Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 3 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X.

Cependant, ce n'était pas sur le baptême seulement qu'il devait, y avoir des dissentiments; de plus graves encore devaient se manifester sur la doctrine de la cène.

L'esprit humain, affranchi du joug qui avait pesé sur lui pendant tant de siècles, faisait usage de sa liberté; et si le catholicisme romain a les écueils du despotisme, le protestantisme doit craindre ceux de l'anarchie. Le caractère du protestantisme, c'est le mouvement; comme celui de Rome, c'est l'immobilité.

Le catholicisme romain, qui possède dans la papauté un moyen d'établir sans cesse de nouvelles doctrines, paraît d'abord, il est vrai, avoir un principe éminemment favorable aux variations. Il en a en effet largement usé, et nous voyons Rome, de siècle en siècle, produire ou ratifier de nouveaux dogmes. Mais, son système une fois complété, le catholicisme romain s'est établi le cham pion de l'immobilité.

Son salut est là; il est semblable à ces bâtiments facilement ébranlés, desquels on ne peut rien ôter, sans en amener la ruine. Rendez le mariage aux prêtres de Rome, ou bien portez atteinte à la doctrine de la transsubstantiation, tout le système est ébranlé, et tout l'édifice tombe.

Il n'en est pas ainsi du christianisme évangélique. Son principe est beaucoup moins favorable aux variations et il l'est beaucoup plus au mouvement et à la vie.

En effet, d'un côté il ne reconnaît comme source de la vérité qu'une Écriture, seule et toujours la même, depuis le commencement de l'Église jusqu'à la fin : comment donc varierait-il, ainsi que l'a fait la papauté? Mais d'un autre côté, c'est chaque chrétien qui doit aller lui-même puiser à cette source; et de là nais sent le mouvement et la liberté. Aussi le christianisme évangélique, tout en étant au dix-neuvième siècle ce qu'il était au seizième et ce qu'il était au premier, est-il dans tous les temps plein de spontanéité et d'activité, et remplit-il actuellement le monde de recherches, de travaux, de Bibles, de missionnaires, de lumière, de salut et de vie.

C'est une grande erreur que de coordonner et presque de confondre avec le christianisme évangélique le mysticisme et le rationalisme, et de lui imputer leurs travers. Le mouvement est dans la nature du protestantisme chrétien; il est antipathique à l'immobilité et à la mort; mars c'est le mouvement de la santé et de la vie qui le caractérise, et non les aberrations de l'homme privé de sens, ou les agitations de la maladie. Nous allons voir ce caractère se manifester dans la doctrine de la cène.

On devait s'y attendre. Cette doctrine avait été comprise de manières très-diverses dans les temps anciens de l'Église. Cette diversité subsista jusqu'à l'époque où la doctrine de la transsubstantiation et la théologie scolastique commencèrent en 260

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle même temps à régner sur le moyen âge. Mais cette domination étant ébranlée, les anciennes diversités devaient reparaître.

Zwingle et Luther, après s'être développé chacun à part, l'un en Suisse, l'autre en Saxe, devaient pourtant un jour se trouver en présence. Le même esprit et, à beaucoup d'égards, le même caractère les animaient. Tous deux étaient remplis d'amour pour la vérité et de haine pour l'injustice, tous deux étaient violents de leur nature; et cette violence était tempérée, dans l'un et dans l'autre, par une sincère piété. Mais il y avait dans le caractère de Zwingle un trait qui devait le pousser plus loin que Luther. Ce n'était pas seulement comme homme qu'il aimait la liberté, c'était aussi comme républicain et comme compatriote de Tell. Accoutumé à la décision d'un état libre, il ne se laissa point arrêter par les considérations devant lesquelles recula Luther. Il avait d'ailleurs moins étudié que celui-ci la théologie scolastique, et il se trouvait ainsi avoir de plus franches allures. Tous deux attachés avec ardeur à leurs convictions intimes, tous deux décidés à les défendre et peu habitués à fléchir devant les convictions d'autrui, ils devaient se rencontrer, comme deux coursiers superbes, qui, lancés à travers la bataille, se heurtent tout à coup dans le combat.

Une tendance pratique dominait dans le caractère de Zwingle et de la Réformation dont il fut l'auteur, et cette tendance se proposait deux grands résultats : dans le culte, la simplicité; dans la vie, la sanctification. Mettre le culte en accord avec les besoins de l'esprit, qui cherche non les pompes du dehors, mais les choses invisibles, tel était le premier besoin de Zwingle. L'idée d'une présence corporelle de Jésus-Christ dans la cène, source de toutes les cérémonies et de toutes les superstitions de l'Église, devait donc être abolie. Mais un autre besoin du réformateur suisse le conduisait aux mêmes résultats. Il trouvait que la doctrine de Rome sur la Cène, et même celle de Luther, supposait une certaine influence magique, nuisible à la sanctification; il craignait que le chrétien, s'imaginant recevoir Jésus-Christ dans le pain consacré, ne recherchât plus avec autant de zèle à s'unir à lui par la foi du cœur. « La foi, disait-il, n'est pas une connaissance, une opinion, une imagination; c'est une réalité [1]. Elle entraine une union réelle avec les choses divines. » Ainsi, quoi qu'aient pu dire les adversaires de Zwingle, ce fut, non un penchant au rationalisme, mais une vue profondément religieuse, qui l'amena aux doctrines qui lui furent propres.

Le résultat des travaux de Zwingle coïncida avec ses tendances. En étudiant l'Ecriture dans son ensemble, comme il avait coutume de le faire, et non-seulement par morceaux détachés, et en ayant recours, pour résoudre les difficultés de langage, à l'antiquité classique, il parvint à la conviction que le mot est qui se trouve dans les paroles de l'institution, doit être pris dans le sens de signifie, et dès L'an 1523, il écrivit à un ami que le pain et le vin ne sont dans la sainte cène, que ce 261

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle que l'eau est dans le baptême. « C'est en vain, ajoutait-il, que l'on plongerait mille fois dans l'eau un homme qui ne croit pas. La foi, voilà donc ce qui est requis [2]. »

Luther partit d'abord de principes assez semblables à ceux du docteur de Zurich. Ce n'est pas le sacrement qui sanctifie, dit-il, c'est la foi dans le sacrement. » Mais les écarts des anabaptistes, dont le mysticisme spiritualisait tout, amenèrent un grand changement dans ses vues.

Quand il vit des enthousiastes qui prétendaient à une inspiration particulière, briser les images? rejeter le baptême, nier la présence du Christ dans la cène, il en fut effrayé; il y eut en lui comme une sorte de pressentiment prophétique de dangers qui menaceraient l'Eglise, si cette tendance ultra spiritualiste y prenait le dessus, et il se précipita dans une voie toute différente; semblable à un pilote qui, voyant sa nacelle pencher fortement d'un côté et près de sombrer, se jette avec force de l'autre côté, pour rétablir l'équilibre.

Dès lors, Luther donna aux sacrements une plus haute importance. Il établit qu'ils n'étaient pas seulement des signes, au moyen desquels on reconnaissait extérieurement les chrétiens, comme le disait Zwingle, mais des témoignages de la volonté divine propres à fortifier notre foi. Il y a plus : Christ, selon lui, avait voulu communiquer aux fidèles une pleine assurance de leur salut, et afin de sceller cette promesse de la manière la plus efficace, il y avait ajouté son véritable corps, dans le pain et dans le vin. « De même, ajoutait-il, que le fer et le feu, qui sont pourtant deux substances distinctes, se confondent dans un fer ardent, en sorte que dans chacune de ses parties il y a à la fois fer et feu, de même, et à plus forte raison, le corps glorifié de Christ se trouve dans toutes les parties du pain. »

Ainsi il y eut peut-être à cette époque, de la part de Luther, quelque retour à la théologie scolastique. Il avait fait pleinement divorce avec elle dans la doctrine de la justification par la foi; mais dans celle du sacrement il n'abandonna qu'un point, la transsubstantiation, et garda l'autre, la présence corporelle. Il alla même jusqu'à dire qu'il aimerait mieux ne recevoir avec le pape que du sang, que de ne recevoir que du vin avec Zwingle.

Le grand principe de Luther était de ne s'éloigner de la doctrine et de la coutume de l'Eglise, que quand les paroles de l'Écriture le rendaient absolument nécessaire. Où Christ a-t-il ordonné d'élever l'hostie et de la montrer au peuple? » avait-dit Carlstadt. — « Et où Christ l'a-t-il défendu ?» avait répondu Luther. Il y a là le principe de deux réformations. Les traditions ecclésiastiques étaient chères au réformateur saxon. S'il s'en sépara en plusieurs points, ce ne fut qu'après de terribles combats, et parce que, avant tout, il faut obéir à la Parole.

Mais quand la lettre de la Parole de Dieu lui paraissait en harmonie avec la tradition et l'usage de l'Église, alors il s'y attachait avec une inébranlable fermeté.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Or, c'est là ce qui arrivait dans la question de la cène. Il ne niait point que le mot est ne pût être pris dans le sens que signalait Zwingle. Il reconnaissait, par exemple, qu'il fallait l'entendre ainsi dans ces paroles : La pierre était Christ [3]; » mais il niait que ce mot dût avoir ce sens clans l'institution de la cène. Il trouvait dans l'un des derniers scolastiques, celui qu'il préférait à tous les autres, Occam [4], une opinion qu'il embrassa. Comme Occam, il abandonna le miracle sans cesse répété, en vertu duquel, selon l'Église romaine, le corps et le sang remplacent chaque fois, après la consécration du prêtre, le pain et le vin; et, comme ce docteur, il y substitua un miracle universel, opéré une fois pour toutes, celui de l'ubiquité ou de la toute présence du corps de Jésus-Christ. « Christ, dit-il, est présent dans le pain et le vin, parce qu'il est présent partout, et surtout partout où il veut [5].»

Zwingle avait une tout autre tendance que Luther. Il tenait moins à conserver une certaine union avec l'Église universelle et à rester en rapport avec la tradition des siècles passés. Comme théologien, il regardait à l'Écriture seule, et c'était d'elle qu'il voulait recevoir librement et immédiatement sa foi, sans s'inquiéter de ce que d'autres avaient auparavant pensé. Comme républicain, il regardait à sa commune de Zurich. C'était l'idée de l'Église présente qui le préoccupait, et non l'idée de l'Église d'autrefois. Il s'attachait sur tout à cette parole de saint Paul : Parce qu’il n'y a qu’un seul pain, nous qui sommes plusieurs, sommes un seul corps. Et il voyait dans la cène le signe d'une communion spirituelle entre Christ et tous les chrétiens.

« Quiconque, disait-il, se conduit indignement, se rend coupable envers le corps de Christ, dont il fait partie. » Cette pensée eut une grande influence pratique sur les esprits; et les effets qu'elle opéra dans la vie de plusieurs, y confirmèrent Zwingle.

. Ainsi Luther et Zwingle s'étaient insensiblement éloignés l'un de l'autre. Peut-être cependant la paix eût elle subsisté plus longtemps entre eux, si le turbulent Carlstadt, qui allait d'Allemagne en Suisse, et de Suisse en Allemagne, ne fût venu mettre le feu à ces opinions contraires.

Une démarche faite pour maintenir la paix, fit éclater la guerre. Le conseil de Zurich, voulant prévenir toute controverse, prohiba la vente des écrits de Carlstadt.

Zwingle, qui désapprouvait la violence de Carlstadt et blâmait ses expressions mystiques et obscures [6], crut alors devoir défendre sa doctrine, soit en chaire, soit devant le conseil; et bientôt après il écrivit au pasteur Albert de Reutlingen une lettre, où il disait : Que Christ parle ou non du sacrement, dans le chapitre VI de l'Évangile selon saint Jean, toujours est-il évident qu'il y enseigne une manière de manger sa chair et de boire son sang, dans laquelle il n'y a rien de corporel. [7]»

Puis il s'efforçait de prouver que la cène, en rappelant aux fidèles, selon l'intention de Christ, son corps rompu pour eux, leur procurait cette manducation spirituelle, qui seule leur est vraiment salutaire.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cependant Zwingle reculait encore devant une rupture avec Luther; il tremblait à la pensée que de tristes discussions déchireraient cette société nouvelle, qui se formait alors au milieu de la chrétienté déchue. Mais il n'en fut pas de même de Luther. Il n'hésita pas à mettre Zwingle au rang de ces enthousiastes avec lesquels il avait déjà rompu tant de lances. Il fit réfléchit pas que si les images avaient été enlevées à Zurich, c'était légalement et par ordre de l'autorité publique. Accoutumé aux formes des principautés germaniques, il ne comprenait pas grand-chose à la marche des républiques suisses; et il se prononça contre les graves théologiens helvétiques, comme contre des Müntzer et des Carlstadt.

Luther ayant fait paraître son écrit « contre les prophètes célestes, » Zwingle n'hésita plus et publia, presque en même temps, sa Lettre à Albert et son Commentaire sur la vraie et la fausse religion, dédié à François 1er. Il y disait : «

Puisque Christ attribue à la foi, dans la vie chapitre de saint Jean, la puissance de communiquer la vie éternelle et d'unir avec lui le fidèle, de la manière la plus intime, qu'avons-nous besoin d'autre chose? [8]

« Pourquoi aurait-il ensuite attribué cette vertu à sa chair, tandis qu'il déclare lui-même que sa chair ne sert de rien? La chair de Christ, en tant que mise à mort pour nous, nous est d'une utilité immense; car elle nous sauve de la perdition; mais en tant que mangée par nous, elle ne nous est d'aucun usage. »

La lutte s'engageait. Pomeranus, l'ami de Luther, se jeta dans le combat et attaqua un peu trop dédaigneusement l'évangéliste de Zurich. Écolampade commença alors à rougir d'avoir combattu si longtemps ses doutes et d'avoir prêché des doctrines qui chancelaient déjà dans son esprit; il prit courage et écrivit de Bâle, à Zwingle : « Le dogme de la présence réelle est la forteresse et la sauvegardé de leur impiété. Tant qu'ils garderont cette idole, nul ne pourra les vaincre. » Puis il entra aussi en lice, en publiant un livre sur le sens des paroles du Seigneur : Ceci est mon corps [9].

Le fait seul qu'Écolampade se joignait au réformateur de Zurich excita, non-seulement à Bâle, mais dans toute l'Allemagne, une immense sensation. Luther en fut profondément ému. Brenz, Schnouff et douze autres pasteurs de la Souabe, à qui Ecolampade avait dédié son livre, et qui presque tous avaient été ses disciples, en éprouvèrent la peine la plus vive. « Dans ce moment même, où « je me sépare de lui pour une cause juste, dit Brenz en prenant la plume pour lui répondre, je l'honore et je l'admire autant qu'il est possible de le faire. Le lien de l'amour n'est pas rompu entre nous, parce que nous ne sommes pas d'accord.»

Puis il publia avec ses amis le fameux Sinogramme de Souabe, dans lequel il répondait à Ecolampade avec fermeté, mais avec charité et respect. Si un empereur, disaient les auteurs du « .Sinogramme, donne un bâton à un juge, en lui disant : «

Prends ! Ceci est la puissance de juger:» le bâton, sans doute, est un simple signe; 264

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mais la parole y étant ajoutée, le juge n'a pas seulement le signe de la puissance, il a aussi la puissance elle-même. »

Les vrais réformés peuvent admettre cette comparaison. Le Sinogramme fut accueilli avec acclamation; ses auteurs furent regardés comme les champions de la vérité; plusieurs théologiens, et même des laïques, voulant avoir part à leur gloire, se mirent à défendre la doctrine attaquée et se précipitèrent sur Écolampade. Alors Strasbourg se présenta comme médiateur entre la Suisse et l'Allemagne. Capiton et Bucer étaient amis de la paix, et la question débattue était, selon eux, d'une importance secondaire; ils se jetèrent donc au milieu des deux partis, envoyèrent à Luther un de leurs collègues, George Cas sel, et le conjurèrent de se garder de rompre le lien de fraternité qui l'unissait aux docteurs de la Suisse.

Nulle part le caractère de Luther ne parut d'une manière plus frappante que dans cette controverse sur la cène. Jamais on ne vit si bien la fermeté avec laquelle il gardait une conviction qu'il croyait chrétienne, sa fidélité à ne chercher pour elle des fondements que dans la sainte Ecriture, la sagacité de sa défense, et son argumentation animée, éloquente, souvent accablante. Mais jamais aussi on ne vit mieux l'opiniâtreté avec laquelle il abondait dans son sens, le peu d'attention qu'il accordait aux raisons de ses adversaires et la promptitude peu charitable qui le portait à attribuer leurs erreurs à la méchanceté de leur cœur et aux ruses du démon. Il faut, dit-il au médiateur de Strasbourg, que les uns ou les autres nous soyons les ministres de Satan, les Suisses ou nous …

C'était là ce que Capiton appelait les fureurs de l'Oreste saxon; » et ces fureurs étaient sui vies de défaillances. La santé de Luther en était affectée; un jour il tomba évanoui dans les bras de sa femme et de ses amis; et il fut toute une semaine comme dans la mort et dans l'enfer [10]. » « Il avait, dit-il, perdu Jésus-Christ et était poussé çà et là par les tempêtes du désespoir. Le monde « s'écroulait et annonçait par des prodiges que le a dernier jour était proche. »

Mais les divisions des amis de la Réformation devaient avoir encore des conséquences plus funestes. Les théologiens romains triomphaient, sur tout en Suisse, de pouvoir opposer Luther à Zwingle. Cependant si; après trois siècles, le sou venir de ces divisions apportait aux chrétiens évangéliques le fruit précieux de l'unité dans la diversité, et de la charité dans la liberté, elles n'auraient pas été inutiles.

Même alors, les réformateurs, en se mettant en opposition les uns avec les autres, montraient que ce n'était pas une haine aveugle de Rome qui les dominait et que la vérité était le premier objet de leurs recherches. Il y a là, il faut le reconnaître, quelque chose de généreux; et une conduite si désintéressée ne laissa pas de porter quelques fruits et d'arracher, même à des ennemis, un sentiment d'intérêt et d'estime.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il y a plus; et ici encore l'on peut reconnaître que cette main souveraine, qui dirige toutes choses, ne permet rien sans un dessein plein de sagesse. Luther, malgré son opposition à la papauté, avait éminemment un instinct conservateur. Zwingle, au contraire, était porté à une réformation radicale. Ces deux tendances opposées étaient nécessaires. Si Luther et les siens avaient été seuls au jour de la Réforme, l'œuvre se fût trop tôt arrêtée, et le principe réformateur n'eût point accompli sa tâche. Si, au contraire, il n'y avait eu que Zwingle, le fil eût été trop brusquement rompu, et la Réformation se serait trouvée isolée des siècles qui l'avaient précédée.

Ces deux tendances, qui, à un œil superficiel, peuvent sembler n'être là que pour se combattre, avaient au contraire charge de se compléter; et nous pouvons le dire après trois siècles, elles ont rempli leur mission.

Ainsi la Réformation avait de tous côtés des luttes à soutenir; et après avoir combattu avec la philosophie rationaliste d'Érasme et l'enthousiasme fanatique des anabaptistes, elle avait encore affaire avec elle-même. Mais sa grande lutte était toujours avec la papauté; et elle poursuivait maintenant jusque sur les montagnes les plus reculées, l'at taque commencée dans les villes de la plaine. Les montagnes du Tockenbourg avaient en tendu sur leurs hauteurs le son de l'Évangile, et trois ecclésiastiques y étaient poursuivis par ordre de l'évêque, comme inclinant à l'hérésie. « Qu'on nous convainque, la Parole de Dieu à la main, disaient Militus, Doring et Farer, et nous nous soumettrons non-seulement au chapitre, mais encore au moindre des frères de Jésus-Christ; autrement nous n'obéirons à personne, pas même au plus puissant des hommes [11]. »

C'était bien là l'esprit île Zwingle et de la Ré formation. Bientôt une nouvelle circonstance vint échauffer les esprits dans ces hautes vallées. One assemblée du peuple y avait lieu le jour de Sainte Catherine; les citoyens étaient réunis, et deux hommes de Schwitz, venus pour affaires dans le Tockenbourg, se trouvaient à l'une des tables; la conversation s'engagea : « Ulrich Zwingle, s'écria a l'un d'eux, est un hérétique et un voleur! »

Le secrétaire d'État Steiger prit la défense du réformateur; le bruit attira l'attention de toute l'assemblée; George Bruggmann, oncle de Zwingle, qui se trouvait à une table voisine, s'élança de sa place avec colère, s'écriant : Certainement c'est de maître Ulrich que l'on parle! » et tous les convives se levèrent et le suivirent, craignant une bataille [12]. Le tumulte devenant toujours plus grand, le bailli rassembla à la hâte le conseil en pleine rue, et l'on pria Bruggmann, pour l'amour de la paix, de se contenter de dire à ces hommes : Si vous ne vous rétractez pas, c'est vous qui êtes coupables de mensonges et de vol. » —

« Rap pelez-vous ce que vous venez de dire, répondirent les hommes de Schwitz; nous nous en souviendrons nous-mêmes. » Puis ils montèrent à cheval et reprirent en toute hâte le chemin de Schwitz [13].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le gouvernement de Schwitz adressa alors aux habitants du Tockenbourg une lettre menaçante, qui répandit la terreur dans les esprits. « Soyez forts et sans aucune crainte [14], écrivit Zwingle au conseil de sa patrie. Que les mensonges qu'on débite contre moi ne vous inquiètent pas! Il n'y a pas un criailleur qui ne puisse m'appeler hérétique; mais vous, abstenez-vous d'injures, de désordres, de débauches et de guerres mercenaires; secourez les pauvres, protégez les opprimés, et quelles que soient les insultes dont on vous accable, ayez une assurance inébranlable dans le Dieu tout-puissant [15]. »

Les encouragements de Zwingle firent effet. Le conseil hésitait encore; mais le peuple, réuni en paroisses, arrêta d'un accord unanime que la messe serait abolie, et qu'on serait fidèle à la Parole de Dieu.

Les conquêtes n'étaient pas moins grandes dans la Rhétie que Salandronius avait dû quitter, mais où Comandre annonçait l'Évangile avec cou rage. Les anabaptistes, il est vrai, en prêchant dans les Grisons leurs doctrines fanatiques, avaient fait d'abord un grand tort à la Réformation. Le peuple s'était trouvé partagé en trois partis. Les uns s'étaient jetés dans les bras de ces nouveaux prophètes. D'autres, étonnés, interdits, considéraient ce schisme avec inquiétude. Les partisans de Rome, enfin, poussaient des cris de triomphe [16]».

On s'assembla à Ilantz, dans la ligue grise, pour une dispute; les soutiens de la papauté, d'un côté, les amis de la Réforme, de l'autre, réunirent leurs forces. Le vicaire de l'évêque chercha d'abord u» moyen d'éviter le combat : « Ces disputes entraînant à de fortes dépenses, dit-il, je suis prêt à déposer, pour les couvrir, dix mille florins; mais j'en exige autant de la partie adverse. [17] —

« Si l'évêque a dix mille florins à sa disposition, s'écria du milieu de la foule une voix rude de paysan, c'est de nous qu'il les a extorqués; en donner encore une fois autant à ces pauvres prêtres, serait trop vraiment.» — « Nous sommes de pauvres gens à bourse vide, dit alors Comandre, pasteur de Coire; à peine avons-nous de quoi payer notre soupe : où trouverions-nous dix mille florins [18] ?» Chacun rit de cet expédient et l'on passa outre.

Parmi les assistants se trouvaient Sébastien Hofmeister et Jacques Amman de Zurich; ils tenaient en main les saintes Écritures en hébreu et en grec. Le vicaire de l'évêque demanda qu'on exclût les étrangers. Hofmeister comprit que cela le regardait : « Nous sommes venus, dit-il, munis d'une Bible grecque et hébraïque, afin qu'en aucune manière on ne fasse violence à l'Écriture. Cependant, plutôt que d'empêcher le colloque, nous sommes prêts à nous retirer. » — Ah ! s'écria le curé de Dintzen, en regardant les livres des deux Zurichois, si la langue grecque et la langue hébraïque n'étaient jamais entrées dans notre pays, il y aurait moins d'hérésies [19]!» — « Saint Jérôme, dit un autre, nous a traduit la Bible; nous n'avons pas besoin des livres des Juifs! » —'

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Si l'on exclut les Zurichois, dit le bauneret d'Uantz, la commune s'en mêlera.» — «

Eh bien, «dit-on, qu'ils écoutent, mais qu'ils se taisent! » Les Zurichois restèrent donc, et leur Bible avec eux. Alors Comandre se levant lut la première des thèses qu'il avait publiées : « L'Église chrétienne, y était-il dit, est née de la Parole de Dieu; elle doit s'en tenir à cette Parole et ne pas écouter d'autre voix que la sienne. » Puis il prouva ce qu'il avait avancé par de nombreux passages des Écritures. Il marchait d'un pas assuré, dit un témoin oculaire [20], et posait chaque fois son pied avec la fermeté du bœuf. » —

« Cela dure trop longtemps, » dit le vicaire. — « Quand, à table avec ses amis, il entend les joueurs de flûte, dit Hofmeister, il ne trouve pas que cela dure trop longtemps [21]. »

Alors on vit se lever et s'avancer du milieu de la foule un homme qui agitait les bras, qui clignait des yeux, qui fronçait les sourcils [22], et qui semblait avoir perdu le sens; il s'élança vers Comandre, et plusieurs crurent qu'il allait le frapper. C'était un maître d'école de Coire. « Je vous ai posé par écrit diverses questions, dit-il à Comandre; répondez-y à cette heure. » — Je suis ici, dit le réformateur grison, pour défendre ma doc trine; attaque-la et je la défendrai; sinon retourne à ta place; je te répondrai quand j'aurai fini. » Le maître d'école demeura un moment en suspens : A la bonne heure, » dit-il enfin, et il retourna s'asseoir.

On proposa de passer à la doctrine des sacrements. L'abbé de Saint-Luc déclara que ce n'était pas sans crainte qu'il abordait un tel sujet, et le vicaire effrayé fit le signe de la croix.

Le maître d'école de Coire, qui déjà une fois avait voulu attaquer Comandre, se mit à établir, avec beaucoup de volubilité, la doctrine du sacre ment, d'après cette parole

: « Ceci est mon corps.» Cher Berre, lui dit Comandre, comment comprends-tu ces paroles? Jean est Élie.» — « Je comprends, reprit Berre, qui vit où Comandre en voulait venir, qu'il a été Élie véritablement et essentiellement. » —

« Et pourquoi donc, continua Comandre, Jean-Baptiste a-t-il dit lui-même aux pharisiens qu'il n'était pas Élie ? » Le maître d'école garda le silence, et reprit enfin : Il est vrai! » Tout le monde se mit à rire, même ceux qui l'avaient engagé à parler.

L'abbé de Saint-Luc fit un long discours sur la cène et l'on termina la conférence.

Sept prêtres embrassèrent la doctrine évangélique; une pleine liberté religieuse fut proclamée, et le culte romain fut aboli dans plusieurs églises. « Christ, selon l'expression de Salandronius, croissait partout dans ces montagnes comme l'herbe tendre du printemps; et les pasteurs étaient comme des sources vivantes qui arrosaient ces hautes vallées [23]. »

La Réforme faisait des pas encore plus rapides à Zurich. Les dominicains, les augustins, les capucins, si longtemps ennemis, étaient réduits à vivre ensemble; 268

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle enfer anticipé pour ces pauvres moines. A la place de ces institutions corrompues, on fondait des écoles, un hôpital, un séminaire de théologie; la science, la charité prenaient partout la place de la paresse et de l'égoïsme.

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FOOTNOTES

[1] Fidem rem esse, non scientiam, opinionem vel imagina tionem. (Comment, de vera relig. Zw. Opp. III, p. a30.)

[2] Haud aliter hic panem et vinum esse puto quam aqua est in baptismo. (Ad AVittenbachium Epp. 15 juin 15a3.)

[3] 1 i Cor. X, v. 4.

[4] Diu multumque legit scripta Occam cujus acumen ante ferebat Thomae et Scoto.

(Melancht., Vita Luth.)

[5] Occam und Luther, Sntdien und Kritiken 1839, p. 69.

[6] Quod morosior est ( Carlstadius ) in caeremoniis non fe rendis, non admodum probo. (Zw. Epp., p. 36g.)

[7] A manducatione cibi, qui ventrem implet, transiit ad

[8] verbi manducationem, qnam cibum vocat cœlestem, qui mun dum vivilicct... (Zw.

Opp. III, p. 573.)

[9] II laissait au mot est sa signification ordinaire, mais il entendait par corps un signe du corps.

[10] In morte et in inferno jactatus. (L. Epp. III, p. i32.)

[11] Ne potentissimo quidem, sed soli Deo ejusque verbo. (Zw. Epp., p. 370.)

[12] Totumque convivium sequi, grandem cooflictum timen tes. (lbid., p. 371.)

[13] Auf solches, ritten sie wieder heim. (Zw. Epp., p. 374.)

[14] Macti animo este et interriti. (Ibid., p. 351.)

[15] Verbis diris abstinete... opem ferte egenis.. spem cer tissimam in Deo reponatis omnipotente. (Ibid.) II faut que l'une des dates des lettres, 14 et 23 de 15a4, soit erronée, ou qu'une lettre de Zwingle à ses compatriotes du Tocken bourg soit perdue.

[16] Parochiae uno consensu statuerunt in verbo Dei manere. (Zw. Epp., p. 423.) 269

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Pars tertia papistarum est in immensum gloriantium de schismate inter nos facto. (Ibid., p. 4oo.j

[18] Sie wâren gute arme Gesellen mit lehren Secklen. (FùssI. Beytr. I, p. 358.)

[19] Wàre die Griechischo und Hebraische Sprache nicht in das Land gekommen.

(Ibid., p. 360.)

[20] Satzte den Fuss vtie ein mùder Ochs. (Fùssl. Beytr. I, p. 362.)

[21] Den Pfeiffern zuzuhôren, die... wie den Fiirsten ho fierten. (Ibid.)

[22] Blintzetemitden Augen,rumpfete dieStirne.(Ibid.p. 368.)

[23] Vita, moribus et doctrina herbescenti Christo apud Rhoetos fons irrigans. (Zw.

Epp., p. 485.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI.

Ces victoires de la Réforme ne pouvaient demeurer inaperçues. Les moines, les prêtres, les prélats, hors d'eux-mêmes, sentaient partout que le terrain leur manquait sous les pieds, et que l'Église 1 était près de succomber à des dangers inouïs. Les oligarques des cantons, les hommes i des pensions et des capitulations étrangères, comprenaient qu'ils ne devaient plus tarder, s'ils voulaient sauver leurs privilèges; et au moment où l'Église avait peur et commençait à s'enfoncer, ils lui rendirent leurs bras armés de fer. Un de Stein et un Jean Hug de Lucerne se joignirent à un Jean Faber; et l'autorité civile se précipita au secours de cette puissance hiérarchique qui pro nonce des discours pleins d'orgueil et fait la guerre aux saints [1].

Depuis longtemps l'opinion publique réclamait une dispute; il n'y avait plus que ce moyen de calmer le peuple [2]. « Convainquez-nous par la sainte Écriture, avaient dit les conseils de Zurich à la diète, et nous nous rendrons à vos invitations. » — Les zurichois, disait-on partout, vous ont fait une promesse : si vous pouvez les convaincre par la Bible, pourquoi ne le faites-vous pas? Et si vous ne le pouvez pas, pourquoi ne vous conformez-vous pas à la Bible?»

Les colloques tenus à Zurich avaient exercé une influence immense; il fallait leur opposer une conférence tenue dans une ville romaine, en prenant toutes les précautions nécessaires pour assurer la victoire au parti du pape.

Il est vrai qu'on avait déclaré ces disputes illégitimes; mais on trouva moyen d'échapper à cette difficulté: « Il ne s'agit, dit-on, que d'arrêter et de condamner les doctrines pernicieuses de Zwingle [3]. » Ceci convenu, on chercha un fort athlète, et le docteur Eck s'offrit. Il ne craignait rien. Zwingle a sans doute plus trait de vaches que lu de livres.. » disait-il, selon Hofmeister [4].

Le grand conseil de Zurich envoya un sauf conduit au docteur Eck, pour se rendre à Zurich même; mais Eck répliqua qu'il attendrait la réponse de la confédération.

Zwingle offrit alors de disputer à Saint-Gall ou à Schaffhouse; mais le conseil se fondant sur un article du pacte fédéral, qui portait: que tout accusé serait jugé dans le lieu où il demeure, » ordonna à Zwingle de retirer son offre.

La diète enfin arrêta qu'une conférence aurait lieu à Bade et fixa le 16 mai 1526.

Cette conférence devait être importante; car elle était le résultat et le sceau de l'alliance qui venait de se conclure entre la puissance ecclésiastique et les oligarques de la confédération. Voyez, disait Zwingle à Vadian, ce qu'osent entreprendre à cette heure les oligarques et Faber [5]. »

Aussi la décision de la diète fit elle une vive impression en Suisse. On ne doutait pas qu'une conférence, tenue sous de tels auspices, ne fût dé favorable à la Réformation.

271

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les cinq cantons les plus dévoués au pape, disait-on à Zurich, ne dominent-ils pas dans Bade? N'ont-ils pas déjà déclaré hérétique la doctrine de Zwingle et employé contre elle le fer et le feu? L'image de Zwingle n'a-t-elle pas été brûlée à Lucerne, après avoir subi toutes sortes d'injures? A Fribourg, ses livres n'ont-ils pas été livrés au feu ? Partout ne désire-t-on pas sa mort ?

Les cantons qui exercent dans Bade les droits suzerains n'ont-ils pas déclaré que, quelque fût le lieu de leur territoire où Zwingle se ferait voir, il y serait fait prisonnier [6]? Uberlinger, l'un de leurs chefs, n'a-t-il pas dit que la seule chose au monde qu'il souhaitât, c'était de pendre Zwingle, dût-il être nommé bourreau, jusqu'à la fin de ses jours [7]?.. Et le docteur Eck lui-même ne crie-t-il pas, depuis des années, qu'il ne faut attaquer les hérétiques qu'avec le fer et le feu ? Que sera donc cette dispute, et que peut-il en résulter, si ce n'est la mort du réformateur !

Telles étaient les craintes qui agitaient la commission nommée à Zurich pour examiner cette affaire [8]. Zwingle, témoin de cette agitation, se leva et dit : « Vous savez quel a été dans Bade le sort des vaillants hommes de Stammheim, et comment le sang des Wirth a rougi l'échafaud.. et c'est sur le lieu même de leur supplice qu'on nous appelle.. Que l'on choisisse pour la conférence Zurich, Berne, Saint-Gall, ou même Bâle, Constance, Schaffhouse; qu'on convienne de n'y traiter que des points essentiels, en ne se servant que de la Parole de Dieu; qu'on n'établisse aucun juge au-dessus d'elle; et alors je suis prêt à me présenter.

Cependant, déjà le fanatisme se remuait el frappait des victimes. Un consistoire, à la tête duquel se trouvait ce même Faber, qui provoquait Zwingle, condamna au feu, comme hérétique, le 10 mai 1526, c'est-à-dire environ huit jours avant la dispute de Bade, un ministre évangélique nommé Jean Hùgle, pasteur de Lindau [9], qui marcha au supplice en chantant le Te Deum. En même temps un autre ministre, Pierre Spengler,' était noyé à Fribourg, par ordre de l'évêque de Constance.

De tous côtés, de sinistres avis arrivaient à Zwingle. Son beau-frère Léonard Tremp lui écrivait de Berne : Je vous conjure par votre vie de ne pas vous rendre à Bade. Je sais qu'ils n'observeront point le sauf-conduit [10]. » On assurait qu'on avait formé le projet de l'enlever, de lui mettre un bâillon sur la bouche, de le jeter dans un bateau et de le déporter dans quelque lieu secret [11]. En présence de ces menaces et de ces échafauds, le conseil de Zurich arrêta que Zwingle n'irait point à Bade [12].

Le jour de la dispute étant fixé pour le 19 mai, on vit peu à peu arriver les combattants et les représentants des cantons et des évêques. Du côté des catholiques-romains paraissait surtout le belli queux et glorieux docteur Eck; du côté des protestants le modeste et doux Écolampade. Celui-ci avait bien compris les périls de cette discussion. Semblable, dit un ancien historien, à un cerf timide harcelé par des chiens furieux, il avait longtemps hésité; il se décida pourtant à se rendre à Bade, mais en faisant à l'avance cette protestation solennelle : « Je ne 272

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle reconnais pour règle du jugement que la Parole de Dieu. » Il avait d'abord vivement désiré que Zwingle vînt partager ses périls [13]; mais bientôt il ne douta pas que, si l'intrépide docteur eût paru dans celte ville fanatique, la colère des catholiques-romains s'enflammant à sa vue, ils n'eussent tous deux été mis à mort.

On commença par décider quelles seraient les règles du combat. Le docteur Eck proposa que les députés des Wallstetten fussent chargés de prononcer le jugement définitif; ce qui était décider à l'avance la condamnation de la Réforme. Thomas Plater, venu de Zurich à Bade pour assister au colloque, fut dépêché à Zwingle par Ecolampade, pour avoir son avis. Arrivé de nuit, il fut admis à grand peine dans la maison du réformateur. « Mal heureux perturbateur, lui dit Zwingle en se frottant les yeux, voilà six semaines que, grâce à cette dispute, je ne m'étais pas couché [14]

.. Que m'apportes-tu? » Plater exposa les prétentions du docteur Eck. « Et qui, reprit Zwingle, mettrait ces paysans en état de comprendre ces choses? Ils s'entendraient mieux vraiment à traire les vaches [15]. »

Le ai mai, la conférence commença. Eck et Faber, accompagnés de prélats, de magistrats, de docteurs, couverts de vêtements de damas et de soie, et parés d'anneaux, de chaînes et de croix [16], se rendirent dans l'église. Eck monta fièrement dans une chaire magnifiquement ornée, tandis que l'humble Écolampade, chétivement vêtu, dut se mettre en face de son superbe adversaire sur un tréteau grossièrement travaillé. « Tout le temps que dura la conférence, dit le chroniqueur Bullinger, Eck et les siens furent hébergés à la cure de Bade, faisant bonne chère, menant une vie gaie et scandaleuse, et buvant beaucoup de vin, que l'abbé de Wettingen leur fournissait [17].

« Eck se baigne à Bade, disait-on, mais dans le vin. Les évangéliques, au contraire, étaient de pauvre apparence, et l'on se riait d'eux comme d'une bande de mendiants.

Leur genre de vie contras tait fort avec celui des champions de la papauté. L'hôte de l'auberge du Brochet, où logeait Écolampade, ayant voulu voir ce que celui-ci faisait dans sa chambre, rapporta que, toutes les fois qu'il y avait regardées, il l'avait vu lisant ou priant. Il faut avouer, disait-il, que c'est un bien pieux hérétique.»

La dispute dura dix-huit jours, et pendant tout ce temps le clergé de Bade fit chaque jour une procession solennelle, chantant des litanies afin d'obtenir la victoire. Eck parla seul pour la doctrine romaine. C'était toujours le champion de la dispute de Leipzig, à la voix allemande, aux épaules larges et aux reins forts, excellent crieur public, et tenant plutôt, pour l'extérieur, du boucher que du théologien. Il disputa selon sa coutume avec une grande violence, cherchant à blesser ses adversaires par des mots piquants, et laissant même quelquefois échapper un jurement [18]. Mais jamais le président ne le rappela à l'ordre.

Il frappe des pieds et des mains; Il jure, il peste, il injurie : 273

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Ce que vous croyez, je le crie, O pape et cardinaux romains '. [19]»

Ecolampade, au contraire, d'une figure sereine, d'un air noble et patriarcal, parla avec tant de douceur, mais en même temps d'habileté et de courage, que ses adversaires même, émus et saisis, se disaient les uns aux autres : Ôh ! si le long homme jaune était avec nous [20] !.. » Il était pourtant quelquefois ému en voyant la haine et la violence des auditeurs: « Oh! disait-il, avec quelle impatience ils m'écoutent; mais Dieu n'abandonne pas sa gloire, et c'est elle seule que nous recherchons [21]. » Ecolampade ayant combattu la première thèse du docteur Eck, qui roulait sur la présence réelle, Haller, arrivé à Bade après le commencement de la dispute, entra en lice contre la seconde. Peu accoutumé à de telles conférences, d'un caractère timide, lié par les ordres de son gouvernement, embarrassé par les regards de son avoyer Gaspard de Mullinen, grand ennemi de la Réforme, Haller n'avait pas la superbe confiance de son antagoniste; mais il avait plus de véritable force.

Après que Haller eut fini, Ecolampade rentra en lice et pressa si vivement le docteur Eck, que celui-ci fut réduit à ne plus invoquer que l'usage de l'Église.

L'usage, répondit Ecolampade, n'a de force dans notre Suisse qu'après la constitution; or, en matière de foi, la constitution c'est la Bible. » La troisième thèse, sur l'invocation des saints; la quatrième, sur les images; la cinquième, sur le purgatoire, furent successivement débattues. Personne ne se leva pour contester la vérité des deux dernières, qui roulaient sur le péché originel et sur le baptême.

Zwingle prit une part active à toute la dispute. Le parti catholique, qui avait nommé quatre secrétaires, avait défendu, sous peine de mort, à toute autre personne de rien écrire [22]. Mais un étudiant valaisan, Jérôme Wâlsch, doué d'une forte mémoire, gravait dans son esprit ce qu'il entendait, puis revenant chez lui, se hâtait de l'écrire.

Thomas Plater et Zimmermann de Winterthur portaient chaque jour à Zwingle ces notes et les lettres d'Écolampade, et rapportaient les réponses du réformateur.

Toutes les portes de Bade étaient gardées par des soldats armés de hallebardes, et les deux courriers n'échappaient que par diverses excuses aux questions de ces soldats, qui ne comprenaient pas pourquoi ces jeunes gens revenaient sans cesse dans la ville [23]. Ainsi Zwingle, quoi que absent de Bade, de corps, y était présent en esprit.

Il conseillait, affermissait ses amis, et réfutait ses adversaires. « Zwingle, dit Oswald Myconius, a plus travaillé, par ses méditations, ses veilles, ses conseils, envoyés à Bade, qu'il ne l'eût fait en discutant lui-même au milieu de ses ennemis

[24]. » Pendant tout le colloque, les catholiques-romains s'agitaient, écrivaient partout et entonnaient le chant de victoire. « Ecolampade, s'écriaient-ils, a vaincu par le docteur Eck et étendu dans la lice, a chanté palinodie [25]; le règne du pape 274

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle va être partout rétabli [26]. Ces cris se propageaient dans tous les cantons, et le peuple, prompt à croire tout ce qu'il entend, ajoutait foi à toutes ces vante ries des partisans de Rome.

La dispute étant finie, le moine Murner de Lu cerne, qu'on appelait « le matou, »

s'avança, et lut quarante accusations dirigées contre Zwingle. « Je pensais, dit-il, que le lâche viendrait répondre; il n'a point paru. Eh bien, par tous les droits qui sont aux bains; bar on me donnait des poulets à Zurich, et les gardes ne pouvaient comprendre que j'en trouvasse toujours et si vite de nouveaux (Vie de Plater, écrite par lui-même, p. a6a.) régissent les choses divines et humaines, je déclare quarante fois que le tyran de Zurich et tous ses partisans sont des gens déloyaux, des menteurs, des parjures, des adultères, des infidèles, des voleurs, des sacrilèges, du vrai gibier de potence, et que tout honnête homme doit fouir d'avoir quelque rapport que ce soit avec eux. » Telles sont les injures que déjà, à cette époque, des docteurs,.

que l'Église catholique-romaine elle-même devrait désavouer, décoraient du nom de polémique chrétienne. »

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FOOTNOTES

[1] Apocalypse de saint Jean, chap. XIII.

[2] Das der gmein man, one eine offne disputation, nitt zu stillen was. (Bulling. Chr.

I, p. 33 1.)

[3] Diète de Lucerne, du i3 mars 1520.

[4] Er habe wohl mehr Kùhe gemolken als Bûcher gelesen. (Zw. Opp. II, p. 4o5.)

[5] Vide nunc quid audeant oligarchi atqne Faber. (Zw. Epp., p. 484.)

[6] Zwingli in ihrefh Gebiet, wo er betreten werde, gefangen zu nehmen. (Zw. Opp.

II, p. 4aa.)

[7] Dawollte er gern ail sein Lebtag einHenker genannt wer den. (Ibid., p. 454.)

[8] Wellend wir ganz geneigt syn ze erschynen. (Zw. Opp. II, p. 4»3.)

[9] Hune hoininem haereticum danmamus, projicimus et con culcamus. (Hotting.

Helv. K. Gesch. III, p. 3o0.)

[10] Caveatis per captit vestrum... (Zw. Epp., p. 483.)

[11] Navigio captum, ore moxobturato, clam fuisse deportan dum. (Osw. Myc., Vit.

Zw.)

[12] Zwinglium Senatus Tigurinus Badenam dimittere recu savit.[(Ibid.) 275

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[13] Sijpericlitaberis, peiiclitabinmr omnes tecum. (Zw. Epp. p.3ia.)

[14] Ich bin in 6 Wochen nie in das Beth kommen. (Plater's Leben, p. 263.)

[15] Sie verstunden sich bas auf Kuh màlken. (Ibid.)

[16] MitSyden, Damast und Sammet bekleydet. (Bull. Chr. I, p. 351.)

[17] Verbruchten vil wyn. (Bull. Chr. I, p. 35t.1

[18] So entwuscht imm ettwan ein Schvriir. (Ibid.)

[19] Egg zablet mit fussen und henden Fing an schelken und schenden, etc.(Poésies contemporaines de Nicolas Manuel, de Berne.)

[20] O were der lange gàl man uff unser syten. (Bull. Chr. I, p. 353.)

[21] Domino suam gloriam,quam salvam cupimus ne utiqu.'im deserturo! (Zw. Epp., p. 5n.)

[22] Man sollte einem ohne aller weiter Urtheilen, den Kopf abhauen. (Thom.

Plateri Lebens Beschreib., p. 2S2.)

[23] Quand on me demandait : Que viens-tu faire? Je répon dais : Je porte des poulets à vendre pour les messieurs qui

[24] Quam laborasset disputando vel inter medios hostes. (Osw. Myc., Vit. Zw.) Voyez les divers écrits de Zwingle qui se rapportent à la dispute de Bade. Opp. II, p.

3g8-52o.

[25] OEcolampadius victus jacet in arena prostratus ab Eccio, herbam porrexit. (Zw.

Epp., p. 5 14.)

[26] Spem concipiunt laetam fore ut regnum ipsorum restitua tur. (Ibid., p. 5i3.) 276

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII.

L'agitation était grande dans Bade; le sentiment général était que les champions romains avaient crié le plus fort, mais raisonné le plus faiblement [1]. Écolampade et dix de ses amis signèrent seuls le rejet des thèses du docteur Eck; tandis que quatre-vingt personnes, parmi lesquelles se trouvaient les présidents du débat et tous les moines de Wettingen, les adoptèrent. Haller avait quitté Bade avant la fin du colloque.

Alors la majorité de la diète arrêta que Zwingle, chef de cette pernicieuse doctrine, ayant refusé de comparaître, et les ministres venus à Bade n'ayant pas voulu se laisser convaincre, ils étaient les uns et les autres rejetés de l'Église universelle [2].

Mais cette fameuse conférence, due au zèle des oligarques et du clergé, devait devenir funeste à tous deux. Ceux qui y avaient combattu pour l'Évangile devaient, en retournant dans leurs foyers, remplir leurs concitoyens d'enthousiasme pour la cause qu'ils avaient défendue, et deux des plus importants cantons de l'alliance helvétique, Berne et Bâle, devaient commencer dès lors à se détacher de la papauté.

C'était sur Écolampade, étranger à la Suisse, que devaient tomber les premiers coups; et ce n'était pas sans quelque crainte qu'il retournait à Bâle. Mais ses inquiétudes furent bientôt dissipées. La douceur de ses paroles avait frappé les témoins impartiaux, plus que les clameurs du docteur Eck, et il fut reçu aux acclamations de tous les hommes pieux. Les adversaires firent, il est vrai, tous leurs efforts pour qu'on le chassât des chaires, mais en vain; il enseignait et prêchait avec plus de force qu'auparavant, et jamais le peuple n'avait montré une telle soif de la Parole [3].

Des choses à peu près semblables se passaient à Berne. La conférence de Bade, qui avait dû étouffer la Réforme, lui donnait un nouvel élan dans ce canton, le plus puissant de toute la ligue des Suisses. A peine Haller était-il arrivé dans la capitale, que le petit conseil l'avait cité devant lui et lui avait ordonné de célébrer la messe.

Haller demanda à répondre devant le grand conseil, et le peuple, croyant qu'il devait défendre son pasteur, accourut. Haller, effrayé, déclara qu'il aimait mieux quitter la ville que d'y causer quelque désordre. Alors le calme s'étant rétabli : Si l'on exige, dit le réformateur, que je célèbre cette cérémonie, je résigne ma charge; l'honneur de Dieu et la vérité de sa sainte Parole me tiennent plus à cœur que le souci de savoir ce que je man gérai ou de quoi je serai vêtu. [4] »

Haller prononçait ces paroles avec émotion; les membres du conseil étaient touchés; quelques-uns même de ses adversaires fondaient en larmes. La modération était encore une fois plus forte que la force elle-même. Pour donner à Rome quelque satisfaction, on ôta à Haller les fonctions de chanoine; mais on l'établit prédicateur.

Ses plus violents ennemis, Louis et Antoine de Diesbach et Antoine d'Erlach, 277

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle indignés de cette résolution, quittèrent aussitôt le conseil et la ville, et renoncèrent à leur droit de bourgeoisie. « Berne a fait une chute, dit Haller, mais s'est relevée avec plus de force que jamais.» Cette fermeté des Bernois fit une grande impression en Suisse [5].

Mais les suites de la conférence de Bade ne se bornèrent pas à Berne et à Baie. En même temps que ces choses se passaient dans ces villes puissantes, un mouvement plus ou moins semblable s'opérait dans plusieurs des États de la confédération. Les prédicateurs de Saint-Gall, revenus de Bade, y annonçaient l'Evangile [6]; à la suite d'une conférence, on enlevait les images de l'église paroissiale de Saint- Laurent, et les habitants vendaient leurs habits précieux, leurs joyaux, leurs bagues, leurs chaînes d'or, pour fonder des maisons de charité. La Réformation dépouillait, mais pour revêtir les pauvres; et les dépouilles étaient celles des réformés eux-mêmes [7].

A Mulhouse on prêchait avec un nouveau cou rage; la Thurgovie et le Rheinthal se rapprochaient toujours plus de Zurich. Immédiatement après la dispute, Zurzach enleva les images de ses églises, et presque partout le district de Bade reçut l'Évangile.

Rien de plus propre que de tels faits à prou ver à quel parti la victoire était vraiment demeurée. Aussi Zwingle, regardant tout autour de lui, rendait-il gloire à Dieu. « On nous attaque de beaucoup de manières, disait-il; mais le Seigneur est plus fort, non - seulement que les menaces, mais aussi que les guerres elles-mêmes.

Il y a dans la ville et dans le canton de Zurich un accord admirable en faveur de l'Évangile. Nous surmonterons toutes choses par des prières a faites avec foi [8]. »

Peu après, s'adressant à Haller, Zwingle lui disait : Tout suit ici-bas sa destinée. Au wde vent du nord succède un souffle plus doux. Après les jours brûlants de l'été, l'automne nous prodigue ses trésors. Et maintenant, après de durs combats, le Créateur de toutes choses, au service duquel nous sommes, nous ouvre le chemin pour pénétrer dans le camp de nos adversaires. Nous pouvons enfin accueillir la doctrine chrétienne, cette colombe si longtemps repoussée, et qui ne cessait d'épier l'heure de son retour. Sois le Noé qui la reçoit et la sauve »

Cette année même, Zurich avait fait une importante acquisition. Conrad Pellican, gardien du couvent des Franciscains à Bâle, professeur de théologie depuis l'âge de vingt-quatre ans, avait été appelé, par le zèle de Zwingle, comme pro fesseur d'hébreu à Zurich. Il y a longtemps, dit-il en y arrivant, que j'ai renoncé au pape et que je désire vivre pour Jésus-Christ [9]. » Pellican de vint, par ses talents exégétiques, l'un des ouvriers les plus utiles dans l'œuvre de la Réforme.

Zurich, toujours exclu de la diète par les cantons romains, voulant profiter des dispositions meilleures qui se manifestaient chez quelques-uns des confédérés, convoqua, au commencement de 1517, une diète à Zurich même. Les députés de Berne, de Bâle, de Schaffhouse, d'Appenzell et de Saint-Gall s'y rendirent. « Nous 278

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle voulons, dirent les députés de Zurich, que la Parole de Dieu, qui nous conduit uniquement à Jésus-Christ crucifié, soit seule prêchée, seule enseignée, seule magnifiée. Nous abandonnons toutes les doctrines humaines, quel qu'ait été l'usage antique de nos pères; certains que s'ils avaient eu cette lumière de la Parole divine dont nous jouis sons, ils l'eussent embrassée avec plus de respect que nous, leurs faibles neveux [10]. » Les députés présents promirent de prendre en considération les représentations de Zurich. »

Ainsi la brèche faite à Rome s'agrandissait chaque jour. La dispute de Bade avait dû tout réparer, et dès lors, au contraire, des cantons incertains semblaient vouloir marcher avec Zurich. Déjà les peuples de la plaine penchaient pour la Réformation; déjà elle serrait de près les montagnes; elle les envahissait, et les cantons primitifs, qui furent comme le berceau et qui sont comme la citadelle de la Suisse, semblaient, serrés dans leurs hautes alpes, tenir seuls encore avec fermeté pour la doctrine de leurs pères.

Ces montagnards, exposés sans cesse aux grandes tempêtes, aux avalanches, aux débordements des torrents et des fleuves, doivent lutter toute leur vie contre ces redoutables ennemis et tout sacrifier pour conserver la prairie où paissent leurs troupeaux, la cabane où ils se mettent à l'abri des orages et que la première inondation emporte. Aussi l’instinct conservateur est-il fortement développé en eux et se transmet-il, depuis des siècles, de génération en génération. Conserver ce qu'on a reçu de ses pères est toute la sagesse de ces montagnes. Ces rudes Helvétiens luttaient donc alors contre la Réformation qui voulait changer leur foi et leur culte, comme ils luttent encore à cette heure contre les torrents qui tombent avec fracas de leurs sommités neigeuses, ou contre les nouvelles idées politiques qui se sont établies à leurs portes, dans les cantons qui les entourent. Ils seront les derniers qui mettront bas les armes devant la double puissance qui déjà élève ses signaux sur toutes les collines environnantes et menace toujours de plus près ces peuples conservateurs.

Aussi ces cantons, à l'époque dont je parle, encore plus irrités contre Berne que contre Zurich, et tremblant de voir cet État puissant leur échapper, réunirent-ils leurs députés à Berne même, huit jours après la conférence de Zurich. Ils de mandèrent au conseil, de déposer les nouveaux docteurs, de proscrire leurs doctrines et de main tenir l'antique et véritable foi chrétienne, telle qu'elle avait été confirmée par les siècles et con fessée par les martyrs.

« Convoquez tous les bailliages du canton, ajoutèrent- ils; si vous vous y refusez, nous nous en chargerons. »

Les Bernois irrités répondirent : « Nous avons assez de puissance pour parler nous-mêmes à nos ressortissants. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cette réponse de Berne ne fit qu'accroître la colère des Waldstettes; et ces cantons, qui avaient été le berceau de la liberté politique de la Suisse, effrayés des progrès que faisait la liberté religieuse, commencèrent à chercher, même au dehors, des alliés pour la détruire. Pour combattre les ennemis des capitulations, on pouvait bien s'appuyer des capitulations mêmes; et si les oligarques de la Suisse ne pouvaient y suffire, n'était-il pas naturel de recourir aux princes leurs alliés? En effet, l'Autriche, qui n'avait pu maintenir sa puissance dans la confédération, était prête à intervenir pour y affermir la puissance de Rome. Berne apprit avec effroi que Ferdinand, frère de Charles-Quint, faisait des préparatifs contre Zurich et contre tous les adhérents de la Réforme. [11]

Les circonstances devenaient plus critiques. Une succession d'événements plus ou moins malheureux, les excès des anabaptistes, les disputes avec Luther sur la cène, d'autres encore, semblaient avoir grandement compromis en Suisse la Réformation.

La dispute de Bade avait trompé l'attente des amis de la papauté, et l'épée qu'ils avaient brandie contre leurs adversaires s'était brisée dans leurs mains; mais le dépit et la colère n'avaient fait que s'accroître, et l'on se préparait à un nouvel effort.

Déjà la puissance impériale elle-même commençait à s'émouvoir; et les bandes autrichiennes qui avaient dû s'enfuir des défilés de Morgarten et des hauteurs de Sempach, étaient prêtes à rentrer dans la Suisse, enseigne déployée, pour y raffermir Rome chancelante. Le moment était décisif : on ne pouvait plus clocher des deux côtés et n'être ni troubles ni clairs. » Berne et d'autres cantons, si longtemps hésitants, devaient prendre une résolution. Il fallait retourner promptement à la papauté, ou se ranger sous l'étendard de Christ avec un nouveau courage.

Un homme venu de France, des montagnes du Dauphiné, nommé Guillaume Farel, donna alors à la Suisse une puissante impulsion, décida la réforme de l'Helvétie romane, qui dormait encore d'un profond sommeil, et fit- ainsi pencher la balance, dans toute la confédération, en faveur des nouvelles doctrines. Farel arriva sur le champ de bataille comme ces troupes fraîches qui, au mo ment où le sort des armes est encore incertain, se précipitent au fort de la mêlée et décident la victoire. Il prépara les voies en Suisse à un autre Français, dont la foi austère et le puissant génie devaient mettre la dernière main à la Réforme, et la rendre une œuvre accomplie. La France prenait ainsi rang, par ces hommes illustres, dans cette grande commotion qui agitait la société chrétienne. Il est temps que nos regards se tournent vers elle.

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FOOTNOTES

[1] Die Evangelische weren ivol iiberschrycn, nicht aber ûbcrdisputiert worden.

(Hotting. Helv. K .Gesch. III, p. 3a0.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[2] Von gcmoiner Kylcheti ussgestossen. (Bull. Chr., p. 355.)

[3] Plebe Verbi . Domini admodum siticnte. (Zw. Epp. ) p. 518.)

[4] Tillier, Gesch. v. Bern, III, p. 242.

[5] Profuit hic nobis Bernates tam dextre in servantlo Berch toldo suo egisse. (Ecol.

ad Zw. Epp., p. 518.)

[6] San Gallenses officiis suis restitutos. (Zw. Epp., p. 518.)

[7] Kostbare Kleider, Kleinudien, Ring, Ketten, etc., frey willig -verkauff. (Hott. III, p. 338.)

[8] Fideli enim oratione omnia superabinius. (Zw. Epp., p. 5i9.)

[9] Jam dudum papae renuntiavi et Christo vivere conçu- ' pivi. (Zw. Epp., p. 455.)

[10] Mit hoherem Wcrth und mchr Dankbarkeit dann wiran. genommcn. (Zurich Archiv. Absch. Sonntag nach Lichtmesse.)

[11] Berne à Zurich, le lundi après Miséricorde. (Kirchhoff. B. Haller, p. 85.) 281

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE XII. LES FRANÇAIS. (1500 - 1516.)

CHAPITRE I.

L'universalité est l'un des caractères essentiels du christianisme. Il n'en est pas ainsi des religions humaines. Elles s'adaptent à certains peuples et au degré de culture qu'ils ont atteint; elles maintiennent ces peuples dans l'immobilité, ou si, par quel que circonstance extraordinaire, ils grandissent, la religion, dépassée par eux, leur devient par cela même inutile.

Il y a eu une religion égyptienne, une grecque, une latine et même une judaïque; le christianisme est la seule religion humaine.

Lia pour point de départ dans l'homme, le péché; et c'est là un caractère qui n'appartient pas à une race spéciale, mais qui est l'apanage de l'humanité. Ainsi, satisfaisant les besoins les plus universels et les plus élevés de notre nature, l'Évangile est-il reçu comme venant de Dieu, par les nations les plus barbares et par les peuples les plus civilisés. Il ne divinise pas les spécialités nationales, comme le faisaient les religions de l'antiquité; mais il ne les détruit pas, comme voudrait le faire le cosmopolisme moderne. Il fait mieux : il les sanctifie, les ennoblit et les élève à une sainte unité, par le principe nouveau et vivant qu'il leur communique.

L'introduction du christianisme dans le monde a opéré une grande révolution dans l'histoire. Il n'y avait eu jusque-là qu'une histoire des peuples; il y a maintenant une histoire de l'humanité; et fixée d’une éducation universelle de l'espèce humaine, accomplie par Jésus-Christ, est devenue la boussole de l'historien, la clef de l'histoire et l'espérance des peuples.

Mais ce n'est pas seulement sur tous les peuples que le christianisme agit, c'est aussi sur toutes les époques de leur histoire.

Au moment de son apparition, le monde était comme un flambeau près de s'éteindre, et le christianisme y fit revivre une flamme céleste. Plus tard, les peuples barbares, s'étant précipités sur l'empire romain, y avaient tout brisé et confondu; et le christianisme, opposant la croix à ce torrent dévastateur, dompta par elle le sauvage enfant du Nord, et forma une humanité nouvelle.

Cependant un élément corrupteur se trouvait déjà caché dans la religion apportée par des missionnaires courageux à ces tribus grossières. Leur foi venait de Rome presque autant que de la Bible. Bientôt cet élément s'accrut; l'homme se substitua partout à Dieu : caractère essentiel de l'Église romaine; et un renouvellement de la religion devint nécessaire. Le christianisme l'accomplit à l'époque qui nous occupe.

L'histoire de la Réformation dans les contrées que nous avons jusqu'à présent parcourues nous a montré la doctrine nouvelle rejetant les écarts des anabaptistes 282

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle et des nouveaux prophètes; mais c'est l'écueil de l'incrédulité qu'elle rencontre surtout dans le pays vers lequel nous nous tournons maintenant. Nulle part il ne s'était élevé des réclamations aussi hardies contre les superstitions et les abus de l'Eglise. Nulle part on ne vit se développer avec plus de force un certain amour des lettres, indépendant du christianisme, qui conduit souvent à l'irréligion.

La France se trouva porter à la fois dans son sein deux réformations, l'une de l'homme, l'autre de Dieu. « Deux nations étaient dans son ventre et deux peuples devaient sortir de ses entrailles » [1]

Non-seulement en France la Réforme eut à combattre l'incrédulité aussi bien que la superstition, elle y trouva encore un troisième ennemi qu'elle n'avait pas rencontré, au moins aussi puissant, chez les peuples de race germanique : ce fut l'immoralité.

Les désordres étaient grands dans l'Église; la débauche siégeait sur le trône de François 1er et de Catherine de Médicis, et les vertus austères des réformateurs irritaient ces Sardanapales [2]. » Partout sans doute, mais surtout en France, la Réforme devait être, non-seulement dogmatique et ecclésiastique, mais en outre morale.

Ces ennemis pleins de violence que la Réforme rencontra à la fois chez les Français lui imprimèrent un caractère tout particulier. Nulle part elle n'habita autant les cachots et ne ressembla plus au christianisme primitif, par la foi, la charité et le nombre de ses martyrs. Si, dans les pays dont nous avons parlé jusqu'à cette heure, la Réformation fut plus glorieuse par ses triomphes, dans ceux dont nous allons nous occuper elle le fut davantage par ses défaites. Si ailleurs elle eut à montrer plus de trônes et plus de conseils souverains, ici elle put citer plus d'échafauds et plus d'assemblées du désert. Quiconque connaît ce qui fait la vraie gloire du christianisme sur la terre, et les traits qui le font ressembler à son chef, étudiera donc avec un vif sentiment de respect et d'amour l'histoire, souvent sanglante, que nous allons raconter.

C'est dans les provinces que sont nés et qu'ont commencé à se développer la plupart des hommes qui ont ensuite brillé sur la scène du monde. Paris est un arbre qui étale à la vue beaucoup de fleurs et de fruits, mais dont les racines vont chercher au loin, dans les entrailles de la terre, les sucs nourriciers qu'elles transforment. La Ré formation suivit aussi cette loi.

Les Alpes, qui virent paraître dans chaque canton et presque dans chaque vallée de la Suisse des hommes chrétiens et courageux, devaient, en France aussi, couvrir de leurs grandes ombres l'enfance de quelques-uns des premiers réformateurs. Il y avait des siècles qu'elles en gardaient le trésor plus ou moins pur dans leurs hautes vallées, parmi les habitants des contrées piémontaises de Luzerne, d'Angrogne, de la Peyrouse. La vérité, que Rome n'avait pu y atteindre, s'était répandue de ces 283

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vallées sur les revers et au pied de ces montagnes, dans la Provence et dans le Dauphiné.

L'année qui suivit l'avènement au trône de Charles VIII, fils de Louis XI, enfant maladif et timide, Innocent VIII avait ceint la tiare pontificale (1484)- 11 avait sept ou huit fils de différentes femmes; aussi, selon une épigramme du temps, Rome fut unanime à le saluer du nom de Père [3]. Il y eut alors sur tous les revers des Alpes du Dauphiné et sur toutes les rives de la Durance, une recrudescence des anciens principes vaudois. Les racines, dit un ancien chroniqueur, poussaient sans cesse et partout de nouveaux bourgeons [4]. » Des hommes audacieux appelaient l'Église romaine, l'Église des malins, et soutenaient qu'il est aussi profitable de prier dans une étable que dans une église.

Les prêtres, les évêques, les légats de Rome poussèrent un cri d'alarme, et le 5 des calendes de mai 1487, Innocent VIII, le père des Romains, lança une bulle contre ces humbles chrétiens. « Gourez aux armes, dit le pontife, et foulez ces hérétiques aux pieds comme des aspics venimeux*. [5]» A l'approche du légat, suivi d'une armée de dix-huit mille hommes et d'une multitude de volontaires qui voulaient partager les dépouilles des Vaudois, ceux-ci abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent dans les montagnes, dans les ca vernes et dans les fentes des rochers, comme les oiseaux s'enfuient au moment où commence à gronder l'orage.

Pas une vallée, pas un bois, pas un rocher n'échappa aux persécuteurs; partout dans cette partie des Alpes, et particulièrement du côté de l'Italie, ces pauvres disciples de Christ étaient traqués comme des bêtes fauves. A la fin les satellites du pape se lassèrent; leurs forces étaient épuisées, leurs pieds ne pouvaient plus escalader les retraites escarpées des hérétiques, » et leurs bras se refusaient à frapper.

Dans ces contrées alpestres qu'agitait alors le fanatisme de Rome, à trois lieues de la ville an tique de Gap [6], du côté de Grenoble, non loin des gazons fleuris qui tapissent le plateau de la montagne de Bayard, au bas du mont de l'Aiguille et près du col de Glaize, vers le lieu où le Buzon prend sa source, se trouvait et se trouve encore un groupe de maisons, caché à demi par les arbres qui l'entourent, et qui porte le nom de Farel, ou en patois Fareau [7]. Sur un vaste emplacement élevé au-dessus des chaumières voisines, se voyait alors une maison, de celles qu'on appelle une gentilhommière. Un verger l'entourait et conduisait au village. Là vivait dans ces temps de troubles une famille d'une antique piété, noble, à ce qu'il paraît, et du nom de Farel [8]. L'année où la papauté dé ployait le plus ses rigueurs dans le Dauphiné, en i48g, naquit dans le modeste château, un fils qui fut nommé Guillaume. Trois frères, Daniel, Gautier, Claude, et une sœur grandirent avec Guillaume, et partagèrent ses jeux, sur les bords du Buzonet au pied du Bayard.

284

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle C'est là que s'écoulèrent l'enfance et la première jeunesse de Guillaume. Son père et sa mère faisaient partie des serviteurs les plus dévoués de la papauté. « Mon père et ma mère croyaient tout, » dit-il lui-même [9].

Aussi élevèrent-ils leurs enfants dans les pratiques de la dévotion romaine. Dieu avait doué Guillaume Farel de qualités rares, propres à donner un grand ascendant.

D'un Grenoble à Gap, un quart d'heure après avoir passé le dernier relais de poste, à un jet de fronde à droite de la grande route, se voit le village des Farels. On montre encore rem placement qui était celui de la maison du père de Farel. Il n'est plus occupé, il est vrai, que par une chaumière, mais on voit à ses dimensions qu'il ne pouvait être celui d'une maison ordinaire. L'habitant de cette chaumière porte le nom de Farel. Je dois ces renseignements à M. le pasteur Blanc, de Mens.

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FOOTNOTES

[1] Genèse, XXV, v. a3.

[2] Sardanapalus (Henri II)inter scorta.(Calvini Epp.m. s.c.)

[3] Octo nocens pueros genuit toiidenique puellas. Hune merito poterit dicere KomaPatrem.

[4] In Ebredunensi archiepiscopatu veteres Waldensium haereticorum fibrae repullularunt. (Rayuakl. Annales ccclesiast. ad ann. 1487.)

[5] Armis insurgant, eosque veluti aspides venenosos conculcent. (Bulle d'Innocent VIII, conservée à Cambridge. Léger, II, p. 8.)

[6] Chef- lieu des Hautes-Alpes.

[7] Revue du Danphiné, juillet 1837, p. 35.

[8] Gullielmum Farellum, Delphinatem, nobili familia or tum. (Bezae Icônes.) Calvin, écrivant au cardinal Sado let, fait ressortir le désintéressement de Farel, sorti de si no ble maison. (Opuscula, p. 148.)

[9] Du vrai usago de la croix, par Guillaume Farel, p. 237.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II.

Esprit pénétrant, d'une imagination vive, plein de sincérité et de droiture, d'une grandeur d'âme qui ne lui permit jamais de trahir, à quelque prix que ce fût, les convictions de son cœur, il avait sur tout une ardeur, un feu, un courage indomptable, une hardiesse qui ne reculait devant aucun obstacle. Mais en même temps, il avait les défauts de ses qualités, et ses parents eurent souvent à réprimer sa violence.

Guillaume se jeta de toute son âme dans la voie superstitieuse de sa crédule famille.

« L'horreur me prend, dit-il, vu les heures, les prières et les services divins que j'ai faits et fait faire à la croix et à autres telles choses [1]. »

A quatre lieues au sud de Gap, près de Tallard, sur une montagne qui s'élève au-dessus des flots impétueux de la Durance, était un lieu fort réputé, nommé la Sainte-Croix. Guillaume n'avait guère que sept ou huit ans quand son père et sa mère résolurent de l'y conduire en pèlerinage [2]

« La croix qui est en ce lieu, disait-on, est du propre bois en lequel Jésus-Christ a été crucifié. [3]» La famille se mit en marche, et atteignit enfin la croix tant vénérée, devant laquelle elle se prosterna. Après avoir considéré le bois sacré et le cuivre de la croix, fait, dit le prêtre, du bassin dans lequel notre Seigneur lava les pieds à ses apôtres, les regards des pèlerins se portèrent sur un petit crucifix attaché à la croix.

« Quand les diables, reprit le prêtre, font les grêles et les foudres, ce crucifix se meut tellement qu'il semble se détacher de la croix, comme voulant courir contre le diable, et il jette des étincelles de feu contre le mauvais temps; si cela ne se faisait, il ne resterait rien sur la terre [4]»

Les pieux pèlerins étaient tout émus en entendant raconter de si grands prodiges.

Personne, continua le prêtre, ne sait et ne voit rien de ces choses, si ce n'est moi et cet homme. ..» Les pèlerins tournèrent la tête et virent près d'eux un homme d'un extérieur étrange. « A le voir, il faisait frayeur, » dit Farel [5]. Des mailles blanches couvraient les deux prunelles de ses yeux; soit qu'elles y fussent en vérité, ou que Satan les fît apparaître. » Cet homme extraordinaire, que les incrédules appelaient le sorcier du prêtre », interpellé par celui-ci, répondit aussitôt que le prodige était véritable [6].

Un nouvel épisode vint achever le tableau et ajouter aux superstitions la pensée de coupables désordres. Voici une jeune femme, ayant autre dévotion que la croix, laquelle portait son petit enfant couvert d'un drap. Et puis voici le prêtre qui vint au-devant et vous prend la femme avec l'enfant et les mène dedans la chapelle. J'ose bien dire que oncques danseur ne prit femme et ne la mena faisant meilleure mine que ces deux faisaient. Mais l'aveuglement est tel, que ne le regard de l'un et l'autre, et mêmes quand ils eussent fait devant nous des choses inconvenantes, tout 286

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle nous eût été bon et saint. C’est trop que la femme et mon galant de prêtre voyant bien le miracle et avoyant la belle couverture de leur visitation [7]»

Voilà un fidèle tableau de la religion et des mœurs en France au moment où commença la Réformation. La morale et la doctrine étaient également empoisonnées, et il fallait pour l'une et pour l'autre une puissante régénération.

Plus on avait attaché de prix aux œuvres extérieures, plus on s'était éloigné de la sanctification du cœur; des ordonnances mortes avaient été partout substituées à la vie chrétienne, et l'on avait vu, union étrange et pourtant naturelle, les débauches les plus scandaleuses s'unir aux plus superstitieuses dévotions. On avait dérobé devant l'autel, on avait séduit au confessionnal, on avait empoisonné dans la messe, on avait commis adultère au pied d'une croix... La superstition, en détruisant la doctrine, avait détruit la moralité.

Il y eut cependant de nombreuses exceptions dans la chrétienté du moyen âge. Une foi, même superstitieuse, peut être sincère. Guillaume Farel en est un exemple. Le même zèle, qui lui fit plus tard parcourir tant de lieux divers pour y répandre la connaissance de Jésus-Christ, l'attirait alors par tout où l'Église étalait quelque miracle ou réclamait quelque adoration. Le Dauphiné avait ses sept merveilles, dès longtemps en possession de frapper l'imagination du peuple [8]. Mais les beautés de la nature qui l'entouraient avaient aussi de quoi élever son âme au Créateur.

La chaîne magnifique des Alpes, ces cimes cou vertes de neiges éternelles, ces vastes rochers qui tantôt élancent leurs sommets aigus dans les airs, tantôt prolongent leurs immenses croupes arquées au-dessus des nuages, et semblent être comme une île isolée dans les cieux; toutes ces grandeurs de la création qui élevaient alors l'âme d'Ulrich Zwingle dans le Tockenbourg, parlaient aussi avec force au cœur de Guillaume Farel dans les montagnes du Dauphiné. Il avait soif de vie, de connaissances, de lumière; il aspirait à quelque chose de grand il demanda à étudier.

Ce fut un grand coup pour son père qui pensait qu'un jeune noble ne devait connaître que son chapelet et son épée. On exaltait partout alors la vaillance d'un jeune compatriote de Guillaume Farel, Dauphinois comme lui, nommé Du Terrail, mais connu davantage sous le nom de Bayard, qui, dans la bataille du Tar, de l'autre côté des Alpes, venait de déployer un étonnant courage. De tels fils, disait-on, sont comme des flèches en la main d'un homme puissant. Bienheureux est l'homme qui en a rempli son carquois ! » Aussi le père de Farel résistait au goût que Guillaume montrait pour les lettres. Mais le jeune homme se montrait inébranlable.

Dieu le destinait à de plus nobles conquêtes que celles des Bayard. Il revint toujours à la charge, et le vieux gentilhomme céda enfin [9]. Farel se livra aussitôt au travail avec une étonnante ardeur. Les maîtres qu'il trouva dans le Dauphiné lui furent peu en aide, et il dut lutter contre les mauvaises méthodes et l'ineptie de ses 287

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle instituteurs [10]. Ces difficultés l'excitèrent au lieu de le décourager, et il eut bientôt surmonté ces obstacles. Ses frères suivirent son exemple. Daniel entra plus tard dans la carrière politique et fut employé dans des négociations importantes concernant la religion [11]. Gautier gagna toute la confiance du comte de Fürstenberg.

Farel, avide de connaissances, ayant appris tout ce qu'il pouvait apprendre dans sa province, porta ailleurs ses regards. La gloire de l'université de Paris remplissait depuis longtemps le monde chrétien. Il voulait voir « cette mère de toutes les sciences, cette véritable lumière de l'Eglise qui ne souffre jamais d'éclipsé, ce miroir net et poli de « la foi, qu'aucun nuage n'obscurcit et qu'aucun attouchement ne macule [12] »; il en obtint la permission de ses parents et partit pour la capitale de la France.

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FOOTNOTES

[1] Du vrai usage de la croix, par Guillaume Farel, p. iZa.

[2] J'estoye fort petit et à peine je savoye lire. (Ibid ., page 2Î7.)

[3] Le premier pèlerinage auquel j'ay esté a esté à la sainte croix. (Ibid., p. a33.)

[4] Du vray usage de la croix, par Guillaume Farel, p. 235, 23g.

[5] Ibid., p. 237.

[6] Ibid., p. 238.

[7] Du vray usage de la cçoix, par Guillaume Farel, p. 235. On a adouci quelques mots de ce récit.

[8] La fontaine ardente, les cuves de Sassenage, la manne de Briançon, etc.

[9] Cum a parentibus vix impetrassem ad litteras concessum. (Farel, Natali Galeoto, 1527. Lettres manuscrites du conclave de îfeucbàtel.)

[10] A praeceptoribus praecipue in latina lingua ineptissimis institutus. (Farelli Epist.)

[11] Vie de Farel, manuscrit de Genève. ( Universitatein Parisiensem, matrem omnium scientia

[12] rum... spéculum fidei torsum et politum... (Prima Apellat. Universit. an. 1396.

Bulœus, IV., p. 806.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III.

L'un des jours de l'an 15io, ou peu après, le jeune Dauphinois arriva à Paris. La province avait fait de lui un ardent sectateur de la papauté; la capitale devait en faire autre chose. En France, ce n'était pas d'une petite ville, comme en Allemagne, que la Réformation devait sortir. C'est de la métropole que partent toutes les impulsions qui ébranlent le peuple. Un concours de circonstances providentielles faisait de Paris, au commencement du seizième siècle, un foyer, d'où pouvait aisément s'échapper une étincelle de vie. Le jeune homme des environs de Gap, qui y arrivait alors, humble et ignoré, devait recevoir cette étincelle dans son cœur, et plusieurs autres avec lui.

Louis XII, le père du peuple, venait de convoquer à Tours les représentants du clergé de France. Ce prince semble avoir devancé les temps de la Réformation; en sorte que, si cette grande révolution avait eu lieu sous son règne, la France entière fût peut-être devenue protestante. L'assemblée de Tours avait déclaré que le roi avait le droit défaire la guerre au pape et d'exécuter les décrets du concile de Bâle.

Ces mesures étaient l'objet de toutes les conversations dans les collèges, comme à la ville et à la cour, et elles durent faire une vive impression sur l'esprit du jeune Farel. Deux enfants grandissaient alors à la cour de Louis XII. L'un était un jeune prince, d'une taille élevée, d'une figure remarquable, qui montrait peu de mesure dans son caractère et se jetait étourdiment partout où sa passion l'emportait; en sorte que le roi avait coutume de dire : Ce gros garçon gâtera tout [1]. » C'était François d'Angoulême, duc de Valois et cousin du roi. Boisy, son gouverneur, lui apprit cependant à honorer les lettres. Auprès de François était sa sœur Marguerite, plus âgée que lui de deux ans, princesse de très grand esprit et fort habile, dit Brantôme, tant de son naturel que de son acquisitif [2]. » Aussi Louis XII n'avait-il rien épargné pour son instruction; et les gens les plus savants du royaume ne tardèrent pas à appeler Marguerite leur Mécène.

En effet, un cortège d'hommes illustres entourait déjà ces deux Valois. Guillaume Budé, qui, à vingt-trois ans, livré aux passions et surtout à la chasse, ne vivant plus qu'avec des oiseaux, des chevaux et des chiens, avait tout à coup tourné court, vendu son équipage, et s'était mis à l'étude avec la même passion qui l'avait fait courir, entouré de sa meute, les campagnes et les forêts [3]; le médecin Cop; François Vatable, dont les docteurs juifs eux-mêmes admiraient les connaissances hébraïques; Jacques Tusan, célèbre helléniste; d'autres lettrés encore, encouragés par l'évêque de Paris, Etienne Poncher, par Louis Ruzé, lieutenant civil, et par François de Luynes, et déjà protégés par les deux jeunes Valois, résistaient aux attaques violentes de la Sorbonne, qui regardait l'étude du grec et de l'hébreu comme la plus funeste hérésie.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle A Paris, comme en Allemagne et en Suisse, le rétablissement de la saine doctrine devait être précédé de la restauration des lettres. Mais les mains qui préparaient ainsi les matériaux, ne devaient pas, en France, être celles qui élèveraient l'édifice.

Entre tous ces docteurs qui illustraient alors la capitale, on remarquait un homme de très-petite taille, de chétive apparence et de basse origine [4], dont l'esprit, la science et la puissante parole avaient, pour tous ceux qui l'entendaient, un attrait indicible. Il se nommait Lefèvre et était né vers l'an 1455, à Étaples, petit endroit de la Picardie. Il n'avait reçu qu'une éducation grossière, barbare même, dit Théodore de Bèze; mais son génie lui avait tenu lieu de tous les maîtres; et sa piété, sa science et la noblesse de son âme n'en brillaient que d'un plus grand éclat. Il avait beaucoup voyagé, et il paraît même que le désir d'étendre ses connaissances l'avait conduit en Asie et en Afrique [5]. Dès l'an i4o,3, Lefèvre, docteur en théologie, professait à l'université de Paris. Il y occupa aussitôt une place éminente et fut le premier aux yeux d'Érasme [6].

Lefèvre comprit qu'il avait une tâche à remplir. Quoique attaché aux pratiques de Rome, il se proposa de combattre la barbarie qui régnait dans l'université' [7]; il se mit à enseigner les sciences philosophiques, avec une clarté jusqu'alors inconnue. Il s'efforçait de ranimer l'étude des langues et de l'antiquité savante. Il allait plus loin

: il comprenait que quand il s'agit d'une œuvre de régénération, la philosophie et les lettres sont insuffisantes.

Sortant donc de la scolastique, qui depuis tant de siècles avait seule occupé l'École, il revenait à la Bible et rétablissait dans la chrétienté l'étude des saintes Écritures et les sciences évangéliques. Ce n'était pas à des recherches arides qu'il se livrait; il allait au cœur de la Bible. Son éloquence, sa franchise, son amabilité captivaient les cœurs. Grave et onctueux dans la chaire, il était dans ses rapports avec ses élèves d'une douce familiarité. « Il m'aime extrêmement, écrivait l'un d'eux, Glarean, à son ami Zwingle. Plein de candeur et de bonté, il chante, il joue, il dispute avec moi, et souvent il rit de la folie de ce monde [8]. » Aussi chap. ii, se trouve une histoire singulière sur la Mecque et son temple, qu'il raconte d'après un voyageur.

Un grand nombre de disciples de toute nation se réunissaient-ils à ses pieds.

Cet homme si savant était en même temps soumis avec la simplicité d'un enfant à toutes les ordonnances de l'Église. Il passait autant de temps dans les temples que dans son cabinet, en sorte qu'un rapport intime semblait devoir unir le vieux docteur de la Picardie et le jeune écolier du Dauphiné.

Quand deux natures si semblables se rencontrent, fût-ce même dans l'immense enceinte d'une capitale, elles tendent à se rapprocher. Dans ses pieux pèlerinages, le jeune Farel remarqua bientôt un homme âgé qui le frappa par sa dévotion. Il se prosternait devant les images, et, demeurant longuement à genoux, il priait avec 290

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ferveur et disait dévotement ses heures. « Jamais, dit Farel, je n'avais vu chanteur de messe, qui eut plus grande révérence la chantât *. [9]»

C'é tait Lefèvre. Guillaume Farel désira aussitôt se rapprocher de lui; et il ne put contenir, sa joie quand il vit cet homme si célèbre l'accueillir avec bonté. Guillaume avait trouvé ce qu'il était venu chercher dans la capitale. Dès lors son plus grand bonheur fut de s'entretenir avec le docteur d'Etaples, de l'entendre, de suivre ses admirables enseignements, de se prosterner dévotement avec lui devant les mêmes images. Souvent on voyait le vieux Lefèvre et son jeune disciple orner avec soin de fleurs une figure de la Vierge et murmurer seuls, ensemble, loin de tout Paris loin des écoliers et des docteurs, les ferventes prières qu'Us adressaient à Marie [10].

L'attachement de Farel pour Lefèvre fut remarqué de plusieurs. Le respect que l'on portait au vieux docteur rejaillit sur son jeune disciple. Cette amitié illustre sortit le Dauphinois de son obscurité. Il acquit bientôt un nom par son zèle, et plusieurs gens riches et dévots de Paris lui con fièrent diverses sommes destinées à l'entretien des étudiants pauvres [11].

Il s'écoula quelque temps avant que Lefèvre et son disciple parvinssent à une vue claire de la vérité. Ce n'était pas l'espoir de quelque riche bénéfice, ou le penchant à une vie dissolue qui attachait Farel au pape; ces liens vulgaires n'étaient pas faits pour une telle âme. Le pape était pour lui le chef visible de l'Église, une sorte de Dieu, dont les commandements sauvaient les âmes. En tendait-il parler contre ce pontife tant vénéré, il grinçait les dents, comme un loup furieux, et il eût voulu que la foudre frappât le coupable, en sorte qu'il en fût du tout abattu et ruiné. » —

« Je crois, disait-il, à la croix, aux pèlerinages, aux images, aux vœux, aux ossements. Ce que le prêtre tient en ses mains, met en la boîte, en ferme, mange et donne à manger, est mon seul vrai Dieu, et pour moi il n'y en a point d'autre que lui, ni au ciel ni sur la terre [12]. » — Satan, dit-il encore, avait logé le pape, la papauté et tout ce qui est de lui en mon cœur, de sorte que le pape même n'en avait pas tant en soi. » Aussi, plus Farel semblait rechercher Dieu, plus sa piété languissait et la superstition crois sait dans son âme; tout allait de mal en pis. Il a décrit lui-même cet état avec beaucoup d'énergie [13]. « Oh ! Que j'ai horreur de moi et de mes fautes, quand j'y pense, dit-il, et quelle œuvre de Dieu, grande et admirable, que l'homme ait pu être sorti de tels gouffres! »

Mais ce ne fut que peu à peu qu'il en sortit. Il avait lu d'abord les auteurs profanes; sa piété n'y ayant trouvé aucune nourriture, il s'était mis à méditer les vies des saints; de fou qu'il était, ces vies l'avaient fait devenir plus fou encore [14]. Il s'at tacha alors à plusieurs docteurs du siècle; mais venu vers eux malheureux, il en sortit plus misérable. Il se mit enfin à étudier les anciens philosophes, et prétendit apprendre d'Aristote à être chrétien; son espérance fut encore déçue. Les livres, les images, les reliques, Aristote, Marie et les saints, tout était inutile. Cette âme 291

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ardente pas sait d'une sagesse humaine à une autre sagesse humaine, sans jamais trouver de quoi apaiser la faim qui la consumait.

Cependant le pape souffrant qu'on appelât sainte Bible les écrits du Vieux et du Nouveau Testa ment, Farel se mit à les lire, comme autrefois Luther dans le cloître d'Erfurt; et il fut fort ébahi [15] en voyant que tout était autrement sur la terre que ne le porte la sainte Écriture. Peut-être allait-il arriver à la vérité; mais tout à coup un redouble ment de ténèbres vint le précipiter dans un nouvel abîme. « Satan soudain survint, dit-il, afin qu'il ne perdît sa possession, et besogna en moi selon sa coutume. [16]»

Une lutte terrible entre la Parole de Dieu et la parole de l'Eglise, s'éleva alors dans son cœur. Rencontrait-il quelques passages de l'Écriture opposés aux pratiques de Rome, il bais sait les yeux, rougissait et n'osait croire ce qu'il lisait [17]. « Ah! disait-il, craignant d'arrêter ses regards sur sa Bible, je n'entends pas bien de telles choses; il me faut donner à ces Écritures un autre sens que celui qu'elles me semblent avoir; il faut que je m'en tienne à l'intelligence de l'Église et voire du pape

! »

Un jour qu'il lisait la Bible, un docteur étant survenu, le reprit fortement : « Nul, lui dit-il, ne doit lire la sainte Écriture avant d'avoir appris la philosophie et fait son cours ès arts. » C'était là une préparation que les apôtres n'avaient pas demandée; mais Farel le crut. « J'étais, dit-il, le plus malheureux de tous les hommes, fermant les yeux pour ne pas voir [18]. »

Dès lors il y eut dans le jeune Dauphinois une recrudescence de ferveur romaine.

Les légendes des saints exaltaient son imagination. Plus les règles monastiques étaient sévères, plus il se sentait de penchant pour elles. Des chartreux habitaient de sombres cellules au milieu des bois; il les visitait avec respect et se joignait à leurs abstinences. « Je m'employais entièrement, jour et nuit, « pour servir le diable, dit-il, selon l'homme de péché, le pape. J'avais mon Panthéon dans mon cœur, et tant d'avocats, tant de sauveurs, tant de dieux, que je pouvais bien être tenu pour un registre papal. »

Les ténèbres ne pouvaient devenir plus épaisses; l'étoile du matin devait bientôt se lever, et c'était à la parole de Lefèvre qu'elle devait paraître. Il y avait déjà dans le docteur d'Etaples quelques rayons de lumière; un sentiment intime lui disait que l'Eglise ne pouvait demeurer dans l'état où elle était alors; et souvent, au moment même où il revenait de chanter la messe, ou de se lever de devant quelque image, le vieillard se tournait vers son jeune disciple, et lui saisissant la main, lui disait d'un ton grave :

« Mon cher Guillaume, Dieu renouvellera le monde et vous le verrez * ! [19]» Farel ne comprenait pas parfaitement ces paroles. Ce pendant Lefèvre ne s'en tint pas à 292

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ces mots mystérieux; un grand changement qui s'opéra alors chez lui, devait en produire un semblable chez son disciple. [20]

Le vieux docteur s'occupait d'un vaste travail; il recueillait avec soin les légendes des saints et des martyrs, et les rangeait selon l'ordre où leurs noms se trouvent dans le calendrier. Déjà deux mois étaient imprimés, quand une de ces lueurs qui viennent d'en haut éclaira tout à coup son âme. Il ne put résister au dégoût que de puériles superstitions font naître dans un cœur chrétien.

La grandeur de la Parole de Dieu lui fit sentir la misère de ces fables. Elles ne lui parurent plus que du soufre propre à allumer le feu de l'idolâtrie [21]» Il abandonna son travail, et jetant loin de lui ces légendes, il se tourna avec amour vers la sainte Écriture. Ce moment où Lefèvre, quittant les merveilleux récits des saints,, mit la main sur la Parole de Dieu, commence une ère nouvelle en France, et est le principe de la Réformation.

En effet, Lefèvre, revenu des fables du Bréviaire, se mit à étudier les Épîtres de saint Paul; la lumière crût rapidement dans son cœur, et il communiqua aussitôt à ses disciples cette connaissance de la vérité que nous trouvons dans ses commentaires. C'étaient des doctrines étranges pour l'Ecole et pour le siècle, que celles que l'on entendait alors dans Paris, et que la presse répandait dans le monde chrétien. On comprend que les jeunes disciples qui les écoutaient en fussent frappés, émus, changés, et qu'ainsi, déjà avant l'an 15i2, se préparât pour la France l'aurore d'un nouveau jour.

La doctrine de la justification par la foi, qui renversait d'un seul coup les subtilités des scolastiques et les pratiques de la papauté, était hautement annoncée au sein de la Sorbonne. C'est Dieu seul,» disait le docteur, et les voûtes de l'université devaient être étonnées de répéter d'aussi étranges paroles, « C'est Dieu seul qui par sa grâce, par la foi, justifie pour la vie éternelle [22]. Il y a une justice des œuvres, il y a une justice de la grâce; « l'une vient de l'homme, l'autre vient de Dieu; l'une est terrestre et passagère, l'autre est divine et éternelle; l'une est l'ombre et le signe, l'autre est la lumière et la vérité; l'une fait connaître le péché pour fuir la mort, l'autre fait connaître la grâce pour acquérir la vie [22]. »

Quoi donc ! » Disait-on à l'ouïe de ces enseignements qui contredisaient ceux de quatre siècles, y eût-il jamais un seul homme justifié sans les œuvres?» — « Un seul

! répliquait Lefèvre: il en habiles commentateurs de son siècle. » Nous dirions plus encore.

Il est d'innombrables. Combien d'entre les gens de mauvaise vie qui ont demandé avec ardeur la grâce du baptême, n'ayant que la foi seule en Christ, et qui, s'ils sont morts aussitôt après, sont entrés dans la vie des bienheureux, sans les œuvres! » —

293

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Si donc nous ne sommes pas justifiés par les œuvres, c'est en vain que nous les ferions? » répondaient quelques-uns. Le docteur de Paris répliquait, et peut-être les autres réformateurs n'eussent-ils pas entièrement approuvé cette réponse : Certes non, ce n'est pas en vain. Si je tiens un miroir tourné vers l'éclat du soleil, il en reçoit l'image; plus on le polit et on le nettoie, plus l'image du soleil y brille; mais si on le laisse se ternir, cet éclat du soleil se perd. H en est de même de la justification dans ceux qui mènent une vie impure.»

Lefèvre, dans ce passage, comme saint Augustin dans plusieurs, ne distingue peut être pas assez la justification et la sanctification. Le docteur d'Étaples rappelle assez l'évêque d'Hippone. Ceux qui mènent une vie impure n'ont jamais eu la justification, et par conséquent ils ne peuvent pas la perdre. Mais peut-être Lefèvre a-t-il voulu dire que le chrétien, quand il tombe dans quelque faute, perd le sentiment de son salut et non son salut même. Alors il n'y a rien à objecter à sa doctrine.

Ainsi une vie nouvelle et un enseignement nouveau avaient pénétré dans l'université de Paris. La doctrine de la foi qu'avaient prêchée jadis dans les Gaules, les Pothin et les Irénée, y retentissait de nouveau. Dès lors il y eut deux partis et deux peuples dans cette grande école de la chrétienté. Les leçons de Lefèvre, le zèle de ses disciples, formaient le contraste le plus frappant avec l'enseignement scolastique de la plupart des docteurs, et la vie légère et folâtre de la plupart des étudiants. On s'occupait bien plus, dans les collèges, à apprendre des rôles de comédie, à se couvrir de vêtements bizarres et à jouer des farces sur les tréteaux, qu'à s'instruire dans les oracles de Dieu.

Souvent même ces farces attaquaient l'honneur des grands, des princes, du roi lui-même. Le parlement intervint, vers le temps dont nous parlons; il appela devant lui les principaux de plusieurs collèges, et défendit à ces maîtres indulgents de laisser jouer de telles comédies dans leurs maisons [24].

Mais une diversion plus puissante que les arrêts du parlement venaient tout à coup corriger ces désordres. On enseignait Jésus - Christ. La rumeur était grande sur les bancs de l'université, et Ton commençait presque à s'y occuper autant des doctrines évangéliques que des subtilités de l'école ou des comédies. Plusieurs de ceux dont la vie était le moins irréprochable, tenaient cependant pour les œuvres, et comprenant que la doctrine de la foi condamnait leur vie, ils prétendaient que saint Jacques était opposé à saint Paul. Lefèvre, décidé à défendre le trésor qu'il avait découvert, montrait l'accord des deux apôtres : Saint Jacques ne dit-il pas (chap. 1er) que toute grâce excellente et tout don parfait viennent d'en haut? Or qui nie que la justification soit le don par fait, la grâce excellente? Si nous voyons un homme se mouvoir, la respiration que nous remarquons en lui, est pour nous le signe de la vie.

Ainsi les œuvres sont nécessaires, mais seulement comme signes d'une foi vivante 294

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle que la justification accompagne' [25]. Sont-ce des collyres, des purifications qui illuminent l'œil? Non, c'est la vertu du soleil. Eh bien, ces purifications et ces collyres, ce sont nos œuvres. Le rayon seul que le soleil darde d'en haut est la justification même [26]. »

Farel écoutait ces enseignements avec avidité. Cette parole d'un salut par grâce eut aussitôt pour lui un attrait indicible. Toute objection tomba; toute lutte cessa. A peine Lefèvre eût-il fait entendre cette doctrine que Farel l'embrassa avec toute l'ardeur de son âme. Il avait soutenu assez de travaux et de combats, pour savoir qu'il ne pouvait se sauver lui-même. Aussi dès qu'il vil dans la Parole, que Dieu sauve gratuitement, il le crut. « Lefèvre, dit-il, me retira de la fausse opinion du mérite, et m'enseigna que tout venait de la grâce; ce que je crus, sitôt qu'il me fut dit

[27]. » Ainsi fut amené à la foi, par une conversion prompte et décisive, comme celle de saint Paul, ce Farel qui, comme le dit Théodore de Bèze, n'étant épouvanté ni par les menaces, ni par les injures, ni par les coups, gagna à Jésus-Christ Montbéliard, Neuchâtel, Lausanne, Aigle et enfin Genève. [28]

Cependant Lefèvre poursuivant ses enseignements, et se plaisant, comme Luther, à employer des contrastes et des paradoxes, qui couvrent de grandes vérités, exaltait les grandeurs du mystère de la rédemption : « Échange ineffable, s'écriait-il, l'innocence est condamnée et le coupable est absous; la bénédiction est maudite, et celui qui était maudit est béni; la vie meurt et le mort reçoit la vie; la gloire est couverte de confusion, et celui qui était confus est couvert de gloire [29]. » Le pieux docteur, pénétrant même plus avant, reconnaissait que c'est de la souveraineté de l'amour de Dieu que tout salut émane.

« Ceux qui sont sauvés, disait-il, le sont par l'élection, par la grâce, par la volonté de Dieu et non par la leur. Notre élection, notre volonté, notre œuvre sont sans efficace; l'élection seule de Dieu est très-puissante. Quand nous nous convertissons, ce n'est pas notre conversion qui nous rend élus de Dieu, mais c'est la grâce, la volonté, l'élection de Dieu qui nous convertissent [30]. »

Mais Lefèvre ne s'arrêtait pas à des doctrines; s'il rendait à Dieu la gloire, il demandait à l'homme l'obéissance, et il pressait les obligations qui découlent des grands privilèges du chrétien.

« Si tu es de l'Eglise de Christ, tu es du corps de Christ, disait-il; et si tu es du corps de Christ, tu es rempli de la divinité; car la plénitude de la divinité habite en lui corpo Tellement. Oh! si les hommes pouvaient comprendre ce privilège, comme ils se maintien draient purs, chastes et saints, et comme ils estimeraient toute la gloire du monde une ignominie, en comparaison de cette gloire intérieure, qui est cachée aux yeux de la chair [31]. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Lefèvre comprenait que la charge de docteur de la Parole est une haute magistrature; il l'exerçait avec une inébranlable fidélité. La corruption du temps, et en particulier celle des ecclésiastiques, excitait son indignation et devenait le sujet de leçons sévères : « Qu'il est honteux, disait-il, de voir un évêque solliciter les gens à boire avec lui, ne s'appliquer qu'au jeu, manier sans cesse les dés et le cornet, ne s'occuper que d'oiseaux, de chiens, chasser sans cesse, pousser des cris après les corneilles et les bêtes fauves, entrer dans des maisons de débauche [32].. O hommes dignes d'un plus grand supplice que Sardana pale lui-même! »

Ainsi parlait Lefèvre. Farel écoutait, tressaillait de joie, recevait tout, et se précipitait dans la voie nouvelle soudainement ouverte devant lui. Il était cependant un point de son ancienne foi qu'il ne pouvait céder entièrement encore; c'é tait les saints et leur invocation. Les meilleurs esprits ont souvent de ces restes de ténèbres, qu'ils gardent après leur illumination. Farel entendait avec étonnement l'illustre docteur déclarer que Christ seul devait être invoqué.

« La religion n'a qu'un fondement, disait Lefèvre, qu'un but, qu'un chef, Jésus-Christ béni éternellement; il a seul foulé au pressoir. Ne nous nommons donc pas du nom de saint Paul, d'Apollos ou de saint Pierre. La croix de Christ seule ouvre le ciel et seule ferme la porte de l'enfer. »

A l'ouïe de ces paroles, un grand combat se livrait dans l'âme de Farel. D'un côté, il voyait la multitude des saints avec l'Église, de l'autre, Jésus-Christ seul avec son maître. Tantôt il penchait d'un côté et tantôt de l'autre; c'était sa dernière erreur et son dernier combat; il hésitait, il s'attachait encore à ces hommes vénérables aux pieds desquels Rome se prosterne. A la fin, le coup décisif fut donné d'en haut. Les écailles tombèrent de ses yeux. Jésus lui parut seul adorable. « Alors, dit-il, la papauté fut entièrement renversée; je commençai à la détester comme diabolique, et la sainte Parole de Dieu eut le premier lieu en mon cœur [33]. »

Des événements publics précipitaient la marche de Farel et de ses amis. Thomas de Vio, qui lutta plus tard à Augsbourg avec Luther, ayant avancé dans un ouvrage que le pape était monarque absolu de l'Église, Louis XII déféra ce livre à l'université au mois de février 1512. Jacques Allmain, l'un des plus jeunes docteurs, homme d'un génie profond et d'un travail infatigable, lut en pleine assemblée de la faculté de théologie une réfutation des assertions du cardinal, qui fut couverte d'applaudissements [34].

Quelle impression ne devait pas produire de tels discours sur les jeunes disciples de Lefèvre ! Hésiteraient-ils quand l'université semblait impatiente du joug de la papauté ! Si le corps d'armée lui-même s'ébranle, ne doivent-ils pas, eux, se précipiter en avant, comme les éclaireurs? « Il a fallu, dit Farel, que petit à petit la papauté soit tombée de mon cœur; car par le premier ébranlement elle n'est venue bas '. [35]» H contemplait l'abîme de superstitions dans lequel il avait été plongé.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Arrêté sur ses bords il en parcourait encore une fois avec inquiétude toutes les profondeurs, et il fuyait avec un sentiment de terreur. Oh ! que j'ai horreur de moi et de mes fautes, quand j'y pense!» s'écriait –il [36]. « O Seigneur! Continuait-il, sériions âme t'eût servi en vive foi, ainsi que l'ont fait tes serviteurs fidèles; si elle t'eût prié et honoré comme j'ai mis tant plus mon cœur à la messe et à servir ce morceau enchanté, lui donnant tout honneur!» Ainsi le jeune Dauphinois déplorait sa vie passée et répétait avec larmes, comme jadis saint Augustin : « Je t'ai connu trop tard; je t'ai aimé trop tard! »

Farel avait trouvé Jésus-Christ; et arrivé dans le port, il était heureux de s'y reposer après de longues tempêtes [37]. « Maintenant, disait-il, tout se présente à moi, sous une face nouvelle [38]. L'Écriture est éclairée; les prophètes sont ou verts; les apôtres jettent une grande lumière dans mon âme [39]. Une voix jusqu'alors inconnue, la voix de Christ, mon berger, mon maître, mon docteur, me parle avec puissance [40].. »

Il était tellement changé que, au lieu du cœur meurtrier d'un loup enragé, il s'en retournait, disait-il, tranquillement, comme un agneau doux et aimable, ayant le cœur entièrement retiré du pape et adonné à Jésus-Christ [41]. » Échappé à un si grand mal, il se tourna vers la Bible [42], et se mit à étudier avec zèle le grec et l'hébreu [43] Il lisait constamment la sainte Écriture, avec une affection toujours plus vive, et Dieu l'éclairait de jour en jour. Il continuait encore à se rendre dans les églises de l'ancien culte; mais qu'y trouvait-il? des cris, des chants innombrables, des paroles prononcées sans intelligence [44].. Aussi, souvent au milieu de la multitude qui se pressait près d'une image ou d'un autel, il s'écriait: Toi seul, tu es Dieu; toi seul, tu es sage; toi seul, tu es bon [45]! Il ne faut rien ôter de ta loi sainte, il ne faut rien y ajouter; car tu es le seul Seigneur et c'est toi seul qui veux et qui dois commander ! »

Ainsi tous les hommes et tous les docteurs tombèrent à ses yeux des hauteurs où son imagination les avait placés, et il ne vit plus dans le monde que Dieu et sa Parole. Déjà les persécutions que les autres docteurs de Paris avaient fait subir à Lefèvre, les avaient perdus dans son esprit; mais bientôt Lefèvre lui-même, son guide bien-aimé, ne fut pour lui qu'un homme. Il l'aima, le vénéra toujours; mais Dieu seul devint son maître.

De tous les réformateurs, Farel et Luther sont peut-être ceux dont nous connaissons le mieux les premiers développements spirituels, et qui durent passer par les plus grands combats. Vifs, ardents, hommes d'attaque et de bataille, ils soutinrent de plus fortes luttes avant d'arriver à la paix. Farel est le pionnier de la Réforme en Suisse et en France; il se jette dans le taillis; il frappe de la hache les forêts séculaires. Calvin vient plus tard, comme Mélanchton, dont il diffère sans doute quant au caractère, mais avec lequel il partage le rôle de théologien et 297

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle d'organisateur. Ces deux hommes, qui, l'un dans le genre gracieux, l'autre dans le genre sévère, ont quelque chose des législateurs de l'antiquité, édifient, constituent, font des lois, dans les contrées que les deux premiers réformateurs ont conquises.

Cependant, si Luther et Farel se touchent par quelques traits, il faut reconnaître que celui-ci n'a qu'un côté du réformateur saxon. Outre son génie supérieur, Luther avait, dans ce qui concernait l'Église, une modération, une sagesse, une vue du passé, un aperçu de l'ensemble, et même une force organisatrice, qui ne se trouvent point au même degré dans le réformateur dauphinois.

Farel ne fut pas le seul jeune Français dans l'esprit duquel se leva alors une nouvelle lumière. Les doctrines que proférait la bouche de l'illustre docteur d'Étaples, fermentaient dans la foule qui suivait ses leçons j et c'est dans son école que se formaient les soldats courageux qui, au jour de la bataille, devaient combattre jusqu'au pied de l'échafaud. On écoutait, on comparait, on discutait; on parlait avec vivacité pour et contre. Il y a quelque probabilité que l'on comptait dans le petit nombre des écoliers qui défendaient la vérité, le jeune Pierre Robert Olivetan, né à Noyon vers la fin du quinzième siècle, qui traduisit plus tard la Bible en français, d'après la traduction de Lefèvre, et qui paraît avoir le premier attiré sur les doctrines de l'Évangile l'attention d'un jeune homme .de sa famille, natif aussi de Noyon, et qui devint le chef le plus illustre de l'œuvre de la Réforme [46].

Ainsi, avant 15ia, dans un temps où Luther n'avait encore nullement marqué dans je monde et s'en allait à Rome pour une affaire de moines, à une époque où Zwingle n'avait pas même commencé à s'appliquer avec zèle aux saintes lettres et passait les Alpes avec les confédérés, afin de combattre pour le pape, Paris et la France entendaient l'enseignement de ces vérités vitales, des quelles devait sortir la Réformation; et des âmes propres à les propager les recevaient avec une sainte avidité.

Aussi Théodore de Bèze, parlant de Lefèvre d'Etaples, le salue-t-il comme celui « qui commença avec courage le renouvellement de la pure religion de Jésus-Christ [47];»

et il remarque que de même qu'on vit autrefois l'école d'Isocrate fournir les meilleurs orateurs, de même on a vu sortir de l'auditoire du docteur d'Étaples plusieurs des hommes les plus excellents de leur siècle et de l'Eglise [48]. »

La Réformation n'a donc point été en France une importation étrangère. Elle est née sur le sol français; elle a germé dans Paris; elle a- eu ses premières racines dans l'université même, cette seconde puissance de la chrétienté romaine. Dieu plaçait les principes de cette œuvre dans le cœur honnête d'hommes de la Picardie et du Dauphiné, avant qu'elle eût commencé dans aucun autre pays de la terre. La Réformation suisse, nous l'avons vu [49], fut indépendante de la Réformation allemande; la Réformation de la France le fut à son tour de celle de la Suisse et de celle de l'Allemagne.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'œuvre commençait à la fois dans ces divers pays, sans que l'un communiquât avec l'autre; comme dans une bataille tous les corps de l'armée s'ébranlent au même instant, bien que l'un n'ait pas dit à l'autre de marcher, mais parce qu'un seul et même commandement, provenant de plus haut, s'est fait entendre à tous. Les temps étaient accomplis, les peuples étaient pré parés, et Dieu commençait partout à la fois le renouvellement de son Église. De tels faits démontrent que la grande révolution du seizième siècle fut une œuvre de Dieu.

Si l'on ne regarde qu'aux dates, il faut donc le reconnaître, ce n'est ni à la Suisse, ni à l'Allemagne qu'appartient la gloire d'avoir commencé cette œuvre, bien que seules jusqu'à présent ces deux contrées se la soient disputée. Cette gloire revient à la France. C'est une vérité de fait que nous tenons à établir, parce qu'elle a été peut-être jusqu'à présent méconnue. Sans nous arrêter à l'influence que Lefèvre exerça directement ou indirectement sur plusieurs hommes, et en particulier peut-être sur Calvin lui-même, réfléchis sons à celle qu'il eut sur un seul de ses disciples, sur Farel, et à l'énergique activité que ce serviteur de Dieu déploya dès lors. Pouvons-nous après cela nous refuser à la conviction que, quand même Zwingle et Luther n'auraient jamais paru, il y aurait eu pourtant en France un mouvement de Réforme? Il est impossible sans doute de cal culer quelle en eût été l'étendue; il faut même reconnaître que le retentissement de ce qui se passait au-delà du Rhin et du Jura, anima et précipita plus tard la marche des réformateurs français. Mais c'est eux que la trompette qui retentit du ciel au seizième siècle, éveilla les premiers, et ils furent avant tous sur le champ de bataille, debout et armés.

Néanmoins Luther est le grand ouvrier du seizième siècle, et dans le sens le plus vaste, le premier réformateur. Lefèvre n'est point complet, comme Calvin, comme Farel, comme Luther. Il est de Wittemberg et de Genève, mais encore un peu de la Sorbonne; il est le premier catholique dans le mouvement de la Réforme et le dernier réformé dans le mouvement catholique. Il reste jusqu'à la fin comme un entre-deux, personnage médiateur un peu mystérieux, destiné à rappeler qu'il y a quelque connexion entre ces choses anciennes et ces choses nouvelles, qu'un abîme semble à toujours séparer. Repoussé, persécuté par Rome, il tient pourtant à Rome par un fil menu qu'il ne veut pas rompre. Lefèvre d'Etaples a une place à part dans la théologie du seizième siècle : il est l'anneau qui unit les temps anciens aux temps modernes, et l'homme dans lequel s'accomplit le passage de la théologie du moyen âge à la théologie de la Réformation.

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FOOTNOTES

[1] Mézeray, vol. IV., p. 127.

[2] Brant. Dames illustres, p. 33 1.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[3] Sa femme et ses fils viurent à Genève, en 1 5/|0, après sa mort.

[4] Homunculi unius neque genére insignis. (Bezse Icônes.)

[5] Dans son Commentaire sur la seconde Ép. aux Thcssal. ,

[6] Fabro, viro quo vix in multis millibus reperias vel inte griorem vel humaniorem, dit Érasme. (Er. Epp., p. I74-)

[7] Barbariem nobilissimse academiae incumbentem detrudi. (Bezae Icones.j

[8] Supra modum me amat totus integer et candidus, mecuin cantillat, ludit, disputat, ridet mecum. (Zw. Epp., p. 26.)

[9] Kp. de Farel. A tous seigneurs, peuples et pasteurs. I

[10] Floribus jubebat Marianum idolum, dum una soli mur muraremus preces Marianas ad idolum, ornari. (Farellus Pel iicano, an. 1556.)

[11] Manuscrit de Genève.

[12] Ép. de Farel. A tous seigneurs, peuples et pasteurs.

[13] Quo plus pergere et promovere adnitebar, eo ampliits retrocedebam. (Far.

Galeoto. Lettres manuscr. de Neuchâtel.)

[14] Quae de sanctis conscripta offendebam, verum ex stulto insanum faciebant.

(Ibid.)

[15] Farel. A tous seigneurs.

[16] Ibid. ,

[17] Oculos demittens, visis non credebam. (Farel Natali Ga leot0.)

[18] Oculos a luce avertebam. (Ibid.)

[19] A tous seigneurs. — Voyez aussi la lettre à Pellican. Ante an nos plus minus quadraginta, me manu apprehensum ita alloquebatur : Guillelme, oportet orbem immulari et tu videbis ! »

[20] A tous seigneurs, peuples et pasteurs.

[21] La première édition de son Commentaire sur les Épîtres de saint Paul est, je crois, de 15ia; elle se trouve dans la bi bliothèque royale à Paris. La seconde édition est celle d'a près laquelle je cite. Le savant Simon dit (Observations sur le N. T.) que

<> Jacques Lefèvre doit être placé parmi les plus

[22] Solus enim Deus est qui hanc justitiam per (idem tradit, qui sola grada ad vitam justificat seternam. (Fabri Comm. in Epp. Pauli, p. 70.) 300

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[23] 1lla umbratile vestigium atqrie signum, hsec lux et veritas est. (Ibid.)

[24] Crévier. Hist. de l'université, V, p. 95.

[25] Opera signa vivse fidei, quam justificatio sequitur. (Fa bri Comm. in Epp.

Pauli, p. 73.)

[26] Sed radius desuper a sole vibratus, justificatio est.' (Ibid., p. 73.)

[27] Farel. A tous seigneurs.

[28] Nullis difficultatibus fractus, millis minis, cou vitiis, ver beribus denique inflictis territus. (Bezae Icônes.)

[29] Oineffabile commercium ! ... (Fabri Comm., 1 45 verso ,

[30] Inefficax est ad hoc ipsum nostra voluntas.nostra electio. Dei autem electio cfficacissima et potentissima, etc. (Ibid., p. 89 vers0.)

[31] Si de corpore Christi, divinitate repletus es. (Fabii Comm., p. 176, vers0.)

[32] Et virgunculas gremio tenentem, cum suaviis sermones miscentem. (Ibid., p.

208.)

[33] Farel. A tous seigneurs.

[34] Crévier. Hist. de l'univ. de Paris, t. V, p. 81.

[35] Farel. A tous seigneurs.

[36] Ibid.

[37] Animus per varia jactatus, verum hactus portum, soli haesit. (Farel Galeot0.)

[38] Jam rerum nova faciés. (Ibid.)

[39] Notior scriptura, apertiores prophetse, lucidiores apos toli. (Ibid.)

[40] Agnita pastoris, magistri et prseceptoris Christi vox. (Ibid.)

[41] Farel. A tous seigneurs.

[42] Lego sacra ut causam inveniam. (Farel Galeot0.)

[43] Vie de Farel, manuscrits de Genève et de Choupard.

[44] Clamores mnlti, cantiones innumera. (Farel Galeoto, manuscrits de Neuchâtel.)

[45] Vere tu solus Deus ! (Ibiil.)

[46] Biogr. univ., art. Olivetan. Histoire du Calvinisme, par Maimbourg, p. 53.

[47] Et purioris religionis instaurationem fortiter agrcssus. ! Bezae Icônes.) 301

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[48] Sic ex Stapulcnsis auditorio praestantissimi viri pinrimi prodierint. (Ibid.)

[49] Deuxième vol., p. 3g4, ir édit.

302

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV.

Ainsi tout fermentait dans l'université. Mais la Réformation en France ne devait pas être seulement une œuvre de savants. Elle devait s'établir parmi les grands du monde et à la cour même du roi.

Le jeune François d'Angoulême, cousin germain de Louis XII et son gendre, lui avait suc cédé. Sa beauté, son adresse, sa bravoure, son amour du plaisir, en faisaient le premier chevalier de son temps. Il visait' pourtant plus haut; il voulait être un grand et même un bon roi, pourvu que tout pliât sous sa volonté souverain*. Valeur, amour des lettres et galanterie : ces trois mots expriment assez bien le caractère de François et l'esprit de son siècle. Deux autres rois illustres, Henri IV et surtout Louis XIV, offrirent plus tard les mêmes traits. Il manqua à ces princes ce que l'Évangile donne; et bien qu'il y ait toujours eu dans la nation, des éléments de sainteté et d'élévation chrétienne, on peut dire que ces trois grands monarques de la France moderne ont en quelque sorte imprimés sur leur peuple l'empreinte de leur caractère, ou plutôt, qu'ils en ont été les fidèles images.

Si l'Évangile était entré en France par le plus illustre des Valois, il eût apporté à la nation ce qu'elle n'a pas, une tendance spirituelle, une sainteté chrétienne, une intelligence des choses divines, et il l'eût ainsi complétée, dans ce qui fait le plus la force et la grandeur des peuples.

C'est sous le règne de François 1er que la France et l'Europe passèrent du moyen âge aux temps modernes. Le monde nouveau, qui était en germe quand ce prince monta sur le trône, grandit alors et prit possession. Deux classes d'hommes imposèrent leur influence à la société nouvelle. On vit naître d'un côté les hommes de la foi, qui étaient en même temps ceux de la sagesse et de la sainteté, et tout près d'eux les écrivains courtisans, les amis du monde et du désordre, qui, par la liberté de leurs principes, contribuèrent autant à la corruption des mœurs que les premiers servirent à leur réformation.

Si l'Europe, aux jours de François 1er, n'eût pas vu naître les réformateurs et qu'elle eût été livrée par un jugement sévère de la Providence aux novateurs incrédules, c'en était fait d'elle et du christianisme. Le danger fut grand. Pendant quelque temps ces deux classes de combattants, les adversaires du pape et ceux de Jésus-Christ, se confondirent, et invoquant l'un et l'autre la liberté, ils parurent se servir des mêmes armes contre les mêmes ennemis.

Un œil non exercé ne pouvait les distinguer sous la poussière du champ de bataille.

Si les premiers se fussent laissé entraîner avec les autres, fout était perdu. Les ennemis de la hiérarchie passaient rapidement aux extrêmes de l'impiété, et poussaient la société chrétienne dans un effroyable abîme; la papauté elle-même aidait à cette horrible catastrophe, et hâtait par son ambition et ses désordres la 303

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ruine des débris de vérité et de vie qui étaient demeurés dans l'Église. Mais Dieu suscita la Réformation, et le christianisme fut sauvé. Les réformateurs qui avaient crié : Liberté ! Crièrent bientôt : Obéissance ! Ces mêmes hommes qui avaient

.renversé le trône d'où le pontife romain rendait ses oracles, se prosternèrent devant la Parole de Dieu. Alors il y eut séparation nette et décisive; il y eut même guerre entre les deux corps d'armée. Les uns n'avaient voulu la liberté que pour eux-mêmes, les autres l'avaient réclamée pour la Parole de Dieu.

La Réformation devint le plus redoutable ennemi de cette incrédulité, pour laquelle Rome sait trouver souvent des douceurs. Après avoir rendu la liberté à l'Eglise, les réformateurs rendirent la religion au monde. De ces deux présents, le dernier était alors le plus nécessaire. Les hommes de l'incrédulité espérèrent quelque temps compté parmi les leurs Marguerite de Va lois, duchesse d'Alençon, que François aimait uniquement et appelait toujours sa mignonne, dit Brantôme [1]. Les mêmes goûts et les mêmes lumières se trouvaient dans le frère et dans la sœur. Belle de corps, comme François, Marguerite joignait aux fortes qualités qui font les grands caractères, ces vertus douces qui captivent. Dans le monde, dans les fêtes, à la cour du roi, comme à celle de l'empereur, elle brillait en reine, charmait, étonnait, conquérait les cœurs. Passionnée des lettres et douée d'un rare génie, elle se livrait avec délices dans son cabinet au plaisir de penser, d'étudier et de connaître. Mais le plus grand de ses besoins était de faire le bien et d'empêcher le mal. Quand les ambassadeurs avaient été reçus du roi, ils allaient rendre hommage à Marguerite : «

Ils en étaient grandement ravis, dit Brantôme, et en faisaient de grands rapports à ceux de leur nation. » Et souvent le roi lui renvoyait les affaires importantes lui en laissant la totale résolution [2]. »

Cette princesse célèbre fut toujours d'une grande sévérité de mœurs; mais tandis que bien des gens placent la sévérité dans les paroles et mettent la liberté dans les mœurs, Marguerite fit le contraire. Irréprochable dans sa conduite, elle ne le fut pas entièrement sous le rapport de ses écrits. Au lieu d'en être surpris, peut-être faut-il plutôt s'é tonner qu'une femme aussi corrompue que Louise de Savoie ait eu une fille aussi pure que Marguerite. Tandis qu'elle parcourait le pays à la suite de la cour, elle s'appliquait à peindre les mœurs du temps, et surtout la corruption des prêtres et des moines.

« Je l'ai ouï, dit Brantôme, ainsi conter « à ma grand'mère, qui allait toujours avec elle dans sa litière, comme sa dame d'honneur, et lui tenait l'écritoire [3]. » Telle fut, selon quelques-uns, l'origine de l'Heptaméron; mais des critiques modernes justement estimés sont convaincus que Marguerite fut étrangère à ce recueil, quelque fois plus que léger, et qu'il fut l'ouvrage de Des Périers, valet de chambre de' la reine [4].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cette Marguerite si belle, si pleine d'esprit, et vivant au sein d'une atmosphère corrompue, devait être entraînée l'une des premières par le mouvement religieux qui commençait alors à remuer la France: Mais comment, au milieu d'une cour si profane et des libres récits dont on l'amusait, la duchesse d'Alençon pouvait-elle être atteinte par la Réforme?

Son âme élevée avait des besoins que l'Évangile seul pouvait satisfaire; la grâce agit partout; et le christianisme, qui, avant même qu'un apôtre eût paru dans Rome, avait déjà des partisans dans la maison de Narcisse et à la cour de Néron [5], pénétra rapidement, lors de sa renaissance, à la cour de François 1er. Des dames, des seigneurs parlèrent à la princesse le langage de la foi; et ce soleil qui se levait alors sur la France, fit tomber l'un de ses premiers rayons sur une tête illustre, qui les refléta tout aussitôt sur la duchesse d'Alençon.

Parmi les seigneurs les plus distingués de la cour, se trouvait le comte Guillaume de Mont brun, fils du cardinal Briçonnet de Saint-Malo, entré dans l'Eglise après veuvage. Le comte Guillaume, plein d'amour pour l'étude, prit lui-même les ordres et devint successivement évêque de Lodève et de Meaux. Envoyé deux fois à Rome comme ambassadeur, il revint à Paris, sans avoir été séduit par les charmes et les pompes de Léon X.

Au moment où il reparut eu France, tout commençait à fermenter. Farel, maître ès arts enseignait dans le célèbre collège du cardinal Lemoine, l'une des quatre principales maisons de la faculté de théologie de Paris, égale en rang à la Sorbonne.

Deux compatriotes de Lefèvre, Arnaud et Gérard Roussel, et d'autres hommes encore, grossissaient ce cercle d'esprits libres et généreux. Briçonnet, à peine sorti des fêtes de Rome, fut étonné de ce qui s'était fait à Paris en son absence. Altéré de vérité, il renoua ses anciennes relations avec Lefèvre, et passa bientôt des heures précieuses avec le docteur de la Sorbonne, Farel, les deux Roussel et leurs autres amis [6]. Plein d'humilité, cet illustre prélat voulait être instruit par les plus humbles, mais surtout par le Seigneur lui-même. « Je suis dans les ténèbres, disait-il, attendant la grâce de la bénignité divine, de laquelle par' mes démérites je suis exilé. »

Son esprit était comme ébloui par l'éclat de l'Évangile. Ses paupières se baissaient devant cette splendeur inouïe. Tous les yeux ensemble, ajoute-t-il, ne sont suffisants pour recevoir toute la lumière de ce soleil [7]. » Lefèvre avait renvoyé l'évêque à la Bible; il la lui avait montrée comme le fil conducteur qui ra mène toujours à la vérité originelle du christianisme, à ce qu'il était avant toutes les écoles, les sectes, les ordonnances et les traditions, et comme le moyen puissant par lequel la religion de Jésus Christ est renouvelée. Briçonnet lisait l'Écriture.

« La douceur de la viande divine est si grande, disait-il, qu'elle rend un esprit insatiable; plus on la goûte, plus on la désire [8]. » La vérité simple et puissante du 305

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle salut le ravissait; il trouvait Christ, il trouvait Dieu lui-même. « Quel vaisseau est capable, disait-il, de recevoir si grande amplitude d'inexhaustible douceur? Mais le logis croît selon le désir que l'on a de recevoir le bon hôte, La foi est le fourrier qui seul peut le loger, ou pour mieux parler, qui nous fait loger en lui. »

Mais en même temps le bon évêque s'affligeait de voir cette doctrine de vie que la Réformation rendait au monde, si peu estimée à la cour, dans la ville et parmi le peuple; et il s'écriait : O singulière, très-digne et peu par mes semblables savourée innovation ! »

C'est ainsi que les sentiments évangéliques se frayèrent un chemin au milieu de la cour légère, dissolue et {lettrée de François 1er. Plusieurs des hommes qui s'y trouvaient et qui jouissaient de toute la confiance du roi, Jean du Bellay, de Budé, Cop, médecin de la cour, et même Petit, confesseur du roi, semblaient favorables aux sentiments de Briçonnet et de Lefèvre. François, qui aimait les lettres, qui attirait dans ses États des savants enclins au luthéranisme », et qui « pensait, dit Érasme, orner et illustrer ainsi son règne d'une manière plus magnifique qu'il ne l'eût fait par des trophées, des pyramides ou les plus pompeuses constructions,» fut lui-même entraîné par sa sœur, par Briçonnet, par les gens de lettres de sa cour et de ses universités. Il assistait aux disputes de ses savants, se plaisait à table à entendre leurs discours et les appelait ses fils.» Il pré parait les voies à la Parole de Dieu en fondant de» chaires pour l'étude de l'hébreu et du grec.

Aussi Théodore de Bèze dit-il, en plaçant son image en tête de celles des réformateurs : « O pieux spectateur! ne frémis pas à la vue de cet adversaire! Ne doit-il pas avoir part à cet honneur, celui qui, ayant chassé du monde la barbarie, mit à sa place d'une main ferme trois langues et les bonnes lettres, pour être comme les portières de l'édifice nouveau qui allait bientôt s'élever' ? [9]»

Mais il était une âme surtout, à la cour de François Ier, qui semblait préparée à l'influence évangélique du docteur d'Étaples et de l'évêque de Meaux. Marguerite, incertaine et chancelante, au milieu de la' société corrompue qui l'entourait, cherchait un appui, et elle le trouva dans l'Évangile. Elle se tourna vers ce souffle nouveau qui ranimait le monde, et le respira avec délices comme une émanation du ciel. Elle apprenait de quelques-unes des dames de sa cour ce qu'enseignaient les nouveaux docteurs; on lui communiquait leurs écrits, leurs petits livres, appelés dans le langage du temps, tracts »; on lui parlait de « primitive Eglise, de pure Parole de Dieu, d'adoration en esprit et en vérité, de liberté chrétienne qui secoue le joug des superstitions et des traditions des hommes pour s'attacher uniquement à Dieu [10].»

Bientôt cette princesse vit Lefèvre, Farel et Rous sel; leur zèle, leur piété, leurs mœurs, tout en eux la frappa; mais ce fut surtout l'évêque de Meaux, lié depuis longtemps avec elle, qui devint son guide dans le chemin de la foi.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi s'accomplit, au milieu de la cour brillante de François 1er et de la maison dissolue de Louise de Savoie, une de ces conversions du cœur, qui, dans tous les siècles, sont l'œuvre de la Parole de Dieu. Marguerite déposa plus tard dans ses poésies les divers mouvements de son âme à cette époque importante de sa vie; et nous pourrons y retrouver les traces du chemin qu'elle parcourut alors. On voit que le sentiment du péché la saisit avec une grande force, et qu'elle pleura sur la légèreté avec laquelle elle avait traité les scandales du monde. Elle s'écria :

« Est-il de mal nul si profond abîme, Qui suffisant fut pour punir la dîme De mes péchés? [11]» Cette corruption qu'elle avait si longtemps ignorée, elle la retrouvait partout, maintenant que ses yeux étaient ouverts.

« Bien sens en moi que j'en ai la racine Et au dehors branche, fleur, feuille et fruit.

»

Cependant, au milieu de l'effroi que lui causait l'état de son âme, elle reconnaissait qu'un Dieu de paix s'était approché d'elle :

« Mon Dieu, ici-bas à moi êtes venu, A moi qui suis ver de terre tout nus *[12]. »

Et bientôt le sentiment de l'amour de Dieu en Christ était répandu en son cœur :

« Mon père donc... mais quel père ?... éternel, Invisible, immuable, immortel, Qui pardonnez par grâce tout forfait, Je me jette, Seigneur, ainsi qu'un criminel, À vos saints pieds. O doux Emmanuel ! Ayez pitié de moi, père parfait !

« Vous êtes sacrifice et vous êtes autel, Vous qui nous avez fait un sacrifice tel, Que vous-même, grand Dieu, en êtes satisfait '. [13]»

Marguerite avait trouvé la foi, et son âme ravie se livrait à de saints transports:

« Verbe divin, Jésus-Christ salvateur, Unique fils de l'éternel Auteur, Premier, dernier, de tous instaurateur, Evêque et roi, puissant triomphateur, Et de la mort, par mort libérateur. L'homme est par foi fait fils du Créateur; L'homme est par foi juste, saint, bienfaiteur; L'homme est par foi remis en innocence; L'homme est par foi roi en Christ régnateur; Par foi j'ai CHRIST et tout en affluence [14]

Dès lors un grand changement s'était opéré dans la duchesse d'Alençon :

« Elle pauvrette, ignorante, impotente, Se sent en vous riche, sage et puissante

[15]»

Cependant la puissance du mal n'était pas encore abolie pour elle. Elle trouvait en son âme un désaccord, une lutte qui l'étonnait:

Noble d'Esprit et serf suis de nature; Extrait du ciel et vile géniture, Siège de Dieu, vaisseau d'iniquité; Immortel suis, tendant à pourriture; Dieu me nourrit, en terre 307

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle est ma pâturé; Je fuis le mal, en aimant forfaiture; J'aime raison, en fuyant équité.

Tant que j'aurai vie dessus la terre, Vivre me faut tant toujours en guerre. [16]»

Marguerite, cherchant dans la nature des symboles qui exprimassent les besoins et les affections de son âme, prit pour emblème, dit Brantôme, la fleur du souci, qui par ses rayons et ses feuilles a le plus d'affinité avec le soleil et se tourne de toutes parts là où il va [17]. » — Elle y ajouta cette devise : Non inferiora secutus. »

« Je ne recherche point les choses d'ici-bas; » en signe, ajoute cet écrivain courtisan, qu'elle dirigeait toutes ses actions, pensées, volontés et affections à ce grand Soleil qui était Dieu; et pour cela la soupçonnait-on de la religion de Luther [18]. »

En effet, la princesse éprouva bientôt la vérité de cette parole, que nul ne peut vivre selon la piété qui est en Jésus-Christ, sans endurer persécution. On parla à la cour des nouvelles opinions de Marguerite, et l'éclat fut grand. Quoi! la sœur même du roi faisait partie de ces gens-là [19] On put croire quelques moments que c'en était fait de Marguerite. On la dénonça à François 1er. Mais le roi qui aimait fort sa sœur, affecta de penser qu'il n'en était rien. Le caractère de Marguerite diminua peu à peu l'opposition. Chacun l'aimait, car dit Brantôme, « elle était très-bonne, douce, gracieuse, charitable, fort accostable, grande aumônière, « ne dédaignant personne, et gagnant tous les cœurs pour les belles parties qu'elle avait en elle. »

Au milieu de la corruption et de la légèreté de ce siècle, l'esprit se repose avec joie sur cette âme d'élite, que la grâce de Dieu sut saisir sous tant de vanités et tant de grandeurs. Mais son caractère de femme l'arrêta. Si François 1er avait eu les convictions de sa sœur, il eût été sans doute jusqu'au bout. Le cœur craintif de la princesse trembla devant la colère de son roi. Elle est sans cesse agitée entre son frère et son Sauveur, et ne veut sacrifier ni l'un ni l'autre. On ne peut reconnaître en elle une chrétienne pleinement parvenue à la liberté des enfants de Dieu; type parfait de ces âmes élevées, si nombreuses dans tous tes siècles, surtout parmi les femmes, qui, puissamment attirées vers le ciel, n'ont pourtant pas la force de se dégager entièrement des liens de la terre. Cependant telle qu'elle est, elle est une touchante apparition dans l'histoire. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre ne nous présentent une Marguerite de Valois. C'est un astre un peu voilé sans doute, mais dont l'éclat possède une incomparable douceur; et même aux temps dont je parle, sa lumière se fait assez librement connaître. Ce n'est que plus tard, quand le regard irrité de François 1er dénoncera à l'Évangile une mortelle haine, que sa sœur épouvantée couvrira sa sainte foi d'un voile. Mais maintenant elle lève la tête au sein de cette cour corrompue et y paraît comme une épouse de Jésus-Christ. Le respect qu'on lui porte, la haute idée qu'on a de son intelligence et de son cœur, plaident, à la cour de France, la cause de l'Évangile, mieux que n'eût pu le faire aucun prédicateur.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cette douce influence de femme donne accès à la doctrine nouvelle. C'est peut-être à ce temps qu'il faut faire remonter le penchant de la noblesse française à embrasser le protestantisme. Si François eût aussi suivi sa sœur, si toute la nation se fût ouverte au christianisme, la conversion de Marguerite eût pu devenir le salut de la France. Mais tandis que les nobles accueillaient l'Évangile, le trône et le peuple restèrent fidèles à Rome; et ce fut un jour pour la Réforme la source de grandes infortunes, que de compter dans son sein des Navarre et des Condé.

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FOOTNOTES

[1] Vie des Dames illustres, p. 333, édit. de la Haye, 1740.

[2] Vie des Dames illustres, p. 337, édit. de la Haye 1740.

[3] Ibid., p. 346.

[4] C'est ce qu'établit l'un des littérateurs les plus distingués de nos jours, M. Ch.

Nodier, dans la Revue des Deux Mon des, tom. XX, où il dit entre autres, page 35o : Despériers est le véritable et presque seul auteur de l'Heptaméron. Je ne fais pas difficulté d'avancer que je n'en doute pas et que je partage complétement l'opinion de Bouistuan, qui n'a pas eu d'autre motif pour obmettre et celer le nom de la reine de Navarre. »

Si, comme je le pense, Marguerite a composé quelques nouvelles (sans doute les plus décentes de celles qui se trouvent dans l'Heptaméron), ce dut être dans sa première jeunesse, aussitôt après son mariage avec le duc d'Alençon (15oo,). La circonstance mentionnée par Brantôme (page 346), que la mère du roi et madame de Savoie, «

étant jeunes, » voulu rent « imiter » Marguerite, le prouve. A ce témoignage nous pouvons joindre celui de de Thou, qui dit : Si tempora et juvenilem œtatem in qua scriptum est respicias, non prorsus damnandum, certe gravitate tantae heroinse et extrema vita minus dignum. (Thuan. VI, p. 117). Brantôme et de Thou sont deux témoins irrécusables.

[5] Romains, XVI, u. Phil., IV., aa.

[6] Hist. de la révocat. de l'édit de Nantes, vol. I, p. 7. Maim bourg. Hist. du calv., p.

ia.

[7] Ces paroles de Briçonnet sont extraites du manuscrit de la bibliothèque royale qui porte pour titre : Lettres de Mar guerite, reine de Navarre, et pour marque S.

F., 337. J'aurai plus d'une fois occasion de citer ce manuscrit, que j'ai eu souvent de la peine à déchiffrer. Je laisse dans mes citations le langage du temps.

[8] Ibid.

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[9] Neque rex potentissime pudeat... quasi atrienses hujus aedis futuras. (Bezae Icônes.) — Disputa tionibus eorum ipse interfuit. (Flor. Raemundi, Hist. de ortu haeresum. VU, p. 2.)

[10] Maimbourg. Hist. du calvinisme, p. 17.

[11] Marguerites de la Marguerite des princesses (Lyon, 1547), tome Ier, Miroir de l'âme pécheresse, p. 15. L'exemplaire dont je me suis servi paraît avoir appartenu à la reine de Na varre elle-même, et quelques notes qui s'y trouvent, sont, à ce qu'on assure, de sa main. Il appartient aujourd'hui à un ami de l'auteur.

[12] Ibid., p. 18, 19.

[13] Marguerites de la Marguerite des princesses. Oraison à J.C., p. 143.

[14] Ibid. Discord de l'esprit et de la chair, p. 7

[15] Ibid. Miroir de l'âme, p. 2a.

[16] Marguerites de la Marguerite des princesses. Disco'rd de l'esprit et de la chair, p. 71.

[17] Vie des Femmes illustres, p. 33.

[18] Ibid

[19] Vie des Femmes illustres, p. 34 1.