des membres du grand conseil, et de trois cent cinquante prêtres, remplit, après le sermon, la grande salle de l'hôtel de ville. Zwingle et Léon Judas étaient assis devant une table, sur laquelle se trouvaient l'Ancien et le Nouveau Testament dans les langues originales. Zwingle prit le premier la parole, et renversant d'un bras vigoureux l'autorité de la hiérarchie et de ses conciles, il établit les droits de chaque Eglise chrétienne, et réclama la liberté des premiers siècles, de ces temps où l'Eglise n'avait encore ni conciles œcuméniques, ni conciles provinciaux. « L'Église universelle, dit-il, est répandue dans tout le monde, partout où l'on croit en Jésus-Christ, aux Indes aussi bien qu'à Zurich... Et quant à des Églises particulières, nous en avons à Berne, à Schaffhouse, ici même. Mais les papes, leurs cardinaux et leurs conciles ne sont ni l'Église universelle, ni une Église particulière [2]. Cette assemblée où je parle, continua-t-il avec énergie, est l'Église de Zurich; elle veut entendre la Parole de Dieu, et elle a droit d'or donner tout ce qui lui paraîtra conforme à la sainte Écriture. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi Zwingle s'appuyait sur l'Église, mais sur la véritable; non pas sur les prêtres seulement, mais sur l'assemblée des chrétiens, sur le peuple. Tout ce que l'Écriture dit de l'Église en général, il l'appliquait aux Églises particulières. Il ne pensait pas qu'une Église, qui écoute avec docilité la Parole de Dieu, pût se tromper. L'Église était pour lui représenter politiquement et ecclésiastique ment par le grand conseil

[3]. Il expliquait d'abord chaque question du haut de la chaire; puis, quand les esprits étaient convaincus de la vérité, il portait la chose au grand conseil, qui, d'accord avec les ministres de l'Église, prenait les décisions qu'elle réclamait [4].

En l'absence des députés de l'évêque, ce fut le vieux chanoine Conrad Hoffmann, le même qui avait fait appeler Zwingle à Zurich, qui prit la défense du pape. Il soutint que l'Église, le troupeau, le tiers état, » n'avaient point le droit de discuter de telles matières.

« J'ai été treize ans à Heidelberg, dit-il, j'ai demeuré chez un grand savant, « il s'appelait le docteur Joss, homme honnête et pieux, avec lequel j'ai mangé et bu longtemps et mené bonne vie; mais je lui ai toujours en tendu dire qu'il ne convenait pas de discuter sur ces choses. Vous voyez bien!... » Chacun était prêt à rire; le bourgmestre arrêta l'explosion.

« Ainsi donc, continua Hoffmann, attendons un concile. Pour le moment, je ne veux pas disputer, mais être soumis à l'évêque, fut-il même un coquin ! [5]»

Attendre un concile! reprit Zwingle. Et qui se rendra à un concile? Le pape et des évêques oisifs et ignorants, qui ne feront rien qu'à leur propre tête. Non, ce n'est pas là l'Église ! Hong et Küssnacht (deux villages zurichois) sont bien plus certainement une Église, que tous les évêques et les papes réunis ! »

Ainsi Zwingle revendiquait les droits du peuple chrétien, que Bome avait déshérité de ses attributs. L'assemblée devant laquelle il parlait, n'était pas selon lui l'Église de Zurich; mais elle en était la première représentation. Ce sont ici les commencements du système presbytérien.

Zwingle enlevait Zurich à la juridiction de l'évêché de Constance, il la détachait de la hiérarchie latine, et il fondait, sur l'idée du troupeau, de l'as semblée chrétienne, une nouvelle constitution ecclésiastique, à laquelle d'autres contrées devaient plus tard adhérer.

La dispute continua. Plusieurs prêtres s'étant levés pour défendre les images, mais sans avoir recours pour cela à la sainte Écriture, Zwingle et les autres réformateurs les réfutèrent par la Bible.

« Si personne, dit l'un des présidents, ne se lève pour présenter des arguments bibliques en faveur des images, nous appellerons par leur nom quelques-uns de leurs défenseurs. » Personne ne se présentant, on appela le curé de Wadischwyl. Il 209

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle dort », répondit l'un des assistants. On appela alors le curé de Horgen. « Il m'a envoyé à sa place, dit son vicaire, mais je ne veux pas répondre pour lui. »

La Parole de Dieu faisait évidemment sentir sa puissance au milieu de cette assemblée. Les partisans de la Réforme étaient pleins de force, de liberté, de joie; leurs adversaires paraissaient interdits, inquiets, abattus. On appela successivement les curés de Laufen, de Glattfelden, de Wetzikon, le recteur et le curé de Pfäffikon, le doyen de Elgg, le curé de Bàretschwyl, les frères dominicains et cordeliers connus pour prêcher par tous les images, la Vierge, les saints et la messe; mais tous répondirent qu'ils ne pouvaient rien dire en leur faveur, et que dorénavant ils s'appliqueraient à l'étude de la vérité. J'ai cru jusqu'à « présent les anciens docteurs, dit l'un d'eux; maintenant je veux croire les nouveaux. — Ce n'est pas nous que vous devez croire, s'écria Zwingle, c'est la Parole de Dieu ! Il n'y a que la seule Ecriture de Dieu qui ne puisse jamais « tromper!»

La séance s'était prolongée; il commençait à faire nuit. Le président Hofmeister, de Schaffhouse, se leva et dit : Béni soit le Dieu tout puissant, éternel, de ce qu'en toutes choses Il remporte en nous la victoire; » et il exhorta les conseillers.de Zurich à abolir les images. On se réunit de nouveau le mardi, sous la présidence de Vadian, afin de discuter la doctrine de la messe. « Frères en Christ, dit Zwingle, loin de nous la pensée qu'il y ait quelque tromperie ou quelque fausseté dans le corps et le sang de Christ [6]. Tout notre but est de montrer que la messe n'est pas un sacrifice qu'un homme puisse présenter à Dieu pour un autre homme, à moins qu'on ne prétende aussi qu'un homme peut manger et boire pour son ami. »

Vadian, ayant demandé à deux reprises si aucun des assistants ne voulait soutenir par l'Écriture la doctrine attaquée, et personne n'ayant répondu, les chanoines de Zurich, les chapelains et plusieurs autres ecclésiastiques déclarèrent qu'ils étaient d'accord avec Zwingle.

Mais à peine les réformateurs avaient-ils ainsi vaincu les partisans des anciennes doctrines, qu'ils durent lutter contre ces hommes impatients, qui demandent des innovations brusques et violentes, et non des réformes sages et graduelles. Le malheureux Conrad Grebel se leva et dit : « Ce n'est pas assez d'avoir discuté sur la messe, il faut en abolir les abus. » — « Le conseil, répliqua 'e. Zwingle, rendra un arrêté à cet égard. » Alors Simon Stumpf s'écria : L'Esprit de Dieu a déjà décidé !

Pourquoi donc renvoyer la décision au conseil [7] ? »

Le commandeur Schmidt de Küsnacht se leva avec gravité, et faisant entendre des paroles pleines de sagesse : « Apprenons aux chrétiens, dit-il, à recevoir Christ dans leurs cœurs [8]. Jusqu'à cette heure, vous avez tous marché après les idoles. Ceux de la plaine ont couru dans les montagnes, et ceux des montagnes dans la plaine; les Français en Allemagne, et les Allemands en France.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Maintenant, vous savez où vous devez vous rendre. Dieu a réuni toutes choses en Christ. Nobles hommes de Zurich, courez à la source véritable; et que Jésus-Christ rentre enfin sur votre territoire, et y reprenne son antique empire. »

Ce discours fit une impression profonde, et personne n'ayant paru pour le contredire, Zwingle ému se leva et parla ainsi : Gracieux seigneurs, Dieu est avec nous !.. Il défendra sa cause. Maintenant donc.. au nom de Dieu en avant!.. »

Ici l'émotion de Zwingle devint si forte qu'il fut obligé de s'arrêter. Il pleurait, et plusieurs pleuraient comme lui [9].

Ainsi se termina la dispute. Les présidents se levèrent; le bourgmestre les remercia; puis ce vieux guerrier, s'adressant au conseil, dit avec gravité, de cette voix qui avait si souvent retenti sur les champs de bataille : « Maintenant donc prenons en main le glaive de la Parole de Dieu.., et que Dieu donne prospérité à son œuvre! »

Cette dispute du mois d'octobre avait été décisive. La plupart des prêtres qui y avaient assisté retournèrent dans les diverses parties du canton pleins de zèle, et l'effet de ces journées se fit sentir dans toute la Suisse. L'Église de Zurich, qui avait toujours maintenu, à l'égard de l'évêché de Constance, une certaine indépendance, fut alors pleinement émancipée. Au lieu de reposer par l'évêque sur le pape, elle reposa dès lors par le peuple sur la Parole de Dieu. Zurich reprit les droits que Rome lui avait enlevés. La ville et la campagne rivalisèrent d'intérêt pour l'œuvre de la Réformation, et le grand conseil ne fit que suivre le mouvement du peuple.

Dans les occasions importantes, la ville et les villages faisaient connaître ce qu'ils pensaient. Luther avait rendu la Bible au peuple chrétien; Zwingle alla plus loin : il lui rendit ses droits. C'est ici un trait caractéristique de la Réforme en Suisse. Le maintien de la saine doctrine y fut confié, après Dieu, au peuple; et des événements récents ont montré que le peuple sait garder ce dépôt, mieux que les prêtres et les pontifes.

Zwingle ne se laissa point enfler par la victoire; au contraire, on procéda à la Réforme, d'après son désir, avec une grande modération. Dieu connaît mon cœur, dit-il, quand le conseil lui demanda son avis; il sait que je suis porté à édifier et non à démolir. Je connais des âmes a timides qui méritent qu'on les ménage; que la messe soit donc, pendant quelque temps encore, lue le dimanche dans toutes les églises, et que l'on se garde d'insulter ceux qui la célèbrent *.[10] »

Le conseil prit un arrêté dans ce sens. Hottinger et Hochrutiner, l'un de ses amis, furent bannis du canton pour deux ans, avec défense d'y rentrer sans permission.

La Réformation suivait à Zurich une marche sage et chrétienne. Élevant toujours plus cette cité, elle l'entourait de gloire aux yeux de tous les amis de la Parole de Dieu. Aussi, ceux qui en Suisse avaient salué le jour nouveau qui se levait sur l'Église, se sentaient-ils attirés avec force vers Zurich. Oswald Myconius, chassé de 211

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Lucerne, demeurait depuis six mois dans la vallée d'Einsiedeln, lorsqu'un jour, au moment où il revenait d'un voyage fait à Glaris [11], accablé par la fatigue et par la chaleur du soleil, il vit son fils, le jeune Félix, courir à sa rencontre, et lui annoncer qu'il était appelé à Zurich, pour la direction de l'une des écoles. Oswald, ne pouvant croire une si heureuse nouvelle, hésitait entre la crainte et l'espoir [12]. « Je suis à toi,» écrivit-il enfin à Zwingle. Géroldsek le laissa partir à regret; de tristes pensées occupaient son esprit. Ah! lui dit-il, tous ceux qui confessent Christ se rendent à Zurich; je crains qu'un jour nous n'y « périssions tous à la fois [13].» Pressentiments douloureux, que la mort de Géroldsek lui-même et de tant d'autres amis de l'Évangile ne devait réaliser que trop dans les plaines de Cappel. Myconius trouvait enfin dans Zurich un port assuré. Son prédécesseur, qu'on avait nommé à Paris, à cause de sa taille, « le grand diable, » avait négligé ses devoirs; Oswald consacra toutes ses forces et tout son cœur à remplir les siens. Il expliquait les classiques latins et grecs; il enseignait la rhétorique et la dialectique; et la jeunesse de la ville l'écoutait avec joie [14]. Myconius devait être pour la nouvelle génération ce que Zwingle était pour les hommes faits. D'abord Myconius s'était effrayé des grands écoliers qu'il allait avoir; mais il avait peu à peu repris courage, et il n'avait pas tardé à distinguer parmi ses élèves un jeune homme de vingt-quatre ans, dans le regard duquel on voyait briller l'amour de l'étude. Il se nommait Thomas Plater, et était originaire du Valais. Dans la belle vallée où le torrent de la Viège, après s'être échappé de cet océan de glaciers et de neiges qui entourent le mont Rosa, roule ses ondes tumultueuses, entre Saint-Nicolas et Stalden, sur la montagne qui s'élève à la droite de la rivière, est encore le village de Gràchen. Ce fut le lieu de naissance de Plater.

Du voisinage de ces colosses des Alpes devait sortir l'un des personnages les plus originaux qui figurent dans le grand drame du seizième siècle. Placé à l'âge de neuf ans chez un curé, son parent, le petit rustre, souvent accablé de coups, criait, dit-il lui-même, comme un chevreau qu'on tue. Un de ses cousins le prit avec lui, pour visiter les écoles allemandes. Mais il avait déjà plus de vingt ans que, tout en courant d'école eu école, il savait à peine lire [15]. Arrivé à Zurich, il prit la ferme résolution de s'instruire; il se fit un banc dans un coin de l'école de Myconius, et il se dit : Là tu « apprendras, ou tu y mourras.» La lumière de l'Évangile pénétra dans son cœur. Un matin qu'il faisait très-froid, et qu'il n'avait rien pour chauffer le poêle de l'école, qu'il était chargé d'entretenir, il se dit à lui-même : « Tu n'as point de bois, et il y a dans l'église tant d’idoles ! » Personne n'était encore dans le temple, où Zwingle cependant devait prêcher et où déjà les cloches appelaient les fidèles. Plater y entra sans bruit, saisit un saint Jean placé sur un autel, et le mit dans le poêle, en disant : Baisse-toi, car il faut que tu y passes. » Sans doute ni Myconius, ni Zwingle n'auraient approuvé un tel acte.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle C'était en effet avec de meilleures armes que l'incrédulité et la superstition devaient être combattues. Zwingle et ses collègues avaient tendu la main d'association à Myconius; et celui-ci exposait chaque jour le Nouveau Testament dans l'église de Notre-Dame à une foule avide de l'entendre' [16]. Une dispute publique, tenue le 13

et le 14 janvier 1524, 'avait été de nouveau funeste à Rome; et c'était en vain que le chanoine Koch s'était écrié : « Les papes, les cardinaux, les évêques et les conciles, voilà mon Église!..»

Tout avançait dans Zurich; les esprits s'éclairaient, les cœurs se décidaient, la Réforme s'établissait. Zurich était une forteresse conquise par la doctrine nouvelle, et de ses murs elle allait se répandre dans toute la confédération.

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FOOTNOTES

[1] So wollten iriv Ihm den Lohn geben, dass er's nimmer mebr thàte. (Simmler Saminl. MSC. IX.)

[2] Der Pàbste, Cardinale und Bischôffe Concilia sind nicht die christliche Kirche.

(Fùssl. Beytr. III, p. 20.)

[3] Diacosion Senatus summaest potestas Ecclesiae vice. (Zyr. Opp. ni, p. 339.)

[4] Ante omnia multitudinem de quaestione probe docere ita

[5] factum est, ut quidquid diacosii (le grand conseil) cum verbi ministris ordinarent, jamdudum in animis tidelium ordina tum esset. (Ibid.)

[6] Dass einigerley Betrug oder Falsch syg in dem reinen Blut und Fleisch Christi.

(Zw. Opp. I, p. 498.)

[7] Der Geist Gottes urtheilet. (Zw. Opp. I, p. 529.)

[8] Wie sy Christum in iren Herzen sollind bilden und mii ehen. (Ibid., p. 534.)

[9] Dass er sich selbst mit vil andren bewegt zu weinen. (Zw. Opp. I, p. 537.)

[10] Ohne dass jemand sich unterstehe die Messpriester zu beschimpfen. (Wirtz, H.

K. G.; V, p. ao8.)

[11] Inesperato nuntio excepit me filins redeunlem ex Gla reana. (Zw. Epp., p. 322.)

[12] Inter spem et metum. (Ibid.)

[13] Ac deinde omnes simul pereamus. (Ibid., p. 323.)

[14] Juventus illum lubens audit. (Ibid., p. 2Ô4-)

[15] Voir son autobiographie.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[16] Weise, Risslin Boyt. IV. p. 66.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III.

Les adversaires le comprirent. Ils sentirent qu'il fallait se décider à frapper un coup énergique. Assez longtemps ils étaient restés muets. Les hommes forts de la Suisse, tout cuirassés et bardés de fer, résolurent enfin de se lever; et ils ne s'étaient jamais levés sans que le sang rougît le champ de bataille.

La diète était réunie à Lucerne; les prêtres s'efforçaient de soulever en leur faveur le premier conseil de la nation. Fribourg et les Waldstettes se montraient leurs instruments dociles; Berne, Bale, Soleure, Glaris, Appenzel étaient incertains.

Schaffhouse était presque décidé pour l'Évangile; mais Zurich seul se posait avec hardiesse comme son défenseur, Les partisans de Rome pressaient l'assemblée de céder à leurs exigences et à leurs préjugés. « Qu'il soit défendu, disaient-ils, de pré cher ou de raconter quelque chose de nouveau ou de luthérien, secrètement ou publiquement, et de parler ou disputer de ces choses dans les auberges et entre les verres [1]. » Tel était le droit ecclésiastique que l'on voulait établir dans la confédération.

Dix-neuf articles furent rédigés dans ce sens, approuvés, le 26 janvier par tous les États, sauf Zurich, et envoyés à tous les baillis, avec ordre de les faire sévèrement observer; ce qui causa, dit Bullinger, une grande joie parmi les prêtres et beaucoup de tristesse parmi les fidèles. » La persécution commençait, régulière ment organisée par l'autorité supérieure de la confédération.

L'un des premiers qui reçurent le mandat de la diète fut Henri Frankenstein de Lucerne, bailli de Bade. C'était sur son territoire que s'était retiré Hottinger, banni de Zurich, après avoir renversé le crucifix de Stadelhofen, et il n'avait pas imposé silence à sa langue. Un jour, se trouvant à table à l'auberge de l'Ange, à Zurzach, il avait dit que les prêtres interprétaient mal la sainte Ecriture, et qu'il fallait mettre toute sa confiance en Dieu seul [2] . . L'hôte, qui entrait et sortait sans cesse, pour apporter du pain et du vin, prêtait l'oreille à des discours qui lui paraissaient fort étranges. Un autre jour, Hottinger avait été voir un de ses amis, Jean Schutz de Schneyssingen : « Qu'est-ce donc, dit Schutz, après qu'ils eurent bu et mangé ensemble, que cette nouvelle foi que les prêtres de Zurich annoncent? — Ils prêchent, répondit Hottinger, que Christ s'est immolé une seule fois pour tous les chrétiens, que par ce seul sacrifice il les a purifiés et rachetés de tous leurs péchés, et ils montrent par l'Ecriture sainte que la messe est un mensonge. »

Hottinger avait ensuite quitté la Suisse (c'était en février 1523), et s'était rendu pour affaires au-delà du Rhin, à Waldshut. On prit des mesures pour s'assurer de lui, et vers la fin de février, le pauvre Zurichois, qui ne soupçonnait rien, ayant traversé le Rhin, était à peine à Coblence, village sur la rive gauche du fleuve, qu'on l'arrêta. On le conduisit à Klingenau, et comme il y confessait sa foi avec franchise : 215

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Je vous conduirai en un lieu, lui dit Frankenstein irrité, où l'on saura bien vous répondre. »

En effet, le bailli le conduisit successivement, devant les juges de Klingenau, devant le tribunal supérieur de Bade, et enfin, ne pouvant trouver personne qui le déclarât coupable, devant la diète assemblée à Lucerne. Il lui fallait absolument des juges qui le condamnassent.

La diète ne perdit pas de temps et condamna Hottinger à perdre la tête. En apprenant son arrêt, il rendit gloire à Jésus -Christ. « C'est bon, c'est bon, dit Jacques Troger, l'un des juges; nous ne sommes pas ici pour entendre des sermons.

Tu babilleras une autrefois! » — « Il faut que sa tête lui soit une fois ôtée, dit en riant le bailli Am Ort de Lucerne; mais si elle lui revient, nous « embrasserons tous sa foi.» —

« Que Dieu, dit l'accusé, pardonne à tous ceux qui me condamnent! » Alors un moine ayant mis sur sa bouche un crucifix : C'est dans le cœur, dit-il en le repoussant, que nous devons recevoir le Christ. »

Quand on le conduisit au supplice, plusieurs dans la foule ne pouvaient retenir leurs larmes. « Je vais au bonheur éternel,» dit-il en se tour nant vers eux. Ar rivé au lieu de l'exécution, il leva les yeux au ciel et dit: « Je remets mon âme en tes mains, ô mon Rédempteur!» Puis sa tête roula sur l'échafaud.

A peine le sang de Hottinger avait-il coulé, que les ennemis de la Réforme en profitèrent pour enflammer encore plus la colère des confédérés. C'était dans Zurich même qu'il fallait aller étouffer le mal. L'exemple terrible qui venait d'être donné devait remplir de terreur Zwingle et ses partisans. Encore un effort vigoureux, et la mort de Hottinger sera suivie de celle de la Réforme... On résolut aussitôt en diète qu'une députation se rendrait à Zurich, pour demander aux conseils et aux citoyens de renoncer à leur foi. Ce fut le ai mars que la députation fut admise. « L'antique unité chrétienne, dirent les députés, « est rompue; le mal s'étend; déjà le clergé des quatre Waldstettes a déclaré aux magistrats que s'ils ne venaient à son aide, il devrait cesser ses fonctions. Confédérés de Zurich, joignez vos el forts aux nôtres; étouffez cette foi nouvelle [3]; destituez Zwingle et ses disciples; puis réunis sons-nous tous pour porter remède aux atteintes des papes et de leurs courtisans. »

Ainsi parlaient les adversaires. Qu'allait faire Zurich? Le cœur lui dé faudrait-il, et son courage se serait-il écoulé avec le sang de son concitoyen? Zurich ne laissa pas longtemps ses amis et ses adversaires dans l'incertitude. Le conseil répondit avec calme et avec noblesse qu'il ne pouvait rien céder en ce qui concernait la Parole de Dieu. Puis il procéda aussitôt à une réponse plus éloquente encore.

Il était d'usage, depuis l'an i35i, que, le lundi de la Pentecôte, une nombreuse procession, dont chaque pèlerin portait une croix, se rendît à Einsiedeln pour adorer 216

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle la Vierge. De grands désordres accompagnaient cette fête [4], établie en mémoire de la bataille de Tatwyl [5]. La procession devait avoir lieu le 7 mai. Sur la demande des trois pasteurs, les conseils l'abolirent, et toutes les autres processions furent successivement réformées. On ne s'en tint pas là. Les reliques, source de beaucoup de superstitions, furent honorablement ensevelies. Puis, sur la demande des trois pasteurs, le conseil rendit une ordonnance, portant que Dieu seul devant être honoré, les images se raient enlevées de toutes les églises du canton, et leurs ornements employés au soulagement des pauvres.

Douze conseillers, un de chaque tribu, les trois pasteurs, l'architecte de la ville, des forgerons, des serruriers, des charpentiers et des maçons se rendirent dans les divers temples; et, les portes ayant d'abord été fermées [6], ils descendirent les croix, piquèrent les fresques, blanchirent les murs et enlevèrent les images, à la grande joie des fidèles qui voyaient dans cet acte, dit Bullinger, un hommage éclatant rendu au vrai Dieu.

Dans quelques églises de la campagne, on brûla les ornements des églises, à l'honneur et fe à la gloire de Dieu. » Bientôt on abolit les orgues, dont le jeu se trouvait en rapport avec di verses superstitions; et l'on rédigea pour le baptême une nouvelle formule, de laquelle on bannit tout ce qui n'était pas scripturaire.

Le bourgmestre Roust et son collègue saluèrent avec joie de leurs derniers regards le triomphe de la Réforme. Ils avaient assez vécu, et ils moururent dans les jours mêmes de cette grande rénovation du culte.

La Réformation suisse nous apparaît ici sous un aspect un peu différent de celui que nous présente la Réformation allemande. Luther s'était élevé contre les excès de ceux qui avaient brisé les images dans les églises de Wittemberg; et les images tombent en présence de Zwingle, dans les temples de Zurich. Cette différence s'explique par les points de vue différents des deux réformateurs. Luther voulait maintenir dans l'Église tout ce qui n'était pas expressément contraire à l'Écriture, et Zwingle voulait abolir tout ce qu'on ne pouvait pas prouver par l'Écriture. Le réformateur allemand voulait rester uni à l'Église de tous les siècles, et se contentait de la purifier de tout ce qui y était opposé à la Parole de Dieu. Le réformateur zurichois passait sur tous ces siècles, revenait aux temps apostoliques et, faisant subir à l'Église une transformation complète, s'efforçait de la rétablir dans son état primitif.

La Réforme de Zwingle était donc plus complète. L'œuvre que la Providence avait confiée à Luther, le rétablissement de la justification par la foi, était sans doute la grande œuvre de la Réforme; mais cette œuvre une fois achevée, il en restait d'autres à faire, qui, peut-être secondaires, étaient pourtant importantes; et ce fut la plus spécialement l'œuvre de Zwingle.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En effet, deux grandes tâches étaient imposées aux réformateurs. Le catholicisme chrétien, né au milieu du pharisaïsme juif et du paganisme grec, avait peu à peu subi l'influence de ces deux religions, qui l'avaient transformé en catholicisme romain.

Or, la Réformation, appelée à purifier l'Église, devait la dégager également de l'élément païen et de l'élément juif. L'élément juif se trouvait surtout dans cette partie de la doctrine chrétienne qui a rapport à l'homme. Le catholicisme avait reçu du judaïsme les idées pharisaïques de propre justice, de salut par des forces ou des œuvres humaines.

L'élément païen se trouvait surtout dans cette partie de la doctrine chrétienne qui a rapport à Dieu. Le paganisme avait altéré dans le catholicisme l'idée d'un Dieu infini, dont la puissance, parfaitement suffisante, agit partout et sans cesse. Il avait établi dans l'Église le règne des symboles, des images, des cérémonies; et les saints étaient devenus les demi-dieux de la papauté. La Réformation de Luther fut dirigée essentiellement contre l'élément judaïque. C'était avec cet élément qu'il avait eu à lutter, lorsqu'un moine audacieux vendait, argent comptant, de la part du pape, le salut des âmes.

La Réformation de Zwingle fut spécialement dirigée contre l'élément païen. C'était cet élément qu'il avait rencontré, quand, au temple de Notre Dame d'Einsiedeln, comme jadis à celui de la Diane des Éphésiens, une foule, accourue de toutes parts, se prosternait stupidement devant une idole couverte d'or.

Le réformateur de l'Allemagne proclama la grande doctrine de la justification par la foi, et par elle porta le coup de mort à la justice pharisaïque de Rome. Le réformateur de la Suisse le fit sans doute aussi; l'incapacité de l'homme de se sauver lui-même forme la base de l'œuvre de tous les réformateurs. Mais Zwingle fit encore autre chose; il établit l'existence et l'action souveraine, universelle et exclusive de Dieu, et il porta ainsi une mortelle atteinte au culte païen de Rome. Le catholicisme romain avait élevé l'homme et abaissé Dieu. Luther abaissa l'homme et Zwingle releva Dieu.

Ces deux tâches, qui furent spécialement, mais non exclusivement, les leurs, se complétaient l'une l'autre. Celle de Luther jeta les fondements de l'édifice; celle de Zwingle en posa le faîte. Il était réservé à un génie plus vaste encore d'imprimer, des bords du Léman, ces deux caractères à l'ensemble de la Réforme [7].

Mais tandis que Zwingle avançait ainsi à grands pas à la tête de la confédération,, les dispositions des cantons devenaient toujours plus hostiles. Le gouvernement zurichois sentait la nécessité de pouvoir s'appuyer sur le peuple. Le peuple, c'est-, à-dire l'assemblée des croyants, était d'ailleurs, selon les principes de Zwingle, la puissance la plus élevée à laquelle on dût en appeler sur la terre. Le conseil résolut 218

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de sonder l'opinion, et or donna aux baillis de demander à toutes les communes si elles étaient prêtes à tout endurer pour notre Seigneur Jésus-Christ, qui, disait le conseil, a donné pour nous, pécheurs, sa vie et son sang. [8] » Tout le canton avait suivi attentivement la marche de la Réformation dans la ville; et en bien des lieux, les maisons des paysans étaient devenues des écoles chrétiennes, où l'on lisait les saintes Écritures.

La proclamation du conseil, lue dans toutes les communes, fut reçue par elles avec enthousiasme. « Que nos seigneurs, répondirent- elles, demeurent courageusement attachés à la Parole de Dieu : nous les aiderons à la maintenir et si l'on veut leur faire de la peine, nous leur porterons secours en braves concitoyens. [9]» Les campagnards de Zurich montrèrent alors, comme ils l'ont montré naguère, que la force de l'Église est dans le peuple chrétien.

Mais le peuple n'était pas seul. L'homme que Dieu avait mis à sa tête répondait dignement à son appel. Zwingle se multipliait pour le service de Dieu. Tous ceux qui, dans les cantons helvétiques, enduraient quelque persécution pour l'Évangile s'adressaient à lui [10]. La responsabilité des affaires, le soin des églises, les soucis du combat glorieux qui s'engageait dans toutes les vallées de la Suisse, pesaient sur l'évangéliste zurichois [11].

A Wittemberg, on apprenait avec joie son cou rage. Luther et Zwingle étaient deux grandes lumières placées dans la haute et la basse Allemagne; et la doctrine du salut, annoncée par eux avec tant de force, remplissait les vastes contrées qui descendent des hauteurs des Alpes jusqu'aux rives de la mer Baltique et de la mer du Nord.

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FOOTNOTES

[1] Es soll nieman in den Wirtzhiiseren oder sunst hiater dem Wyn von Lutherischen oder nuwen Sachen uzid reden. (Bull. Chr., p. 144.)

[2] Wie wirunser pitt Hoffnung und Trost allein uf Golt. (Bull. Cbr., p. i/,6.)

[3] Zurich selbigen ausreuten iind untertrucknn helfe. (Hott. Helv. K. G. IIi, p. 170.)

[4] Uff dnen Creitzgang, sieben unehelicher kinden ùber kommpn wurdfnd.

(Bullinger Chr., p. 160.)

[5] Und es eerlich bestattet hat. (Bull. Chr., p. 161.)

[6] Habend die nach inen zu beschlossen. (Ibid., p. 175.)

[7] Litterarischer Anzeiger 1840, n° %i.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[8] Der sin rosenfarw bliit alein fur uns arme Sùnder ver gossen hat. (Bull. Chr., p.

180.)

[9] Meine Herrn sollten auch nur dapfer bey dem Gottsworte verbleiben. (Fùssl.

Beytr. IV., p. 107, où se trouvent les ré ponses de toutes les communes.)

[10] Scribunt ex Helvetiis ferme omnes qui propter Christum premuntur. (Zw.

Epp.,p. 348.)

[11] Negotiorum strepitus et ecclesiarum curae ita me undique quatiunt. (Ibid.) 220

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV.

La Parole de Dieu ne pouvait envahir ainsi de vastes contrées, sans que ses triomphes rem plissent d'indignation le pape dans son palais, les curés dans leurs presbytères et les magistrats suisses dans leurs conseils. Leur terreur augmentait chaque jour. Le peuple était consulté; le peuple chrétien redevenait quelque chose dans l'Église chrétienne, et on en appelait à ses sympathies et à sa foi, au lieu d'en appeler aux décrets de la chancellerie romaine ! ... Une attaque aussi redoutable demandait une résistance plus formidable encore. Le 18 avril, le pape adressa un bref aux confédérés, et la diète assemblée à Zoug, au mois de juillet, cédant aux pressantes exhortations du pontife, envoya à Zurich, à Schaffhouse et à Appenzell, une députation chargée de déclarer à ces États la ferme résolution où elle était de détruire la nouvelle doctrine, et de poursuivre ses adhérents dans leurs biens, dans leurs honneurs et même dans leur vie. Ce ne fut pas sans émotion que Zurich entendit cet avertissement; mais on y répondit avec fermeté que, dans les choses de la foi, on n'obéirait qu'à la Parole de Dieu. A. l'ouïe de cette réponse, Lucerne, Schwitz, Uri, Underwald, Fribourg et Zoug frémirent de colère, et oubliant la réputation et la force que l'accession de Zurich avait jadis apportées à la confédération naissante, oubliant la préséance qui lui avait aussitôt été accordée, les serments simples et solennels qui lui avaient été prêtés, et tant de victoires et de revers communs, ces Etats déclarèrent qu'ils ne siégeraient plus en diète avec Zurich.

Ainsi en Suisse, comme en Allemagne, c'étaient les partisans de Rome qui rompaient les premiers l'unité fédérale. Mais des menaces, des ruptures d'alliance ne suffisaient pas encore. Le fanatisme des cantons demandait du sang; et l'on vit bientôt avec quelles armes la papauté prétendait combattre la Parole de Dieu. Un ami de Zwingle, l'excellent Oexlin* [1], était pasteur à Burg, près de Stein, sur le Rhin. Le bailli Am-Berg, qui avait paru écouter avec joie l'Évangile [2], voulant obtenir ce bailliage, avait pro mis aux hommes puissants de Schwitz de détruire la foi nouvelle. Oexlin, quoiqu'il n'appartînt pas à sa juridiction, était le premier contre qui il devait sévir.

Dans la nuit du 7 juillet 15a, on frappe vers minuit à la porte du pasteur; on entre; c'étaient les soldats du bailli; ils se saisissent de lui et l'emmènent prisonnier, malgré ses cris. Oexlin, de son côté, croyant qu'on veut l'assassiner, crie au meurtre; les habitants se lèvent effrayés, et bientôt il y a dans tout le village un affreux tumulte qui retentit jusqu'à Stein. La sentinelle qui se trouvait de garde au château de Hohenklingen, tire le canon d'alarme; le tocsin sonne, et les habitants de Stein, de Stammheim et des lieux environnants sont en quelques moments debout, et s'informent, au milieu des ténèbres, de ce qui arrive dans le pays.

221

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle A Stammheim se trouvait le vice-bailli Wirth, dont les deux fils aînés, Adrien et Jean, jeunes prêtres pleins de piété et de courage, prêchaient avec entraînement l'Évangile. Jean surtout, rempli de foi, était prêt à donner sa vie pour celui qui l'avait sauvé. C'était une famille patriarcale. La mère, Anna, qui avait donné au bailli de nombreux enfants et les avait élevés dans la crainte de Dieu, était vénérée pour ses vertus dans toute cette contrée. A l'ouïe du tumulte de Burg, le père et les deux fds aînés sortent aussi de leur maison. Le père voit avec indignation que le bailli de Frauenfeld a fait un acte d'autorité contraire à la législation du pays. Les fils apprennent avec douleur que leur frère, leur ami, celui dont ils aiment à suivre les bons exemples, est enlevé comme un criminel. Chacun d'eux saisit une hallebarde, et malgré les craintes d'une épouse, d'une mère pleine de tendresse, le père et les deux fils se joignent à la troupe des bourgeois de Stein, décidés à délivrer leur pasteur. Malheureusement une foule de ces hommes sans aveu qui surgissent partout dès qu'il y a quelque trouble, se mettent aussi en marche; on poursuit les sergents du bailli; ceux-ci, entendant le tocsin et les cris d'a larme, précipitent leurs pas, traînent après eux leur victime et mettent bientôt la Thur entre eux et leurs adversaires.[3]

Les gens de Stein et de Stammheim arrivés sur le bord de l'eau, et ne trouvant rien pour passer la rivière, s'arrêtèrent là, et résolurent d'envoyer une députation à Frauenfeld. Ah! disait le bailli Wirth, le pasteur de Stein nous est si cher, que je donnerais volontiers pour lui mes biens, ma liberté et jusqu'à mes propres entrailles La populace, se trouvant près du couvent des chartreux d'Ittingen, qui passaient pour exciter la tyrannie du bailli Am-Berg, y entra et, s'établit au réfectoire. Bientôt la tête tourna à ces misérables, et des scènes de désordre s'ensuivirent. Wirth les sup plia, mais en vain, de sortir du couvent [4]; il courut risque d'être maltraité par eux. Son fils Adrien s'arrêta hors du cloître. Jean y entra; mais, affligé de ce qu'il y vit, il en sortit aussitôt [5]. Les paysans enivrés se mirent à parcourir les caves et les greniers, à briser les meubles et à brûler les livres.

La nouvelle de ces désordres étant parvenue à Zurich, des députés du conseil accoururent et ordonnèrent aux ressortissants du canton de retourner dans leurs foyers, ce qui eut lieu. Mais une foule de Thurgoviens, attirés par le tumulte, s'installèrent dans le couvent, pour y faire bonne chère. Tout à coup le feu éclata sans qu'on sût comment, et le monastère fut réduit en cendres.

Cinq jours après, les députés des cantons se réunirent à Zoug. On n'entendait dans l'assemblée que des cris de vengeance et de mort. Marchons à étendards déployés sur Stein et sur Stammheim, disait-on, et frappons de l'épée leurs habitants. » Le vice-bailli et ses deux fils étaient depuis longtemps, à cause de leur foi, les objets d'une haine particulière. Si quelqu'un est coupable, dit le député de Zurich, il doit être puni, mais selon les lois de la justice et non par violence. »

222

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vadian, député de Saint-Gall, appuya cet avis. Alors l'avoyer Jean Hug, de Lucerne, ne se contenant plus, s'écria avec d'affreuses malédictions [6] : L'hérétique Zwingle est le père de toutes ces révoltes; et toi, docteur de Saint-Gall, tu favorises son infâme cause, et tu l'aides à la faire triompher... Tu ne dois plus siéger parmi nous !

» Le député de Zoug s'efforça de rétablir la paix, mais en vain. Vadian sortit, et comme des gens du peuple en voulaient à sa vie, il quitta la ville en secret et arriva par des chemins dé tournés au couvent de Cappel. Zurich, décidé à réprimer tout désordre, résolut de faire provisoirement saisir ceux que dé signait la colère des confédérés. Wirth et ses fils étaient paisiblement à Stammheim. Jamais les ennemis de Dieu ne pourront vaincre ses amis, » disait, du haut de la chaire, Adrien Wirth.

On informa le père du sort qui l'attendait, et on le supplia de s'enfuir avec ses fils.

Non, dit-il; me confiant en Dieu, je veux attendre les sergents. » Et quand les soldats se présentèrent chez lui :

Messeigneurs de Zurich, dit-il, eussent pu s'épargner tant de peine : ils n'avaient qu'à m'en voyer un enfant, j'aurais obéi » Les trois Wirth furent conduits dans les prisons de Zurich. Rutiman, bailli de Nussbaum, partagea leur sort. On les examina avec soin, mais on ne trouva rien à reprendre dans la conduite qu'ils avaient tenue.

Dès que les députés des cantons eurent appris l'emprisonnement de ces quatre citoyens, ils de mandèrent qu'on les envoyât à Bade, et ils donnèrent ordre, en cas de refus, de marcher sur Zurich, afin de les enlever. C'est à Zurich, répondirent les députés de cet État, qu'il appartient de connaître si ces hommes sont coupables ou non; et nous n'avons trouvé aucune faute en eux. [7]»

Alors les députés des cantons s'écrièrent: « Voulez-vous nous les livrer? Répondez oui ou non, rien de plus. « Deux députés de Zurich montèrent à cheval et se rendirent en toute hâte auprès de leurs commettants.

A leur arrivée, toute la ville fut dans une grande agitation. Si l'on refusait les prisonniers, les con fédérés viendraient les chercher les armes à la main; et si on les livrait. C’était consentir à leur mort. Les avis étaient partagés; Zwingle se prononçait pour le refus. Zurich, disait-il, doit demeurer fidèle à ses constitutions. »

Enfin on crut avoir trouvé un terme moyen. Nous vous remet trous les prisonniers, dit-on à la diète, mais à condition que vous ne les examinerez que sur l'affaire d'Ittingen et non sur leur foi. »

La diète accéda à cette proposition; et le vendredi avant la Saint-Barthélemy (août 15a4), les trois Wirth et leur ami, accompagnés de quatre conseillers d'É tat et de quelques hommes armés, sortirent de Zurich.

L'affliction était générale; on prévoyait le sort qui attendait ces deux vieillards et ces deux jeunes hommes. On n'entendait sur leur passage que des sanglots. Hélas !

s'écrie un contemporain, quelle marche douloureuse [8] ! » Les églises se remplirent.

223

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Dieu, s'écria Zwingle, Dieu nous punira. Ah ! Prions-le du moins de communiquer sa grâce à ces pauvres prisonniers et de les fortifier dans la foi [9]. »

Le vendredi soir, les accusés arrivèrent à Bade, où une foule immense les attendait.

On les conduisit d'abord dans une auberge, puis à la prison. Ils avaient peine à avancer, tant le peuple les serrait de près pour les voir. Le père, qui marchait en tête, se tourna vers ses fils et leur dit avec douceur : Voyez, mes chers enfants, nous sommes, comme le dit l'apôtre, des gens dévoués à « la mort, servant de spectacle au monde, aux et anges et aux hommes (I. Cor. IV., 9). » Puis, apercevant dans la foule son ennemi mortel, le bailli Am-Berg, cause de tous ses malheurs, il alla à lui et lui tendit la main, bien que le bailli se détournât : Dieu vit dans le ciel et il sait toutes choses, » dit-il avec calme, en lui serrant la sienne.

L'enquête commença le lendemain; le bailli Wirth fut amené le premier. On le mit à la torture', sans respect pour son caractère et pour son âge; mais il persista à déclarer qu'il était innocent du pillage et de l'incendie d'Ittingen. On l'accusa alors d'avoir détruit une image représentant sainte Anne On ne put rien établir à la charge des autres prisonniers, si ce n'est qu'Adrien Wirth était marié et prêchait à la manière de Zwingle et de Luther; et que Jean Wirth avait donné le saint sacrement à un malade sans cierge et sans son nette ».

Mais plus leur innocence éclatait, plus augmentait la rage de leurs adversaires.

Depuis le matin jusqu'à midi on fit subir une cruelle torture au vieillard; ses larmes ne purent attendrir ses juges. Jean Wirth fut encore plus cruellement tourmenté. «

Dis-nous, lui demandait-on au milieu de ses douleurs, d'où te vient ta foi hérétique ?

Est-ce de Zwingle ou d'un autre?» Et comme il s'écriait : « O Dieu miséricordieux et éternel, viens à mon aide et me console! » — « Eh bien, lui dit un des députés, où est maintenant ton Christ ? » Quand Adrien parut, Sébastien de Stein, député de Berne, lui dit : « Jeune homme, dis-nous la vérité; car, si tu refuses de la dire, je te jure par ma chevalerie que j'ai acquise dans les lieux mêmes où Dieu a souffert le martyre, que nous t'ouvrirons les veines l'une après l'autre. » Alors on attacha le jeune homme à une corde, et comme on le hissait en l'air : « Mon petit monsieur, lui dit Stein avec un sourire diabolique, voilà notre présent de noces [10]; » faisant allusion au mariage du jeune ministre du Seigneur.

L'instruction finie, les députés retournèrent dans leurs cantons pour faire leur rapport et ne revinrent qu'après quatre semaines. La femme du bailli, la mère des deux jeunes prêtres, se rendit à Bade, un enfant en bas âge dans les bras, pour intercéder auprès des juges. Jean Escher de Zurich l'accompagnait comme avocat.

Voyant parmi les juges le landammann de Zoug, Jérôme Stocker, qui avait été bailli à deux reprises à Frauenfeld : Landammann! lui dit-il, vous connaissez le bailli Wirth; vous savez qu'il a été « un honnête homme toute sa vie?» — « Tu dis vrai, mon cher Escher, répondit Stocker, il n'a jamais fait de mal à personne; concitoyens 224

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et étrangers ont toujours été accueillis avec bonté à sa table; sa maison ressemblait à un couvent, à une auberge et à un hôpital*. Aussi, s'il avait volé ou assassiné, je ferais tous mes efforts pour obtenir sa grâce. Mais puisqu'il a brûlé sainte Anne, la grand'mère du Christ, il faut qu'il meure!... » — « Dieu ait pitié de nous!» s'écria Escher.

On ferma les portes; c'était le 28 septembre, et les députés de Berne, de Lucerne, d'Uri, de Schwitz, d'Underwald, de Zoug, de Glaris, de Fribourg et de Soleure, ayant procédé au jugement à huis clos, selon leur usage, condamnèrent à mort le bailli Wirth, son fils Jean, qui était le plus ferme dans sa foi et qui paraissait avoir entraîné les autres, et le bailli Rutiman. Ils, accordèrent Adrien, le second des fils, aux pleurs de sa mère.

On se rendit à la tour pour chercher les prisonniers : « [11] Mon fils, dit le père à Adrien, ne vengez jamais notre mort, bien que nous n'ayons pas mérité le supplice »

Adrien versa d'abondantes larmes. « Mon frère, lui dit Jean, la croix de Christ doit toujours suivre sa Parole [12]. » Après la lecture du jugement, on conduisit ces trois chrétiens en prison; Jean Wirth marchait le premier, les deux vice-baillis venaient après, et un vicaire les suivait. Comme ils passaient sur le pont du château, où se trouvait une chapelle consacrée à saint Joseph : « Prosternez-vous et invoquez les saints, » dit le prêtre aux deux vieillards. Jean Wirth, qui était en avant, se retournant à ces mots, s'écria : Mon père, demeurez ferme. « Vous savez qu'il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, savoir Jésus -Christ. —

Certainement, mon fils, répondit le vieillard, et avec le secours de sa grâce, je lui demeurerai fidèle jusqu'à la fin. » Alors ils se mirent tous trois à prononcer la prière du Seigneur : Notre père qui es aux cieux. » Puis ils passèrent le pont.

On les conduisit ensuite à l'échafaud. Jean Wirth, dont le cœur était rempli pour son père de la plus tendre sollicitude, lui fit ses adieux. « Mon bien-aimé père, lui dit-il, désormais tu n'es plus mon père et je ne suis plus ton fils, mais nous sommes frères en Christ notre Seigneur, pour le nom duquel je dois endurer la mort [13].

Aujourd'hui, s'il plaît à Dieu, ô mon frère bien-aimé, nous irons vers celui qui est notre père à tous. Ne crains rien. » —

« Amen! répondit le vieillard, et que le Dieu tout-puissant te bénisse, fils bien-aimé, et mon frère en Christ! » Ainsi, sur le seuil de l'éternité, prenaient congé l'un de l'autre ce fils et ce père, en saluant les temps nouveaux où des liens éternels allaient les unir. La plupart de ceux qui les entouraient versaient des larmes abondantes Le bailli Rutiman priait en silence.

Tous trois ayant mis le genou en terre, « au nom de Christ » furent décapités. La multitude, en voyant sur leurs corps les traces de la torture, témoigna hautement sa douleur. Les deux baillis laissaient vingt-deux enfants et quarante-cinq petits-225

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle enfants. Anna dut payer douze couronnes d'or au bourreau qui avait ôté la vie à son mari et à son fils.

Ainsi le sang, et un sang pur, avait coulé. La Suisse et la Réformation étaient baptisées du sang des martyrs. Le grand ennemi de l'Évangile avait fait son œuvre; mais, en la faisant, sa puissance s'était rompue. La mort des Wirth devait hâter les triomphes de la Réformation.

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FOOTNOTES

[1] Second vol., pr.éd., p. 400.

[2] Der war anfangs dem Èvangelio gùnstiç. (Bull. Chr., p. .80.)

[3] Sundcr die Kuttlen im Buch fur In wagen. (Bull. Chr., p.

[4] Und badt sy um Gottes willen uss dem Kloster zu gand. (Ibid., p. 183.)

[5] Dan es Ini leid was. (Ibid., p. 195.)

[6] Mit fluchcn und wùtcn. (Bull. Chr., p. 18/(.)

[7] Dann hâttind sy mir ein Kind geschickt... (Bull. Chr., p. 186.) .

1 O weh! was elender Fahrt war das! (Bern. Weyss. Fussl. Beyt. IV., p. 56.)

[8] Sy troste und in warem glouben starckte. (Bull. Chr., p. 188.) '

[9] On Kerzen, schcllen und anders so bisshar geùpt ist. (Bull. Chr., p. 196.)

[10] Ails man inn am folter seyl uffzog, sagt der zum Stein : Herrli, das ist die gaab die wir ùch zu ùwer Hussfro-wen schânckend. (Bull. Chr., p. 190.)

[11] Sin huss ist allwey gsin wie ein Kloster', wirtshuss und pitall. (Bull. Chr., p.

198.)

[12] Doch allwag das criitz darby. (Ibid.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V.

On n'avait pas voulu procéder à l'abolition de la messe dans Zurich aussitôt après l'abolition des images; maintenant le moment paraissait arrivé [1].

Non-seulement les lumières évangéliques s'étaient répandus dans le peuple, mais encore les coups que frappaient les adversaires appelaient les amis de la Parole de Dieu à y répondre par des démonstrations éclatantes de leur inébranlable fidélité.

Chaque fois que Rome élève un échafaud et fait tomber quelques têtes, la Réformation élèvera la sainte Parole du Seigneur et fera tomber quelques abus.

Quand Hottinger fut exécuté, Zurich abolit les images; maintenant que les têtes des Wirth ont roulé à terre, Zurich répondra par l'abolition de la messe. Plus Rome accroîtra ses cruautés, plus la Réformation verra croître sa force.

Le 11 avril 1 5a5, les trois pasteurs de Zurich se présentèrent, avec Mégandre et Oswald Myconius, devant le grand conseil et demandèrent qu'on rétablît la cène du Seigneur. Leur parole était grave*; les esprits étaient recueillis; chacun sen tait combien était importante la résolution que ce conseil était appelé à prendre. La messe, ce mystère qui depuis plus de trois siècles était l'âme de tout le culte de l'Église latine, devait être abolie; la présence corporelle de Christ devait être déclarée une illusion, et celte illusion même devait être enlevée au peuple; il fallait du courage pour s'y résoudre, et il se trouva dans le conseil des hommes que cette audacieuse pensée fit frémir. Joachim Am-Grùt, sous-secrétaire d'État, effrayé de la demande hardie des pasteurs, s'y opposa de tout son pouvoir.

« Ces paroles : Ceci est mon corps, dit-il, prouvent irrésistiblement que le pain est le corps de Christ lui-même. »

Zwingle fit remarquer qu'il n'y a pas d'autre mot dans la langue grecque que eem (est) pour exprimer signifie, et il cita plusieurs exemples où ce mot est employé en un sens figuré. Le grand conseil, convaincu, n'hésita pas; les doctrines évangéliques avaient pénétré dans tous les cœurs; d'ailleurs, puisqu'on se séparait de l'Église de Rome, on trouvait une certaine satisfaction à le faire aussi complétement que possible et à creuser un abîme entre elle et la Réformation. Le conseil ordonna donc l'abolition de la messe, et arrêta que le lendemain, jeudi saint, la cène se célébrerait conformément aux usages apostoliques.

Zwingle était vivement occupé de ces pensées, et le soir, quand il ferma les yeux, il cherchait encore des arguments à opposer ses adversaires. Ce qui l'avait si fort occupé le jour se représenta à lui en songe. Il rêva qu'il disputait avec Am Grùt et qu'il ne pouvait répondre à sa principale objection. Tout à coup un personnage se présenta à lui dans son rêve, et lui dit : « Pourquoi ne lui cites- tu pas Exode XII, verset 11 : vous mangerez l'agneau à la hâte, il est le passage (la pâque) de l'Éternel. »

227

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Zwingle se réveilla, sortit du lit, prit la traduction des Septante, et y trouva le même mot êm (est) dont le sens ici, de l'aveu de tous, ne peut être que signifie.»

Voici donc dans l'institution même de la Pâque, sous l'ancienne alliance, le sens que Zwingle réclame. Comment ne pas en conclure que les deux passages sont parallèles

? Le jour suivant, Zwingle prit ce passage pour texte de son sermon, et parla avec tant de force qu'il détruisit tous les doutes. Cette circonstance, qui s'explique si naturellement, et l'expression dont Zwingle se servit pour dire qu'il ne se rappelait pas l'apparence du personnage qu'il avait vu en songe [2], ont fait avancer que ce fut du diable que ce réformateur apprit sa doctrine.

Les autels avaient disparu; de simples tables couvertes du pain et du vin de l'eucharistie les remplaçaient, et une foule attentive se pressait à l'entour. Il y avait quelque chose de solennel dans cette multitude. Le jeudi saint, les jeunes gens; le vendredi, jour de la passion, les hommes et les femmes; le jour de Pâques, les vieillards célébrèrent successivement la mort du Seigneur [3].

Les diacres lurent les passages des Ecritures qui se rapportent à ce sacrement; les pasteurs adressèrent au troupeau une pressante exhortation, invitant tous ceux qui, en persévérant dans le péché, souilleraient le corps de Jésus-Christ, à s'éloigner de cette cène sacrée; le peuple se mit à genoux, on apporta le pain sur de grandes patènes ou assiettes en bois, et chacun en rompit un morceau; on fit passer le vin dans des gobelets de bois : on croyait ainsi se rapprocher mieux de la scène primitive. La surprise ou la joie rem plissaient tous les cœurs [4].

Ainsi la Réforme s'opérait dans Zurich. La simple célébration de la mort du Seigneur semblait avoir répandu de nouveau dans l'Eglise l'amour de Dieu et l'amour des frères. Les paroles de Jésus Christ étaient de nouveau esprit et vie.

Tandis que les divers ordres et les divers partis de l'Église de Rome n'avaient cessé de se disputer entre eux, le premier effet de l'Évangile, en rentrant dans l'Église était de rétablir la charité parmi les frères. L'amour des premiers siècles était rendu alors à la chrétienté. On vit des ennemis renoncer à des haines antiques et invétérées, et s'embrasser après avoir mangé ensemble le pain de l'eucharistie.

Zwingle, heureux de ces touchantes manifestations, rendit grâces à Dieu de ce que la cène du Seigneur opérait de nouveau ces miracles de charité, que le sacrifice de la messe avait dès longtemps cessé d'accomplir [5]'.

« La paix demeure dans notre ville, s'écria-t-il; parmi nous point de feinte, point de dissension, point d'envie, point de querelle. D'où peut venir un tel accord, si ce n'est du Seigneur et de ce que la doctrine que nous annonçons nous porte à l'innocence et à la paix [6]?»

Il y avait alors charité et unité, quoiqu'il n'y eût pas uniformité. Zwingle dans son «

Commentaire de la vraie et de la fausse religion, » qu'il dédia à François 1er, en mars 15a5, année de la bataille de Pavie [7], avait présenté quelques vérités de la 228

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle manière la plus propre à les faire accueillir par la raison humaine, suivant en cela l'exemple de plusieurs des théologiens scolastiques les plus distingués. C'est ainsi qu'il avait appelé maladie, la corruption originelle f et réservé le nom de péché pour la transgression actuelle de la loi [8]. Mais ces assertions, qui excitèrent quelques réclamations, ne nuisirent pourtant point à l'amour fraternel; car Zwingle, tout en persistant à appeler le péché originel une maladie, ajouta que tous les hommes étaient perdus par ce mal, et que l'unique remède était Jésus-Christ [9]. Il n'y avait donc ici aucune erreur pélagienne.

Mais, tandis que la célébration de la cène était accompagnée dans Zurich d'un retour à la fraternité chrétienne, Zwingle et ses amis avaient d'autant plus à soutenir au dehors l'irritation des adversaires. Zwingle n'était pas seulement un docteur chrétien, il était aussi un vrai patriote; et nous savons avec quel zèle il combattait les capitulations, les pensions et les alliances étrangères. Il était convaincu que ces influences du dehors détruisaient la piété, aveuglaient la raison et semaient partout la discorde. Mais ses courageuses protestations devaient nuire aux progrès de la Réforme. Dans presque tous les cantons, les chefs qui recevaient les pensions étrangères, et les officiers qui conduisaient au combat la jeunesse helvétique, formaient de puissantes factions, des oligarchies redoutables, qui attaquaient la Réformation, non pas tant en vue de l'Eglise qu'à cause du préjudice qu'elle devait porter à leurs intérêts et à leurs honneurs. Déjà ils l'avaient emporté à Schwitz; et ce canton où Zwingle, Léon Juda et Oswald Myconius avaient enseigné, et qui semblait devoir suivre la marche de Zurich, s'était tout à coup rouvert aux capitulations mercenaires et fermé à la Réforme.

A Zurich même, quelques misérables, soulevés par des intrigues étrangères, attaquaient Zwingle au milieu de la nuit, jetaient des pierres contre sa maison, en brisaient les fenêtres et appelaient à grands cris « le roux Uli, le vautour de Glaris, »

en sorte que Zwingle réveillé courait à son épée [10]. Ce trait le caractérise.

Mais ces attaques isolées ne pouvaient paralyser le mouvement qui entraînait Zurich et qui commençait à ébranler la Suisse. C'étaient quelques cailloux jetés pour arrêter un torrent. Partout ses eaux grossissant, menaçaient de vaincre les plus grands obstacles.

Les Bernois ayant déclaré aux Zurichois que plusieurs Etats avaient refusé de siéger à l'avenir avec eux en diète : Eh bien! » répondirent ceux de Zurich, avec calme, et en levant, comme autrefois les hommes du Rütli, leurs mains vers le ciel, nous avons la ferme assurance que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, au nom duquel la confédération a été formée, ne s'éloignera point de nous, et nous fera à la fin siéger, par miséricorde, à côté de sa majesté souveraine [11]. »

Avec une telle foi, la Réforme n'avait rien à craindre. Mais remporterait-elle de semblables victoires dans les autres États de la confédération ? Zurich ne 229

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle demeurerait-il pas seul du côté de la Parole? Berne, Bâle, d'autres cantons encore, resteront ils assujettis à la puissance de Rome? C'est ce que maintenant nous allons voir. Tournons-nous donc vers Berne, et étudions la marche de la Réforme dans l'État le plus influent de la confédération.

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FOOTNOTES

[1] Und vermantcnd die ernstlich. (Bull. Chr., p. 263.;

[2] Ater fuerit an albus nihil mcmini; somnium enim narro.

[3] Fusslin Beytr. IV., p. 64!

[4] Mit grossem verwundern viler Luthen unil noch mit vil grôssern frôuden der glôubigen. (Bull. Chr., p. 264.;

[5] Expositio fidei. (Zw. Opp. II, p. 241-)

[6] Ut tranquillitatis et innocentiae studiosos reddat. (Zw. Epp., p. 390.)

[7] De vera et falsa religione commentarius. (Zw. Opp. III, I». i/|5 — 3î5.)

[8] Peccatum ergo morbus est cognatus nobis, quo fugimus aspera et gravia, sectamur jucunda et voluptuosa : secundo loco accipitur peccatum pro eo quod contra legem fit. (Zw, Opp. III, p. 204.)

[9] Originali morbo perdimur onines; remedio vero quod contra ipsum invenit Deus, incolumitatirestituimur. (De pec_ cato originali declaratio ad Urbanum Rhegium.

Ibid., p. 632.)

[10] Interea surgere Zwinglius ad ensem suum. (Zw. Opp. III, p. *H.)

[11] Bey Ihm zuletztsifzen.. (Kirchhofer Réf. v. Bern. p. 55. J

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI.

Nulle part la lutte ne devait être aussi vive qu'à Berne, car l'Évangile y comptait à la fois de puissants amis et de redoutables adversaires. A la tête du parti de la Réformation se trouvaient le banneret Jean de Weingarten, Barthélemy de May, membre du petit conseil, ses fils Wolfgang et Claudius, ses petits-fils Jacques et Benoît, et surtout la famille de Watteville. L'avoyer Jacques de Watteville, qui occupait depuis 1512 la première place de la république, avait lu de bonne heure les écrits de Luther et de Zwingle, et s'était souvent entretenu de l'Évangile avec Jean Haller, pasteur à Anseltingeri, qu'il avait protégé contre ses persécuteurs. Son fils Nicolas, âgé alors de trente et un ans, était depuis deux ans prévôt de l'Eglise de Berne, et jouissait comme tel, en vertu d'ordonnances papales, de grands privilèges; aussi Berthold Haller l'appelait-il notre évêque *. [1] »

Les prélats et le pape s'efforçaient à l'envi de le lier aux intérêts de Rome [2]; et tout parais sait devoir l'éloigner de la connaissance de l'Évangile; mais l'action de Dieu fut plus puissante que les flatteries des hommes. Watteville fut converti des ténèbres à la douce lumière de l'Évangile, dit Zwingle [3]. Ami de Berthold Haller, il lisait toutes les lettres que celui-ci recevait dé Zwingle, et il ne pouvait assez en témoigner son admiration.

L'influence des deux de Watteville, qui se trouvaient à la tête, l'un de l'État, l'autre de l'Église, devait, ce semble, entraîner la république. Mais le parti opposé n'était pas moins puissant [4]. On remarquait parmi ses chefs le schultheiss d'Erlach, le banneret Willading, et plusieurs patriciens, dont les intérêts étaient les mêmes que ceux des couvents placés sous leur administration. Derrière ces hommes influents était un clergé ignorant et corrompu, qui appelait la doctrine évangélique une invention de l'enfer. »

« Chers confédérés » dit au mois de juillet, en pleine as semblée, le conseiller de Mullinen, prenez garde que cette Réformation, ne nous gagne; on n'est pas en sûreté à Zurich dans sa propre maison, et il faut des hommes d'armes pour s'y défendre. »

En conséquence on fit venir à Berne le lecteur des dominicains de Mayence, Jean Heim, qui se mit à déployer, du haut des chaires, contre la Réforme, toute l'éloquence de saint Thomas [5]. Ainsi les deux partis étaient rangés l'un contre l'autre; la lutte paraissait inévitable, et déjà l'issue n'en semblait pas douteuse. En effet, une foi commune unissait une partie du peuple aux familles les plus distinguées de l'État. Berthold Haller s'écriait, plein de confiance en l'avenir :

« A moins que la colère de Dieu ne se tourne contre nous, il est impossible que la Parole du Seigneur soit bannie de cette ville, car les Bernois ont faim. [6]»

231

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Bientôt deux actes du gouvernement parurent faire pencher la balance du côté de la Réforme. L'évêque de Lausanne ayant annoncé une visite épiscopale, le conseil lui fit dire par le prévôt de Watteville qu'il eût à s'en abstenir [7]. Et en même temps, les conseils de Berne rendirent une ordonnance, qui, tout en accordant en apparence quelque chose aux ennemis de la Réforme, en consacrait les principes. Ils arrêtèrent qu'on prêcherait exclusivement, librement, ouvertement, le saint Evangile et la doctrine de Dieu, telle qu'elle pouvait être établie par les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, et qu'on s'abstiendrait de toute doctrine, dispute ou écrit provenant de Luther ou d'autres docteurs [8]. La surprise des adversaires de la Réforme fut grande, quand ils virent les ministres évangéliques en appeler hautement à cette ordonnance. Cet arrêté, qui fut la base de tous ceux qui suivirent, commença légalement la Réforme dans Berne. Il y eut dès lors plus de décision dans la marche de cet État, et Zwingle, dont le regard était attentif à tout ce qui se passait dans la Suisse, put écrire au prévôt de Watteville : « Tous les chrétiens sont dans la joie, à cause de cette foi que la pieuse ville de Berne vient de recevoir [9]. »

La cause est celle de Christ, s'écrièrent les amis de l'Évangile [10];» et ils s'y consacrèrent avec plus de courage encore.

Les adversaires de la Réforme, alarmés de ces premiers avantages, serrèrent leurs rangs, et résolurent de porter un coup qui leur assurât la victoire. Ils conçurent le projet de se débarrasser de ces ministres, dont l'audacieuse parole renversait les plus antiques coutumes; et bientôt une occasion favorable se présenta. Il y avait à Berne, à la place où se trouve maintenant l'hôpital de l'Ile, un couvent de religieuses de Saint-Dominique, consacré à saint Michel.

Le jour de cet archange (ao, septembre) était pour le monastère une grande fête.

Plusieurs ecclésiastiques s'y rendirent cette année, entre autres Wittenbach, de Bienne, Sébastien Meyer et Berthold Haller. Étant entrés en conversation avec les religieuses, parmi lesquelles se trouvait Clara, fille de Claudius May, l'un des appuis de la Réformation : Les mérites de l'état monastique sont imaginaires, lui dit Haller, en présence de sa grand' mère, et le mariage est un état honorable, institué de Dieu même. » Quelques nonnes auxquelles Clara raconta les discours de Berthold, en poussèrent des cris d'effroi. Haller prétend, dit-on bientôt dans la ville, que toutes les religieuses sont des enfants du diable. »

L'occasion que les ennemis de la Réforme cherchaient était trouvée; ils se présentèrent au petit conseil; ils rappelèrent une ancienne ordonnance qui portait que qui conque enlèverait une religieuse du monastère perdrait la tête, et ils demandèrent qu'on adoucît la sentence, » et que, sans entendre les trois ministres, on se contentât de les bannir à perpétuité.

Le petit conseil accorda la demande, et la chose fut promptement portée au grand conseil. Ainsi Berne allait être privée de ses réformateurs; les intrigues du parti 232

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle papal avaient, le dessus. Mais Rome, qui triomphait quand elle s'a dressait aux oligarques, était battue devant le peuple ou ses représentants. A peine les noms de H aller, de Meyer, de Wittenbach, ces hommes que la Suisse entière vénérait, eurent-ils été prononcés dans le grand conseil, qu'il se manifesta une opposition puissante contre le petit conseil et le clergé.

« Nous ne pouvons, s'écria Tillmann, condamner ces accusés sans les entendre!..

Leur témoignage vaut bien le témoignage de quelques femmes. » Les ministres furent donc appelés. On ne savait comment se tirer de cette affaire. Croyons en l'un et l'autre parti, » dit enfin Jean de Weingarten. Ainsi fut fait; on renvoya les ministres de la plainte, en les invitant pourtant à se mêler de leur chair et non du cloître.

Mais la chaire leur suffisait. Les efforts des adversaires avaient tourné à leur honte.

C'était une grande victoire pour la Réforme. Aussi l'un des patriciens s'écria -t-il : Maintenant tout est dit, il faut, que l'affaire de Luther marche *. [11] » Elle marchait en effet, et dans les lieux même où l'on s'y fût le moins attendu. A Kônigsfeld, sur l'Aar, près du château de Hapsbourg, s'élevait un monastère tout rempli de la magnificence monacale du moyen âge, et où reposaient les cendres de plusieurs membres de cette maison illustre, qui donna tant d'empereurs à l'Allemagne. Les plus grandes familles de la Suisse et de la Souabe y faisaient prendre le voile à leurs filles. C'était non loin de là que, le 1er mai i3o8, l'empereur Albert était tombé sous les coups de son neveu Jean de Souabe; et les beaux vitraux de l'église de Kônigsfeld représentaient les horribles supplices dont on avait poursuivi les parents et les vassaux des coupables.

Catherine de Waldbourg-Truchsess, abbesse du couvent à l'époque de la Réformation, comptait parmi ses religieuses Béatrix de Landen berg, sœur de l'évêque de Constance, Agnès de Mullinen, Catherine de Bonstetten et Marguerite de Watteville, sœur du prévôt. La liberté dont jouissait ce couvent, qui, dans des temps antérieurs, avait favorisé de coupables désordres, permit d'y faire pénétrer les saintes Écritures, les écrits de Luther et de Zwingle; et bientôt une vie nouvelle en changea entièrement l'aspect. Près de cette cellule, où s'était retirée la reine Agnès, fille d'Albert, après s'être baignée dans des torrents de sang, comme dans une rosée de mai, » et où, filant de la laine ou brodant des ornements d'église, elle avait mêlé des exercices de dévotion à des pensées de vengeance, Marguerite de Watteville n'avait que des pensées de paix, lisait les Écritures, et composait de plusieurs ingrédients salutaires, un électuaire excellent. Puis, se recueillant dans sa cellule, la jeune nonne prenait la hardiesse d'écrire au docteur de la Suisse.

Sa lettre montre mieux que beaucoup de réflexions ne puissent le faire, l'esprit chrétien qui se trouvait dans ces pieuses femmes, de nos jours encore, si fort calomniées.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Que la grâce et la paix, dans le Seigneur Jésus, vous soient toujours données et multipliées par Dieu le Père céleste, » disait à Zwingle la nonne de Kônigsfeld. Très-savant, révérend et bien cher Monsieur, je vous conjure de ne pas prendre en mauvaise part la lettre que je vous écris. L'amour qui est en Christ me presse de le faire, surtout depuis que j'ai appris que la doctrine du salut croît de jour en jour par votre prédication' de la Parole de Dieu.

C'est pourquoi je présente mes louanges au Dieu éternel, de ce qu'il nous a éclairés de nouveau et nous a envoyé, par son Saint-Esprit, tant de hérauts de sa sainte Parole; et en même temps je lui offre d'ardentes prières pour qu'il vous revête de sa force, vous et tous ceux qui annoncent sa bonne nouvelle, et pour que, vous armant contre tous les ennemis de la vérité, il fasse croître, dans tous les hommes son verbe divin. Très-savant Mon sieur, j'ose envoyer à Votre Révérence cette petite marque de mon affection; veuillez ne pas la mépriser, car c'est la charité chrétienne qui vous l'offre. Si cet électuaire vous fait du bien et que vous en désiriez davantage, faites-le-moi connaître; car ce serait une grande joie pour moi que de faire quelque chose qui vous fût agréable; et ce n'est pas moi seulement qui pense ainsi, mais toutes celles qui aiment l'Evangile dans notre couvent de Kônigsfeld. Elles présentent à Votre Révérence leurs salutations en Jésus Christ, et toutes ensemble nous vous recommandons sans cesse à sa très-puissante garde *[12].

Le samedi avant Lœtare, 15a3. » Telle fut la pieuse lettre que la nonne de Kônigsfeld écrivit au docteur de la Suisse.

Un couvent, dans lequel la lumière évangélique avait ainsi pénétré, ne pouvait persévérer long temps dans les pratiques de la vie monacale. Marguerite de Watteville et ses sœurs, persuadées qu'elles pourraient mieux servir Dieu dans leurs familles que dans le cloître, demandèrent à en sortir. Le conseil de Berne effrayé voulut d'abord mettre ces nonnes à la raison, et le provincial et l'abbesse employèrent tour à tour les menaces et les promesses; mais les sœurs Marguerite, Agnès, Catherine, et leurs amies, se montrèrent inébranlables. Alors on adoucit la règle du couvent, on exempta les nonnes des jeûnes et des matines, et on augmenta leur bénéfice.

« Ce n'est pas, ré pondirent-elles au conseil, la liberté de la chair que nous demandons; c'est celle de l'esprit. Nous, vos pauvres et innocentes prisonnières, nous de mandons qu'on ait pitié de nous! » —

« Nos prisonnières, nos prisonnières! s'écria le banneret Krauchthaler, je ne veux pas qu'elles soient mes prisonnières ! » Cette parole de l'un des plus fer mes appuis des couvents décida le conseil; le couvent fut ouvert; et peu après, Catherine de Bonstetten épousa Guillaume de Diesbach. Cependant, loin de se ranger franchement du côté des réformateurs, Berne tenait un certain milieu et s'appliquait à suivre un système de bascule. Une occasion fit bientôt ressortir cette 234

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle marche mitoyenne. Sébastien Meyer, lecteur des franciscains, publia une rétractation des erreurs romaines, qui fit grande sensation, et où, peignant la vie des couvents, il disait : « On y vit plus impurement, on y tombe plus fréquemment, on s'y lève plus tardivement, on y marche plus in certainement, on s'y repose plus dangereusement, on y a pitié plus rarement, on y est lavé plus lentement, on y meurt plus désespérément et l'on y est condamné plus durement. [13]»

Au moment où Meyer se prononçait ainsi contre les cloîtres, Jean Heim, lecteur des dominicains, s'écriait, du haut des chaires : Non ! Christ n'a pas, comme les évangéliques l'enseignent, satisfait une fois pour toutes à son père. Il faut encore que chaque jour Dieu soit réconcilié avec les hommes a par le sacrifice de la messe et les bonnes œuvres. » Deux bourgeois qui se trouvaient dans le temple l'interrompirent en disant : Ce n'est pas vrai! » Aussitôt grand bruit dans l'église; Heim restait muet; plusieurs le pressaient de continuer, mais il descendit de la chaire sans finir son discours. Le lendemain, le grand conseil frappa à la fois Rome et la Réforme; il renvoya de la ville les deux grands controversistes, Meyer et Heim.

« Ils ne sont ni clairs, ni troubles [14] », disait-on des Bernois, en se servant d'un mot à double sens; Luther voulant dire clair en vieux allemand. [15]

Des écrivains romains, et en particulier M. de Haller, ont cité, d'après Salat et Tschudi, ennemis, de la Réformation, une prétendue lettre de Zwingle adressée dans ce temps à Kolb à Berne. La voici :

« Salut et bénédiction de Dieu notre Seigneur. Cher François, allez doucement dans l'affaire; ne jetez d'abord à l'ours « qu'une poire aigre parmi plusieurs douces, ensuite deux, puis trois; et quand il aura commencé à les manger, jetez lui -en toujours davantage : aigres et douces, pêle-mêle; en fin secouez entièrement le sac; molles, dures, douces, aigres et crues, il les mangera toutes, et ne permettra plus qu'on les lui ôte ni qu'on le chasse. Zurich, lundi avant St-George, 1525.

« Votre serviteur en Christ, ULRICH ZWINGLE »

Des raisons décisives s'opposent à ce qu'on admette l'authenticité de cette lettre.

i° En 1525, Kolb était pasteur à Wertheimer; il ne vint à Berne qu'en 1527. (Voyez Zw. Epp.,p. 526.) M. de Haller substitue, il est vrai, mais très-arbitrairement,' 1527

à 1525: cette correction est sans doute très-bien entendue; mais malheureusement M. de Haller est en cela en contradiction avec Salat et Tschudi, qui, tout en ne s'accordant pas sur le jour où l'on parla en diète de cette lettre, s'accordent sur l'année, qui chez l'un et l'autre est bien 1525.

2° On ne s'entend pas sur la manière dont on eut con naissance de la lettre : d'après une version, elle fut interceptée; d'après une autre, des paroissiens de Kolb la communiquèrent à un homme des petits cantons qui se trouvait à Berne.

235

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle 3° L'original est en allemand; or Zwingle écrivait toujours en latin à ses amis lettrés; de plus, il les saluait comme leur

Mais en vain voulait-on étouffer la Réforme dans Berne. Elle faisait de toutes parts des progrès. Les religieuses du monastère de l'Ile avaient gardé le souvenir de la visite de Haller. Clara May et plusieurs de ses amies se demandant avec anxiété ce qu'elles devaient faire, écrivirent au savant Henri Bullinger. Saint Paul, répondit celui-ci, prescrit aux jeunes femmes, non de faire des vœux, mais de se marier, et de ne pas vivre dans l'oisiveté, sous une fausse apparence de piété. (1 Timothée, chap.

V, v. 13, 14) Suivez Jésus dans l'humilité, la charité, la patience, la pureté et l'honnêteté » Clara, invoquant le secours d'en haut, résolut de suivre ce conseil et de quitter une vie contraire à la Parole de Dieu, inventée par les hommes et pleine de séductions frère, non comme leur serviteur.

4° Si on lit les lettres de Zwingle, on verra qu'il est impossible d'avoir un style plus opposé à celui de cette prétendue lettre. Jamais Zwingle n'eût écrit une lettre pour dire si peu de chose; ses épîtres sont ordinairement longues et pleines de nouvelles.

Appeler la petite plaisanterie recueillie par Salat une lettre, est une vraie dérision.

5° Salat mérite peu de confiance comme historien, et Tschudi paraît l'avoir copié, avec quelques variantes. — Il se peut qu'un homme des petits cantons ait reçu de quelque Bernois communication de la lettre de Zwingle à Haller, dont nous avons parlé (tome II de cette Histoire, ire édit., p. 468), où Zwingle emploie avec beaucoup de noblesse cette comparaison des ours, que l'on retrouve du reste chez tous les auteurs de ce temps. Cela aura donné l'idée à quelque plaisant d'inventer cette fausse lettre, qu'on aura supposé avoir été adressée à Kolb par Zwingle.

Son père Barthélemy, qui avait passé cinquante années sur les champs de bataille et dans les conseils, apprit avec joie la résolution de sa fille. Clara quitta le couvent.

Le prévôt Nicolas de Watteville, que tous ses intérêts liaient à la hiérarchie romaine, et qui devait être porté sur le premier siège épiscopal vacant en Suisse, renonça aussi à ses titres, à ses revenus et à ses espérances, pour garder une conscience pure; et rompant tous les liens par lesquels les papes avaient cherché à l'enlacer, il entra dans l'état du mariage, établi de Dieu dès la création du monde.

Nicolas de Watteville épousa Clara May; et sa sœur Marguerite, la nonne de Kônigsfeld, s'unit presqu'eu même temps à Lucius Tscharner de Coire. [16]

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FOOTNOTES

[1] Episcopus noster Vadivillius. (Zvr. Epp., page 285.) 236

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[2] Tantum favoris et amieitise quae tibi cum tanto summo rum pontificum et potentissimorum episcoporum cœtu hacte nus intercessit. (Zw. Opp. I, anc. éd. Iat., p. 3o5.)

[3] Ex obscuris ignorantia; tenebris in amœnam Evangelii lu cem productum. (Ibid.)

[4] Epistolas tua? et eruditionis et humanitatis testes locuple tissimas... (Zw. Epp., p. 287.)

[5] Suo Thomistico Marte omnia invertere. (Zw. Epp., p. 987.)

[6] Famem verbi Bernates habent. (Ibid., p. ae)5.)

[7] Ut nec oppidum, nec pagos Bernatum visitare praetendat omnino. (Zw. Epp., p.

295.)

[8] Alein das heilig Evangelium und die leer Gottes frey, of fentlich und unverborgen. (Bull. Chr., p. m.)

[9] Aile Christen sich allenthalben frôuwend des glaubens.. (Zw. Opp. I, p. 426.)

[10] Christi negotium agitur. (Zw. Epp. 9 mai 15a3.)

[11] Es ist nun gethan. Der Lutherische Handel muss voigc hen. (Anshelm. Wirtz.

K. G. V, p. 290.)

[12] Cnjus praesidio auxilioque praesentissimo, nos vestram ehgnitatem assidue commendamus. (Zw. Epp., p. 280.)

[13] Langsamer gereiniget, verzweit'elter stirbt, hàrter ver dammet. (Kirchhofer, Reform. v. Bern., p. 48.)

[14] Dass sie weder luther noch trùb seyen. (Kirchhofer's Réf. v. Bern., p. 50.)

[15] Euerem Herrn Jesu nachfolget in Demuth … (Kirchh. Réf. v. B. 60.)

[16] ïvr. Epp. annotatio, p. 451. — C'est de cette union que descendent les Tscharner de Berne.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII.

Ainsi tout annonçait les triomphes que la Ré formation devait bientôt remporter dans Berne. Une cité non moins importante, et qui était alors comme l'Athènes de la Suisse, Bâle, commençait aussi à se préparer au grand combat qui a signalé le seizième siècle.

Chacune des villes de la Confédération avait son aspect particulier. Berne était la ville des grandes familles, et la question paraissait devoir y être décidée par le parti que prendraient tels et tels des chefs de cette cité. A Zurich, les ministres de la Parole, les Zwingle, les Léon Juda, les Myconius, les Schmidt, entraînaient après eux une bourgeoisie puissante. Lucerne était là ville des armes et des capitulations militaires; Bâle était celle du savoir et des imprimeries. Le chef de la république des lettres au seizième siècle, Érasme, y avait fixé son séjour; et préférant la liberté dont il y jouissait, aux séduisantes invitations des papes et des rois, il y était devenu le centre d'un concours nombreux de lettrés.

Mais un homme humble, doux et pieux, d'un génie inférieur à celui d'Erasme, devait bientôt exercer sur cette ville une influence plus puissante que celle du prince des écoles. L'évêque de Bâle, Christophe de Utenheim, d'accord avec Érasme, cherchait à s'entourer d'hommes propres à accomplir une réformation de juste milieu. Dans ce dessein, il avait appelé près de lui Capiton et Écolampade. Il y avait dans ce dernier quelque chose de monastique, qui heurtait souvent l'illustre philosophe. Mais Écolampade s'attacha bientôt à lui avec enthousiasme; et peut-être eût-il perdu toute indépendance dans cette étroite relation, si la Providence ne l'eût éloigné de son idole. Il retourna en 1517, à Weinsberg, sa ville natale, et là les désordres et les plaisanteries profanes des prêtres le révoltèrent; il nous a laissé un beau monument de l'esprit grave qui l'animait dès lors, dans son ouvrage célèbre sur les rires de Pâques », qui paraît avoir été écrit dans ce temps-là *[1].

Appelé à Augsbourg vers la fin de 1518, comme prédicateur de la cathédrale, il trouva cette ville encore émue de la fameuse conférence que Luther y avait eue, au mois de mai, avec le légat du pape. Il fallait se décider pour ou contre; Écolampade n'hésita pas et se prononça pour le réformateur. Cette franchise lui suscita bientôt une vive opposition; et convaincu que sa timidité et la faiblesse de sa voix ne lui permettaient pas de réussir dans le monde, il se mit à promener ses regards tout autour de lui, et les arrêta sur un couvent de moines de Sainte -Brigitte, célèbre par sa piété et par ses études profondes et libérales, qui se trouvait près d'Augsbourg.

Sentant le besoin du repos, du loisir, du travail et de la prière, il se tourna vers ces religieux, et leur dit :

« Peut-on vivre chez « vous selon la Parole de Dieu?» Ceux-ci lui en ayant donné l'assurance, Ecolampade franchit la porte du couvent le 23 avril 15ao, sous la 238

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle condition expresse qu'il serait libre, si jamais le service de la Parole de Dieu le réclamait quelque part. Il était bon que le futur réformateur de Bâle connût, comme Luther, cette vie monastique, qui était la plus haute expression du catholicisme romain.

Mais il n'y trouva pas le repos; ses amis blâmaient sa démarche; et lui-même déclarait hautement que Luther était plus près de la vérité que ses adversaires.

Aussi le docteur Eck et d'autres docteurs romains le poursuivirent-ils de leurs menaces, jusque dans sa tranquille retraite. Ecolampade n'était alors ni réformé, ni sectateur de Rome; il voulait un certain catholicisme purifié, qui n'existe nulle part dans l'histoire, mais dont l'idée a été souvent comme un pont qui a servi de passage à plusieurs. Il se mit à corriger par la Parole de Dieu les statuts de son ordre. « Je «

vous en supplie, disait-il aux frères, n'estimez pas vos ordonnances plus que les commandements du Seigneur! [2]» —

« Nous ne voulons, ré pondirent les religieux, d'autre règle que celle « du Sauveur; prenez nos livres, et marquez, comme en présence de Christ lui-même, ce que vous trouverez de contraire à sa Parole. » Ecolampade commença ce travail; mais il se lassait presque à la peine. « O Dieu tout -puissant! s'écriait-il, quelles abominations Rome n'a-t-elle pas approuvées dans ces statuts! »

A peine en eût-il signalé quelques-unes, que la colère des frères s'enflamma. «

Hérétique! lui dit-on, apostat! Tu mérites d'être jeté pour la fin de tes jours dans un cachot obscur ! » On l'exclut des prières communes. Mais le danger était encore plus grand au dehors. Eck et les siens n'avaient point abandonné leurs projets. « Dans trois jours, lui fit-on dire, on doit venir vous arrêter. » Il se rendit vers les frères :

« Voulez-vous, leur dit-il, me livrer aux assassins ? » Les religieux étaient interdits, irrésolus …; ils ne voulaient ni le sauver, ni le perdre. Dans ce moment arrivèrent près du cloître des amis d'Écolampade, avec des chevaux pour le mener en lieu sûr.

A cette nouvelle, les moines se décidèrent à laisser partir un frère qui avait apporté le trouble dans leur couvent. Adieu», leur dit-il, et il fut libre. Il était resté près de deux ans dans le cloître de Sainte-Brigitte.

Écolampade était sauvé; il respirait enfin : J'ai sacrifié le moine, écrivait-il à un ami, et j'ai retrouvé le chrétien. » Mais sa fuite du couvent et ses écrits hérétiques étaient partout connus; par tout aussi on reculait à son approche. Il ne savait que devenir, quand Sickingen lui offrit une retraite, au printemps de l'an 15aa; il l'accepta. Son esprit opprimé par la servitude monacale prit un élan tout nouveau au milieu des nobles guerriers d'Ebernbourg.

« Christ est notre liberté, s'écriait-il; et ce que les hommes regardent comme le plus grand malheur — la mort elle-même — est pour nous un gain véritable. » Aussitôt il 239

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle se mit à lire au peuple, en allemand, les Évangiles et les Épîtres. Dès que ces trompettes -là retendissent, disait-il, les murs de Jéricho s'écroulent. [3]»

Ainsi l'homme le plus modeste de son siècle préludait dans une forteresse des bords du Rhin, au milieu de rudes chevaliers, à cette transformation du culte, que la chrétienté allait bientôt subir. Cependant Ebernbourg était trop étroit pour lui, et il sentait le besoin d'une autre société que celle de ces hommes d'armes. Le libraire Cratandre l'invita à se rendre à Bâle; Sickingen le lui permit, et Ecolampade, heureux de revoir ses anciens amis, y arriva le 16 novembre 1522. Après avoir vécu quelque temps comme simple savant, sans vocation publique, il fut nommé vicaire de l'église de Saint-Martin, et ce fut cette vocation à un emploi humble et ignoré qui décida peut-être de la réformation de Bâle. Chaque fois qu'Écolampade montait en chaire, une foule immense rem plissait l'église En même temps les leçons publiques données, soit par lui, soit par Pellican, étaient couronnées de tant de succès, qu'Érasme lui-même fut obligé de s'écrier : Ecolampade triomphe [4] ! » En effet, cet homme doux et ferme répandait tout autour de lui, dit Zwingle, la bonne odeur de Christ, et tous ceux qui l'entouraient croissaient dans la vérité [5]. Souvent, il est vrai, la nouvelle se répandait qu'il allait être obligé de quitter Bâle et de recommencer ses aventureux voyages. Ses amis, Zwingle en particulier, étaient dans la consternation; mais bientôt le bruit de nouveaux succès remportés par Écolampade dissipait leurs craintes et augmentait leur espoir. La renommée de ses travaux parvint même jusqu'à Wittemberg et ré jouit Luther, qui s'entretenait de lui tous les jours avec Mélanchton. Cependant le réformateur saxon n'était pas sans inquiétudes. Érasme était à Bâle, et Érasme était l'ami d'Écolampade. Luther crut devoir mettre sur ses gardes cet homme qu'il aimait. « Je crains fort, lui écrivit-il, que comme Moïse, Erasme ne meure dans les campagnes de x Moab, sans nous conduire dans le pays de la promesse [6]. »

Erasme s'était réfugié à Bâle, comme dans une ville tranquille, située au centre du mouvement littéraire, et du sein de laquelle il pouvait, au moyen de l'imprimerie de Frobenius, agir sur la France, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie et l'Angle terre. Mais il n'aimait pas qu'on vînt l'y troubler; et s'il voyait avec quelque ombrage Ecolampade, un autre homme lui inspirait encore plus de crainte. Ulric de Hûtten avait suivi Ecolampade» à Bâle. Longtemps il avait attaqué le pape, comme un chevalier en attaque un autre. La hache, disait-il, est déjà mise à la racine de l'arbre. Allemands!

ne succombez pas au fort de la bataille; le sort en est jeté; l'entreprise est commencée. Vive la liberté ! » Il avait abandonné la langue latine et n'écrivait plus qu'en allemand; car c'était au peuple qu'il voulait s'adresser.

Ses pensées étaient grandes et généreuses. Une assemblée annuelle des évêques devait, selon lui, régler les intérêts de l'Église. Une constitution chrétienne, et surtout un esprit chrétien, devaient, de l'Allemagne, comme autrefois de la Judée, se répandre dans le monde entier. Charles-Quint serait le jeune héros destiné à 240

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle réaliser cet âge d'or; mais Hûtten, ayant vu ses espérances déçues à cet égard, s'était tourné vers Sickingen et avait demandé à la chevalerie ce que l'Empire lui refusait. Sickingen, à la tête de la noblesse féodale, avait joué un grand rôle en Allemagne; mais bientôt les princes l'avaient assiégé dans son château de Landsteiner, et les armes nouvelles, les canons, les boulets, avaient fait crouler ces vieilles murailles accoutumées à d'autres coups.

La prise de Landstein avait été la défaite finale de la chevalerie, la victoire décisive de l'artillerie sur les lances et les boucliers, le triomphe des temps modernes sur le moyen âge. Ainsi le dernier exploit des chevaliers devait être en faveur de la Ré formation; le premier effort des armes et des guerres nouvelles devait être contre elle. Les hommes armés de fer qui tombaient sous les coups inattendus des boulets et gisaient parmi les ruines de Landstein, faisaient place à d'autres chevaliers.

C'étaient d'autres faits d'armes qui allaient commencer; une chevalerie spirituelle succédait à celle des du Guesclin et des Bayard. Et ces vieux créneaux brisés, ces murailles en ruine, ces héros expirants, proclamaient, avec plus de force encore que n'avait pu le faire Luther, que ce n'était pas par de tels alliés et de telles armes que l'Évangile du Prince de la paix remporterait la victoire.[7]

Avec la chute de Landstein et de la chevalerie, s'étaient écroulées toutes les espérances de Hûtten. Il dit adieu, près du cadavre de Sickingen, aux beaux jours que son imagination avait rêvés, et perdant toute confiance dans les hommes, il ne demanda plus qu'un peu d'obscurité et de repos. Il vint les chercher en Suisse, auprès d'Érasme. Longtemps ces deux hommes avaient été amis; mais le rude et bruyant chevalier, bravant le jugement d'autrui, toujours prêt à porter la main sur son épée, attaquant à droite et à gauche tous ceux qu’l rencontrait, ne pouvait guère marcher d'accord avec le délicat et timide Erasme, aux manières fines, au ton doux et poli, avide d'approbation, prêt à tout sacrifier pour l'obtenir, et ne craignant rien au monde autant qu'une dispute. Hùtten, arrivé à Bâle pauvre, malade et fugitif, s'enquit aussitôt de son ancien ami. Mais Érasme trembla à la pensée de partager sa table avec un homme mis au ban par le pape et par l'empereur, qui ne ménagerait personne, qui lui emprunterait de l'argent et qui traînerait après lui sans doute une foule de ces évangéliques » qu'Érasme craignait toujours plus. Il refusa de le voir, et bientôt le magistrat bâlois pria Hùtten de quitter la ville.

Hùtten navré, irrité contre son timide ami, se rendit à Mulhouse et y publia contre Érasme un écrit plein de violence, auquel celui-ci fit une réponse pleine d'esprit. Le chevalier avait saisi des deux mains son glaive et l'avait fait tomber avec force sur son adversaire; le savant, s'échappant avec adresse, avait répondu aux coups d'épée par des coups de bec [8].

Hùtten dut de nouveau s'enfuir; il arriva à Zurich, où il trouva auprès du noble Zwingle un généreux accueil. Mais des cabales le contraignirent à quitter encore cette ville, et, après avoir passé quelque temps aux bains de Pfeiffer, il se rendit, 241

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avec une lettre du réformateur suisse r chez le pasteur Jean Schnepp, qui habitait la petite île d'Ufnau, sur le lac de Zurich.

Ce pauvre ministre reçut avec la plus touchante charité le chevalier malade et fugitif. Ce fut dans cette retraite paisible et ignorée que, après la vie la plus agitée, chassé des uns, poursuivi des autres, dé laissé presque de tous, ayant toujours combattu la superstition, sans avoir jamais, à ce qu'il semble, possédé la vérité, Ulrich de Hùtten, l'un des génies les plus remarquables du seizième siècle, mourut obscurément, vers la fin d'apût 15a3. Le pauvre pasteur, habile dans l'art de guérir, lui avait en vain donné tous ses soins. Avec lui mourut la chevalerie. Il ne laissa ni argent, ni meubles, ni livres, rien au monde, excepté une plume [9]. Ainsi fut brisé le bras de fer qui avait osé soutenir l'arche de Dieu.

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FOOTNOTES

[1] Herzog, Studien und Kritiken, 18/,o, p. 334.

[2] Meis sumtibus lion sine contemptu et invidia. (OEcol. ad Pirckh. de Eucharistia.)

[3] Dass er kein Predigt thate, er hatte ein mâchtig Volk darinn, dit Pierre Ryf, son contemporain. (Wirtz, v. 350.)

[4] OEcolampadius apud nos iriumphat! (Erasm. ad Zwingl. Zw. Epp., p. 3 12.)

[5] Illi magis acmagis in omni bono augescunt. (Ibid.)

[6] Et in terram promissionis ducere non potest. (L. Epp. II, p. 353.)

[7] Me egens et omnibus rébus destitutus quaerebat nidum aliquem ubi moveretur.

Erat mihi gloriosus ille miles cum sua scabie in aedes recipiendus, simulque recipiendus ille chorus titulo Evangclicorum », écrit Érasme à Mélanchton, dans une lettre où il cherche à s'excuser. (Er. Epp., p. 949.)

[8] Expostulatio Huttcni. — Erasmi spongia.

[9] 1 Libros nullos habuit, supellectilem nullam, practer cala mum. (ZwiEpp., p.

3i3.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII.

Il y avait en Allemagne un homme plus redoutable pour Erasme que le malheureux chevalier; c'était Luther. Le moment était arrivé où les deux grands lutteurs du siècle devaient mesurer leurs forces en un champ clos. C'étaient deux réformations très-différentes que celles qu'ils poursuivaient. Tandis que Luther voulait une entière réforme, Erasme, ami du juste milieu, cherchait à obtenir de la hiérarchie des concessions qui réunissent les deux partis extrêmes. Les oscillations et les incertitudes d'Érasme révoltaient Luther. Vous voulez marcher sur des œufs sans les casser, lui disait-il, et entre des verres sans les briser [1].» En même temps il opposait aux oscillations d'Erasme une entière décision. « Nous chrétiens, disait-il, nous devons être sûrs de notre doctrine, « et savoir dire oui ou non sans hésiter.

Prétendre « nous empêcher d'affirmer avec une conviction « parfaite ce que nous croyons, c'est nous ôter la foi même. Le Saint-Esprit n'est pas sceptique [2]; et « il a écrit dans nos cœurs une ferme et puissante assurance, qui nous rend aussi certains de notre foi, que nous le sommes de notre vie même. »

Ces paroles seules nous disent de quel côté la force se trouvait. Pour accomplir une transformation religieuse, il faut une foi ferme et vivante. Une révolution salutaire dans l'Église ne proviendra jamais de vues philosophiques et d'opinions humaines.

Pour fertiliser la terre après une longue sécheresse, il faut que l'éclair sillonne la nue et que les réservoirs des cieux s'ouvrent. La critique, la philosophie, l'histoire même, peuvent préparer les voies à, la foi véritable, mais elles ne peuvent en tenir la place. En vain nettoyez-vous les canaux, rétablissez-vous les digues, tant que l'eau ne descend pas du ciel. Toutes les sciences humaines sans la foi ne sont que des canaux à sec.

Quelle que fût la différence essentielle qu'il y eût entre Luther et Érasme, longtemps les amis de Luther, et Luther lui-même, espérèrent voir Erasme s'unir à eux contre Rome. On racontait de lui des paroles échappées à son humeur caustique, qui le montraient en dissentiment avec les hommes les plus zélés du catholicisme. Un jour, par exemple, qu'il était en Angleterre, disputant vivement avec Thomas Morus, sur la transsubstantiation : « Croyez que vous avez le corps de Christ, dit celui-ci, et vous l'avez réellement. » Erasme ne répondit rien. Il quitta peu après les bords de la Tamise, et Morus lui prêta son cheval jusqu'à la mer; mais Érasme l'emmena sur le continent. Aussitôt que Morus l'apprit, il lui en fit les plus vifs reproches. Érasme, pour toute réponse, lui envoya le quatrain suivant : Ce que tu me disais du repas de la foi : Quiconque croit qu'il l'a, sans manquer le possède; Je t'écris à mon tour touchant ton quadrupède : Crois ferme que tu l'as; tu l'as; il est chez toi *. Ce n'était pas seulement en Allemagne et en Angleterre qu'Érasme s'était ainsi fait connaître. — [3]

243

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Luther, disait-on à Paris, n'a fait qu'élargir l'ouverture de le huis, duquel Érasme avait jà crocheté la serrure *. [4] »

La situation d'Érasme était difficile : Je ne serai point infidèle à la cause de Christ, écrivait-il à « Zwingle, du moins tant que le siècle le per mettra [5]. » A mesure qu'il voyait Rome se lever contre les amis de la Réformation, il se retirait prudemment.

De toutes parts on se tournait vers lui; le pape, l'empereur, des rois, des princes, des savants et jusqu'à ses plus intimes amis le sol licitaient d'écrire contre le réformateur [6] : « Nulle œuvre, lui écrivait le pape, ne saurait être plus agréable à Dieu et plus digne de vous et de votre génie [7]. »

Longtemps Érasme rejeta ces sollicitations; il ne pouvait se cacher à lui-même que la cause des réformateurs était celle de la religion aussi bien que celle des lettres.

D'ailleurs Luther était un adversaire avec lequel on craignait de se mesurer, et Érasme croyait déjà sentir les coups redoublés et vigoureux de l'athlète de Wittemberg. Il est facile de dire, » répondait-il à un théologien de Rome : Écris contre Luther a; mais c'est une affaire pleine de périls [8]. » Ainsi, il voulait et pourtant il ne voulait pas.

Cette conduite irrésolue d'Érasme déchaîna contre lui les hommes les plus violents des deux partis. Luther lui-même ne savait comment mettre en accord le respect qu'il avait pour la science d'Érasme, avec l'indignation que lui faisait ressentir sa timidité. Il résolut de sortir de cet état pénible, et lui écrivit, en avril 1524, une lettre, dont il chargea Camerarius.

« Vous n'avez pas encore reçu du Seigneur, lui disait-il!, le courage nécessaire pour marcher avec nous à la rencontre des papistes. Nous supportons votre faiblesse. Si les lettres fleurissent, si elles ouvrent à tous les trésors des Écritures, c'est un don que Dieu nous a fait par vous; don magnifique et pour lequel nos actions de grâces montent au ciel !

« Mais n'abandonnez pas la tâche qui vous a été imposée, pour passer dans notre camp. Sans doute -votre éloquence et votre génie pourraient nous être utiles; mais puisque le courage vous manque, restez là où vous êtes. Je voudrais que les nôtres permissent à votre vieillesse de s'endormir en paix dans le Seigneur. La grandeur de notre cause a dès longtemps dépassé vos forces. Mais d'un autre côté, mon cher Érasme, abstenez-vous de nous jeter à pleines mains ce sel piquant que vous savez si bien cacher sous des fleurs de rhétorique; car il est plus douloureux d'être légèrement mordu d'Érasme, que d'être réduit en poudre par tous les papistes réunis. Contentez-vous d'être le spectateur de notre tragédie [9]; et ne publiez pas de livres contre moi; moi, de mon côté, je n'en publierai pas contre vous. » Ainsi Luther, l'homme de guerre, demandait la concorde; ce fut Érasme, l'homme de paix, qui ' la troubla.

244

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Érasme accueillit la démarche du réformateur comme la plus vive des insultes; et, s'il n'avait pas encore formé la résolution d'écrire contre Luther, il est probable qu'il la prit alors. « Peut-être qu'Érasme, en écrivant contre vous, lui répondit-il, sera plus utile à l'Évangile que quelques insensés qui écrivent pour vous et qui ne me permettent plus d'être simple spectateur de cette tragédie. [10]»

Mais il avait d'autres motifs encore. Henri VIII, roi d'Angleterre, et les grands de ce royaume insistaient avec énergie pour qu'il se déclarât publiquement contre la Réformation. Érasme, dans un moment de courage, s'en laissa arracher la promesse. Sa situation équivoque était d'ailleurs devenue pour lui un continuel tour ment; il aimait le repos, et l'obligation où il était de se justifier sans cesse troublait sa vie; il aimait la gloire, et déjà on l'accusait de craindre Luther et d'être trop faible pour lui répondre; il était accoutumé au premier rang, et le petit moine de Wittemberg avait détrôné le puissant Érasme. Il lui fallait donc, par un acte courageux, reconquérir la place qu'il avait perdue. Toute l'ancienne chrétienté s'adressait à lui pour l'en supplier. On voulait une capacité, la plus grande réputation du siècle, pour l'opposer à la Réforme. Érasme se donna.

Mais de quelle arme va-t-il se servir? Fera-t-il retentir les tonnerres du Vatican ?

Défendra-t-il les abus qui sont la honte de la papauté? Érasme ne le pouvait. Le grand mouvement qui agitait les esprits, après la mort qui avait duré tant de siècles, le remplissait de joie, et il eût craint de l'entraver. Ne pouvant se faire le champion du catholicisme romain, dans ce qu'il a ajouté au christianisme, il entreprit de le défendre dans ce qu'il en a retranché. Érasme choisit, pour attaquer Luther, le point où le catholicisme se confond avec le rationalisme, la doctrine du libre arbitre ou de la puissance naturelle de l'homme. Ainsi, tout en prenant la défense de l'Église, Érasme plaisait aux gens du monde, et en se battant pour les papes, il se battait aussi pour les philosophes. On a dit qu'il s'était ainsi enfermé mal à propos dans une question obscure et inutile [11] *, Luther, les réformateurs et leur siècle en jugèrent tout autrement; et nous pensons comme eux. Je dois reconnaître, dit Luther, « que, seul dans ce combat, vous avez saisi à la gorge le combattant. Je vous en remercie de tout mon cœur; car j'aime mieux m'occuper de ce sujet-là, que de toutes ces questions secondaires sur le pape, le purgatoire, les indulgences, dont m'ont poursuivi jusqu'à cette heure les ennemis de l'Evangile »

Ses propres expériences, et l'étude attentive des saintes Écritures et de saint Augustin, avaient convaincu Luther que les forces actuelles de l'homme inclinent tellement au mal, qu'il ne peut parvenir de lui-même qu'à une certaine honnêteté extérieure, complétement insuffisante aux yeux de la Divinité. Il avait reconnu en même temps que c'était Dieu, qui, opérant librement dans l'homme, par son Saint-Esprit, l'œuvre de la foi, lui donnait une justice véritable. Cette doctrine était 245

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle devenue le principe de sa vie religieuse, l'idée dominante de sa théologie, et le pivot sur lequel roulait toute la Réformation.

Tandis que Luther soutenait que tout bien dans l'homme venait de Dieu, Érasme se rangea du côté de ceux qui pensaient que ce bien venait de l'homme même. — Dieu ou l'homme.. — le bien ou le mal... — ce ne sont certes pas là de petites questions; et s'il est des billevesées, c'est ailleurs qu'il faut les chercher.

Ce fut dans l'automne de l'an 1524 qu'Érasme publia son fameux écrit intitulé : Diatribe sur la liberté de la volonté » [12]; et dès qu'il eut paru, Au philosophe put à peine en croire son courage. Il regardait en tremblant, les yeux fixés sur l'arène, le gant qu'il venait de lancer à son adversaire. « Le sort en est jeté, écrivit-il avec émotion à Henri VIII, le livre sur le libre arbitre a paru . . .

« C'est là, croyez-moi, une action audacieuse. Je m'attends à être lapidé. . .. Mais je me console par l'exemple de Votre Majesté que la colère de ces gens-là n'a point épargnée *. [13]»

Bientôt son effroi s'accrut à tel point, qu'il regretta amèrement sa démarche. Que ne m'était-il permis, s'écria-t-il, de vieillir dans le jardin des « Muses! Me voilà, moi sexagénaire, poussé de force dans l'arène, et au lieu de la lyre tenant le ceste et le filet!... Je sais, dit-il à l'évêque de Bochester, qu'en écrivant sur le libre arbitre, je n'étais pas dans ma sphère ... Vous me félicitez de mes triomphes... Ah! Je ne sais pas de qui je triomphe! La faction (la Réformation) croît de « jour en jour [14]. Etait-il donc dans ma destinée qu'à l'âge où je suis, d'ami des Muses je devinsse un misérable gladiateur ! »

C'était sans doute beaucoup pour le timide Érasme, que de s'être élevé contre Luther; mais il était loin cependant d'avoir fait preuve de grande hardiesse. Il semble, dans son livre, attribuer peu à la volonté de l'homme, et laisser à la grâce di vine la plus forte part; mais en même temps il choisit ses arguments de manière à faire croire que c'est l'homme qui fait tout, et que Dieu ne fait rien. N'osant dire clairement ce qu'il pense, il affirme une chose et il en prouve une autre; en sorte qu'il est permis de supposer qu'il croyait celle qu'il prouvait et non celle qu'il affirmait.

Il distingue trois opinions, opposées à divers degrés à celle de Pélage. « Les uns, dit-il, pensent que l'homme ne peut ni vouloir, ni commencer, ni encore moins accomplir rien de bon, sans un secours particulier et constant de la grâce divine; et cette opinion semble assez vraisemblable.

« D'autres enseignent que la volonté de l'homme n'a de puissance que pour le mal, et que c'est la grâce seule qui opère en nous le bien; et enfin il en est qui prétendent qu'il n'y a jamais eu de libre arbitre, ni dans les anges, ni en Adam, ni en nous, soit 246

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avant, soit après la grâce; mais que Dieu accomplit en l'homme soit le bien, soit le mal, et que tout ce qui a lieu, arrive par une nécessité absolue [15]. »

Érasme, tout en semblant admettre la première de ces opinions, emploie des arguments qui la combattent, et dont le pélagien le plus décidé peut faire usage.

C'est ainsi que, rapportant les passages des Ecritures où Dieu présente à l'homme le choix entre le bien et le mal, il ajoute : « Il faut donc que l'homme puisse vouloir et choisir; car il serait risible de dire à quelqu'un : Choisis ! Quand il ne serait pas en son pouvoir de le faire. » Luther ne craignait pas Érasme. La vérité, disait-il, est plus puissante que l'éloquence. La victoire est à celui qui balbutie la vérité, et non à celui qui débite éloquemment le mensonge [16]. »

Mais quand il reçut l'ouvrage d'Erasme, au mois d'octobre 1524, il trouva le livre si faible qu'il hésita à répondre. « Quoi! Tant d'éloquence pour « une si mauvaise cause! lui dit-il; on dirait un homme qui sur des plats d'or et d'argent sert de la boue et du fumier [17]. On ne peut vous saisir nulle part. Vous êtes comme une anguille qui glisse entre les mains; ou comme le Protée des poètes, qui se change dans les bras mêmes de celui qui veut l'étreindre. » Cependant Luther ne répondant pas, les moines et les théologiens scolastiques se mirent à pousser des cris : « Eh bien, où est donc à présent votre Luther? Où est-il le grand Macchabée? Qu'il paraisse dans la lice! Qu’il s'avance! Ah! Ah! Il a donc enfin trouvé l'homme qu'il lui fallait! Il sait donc maintenant rester sur les derrières; il a appris à se taire [18]. »

Luther comprit qu'il devait répondre; mais ce ne fut qu'à la fin de l'année 1525 qu'il se disposa à le faire; et Mélanchton ayant annoncé à Érasme que Luther userait de modération, le philosophe en fut tout épouvanté. Si j'ai écrit avec modération, dit-il, c'est mon caractère; mais il y a dans Luther l'indignation du fils de Pelée (Achille).

Et comment pourrait-il en être autrement? Quand un navire brave une tempête semblable à celle qui s'élève contre Luther, quelle ancre, quel lest, quel gouvernail, ne lui faudrait-il pas pour ne pas être jeté hors de sa route ? Si donc il me répond d'une manière qui ne soit pas en rapport avec son caractère, ces sycophantes s'écrieront « que nous sommes d'accord [19]. » Érasme, on le verra, dut être bientôt débarrassé de ces craintes. La doctrine d'une élection de Dieu, cause unique du salut de l'homme, avait toujours été chère au réformateur; mais jusqu'alors il ne l'avait considérée que du point de vue pratique. Dans sa réponse à Érasme, il l'envisagea surtout du point de vue de la spéculation, et il s'efforça d'établir, par les arguments qui lui parurent les plus concluants, que Dieu opère tout dans la conversion de l'homme, et que notre cœur est tellement éloigné de l'amour de Dieu, qu'il ne peut avoir une sincère volonté du bien, que par l'action régénératrice du Saint Esprit.

« Nommer notre volonté une volonté libre, dit-il, c'est faire comme les princes qui entassent de longs titres, se nommant seigneurs de tels royaumes, de telles 247

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle principautés et îles lointaines (de Rhodes, Chypre et Jérusalem), tandis qu'ils n'y exercent pas le moindre pouvoir. [20]»

Cependant Luther fait ici une distinction importante, qui montre bien qu'il ne partageait nullement la troisième opinion qu'Érasme avait signalée, en la lui attribuant. La volonté de l'homme, dit-il, peut être nommée une volonté libre, non par rapport à ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire à Dieu, mais par rapport à ce qui est au-dessous, c'est à-dire aux choses de la terre. Quand il s'agit de mes biens, de mes champs, de ma maison, de ma métairie, je puis agir, faire, administrer librement. Mais dans les choses qui regardent le salut, l'homme est captif; il est soumis à la volonté de Dieu, ou plutôt à celle du diable [21]. Montrez-moi un seul d'entre tous ces docteurs du libre arbitre, s'écrie- t-il, qui ait su trouver en lui-même assez de force pour endurer une petite injure, une attaque de colère, ou seulement un regard de son ennemi, et pour le faire avec joie; alors — sans lui demander même d'être prêt à abandonner son corps, sa vie, ses biens, son honneur et toutes choses, — je déclare que vous avez gagné votre cause [22]. »

Luther avait le regard trop pénétrant pour ne pas découvrir les contradictions dans lesquelles son adversaire était tombé. Aussi s'appliqua-t-il, dans sa réponse, à enfermer le philosophe dans le filet où il s'était placé lui-même. Si les passages que vous citez, lui dit-il, établissent qu'il nous est facile a de faire le bien, pourquoi disputons-nous ? Quel besoin avons-nous du Christ et du Saint-Esprit? Christ a donc agi follement en répandant son sang pour nous obtenir une force que nous avons déjà de notre nature! » En effet, c'est dans un tout autre sens que doivent être pris les passages cités par Érasme. Cette question, si débattue, est plus claire qu'il ne semble au premier abord. Quand la Bible dit à l'homme : Choisis ! C’est qu'elle suppose le secours de la grâce de Dieu, par lequel seul il peut faire ce qu'elle commande. Dieu, en donnant le commandement, donne aussi la force pour l'accomplir. Si Christ dit à Lazare : Sors! » Ce n'est pas que Lazare pût se ressusciter lui-même; mais c'est que Christ, en lui commandant de sortir du tombeau, lui donnait la force de le faire, et accompagnait sa parole de sa puissance créatrice. Il dit, et la chose a son être. D'ailleurs il est très vrai que l'homme auquel Dieu s'adresse doit vouloir : c'est lui qui veut et non pas un autre; il ne peut recevoir cette volonté que de Dieu; mais c'est bien en lui qu'elle doit être, et même ce commandement que Dieu lui adresse, et qui selon Érasme établit la puissance de l'homme, est si conciliable avec l'action de Dieu, qu'il est précisément le moyen par lequel cette action s'opère. C'est en disant à l'homme : Convertissez-vous ! Que Dieu convertit l'homme.

Mais l'idée à laquelle Luther s'attacha surtout dans sa réponse, est celle que les passages cités par Érasme ont pour but d'enseigner aux hommes ce qu'ils doivent faire et l'impuissance où ils sont de l'accomplir, mais nullement de leur faire connaître ce prétendu pouvoir qu'on leur attribue. « Que de fois, dit Luther, n'arrive-248

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle t-il pas qu'un père appelle à lui son faible enfant et lui dit : Mon fils ! Veux-tu venir?

'Viens! Viens donc! » Afin que l'enfant apprenne à invoquer son secours et à se laisser porter par lui [23]. » Après avoir combattu les raisons d'Érasme en faveur du libre arbitre, Luther défend les siennes contre les attaques de son adversaire. «

Chère Diatribe! dit-il ironiquement, puissante héroïne, toi qui prétends avoir renversé cette parole du Seigneur dans saint Jean :

« Hors de moi vous ne pouvez bien faire, » que tu regardes pourtant comme la parole la plus forte, et que tu appelles Achille de Luther, écoute-moi un peu. A moins que tu ne prouves que ce mot rien, non-seulement peut, mais encore doit signifier peu de chose, toutes tes hautes paroles, tous tes magnifiques exemples, ne font pas plus d'effet, que si un homme voulait avec des brins de paille combattre un immense incendie. Que nous importent ces assertions : Cela peut vouloir dire; on peut ainsi l'entendre... tandis que tu devrais nous démontrer que cela doit être ainsi entendu. . .

« Si tu ne le fais pas, nous prenons cette déclaration dans le sens naturel, et nous nous moquons de tous tes exemples, de tes grands préparatifs et de ton pompeux triomphe [24].» Enfin, dans une dernière partie, Luther montre, et toujours par l'Écriture, que c'est la grâce de Dieu qui fait tout. En somme, dit-il à la fin, puisque l'Écriture oppose partout Christ à ce qui n'a pas l'esprit de Christ; puisqu'elle déclare que tout ce qui n'est pas Christ et en Christ, est « sous la puissance de l'erreur, des ténèbres, du diable, de la mort, du péché et de la colère de Dieu, il en résulte que tous les passages de la Bible qui parlent de Christ sont contre le libre arbitre or, ces passages sont innombrables; ils rem plissent toutes les saintes Ecritures. [25]»

On le voit, la discussion qui s'éleva entre Luther et Erasme est la même que celle qui, un siècle plus tard, eut lieu entre les jansénistes et les jésuites, entre Pascal et Molina [26]. Pourquoi, tandis que la Réformation a eu des suites si immenses, le jansénisme, illustré par les plus beaux génies, s'est-il éteint sans force? C'est que le jansénisme remonta à saint Augustin et s'appuya sur les Pères, tandis que la Réformation remonta à la Bible et s'appuya sur la Parole de Dieu.

C'est que le jansénisme fit un compromis avec Rome et voulut établir un juste milieu de vérité et d'erreur, tandis que la Réformation s'appuyant sur Dieu seul, déblaya le terrain, enleva tous les emblais humains qui le recouvraient depuis des siècles, et mit à nu le rocher primitif. Rester à moitié chemin, est une œuvre inutile; en toutes choses, il faut aller jusqu'au bout. Aussi, tandis que le jansénisme a passé, c'est au christianisme évangélique qu'appartiennent les destinées du monde.

Au reste, après avoir réfuté vivement l'erreur, Luther rendit à la personne même d'Erasme un hommage éclatant, mais peut-être un peu malin : « Je confesse, lui dit-il, que vous êtes un grand homme : où a-t-on jamais vu plus de science, 249

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'intelligence, d'aptitude à parler et à écrire? Quant à moi, je n'ai rien de tout cela; il est une seule chose dont je puisse tirer gloire je suis chrétien. Que Dieu vous élevé dans la connaissance de l'Évangile infiniment au-dessus de moi, en sorte que vous me surpassiez autant à « cet égard que vous le faites déjà en toute autre chose [27] !

» Erasme fut hors de lui en lisant la réponse de Luther; et il ne voulut voir dans ses éloges que le miel d'une coupe empoisonnée ou l'embrassement du serpent, au moment où il enfonce son aiguillon. Il écrivit aussitôt à l'électeur de Saxe, pour lui demander justice; et Luther ayant voulu l'apaiser, il sortit de son assiette ordinaire, et se mit, comme le dit un de ses apologistes les plus fervents, à invectiver d'une voix cassée et en cheveux blancs [28]. »

Érasme était vaincu. La modération avait été jusqu'alors sa force, et il venait de la perdre. En présence de l'énergie de Luther il ne trouvait que de la colère. La sagesse faisait défaut au sage. Il répondit publiquement dans son Hyperaspisles, accusant le réformateur de barbarie, de mensonge, de blasphème. Le philosophe en vint jusqu'aux prophéties : Je prophétise, dit-il, qu'aucun nom, « sous le soleil, ne sera plus en exécration que celui de Luther. » Le jubilé de 1817 a répondu à cette prophétie, après trois cents ans, par l'enthousiasme et les acclamations de tout le monde protestant. Ainsi, tandis que Luther se mettait avec la Bible à la tête de son siècle, Érasme, s'élevant contre lui, voulait s'y placer avec la philosophie. De ces deux chefs lequel a été suivi? Tous deux sans doute. Néanmoins l'influence de Luther sur les nations de la chrétienté a été infiniment plus grande que celle d'Erasme.

Ceux même qui ne comprenaient pas bien le fond de la dispute, voyant la conviction de l'un des antagonistes et les doutes de l'autre, ne purent s'empêcher de croire que le premier avait raison et que le second avait tort. On a dit que les trois derniers siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième, se peuvent figurer à l'esprit comme une immense bataille en trois jour nées* [29]. Nous acceptons volontiers cette belle ex pression, mais non la part que l'on donne à chacun de ces jours. On attribue le même travail au seizième et au dix-huitième siècle. Le premier jour, comme le dernier, c'est la philosophie qui enfonce les rangs.

Le seizième siècle philosophique! Singulière erreur. Non; chacune de ces journées eut son caractère frappant et distinct. Le premier jour de la bataille, ce furent la Parole de Dieu, l'Evangile de Christ, qui triompha; et alors Rome fut défaite, aussi bien que la philosophie humaine dans la personne d'Érasme et d'autres de ses représentants. Le second jour, nous l'accordons, Rome, son autorité, sa discipline, sa doc trine, reparaissent et vont triompher par les intrigues d'une société célèbre et la puissance des échafauds, aussi bien que par des caractères d'une grande beauté et des génies sublimes.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le troisième jour, la philosophie humaine surgit dans toute sa superbe, et trouvant sur le champ de bataille Rome, et non pas l'Évangile, elle fait une œuvre facile et emporte bientôt tous les retranchements. La première journée est la bataille de Dieu, la seconde est là bataille du prêtre, la troisième est la bataille de la raison.

Que sera la quatrième? le démêlé confus, pensons-nous la bataille acharnée de toutes ces puissances ensemble, pour finir par le triomphe de Celui à qui le triomphe appartient.

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FOOTNOTES

[1] Auf Eyern gehen und keines zutreten. (L. Opp. XIX, p. i1.)

[2] Der heilige Geist ist kein Scepticus. (Ibid., pr. 8.)

[3] Quod mihi dixisti nuper de corpore Christi : Crede quod habes et habes; Hoc tibi rescribo tantum de tuo caballo: Crede quod habes et habes. >> (Paravieini Singularia, p. 71.)

[4] Histoire cathol. de notre temps, par S. Fontaine, de l'ordre de St-François, Paris, 156a.

[5] Quantum hoc seculum patitur. (Zw. Epp., p. 221.)

[6] A Pontifiçe, a Caesare, a regibus et principibus, a doctis simis etiam et carissimis amicis hue provocor. (Erasm. Zw. Epp., p. 3o8.)

[7] Nulla te et ingenie, eruditione, eloquenliaque tua di gnior esse potest. (Adrianus Papa, Epp. Er., p. 1202.)

[8] Res est periculi plena. (Er. Epp., p. 758.)

[9] Spectator tantum sis tragœdise nostrse. (L. Epp. Il, p. 5o1.)

[10] Quidam stolidi scribentespro te. (Unschuldige Nachricht. p. 545.)

[11] On se prend à peine pour notre propre espèce, dit à ce sujet M. Nisard (Érasme, Revue des deux mondes, III, p. 4i 1), quand on voit que des hommes capables de se prendre corps à corps avec des vérités éternelles, se sont escrimés toute leur vie contre des billevesées; pareils à des gladiateurs qui se tendraient contre des mouches. »

[12] L. Opp. XIX, p. 146.

[13] Jacta est alea... audax, mihi crede, facinus... expecto lapidationem. (Er. Epp., p.

811.)

[14] Quomodo triumphans nescio... Factio crescit in dies latius. (Er. Epp., p. 809.) 251

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[15] De libero arbitrio Aiarpiê. (Erasmi Opp. IX, p. I215. sq.)

[16] Victoria est pênes balbutientem veritatem, non apud mendacem eloquentiam.

(L. Epp. II, p. 200.)

[17] Als wenn einer in silbern oder guidera Schùsseln wollte Mist und Unflath Auftragen. (L. Opp. XIX, p. 4 )

[18] Sehet, sehet nun da zu ! wo ist min Luther., . (Ibid., P- 30

[19] Ille si hic multum sui dissimiiis fuerit, clamabunt syco phantse colludere nos.

(Er. Epp., p. 819.) ÏII. . ab'

[20] Der Wille des Menschen mag... (L. Opp. XIX, p. 29.)

[21] Ibid., p. 33.

[22] Ibid.

[23] L. Opp. XIX, p. 55.

[24] Ibid., p. 116

[25] L. Opp. XIX, p. 143.

[26] II est inutile de dire que je ne parle pas de débats personnels entre ces deux hommes, dont l'un mourut en 1600 et l'autre ne naquit qu'en i6a3.

[27] L. Opp. XIX, p. i/,6, 147.

[28] M. Nisard. Érasme, p. 419

252

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX.

Mais la bataille que livra la Réformation dans la grande journée du seizième siècle, sous l'étendard de la Parole de Dieu, ne fut pas une et simple; elle fut multiple. La Réformation eut à la fois plusieurs ennemis à combattre; et après avoir protesté contre les décrétales et la souveraineté des papes, puis contre les froids apophtegmes des rationalistes, philosophes ou scolastiques, elle s'é leva également contre les rêveries de l'enthousiasme et les hallucinations du mysticisme; opposant à la fois à ces trois puissances, le bouclier et le glaive des saintes révélations de Dieu. Il y a, on doit le reconnaître, une grande ressemblance, une frappante unité entre ces trois puissants adversaires. Les faux systèmes qui, dans tous les siècles, se sont le plus opposés au christianisme évangélique, se distinguent toujours en ce qu'ils font provenir la connaissance religieuse du dedans même de l'homme. Le rationalisme la fait procéder de la raison; le mysticisme de certaines lumières intérieures; le catholicisme romain, d'une illumination du pape.

Ces trois erreurs cherchent la vérité dans l'homme; le christianisme évangélique la cherche toute en Dieu; et tandis que le rationalisme, le mysticisme et le catholicisme romain admettent une inspiration permanente dans quelques-uns de nos semblables, et ouvrent ainsi la porte à tous les écarts et à toutes les variations, le christianisme évangélique ne reconnaît cette inspiration que dans les écrits des apôtres et des prophètes, et offre seul cette grande, belle et vivante unité, qui court, toujours la même, à travers tous les siècles.

L'œuvre de la Réformation a été de rétablir les droits de la Parole de Dieu, eu opposition, non seulement au catholicisme romain, mais encore au rationalisme et au mysticisme lui-même. Le fanatisme des anabaptistes, éteint en Allemagne, par le retour de Luther à Wittemberg, reparaissait avec force en Suisse, et il menaçait l'édifice que Zwingle, Haller et Écolampade avaient édifié sur la Parole de Dieu.

Thomas Münzer, 4io l'anabaptisme et Zwingle. Obligé de quitter la Saxe en 15ai, était arrivé jusqu'aux frontières de la Suisse. Conrad Grebel, dont nous avons déjà signalé le caractère inquiet et ardent, s'était lié avec lui, ainsi que Félix Mainz, fils d'un chanoine, et quelques autres Zurichois; et aussitôt Grebel avait cherché à gagner Zwingle. En vain celui-ci avait-il été plus loin que Luther, il voyait surgir un parti qui voulait aller encore plus loin que lui.

« Formons, lui dit Grebel, une communauté de vrais croyants; car c'est à eux seuls que la promesse appartient, et établissons une Église où il n'y ait aucun péché [1] »

« On ne peut, répondit Zwingle, introduire le ciel sur la terre; et Christ nous a enseigné qu'il fallait laisser croître l'ivraie parmi le bon grain [2]. » Grebel ayant 253

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle échoué auprès du réformateur, eût voulu en appeler au peuple. « Toute la commune zurichoise, disait-il, doit décider souverainement des choses de la foi. »

Mais Zwingle craignait l'influence que des radicaux enthousiastes pourraient exercer sur une grande assemblée. Il croyait que, sauf des cas extraordinaires où le peuple serait appelé à donner son adhésion, il va lait mieux confier les intérêts religieux à un collège qui pût être considéré comme l'élite de la représentation de l'Eglise. En conséquence, le conseil des Deux cents, qui exerçait la souveraineté politique, était aussi chargé dans Zurich de la puissance ecclésiastique, sous la condition expresse qu'il se conformerait en tout à la règle de la sainte Écriture. Sans doute, il eût mieux valu constituer complétement l'Église, et l'appeler à nommer elle-même des représentants, qui ne seraient chargés que des intérêts religieux du peuple; car celui qui est capable d'administrer les intérêts de l'État, peut être très-inhabile à administrer ceux de l'Église, comme je contraire aussi est vrai.

Néanmoins les inconvénients n'étaient point alors aussi graves qu'ils pourraient l'être à cette heure, puisque les membres du grand conseil étaient entrés franche ment dans le mouvement religieux. Quoi qu'il en soit, Zwingle, toute n’en appelant à l'Église, évita de la mettre trop eu scène, et préféra, à la souveraineté active du peuple, le système représentatif. C'est ce que, après trois siècles, les États de l'Europe font depuis cinquante ans dans la sphère politique.

Repoussé par Zwingle, Grebel se tourna d'un autre côté. Roubli, ancien pasteur à Bâle, Brôdtlein, pasteur à Zollikon, et Louis Herzer, « l'accueillirent avec empressement. Ils résolurent de former une commune indépendante au milieu de la grande commune, une Église au milieu de l'Église. Un nouveau baptême devait leur servir à rassembler leur congrégation, composée exclusivement de croyants véritables. « Le baptême des enfants, disaient-ils, est une horrible abomination, une impiété manifeste, inventée par le mauvais esprit et par Nicolas II, pape de Rome

[3]. »

Le conseil de Zurich, alarmé, ordonna une discussion publique; et les anabaptistes se refusant encore à revenir de leurs erreurs, quelques Zurichois d'entre eux furent mis en prison et quelques étrangers bannis. Mais la persécution ne fit qu'augmenter leur ferveur :

« Ce n'est pas avec des paroles seulement, s'écriaient-ils, c'est avec notre sang que nous sommes prêts à rendre témoignage à la vérité de notre cause. »

Quelques-uns, se ceignant de cordes ou de verges d'osier, parcouraient les rues en s'écriant : « Dans quelques jours Zurich sera détruite! Malheur à toi, Zurich!

malheur! malheur!» Plusieurs prononçaient des blasphèmes: « Le baptême, disaient-ils, est un bain de chien; il ne sert pas plus de baptiser un enfant que de baptiser un chat [4]. »

254

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les gens simples et pieux étaient émus et épouvantés. Quatorze hommes, parmi lesquels Félix Mantz, et sept femmes, furent saisis y malgré l'intercession de Zwingle, et mis au pain et à l'eau dans la tour des hérétiques. Après quinze jours de réclusion, ils parvinrent à lever de nuit quelques planches, et, s'aidant les uns les autres, ils s'échappèrent. « Un ange, dirent-ils, leur avait ouvert la prison et les avait mis dehors [5]. »

Un moine échappé de son couvent, George Jacob de Coire, surnommé Blaurock, parce qu'il portait toujours, à ce qu'il paraît, un habit bleu, se joignit à eux et fut, à cause de son éloquence, appelé le second Saint-Paul. Ce moine hardi allait de lieu en lieu, contraignant à recevoir son baptême par son imposante ferveur. Un dimanche, à Zollikon, au moment où le diacre prêchait, l'impétueux anabaptiste l'interrompant, s'écria d'une voix de tonnerre : Il est écrit : Ma maison est une maison de prières, mais vous en avez fait une caverne de voleurs. » Puis, levant un bâton qu'il avait à la main, il en frappa violemment quatre coups.

« Je suis une porte, s'écriait-il; celui qui entrera par moi trouvera de la pâture. Je suis un bon berger. Mon corps, je le donne à la prison; ma vie, je la donne au glaive, au bûcher ou à la roue. Je suis le commencement du baptême et du pain du Seigneur [6]. »

Cependant Zwingle s'opposant, dans Zurich, au torrent de l'anabaptisme, Saint-Gall en fut bientôt inondé. Grebel y arriva et fut reçu par les frères avec acclamations; et le dimanche des Rameaux, s'étant rendu avec un grand nombre de ses adhérents, sur les bords de la Sitter, il les y baptisa.

La nouvelle en parvint aussitôt dans les cantons voisins; et une grande foule accourut de Zurich, d'Appenzell et de divers autres lieux, dans « la petite Jérusalem.

»

Zwingle avait l'âme brisée à la vue de cette agitation. Il voyait un orage fondre sur ces contrées où la semence de l'Évangile commençait à peine à percer [7]. Il résolut de s'opposera ces désordres, et composa un écrit « sur le baptême [8],» que le conseil de Saint-Gall, auquel il l’adressa, fit lire dans l'église devant tout le peuple.

« Très-chers frères en Dieu, disait Zwingle, l'eau du torrent qui jaillit de nos rochers en traîne rapidement tout ce qu'elle atteint. D'abord ce ne sont que de petites pierres; mais celles-ci vont heurter- avec violence contre de plus grandes, jusqu'à ce que le torrent devienne si fort, qu'il emporte tout ce qu'il rencontre, et ne laisse après lui que cris, que regrets inutiles, que fertiles prairies changées en désert.

L'esprit de dispute et de propre justice agit de même : Il excite les discordes, il détruit la charité, et là où se trouvaient des églises belles et florissantes, il ne laisse après lui que des troupeaux plongés dans le deuil et dans la désolation. »

255

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi parlait Zwingle, l'enfant des montagnes du Tockenbourg. « Dites-nous la parole de Dieu, s'écria un anabaptiste qui était dans le temple, et non la parole de Zwingle. » Aussitôt des voix confuses se firent entendre : « Qu'il ôte le livre! Qu’il ôte le livre ! » S’écriaient les anabaptistes.

Puis ils se levèrent et sortirent de l'église en criant : « Gardez la doctrine de Zwingle; pour nous, nous garderons la Parole de Dieu.» Alors le fanatisme se manifesta par les plus tristes désordres. Prétextant que le Seigneur nous exhorte à devenir semblables aux enfants, ces malheureux se mirent à sauter dans les rues en frappant des mains, à danser tous ensemble un branle, à s'asseoir par terre, et à se rouler les uns les autres dans le sable. Quelques-uns brûlèrent le Nouveau Testament en disant : « La lettre tue, mais l'esprit vivifie; [9]» et plusieurs, tombant dans des convulsions, prétendirent avoir des révélations de l'Esprit.

Dans une maison isolée, située près de Saint-Gall, sur Je Mùllegg, vivait un agriculteur octogénaire, Jean Schucker, avec ses cinq fils. Ils avaient tous, ainsi que leurs domestiques, reçu le nouveau baptême; et deux des fils, Thomas et Léonard, se distinguaient par leur fanatisme.

Le 7 février 1526, jour du mardi gras, ils invitèrent un grand nombre d'anabaptistes à se réunir chez eux, et le père fit tuer un veau pour le festin. Les viandes, le vin, cette réunion nombreuse échauffèrent les imaginations; ils passèrent toute la nuit dans des entretiens et des gesticulations fanatiques, des convulsions, des visions, des révélations [10].

Le matin, Thomas, encore agité de cette nuit de désordre, et ayant même, à ce qu'il parait, perdu la raison, prend la vessie du veau, y met du fiel de la bête, voulant ainsi imiter le langage symbolique des prophètes, et s'approchant de son frère Léonard, il lui dit d'une voix sombre : Ainsi est amère la mort que tu dois endurer! »

Puis il ajouta: « Frère Léonard, mets-toi à genoux ! » Léonard s'agenouilla; peu après :

« Frère Léonard! Relève-toi;» Léonard se releva. Le père, les frères et les autres anabaptistes regardaient étonnés, se demandant ce que Dieu voulait faire. Bientôt Thomas reprit : Léonard ! Agenouille-toi de nouveau. »

Léonard le fit. Les spectateurs, effrayés de l'air sombre de ce mal heureux, lui dirent

: « Réfléchis à ce que tu veux faire, et prends garde qu'il n'arrive point de mal. » —

N'ayez pas de crainte, répondit Thomas, il n'arrivera que la volonté du Père.. » En même temps il saisit précipitamment un glaive, et frappant avec force son frère agenouillé devant lui comme un criminel devant le bourreau, il lui trancha la tête, et s'écria : « Maintenant la volonté du Père est accomplie!.. »

Tous ceux qui l'entouraient reculèrent épouvantés, et la ferme retentit de gémissements et de cris. Thomas, qui avait pour tout vêtement une chemise et un 256

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pan talon, sortit pieds nus, tête nue, de la maison, courut vers Saint-Gall, en faisant des gestes frénétiques, entra chez le bourgmestre Joachim Vadian, et lui dit, l'œil hagard et en poussant des cris : Je t'annonce le jour du Seigneur! » L'affreuse nouvelle se répandit dans Saint-Gall. « Il a, comme Caïn, tué son frère Abel ! [11]»

disait-on On saisit le coupable. « Il est vrai; je l'ai fait, répétait-il sans cesse; mais c'est Dieu qui l'a fait par moi. » Le 16 février, ce malheureux eut la tête tranchée par la main du bourreau. Le fanatisme avait fait son dernier effort. Les yeux de tous s'ouvrirent, et, comme le dit un ancien historien, le même coup trancha la tête de Thomas Schucker et celle de l'anabaptisme dans Saint-Gall.

Il régnait encore à Zurich. Le 6 novembre de l'année précédente, une dispute publique y avait eu lieu, afin de donner satisfaction aux anabaptistes, qui ne cessaient de crier qu'on condamnait des innocents sans les entendre. Les trois thèses sui vantes furent proposées par Zwingle et ses amis comme sujet de la conférence, et soutenues victorieusement par eux dans la salle du conseil :

« Les enfants nés de parents fidèles sont enfants de Dieu, comme ceux qui naissaient sous a l'Ancien Testament; et par conséquent ils peuvent recevoir le baptême.

« Le baptême est sous le Nouveau Testament ce que la circoncision était sous l'Ancien; par con séquent, on doit administrer maintenant le baptême aux enfants, comme on leur administrait autrefois la circoncision.

On ne peut prouver l'usage de baptiser de « nouveau, ni par des exemples, ni par des passages, ni par des raisonnements tirés de l'Écriture; et ceux qui se font rebaptiser crucifient Jésus-Christ. »

Mais les anabaptistes ne se bornaient pas seulement aux questions religieuses; ils demandaient l'abolition des dîmes, attendues, disaient-ils, qu'elles ne sont pas de droit divin. Zwingle répondit que c'était sur les dîmes que reposait l'entretien des églises et des écoles. Il voulait une réforme religieuse complète; mais il était décidé à ne pas per mettre que l'ordre public ni les institutions politiques fussent le moins du monde ébranlés. C'était la limite où se trouvait écrite pour lui, de la main de Dieu, cette parole émanée du ciel : Tu viendras jusque-là, et tu ne passeras point plus avant [12]. » Il fallait s'arrêter quelque part, et ce fut là que s'arrêtèrent Zwingle et les réformateurs, malgré les hommes impétueux qui s'efforçaient de les entraîner plus loin encore.

Cependant, si les réformateurs s'arrêtèrent, ils ne purent arrêter les enthousiastes, qui semblent placés à côté d'eux pour faire ressortir leur sa gesse et leur sobriété.

Ce n'était pas assez, pour les anabaptistes, d'avoir formé une église; cette église était à leurs yeux l'État véritable. Les citait on devant les tribunaux, ils déclaraient qu'ils ne reconnaissaient pas l'autorité civile, qu'elle n'était qu'un reste de 257

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle paganisme, et qu'ils n'obéissaient à d'autre puissance que Dieu. Ils enseignaient qu'il n'était permis aux chrétiens, ni d'exercer des fonctions publiques, ni de porter l'épée, et, semblables en cela à certains enthousiastes irréligieux que nos jours ont vu paraître, ils regardaient la communauté des biens comme l'idéal de l'humanité

[13].

Ainsi le danger s'accroissait; la société civile était menacée. Elle se souleva alors pour rejeter de son sein ces éléments destructeurs. Le gouvernement, alarmé, se laissa entraîner à d'étranges mesures. Décidé à faire un exemple, il condamna Mantz à être noyé. Le 5 janvier 1627, on le plaça dans une barque; sa mère, l'ancienne concubine du chanoine, et son frère, se trouvaient dans la foule qui l'accompagnait jusqu'au bord de l'eau. « Persévère jusqu'à la fin!» lui criaient-ils. Au moment où le bourreau s'apprêta à jeter Mantz dans le lac, son frère fondit en larmes; mais sa mère assista, calme, le cœur résolu, l'œil sec et ardent, au martyre de son fils [14]. Le même jour, Blaurock fut battu de verges. Comme on le conduisait hors de la ville, il secoua contre elle son habit bleu et la poussière de ses pieds [15].

Il paraît que ce malheureux fut, deux ans plus tard, brûlé vif par les catholiques-romains du Tyrol.

Sans doute il y avait dans les anabaptistes un esprit de révolte; sans doute l'ancien droit ecclésiastique; qui condamnait les hérétiques au dernier supplice, subsistait, et la Réformation ne pouvait, en une ou deux années, réformer toutes les erreurs; sans doute encore, les États catholiques eussent accusé les Etats protestants de favoriser le désordre, s'ils n'eussent pas sévi contre ces enthousiastes : mais ces considérations, qui expliquent la rigueur du magistrat, ne peuvent la justifier. On pouvait prendre quelque mesure contre ce qui portait atteinte à la constitution civile; mais les erreurs religieuses combattues par les docteurs, devaient trouver devant les tribunaux civils une liberté entière. Ce n'est pas avec le fouet qu'on chasse de telles opinions; on ne les noie pas en jetant à l'eau ceux qui les professent; elles ressortent du plus profond de l'abîme, et le feu ne fait qu'enflammer davantage dans leurs adhérents, l'enthousiasme et la soif du martyre. Zwingle, dont nous connaissons les sentiments à cet égard, ne prit aucune part à ces rigueurs [16].

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FOOTNOTES

[1] Vermeintend ein kilchen ze versammlen die one Sûnd wâr. (Zw. Opp. II, p. 23

1.)

[2] Zw. Opp. III, p, 362.

[3] Impietatem manifestissimam, a cacotlsemone, a NicolaoII, esse. (Hottinger, III, p. 219.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[4] Nùtzete eben so viel als wenn man eine Katze taufet. (Fùssl. Beytr. I, p. 243.)

[5] Wie die Apostel von dem Engel Gottes gelediget. (Bull. Chr., p. 261.)

[6] Ich bin ein Anfànger der Taufe und des Herrn Brodes. (Fûssl. Beytr. I, p. 264.)

[7] Mich beduretseer das ungewitter... (Zw. au conseil do Saint-Gall, II, p. a30.)

[8] Vom Touf, vom Widertouf, und vom Kindertouf. (Zw. Opp. II, p. a30.)

[9] So wollen wir Gottes Wort haben. (Zw. Opp. II, p. 237.)

[10] Mit wimderbaren geperden und gesprâchen, verzucken, gesichten und offenbarungen. (Bulling. Chr. I, p. 324.)

[11] Glych wie Kain den Abel sinen bruder ermort hat! (Bull, Chr.,1, p. 3*4)

[12] Job XXXIII, v. i1.

[13] Fiissli Beytr. I, p. 229-a58; II, p. 263.

[14] Ohne das er oder die Mutter, sondern nurder Brader, geweinet. (Hott. Helv. K.

Gesch. III, p. 385.)

[15] Und schuttlet sinen blauen rock und sine schùh ùber die Statt Zurich. (Bull.

Chr. I, p. 38a.)

[16] Quod hommes seditiosi, reipublicae turbatores, magistra tuum hostes, justa Senatus sententia, damnati sunt, num id Zwinglio fraudi esse poterit? (Rod.

Gualtheri Epist. ad lecto rem, Opp. 1544. II-)

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