Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 3 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

PLEASE NOTE: This is an HTML preview only and some elements such as links or page numbers may be incorrect.
Download the book in PDF, ePub, Kindle for a complete version.

310

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V.

Ainsi l'Évangile faisait déjà en France d'illustres conquêtes. Lefèvre, Briçonnet, Farel, Marguerite se livraient avec joie, dans Paris, au mouvement qui commençait à ébranler le monde. François 1er lui-même semblait alors plus attiré par l'éclat des lettres, que repoussé par la sévérité de l'Évangile.

Les amis de la Parole de Dieu entretenaient les plus douces espérances; ils croyaient que la doc trine céleste se répandrait sans obstacle dans leur patrie, quand une opposition redoutable se forma à la Sorbonne et à la cour. La France, qui devait s'illustrer dans la catholicité romaine, pendant près de trois siècles, par ses persécutions, s'éleva contre la Réforme avec une impitoyable rigueur. Si le dix-septième siècle fut celui d'une sanglante victoire, le seizième fut celui d'une lutte cruelle. Nulle part peut-être les chrétiens réformés ne trouvèrent, sur les lieux mêmes où ils arboraient l'Évangile, de plus impitoyables adversaires.

En Allemagne, c'était dans d'autres États que les ennemis se dressaient en leur colère; en Suisse, c'était dans d'autres cantons; mais en France, c'était face à face.

Une femme dissolue et un ministre avide ouvrirent alors la liste étendue des ennemis de la Réformation, Louise de Savoie, mère du roi et de Marguerite, connue par ses galanteries, absolue en ses volontés, et entourée d'une cour de dames d'honneur dont la licence commença à la cour de France une longue suite d'immoralités et de scandales, devait se ranger naturellement contre la Parole de Dieu; elle était d'autant plus à craindre, qu'elle conserva toujours une influence presque sans bornes sur son fils.

Mais l'Évangile trouva un adversaire plus redoutable encore dans le favori de Louise, Antoine Duprat, qu'elle fit nommer chancelier du royaume. Cet homme, qu'un historien contemporain appelle le plus vicieux de tous les bipèdes [1], était encore plus avare que Louise n'était dissolue. S'étant d'abord enrichi aux dépens de la justice, il voulut plus tard s'enrichir aux dépens de la religion, et entra dans les ordres pour s'emparer des plus riches bénéfices. La luxure et l'avarice caractérisaient ainsi ces deux personnages, qui, dévoués l'un et l'autre au pape, cherchèrent à couvrir les scandales de leur vie du sang des hérétiques [2].

L'un de leurs premiers actes fut de livrer le royaume à la domination ecclésiastique du pape. Le roi, après la bataille de Marignan, se rencontra avec Léon X à Bologne, et là fut conclu le fameux concordat, en vertu duquel ces deux princes partagèrent entre eux les dépouilles de l'Église. Us enlevèrent aux conciles la suprématie, pour la donner au pape; et aux églises la nomination aux évêchés et aux bénéfices, pour la donner au roi. Puis François 1er, tenant la queue de la robe du pontife, parut dans l'église cathédrale de Bologne, pour ratifier cette négociation.

311

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il sentait l'injustice du concordat, et, se tournant vers Duprat, il lui dit à l'oreille : «

Il y en a assez pour nous damner tous deux [3]. » Mais que lui importait son salut ?

C'était l'argent et l'alliance du pape qu'il lui fallait. Le parlement opposa au concordat une vigoureuse résistance. Le roi fit attendre plusieurs semaines à Amboise ses députés; et les ayant fait venir un jour, au moment où il sortait de table : Il y a un roi en France, leur dit-il, et je n'entends pas qu'il s'y forme, comme à Venise, un sénat. [4]

Puis il leur ordonna de partir avant le coucher du soleil. La liberté évangélique n'avait rien à espérer d'un tel prince. Trois jours après, le grand chambellan, la Trémouille y parut en parlement et or donna que le concordat fût enregistré.

Alors l'Université s'ébranla. Le 18 mars i/)18, une procession solennelle, à laquelle assistèrent tous les étudiants et bacheliers avec leurs chapes, vint dans l'église de Sainte-Catherine des Écoliers, demander à Dieu la conservation des libertés de l'Église et du royaume On voyait collèges fermez, écoliers armez aller par la ville en grosses « troupes, menacer et parfois maltraiter gros personnages, qui par le commandement du Roy faisaient publier et exécuter le dict. concordat [5].»

L'Université finit pourtant par tolérer l'exécution de ce pacte, mais sans jamais révoquer les actes par lesquels elle avait manifesté son opposition; et dès lors « le roi, dit l'ambassadeur de Venise, Correo, commença à distribuer libéralement des évêchés sur la demande des dames de la cour, et à donner des abbayes à ses soldats; en sorte qu'on faisait à la cour de France commerce d'évêchés et d'abbayes, comme à Venise de poivre et de cannelle [6]. »

Tandis que Louise et Duprat se préparaient à détruire l'Évangile, par la destruction des libertés de l'Église gallicane elle-même, un parti fanatique et puissant se formait d'autre part contre la Bible. La vérité chrétienne a toujours eu deux grands adversaires, la dissolution du monde et le fanatisme des prêtres. La scolastique Sorbonne et une cour impudique devaient se donner la main pour marcher contre les confesseurs de Jésus Christ. Les incrédules saducéens et les pharisiens hypocrites furent, aux premiers jours de l'Église, les ennemis les plus ardents du christianisme; et ils le sont dans tous les siècles. Les ténèbres de l'École vomirent bientôt contre l'Évangile ses plus impitoyables adversaires.

A leur tête se trouvait Noël Bédier, appelé communément Beda, Picard d'origine et syndic de la Sorbonne, qu'on a nommé le plus grand clabaudeur et l'esprit le plus factieux de son temps. Élevé dans les arides sentences de la scolastique, ayant grandi au milieu des thèses et des antithèses de la Sorbonne, vénérant chacune des distinctions de l'École, bien plus encore que la Parole de Dieu, il était transporté de colère contre ceux dont la bouche audacieuse osait proférer d'autres doctrines. Doué d'un esprit inquiet, ne pouvant se donner aucun repos, ayant toujours besoin de poursuites nouvelles, il harcelait tous ceux qui se trouvaient près de lui; le trouble 312

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle était son élément; il semblait fait pour créer des tempêtes, et quand il n'avait pas d'adversaires, il se jetait sur ses amis. Charlatan impétueux, il faisait retentir la ville et l'Université de déclamations ignares et violentes contre les lettres, contre les innovations de ce temps et contre tous ceux qui n'étaient pas, à son gré, assez ardents à les réprimer. Plusieurs riaient en l'entendant, mais d'autres ajoutaient foi aux paroles du fougueux orateur, et la violence de son caractère lui assurait dans la Sorbonne une domination tyrannique.

Il lui fallait toujours quelque ennemi à combattre, quelque victime à traîner à l'échafaud; aussi s'était-il créé des hérétiques avant qu'il y en eût, et avait-il demandé qu'on brûlât Merlin, vicaire général de Paris, pour avoir essayé de justifier Origène. Mais, quand il vit paraître les nouveaux docteurs, il bondit comme la bête féroce qui aperçoit tout à coup près d'elle une proie facile à dévorer. « Il y a dans un seul Beda trois milliers de moines, » disait le prudent Erasme [7]'. Cependant ses excès mêmes nuisaient à sa cause. « Eh quoi! » disaient les hommes les plus sages du siècle, est-ce sur un tel Atlas que l'Église romaine reposerait [8]? D'où vient l'incendie, si ce n'est des folies de Beda? »

En effet, cette même parole qui terrorisait les esprits faibles, révoltait les âmes généreuses. A la cour de François 1er se trouvait un gentilhomme du pays d'Artois, nommé Louis de Berquin, âgé alors d'environ trente ans, et qui ne se maria jamais.

La pureté de sa vie [9]', ses connaissances pro fondes qui le firent appeler le plus savant des nobles [10], » la franchise de son caractère, les soins tendres qu'il donnait aux pauvres, le dévoue ment sans bornes qu'il portait à ses amis, le distinguaient entre ses égaux [11]. Les rites de l'Église, les jeûnes, les fêtes, les messes, n'avaient pas de plus strict observateur [12]; il montrait surtout une grande horreur pour tout ce qu'on appelait hérésie. C'était chose merveilleuse que de voir tant de dévotion à la cour.

Il semblait que rien ne pût faire pencher un tel homme du côté de la Réformation; il y avait pourtant un ou deux traits dans son caractère qui devaient l'amener à l'Evangile; il avait horreur de toute dissimulation, et comme il n'avait jamais voulu faire tort à qui que ce fût, il ne pouvait non plus souffrir que l'on fit injure à personne. Or, la tyrannie de Beda et d'autres fanatiques, leurs tracasseries et leurs persécutions, indignaient son âme généreuse; et comme il ne faisait rien à demi, on le vit bientôt partout où il allait, à la ville, à la cour, ”h voire entre les plus apparents du royaume, [13]» jeter feu et flammes contre la tyrannie de ces docteurs et attaquer « jusque dans leurs trous, dit Théodore de Bèze, ces odieux frelons qui étaient alors la terreur du monde [14] . »

Ce n'était pas assez; l'opposition à l'injustice amena Berquin à rechercher la vérité.

Il voulut connaître cette Écriture sainte tant aimée des hommes contre qui s'agitaient Beda et ses suppôts; et à peine eût-il commencé à la lire, qu'elle lui 313

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle gagna le cœur. Berquin se rapprocha aussitôt de Marguerite, de Briçonnet, de Lefèvre, de tous ceux qui aimaient la Parole, et il goûta dans leurs entretiens les jouissances les plus pures. Il sentit qu'il y avait autre chose à faire que de s'opposer à la Sorbonne, et il eût voulu communiquer à toute la France les convictions de son âme. Il se mit donc à écrire et à traduire en français plusieurs livres chrétiens. Il lui semblait que chacun devait reconnaître et embrasser la vérité, aussi promptement qu'il l'avait fait lui-même.

Cette impétuosité que Beda avait mise au service des traditions humaines, Berquin la mettait au service de la Parole de Dieu. Plus jeune que le syndic de la Sorbonne, moins prudent, moins habile, il avait pour lui le noble entraînement de la vérité.

C'étaient deux puissants lutteurs qui devaient faire effort à qui renverserait l'autre.

Mais Berquin se proposait autre chose que de jeter Beda par terre. Il eût voulu répandre des flots de vérité sur tout son peuple. Aussi Théodore de Bèze dit-il que la France eût peut-être trouvé dans Berquin un autre Luther, si lui-même eût trouvé dans François 1er un autre électeur [15].

De nombreux obstacles devaient entraver ses efforts. Le fanatisme rencontre toujours des sectateurs; c'est un feu qui gagne de proche en proche. Les moines et les prêtres ignorants se rangèrent à la suite du syndic de la Sorbonne. L'esprit de corps régnait dans cette compagnie, conduite par quelques hommes intrigants et fanatiques qui savaient habilement profiter de la nullité ou de la vanité de leurs collègues, pour les entraîner dans leurs haines.

A chaque séance, on voyait ces meneurs prendre la parole, dominer les esprits par leur violence, et réduire au silence les hommes faibles ou modérés. A peine avaient-ils fait une proposition, qu'ils s'écriaient d'un ton menaçant : « Ici l'on verra qui sont ceux qui appartiennent à la faction de Luther [16]. » Quelqu'un énonçait-il un sentiment équitable, un frémissement saisissait Beda, Le couturier, Duchesne et toute leur bande; ils s'écriaient tous à la fois : « Il est pire que Luther!..» Le succès couronnait cette manœuvre; les esprits timides qui aiment mieux vivre en paix que de disputer, ceux qui sont prêts à abandonner leur sentiment propre pour leur avantage particulier, ceux qui ne comprennent pas les questions les plus simples, ceux enfin que les clameurs des autres parviennent toujours à faire sortir d'eux-mêmes, étaient entraînés par Beda et ses acolytes.

Les uns restaient muets, d'autres poussaient des cris, tous se montraient soumis à cette puissance qu'un esprit superbe et tyrannique exerce sur des âmes vulgaires.

Tel était l'état de cette compagnie, que l'on regardait comme si vénérable, et qui fut alors l'ennemi le plus passionné du christianisme évangélique. Il suffirait souvent de jeter un coup d'œil dans les corps les plus célèbres pour estimer à son juste prix la guerre qu'ils font à la vérité.

314

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi l'université qui, sous Louis XII, avait applaudi aux velléités d'indépendance d'Allmain, se replongeait tout à coup, sous Duprat et Louise de Savoie, dans le fanatisme et la servilité. Si l'on excepte les jansénistes et quelques autres docteurs, on ne trouve jamais une noble et véritable indépendance dans le clergé gallican. Il n'a jamais fait qu'osciller entre la servilité envers la cour et la servilité envers le pape. Si, sous Louis XII ou sous Louis XIV, il a quelque apparence de liberté, c'est que son maître de Paris est en lutte avec son maître de Rome. Ainsi s'explique la transformation que nous venons de signaler. L'université et l'épiscopat cessèrent de se rappeler leurs droits et leurs devoirs, dès que le roi cessa de le leur commander.

Depuis longtemps Beda était irrité contre Le fèvre; l'éclat de l'enseignement du docteur picard irritait son compatriote et froissait son orgueil; il eût voulu lui fermer la bouche. Déjà une fois Beda avait attaqué le docteur d'Étaples, et, peu habile encore à discerner les doctrines évangéliques, il avait saisi son collègue sur un point qui, quelque étrange que cela puisse nous paraître, faillit faire monter Lefèvre sur l'échafaud [17]. Ce docteur avait avancé que Marie, sœur de Lazare, Marie-Madeleine et la pécheresse dont saint Luc parle au chapitre septième de son Évangile, étaient trois personnes distinctes. Les Pères grecs les avaient distinguées, mais les Pères latins les avaient confondues.

Cette terrible hérésie des trois Madeleines mit en mouvement Beda et toute son armée; la chrétienté en fut émue; Fisher, évêque de Rochester, l'un des prélats les plus distingués de ce siècle, écrivit contre Lefèvre, et toute l'Eglise se déclara alors contre une opinion maintenant ad mise par tous les catholiques-romains. Déjà Le fèvre, condamné par la Sorbonne, était poursuivi par le parlement comme hérétique, quand François Ier, charmé de trouver cette occasion de porter un coup à la Sorbonne et d'humilier la moinerie, l'arracha des mains de ses persécuteurs.

Beda, indigné de ce qu'on lui avait enlevé sa victime, résolut de mieux viser une seconde fois.

Le nom de Luther commençait à retentir en France. Le réformateur, après la dispute de Leipzig avec le docteur Eck, avait consenti à reconnaître pour juges les universités d'Erfurt et de Paris. Le zèle que l'université avait déployé contre le con cordat lui faisait sans doute espérer de trouver dans son sein des juges impartiaux.

Mais les temps avaient changé, et plus la faculté avait montré de décision contre les empiétements de Rome, plus elle avait à cœur d'établir son orthodoxie. Beda la trouva donc toute disposée à entrer dans ses vues.

Dès le 20 janvier 1020, le questeur de la nation de France acheta vingt exemplaires de la conférence de Luther avec le docteur Eck, pour les distribuer aux membres de la compagnie qui devaient rendre compte de cette affaire. On mit plus d'un an à l'examen. La Réformation d'Allemagne commençait à faire en France une immense sensation. Les universités, qui étaient alors des institutions d'une vraie catholicité, 315

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle où l'on accourait de tous les pays de la chrétienté, mettaient l'Allemagne, la France, la Suisse, l'Angleterre, dans des rapports bien plus prompts et plus intimes, quant à la théologie et à la philosophie, que ceux qui existent à cette heure. Le retentissement qu'avait à Paris l'œuvre de Luther fortifiait les mains des Lefèvre, des Briçonnet, des Farel. Chacune de ses victoires animait leur courage.

Plusieurs des docteurs de la Sorbonne étaient frappés des vérités admirables qu'ils trouvaient dans les écrits du moine de Wittemberg. Il y avait déjà des con fessions pleines de franchise, mais aussi de terribles résistances. « Toute l'Europe, dit Crévier, était dans l'attente de ce que déciderait l'université de Paris. » La lutte semblait douteuse. Enfin Beda l'emporta; en avril l'université ordonna qu'on livrât publiquement aux flammes les écrits de Luther, et qu'on contraignît l'auteur à une rétractation.

Ce n'était pas assez. En effet, les disciples de Luther avaient passé le Rhin encore plus promptement que ses écrits. « En peu de temps, dit le' jésuite Maimbourg, l'université se trouva rem plie d'étrangers, qui, parce qu'ils savaient un peu d'hébreu et assez de grec, acquirent de la réputation, s'insinuèrent dans les maisons des personnes de qualité, et se donnèrent une insolente liberté d'interpréter la Bible

*. [18]»

La faculté nomma donc une députation pour faire des remontrances au roi.

François 1er, se souciant peu des querelles des théologiens, continuait le cours de ses plaisirs; v et, conduisant ses gentilshommes et les dames de la cour de sa mère et de sa sœur de château en château, il s'y livrait à toutes sortes de désordres, loin des regards importuns des bourgeois de sa capitale. Il parcourait ainsi la Bretagne, l'Anjou, la Guyenne, l'Angoumois, le Poitou, se faisant servir dans des villages et dans des forêts, comme s'il eût été à Paris, au château des Tournelles. C'étaient des tournois, des combats, des mascarades, des somptuosités, des tables couvertes de vivres, dont celles de Lucullus, dit Brantôme, n'approchèrent jamais [19].

Il interrompit cependant un moment le cours de ses plaisirs pour recevoir les graves députés de la Sorbonne; mais il ne vit que des savants dans ceux que la faculté lui signalait comme des hérétiques. Un prince qui se vante d'avoir mis les rois de France hors de page, baisserait il la tête devant quelques fanatiques docteurs? « Je ne veux point, répondit-il, qu'on inquiète ces gens-là. Persécuter ceux qui nous enseignent, serait empêché les habiles gens de venir dans notre pays [20].»

La députation quitta le roi plein de colère. Que va-t-il arriver? Le mal croît de jour en jour; déjà on appelle les opinions hérétiques sentiments de beaux esprits; » la flamme dévastatrice se glisse dans les recoins les plus secrets; bientôt l'incendie éclatera, et l'édifice de la foi s'écroulera dans la France entière avec fracas.

316

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Beda et les siens, n'ayant pu obtenir du roi les échafauds, cherchèrent des persécutions plus cachées. Il n'y avait sortes de vexations que l'on ne fît subir aux docteurs évangéliques. C'étaient toujours de nouveaux rapports et de nouvelles dénonciations. Le vieux Lefèvre, tourmenté par ces zélateurs ignorants, soupirait après le repos. Le pieux Briçonnet, qui ne cessait de donner au docteur d'Étaples des marques de sa vénération [21], lui offrit un asile. Lefèvre quitta Paris et se rendit à Meaux. C'était une première victoire remportée sur l'Évangile, et l'on vit dès lors que si le parti ne peut réussir à mettre de son côté la puissance civile, il a une secrète et fanatique police, au moyen de laquelle il sait atteindre sûrement son but.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Bipediim omnium nequissimus. (Belcarius, XV, p. 435.)

[2] Sismondi. Hist. des Français, XVI, p. 387.

[3] Mathieu I, p. 16.

[4] Crévier. V, p. no.

[5] Fontaine, Hist. cathol. Paris, 1562, p. 16.

[6] Raumer. Gesch. Europ. I, p. 270.

[7] In uno Beda sunt tria millia monachonim. (Erasmi Epp., p. 373.)

[8] Talibus Atlantibus nititur Ecclesia romana. (Ibid. page in3.)

[9] Ut ne rumusculus quidem impudicitiae sit unquam in illum exortus. (Erasmi Epp., p. 1278.)

[10] Gaillard. Hist. de François 1er.

[11] Mirere benignusin egenos et amicos. (Er. Epp. p. 1238.)

[12] Constitutionum ac ritun m ecclesiasticorum observantis simus .. (Ibid.)

[13] Actes des Martyrs deCrespin, p. io3.

[14] Ut maxime omnium tune metuendos crabrones in ipsis eorum cavis .. (Bezse Icônes.)

[15] Gallia fortassis alterum essct Luteru m nacta. (Bezae Icônes.)

[16] Hic,inquiunt, apparebit qui sint lutheranae factionis. (Er. Epp., p. 889.)

[17] Gaillard. Hist. de François 1er, IV., p. 228.

317

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[18] Hist. du Calvinisme, p. 10.

[19] Vie des Hommes illustres, I, p. 326.

[20] Maimbourg, p. n.

[21] Pro innumeris beneficiis, pro tantis ad studia conimodis. (Epist. dedicatoria Epp. Pauli.)

318

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI.

Ainsi Paris commençait à se soulever contre la Réformation, et à tracer les premières lignes de cette enceinte qui, pendant près de trois siècles, devait éloigner de la capitale le culte réformé. Dieu avait voulu que ce fût dans Paris même que parussent les premières lueurs; mais les hommes se soulevèrent aussitôt pour les éteindre; l'esprit des Seize fomentait déjà dans la métropole, et d'autres villes du royaume allaient s'éclairer de la lumière qu'elle rejetait loin d'elle.

Briçonnet, de retour dans son diocèse, y avait déployé le zèle d'un chrétien, d'un évêque. Il avait visité toutes les paroisses, et, assemblant les doyens, les curés, les vicaires, les marguilliers et les principaux paroissiens, il s'était informé de la doc trine et de la vie des prédicateurs. Au temps des quêtes, lui avait-on répondu, les franciscains de Meaux se mettent en course; un seul prédicateur parcourt quatre ou cinq paroisses en un même jour, répétant autant de fois le même sermon, non pour nourrir les âmes des auditeurs, mais pour remplir son ventre, sa bourse et son cou vent*[1]. Les besaces une fois garnies, le but est atteint, les prédications finissent, et les moines ne reparaissent dans les églises que quand un autre temps de quête est arrivé. La seule affaire de ces bergers est de tondre la laine de leurs troupeaux

[2].

La plupart des curés, de leur côté, mangeaient leurs revenus à Paris. « Oh! » disait le pieux évêque, en trouvant vide le presbytère qu'il venait visiter, « ne sont-ce pas des traîtres ceux qui abandonnent ainsi la milice de Christ [3] ? » Briçonnet résolut de porter remède à ces maux, et convoqua un synode de tout son clergé, pour le i3

octobre 15io,. Mais ces prêtres mondains qui s'inquiétaient peu des remontrances de leur évêque, et pour lesquels Paris avait tant de charmes, se pré valurent d'une coutume en vertu de laquelle ils pouvaient présenter un ou plusieurs vicaires pour paître leurs troupeaux en leur absence. Sur cent vingt-sept vicaires, l'enquête en fit trouver à Briçonnet seulement quatorze qu'il approuva.

Des curés mondains, des vicaires imbéciles, des moines qui ne pensaient qu'à leur ventre, tel était donc l'état de l'Église. Briçonnet interdit la chaire aux franciscains

[4]; et persuadé que le seul moyen de peupler son évêché de bons ministres, c'était de les former lui-même, il se décida à fon der à Meaux une école de théologie, dirigée par de pieux et savants docteurs. Il fallait les trouver : Beda les lui fournit.

En effet, cet homme fanatique et sa compagnie ne se relâchaient pas; et, se plaignant avec amertume de la tolérance du gouvernement, ils déclavètent, pasteur de Meaux, la communication d'une copie de ce manuscrit, conservé dans cette ville, raient qu'ils feraient la guerre aux nouvelles doc trines avec lui, sans lui et contre lui. En vain Lefèvre avait-il quitté la capitale; Farel et ses autres amis n'y demeuraient-ils pas ? Farel ne mon tait pas, il est vrai, dans les chaires, car il 319

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle n'était pas prêtre; mais à l'université, dans la ville, avec les professeurs, les prêtres, les étudiants, les bourgeois, il débattait courageusement la cause de la Réforme.

D’autres, animés par son exemple, répandaient toujours plus ouvertement la Parole de Dieu. Un célèbre prédicateur, Martial Mazurier, président du collège de Saint-Michel, ne ménageait rien, peignait les désordres du temps sous les couleurs les plus sombres, et pourtant les plus vraies, et il semblait impossible de résister à la force de son éloquence [5]. La colère de Beda et des théologiens ses amis était à son comble. « Si nous tolérons ces novateurs, disait-il, ils envahiront toute la compagnie, et ce sera fait de nos enseignements, de nos traditions, de nos places et du respect que nous portent la France et la chrétienté tout entière ! »

Les théologiens de la Sorbonne furent en effet les plus forts. Farel, Mazurier, Gérard Roussel, son frère Arnaud, virent bientôt leur activité partout contrariée.

L'évêque de Meaux pressa ses amis de venir rejoindre Lefèvre; et ces hommes excellents, traqués par la Sorbonne, espérant former près de Briçonnet une sainte phalange pour le triomphe de la vérité, acceptèrent l'invitation de l'évêque, et se rendirent à Meaux' [6]. Ainsi la lumière évangélique se retirait peu à peu de la capitale, où la Providence avait allumé ses premiers feux. C'est ici le sujet de la condamnation, que la lumière est venue, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises [7]. Il est impossible de ne pas reconnaître que Paris attira alors sur ses murs le jugement de Dieu que ces paroles de Jésus-Christ signalent.

Marguerite de Valois, privée successivement de Briçonnet, de Lefèvre, de leurs amis, se vit alors avec inquiétude seule au milieu de Paris et de la cour licencieuse de François 1er. Une jeune princesse, sœur de sa mère, Philiberte de Savoie, vivait dans son intimité. Philiberte, que le roi de France, pour sceller le concordat, avait donnée en mariage à Julien le Magnifique, frère de Léon X, s'était, après son union, rendue à Rome, où le pape, ravi d’un si illustre alliance, avait dépensé 150,000

ducats à lui donner des fêtes somptueuses [8].

En 15i6, Julien, qui commandait alors l'armée du pape, était mort, laissant sa veuve âgée de dix-huit ans. Elle s'attacha à Marguerite, qui, par son esprit et ses vertus, exerçait sur tout ce qui l'entourait une grande influence. Le chagrin de Philiberte ouvrit son cœur à la voix de la religion : Marguerite lui communiqua tout ce qu'elle lisait, et la veuve du lieutenant général de l'Église commença à goûter les douceurs de la doctrine du salut. Mais Philiberte était trop inexpérimentée pour soutenir son amie. Souvent Marguerite tremblait en pensant à sa grande faiblesse. Si l'amour qu'elle portait au roi et la crainte qu'elle avait de lui déplaire l'entraînaient à quelque action contraire à sa conscience, aussitôt le trouble était dans son âme, et, se retournant avec tristesse vers le Seigneur, elle trouvait en lui un maître, un frère plus miséricordieux et plus doux à son cœur que ne l'était François lui-même. C'est alors qu'elle disait à Jésus-Christ :

320

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle O frère doux, qui en lieu de punir

Sa folle sœur, la veut à lui unir,

Et pour murmure, injure ou grande offense,

Grâce et amour lui donne en récompense,

C'est trop ! C’est trop ! Hélas, c'est trop, mon frère ; Point ne devez à moi si grand bien faire '. [9]

Marguerite, voyant tous ses amis se retirer à Meaux, portait sur eux de tristes regards du mi lieu des fêtes de la cour. Tout semblait de nouveau l'abandonner. Son mari, le duc d'Alençon, partait pour l'armée; sa jeune tante Philiberte se rendait en Savoie. La duchesse se tourna vers Briçonnet.

« Monsieur de Meaux, lui écrivit-elle, connaissant que un seul est nécessaire, je m'adresse à vous, pour vous prier vouloir être par oraison, moyen qu'il lui plaise conduire selon sa sainte volonté M. d'Alençon, qui par le commande ment du roi s'en va son lieutenant général en son armée, qui, je doute, ne se départira sans « guerre.

Et pensant que, outre le bien public du royaume, vous avez bon droit de ce qui touche son salut et le mien, je vous demande le secours spirituel. Demain s'en va ma tante de Nemours en Savoie. Il me faut mêler de beaucoup de choses qui me donnent bien des craintes. Par quoi, si connaissiez que maître Michel pût faire un voyage, ce me serait consolation que je ne requiers que pour l'honneur de Dieu '.

[10]» Michel d'Arande, dont Marguerite réclamait le secours, était l'un des membres de la réunion évangélique de Meaux, qui s'exposa plus tard à bien des dangers pour la prédication de l'Évangile.

Cette pieuse princesse voyait avec crainte une opposition toujours plus formidable se former contre la vérité. Duprat et les hommes du gouvernement, Beda et ceux de la Sorbonne, la remplissaient d'effroi. C'est la guerre, » lui répondit Briçonnet, pour la raffermir, « C'est la guerre que le débonnaire Jésus a dit en l'Évangile être venu mettre en terre et aussi le feu.. le feu grand, qui la terre suinté transforme en divinité. Je désire de tout mon cœur vous aider, Madame; mais de ma propre nihilité n'attendez rien qu’a le vouloir. Qui a foi, espérance et amour, a son seul nécessaire, et n'a besoin d'aide ni de secours Seul Dieu est tout, et hors de lui ne se peut aucune chose chercher. Pour combattre, ayez le grand géant.. l'amour inséparable

« La guerre est conduite par amour. Jésus demande du cœur la présence : malheureux est, qui s'éloigne de lui. Qui en personne combat est certain de victoire.

Souvent déchoit qui par autrui bataille [11]. »

321

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'évêque de Meaux commençait lui-même à connaître ce que c'est que le combat pour la Parole de Dieu. Les théologiens et les moines, indignés de l'asile qu'il donnait aux amis de la Ré formation, l'accusaient avec violence, en sorte que son frère, l'évêque de Saint-Malo, vint à Paris examiner la chose [12]. Marguerite fut d'autant plus touchée des consolations que Briçonnet lui pré sentait, et elle y répondit en lui offrant son secours.

« Si en quelque chose, lui écrivit- elle, vous pensez que je puisse à vous ou aux vôtres faire « plaisir, devez croire que toute peine me tournera à consolation. Vous soit donnée la paix éternelle, après ces longues guerres que portez pour la foi, en laquelle bataille désirez mourir La toute votre fille, Marguerite [13]. »

Il est à déplorer que Briçonnet ne soit pas mort en combattant. Cependant il était alors plein de zèle. Philiberte de Nemours, respectée de tous pour sa sincère dévotion, sa libéralité envers les pauvres, et la grande pureté de ses mœurs, lisait avec un intérêt toujours plus vif les écrits évangéliques que lui faisait parvenir l'évêque de Meaux. « J'ai tous les tracts que vous m'avez envoyés, » écrivait Marguerite à Briçonnet, « desquels ma tante de Nemours a eu sa part, et lui enverrai encore les derniers; car elle est en Savoie aux « noces de son frère, qui ne m'est petite perte; par quoi vous prie avoir pitié de me voir si seule. [14]»

Malheureusement Philiberte ne vécut pas assez pour se prononcer franchement dans le sens de la Réforme. Elle mourut en 162., au château de Virieu-le-Grand, en Bugey, âgée de vingt-six ans Ce fut pour Marguerite un coup douloureux. Son amie, sa sœur; celle qui pouvait entièrement la comprendre, lui était ravie. Il n'y eut peut-être qu'une seule mort, celle de son frère, dont la douleur surpassa pour elle l'angoisse qu'elle ressentit alors.

Tant de larmes jettent mes yeux Qu'ils ne voient ni terre ni cieux, Telle est de leurs pleurs l'abondance *[15]. Marguerite, se trouvant bien faible contre la douleur et contre les séductions de la cour, supplia Briçonnet de l'exhorter à l'amour de Dieu.

— « Le doux et débonnaire Jésus qui veut, et seul peut ce qu'il puissamment veut, répondit l'humble évêque, visite par son infinie bonté votre cœur, l'exhortant à de tout soi l'aimer. Autre que lui, Madame, n'a de ce faire, pouvoir; et ne faut que attendiez de ténèbres lumière, ou chaleur de froideur. En attirant, il embrase; et par chaleur, attire à le suivre en dilatant le cœur. Madame, vous m'écrivez avoir pitié de vous, parce que êtes seule; je n'entends point ce propos. Qui au monde vit et y a le cœur, seule reste; car trop et mal est accompagné.

« Mais celle dont le cœur dort au monde et veille au doux et débonnaire Jésus, son vrai et loyal époux, est vraiment seule, car vit en son seul nécessaire, et toutes fois seule n'est pas, n'étant abandonnée de celui qui tout remplit et garde. Pitié ne puis et ne dois avoir de telle solitude, qui est plus à estimer que tout le monde, duquel je suis assuré que l'amour de Dieu vous a sauvée et n'êtes plus l'enfant... Demeurez, 322

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Madame, seule en votre seul qui a voulu souffrir douloureuse et ignominieuse mort et passion.

« Madame, en me recommandant à votre bonne grâce, je vous supplie qu'il vous plaise ne user plus de semblables paroles que avez fait par vos dernières. De Dieu seul êtes fille et épouse; autre père ne devez réclamer... Je vous exhorte et admoneste que lui soyez une telle et si bonne fille, qu'il vous est bon père. .. et pour ce que ne pourriez y parvenir, parce que finitude ne peut correspondre à infinitude, je lui sup plie qu'il lui plaise accroître votre force, pour de tout vous, l'aimer et servir'. [16]»

Malgré ces paroles, Marguerite n'était point encore consolée. Elle regrettait amèrement les conducteurs spirituels qui lui avaient été enlevés; les nouveaux pasteurs qu'on prétendait lui imposer, afin de la ramener, n'avaient point sa confiance, et quoi qu'en dît l'évêque, elle se sentait seule au milieu de la cour, et tout autour d'elle lui paraissait nuit et désert. « Ainsi qu'une brebis en pays étranger, écrivit-elle à Briçonnet, errante, ignorant sa pâture, par méconnaissance des nouveaux pasteurs, lève naturellement la tête, pour prendre l'air du coin où le grand berger lui a accoutumé donner douce nourriture, en cette sorte je suis contrainte de prier votre charité Descendez de la haute montagne, et en pitié regardez, entre ce peuple éloigné de clarté, la plus aveugle de toutes les ouailles.

Marguerite [17]. »

L'évêque de Meaux, dans sa réponse, s'emparant de l'image d'une brebis errante, sous laquelle Marguerite s'est représentée, s'en sert pour dé peindre sous celle d'une forêt, les mystères du salut: Entrant la brebis en la forêt, menée par le Saint-Esprit, dit-il, elle se trouve incontinent ravie par la bonté, beauté, rectitude, longueur, largeur, profondeur et hauteur, douceur fortifiante et odoriférante d'icelle forêt.. et quand partout a regardé, n'a vu que: Lui en tout et tout en Lui [18]; et cheminant grands pas par la longueur d'icelle, la trouve si plaisante, que le chemin lui est vie, joie et consolation [19]. »

Puis l'évêque montre la brebis cherchant inutile ment le bout de la forêt (image de l'âme qui veut sonder les mystères de Dieu), rencontrant devant elle de hautes montagnes qu'elle s'efforce d'escalader, trouvant partout infinitude inaccessible et incompréhensible. » Alors il lui apprend le chemin par lequel l'âme qui cherche Dieu surmonte ces difficultés; il lui montre comment la brebis, au milieu des mercenaires, trouve le coin du grand berger. »

« Elle entre, dit-il, en vol de contemplation par la foi; » tout est aplani, tout est expliqué; et elle commence à chanter : « J'ai trouvé celui que mon âme aime. »

Ainsi parlait l'évêque de Meaux. Brûlant alors de zèle, il eût voulu voir la France renouvelée par l'Évangile [20]. Souvent surtout son esprit se fixait sur ces trois 323

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle grands personnages qui semblaient présider aux destinées de son peuple, le roi, sa mère et sa sœur. Il pensait que si la famille royale était éclairée, tout le peuple le serait, et que les prêtres, émus à jalousie, sortiraient enfin de leur état de mort. «

Madame, écrivit-il à Mar guérite, je supplie Dieu très-humblement qu'il lui plaise par sa bonté allumer un feu dans les cœurs du roi, de madame et de vous...

tellement que de vous trois puisse yssir. (brûler) d'un feu brûlant et allumant le surplus du royaume;, et spécialement l'état, par la froideur duquel tous les autres sont gelés. [21]»

Marguerite ne partageait pas ces espérances. Elle ne parle ni de son frère ni de sa mère : c'étaient des sujets qu'elle n'osait toucher; mais, répondant à l'évêque, en janvier 15z-2, le cœur serré de l'indifférence et de la mondanité qui l'entourent, elle lui dit: « Le temps est si froid, le cœur si glacé, » et elle signe : Votre gelée, altérée et affamée fille, Marguerite. »

Cette lettre ne découragea point Briçonnet, mais elle le fit rentrer en lui-même; et sentant alors combien lui, qui voulait ranimer les autres, avait besoin d'être vivifié, il se recommanda aux prières de Marguerite et de madame de Nemours. « Madame, écrivit-il avec une grande simplicité, je vous prie réveiller par vos prières le pauvre endormi »

Tels étaient, en 1021, les propos qui s'échangeaient à la cour du roi de France.

Propos étranges sans doute, et qu'après plus de trois siècles, un manuscrit de la Bibliothèque royale nous est venu révéler. Cette influence de la Réforme en si haut lieu fut-elle un bien pour elle, fut-elle un mal? L'aiguillon de la vérité pénétra à la cour mais peut-être ne servit-il qu'à réveiller la bête féroce assoupie, à exciter sa colère et à la faire fondre avec d'autant plus de fureur sur les plus humbles du troupeau.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Ea solum doceri quae ad cœnobium illorum ac ventrem explendum pertinerent.

(Acta Mart., p. 334-)

[2] Manuscrit de Meaux. Je dois à l'obligeance de M. Lade

[3] Manuscrit de Meaux.

[4] Eis in universa diocesi sua praedicationem interdixit. (Act. Mart., p. 334.)

[5] Frequentissimas de reformandis hominum moribus con ciones habuit. (Lannoi, Navarrae gymnasii Hist., p. 261.)

[6] Ce fut la persécution qui se suscita contre eux à Paris en 15a i, qui les obligea à quitter cette ville. (Vie de Farel, par Chaupard.) 324

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[7] Ev. selon saint Jean, III, 19.

[8] Guichemon. Hist. gén. de Savoie, II, p. 180.

[9] Miroir de l'âme pécheresse. Marguerites de la Margue rite, etc., I, p. 36.

[10] Lettres de Marguerite, reine de Navarre. Bibl. royale. Manuscrit. S. F. 337

(15ai).

[11] Lettres de Marguerite. Manusc. S. F. 12 juin 1521.

[12] Manuscrit de Meaux.

[13] Manuscrit. S. F. 227, de la Bibl. royale.

[14] Gnichemon. Hist. de la maison de Savoie, II, p. 181.

[15] Chanson spirituelle après la mort du roi. Marguerites. I, p. 473.

[16] MSC. S. F. 337, de la Bibl. royale, le 10 juillet,

[17] Ibid.

[18] Tout en Christ. a MSC. S. F. 337.

[19] Bibl. roy.

[20] Studio veritatis aliis declarandae inflammatus. (Act. Mar tyrum, p. 33/!.)

[21] MSC. de la Bibl. royale.

325

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Les temps approchaient, en effet, où l'orage allait éclater contre la Réforme; mais elle devait auparavant répandre encore quelques semailles et moissonner quelques gerbes. Cette ville de Meaux qu'illustra un siècle et demi plus tard le sublime défenseur du système gallican contre les prétentions -autocrates de Rome, était appelée à devenir la première ville de France où le christianisme renouvelé établirait son empire. Elle était alors le champ auquel les cultivateurs prodiguaient les labours et les semences, et où déjà ils couchaient les javelles. Briçonnet, moins endormi qu'il ne le disait, animait, inspectait, dirigeait tout. [1]

Sa fortune égalait son zèle; jamais homme ne fit de ses biens un plus noble usage, et jamais si noble dévouement ne parut d'abord devoir porter de si beaux fruits.

Transportés à Meaux, les pieux docteurs de Paris agirent dès lors avec une nouvelle liberté. Il y eut une émancipation de la parole, et ce fut un grand pas que la Réformation fit alors en France. Lefèvre expo sait avec force cet Évangile, dont il eût voulu remplir le monde. « Il faut, disait-il, que les rois, les princes, les grands, les peuples, toutes les nations ne pensent et n'aspirent qu'à Jésus-Christ Il faut que chaque prêtre ressemble à cet ange que Jean vit dans l'Apocalypse, volant par le milieu du ciel, tenant en main l'Évangile éternel, et le portant à tout peuple, langue, tribu, nation. Venez pontifes, venez rois, venez cœurs généreux! Nations, réveillez-vous à la lumière de l'Evangile et respirez la vie éternelle [2], La parole de Dieu suffit [3]. »

Telle était, en effet, la devise de cette école. « La parole de Dieu suffit. » Toute la Réformation est renfermée dans ce mot-là. « Connaître Christ et sa Parole, disaient Lefèvre, Roussel, Farel, voilà la théologie seule vivante, seule universelle.. Celui qui connaît cela, connaît tout [4]. »

La vérité faisait dans Meaux une grande impression. Il se forma des assemblées particulières, puis des conférences, puis enfin on prêcha l'Évangile dans les églises.

Mais un nouvel effort vint porter à Rome un coup plus redoutable encore.

Lefèvre voulait mettre les chrétiens de France en état de lire la sainte Écriture. Le 30 octobre 1322, il publia la traduction française des quatre Evangiles; le 6

novembre, celle des autres livres du Nouveau Testament; le 12 octobre 15a4, tous ces livres réunis à Meaux, chez Collin, et en 15a5 une version française des Psaumes [5]. Ainsi commençait en France, presque en même temps qu'en Allemagne, cette impression et cette dissémination des Écritures en langue vulgaire, qui devait prendre trois siècles plus tard, dans tout le monde, de si grands développements. La Bible eut en France, comme de l'autre côté du Rhin, une influence décisive. L'expérience avait appris à bien des Français, que quand ils 326

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle cherchaient à connaître les choses divines, le doute et l'obscurité les enveloppaient de toutes parts.

Combien de moments et peut-être d'années dans leur vie, où ils avaient été tentés de regarder comme des illusions, les vérités les plus certaines ! Il nous faut une lumière d'en haut qui vienne éclairer nos ténèbres ! Tel était le soupir de beaucoup d'âmes à l'époque de la Réformation. C'est avec ces désirs que plusieurs recevaient les livres saints des mains de Lefèvre; on les lisait dans les familles et dans la retraite; les conversations sur la Bible se multipliaient; Christ apparaissait à ces esprits long temps égarés, comme le centre et le soleil de toutes les révélations.

Alors il n'était plus besoin de démonstrations pour leur prouver que l'Ecriture était du Seigneur; ils le savaient, car elle les avait transportés des ténèbres à la lumière.

Telle fut la marche par laquelle des esprits distingués parvinrent alors en France à la connaissance de Dieu. Mais il y eut des voies plus simples encore et plus vulgaires, s'il est possible, par lesquelles beaucoup d'hommes du peuple arrivèrent à la vérité. La ville de Meaux n'était presque peuplée que d'artisans et de gens trafiquant en laine. « Il s'engendra en plusieurs, nous dit un chroniqueur du seizième siècle, un si ardent désir de connaître la voie du salut, que artisans, cardeurs, foulons et peigneurs n'avaient autre exercice, en travaillant de leurs mains, que conférer de la Parole de Dieu et se consoler en icelle. Spécialement les jours de dimanche et fête étaient employés à lire les Écritures et s'enquérir de la bonne volonté du Seigneur [6]. »

Briçonnet se réjouissait de voir la piété rem placer ainsi la superstition dans son diocèse. Lefèvre, aidé du renom de son grand savoir, dit un historien contemporain

[7], sut tant bien amadouer et circonvenir par son probable parler messire Guillaume Briçonnet qu'il le fit dévoyer lourdement, de sorte que depuis n'a été possible d'évacuer de la ville et diocèse de Meaux, cette doctrine méchante, jusqu'à ce jour qu'elle est merveilleusement crue. Ce fut grand dommage de la subversion de ce bon évêque, qui jusqu'alors avait été tant dévot à Dieu et à la vierge Marie. »

Cependant tous ne s'étaient pas lourdement dévoyés comme parle le Franciscain que nous venons de citer. La ville était partagée en deux camps. D'un côté étaient les moines de Saint François et les amis de la doctrine romaine; de l'autre, Briçonnet, Lefèvre, Farel, et tous ceux qui aimaient la nouvelle parole. Un homme du peuple, nommé Leclerc, était parmi les plus serviles adhérents des moines; mais sa femme et ses deux fils, Pierre et Jean, avaient reçu l'Évangile avec avidité, et Jean, qui était cardeur de laine, se distingua bientôt parmi les nouveaux chrétiens.

Un jeune savant picard, Jacques Pavanne, « homme de grande sincérité et intégrité,

» que Briçonnet avait attiré à Meaux, montrait beaucoup d'ardeur pour la Réforme.

Meaux était devenu un foyer de lumière. Souvent des personnes appelées à s'y rendre, y entendaient l'Évangile, et l'apportaient chez elles. Ce n'était pas 327

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle seulement dans la ville que l'on cherchait la sainte Écriture; « Plusieurs des villages faisaient de semblable, dit une chronique, en sorte que l'on voyait en ce diocèse-là, reluire une image de l'Église renouvelée. »

Les environs de Meaux étant couverts de riches moissons, à l'époque de la récolte, une foule d'ouvriers y accouraient des contrées environnantes. Se reposant au milieu du jour de leur fatigue, ils s'entretenaient avec les gens du pays, qui leur parlaient d'autres semailles et d'autres moissons. Plusieurs paysans venus de la Thiérache, et sur tout de Landouzy, persistèrent, de retour chez eux, dans la doctrine qu'ils avaient entendue, et il se forma bientôt en ce lieu une église évangélique, qui est l'une des plus anciennes du royaume [8]. « La renommée de ce grand bien s'épandait par la France,» dit le chroniqueur [9]. Briçonnet lui-même annonçait l'Evangile du haut de la chaire, et cherchait à répandre partout cette infinie, douce, débonnaire, vraie et seule lumière, comme il s'exprime, qui aveugle et illumine toute créature capable de la recevoir, et qui en l'illuminant la dignifie de l'adoption filiale de Dieu [10]. » Il suppliait son troupeau de ne point prêter l'oreille à ceux qui voulaient le détourner de la Parole.

« Quand même, disait-il, un ange du ciel vous annoncerait un autre Évangile, ne l'écoutez pas. » Quelquefois de sombres pensées assiégeaient son esprit. Il n'était pas sûr de lui-même; il reculait d'effroi, en songeant aux funestes effets que pourrait avoir son infidélité; et prémunissant son peuple, il lui disait : « Quand même, moi votre évêque, je chan gérais de discours et de doctrine, vous, gardez-vous alors de changer comme moi [11].» Pour le moment, rien ne semblait annoncer un tel mal heur. « Non-seulement la Parole de Dieu était prêchée, dit la chronique, mais elle était pratiquée; toutes œuvres de charité et de dilection s'exerçaient là; les mœurs se réformaient et les superstitions s'en allaient bas [12]. »

Toujours plein de l'idée de gagner le roi et sa mère, l’évêque envoya à Marguerite les épîtres de saint Paul, translatées et magnifiquement enluminées, la priant très-humblement d'en faire l'offre au roi; ce qui ne peut de vos mains, ajoutait-il, être que très-agréable. Elles sont mets royal, continuait le bon évêque, engraissant sans corruption et guérissant de toutes maladies. Plus on en goûte, plus la faim croît en désirs assouvis et insatiables [13].»

Quel plus cher message Marguerite pouvait-elle recevoir? Le moment lui semblait favorable Michel d'Arande était à Paris, retenu par le commandement de la mère du roi, pour laquelle il traduisait des portions de la sainte Ecriture [14]. Mais Marguerite eût voulu que Briçonnet lui-même offrît saint Paul à son frère. Vous feriez bien d'y venir, lui écrivait-elle, car vous savez la fiance que le roi et elles ont à vous [15]. »

328

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi la Parole de Dieu était placée alors (en 1522 et 1523) sous les yeux de François 1er et de Louise de Savoie. Ils entraient en rapport avec cet Évangile qu'ils devaient plus tard persécuter.

Nous ne voyons pas que cette Parole ait fait sur eux quelque impression salutaire.

Un mouvement de curiosité leur faisait ouvrir cette Bible dont on faisait alors tant de bruit; mais ils la refermaient bientôt comme ils l'avaient ouverte.

Marguerite elle-même luttait avec peine contre la mondanité qui l'environnait de toutes parts. La tendresse qu'elle avait pour son frère, l'obéissance qu'elle devait à sa mère, les flatteries dont la cour l'entourait, tout semblait conspirer contre l'amour qu'elle avait voué à Jésus-Christ. Christ était seul contre plusieurs.

Quelquefois l'âme de Marguerite, assaillie par tant d'adversaires, étourdie par le bruit du monde, se détournait de son maître. Alors, reconnaissant sa faute, la princesse s'enfermait dans ses appartements, et se livrant à sa douleur, elle les faisait retentir de cris bien différents de ces chants joyeux dont François et les jeunes seigneurs associés à ses débauches remplissaient, au milieu de leurs fêtes et de leurs festins, les maisons royales :

Laissé vous ai, poursuivre mon plaisir,

Laissé vous ai, pour un mauvais choisir,

Laissé vous ai... mais où me suis-je mise?. . .

Au lieu où n'a que malédiction!

Laissé vous ai, l'ami sans fiction.

Laissé vous ai ... Et pour mieux me retraire

De votre amour. . ., j'ai pris votre contraire [16].

Puis, Marguerite se tournant vers Meaux, écrivait dans son angoisse : Je retourne à vous, à « M. Fabry (Lefèvre) et tous vos sieurs, vous priant par vos oraisons impétrer de l'indicible miséricorde un réveille-matin pour la pauvre en dormie, affaiblie de son pesant et mortel somme [17]]. »

Ainsi Meaux était devenu un foyer d'où se répandait la lumière. Les amis de la Réformation se livraient à de flatteuses illusions. Qui pourrait s'opposer à l'Évangile si la puissance de François Ier lui frayait le chemin ? L'influence corruptrice de la cour se changerait alors en une influence sainte, et la France acquerrait une force morale, qui la rendrait la bienfaitrice des nations.

Mais, de leur côté, les amis de Rome s'effrayaient. Parmi eux se distinguait, à Meaux, un moine jacobin, nommé de Roma. Un jour que Lefèvre, Farel et leurs amis s'entretenaient avec lui et avec quelques autres partisans de la papauté, Le fèvre ne 329

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle put contenir ses espérances. Déjà l'Evangile, dit-il, gagne les cœurs des grands et du peuple, et bientôt, se répandant dans toute la France, il y fera tomber partout les inventions des hommes... »

Le vieux docteur s'était animé; ses yeux éteints brillaient, sa voix usée était devenue sonore; on eût dit le vieux Siméon rendant grâces au Seigneur de ce que ses yeux voyaient son salut. Les amis de Lefèvre partageaient son émotion; les adversaires étonnés restaient muets Tout à coup de Roma se lève avec violence et s'écrie du ton d'un tribun populaire: « Alors, moi et tous les autres religieux, nous prêcherons une croisade; nous soulèverons le peuple; et si le roi permet la prédication de votre Évangile, nous le ferons chasser par ses propres sujets, de son propre royaume [18]. »

Ainsi un moine osait s'élever contre le roi-chevalier. Les Franciscains applaudirent à ces paroles. Il ne faut point laisser se réaliser l'avenir que le vieux docteur prophétise. Déjà les frères reviennent, de jour en jour, avec de moindres quêtes. Les Franciscains alarmés se répandent dans les familles. Ces nouveaux docteurs sont des hérétiques, s'écriaient-ils; les plus saintes pratiques, ils les attaquent, les plus sacrés mystères, ils les nient!. . » Puis, s'enhardissant encore, les plus irrités sortent de leur cloître, se rendent à la demeure épiscopale, et ayant été admis devant le prélat : Écrasez cette hérésie, disent-ils, ou la peste, qui déjà désole cette ville de Meaux, se répandra bientôt dans le royaume! »

Briçonnet fut ému et un instant troublé de cette attaque; mais il ne céda pas; il méprisait trop ces moines grossiers et leurs clameurs intéressées. Il monta en chaire, justifia Lefèvre, et nomma les moines des pharisiens et des hypocrites.

Cependant déjà cette opposition excitait dans son âme des troubles et des luttes intérieures; il cherchait à se raffermir par la persuasion que ces combats spirituels étaient nécessaires. « Par icelle bataille, disait-il dans son langage un peu mystique, on parvient à mort vivifiante, et toutefois mortifiant la vie, en vivant on meurt, et en mourant on vit [19].)) Le chemin eût été plus sûr, si, se précipitant vers le Sauveur, comme les apôtres ballottés par les vagues et par les vents, il se fût écrié: «

Sauvez-nous, Seigneur! nous périssons. »

Les moines de Meaux, furieux de se voir repoussés par l'évêque, résolurent de porter plus haut leurs plaintes. Il y avait appel pour eux. Si l'évêque ne veut céder, on peut le contraindre. Leurs chefs partirent pour Paris, et s'entendirent avec Beda et Duchesne. Ils coururent au parlement, et y dénoncèrent l'évêque et les docteurs hérétiques. La ville, dirent-ils, et tous les environs sont infectés d'hérésie, et c'est du palais épiscopal même qu'en sortent les flots fangeux. »

Ainsi l'on commençait en France à pousser des cris de persécution contre l'Évangile.

La puissance sacerdotale et la puissance civile, la Sorbonne et le parlement, saisissaient les armes; et ces armes devaient être teintes de sang. Le christianisme 330

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle avait appris à l'homme qu'il est des devoirs et des droits antérieurs à toutes les associations civiles; il avait émancipé la pensée religieuse, fondé la liberté de conscience et opéré une grande révolution dans la société; car l'antiquité, qui voyait partout le citoyen et l'homme nulle part, n'avait fait de la religion qu'une simple affaire de l'État. Mais à peine ces idées de liberté avaient-elles été données au monde, que la papauté les avait cor rompues. Au despotisme du prince elle avait substitué le despotisme du prêtre; souvent même elle avait soulevé et le prince et le prêtre contre le peuple chrétien. Il fallait une nouvelle émancipation; elle eut lieu au seizième siècle. Dans tous les lieux où la Réformation s'établit, elle brisa le joug de Rome, et la pensée religieuse fut de nouveau affranchie'.

Mais il est tellement dans la nature de l'homme de vouloir dominer la vérité, que chez bien des nations protestantes, l'Église, dégagée du pouvoir arbitraire du prêtre, est de nos jours près de retomber sous le joug du pouvoir civil; destinée, comme son chef, à osciller sans cesse entre ces deux despotismes, et à aller toujours de Caïphe à Pilate, et de Pilate à Caïphe.

Briçonnet, qui jouissait à Paris d'une haute considération, se justifia facilement.

Mais en vain chercha-t-il à défendre ses amis; les moines ne voulaient pas retourner à Meaux les mains vides. Si l'évêque voulait échapper, il devait sacrifier ses frères.

D'un caractère timide, peu disposé à abandonner pour Jésus-Christ ses richesses et son rang, déjà effrayé, ébranlé, tout triste, de faux conseils vinrent encore plus l'égarer : si les docteurs évangéliques quittent Meaux, lui disait-on, ils porteront ailleurs la Réforme! Une lutte pleine d'angoisses se livrait dans son cœur. A la fin, la prudence du monde eut le dessus; il céda, et rendit, le ia avril 15a3, une ordonnance par laquelle il retirait à ces pieux docteurs la licence de prêcher. Ce fut la première chute de Briçonnet.

C'était surtout à Lefèvre qu'on en voulait. Son commentaire sur les quatre Évangiles, et spécialement l'épître aux lecteurs chrétiens, » dont il l'avait fait précéder, avait accru la colère de Beda et de ses pareils. Ils dénoncèrent cet écrit à la faculté. N'ose-t-il pas, disait le fougueux syndic, y recommander à tous les fidèles la lecture de l'Écriture sainte ? N'y lisons-nous pas que quiconque n'aime pas la Parole de Christ, n'est pas chrétien [20] ; et que la Parole de Dieu suffit pour faire trouver la vie éternelle. »

Mais François 1er ne vit dans cette accusation qu'une tracasserie de théologiens. Il nomma une commission; et Lefèvre s'étant justifié devant elle, sortit de cette attaque avec les honneurs de la guerre.

Farel, qui avait moins de protecteurs à la cour, fut obligé de quitter Meaux. Il paraît qu'il se rendit d'abord à Paris [21]; et qu'y ayant attaqué sans ménagement les erreurs de Rome, il ne put y rester, et dut se retirer en Dauphiné, où il avait à cœur de porter l'Évangile.

331

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ________________________________________

FOOTNOTES

[1] Reges, principes, magnates omnes et subinde omnium nationum populi, ut nihil aliud cogitent... ac Christum... (Fabri Comment, in Evang. praefat.)

[2] Ubivis gentium expergiscimini ad Evangelii lucem (Ibid.)

[3] Verbum Dei suflicit. (Ibid.)

[4] Haec est universa et sola vivifica Theologia ... Christum et verbum ejus esseomnia. (Ibid. in Ev. Johan., p. »71.)

[5] Le Long. Biblioth. sacrée, 2e édit., p. 42.

[6] Act. des Mart., p. 182.

[7] Histoire catholique de notre temps, par Fontaine, de l'ordre de Saint-François; Paris, 1 562.

[8] Ces faits sont tirés de vieux papiers fort altérés, trouvés dans l'église de Landouzy-la-Ville (Aisne), par M. Colany, lorsqu'il était pasteur de ce lieu.

[9] Actes des Mart., p. 182.

[10] MSC. de la Bibl. royale. S. F., n° 337

[11] Hist. catholique de Fontaine.

[12] Actes des Mart., p. 182.

[13] MSC de la Bibl. royale. S. F., n° 337.

[14] Par le commandement de Madame à quy il a lyvré quel que chose de la saincte Escripture qu'elle désire parfaire. (Ibid.)

[15] lbid.

[16] Les Marguerites, I, p. 4o.

[17] MSC. de la Bibl. royale. S. F., n° H37.

[18] Farel. Épître au duc de Lorraine. Gen. i634

[19] MSC. Bibl. royale. S. F., n 337.

[20] Qui verbum ejus hoc modo non diligunt, qtio pacto hi Christiani essent. (Praef.

Comm. in Evang.)

[21] Farel, après avoir subsisté tant qu'il put à Paris. » (Bèze, Hist. eccl., I, 6.) 332

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII.

Lefèvre intimidé, Briçonnet faisant un pas en arrière, Farel contraint à s'enfuir, c'était une première victoire. Déjà, à la Sorbonne, on se croyait maître du mouvement; les docteurs et les moines se félicitaient de leur triomphe. Pourtant ce n'était pas assez; le sang n'avait pas coulé. On se remit donc à l'œuvre; et du sang, puisqu'il en fallait, devait bientôt satisfaire le fanatisme de Rome. Les chrétiens évangéliques de Meaux, voyant leurs conducteurs dispersés, cherchèrent à s'édifier entre eux. Le cardeur de laine, Jean Leclerc, que les enseignements des docteurs, la lecture de la Bible, et celle de plusieurs traités, avaient instruit dans la doctrine chrétienne se signalait par son zèle et sa facilité à exposer l'Ecriture. Il était de ces hommes que l'Esprit de Dieu a remplis de courage, et place bientôt à la tête-d ‘un mouvement religieux. L'Eglise de Meaux ne tarda pas à le regarder comme son ministre.

L'idée d'un sacerdoce universel, si vivante chez les premiers chrétiens, avait été rétablie au seizième siècle par Luther [1]. Mais cette idée sembla rester alors à l'état de théorie dans l'Église luthérienne et ne passa réellement dans la vie, que chez les chrétiens réformés. Les Eglises luthériennes (et en cela elles sont d'accord avec l'Église anglicane) tenaient peut-être un certain milieu à cet égard entre l'Église romaine et l'Église réformée. Chez les Luthériens, tout procédait du pasteur ou du prêtre, et il n'y avait de bon dans l'Église que ce qui découlait organiquement de ses chefs. Mais les Églises réformées, tout en maintenant l'institution divine du ministère, que quelques sectes méconnaissent, se rapprochèrent davantage de l'état primitif des communautés apostoliques. Elles reconnurent et proclamèrent, dès les temps où nous parlons, que les troupeaux chrétiens ne doivent pas recevoir simplement ce que le prêtre donne; que les membres de l'Église, aussi bien que ses conducteurs, possèdent la clef du trésor où ceux-ci puisent leurs enseignements, puisque la Bible est dans les mains de tous; que les grâces de Dieu, l'esprit de foi, de sagesse, de consolation, de lumière, ne sont pas accordés seulement au pasteur; que chacun est appelé à faire servir le don qu'il a reçu à l'utilité commune; que souvent même un certain don, nécessaire à l'édification de l'Église, peut être refusé au ministre et accordé à un membre de son troupeau.

Ainsi l'é tat passif des Églises fut alors changé en un état d'activité générale; et ce fut en France surtout que cette révolution s'accomplit. Dans d'autres contrées, les réformateurs sont presque exclusive ment des pasteurs et des docteurs. Mais en P

rance, aux hommes de la science se joignent aussitôt les hommes du peuple. Dieu y prend pour ses premiers ouvriers un docteur de la Sorbonne et un cardeur de laine.

Le cardeur Leclerc se mit donc à aller de maison en maison, fortifiant les disciples.

Mais ne s'arrêtant pas à ces soins ordinaires, il eût voulu voir s'écrouler l'édifice de la papauté, et la France, du sein de ces décombres, se tourner, avec un cri de joie, 333

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle vers l'Évangile. Son zèle peu modéré rap pelait celui d'Hottinger à Zurich et de Carlstadt à Wittemberg. Il écrivit donc une proclamation contre l'Antéchrist de Rome, y annonçant que le Seigneur allait le détruire par le souffle de sa bouche.

Puis il afficha courageusement ses pan cartes » à la porte même de la cathédrale [2].

Bientôt tout fut en confusion autour de l'antique édifice. Les fidèles s'étonnaient; les prêtres s'irritaient. Quoi ! Un homme dont l'état est de peigner la laine, oser s'en prendre au pape ! Les franciscains étaient hors d'eux-mêmes. Ils demandaient que cette fois du moins on fît un terrible exemple. Leclerc fut jeté en prison.

Son procès fut en peu de jours terminé, sous les yeux mêmes de Briçonnet, qui devait tout voir et tout tolérer. Le cardeur fut condamné à être frappé de verges, trois jours de suite, à travers les rues de la ville, puis marqué au front le troisième jour. Bientôt commença ce triste spectacle. Le clerc, les mains liées, le dos nu, était conduit par les rues, et les bourreaux faisaient tomber sur son corps les coups qu'il s'était attirés en s'élevant contre l'évêque de Rome. Une immense foule suivait le cortège qui marquait sa marche par les traces de sang du martyr. Les uns poussaient des cris de colère contre l'hérétique; les autres lui donnaient par leur silence même, des marques non équivoques de leur tendre compassion; une femme encourageait le malheureux de ses paroles et de son regard : c'était sa mère.

Enfin le troisième jour, après qu'on eut achevé cette procession sanglante, on fit arrêter Leclerc sur la place ordinaire des exécutions. Le bourreau prépara le feu, y chauffa le fer dont l'empreinte devait brûler l'évangéliste, et, s'approchant de lui le marqua au front comme hérétique. Un cri se fit alors entendre, mais ce n'était pas le martyr qui l'avait poussé. Sa mère, présente à cet affreux spectacle, déchirée par la douleur, sentait en elle un violent combat; c'était l'enthousiasme de la foi qui luttait dans son cœur avec l'amour maternel; à la fin, la foi eut le dessus; et elle s'écria d'une voix qui fit tressaillir tous ses adversaires : Vive Jésus-Christ et ses enseignes'! [3]» Ainsi, cette Française du seizième siècle accomplissait le commandement du Fils de Dieu: Celui qui aime son fils plus que moi n'est pas digne de moi. » Tant d'audace en un tel moment méritait une punition éclatante; mais cette mère chrétienne avait glacé d'épouvante les prêtres et les soldats. Toute leur furie était bâillonnée par un bras plus puissant que le leur. La foule, se rangeant avec respect, laissa la mère du martyr regagner d'un pas lent sa pauvre demeure.

Les moines, les sergents de ville eux-mêmes la regardaient immobiles. « Pas un de ses ennemis n'osa lui mettre la main dessus », dit Théodore de Bèze. Après cette exécution, Leclerc ayant été relâché, se retira à Rosay en Brie, bourg à six lieues de Meaux, et plus tard il se rendit à Metz où nous le retrouverons.

Les adversaires triomphaient. Les cordeliers ayant reconquis la chaire, semaient leurs 'mensonges et fariboles comme de coutume. [4]» Mais les pauvres ouvriers de cette ville, privés d'entendre la Iferole dans des réunions régulières, commencèrent à s'assembler en cachette, dit notre chroniqueur, à l'exemple des fils des prophètes 334

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle du temps d'Achab et des chrétiens de la primitive Église; et selon que l'opportunité s'offrait, ils se réunissaient une fois en une maison, une autre « fois en quelque caverne, quelquefois aussi en quelque vigne ou bois. Là, celui d'entre eux qui était le plus exercé ès saintes Écritures les exhortait; et ce fait, ils priaient tous ensemble d'un grand courage, s'entretenant en l'espérance que l'Évangile serait reçu en France et que la tyrannie de l'Antéchrist prendrait fin [5]. » Il n'est aucune puissance capable d'arrêter la vérité. Cependant une victime ne suffisait pas; et si le premier contre lequel se déchaîna la persécution fut un ouvrier en laine, le second fut un gentil homme de la cour. Il fallait effrayer les nobles aussi bien que le peuple.

Messieurs de la Sorbonne, à Paris, n'entendaient pas d'ailleurs se laisser devancer par les franciscains de Meaux. Le plus savant des nobles », Berquin, avait puisé dans les Ecritures toujours plus de courage; et après avoir attaqué par quelques épigrammes les frelons de la Sorbonne, » il les avait accusés ouvertement d'impiété

[6].

Beda, Duchesne, qui n'avaient osé répondre à leur manière aux saillies spirituelles d'un gentil homme du roi, changèrent de pensée, dès qu'il» découvrirent derrière ces attaques, des convictions sérieuses. Berquin était devenu chrétien; sa perte était assurée. Beda et Duchesne, ayant saisi quelques-unes de ses traductions, y trouvèrent de quoi faire brûler plus d'un hérétique.

« Il prétend, dirent-ils, qu'il ne convient pas d'invoquer la Vierge Marie à la place de l'Esprit saint, et de l'appeler la source de toute grâce [7] ! Il s'élève contre l'habitude de la nommer notre espérance, notre vie, et dit que ces titres ne conviennent qu'au Fils de Dieu ! » Il y avait plus encore. Le cabinet de Berquin était comme une librairie d'où se répandaient dans tout le royaume des livres corrupteurs. Les Lieux communs de Mélanchton, surtout, écrits avec tant d'élégance, ébranlaient les lettrés de la France.

Le pieux gentilhomme ne vivant qu'au milieu des in-folio et des tracts, s'était fait, par charité chrétienne, traducteur, correcteur, imprimeur, libraire. .. Il fallait arrêter ce torrent redoutable, à sa source même.

Un jour donc que Berquin était tranquillement à ses études, au milieu de ses livres chéris, sa de meure fut tout à coup entourée de sergents d'armes, et l'on frappa violemment à la porte; c'étaient la Sorbonne et ses agents qui, munis de l'autorité du parlement, venaient faire chez lui une descente Beda, le redoutable syndic, était à leur tête, et jamais inquisiteur ne remplit mieux son devoir; il pénétra avec ses satellites dans la bibliothèque de Berquin, lui dénonça la mission dont il se disait chargé, ordonna qu'on eût l'œil sur lui, et commença son enquête; pas un livre n'échappa à son regard perçant, et l'on dressa, de tous, par son ordre, un exact inventaire. Ici, un traité de Mélanchton; là, un écrit de Carlstadt; plus loin, un ouvrage de Luther! Voici des livres hérétiques traduits du latin en français par 335

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Berquin; en voici d'autres de sa composition. Tous les ouvrages que Beda saisissent, à l'exception de deux, étaient remplis d'erreurs luthériennes. Il sortit de la maison, emportant son butin, et plus glorieux que ne le fut jamais un général d'armée chargé des dépouilles des peuples vaincus [8].

Berquin comprit qu'un grand orage venait de fondre sur sa tête; mais son courage ne faillit point : il méprisait trop ses adversaires pour les craindre. Cependant Beda ne perdait pas de temps. Le 13 mai 15a3, le parlement rendit un arrêt portant que tous les livres saisis chez Berquin seraient communiqués à la faculté de théologie.

L'avis de la compagnie ne se fit pas attendre; le a5 juin, elle condamna au feu comme hérétiques ces ouvrages, à l'exception des deux dont nous avons parlé, et ordonna que Berquin abjurât ses erreurs. Le parlement admit ces conclusions. Le gentilhomme parut devant ce corps redoutable. Il savait que derrière cette assemblée était peut-être un échafaud; mais, comme Luther à Worms, il demeura ferme. En vain le parlement lui ordonna- t-il de se rétracter; Berquin n'était pas de ceux qui retombent après avoir été faits participants du Saint-Esprit. Celui qui est né de Dieu se conserve soi-même, et le Malin ne le touche point [9]. Toute chute prouve que la con version n'a été qu'apparente ou que partielle; or, la conversion de Berquin était véritable. Il répondit avec décision à la cour devant laquelle il comparaissait.

Le parlement, plus sévère que ne l'avait été la diète de Worms, ordonna à ses agents de se saisir de l'accusé, et le fit conduire à la Conciergerie. C'était le 1er août 15a3.

Le 5 août, le parlement remit l'hérétique entre les mains de l'évêque de Paris, afin que ce prélat prît connaissance de l'affaire, et que, assisté de docteurs et de conseillers, il prononçât la peine due au coupable. On le transféra dans les prisons de l'officialité [10].

Ainsi Berquin passait de tribunaux en tribunaux et de prison en prison. Beda, Duchesne et leur compagnie tenaient leur victime; mais la cour en voulait toujours à la Sorbonne, et François était plus puissant que Beda. Il y eut alors parmi les nobles un mouvement d'indignation. Ces moines et ces prêtres oubliaient-ils donc ce que valait l'épée d'un gentilhomme?... « De quoi l'accuse-t-on? disait-on à François 1er; de blâmer l'usage « d'invoquer la Vierge au lieu du Saint-Esprit?

« Mais Erasme et beaucoup d'autres le blâment de même. Est-ce pour de tels riens qu'on met en prison un officier du roi [11] ? C'est aux lettres, à la vraie religion, aux nobles, à la chevalerie, à la couronne même qu'on en veut. » Le roi voulut •encore cette fois faire pousser des cris à toute la compagnie. Il donna des lettres d'évocation au conseil, et le 8 août un huissier se présenta à la prison de l'officialité, portant ordre du roi de mettre Berquin en liberté.

La question était de savoir si les moines céderaient. François 1er, qui avait prévu quelques difficultés, avait dit à l'agent chargé de ses ordres : Si vous trouvez de la 336

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle résistance, je vous autorise à enfoncer les portes. » Ces paroles étaient claires. Les moines et la Sorbonne cédèrent, en dévorant l'affront, et Berquin, mis en liberté, comparut devant le conseil du roi qui le renvoya absous [12]. Ainsi François 1er avait humilié l'Église. Berquin s'imagina que la France, sous son règne, pourrait s'émanciper de la papauté, et pensa à recommencer la guerre. Il entra à cet effet en rapport avec Érasme, qui reconnut aussitôt en lui un homme de bien [13]. Mais, toujours timide et temporiseur : « Rappelez-vous, dit le philosophe, qu'il ne faut pas irriter les frelons, et jouissez en paix de vos études [14]. Surtout ne me mêlez pas dans votre affaire; cela ne serait utile ni à moi, ni à vous [15]. »

Ces refus ne découragèrent pas Berquin; si le génie le plus puissant du siècle se retire, il s'appuiera sur Dieu qui ne se retire jamais. L'œuvre de Dieu veut être faite avec ou sans les hommes. « Berquin, dit Érasme lui-même, avait quelque chose de semblable au palmier; il se relevait et devenait fier et superbe, contre quiconque cherchait à l'épouvanter [16]. »

Tels n'étaient pas tous ceux qui avaient accueilli la doctrine évangélique. Martial Mazurier avait été l'un des prédicateurs les plus zélés. On l'accusa d'avoir prêché des propositions fortes erronées [17], et même d'avoir commis, pendant qu'il était à Meaux, certains actes de violence. « Ce Martial Mazurier étant à Meaux, dit un manuscrit de cette ville que nous avons cité, allant à l'église des révérends pères cordeliers, et voyant la figure de saint François, stigmatisée sur le dehors de la porte du couvent où est à présent mis un saint Roch, le jeta à bas et le rompit. [18]»

Mazurier fut saisi, et mis à la Conciergerie où il tomba soudain dans de profondes rêveries et de vives angoisses.

C'était la morale plutôt que la doctrine évangélique, qui l'avait attiré dans les rangs des réformateurs; et la morale le laissait sans force. Effrayé du bûcher qui l'attendait, croyant que décidément la victoire demeurerait en France au parti de Rome, il se convainquit facilement qu'il trouverait plus d'influence et d'honneurs en retournant à la papauté. Il rétracta donc ses enseignements, et fit' prêcher dans sa paroisse les doctrines opposées à celles qu'on l’accusait d'y avoir enseignées [19]; et se liant plus tard avec les docteurs les plus fanatiques, et en particulier avec l'illustre Ignace de Loyola, il se montra dès lors le plus ardent sou tien de la cause papale [20]. Depuis le temps de l'empereur Julien, les apostats sont toujours devenus, après leur infidélité, les plus impitoyables adversaires de la doctrine qu'ils avaient quelque temps professée.

Mazurier trouva bientôt une occasion d'exercer son zèle. Le jeune Jacques Pavanne avait aussi été jeté en prison. Martial espérait, en le faisant tomber comme lui, couvrir sa propre chute. La jeunesse, l'amabilité, la science, l'intégrité de Pa vanne, intéressaient vivement en sa faveur, et Mazurier s'imaginait qu'il serait lui-même moins coupable, s'il entraînait maître Jacques à le devenir autant que lui. Il se 337

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle rendit dans son cachot, et commença ses manœuvres. Il affecta d'avoir été plus loin que lui dans la connaissance de la vérité :

« Vous errez, Jacques, lui répétait-il souvent; vous n'avez pas vu au fond de la mer, vous ne con naissez que la surface des ondes et des vagues [21]. » Les sophismes, les promesses, les mena ces, rien n'était épargné. Le malheureux jeune homme, séduit, agité, ébranlé, succomba enfin à ces perfides attaques, et rétracta publiquement ses prétendues erreurs, le lendemain de Noël 15a4- Mais dès lors un esprit d'accablement et de deuil envoyé de l'Éternel fut sur Pavanne. Une profonde tristesse le consuma, et il ne cessa de pousser des soupirs. Ah! répétait-il, il n'y a plus pour moi qu'amertume dans la vie. » Triste salaire de l'infidélité.

Cependant, parmi ceux qui avaient reçu la Parole de Dieu en France, se trouvaient des hommes d'un esprit plus intrépide que Pavanne et que Mazurier. Leclerc s'était retiré vers la fin de l'an 15a3 à Metz en Lorraine, et là, dit Théodore de Bèze, il avait suivi l'exemple de saint Paul à Corinthe, qui, tout en faisant des tentes, persuadait les Juifs et' les Grecs [22]. Leclerc, tout en exerçant son métier de cartleur de laine, édairait les gens de son état; et plusieurs d'entre eux avaient été réellement convertis. Ainsi cet humble artisan avait jeté les fondements d'une Église qui devint plus tard célèbre.

Leclerc n'était pas seul à Metz. Il y avait parmi les ecclésiastiques de la ville un moine augustin de Tournay, docteur en théologie, nommé Jean Châtelain, qui avait été amené à la connaissance de Dieu [23] par ses communications avec les augustins d'Anvers. Châtelain s'était attiré le respect du peuple par l'austérité de ses mœurs [24], et la doctrine de Christ prêchée par lui avec la chasuble et l'étole, avait paru moins extraordinaire aux habitants de Metz, que quand elle leur venait du pauvre artisan, qui quittait le peigne dont il cardait la laine, pour expliquer un Évangile imprimé en français.

La lumière évangélique, grâce au zèle de ces deux hommes, commençait à se répandre dans toute la ville. Une femme très- dévote, nommée Toussaint, d'une famille bourgeoise, avait un fils appelé Pierre, à qui, au milieu de ses jeux, elle adressait souvent de graves paroles. Partout, et jusque dans les maisons des bourgeois, on s'at tendait alors à quelque chose d'extraordinaire. Un jour l'enfant, se livrant aux divertissements de son âge, allait à cheval sur un long bâton, dans la chambre de sa mère, lorsque celle-ci qui s'entretenait avec des amis des choses de Dieu, leur dit d'une voix émue : L'Antéchrist viendra bientôt m avec une grande puissance, et il perdra ceux qui se seront convertis à la prédication d'Élie [25]. » Ces paroles souvent répétées frappèrent l'esprit de l'enfant, qui se les rappela plus tard.

Pierre Tous saint était devenu grand à l'époque où le docteur en théologie et le cardeur de laine prêchaient l'Évangile à Metz. Ses parents et ses amis, surpris de son jeune génie, espéraient le voir un jour occuper une place éminente dans l'Église.

338

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Un de ses oncles, frère de son père, était primicier de Metz; c'était la première dignité dans le chapitre [26]. Le cardinal Jean de Lorraine, fils du duc René, qui tenait une grande maison, témoignait beaucoup d'affection au primicier et à son neveu. Celui-ci, malgré sa jeunesse, venait d'obtenir un canonicat lorsqu'il commença à devenir attentif à l'Évangile.

La prédication de Châtelain et de Leclerc ne se rait-elle pas peut-être celle d'Élie?

Déjà, il est vrai, l'Antéchrist s'arme partout contre elle. Mais qu'importe? « Élevons, dit-il, la tête vers le Seigneur, qui viendra et qui ne tardera point [27]. » La doctrine évangélique pénétrait dans les premières familles de Metz. Un homme fort considéré, le chevalier d'Esch, ami intime du primicier, venait de se convertir *[28].

Les amis de l'Évangile étaient dans la joie. Le chevalier notre bon maître... répétait Pierre: si toutefois, ajoutait-il « avec noblesse et candeur, il nous est permis d'avoir un maître sur la terre [29]. »

Ainsi Metz allait devenir un foyer de lumière, quand le zèle imprudent de Leclerc arrêta brusquement cette marche lente, mais sûre, et suscita un orage qui pensa ruiner entièrement cette église naissante. La multitude du peuple messin continuait à marcher dans ses antiques superstitions, et Leclerc avait le cœur navré en voyant cette ville plongée dans « l'idolâtrie.» Le jour d'une grande fête approchait. A une lieue environ de la ville se trouvait une chapelle qui renfermait des images de la Vierge et des saints les plus célèbres du pays, et où tous les habitants de Metz avaient coutume de se rendre en pèlerinage, un certain jour de l'année, pour adorer ces images et obtenir le pardon de leurs péchés.

La veille de la fête étant arrivée, l'âme pieuse et courageuse de Leclerc était violemment agitée. Dieu n'a - t - il pas dit : Tu ne te prosterneras point devant leurs dieux.; mais tu les détruiras et tu briseras entièrement leurs statues* ?[30] Leclerc crut que ce commandement lui était adressé, et, sans consulter ni Châtelain, ni Esch, ni aucun de ceux dont il eût pu craindre des avis contraires à son projet, le soir, au moment où la nuit commençait, il sortit de la ville et se rendit près de la chapelle. Là, il se recueillit quelque temps, assis silencieusement en présence de ces statues. Il pouvait encore s'enfuir; mais demain, dans quelques heures, toute une cité, qui devrait n'adorer que Dieu seul, allait être prosternée devant ces morceaux de pierre et de bois. Un combat semblable à celui que nous trouvons chez tant de chrétiens des premiers siècles de l'Église, se livre dans l'esprit du cardeur de laine.

Que lui importe que ce soient les images des saints et des saintes qui se trouvent dans ces lieux, et non celles des dieux et des déesses du paganisme ? Le culte que le peuple rend à ces images, n’appartient-il pas à Dieu seul? Comme Polyeucte près des idoles du temple, son cœur frissonne, son courage s'anime : Ne perdons plus de temps, le sacrifice est prêt, Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt, Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule, Dont arme un bois pourri ce 339

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle peuple trop crédule; Allons en éclairer l'aveuglement fatal, Allons briser ces dieux de pierre et de métal; Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste, Faisons triompher Dieu... qu'il dispose du reste [31]. En effet, Leclerc se lève, s'approche des images, les enlève, les brise et en disperse avec indignation les fragments devant l'autel. Il ne doutait pas que ce ne fût l'Esprit même du Seigneur qui lui eût inspiré cette action, et Théodore de Bèze pense de même [32]. Après cela, Leclerc retourna à Metz, où il rentra à la pointe du jour, aperçu de quelques-uns, au moment qu’ il passait la porte de la ville [33].

Cependant, tout se mettait en mouvement dans l'antique cité; les cloches sonnaient, les confréries se rassemblaient; et toute la ville de Metz, conduite par les chanoines, les prêtres et les moines, sortait avec pompe; on récitait des prières, on chantait des cantiques aux saints que l'on allait adorer; les croix et les bannières défi laient en ordre, et les instruments de musique ou les tambours répondaient aux chants des fidèles. Enfin, après plus d'une heure de marche, la pro cession atteignit le lieu du pèlerinage. Mais quel n'est pas l'étonnement des prêtres, lorsque se pré sentant, l'encensoir à la main, ils découvrent les images qu'ils venaient adorer, mutilées et couvrant la terre de leurs débris. Ils reculent avec effroi; ils annoncent à la foule l'acte sacrilège; tout à coup les chants cessent, les instruments se taisent, les bannières s'abaissent, et toute cette multitude éprouve une inconcevable agitation.

Les chanoines, les curés et les moines s'efforcent d'enflammer les esprits; ils excitent le peuple à chercher le coupable et à demander sa mort [34]. Un seul cri s'élève de toutes parts : Mort, mort au sacrilège! » On retourne à Metz précipitamment et en désordre. Leclerc était connu de tous; plusieurs fois il avait, appelé les images, des idoles. D'ailleurs, ne l'avait-on pas vu, au point du jour, revenir de la chapelle? On le saisit; il confessa aussitôt son crime et conjura le peuple d'adorer Dieu seul. Mais ce discours excita encore plus la fureur de la multitude, qui eût voulu, à l'instant même, le traîner à la mort. Conduit devant les juges, il déclara avec courage que Jésus-Christ, Dieu manifesté en chair, devait seul être adoré, et fut condamné à être brûlé vif. On le mena au lieu de l'exécution.

Ici l'attendait une épouvantable scène. La cruauté de ses persécuteurs recherchait tout ce qui pouvait rendre son supplice plus horrible. Près de l'échafaud, on chauffait des tenailles qui devaient servir leur rage. Leclerc, ferme et calme, entendait sans émotion les clameurs sauvages des moines et du peuple. On commença par lui couper le poing droit; puis, saisissant les tenailles ardentes, on lui arracha le nez; puis, toujours avec ce même instrument, on se mit à tenailler ses deux bras, et quand on les eut rompus en plusieurs endroits, on finit par lui brûler les mamelles [35]. Pendant que la cruauté de ses ennemis s'acharnait ainsi sur son corps, l'esprit de Leclerc était en paix. Il prononçait solennellement, et d'une voix retentissante [36], ces paroles de David : Leurs faux dieux sont de l'or et de l'argent, un ouvrage de main d'homme. Ils ont une bouche et ne parlent point; ils ont des 340

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle yeux et ne voient point; ils ont des oreilles et n’entendent point; ils ont un nez et ne sentent point; des mains et ne touchent point; des pieds et ne marchent point; ils ne rendent aucun son de leur gosier. Ceux qui les font et tous ceux qui s'y confient leur deviendront semblables. Israël, assure- toi sur l’Eternel, car il est l'aide et le bouclier de ceux qui l'invoquent. Les adversaires, en voyant tant de force d'âme, étaient épouvantés; les fidèles se sentaient affermis [37]; le peuple, qui avait montré auparavant tant de colère, était étonné et ému [38]. Après ces tortures, Leclerc fut brûlé à petit feu, selon que sa condamnation le portait. Telle fut la mort du premier martyr de l'Évangile en France.

Mais les prêtres de Metz n'étaient point satis faits. En vain s'étaient-ils efforcés d'ébranler Châtelain. « Comme l'aspic, disaient-ils, il fait le sourd, et refuse d'ouïr la vérité [39]. » Il fut saisi par les gens du cardinal de Lorraine, et transporté dans le château de Nommeny.

Puis il fut dégradé par les officiers de l'évêque, qui lui enlevèrent ses vêtements, et lui raclèrent les doigts avec un morceau de verre, en disant : « Par ce raclement, nous t'ôtons la puissance de sacrifier, de consacrer et de bénir, que tu reçus par l'onction des mains'. [40]» Ensuite, l'ayant cou vert d'un habit laïque, ils le remirent au pouvoir séculier qui le condamna à être brûlé vif. Le bûcher fut bientôt dressé, et le ministre de Christ consumé par les flammes. « Le luthéranisme ne s'en répandit pas moins dans tout le pays Messin, » disent les auteurs de l'histoire de l'Eglise gallicane, qui, du reste, approuvent fort cette rigueur.

Dès que cet orage était venu s'abattre sur l'Eglise de Metz, la désolation avait été dans la maison de Toussaint. Son oncle le primicier, sans prendre une part active aux poursuites dirigées contre Leclerc et Châtelain, frémissait à la pensée que son neveu était de ces gens-là. L'effroi de la mère était plus grand encore. Il n'y avait pas un moment à perdre; tous ceux qui avaient prêté l'oreille à l'Évangile étaient menacés dans leur liberté et dans leur vie. Le sang qu'avaient répandu les inquisiteurs n'avait fait qu'augmenter leur soif : de nouveaux échafauds allaient être dressés; Pierre Toussaint, le chevalier d'Esch, d'autres encore quittèrent Metz en toute hâte, et se réfugièrent à Bâle.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Aliis pauculis libellis diligenter lectis. (Bezse Icônes.) a Animosae fidei plenus.

(Ibid.) 3 Voir tom. II, 2e édit., p. 117.

[2] Cet hérétique écrivit des pancartes qu'il attacha aux portes de la grande église de Meaux. (MSC. de Meaux). Voyez aussi Bezae Icônes, Crespin, Actes des Martyrs, etc.

341

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[3] Hist. Ecclés. de Th. de Bèze, p. /». Hist. des Martyrs de Crespin, p. g*.

[4] Actes des Martyrs, p. 183.

[5] Ibid.

[6] Impietatis etiam acensatos, tum voce, tum scriptis. Bezae Icônes.)

[7] Incongrue beata m Virgincm invocari pro Spiritu sancto. Krasmi Epp. 1279 )

[8] Gaillard. Hist. de François 1er, IV., 241. Crévier. Univ. de: Paris, V, p. 171.

[9] Héb. VI, 4- i Jean, V, 16.

[10] Ductns est in carcerem, reus haereseos periclita tus. (Erasm. Epp. 1279.

Crévier, Gaillard, loc. cit.)

[11] Ob hujusmodi ncenias. (Er. Epist. 1279.)

[12] At judices, ubi viderunt causant esse nuliius momenti, absolverunt hominem.

(Er. Epp. 1279.)

[13] Ex epistola visus est mihi vir bonus. (Er. Epp. 1279.)

[14] Sineret crabrones et suis se studiis oblectaret. (Ibid.)

[15] Deinde ne me involveret suae causae. (Ibid.)

[16] Ille, ut habebat quiddam cum palma commune, advenus deterrentem tollebat ammos. (Ibid.) Allusion probablement à Pline, N'attirai. Histor., XVI, 42.

[17] Hist. de l'Université, par Crévier, V, p. 2o3.

[18] Gaillard, Hist. de François 1er, V, p. a?4.

[19] Comme il était homme adroit, il esquiva la condamna tion, dit Crévier, V, p.

2o3.

[20] Cum Ignatio Loyola init amicitiam. (Launoi, Navarrae gymnasii historia, p. 6a 1.)

[21] Actes des Martyrs, p. 99.

[22] Actes des Apôtres, ch. XVIII, v. 3 et 4.—Apostoli apud Corinthios exemplum secutus. (Beise Icônes.)

[23] Vocatus ad cognitionem Dei. (Act. Mart. 180.) a

[24] Gaillard, Hist. de François 1er, V, p.

[25] Cùm equitabam in arundine longa, memini saepe audisse me à matre, venturum antichristum cum potentia magna, per diturumque eos qui essent ad 342

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Elise praedicationem conversi. (Tossanus Farello, 4 sept. 15a5; manuscrit du conclave de Neuchâtel.)

[26] Ibid., du 21 juillet 1525.

[27] Levemus interim capita nostra ad Dominum qui veniet et non tardabit. (Ibid., du 4 sept. 15a5.)

[28] Clarissimum illum equitem ... cui multum familiaritatis et amicitiae, cum primicerio Metensi, patruo meo. (Tossanus Farello, du 2 août 15a4.)

[29] Ibid., du 21 juillet 15a5. Manuscrit de Neuchâtel.

[30] Exode, XX, 4. — XX. IV., 24. m. 36

[31] Polyeucte, par Pierre Corneille. — Ce que plusieurs ad mirent en vers, ils le condamnent dans l'histoire.

[32] Divini spiritus afflatu impulsus. (Bezae Icônes.)

[33] Mane apud urbis portant deprehensus.

[34] Totam civitatem concitarunt ad auctorem ejus facinoris quserendum. (Aet.

Mart. lat., p. 189.)

[35] Naso candentibus forcipibus abrepto, iisdemque bra chio utroque, ipsis que mammis crudelissinie perustis. (Bezae, Icônes.) Manuscrit de Meaux; Crespin, etc.

[36] Altissimâ voce recitans. (Bezae Icônes.)

[37] Advcrsariis territis, piis magnopere confirmatis. (Ibid.)

[38] TVemo qui non commoveretur, attonitus. (Act. Mart. lat., p. ,89.)

[39] Instar aspidis serpentis aures omni surditate affectas. (Ibid., p. 183.)

[40] Utriusque mauus digitos lamina vitrea erasit. (Act. dos Mait. lat., p. 6fi.) 343

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX.

Ainsi le vent de la persécution soufflait avec violence, à Meaux et à Metz. Le nord de la France repoussait l'Évangile : l'Évangile céda pour quelque temps. Mais la Réforme ne fit que changer de place; les provinces du sud-est en devinrent le théâtre.

Farel, réfugié au pied des Alpes, y déployait une grande activité. C'était peu pour lui que de goûter au sein de sa famille les joies domestiques. Le bruit de ce qui s'était passé à Meaux et à Paris avait inspiré à ses frères une certaine terreur; mais une puissance inconnue les attirait vers les choses nouvelles et admirables dont Guillaume les entretenait. Celui-ci les sollicitait avec l'impétuosité de son zèle, de se convertir à l'Évangile [1]; et Daniel, Gauthier et Claude furent enfin gagnés au Dieu qu'annonçait leur frère. Us n'abandonnèrent point, au premier moment, le culte de leurs ancêtres; mais lorsque la persécution s'éleva, ils sacrifièrent courageusement leurs amis, leurs biens et leur patrie, pour adorer en liberté Jésus-Christ [2]. Les frères de Luther et de Zwingle ne paraissent pas avoir été aussi franchement convertis à l'Évangile; la réforme française eut dès le commencement un caractère plus domestique et plus intime.

Farel ne s'en tint pas à ses frères; il annonçait la vérité à ses parents et à ses amis, à Gap et dans les environs. Il paraîtrait même, si nous en croyons un manuscrit, que, profitant de l'amitié de quelques ecclésiastiques, il se mit à prêcher l'Evangile dans quelques églises [3]; mais d'autres autorités assurent qu'il ne monta point alors en chaire. Quoi qu'il en soit, la doctrine qu'il professait, produisit une grande rumeur. La multitude et le clergé voulaient qu'on lui imposât silence. « Nouvelle et étrange hérésie! disait-on; toutes les pratiques de la piété seraient-elles donc vaines? Il n'est ni moine, ni prêtre; il ne lui appartient pas de faire le prédicateur

[4]. » Bientôt tous les pouvoirs civils et ecclésias tiques de Gap se réunirent contre Farel. Il était évidemment un agent de cette secte à laquelle on s'opposait partout.

Rejetons loin de nous, disait-on, ce brandon de discorde. » Farel fut appelé à comparaître, traité durement et chassé de la ville avec violence [5].

Il n'abandonna pourtant point sa patrie : la campagne, les villages, les bords de la Durance, de la Guisanne, de l'Isère, ne renfermaient-ils pas beaucoup d'âmes qui avaient besoin de l'Évangile? et s'il y courait quelque danger, ces forêts, ces grottes, ces rochers escarpés, qu'il avait si souvent parcourus dans sa jeunesse, ne lui offraient-ils pas un asile? Il se mit donc à parcourir le pays, prêchant dans les maisons et au milieu des pâturages isolés, et cherchant un abri dans les bois et sur les bords des torrents [6]. C'était une école où Dieu le formait à d'autres travaux. «

Les croix, les persécutions, les machinations de Satan que l'on m'annonçait, ne m'ont pas manqué, disait-il; elles sont même beaucoup plus fortes que de moi-même 344

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle je n'eusse pu les supporter; mais Dieu est mon père; il m'a fourni et me fournira toujours les forces dont j'ai besoin [7]. »

Un grand nombre des habitants de ces campagnes reçurent de sa bouche la vérité.

Ainsi la persécution, qui avait chassé Farel de Paris et de Meaux, répandit la Réformation dans les provinces de la Saône, du Rhône et des Alpes. Dans tous les siècles s'accomplit ce que dit l'Écriture : Ceux donc qui jurent dispersés, allaient çà et là annonçant la Parole de Dieu [8].

Parmi les Français qui furent alors gagnés à l'Évangile, se trouvait un gentilhomme du Dauphiné, le chevalier Anémond de Coct, fils puîné de l'auditeur de Coct, seigneur du Chastelard. Vif, ardent, mobile, d'un cœur pieux, ennemi des reliques, des processions et du clergé, Anémond reçut avec une grande promptitude la doctrine évangélique, et bientôt il fut tout à elle. Il ne pouvait souffrir les formes en religion, et il eût voulu abolir toutes les cérémonies de l'Eglise. La religion du cœur, l'adoration intérieure, était pour lui la seule véritable. « Jamais, disait-il, mon esprit n'a trouvé aucun repos dans les choses du dehors. Le sommaire du christianisme se trouve dans cette parole : Jean a baptisé d'eau, mais vous serez baptisés du Saint-Esprit; il faut être une nouvelle créature [9]. »

Coct, doué d'une vivacité toute française, par lait et écrivait, tantôt en latin, tantôt en français. Il lisait et citait le Donat, Thomas d'Aquin, Juvénal et la Bible. Sa phrase était coupée, et il passait brusquement d'une idée à une autre. Toujours en mouvement, il se rendait partout où une porte paraissait ouverte à l'Évangile, et où se trouvait un docteur célèbre à entendre. Il gagnait par sa cordialité les cœurs de tous ceux avec qui il entrait en rapport. « C'est un homme distingué par sa naissance et par sa science, disait plus tard Zwingle, mais bien plus distingué encore par sa piété et son affabilité. [10]» Anémond est comme le type de beaucoup de Français de la Réforme.

Vivacité, simplicité, zèle qui va jusqu'à l'imprudence, voilà ce que l'on trouve souvent chez ceux de ses compatriotes qui embrassèrent l'Evangile. Mais, à l'autre extrémité du caractère français, nous trouvons la grave figure de Calvin, qui fait un contrepoids puissant à la légèreté de Coct. Calvin et Anémond sont les deux pôles opposés, entre lesquels se meut tout le monde religieux en France.

A peine Anémond eût-il reçu de Farel la connaissance de Jésus-Christ [11], qu'il chercha à gagner lui-même des âmes à cette doctrine d'esprit et de vie. Son père était mort; son frère aîné, d'un caractère dur et hautain, le repoussa dédaigneuse ment. Le plus jeune de la famille, Laurent, plein d'affection pour lui, ne parut le comprendre qu'à moitié. Anémond, se voyant repoussé par les siens, tourna ailleurs son activité.

345

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Jusqu'alors c'était seulement parmi les laïques qu'avait eu lieu le réveil du Dauphiné. Farel, Anémond et leurs amis désiraient voir un prêtre à la tête de ce mouvement, qui semblait devoir ébranler les provinces des Alpes. Il y avait à Grenoble un curé, minorité, nommé Pierre de Sebville, prédicateur d'une grande éloquence, d'un cœur honnête et bon, ne prenant pas conseil de la chair et du sang, et que Dieu attirait peu à peu à lui [12]. Bientôt Sebville reconnut qu'il n'y avait de docteur assuré, que la Parole du Seigneur; et abandonnant les doctrines qui ne sont appuyées que sur des témoignages d'hommes, il résolut dans son esprit de prêcher la Parole, clairement, purement, saintement [13].» Ces trois mots expriment toute la Réforme. Coct et Farel entendirent avec joie ce nouveau prédicateur de la grâce élever sa voix éloquente dans leur province, et ils pensèrent que leur présence y serait désormais moins nécessaire.

Plus le réveil s'étendait, plus aussi l'opposition devenait violente. Anémond, désireux de connaître Luther, Zwingle, et ces pays où la Réforme avait commencé, irrité de voir la vérité repoussée par ses concitoyens, résolut de dire adieu à sa patrie et à sa famille. Il fit son testa ment, disposa de ses biens, dont son frère aîné, seigneur du Châtelard, se trouvait alors en possession, en faveur de son frère Laurent [14]; puis, il quitta le Dauphiné, la France et, franchissant avec son impétuosité du Midi, des contrées qui étaient alors d'un trajet difficile, il traversa la Suisse, et ne s'arrêtant presque pas à Bâle, il arriva à Wittemberg auprès de Luther

[15]. C'était peu après la seconde diète de Nuremberg. Le gentilhomme français aborda le docteur saxon avec sa vivacité ordinaire; il lui parla avec enthousiasme de l'Évangile, et lui exposa avec entraînement les plans qu'il formait pour la propagation de la vérité. La gravité saxonne sourit à l'imagination méridionale du chevalier et Luther, qui avait quelques préjugés contre le caractère français, fut séduit et entraîné par Anémond. La pensée que ce gentil homme était venu, pour l'Evangile, de France à Wittemberg, le touchait [16]. « Certes, disait le réformateur à ses amis, ce chevalier français est un homme excellent, savant et pieux [17]. » Le jeune gentilhomme produisit la même impression sur Zwingle et sur Luther.

Anémond, en voyant ce que Luther et Zwingle avaient fait, pensait que s'ils voulaient s'occuper de la France et de la Savoie, rien ne leur résiste rait; aussi, ne pouvant leur persuader de s'y rendre, les sollicitait-il de consentir au moins à écrire.

Il suppliait surtout Luther d'adresser une lettre au duc Charles de Savoie, frère de Louise et de Philiberte, oncle de François 1er et de Marguerite. « Ce prince, disait-il au docteur, ressent beaucoup d'attrait pour la piété et pour la vraie religion [18], et il aime à s'entretenir de la Réforme avec quelques personnes de sa cour. Il est fait pour vous comprendre; car il a pour devise ces paroles : Nihil deest tirnentibus Deum. et cette devise, c'est la vôtre. Frappé tour à tour par l'Empire et par la France, humilié, navré, toujours en péril, son cœur a besoin de Dieu et de sa grâce : 346

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle il ne lui faut qu'une puissante impulsion. Gagné à l'Évangile, il aurait sur la Suisse, la Savoie, la France, une influence immense. De grâce, écrivez-lui. [19] »

Luther est tout Allemand, et il se fût trouvé mal à l'aise hors de l'Allemagne; cependant, animé d'un vrai catholicisme, il tendait la main dès qu'il voyait des frères; et partout où il y avait une parole à prononcer, il la faisait entendre. Il écrivait quelquefois, le même jour, aux extrémités de l'Europe, dans les Pays-Bas, en Savoie et en Livonie.

« Certes, répondit-il à la demande d'Anémond, l'amour de l'Évangile dans un prince est un don rare et un inestimable joyau [20]. » Et il adressa au duc une lettre qu'Anémond apporta probablement jusqu'en Suisse.

« Que Votre Altesse me pardonne, écrivait Luther, si moi, homme chétif et méprisé, j'ose lui écrire; ou plutôt qu'elle impute cette hardiesse à la gloire de l'Évangile; car je ne puis voir se lever, et briller quelque part cette resplendissante lumière, sans en triompher de joie... ,

« Mon désir est que mon Seigneur Jésus-Christ gagne beaucoup d'âmes par l'exemple de votre sérénissime Grandeur. C'est pourquoi je veux vous dire notre doctrine... Nous croyons que le commencement du salut, et la somme du christianisme, est la foi en Christ, qui par son sang uniquement, et non par nos œuvres, a expié le péché et enlevé à la mort sa domination. Nous croyons que cette foi est un don de Dieu, et qu'elle est créée par le Saint-Esprit dans nos cœurs, et non trouvée par notre propre travail. Car la foi est une chose vivante [21], qui engendre l'homme spirituellement, et en fait une nouvelle créature. »

Luther en venait ensuite aux conséquences de la foi, et montrait comment on ne pouvait la posséder, sans que l'échafaudage de fausses doc trines, et d'œuvres humaines, que l'Église avait si laborieusement élevé, ne s'écroulât aussitôt. « Si la grâce, disait-il, est gagnée par le sang de Christ, ce n'est donc point par nos œuvres.

C'est pourquoi tous les travaux de tous les cloîtres sont inutiles, et ces institutions doivent être abolies, comme étant contre le sang de Jésus Christ, et portant les hommes à se confier en leurs bonnes œuvres. Incorporés à Jésus- Christ, il ne nous reste plus qu'à faire ce qui est bon, parce qu'étant devenus de bons arbres, nous devons le témoigner par de bons fruits.

« Gracieux prince et seigneur, dit Luther, en terminant, que Votre Altesse qui a si bien commencé, contribue à répandre cette doctrine; non avec la puissance du glaive, ce qui nuirait à l'Évangile, mais en appelant dans vos États des docteurs qui prêchent la Parole. C'est par le souffle de sa bouche que Jésus détruira l'Ante christ, afin que, comme parle Daniel (ch. 8, v. 1 5), il soit brisé sans mains. C'est pourquoi, sérénissime prince, que Votre Altesse ranime l'étincelle qui a commencé à brûler en elle; qu'il sorte un feu de la maison de Savoie, comme autrefois de la maison de 347

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Joseph [22]; que la France tout entière soit devant ce feu comme du chaume; qu'il brûle, qu'il pétille, qu'il purifie, en sorte que cet illustre royaume puisse porter en vérité le nom de royaume très chrétien, qu'il n'a dû jusqu'à cette heure qu'aux torrents de sang répandus au service de l'Antéchrist! »

Voilà ce que Luther fit pour répandre l'Évangile en France. On ignore l'effet que cette lettre produisit sur le prince; mais nous ne voyons point qu’il n’ait jamais témoigné quelque envie de se détacher de Rome. En 1042, il pria Adrien VI d'être parrain de son premier-né, et plus tard le pape lui promit pour le second de ses enfants un chapeau de cardinal. Anémond, après s'être efforcé de voir la cour et l'électeur de Saxe [23], et avoir reçu à cet effet une lettre de Luther, revint à Bâle, plus décidé que jamais à exposer sa vie pour l'Évangile. Il eût voulu, dans son ardeur, pouvoir ébranler la France entière. Tout ce que je suis, disait-il, tout ce que je serai, tout ce que j'ai et tout ce que j'aurai, je veux le consacrer à la gloire de Dieu

[24] »

Anémond trouva à Bâle son compatriote Farel. Les lettres d'Anémond avaient excité en lui un vif désir de voir les réformateurs de la Suisse et de l'Allemagne. Farel, d'ailleurs, avait besoin d'une sphère d'activité où il pût déployer plus librement ses forces. Il quitta donc cette France qui déjà n'avait plus que des échafauds pour les prédicateurs du pur Evangile. Prenant des routes détournées, et se cachant dans les bois, il échappa, quoique avec peine, aux mains de ses ennemis. Souvent il se trompait de chemin. « Dieu veut m'apprendre par mon impuissance dans ces petites choses, disait-il, quelle est mon impuissance dans les grandes [25]. » Enfin il arriva en Suisse au commencement de 15a. C'était là qu'il devait dépenser sa vie au service de l'Évangile, et ce fut alors que la France commença à envoyer à l'Helvétie ces généreux évangélistes qui devaient établir la Réformation dans la Suisse romande, et lui donner, dans les autres parties de la confédération et dans le monde entier, une impulsion nouvelle et puissante.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Manuscrit de Choupard.

[2] Farel, gentilhomme de condition, doué de bons moyens, lesquels il perdit tous pour sa religion, aussi bien que trois autres siens frères. Manuscrit de Genève.)

[3] II prêcha l'Évangile publiquement avec une grande li berté. (Manuscrit de Choupard.)

[4] Ibid. Hist. des Évêq. de Nismes, 1738.

[5] II fut chassé, voire fort rudement, tant par l'évêque que par ceux de la ville.

(Manuscrit de Choupard.)

348

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[6] Olim errabundus in sylvis, in nemoribus, in aquis vaga tus sum. (Farel ad Capit.

de Bucer. Basil. a5 oct. 15a6. Lettr. inanuscr. de Neuchâtel.)

[7] Non defnere crux, persecnlio et Satanx machinamenta.. [Farel Galeot0.)

[8] Actes des Apôtres, VIII, 4

[9] Nunquam in externis quievit spiritus meus. (Coctus Fa rello. Manuscrit du conclave de Neuchâtel.)

[10] Virum est genére, doctrinaque clarum, ita pietate hur manitatequc longe clariorem. (Zw. Epp., p. 19.)

[11] Dans une lettre à Farel, il signe : Filius tuus humilis. ( a sept. 1524.)

[12] Pater cœlestis animum sic tuum ad se traxit. (Zwinglius Sebvillse. Epp., p.

3a0.)

[13] Nitide, pure, sancteque prasdicare in animum inducis. (Zw. Sebvillae. Epp., p.

3a0.)

[14] « Mon frère Annemond Coct, chevalier, au partir du pays me feist son heritier. »

( Lettres manuscrites de la Bibl. de Neuchâtel.)

[15] Mire ardens in Evangelium, dit Luther à Spalatin. (Epp. II, p. 340.) Sehr brùnstig in der Herrlichkeit des Evangelii, dit-il au duc de Savoie. (Ibid., p. 4°1.)

[16] Evangelii gratia hue profectus e Gallia. (L. Epp. II, pag. 340.)

[17] Hic Gallns eques... optimus vir est, eruditus ac pins. (Ibid.)

[18] Ein grosser Liebhaber der wahren Religion und Gottse ligkeit. (Ibid., p. 401.)

[19] Rien ne manque à ceux qui craignent Dieu. (Hist. gén. de la maison de Savoie, par Guichenon, II, p. 228.)

[20] Eine seltsame Gabe und hohes Kleinod unter den Fùrs ten. (L. Epp. II, p. 401.)

[21] Der Glaube ist ein lebendig Ding.. (L. Epp. II, p. 4oa.) L'original latin manque.

[22] Dass ein Feuer von dem Hause Sophoy ausgehe. (L. Epp. II, p. 406.)

[23] Vult videre aulam et faoiem Principis nostri. (Ibid., p. 340.)

[24] Quidquid sum, habeo,cro, habebove, ad Dei glorjam insumere mens est. (Coet Epp. Manuscrit de Neuchâtel.)

[25] Voluit Dominus per infirma haec, docere quid possit homo in majoribus. (Farel Capiton i. Ibid.)

349

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X.

C'est un beau trait de la Réformation, que la catholicité qu'elle manifeste. Les Allemands viennent en Suisse; les Français vont en Allemagne; plus tard des hommes de l'Angleterre et de l'Écosse se rendent sur le continent, et des docteurs du continent dans la Grande-Bretagne. Les réformations des divers pays naissent presque toutes indépendamment les unes des autres; mais à peine sont-elles nées, qu'elles se tendent les mains. Il y a une seule foi, un seul esprit, un seul Seigneur.

On a eu tort, ce me semble, de n'écrire jusqu'à pré sent l'histoire de la Réformation que pour un seul pays; cette œuvre est une, et les Églises protestantes forment, dès leur origine, « un seul corps, bien ajusté par toutes les jointures [1]»

Plusieurs réfugiés de France et de Lorraine formaient alors à Bâle une église française sauvée de l'échafaud; ils y avaient parlé de Lefèvre, de Farel, des événements de Meaux; et lorsque Farel arriva en Suisse, il y était déjà connu comme l'un des plus dévoués champions de l'Évangile. On le conduisit aussitôt chez Écolampade, de retour à Bâle depuis quelque temps. Il est rare que deux caractères plus opposés se rencontrent. Écolampade charmait par sa douceur, Farel entraînait par son impétuosité; mais du premier moment ces deux hommes se sentirent unis pour toujours [2].

C'était de nouveau le rapprochement d'un Luther et d'un Mélanchton. Écolampade reçut Farel chez lui, lui donna une modeste chambre, une table frugale, le conduisit vers ses amis; et bientôt la science, la piété, le courage du jeune Français lui gagnèrent tous les cœurs. Pellican, Imeli, Wolfhard, et d'autres ministres bâlois, se sentaient fortifiés dans la foi, par ses discours pleins d'énergie. Écolampade était alors profondément découragé. « Hélas! disait-il à Zwingle, je parle en vain, et ne vois pas le moindre sujet d'espérance. Peut-être aurais-je plus de succès au milieu des « Turcs [3]!.. Ah! ajoutait-il avec un profond soupir, je n'en attribue la faute à personne qu'à moi seul. »

Mais plus il voyait Farel, plus il sen tait son cœur se ranimer, et le courage que celui-ci lui communiquait, devenait la base d'une indestructible affection. « O mon cher Farel, lui « disait-il, j'espère que le Seigneur rendra notre amitié immortelle !

Et si nous ne pouvons être uni ici-bas, notre joie n'en sera que plus grande, quand nous serons réunis près de Christ dans le ciel [4]. » Pieuses et touchantes pensées !

... L'arrivée de Farel fut évidemment pour la Suisse un secours d'en haut.

Mais tandis que ce Français jouissait avec délices d'Écolampade, il reculait avec froideur et une noble fierté, devant un homme aux pieds duquel se prosternaient tous les peuples de la chrétienté. Le prince des écoles, celui dont chacun ambitionnait une parole et un regard, le maître du siècle, Érasme, était négligé par Farel. Le jeune Dauphinois s'était refusé à aller rendre hommage au vieux savant 350

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle de Rotterdam, méprisant ces hommes qui ne sont jamais qu'à moitié du côté de la vérité, et qui, tout en comprenant les dangers de l'erreur, sont pleins de ménagements pour ceux qui la propagent.

Ainsi l'on voyait dans Farel cette décision, qui est devenue l'un des caractères distinctifs de la Réformation en France et dans la Suisse française, et que quelques-uns ont appelée roideur, exclusisme, intolérance. Une discussion s'était engagée, à l'occasion des commentaires du docteur d'Étaples, entre les deux grands docteurs de l'époque, et il ne se faisait pas un festin où l'on ne prît parti pour Erasme contre Lefèvre, ou pour Lefèvre contre Érasme [5]. Farel n'avait pas hésité à se ranger du côté de son maître.

Mais ce qui l'avait surtout indigné, c'était la lâcheté du philosophe de Rotterdam à l'égard des chrétiens évangéliques. Érasme leur fermait sa porte. Eh bien, Farel n'y heurtera pas. C'était pour lui un petit sacrifice, convaincu qu'il était que la base de toute vraie théologie, la piété du cœur, manquait à Erasme. « La femme de Frobenius, disait-il, a plus de théologie que lui; [6] » et indigné de ce qu'Érasme avait écrit au pape comment il devait s'y prendre pour éteindre l'incendie de «

Luther, » il affirmait hautement qu'Érasme voulait étouffer l'Évangile.

Cette indépendance du jeune Farel irrita l'illustre savant. Princes, rois, docteurs, évêques, papes, réformateurs, prêtres, gens du monde, tous se trouvaient heureux de venir lui payer leur tri but d'admiration; Luther lui-même avait gardé quelques ménagements pour sa personne; et ce Dauphinois inconnu, exilé, osait braver sa puissance. Cette insolente liberté donnait plus de chagrin à Érasme, que tous les hommages du monde entier ne lui causaient de joie; aussi ne négligeait-il pas une occasion de décharger son humeur contre Farel; d'ailleurs, en attaquant un hérétique aussi prononcé, il se lavait aux yeux des catholiques-romains du soupçon d'hérésie.

« Je n'ai jamais rien vu de plus menteur, de plus violent, de plus séditieux que cet homme [7], disait-il; c'est un cœur plein de vanité et une langue remplie de malice

[8].» Mais la colère d'Érasme ne s'arrêtait pas à Farel; elle se portait sur tous les Français réfugiés à Bâle, dont la franchise et la décision le heurtaient.

On les voyait faire peu d'attention aux personnes; et si la vérité n'était pas franchement professée, ne pas se soucier de l'homme, quelque grand que fût son génie. Il leur manquait peut-être un peu de la débonnaireté de l'Évangile; mais il y avait dans leur fidélité quelque chose de la force des anciens prophètes; et l'on aime à rencontrer des hommes qui ne plient point devant ce que le monde adore. Érasme, étonné de ces dédains al tiers, s'en plaignait à tout le monde. « Quoi ! écrivait-il à Mélanchton, ne rejetterons- nous les pontifes et les évêques, que pour avoir des tyrans plus cruels, des galeux, des enragés;... car la France nous en a envoyé de tels

[9] . » —

351

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Quelques « Français, écrivait-il au secrétaire du pape, en lui présentant son livre sur le Libre arbitre, sont encore plus hors de sens que les Allemands eux-mêmes. Ils ont toujours ces cinq mots à la bouche, Evangile, Parole de Dieu, Foi, Christ, Esprit saint, et pourtant je ne doute pas que ce ne soit l'esprit de Satan qui les pousse'. [10]

» Au lieu de Farellus il écrivait souvent Fallicus, désignant ainsi l'un des hommes les plus francs de son siècle, par les épithètes de fourbe et de trompeur. Le dépit et la colère d'Érasme furent à leur comble, quand on lui rapporta que Farel l'avait appelé un Balaam. Farel croyait qu'Érasme, comme ce prophète, se laissait, à son insu peut-être, en traîner par des présents, à parler contre le peuple de Dieu. Le savant hollandais, ne pouvant plus se contenir, résolut de prendre à partie l'audacieux Dauphinois; et un jour que Farel discutait avec plusieurs amis, sur la doctrine chrétienne, en présence d'Erasme, celui-ci l'interrompant brusque ment lui dit: « Pourquoi m'appelez-vous Balaam [11]?» Farel, étonné d'abord d'une si brusque question, se remit bientôt et répondit, que ce n'était point lui qui l'avait ainsi nommé. Pressé d'indiquer le coupable, il nomma Du Blet de Lyon, comme lui réfugié à Bâle [12]. « Il se peut que ce soit lui qui l'ait dit, répliqua Érasme, mais c'est vous qui lui avez appris à le dire. »

Puis, honteux de s'être mis en colère, il porta promptement la conversation sur un autre sujet. « Pourquoi, dit-il à Farel, prétendez-vous qu'il ne faut pas invoquer les saints? Est-ce parce que la sainte Écriture ne le commande pas? — Oui', dit le Français. — Eh bien, reprit le savant, je vous somme de prouver par les Écritures qu'il faut invoquer le Saint-Esprit.» Farel fit cette réponse simple et vraie : S'il est Dieu, il faut qu'on l'invoque [13].» Je laissai la dis pute, dit Érasme, car la nuit approchait [14]. » Dès lors, toutes les fois que le nom de Farel se présenta sous sa plume, ce fut pour le représenter comme un être odieux, qu'il fallait fuir à tout prix.

Les lettres du réformateur sont, au contraire, pleines de modération à l'égard d'Erasme. L'Évangile est plus doux que la philosophie, même dans le caractère le plus emporté.

La doctrine évangélique avait déjà beaucoup d'amis à Bâle, dans le conseil et parmi le peuple; mais les docteurs de l'Université la combattaient de toutes leurs forces.

Écolampade et Stor, pasteur de Liestal, avaient soutenu des thèses contre eux.

Farel crut devoir professer aussi en Suisse le grand principe de l'école évangélique de Paris et de Meaux : La Parole de Dieu suffit, demanda à l'Université la permission de soutenir des thèses, plutôt, ajouta-t-il avec modestie, pour que l'on me reprenne si je me trompe, que pour enseigner autrui [15]; » mais l'Université refusa.

Farel s'adressa alors au conseil; et le conseil annonça publiquement, qu'un homme chrétien, nommé Guillaume Farel, ayant rédigé par l'inspiration de l'Esprit saint des articles conformes à l'Évangile [16], il lui accordait la permission de les soutenir en latin. L'Université défendit à tout prêtre ou étudiant de paraître à cette dispute; 352

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mais le conseil rendit un arrêt contraire. Voici quelques-unes des treize propositions, que Farel afficha :

« Christ nous a donné la règle la plus parfaite de la vie : il n'appartient à personne d'en rien ôter ou d'y rien ajouter. »

« Se diriger d'après d'autres préceptes que ceux de Christ, conduit droit à l'impiété.

Le véritable ministère des prêtres est de vaquer à l'administration de la Parole; et il n'y a pour eux rien de plus élevé.

« Oter à la bonne nouvelle de Christ sa certitude, c'est la détruire. Celui qui espère être justifié par sa propre puissance et ses propres mérites, et non par la foi, s'érige lui-même en Dieu [17]. « Jésus-Christ, auquel toutes choses obéissent, est notre étoile polaire, et le seul astre que nous devions suivre »

Ainsi se présentait ce « Français» dans Bâle [18]. C'é tait un enfant des montagnes du Dauphiné, élevé à Paris aux pieds de Lefèvre, qui venait exposer avec courage, dans cette illustre université de la Suisse et près d'Érasme, les grands principes de la Réforme. Deux idées étaient contenues dans les thèses de Farel : l'une était le retour à la sainte Écriture; l'autre était le retour à la foi: deux choses que la papauté a décidément condamnées au commencement du dix-huitième siècle, comme hérétiques et impies, dans la fameuse constitution Unigenitus, et qui, intimement unies entre elles, renversent en effet le système de la papauté. Si la foi en Christ est le commencement et la fin du christianisme, c'est donc à la Parole du Christ qu'il faut s'attacher, et non à celle de l'Église. Et il y a plus encore : si la foi unit les âmes, qu'importe un lien extérieur? Est-ce avec des crosses, des bulles et des tiares que se forme leur unité sainte? La foi unit d'une unité spirituelle et véritable tous ceux dans les cœurs desquels elle établit sa demeure. Ainsi s'évanouissait d'un seul coup la triple illusion des œuvres méritoires, des traditions humaines et d'une fausse unité. C'est tout le catholicisme romain.

La dispute commença en latin [19]. Farel et Ecolampade exposèrent et prouvèrent leurs articles, sommant à plusieurs reprises leurs adversaires de répondre; mais nul d'entre eux ne parut. Ces sophistes, ainsi les appelle Écolampade, faisaient les téméraires, mais cachés dans leurs recoins obscurs [20]. Aussi le peuple commença-t-il à mépriser la lâcheté de ses prêtres, et à détester leur tyrannie [21]. *

Ainsi Farel prit rang parmi les défenseurs de la Réformation. On se réjouissait de voir un Français réunir tant de science et de piété. Déjà l'on anticipait les plus beaux triomphes. Il est assez fort, disait-on, pour perdre, à lui seul, toute la Sorbonne [22]. » Sa candeur, sa sincérité, sa franchise captivaient les cœurs [23].

Mais, au milieu de son activité, il n'oubliait pas que c'est par notre propre âme que toute mission doit commencer.

353

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le doux Écolampade faisait avec l'ardent Farel un pacte, en vertu duquel ils s'engageaient à s'exercer à l'humilité et à la douceur dans leurs conversations familières. Ces hommes courageux savaient, sur le champ de bataille même, se former à la paix. Au reste l'impétuosité d'un Luther et d'un Farel étaient des vertus nécessaires. Il faut quelque effort quand il s'agit de déplacer le monde et de renouveler l'Eglise. On oublie trop souvent de nos jours cette vérité, que les hommes les plus doux reconnurent alors.

« Quelques - uns, disait « Écolampade à Luther, en lui adressant Farel, voudraient que son zèle contre les ennemis de la vérité fut plus modéré; mais je ne puis m'empêcher de voir dans ce zèle même une vertu admirable, qui, si elle se déploie à propos, n'est pas moins nécessaire que la douceur [24]. » La postérité a ratifié le jugement d'Ecolampade.

Au mois de mai 15i, Farel, avec quelques amis de Lyon, se rendit à Schaffhouse, à Zurich et à Constance. Zwingle et Myconius reçurent avec une vive joie cet exilé de la France, et Farel s'en souvint toute sa vie. Mais, de retour à Bâle, il trouva Érasme et ses autres ennemis à l'œuvre, et reçut l'ordre de quitter la ville. En vain ses amis témoignèrent-ils hautement leur désapprobation d'un tel abus de pouvoir, il fallut abandonner le sol de la Suisse, consacré dès lors aux grands revers. « C'est ainsi, dit Écolampade indigné, que nous entendons l'hospitalité, nous véritables habitants de Sodome [25] !.. »

Farel s'était intimement lié à Bâle avec le chevalier d'Esch; celui-ci voulut l'accompagner, et' ils partirent, munis par Écolampade de lettres pour Capiton et pour Luther, à qui le docteur de Bâle recommandait Farel comme ce Guillaume qui avait tant travaillé pour l'œuvre de Dieu [26]. » Farel se lia, à Strasbourg, d'une étroite amitié avec Capiton, Bucer et Hédion; mais il ne paraît pas qu'il soit allé jusqu'à Wittemberg.

________________________________________

FOOTNOTES

[1] Ephes. IV., 16.

[2] Amicum semper h.ibui a primo colloquio. (Farel ad Bulling. 27 mai 1556.)

[3] Fortasse in mediis Turcis felicius docuissem. (Zw. et Ecol. Epp., p. ao0.)

[4] Mi Farelle, spero Dominum conservaturum amicitiam nostram immortalem; et si hic conjungi nequimus, tanto bea tius alibi apnd Christum erit coutubernium.

(Ibid.,p. 201.)

[5] Nnlhim est peneconvivium... (Er. Epp., p. 179.)

[6] Consilium.quo sic extinguatur incendium Lutheramim. (Er. Epp., p. I79.) 354

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[7] Quo nihil vicli mendacius, virulentius, et seditiosius. (Ibid., p. 798.)

[8]Acidae linguse et vanissimus. (Ibid.,. p. 212g.)

[9] Scabiosos... rabiosos... nam nupernobis misit Gallia. (Er. Epp., p. 350.)

[10] Non dubitem quin ngantur spiritu Satan*. (Ibitl )

[11] Diremi disputationem ... (Er. Epp., p. 8o4-)

[12] Ut diceret negotiatorem quemdam Dupletum hoc dixisse. (Ibid., p. 2129.)

[13] Si Deus est, inquit, invocandus est. (Ibid., p. 804.)

[14] Omissa disputa tione,nam immiriebat nox. (ibid., p. 804.) Nous n'avons cette conversation que d'après Érasme; il nous apprend lui-même que Farel en fit une relation qui différait beaucoup de la sienne.

[15] Damit er gelehrt werde, ob er irre. (Fiissli Beytr., IV., P- 244.)

[16] Aus Eingiessung des heiligen Geistes ein christlichcr Mensch und Brader.

(Ibid.)

[17] Guillelmus Farellus christianis lectoribus, die Martis post Reminiscere. (Fiissli Beytr. IV., p. 247.) Fùssli ne donne pas le texte latin.

[18] Schedam conclusionum a Gallo illo. (Zw. Epp., page 333.)

[19] Schedam conclusionum latine apud nos disputatam. (Zw. Epp., P. 333.)

[20] Agunt tamen magnos interim thrasones, sed in angulis Incifugae. (Ibid.)

[21] Incipit tamen plebs paulatim illorum ignaviam et tyran nidem verbo Dei agnoscere. (Ibid.)

[22] Ad totam Sorbonicam affligendam sinon et perdendam. (Ecol. Luthero, Epp., p.

200.)

[23] Farellb nihil candidius est. (Ibid.)

[24] Verum ego virtutem illam admirabilem et non minus placiditate, si tcmpestive f'uerit, necessariam. (Ibid.)

[25] Adeo hospitum habemus rationem, veri Sodomitae. (Zw. Epp., p. 434.)

[26] Guillelmus ille qui tam probe navavit operam. (Zw. et Ecol. Epp., p. 175.) 355

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI.

Dieu n'éloigne ordinairement ses serviteurs du champ de bataille, que pour les y ramener plus forts et mieux armés. Farel et ses amis de Meaux, de Metz, de Lyon, du Dauphiné, chassés de France par la persécution, s'étaient retrempés en Suisse et en Allemagne avec les plus anciens ré formateurs; et maintenant, comme une armée dispersée d'abord par l'ennemi, mais aussitôt ralliée, ils allaient faire volte - face et marcher en avant au nom du Seigneur. Ce n'était pas seulement sur les frontières que se rassemblaient les amis de l'Évangile; en France même, ils reprenaient courage, et s'apprêtaient à recommencer l'attaque. Déjà les trompettes sonnaient le réveil; les soldats se recouvraient de leur armure, et se groupaient pour multiplier leurs coups; les principaux méditaient la marche du combat; le mot d'ordre : Jésus, sa Parole et sa grâce, » plus puissant que ne l'est, au moment de la bataille, le bruit des instruments militaires, remplissait les cœurs d'un même enthousiasme; et tout se préparait en France pour une seconde campagne, que devaient signaler de nouvelles victoires et de nouveaux et plus grands revers.

Montbéliard demandait alors un ouvrier. Le duc Ulric de Wurtemberg, jeune, violent et cruel, dépossédé de ses États en 15io, par la ligue de Souabe, s'était réfugié dans ce comté, la seule de ses possessions qui lui restât. Il vit en Suisse les réformateurs; son malheur lui devint salutaire; il goûta l'Évangile [1]. Écolampade fit savoir à Farel qu'une porte s'ouvrait dans le Montbéliard, et celui-ci accourut en secret à Bâle.

Farel n'était point entré régulièrement dans le ministère de la Parole; mais nous trouvons en lui, à cette époque de sa vie, tout ce qui est nécessaire pour constituer un ministre du Seigneur. Il ne se jeta point de lui-même et légèrement dans le service de l'Église. Regardant ma petitesse, dit-il, Je n'eusse osé prêcher, attendant que notre Seigneur envoyât personnages plus propres' [2]. »

Mais Dieu lui adressa alors une triple vocation. Il ne fut pas plutôt à Bâle, qu'Écolampade, touché des besoins de la France, le conjura de s'y con sacrer. Voyez, lui disait-il, comment Jésus est peu connu de tous ceux de la langue française. Ne leur donnerez-vous pas quelque instruction en langue vulgaire, pour mieux entendre la sainte Écriture [3] ? »

En même temps le peuple de Mont béliard l'appelait; le prince du pays consentait à cet appel [4]. Cette triple vocation n'était -elle pas de Dieu ?... Je ne pensai pas, dit-il, qu'il me fût licite de résister. Selon Dieu, j'obéis [5]. » Caché dans la maison d'Écolampade, luttant contre la responsabilité qui lui était offerte, et pourtant obligé de se rendre à une manifestation aussi claire de la volonté de Dieu, Farel accepta cette charge, et Ecolampade l'y consacra, en invoquant le nom du Seigneur

[6], et en adressant à son ami des conseils pleins de sagesse.

356

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Plus vous êtes porté à la violence, lui dit-il, plus vous devez vous exercer à la douceur; modérez votre courage de lion, par la modestie de la colombe [7].» Toute l'âme de Farel répondit à cet appel.

Ainsi Farel, jadis ardent sectateur de l'ancienne Église, allait devenir serviteur de Dieu dans la nouvelle. Si Rome exige, pour qu'une consécration soit valable, l'imposition des mains d'un évêque qui descende des apôtres dans une succession non interrompue, cela vient de ce qu'elle met la tradition humaine au-dessus de la Parole de Dieu. Dans toute Église où l'autorité de la Parole n'est pas absolue, il faut bien chercher une autre autorité. Et alors, quoi de plus naturel que de demander aux ministres les plus vénérés de Dieu, ce qu'on ne sait pas trouver en Dieu même ?

Si l'on ne parle pas au nom de Jésus-Christ, n'est-ce pas du moins quelque chose que de parler au nom de saint Jean et de saint Paul? Celui qui parle an nom de l'antiquité est plus fort que le rationaliste, qui ne parle qu'en son propre nom.

Mais le ministre chrétien a une autorité plus élevée encore; il prêche, non parce qu'il descend de saint Chrysostome et de saint Pierre, mais parce que la Parole qu'il annonce descend de Dieu même. L'idée de succession, quelque respectable qu'elle puisse paraître, n'est pourtant qu'un système humain, substitué au système de Dieu. Il n'y eut pas dans l'ordination de Farel une succession humaine. Il y a plus : il n'y eut pas en elle une chose nécessaire dans les troupeaux du Seigneur, où il faut que tout se fasse avec ordre, et dont le Dieu n’est point un Dieu de confusion. Il lui manqua une consécration de l'Eglise : mais les temps extraordinaires justifient les choses extraordinaires. A cette époque mémorable, Dieu intervenait lui-même. Il consacrait par de merveilleuses dispensations ceux qu'il appelait au renouvellement du monde; et cette consécration vaut bien celle de l'Église. Il y eut dans l'ordination de Farel la Parole infaillible de Dieu, donnée à un homme de Dieu, pour l'apporter au monde, la vocation de Dieu et du peuple, et la consécration du cœur; et peut-être n'y a-t-il pas de ministre à Rome ou à Genève, qui ait été plus légitimement ordonné pour le saint ministère. Farel partit pour Montbéliard, et d'Esch l'y accompagna.

Farel se trouvait ainsi placé à un avant-poste. Derrière lui, Bâle et Strasbourg l'appuyaient de leurs conseils et de leurs imprimeries; devant lui, s'étendaient ces provinces de la Franche-Comté, de la Bourgogne, de la Lorraine, du Lyonnais et du reste de la France, où des hommes de Dieu commençaient à lutter contre l'erreur au milieu de profondes ténèbres. Il se mit aussitôt à annoncer Christ et à exhorter les fidèles à ne point se laisser détourner des saintes Écritures par les menaces ou par la ruse. Faisant, longtemps avant Calvin, l'œuvre que ce réformateur devait accomplir sur une échelle plus vaste, Farel était à Montbéliard, comme est sur une hauteur un général, dont la vue perçante embrasse tout le champ de bataille, qui excite ceux qui sont aux prises avec l'ennemi, qui rallie ceux que l'impétuosité de l'attaque a dispersés, et qui enflamme par son courage ceux progrès de l'évangile.

qui demeurent en arrière [8]. Érasme écrivit aussi tôt à ses amis catholiques-357

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle romains, qu'un Français, échappé de France, faisait grand tapage dans ces régions

[9].

Les travaux de Farel n'étaient pas inutiles. « Partout, lui écrivait un de ses compatriotes, on voit pulluler des hommes qui emploient leurs travaux, leur vie entière, à répandre aussi loin « que possible le règne de Jésus-Christ [10]. » Les amis de l'Évangile bénissaient le Seigneur de ce que la sainte Parole brillait chaque jour dans toutes les Gaules d'un plus grand éclaté Les adversaires en étaient consternés [11]. « La faction, écrivait Érasme à l'évêque de Rochester, s'étend chaque jour davantage, et se propage dans la Savoie, dans la Lorraine et dans la France [12] »

Lyon parut être quelque temps le centre de l'action évangélique au dedans du royaume, comme Bâle le devenait au dehors. François 1er se rendant dans le Midi pour une expédition contre Charles-Quint, y était arrivé avec sa mère, sa sœur et sa cour. Marguerite y amenait avec elle plusieurs hommes dévoués à l'Evangile.

Toutes autres gens elle a déboutés arrière,» dit une lettre de cette époque Tandis que François Ier faisait traverser Lyon à 14,000 Suisses, 6,000 Français et 1500

lances de noblesse française, pour repousser l'invasion des Impériaux en Provence; tandis que toute cette grande cité retentissait du bruit des armes, des pas des chevaux, et du son des trompettes, les amis de l'Évangile y marchaient à des conquêtes plus pacifiques. Ils voulaient essayer à Lyon ce qu'ils n'avaient pu faire à Paris. Peut-être loin de la Sorbonne et du parlement, la Parole de Dieu serait-elle plus libre? Peut-être la seconde ville du royaume était-elle destinée à devenir la première pour l'Évangile? N'était-ce pas là que près de quatre siècles auparavant, l'excellent Pierre Waldo avait commencé à répandre la Parole divine? Il avait alors ébranlé la France.

Maintenant que Dieu avait tout préparé pour l'affranchissement de son Église, ne pouvait-on pas espérer des succès bien plus étendus et plus décisifs? Aussi les hommes de Lyon, qui n'étaient pas en général, il est vrai, des pauvres, » comme au douzième siècle, commençaient- ils à brandir avec courage l'épée de l'Esprit, qui est la Parole de Dieu. [13]»

Parmi ceux qui entouraient Marguerite était son aumônier, Michel d'Arande. La duchesse faisait prêcher publiquement l'Évangile dans Lyon; et maître Michel annonçait hautement et purement la Parole de Dieu à un grand nombre d'auditeurs, attirés en partie par l'attrait que la bonne nouvelle exerce partout où on la publie, en partie aussi par la faveur dont la prédication et le prédicateur jouissaient auprès de la sœur bien-aimée du roi [14].

Antoine Papillion, homme d'un esprit très-cultivé, d'une latinité élégante, ami d'Érasme, le premier de France bien sachant l'Évangile', [15]» accompagnait aussi la princesse. Il avait, à la demande de Marguerite, traduit l'ouvrage de Luther sur 358

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle les vœux monastiques, de quoi il eut beau coup d'affaires avec cette vermine parisienne, » dit Sebville [16]; mais Marguerite avait protégé ce savant contre les attaques de la Sorbonne, et lui avait procuré la charge de premier maître des requêtes du Dauphin, avec une place dans le grand conseil [17]. Il ne servait pas moins l'Évangile par son dévouement que par sa prudence.

Un négociant, nommé Vaugris, et surtout un gentil homme nommé Antoine Du Blet, ami de Farel, étaient dans Lyon à la tête de la Réforme. Ce dernier, doué d'une grande activité, servait de lien entre les chrétiens répandus dans ces contrées, et les mettait en rapport avec Bâle. Tandis que les hommes d'armes de François 1er n'avaient fait que traverser Lyon, les soldats spirituels de Jésus Christ s'y arrêtaient avec Marguerite; et laissant les premiers porters la guerre dans la Provence et dans les plaines de l'Italie, ils commençaient dans Lyon même le combat de l'Évangile.

Mais ils ne se bornaient point à Lyon. Ils regardaient tout autour d'eux; la campagne commençait sur plusieurs points à la fois; et les chrétiens lyonnais encourageaient de leurs paroles et de leurs travaux tous ceux qui confessaient Christ dans les provinces d'alentour. Us faisaient plus: ils allaient l'annoncer là où l'on ne le connaissait pas encore. La nouvelle doctrine remontait la Saône, et un évangéliste traversait les rues étroites et mal percées de Mâcon. Michel d'Arande lui-même, l'aumônier de la sœur du roi, s'y rendait en 1524, et à l'aide du nom de Marguerite, il obtenait la liberté de prêcher dans cette ville [18], qui devait plus tard être remplie de sang, et dont les sauteries devaient être à jamais célèbres.

Après avoir remonté du côté de la Saône, les chrétiens de Lyon, toujours l'œil au guet, remontèrent du côté des Alpes. Il y avait à Lyon un dominicain nommé Maigret, qui avait dû quitter le Dauphiné, où il avait prêché la nouvelle doc trine avec décision, et qui demandait instamment qu'on allât encourager ses frères de Grenoble et de Gap. Papillion et Du Blet s'y rendirent [19]. Un violent orage venait d'y éclater contre Sebville et ses prédications. Les dominicains y avaient remué ciel et terre; furieux de voir que tant d'évangélistes, Farel, Anémond, Maigret leur échappaient, ils eussent voulu anéantir ceux qui se trouvaient à leur portée [20]. Ils avaient donc demandé qu'on se saisît de Sebville [21].

Les amis de l'Évangile dans Grenoble furent effrayés; fallait-il que Sebville leur fût aussi en levé! .. Marguerite intervint auprès de son frère; plusieurs des personnages les plus distingués de Grenoble, l'avocat du roi entre autres, amis ouverts ou cachés de l'Évangile, travaillèrent en faveur de l'évangélique cordelier, et enfin ces efforts réunis l'arrachèrent à la fureur de ses adversaires [22].

Mais si la vie de Sebville était sauve, sa bouche était fermée. « Gardez le silence, lui dit-on, ou vous trouverez l'échafaud. »

359