Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 3 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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« De même que regarder le soleil n'est pas faire une bonne œuvre, mais simplement contempler un signe qui nous rappelle Christ et son Évangile ;

« De même, participer à la table du Seigneur, n'est pas faire une bonne œuvre, mais simple- ment faire usage d'un signe qui nous rappelle « la grâce qui nous a été donnée par Christ._ « Mais c'est ici la différence, savoir, que les symboles trouvés par les hommes rappellent simple- ment ce qu'ils signifient, tandis que les signes «

donnés (le Dieu, non-seulement rappellent les choses, mais encore rendent le cœur certain de « la volonté de pieu. Comme la vue d'une croix ne justifie pas, ainsi la messe ne justifie pas. Comme la vue d'une croix n'est pas un sacrifice pour nos péchés ni pour ceux des autres, ainsi la messe n'est point un sacrifice. « Il n'y a qu'un sacrifice, _ il n'y a qu'une satisfaction : Jésus-Christ. HCITS de lui, il n'y en a point. « Que les évêques qui ne s'opposent pas à l'impiété de la messe soient anathèmes.... [7] » Ainsi parlait le pieux et doux Philippe.

L'électeur fut consterné. Il avait voulu comprimer de jeunes moines, et voilà toute l'université et Mélanchton lui-même qui se lèvent pour les appuyer. Attendre, lui paraissait, en toutes choses, le plus sûr moyen de succès. Il n'aimait pas les réformes brusques, et il voulait que chaque opinion pût librement se faire jour. Le temps, pensait-il, éclaire et amène seul toutes choses à maturité. » Et pourtant la Réforme marchait malgré lui à pas précipités, et menaçait de tout entraîner avec elle. Frédéric fit tous ses efforts pour l'arrêter. Son autorité, l'influence de son caractère, les raisons qui lui paraissaient les plus décisives, tout fut par lui mis en œuvre. « Ne vous « hâtez point, fit-il dire aux théologiens; vous êtes en trop petit nombre pour faire réussir & une telle réforme. Si elle est fondée sur le saint Evangile, d'autres s'en apercevront, et ce sera avec toute l'Eglise que vous abolirez ces abus. Parlez, disputez, prêchez sur ces choses tant que vous le voudrez; mais conservez les anciens usages. »

Tel était le combat qui se livrait au sujet de la messe. Les moines étaient montés courageuse ment à l'assaut; les théologiens, un instant indé cis, les avaient bientôt appuyés. Le prince et ses ministres défendaient seuls la place. On a dit que la Réformation avait été accomplie par la puissance et par l'autorité de l'électeur; mais loin de là, les assaillants durent reculer à la voix vénérée de Frédéric; et la messe fut sauvée pour quelques jours.

Du reste, l'ardeur de l'attaque s'était déjà portée sur un autre point. Le frère Gabriel continuait dans l'église des Augustins ses ferventes harangues. C'était, contre le monachisme même qu'il dirigeait maintenant des coups redoublés; si la messe était la force de la doctrine de Rome, le monachisme était la force de sa hiérarchie.

C'étaient donc là deux des premières positions qui devaient être enlevées.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Personne, s'écriait Gabriel, à ce que rapporte le prieur, personne dans les couvents n'observe les commandements de Dieu; personne ne peut « être sauvé sous le capuchon [8]; quiconque est dans un cloître y est entré au nom du diable. Les vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance sont contraires à l'Évangile. »

On rapportait ces discours étranges au prieur, qui se gardait bien de se rendre à l'église, de peur de les entendre.

« Gabriel, lui disait-on encore, veut que l'on mette tout en œuvre pour vider les cloîtres. Si l'on rencontre des moines dans la rue, il faut, « selon lui, les tirer par l'habit et se moquer d'eux; et si l'on ne parvient par la moquerie à les faire sortir du couvent, il faut les en chasser de force. Brisez, détruisez, renversez les monastères, dit-il, en sorte qu'il n'en reste plus de trace; et que jamais sur la place qu'ils ont si longtemps occupée on ne puisse retrouver une seule des pierres qui ont servi à abriter tant de paresse et de superstitions [9]»

Les moines étaient étonnés; leur conscience leur criait que ce que disait Gabriel n'était que trop véritable, que la vie d'un moine n'était pas conforme à la volonté de Dieu, et que personne ne pouvait disposer d'eux, qu'eux-mêmes. Treize Augustins sortirent à la fois du couvent et, quittant l'habit de leur ordre; ils prirent des vêtements ordinaires. Ceux d'entre eux qui avaient quelque instruction suivirent les leçons de l'université, afin de pouvoir un jour se rendre utiles à l'Église, et ceux dont l'esprit était peu cultivé cherchèrent à gagner leur vie, en travaillant de leurs propres mains, selon le précepte de l'apôtre, et à l'exemple des bons bourgeois de Wittemberg [10]. L'un d'eux, qui connaissait l'état de menuisier, demanda la bourgeoisie et résolut de se marier.

Si l'entrée de Luther dans le couvent des Augustins d'Erfurt avait été le premier germe de la Réformation, la sortie de ces treize moines du couvent des Augustins de Wittemberg était le signe qu'elle prenait possession de la chrétienté. Érasme, depuis trente ans, avait mis à découvert l'inutilité, la folie et les vices des moines; et toute l'Europe de rire et de s'indigner avec lui: mais il ne s'agissait plus de sarcasmes.

Treize hommes fiers et courageux rentraient au milieu de leurs frères, pour se rendre utiles à la société et y accomplir les ordres de Dieu. Le mariage de Feldkirchen avait été la première défaite de la hiérarchie; l'émancipation de ces treize Augustins fut la seconde. Le monachisme, qui s'était formé au moment où l'Église était entrée dans la période de son asservissement et de ses erreurs, devait tomber au moment où elle retrouvait la liberté et la vérité.

Cette action hardie excita dans Wittemberg une fermentation générale. On admirait ces hommes qui venaient partager les travaux de tous, et on les recevait comme des frères. En même temps, quelques cris se faisaient entendre contre ceux qui 52

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle s'obstinaient à demeurer oisivement cachés derrière les murs du monastère. Les moines restés fidèles au prieur tremblaient dans leurs cellules; et celui-ci, entraîné par le mouvement universel, interrompit la célébration des messes basses.

La moindre concession, en un moment si cri tique, devait précipiter la marche des événements. Cet ordre du prieur fit dans la ville et dans l'université une sensation très-vive, et produisit une explosion soudaine. Parmi les étudiants et les bourgeois de Wittemberg se trouvaient de ces hommes turbulents que la moindre excitation soulève et précipite dans de coupables désordres. Ils s'indignèrent à la pensée que les messes basses, suspendues même par le superstitieux prieur, se disaient encore dans l'église paroissiale; et le mardi 6 décembre, comme on allait y chanter la messe, ils s'avancèrent tout à coup vers l'autel, en enlevèrent les livres et en chassèrent les prêtres.

Le conseil et l'université, indignés, s'as semblèrent pour sévir contre les auteurs de ces méfaits. Mais les passions, une fois excitées, ne se calment que difficilement. Les Cordeliers n'avaient point pris part au mouvement de réforme des Augustins. Le lendemain, des étudiants affichèrent à la porte de leur monastère un placard menaçant; puis quarante étudiants entrèrent dans leur église et, sans en venir à des voies de fait, ils se moquèrent des moines, en sorte que ceux-ci n'osèrent dire la messe que dans le chœur. Vers le soir, on vint prévenir les pères de se tenir sur leurs gardes : Les étudiants, leur dit-on, veulent envahir le monastère ! » Les religieux épouvantés, ne sachant comment se mettre à l'abri de ces attaques réelles ou supposées, firent en toute hâte prier le conseil de les défendre; on leur envoya des soldats; mais l'ennemi ne se présenta pas. L'université fit arrêter les étudiants qui avaient pris part à ces troubles. Il se trouva que c'étaient des étudiants d'Erfurt, déjà connus pour leur insubordination On leur appliqua les peines universitaires.

Cependant on sentait la nécessité d'examiner avec soin la légitimité des vœux monastiques. Un chapitre, composé des Augustins de la Thuringe et de la Misnie, se réunit au mois de décembre à Wittemberg. La pensée de Luther était la leur. Ils déclarèrent, d'un côté, que les vœux monastiques n'étaient pas coupables, mais, de l'autre, qu'ils n'étaient pas obligatoires. « En Christ, dirent- ils, il n'y a ni laïque ni moine; chacun est libre de quitter le monastère ou d'y demeurer. Que celui qui sort, n'abuse pas de sa liberté; que celui qui reste, obéisse à ses supé rieurs, mais par amour. [11]» Puis ils abolirent la mendicité et les messes dites pour de l'argent; ils arrêtèrent aussi que les plus savants d'entre eux s'appliqueraient à l'enseignement de la Parole de Dieu, et que les autres nourriraient leurs frères du travail de leurs mains * [12].

Ainsi la question des vœux semblait décidée; mais celle de la messe demeurait indécise. L'électeur s'opposait toujours au torrent, et protégeait une institution qu'il 53

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle voyait encore debout dans toute la chrétienté. Les ordres d'un prince si indulgent ne pouvaient cependant contenir long temps les esprits.

La tête de Carlstadt fermentait surtout au milieu de la fermentation générale. Plein de zèle, de droiture, de hardiesse; prêt, comme Luther, à tout sacrifier pour la vérité, il avait moins de sagesse et de modération que le réformateur; il n'était pas sans quelque amour de la vaine gloire, et, avec une disposition prononcée à aller jusqu'au fond des questions, il avait peu de jugement et peu de clarté dans les idées.

Luther l'avait tiré du milieu des scolastiques et dirigé vers l'étude de l'Ecriture; mais Carlstadt n'avait pas eu la patience d'étudier les langues originales, et n'avait pas reconnu, comme son ami, la pleine suffisance de la Parole de Dieu.

Aussi le vit-on s'attacher souvent aux interprétations les plus singulières. Tant que Luther fut à ses côtés, la supériorité du maître retint le disciple dans de justes bornes. Mais alors Carlstadt était libre. On entendait à l'université, à l'église et partout dans Wittemberg, ce petit homme au teint basané, qui n'avait jamais brillé par son éloquence, exprimer avec entraînement des idées quelquefois profondes, mais souvent enthousiastes et exagérées.

« Quelle folie, s'écriait-il, que de penser qu'il-faut laisser la Réforme à l'action de Dieu seul ! Un nouvel ordre de choses commence. La main de l'homme doit intervenir. Malheur à celui qui demeurera en arrière, et ne montera pas à la brèche pour la cause du Dieu fort... » La parole de l'archidiacre communiquait à d'autres l'impatience qui l'animait lui-même. Tout ce que les papes ont institué est impie, disaient, à son exemple, des hommes sincères et droits. Ne nous rendons-nous pas complices de ces abominations en les laissant subsister ? Ce qui est condamné par la Parole de Dieu doit être aboli dans la chrétienté, quelles que soient les ordonnances des hommes. Si les chefs de l'État et de l'Église ne veulent pas faire leur devoir, faisons le nôtre. Renonçons aux négociations, aux conférences, aux thèses, aux débats, et appliquons le vrai remède à tant de maux. Il faut un second Élie pour détruire les autels de Baal. »

Le rétablissement de la cène, dans ce moment de fermentation et d'enthousiasme, ne pouvait sans doute présenter la solennité et la sainteté de son institution par le Fils de Dieu, la veille de sa mort, et presque au pied de sa croix. Mais si Dieu se servait maintenant d'hommes faibles et peut être passionnés, c'était pourtant sa main qui rétablissait au milieu de l'Église le repas de son amour.

Déjà au mois d'octobre, Carlstadt avait célébré en secret le repas du Seigneur, selon l'institution de Christ, avec douze de ses amis. Le dimanche avant Noël, il annonça du haut de la chaire que le jour de la circoncision du Seigneur, premier de l'an, il distribuerait la cène sous les deux espèces du pain et du vin, à tous ceux qui se présenteraient à l'autel; qu'il omettrait toutes les cérémonies inutiles [13], et ne mettrait, pour célébrer cette messe, ni chape ni chasuble.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le conseil, effrayé, demanda au conseiller Beyer d'empêcher un si grand désordre.

Alors Carlstadt résolut de ne pas attendre le temps fixé. Le jour même de Noël 15ai, il prêche dans l'église paroissiale sur la nécessité d'abandonner la messe et de recevoir le sacrement sous les deux espèces. Après le sermon, il descend à l'autel; il prononce en allemand les paroles de la consécration; puis, se tournant vers le peuple attentif » il dit d'une voix solennelle : Que quiconque sent le poids de ses péchés, et a faim et soif de la grâce de Dieu, vienne et reçoive le corps et le sang du Seigneur

[14] » Ensuite, sans élever l'hostie, il distribue à tous le pain et le vin, en disant :

« Ceci est le calice de mon sang, du sang du Testament nouveau et éternel. »

Des sentiments divers régnaient dans l'assemblée. Les uns, sentant qu'une grâce nouvelle de Dieu était donnée à l'Église, venaient avec émotion et en silence à l'autel. D'autres, attirés sur tout par la nouveauté, s'en approchaient avec agitation et une certaine impatience. Cinq communiants seulement s'étaient présentés au confessionnal. Les autres prirent simplement part à la confession publique des péchés. Carlstadt donna à tous l'absolution générale, en n'imposant d'autre pénitence que celle-ci : « Ne péchez plus désormais. » En finissant, on chanta le cantique : Agneau de Dieu *[15].

Personne ne s'opposa à Carlstadt; ces réformes avaient déjà obtenu l'assentiment public. L'archi diacre donna de nouveau la cène le jour de l'an, puis le dimanche suivant; et dès lors l'institution fut maintenue. Einsiedeln, conseiller de l'électeur, ayant reproché à Carlstadt de rechercher sa gloire plus que le salut de ses auditeurs

: « Puissant seigneur, répondit-il, il n'y a pas de mort qui er puisse me faire désister de l'Ecriture. La Parole est arrivée à moi avec tant de promptitude.. Malheur à moi si je ne prêche pas [16] ! » Peu après Carlstadt se maria.

Au mois de janvier, le conseil de la ville de Wittemberg et l'université réglèrent la célébration de la cène suivant le nouveau rite. On s'occupa en même temps des moyens de rendre à la religion son influence morale; car la Réformation devait rétablir simultanément la foi, le culte et les mœurs. Il fut arrêté qu'on ne tolérerait plus de mendiants, qu'ils fussent moines ou non; et que, dans chaque rue, il y aurait un homme pieux chargé de prendre soin des pauvres, et de citer les pécheurs scandaleux devant l'université ou le conseil. [17]

Ainsi tomba le principal boulevard de Rome, la messe; ainsi la Réformation passa de la doctrine dans le culte. Il y avait trois siècles que la messe et la transsubstantiation avaient été définitive ment établies [18]. Dès lors tout avait pris dans l'Eglise une marche nouvelle; tout s'était rapporté à la gloire de l'homme et au culte du prêtre. Le saint sacrement avait été adoré; des fêtes avaient été instituées en l'honneur du plus grand des miracles; l'adoration de Marie avait acquis une haute importance; le prêtre qui, dans sa consécration, recevait la puissance admirable de faire le corps de Christ, » avait été séparé des laïques, et 55

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle était devenu, selon Thomas d'Aquin, médiateur entre Dieu et l'homme [19]; le célibat avait été proclamé une inviolable loi; la confession auriculaire avait été imposée au peuple, et la coupe lui avait été enlevée; car, comment placer d'humbles laïques sur le même rang que les prêtres, chargés du plus auguste ministère ? La messe était une in jure au Fils de Dieu; elle était opposée à la grâce parfaite de sa croix et à la gloire sans tache de son règne éternel; mais si elle abaissait le Seigneur, elle élevait le prêtre, qu'elle revêtait de la puissance inouïe de reproduire à son gré, dans ses mains, le souverain Créateur. L'Eglise parut dès lors exister, non pour prêcher l'Évangile, mais simplement pour reproduire corporellement le Christ au milieu d'elle [20].

Le pontife de Rome, dont les plus humbles serviteurs créaient à leur gré le corps de Dieu même, s'assit comme Dieu dans le temple de Dieu, et s'attribua un trésor spirituel, dont il tirait à son gré des indulgences, pour le pardon des âmes.

Telles étaient les grossières erreurs qui, depuis trois siècles, s'étaient avec la messe imposées à l'Église. La Réformation, en abolissant cette institution des hommes, abolissait tous ces abus. C'était donc une action d'une haute portée que celle de l'archidiacre de Wittemberg. Les fêtes somptueuses qui amusaient le peuple, le culte de Marie, l'orgueil du sacerdoce, la puissance du pape, tout chancelait avec la messe. La gloire se retirait des prêtres pour retourner à Jésus-Christ, et la Réformation faisait en avant un pas immense.

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FOOTNOTES

[1] Omniavehementer placent quae video et audio. (L. Epp.II p. 109.)

[2] Einem 2 oder 3 befehlen Mess zu halten, und die andern ia von denen, das Sacrament sub utraque sperie, mit empfa hen. (Corp. Réf. 1, 460.)

[3] Der meiste Theil jener Parthei Niederlaender seyn. (Ibid., p. 476-)

[4] Sed et ego amplius non faciam missam privatam in aeter num. (L. Epp. II, p. 36.)

[5] Wollen die Mônche nicht Mess halten, sie werdcu's bald in derKiichenund Relier empfinden... (Corp. Réf. I,p. 461.)

[6] Mit dem Messhalteri keirie Neuerung machen. (Ibid.)

[7] Signa ab hominibus reperta admonent tantum; signa a Ueo tradita, praeterquam quod admonent, certificant etiam cor devoluntate Dei. (Corp. Réf. I, p.

478.)

[8] Kein Mônch werde in der Kappe selig. (Corp. Réf. I, p. 433.) 56

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[9] Dass man nicht oben Stûck von einem Kloster da sey gestanden, merken môge.

(Corp. Réf. I, p. /|83.)

[10] Etliche un ter den Bûrgern, etliche unter den Studenten, dit le prieur, dans sa plainte à l'électeur. (Corp. Réf. I, page 483.)

[11] In summa es sollen die Aufruhr etliche Studenten von Erffurth erwerckt habeh.

(Corp. Réf. I, p. 490.)

[12] Corpus Réf. I, p. 456. Les éditeurs placent ce décret en octobre, avant que les frères eussent quitté le couvent de Wittemberg.

[13] Und die anderen Schirymstege aile aussen lassen. (Corp. Réf. I, p. 5ia.)

[14] Wer mit Sunden besclrwert und riach der Gnade Gottcs hungrig und dnrstig.

(Ibid. ,p. 540.)

[15] Wenn man commumcirt hat, so singt naan : Agnus Dei Carmen. (Corp. Réf. I, p.

540.)

[16] Mir ist das Wort fast in grosser Geschwindigkeit ein gefallen. (Ibid., p. 545.)

[17] Keinen offenbaren Sùnder zu dulden (Corp. Réf., I, p. 540.)

[18] Par le concile de Latran de l'an 12 15.

[19] Sacerdos constituitur médius inter Deum et populum. (Th. Aquin. Summa. III, 22.)

[20] Perfectio hujus sacramenti non est in usu fidelium, sed in consecratione materiae. (Tho. Aquin. Summa. Quest. 80.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII.

Cependant des hommes prévenus eussent pu ne voir dans l'œuvre qui s'accomplissait que l'effet d'un vain enthousiasme. Les faits mêmes devaient prouver le contraire, et démontrer qu'il y a un abime entre une réformation fondée sur la Parole de Dieu et une exaltation fanatique. Lorsqu'une grande fermentation religieuse s'accomplit dans l'Eglise, quelques éléments impurs se mêlent toujours aux manifestations de la vérité. On voit surgir une ou plusieurs fausses réformes provenant de l'homme, et qui servent de témoignage ou de contreseing à la réforme véritable. Ainsi plusieurs faux Messies attestèrent au temps de Christ que le vrai Messie avait paru. La Réformation du seizième siècle ne pouvait s'accomplir sans présenter un tel phénomène. Ce fut dans la petite ville de Zwickau qu'il se manifesta.

Il s'y trouva quelques hommes, qui, agités par les grands événements qui remuaient alors la chrétienté, aspirèrent à des révélations directes de la Divinité, au lieu de rechercher avec simplicité la sanctification du cœur, et qui prétendirent être appelés à compléter la Réformation, faiblement ébauchée par Luther. A quoi bon, disaient-ils s'attacher si étroitement à la Bible ? La Bible î toujours la Bible ! La Bible peut-elle nous parler?

« N'est-elle pas insuffisante pour nous instruire ? Si Dieu eût voulu nous enseigner par un livre, ne nous eût-il pas envoyé du ciel une Bible ? C'est par l'Esprit seul que nous pouvons être illuminés. Dieu lui-même nous parle. Dieu lui-même nous révèle ce que nous devons faire et ce que nous devons dire. » Ainsi, comme les partisans de Rome, ces fanatiques attaquaient le principe fondamental sur lequel toute la Réformation repose, la pleine suffisance de la Parole de Dieu.

Un simple fabricant de drap, nommé Nicolas Storck, annonça que l'ange Gabriel lui était apparu pendant la nuit, et qu'après lui avoir communiqué des choses qu'il ne pouvait encore révéler, il lui avait dit : Toi, tu seras assis sur mon trône [1]. » Un ancien étudiant de Wittemberg, nommé Marc Stubner, s'unit à Storck, et abandonna aussitôt ses études; car il reçut immédiatement de Dieu, dit-il, le don d'interpréter les saintes Écritures. Marc Thomas, fabricant de drap, vint grossir leur nombre; et un nouvel adepte, Thomas Münzer, homme d'un esprit fanatique, donna une organisation régulière à cette secte nouvelle. Storck, voulant suivre l'exemple de Christ, choisit parmi ses adhérents douze apôtres et soixante-douze disciples. Tous annoncèrent hautement, comme l'a fait une secte de nos jours, que des apôtres et des prophètes étaient enfin rendus à l'Eglise de Dieu *[2].

Bientôt les nouveaux prophètes, prétendant marcher sur les traces des anciens, firent entendre leur message : « Malheur! Malheur! » Disaient- ils. « Une Église gouvernée par des hommes aussi corrompus que le sont les évêques, ne peut être 58

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'Église de Christ. Les magistrats impies de la chrétienté vont être renversés. Dans cinq, six ou sept ans, une désolation universelle éclatera dans le monde. Le Turc s'emparera de l'Allemagne; tous les prêtres seront mis à mort, même ceux qui sont mariés. Nul impie, nul pécheur, ne demeurera vivant ; et après que la terre aura été purifiée par le sang, Dieu y établira un royaume ; Storck sera mis en possession de l'autorité suprême, et remettra à des saints le gouvernement des peuples [3] Alors il n'y aura plus qu'une foi et qu'un baptême. Le jour du Seigneur est proche, et nous touchons à la fin du monde. Malheur ! Malheur ! Malheur ! »

Puis, déclarant que le baptême reçu dans l'enfance était de nulle valeur, les nouveaux prophètes invitèrent tous les hommes à venir recevoir de leurs mains le baptême véritable, en signe d'introduction dans la nouvelle Eglise de Dieu. Ces prédications firent une vive impression sur le peuple. Quelques âmes pieuses furent émues à la pensée que des prophètes étaient rendus à l'Église, et tous ceux qui aimaient le merveilleux se précipitèrent dans les bras des hommes excentriques de Zwickau.

Mais à peine cette vieille hérésie, qui avait déjà paru aux temps du Montanisme et dans le moyen âge, eut elle retrouvé des sectateurs, qu'elle rencontra dans la Réformation un puissant adversaire. Nicolas Haussmann, à qui Luther rendait ce beau témoignage : « Ce que nous enseignons, il le fait [4], » était pasteur de Zwickau. Cet homme de bien ne se laissa pas égarer par les prétentions des faux prophètes. Il arrêta les innovations que Storck et ses adhérents voulaient introduire, et ses deux diacres agirent d'accord avec lui.

Les fanatiques, repoussés par les ministres de l'Église, se jetèrent alors dans un autre excès. Ils formèrent des as semblées où des doctrines subversives étaient professées. Le peuple s'émut, des troubles éclatèrent; un prêtre qui portait le saint sacrement fut assailli de coups de pierres [5]; l'autorité civile intervint et jeta les plus violents en prison [6]. Indignés de cet acte, et impatients de se justifier et de se plaindre, Storck, Marc Thomas et Stubner se rendirent à Wittemberg [7].

Ils y arrivèrent le 27 décembre 152t. Storck marchait en tête avec la démarche et le maintien d'un lansquenet [8]. Marc Thomas et Stubner le suivaient. Le trouble qui régnait dans Wittemberg favorisait leurs desseins. La jeunesse académique et la bourgeoisie, profondément émues et déjà en fermentation, étaient un sol bien préparé pour les nouveaux prophètes.

Se croyant sûrs de leur appui, ils se rendirent aussitôt vers les professeurs de l'université, afin d'obtenir leur témoignage. Nous sommes, dirent-ils, envoyés de Dieu pour instruire le peuple.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Nous avons avec le Seigneur des conversations familières; nous connaissons les choses à venir [9]; en un mot, nous sommes apôtres et prophètes, et nous en appelons au docteur Luther. » Ce langage étrange étonna les docteurs.

« Qui vous a ordonné de prêcher? demanda Mélanchton à Stubner son ancien étudiant, qu'il reçut dans sa maison. — Notre Seigneur Dieu. Avez-vous écrit des livres? — Notre Seigneur Dieu me l'a défendu. » Mélanchton est ému, il s'étonne et s'effraie …

« Il y a, dit-il, des esprits extraordinaires dans ces hommes ; mais quels esprits? …

Luther seul peut en décider. D'un côté, prenons garde d'éteindre l'Esprit de Dieu; et de l'autre, d'être séduits par l'esprit du diable. [10] »

Storck, d'un caractère remuant, quitta bientôt Wittemberg. Stubner y demeura.

Animé d'un ardent prosélytisme, il parcourait toute la ville, parlant tantôt à l'un, tantôt à l'autre; et plusieurs le reconnaissaient comme prophète de Dieu. Il s'a dressa surtout à un Souabe, nommé Cellarius, ami de Mélanchton, qui tenait une école où il instruisait dans les lettres un grand nombre de jeunes gens, et qui bientôt admit pleinement la mission des 'nouveaux apôtres.

Mélanchton était de plus en plus incertain et inquiet. Ce n'étaient pas tant les visions des prophètes de Zwickau qui l'agitaient, que leur nouvelle doctrine sur le baptême. Elle lui semblait conforme à la raison, et il trouvait qu'il valait la peine d'examiner la chose; « car, disait-il, il ne faut rien admettre, ni rien rejeter à la légère »

Tel est l'esprit de la Réformation. Il y a dans ces hésitations et ces angoisses de Mélanchton, une preuve de la droiture de son cœur, qui l'honore plus, peut-être, qu'une opposition systématique n'eût pu le faire.

L'électeur, que Mélanchton nommait « la lampe d'Israël [11], » hésitait lui-même.

Des prophètes, des apôtres, dans l'électorat de Saxe, comme autre fois à Jérusalem!

C'est une grande affaire, dit-il; et comme laïque je ne saurais la comprendre.

Mais plutôt que d'agir contre Dieu, je prendrais un bâton à la main, et j'abandonnerais mon trône. »

Enfin il fit dire aux docteurs, par ses conseillers, qu'on avait à Wittemberg assez d'embarras sur les bras; qu'il était fort probable que les prétentions des hommes de Zwickau n'étaient qu'une séduction du diable, et que le parti le plus sage lui semblait être de laisser tomber toute cette affaire; néanmoins, qu'en toute circonstance où Son Altesse verrait clairement la volonté de Dieu, elle ne prendrait conseil ni de frère, ni de mère, et qu'elle était prête à tout souffrir pour la cause de la vérité [12].

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Luther apprit à la Wartbourg l'agitation qui régnait à la cour et à Wittemberg. Des hommes étranges avaient paru, et l'on ne savait d'où venait leur message. Il comprit aussitôt que Dieu avait permis ces tristes événements pour humilier ses serviteurs, et pour les exciter par l'épreuve à rechercher davantage la sanctification.

« Votre Grâce Électorale, écrivit-il à Frédéric, a fait chercher pendant longues années des reliques en tous pays. Dieu a exaucé vos désirs et vous a envoyé sans frais et sans peine une croix « tout entière, avec des clous, des lances et des fouets...

Grâce et prospérité pour la nouvelle relique ! ... Seulement que Votre Altesse étende sans crainte ses bras, et laisse les clous s'enfoncer dans sa chair! Je me suis toujours attendu à ce que Satan nous enverrait cette plaie... » Mais en même temps, rien ne lui parut plus urgent que d'assurer aux autres la liberté qu'il réclamait pour lui-même. Il n'avait pas deux poids et deux mesures. « Qu'on se garde de les jeter en

« prison, écrit-il à Spalatin; que le prince ne a trempe pas sa main dans le sang de ces nouveaux prophètes [13] ! » Luther devança de beaucoup son siècle, et même plusieurs autres réformateurs, au sujet de la liberté religieuse.

Les circonstances devenaient de plus en plus graves à Wittemberg [14].

Carlstadt rejetait plusieurs des doctrines des nouveaux prophètes, et en particulier leur ana baptisme; mais il y a dans l'enthousiasme religieux quelque chose de contagieux, dont une tête comme la sienne ne pouvait aisément se défendre. Dès que les hommes de Zwickau furent arrivés à Wittemberg, Carlstadt précipita sa marche dans le sens des réformes violentes. « Il faut, disait-il, fondre sur toutes les coutumes impies et les renverser en un jour [15], » Il rappelait tous les passages de l'Écriture contre les images, et s'élevait avec une énergie croissante contre l'idolâtrie de Rome. « On s'agenouille, on rampe devant ces idoles, s'écriait-il; on leur allume des cierges, on leur présente des offrandes.. Levons-nous et arrachons-les de leurs autels ! »

Ces paroles ne retentirent pas en vain aux oreilles du peuple. On entra dans les églises, on enleva les images, on les brisa, on les brûla… [16] Il eût mieux valu attendre que leur abolition eût été légitimement prononcée; mais on trouvait que la lenteur des chefs compromettait la Réformation elle-même.

Bientôt, à entendre ces enthousiastes, il n'y eut plus dans Wittemberg de vrais chrétiens que ceux qui ne se confessaient pas, qui poursuivaient les prêtres, et qui mangeaient de la viande les jours de maigre. Quelqu'un était-il soupçonné de ne pas rejeter comme invention du diable toutes les pratiques de l'Eglise, c'était un adorateur de Baal. « Il faut, s'écriaient-ils, former une Eglise qui ne soit composée que de saints ! »

Les bourgeois de Wittemberg présentèrent au conseil quelques articles auxquels il dut adhérer. Plusieurs de ces articles étaient conformes à la morale évangélique. On 61

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle demandait en particulier que l'on fermât toutes les maisons de divertissement public.

Mais bientôt Carlstadt alla plus loin encore : il se mita mépriser les études; et l'on vit le vieux professeur conseiller, du haut de sa chaire, à ses étudiants de retourner chez eux, de reprendre la bêche, de pousser la charrue et de cultiver tranquillement la terre, puisque c'était à la sueur de son front que l'homme devait manger son pain.

Le maître d'école des garçons à Wittemberg, Georges Mohr, en traîné par le même vertige, criait, de la fenêtre de son école, aux bourgeois assemblés, de venir reprendre leurs enfants. A quoi bon les faire étudier, puisque Storck et Stubner n'avaient jamais été à l'université, et que pourtant ils étaient prophètes? Un artisan valait donc autant, et mieux peut-être, que tous les docteurs du monde pour prêcher l'Évangile.

Ainsi s'élevaient des doctrines directement op posées à la Réformation. La renaissance des lettres l'avait préparée; c'était avec les armes de la science théologique que Luther avait attaqué Rome; et les enthousiastes de Wittemberg, comme les moines fanatiques qu'Érasme et Reuchlin avaient combattus, prétendaient fouler aux pieds toutes les connaissances humaines. Si le vandalisme venait à s'établir, l'espérance du monde était per due; et une nouvelle invasion des barbares allait étouffer la lumière que Dieu avait rallumée dans la chrétienté.

On vit bientôt les effets de ces étranges discours. Les esprits étaient préoccupés, agités, détournés de l'Évangile; l'académie était désorganisée; les étudiants démoralisés se débandaient et se dispersaient; et les gouvernements de l'Allemagne rappelaient leurs ressortissants [17]. Ainsi les hommes qui voulaient tout réformer, tout vivifié, allaient tout détruire. Encore un dernier effort, s'écriaient les amis de Rome, qui de tous côtés reprenaient courage; encore un dernier effort, et tout sera gagné [18]..

Réprimer promptement les excès des fanatiques, était le seul moyen de sauver la Réforme. Mais qui pouvait le faire ? Mélanchton ? Il était trop jeune, trop faible, trop agité lui-même par ces, étranges apparitions. L'électeur? H était l'homme le plus pacifique de son siècle. Bâtir ses châteaux d'Altenbourg, de Weimar, de Lochau et de Cobourg, orner ses églises des beaux tableaux de Lucas Cranach, perfectionner le chant de ses chapelles, faire fleurir son université, rendre heureux son peuple, s'arrêter même au milieu des enfants qu'il rencontrait jouant sur la route et leur distribuer de petits présents, telles étaient les plus douces occupations de sa vie.

Et maintenant, dans son âge avancé, il en viendrait aux mains avec des hommes fanatiques; il opposerait la violence à la violence! Comment le bon, le pieux Frédéric, eût-il pu s'y résoudre? Le mal continuait donc, et personne ne se présentait pour l'arrêter. Luther était absent de Wittemberg. Le trouble et la ruine avaient envahi la cité. La Réformation avait vu naître dans son sein un ennemi plus 62

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle redoutable que les papes et que les empereurs. Elle se trouvait sur le bord de l'abîme.

Luther! Luther! s'écriait-on unanimement à Wittemberg. Les bourgeois le demandaient avec instance; les docteurs réclamaient ses conseils; les prophètes eux-mêmes en appelaient à lui. Tous le suppliaient de revenir [19]

On peut comprendre ce qui se passait dans l'esprit du réformateur. Toutes les rigueurs de Rome n'étaient rien en comparaison de ce qui maintenant affligeait son âme. C'est du milieu de la Réformation même que sortent ses ennemis. Elle déchire ses propres entrailles; et cette doc trine, qui seule a rendu la paix à son cœur agité, devient pour l'Église l'occasion de troubles funestes.

« Si je savais, avait-il dit, que ma doctrine nuisit à un homme, à un seul homme simple et obscur (ce qui ne peut être, car elle est l'Évangile même), plutôt dix fois mourir que de ne pas la rétracter [20]. Et maintenant toute une ville, et cette ville est Wittemberg, tombe dans l'égarement ! Sa doctrine n'y est pour rien, il est vrai; mais de tous les points de l'Allemagne, des voix s'élèvent pour l'accuser. Des douleurs plus vives que toutes celles qu’il n’a jamais ressenties l'assaillent alors, et des tentations toutes nouvelles l'agitent. Serait-ce donc là, » se dit-il, « la fin à laquelle devait aboutir l'œuvre de la Réformation ? »

Mais non ; il rejette ces doutes : Dieu a commencé... Dieu accomplira. Je me trahie en rampant vers la grâce de l'Éternel, » s'écrie-t-il, « et je lui demande que son nom de« meure attaché à cette œuvre; et que, s'il s'y est mêlé quelque chose d'impur, il se souvienne que je suis un homme pécheur [21]. »

Ce qu'on écrivait à Luther de l'inspiration des nouveaux prophètes et de leurs entretiens sublimes avec Dieu, ne l'ébranla pas un moment. Il connaissait les profondeurs, les angoisses et les humiliations de la vie spirituelle; il avait fait à Erfurt et à Wittemberg des expériences de la puissance de Dieu, qui ne lui laissaient pas croire si facilement que Dieu apparût à la créature et s'entretînt avec elle.

« Demande-leur, écrivit-il à Mélanchton, s'ils ont éprouvé ces tourments spirituels, ces créations de Dieu, ces morts et ces enfers qui accompagnent une régénération véritable [22]... Et s'ils ne te parlent que de choses agréables, d'impressions tranquilles, de dévotion et de piété, comme ils disent, ne les crois pas, quand même ils prétendraient avoir été ravis au troisième ciel. Pour que Christ parvînt à sa gloire, il a dû passer par la mort; ainsi le fidèle doit passer par l'angoisse du péché avant « de parvenir à la paix. Veux- tu connaître le- temps, le lieu, la manière dont Dieu parle avec les hommes ?

Écoute : il a brisé tous mes os « comme un lion : je suis rejeté de devant sa face, et mon âme est abaissée jusqu'aux portes de l'enfer... Non ! La majesté divine (comme 63

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ils l'appellent) ne parle pas à l'homme immédiatement, en sorte que l'homme la voie; car nul homme, dit-elle, ne peut me voir et vivre. [23]»

Mais la conviction de l'erreur où se trouvaient les prophètes, ne faisait qu'augmenter la douleur de Luther. La grande vérité d'un salut par grâce a-t-elle donc si promptement perdu ses attraits, que l'on s'en détourne pour s'attacher à des fables ? Il commence à éprouver que l'œuvre n'est pas si facile qu'il l'avait cru d'abord. Il se heurte contre cette première pierre que les égarements de l'esprit humain viennent placer sur sa route; il s'afflige, il est dans l'angoisse. Il veut, au prix de sa vie, l'ôter du chemin de son peuple, et se décide à retourner à Wittemberg.

De grands dangers le menaçaient alors. Les ennemis de la Réformation se croyaient près de la détruire. George de Saxe, qui ne voulait ni de Rome, ni de Wittemberg, avait écrit dès le 16 octobre 15ai au duc Jean, frère de l'électeur, pour l'entraîner dans les rangs des ennemis de la Réforme.

« Les uns, lui avait-il dit, nient que l'âme soit immortelle. D'autres ( et ce sont des moines!) traînent les reliques de saint Antoine avec des grelots et des cochons, et les jettent dans la boue Et tout cela provient de la doc-Suppliez votre frère l'Électeur a ou de punir les auteurs impies de ces innovations, ou de faire connaître publiquement le fond de sa pensée. Nos barbes et nos cheveux qui blanchissent, nous avertissent que nous avons atteint le dernier quartier de la vie, et nous pressent de mettre fin à tant de maux. »

Puis George partit pour siéger au sein du gouvernement impérial établi à Nuremberg. A peine arrivé, il mit tout en œuvre pour lui faire adopter des mesures sévères. En effet, ce corps rendit, le 21 janvier, un édit où il se plaignait amèrement de ce que des prêtres disaient la messe sans être revêtus de l'habit sacerdotal, consacraient le saint sacrement en langue allemande, le donnaient sans avoir reçu la confession nécessaire, le plaçaient dans des mains laïques, et ne s'inquiétaient pas même si ceux qui se présentaient pour le prendre étaient à jeun *.

Le gouvernement impérial sollicitait en conséquence les évêques de rechercher et de punir avec rigueur tous les novateurs qui pourraient se trouver dans leurs diocèses respectifs. Ceux-ci s'empressèrent de se conformer à ces ordres. Tel était le moment que Luther choisissait pour reparaître sur la scène. Il voyait le danger, il pré voyait d'immenses désastres. « Il y aura bientôt dans l'Empire, » disait-il, « un tumulte qui entraînera pêle-mêle princes, magistrats, évêques. Le peuple a des yeux; il ne veut, il ne peut être mené par la force. L'Allemagne nagera dans son sang. Plaçons-nous comme un mur pour sauver notre nation, dans ce jour de, la grande fureur de l'Éternel [24]»

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle FOOTNOTES

[1] Advolasse Gabrielem Angelum. (Camerarii Vila Me lanch., p. 48.) .

[2] Breviter, de sese praedicant viros esse propheticos et apostolicos. (Corp. Réf. I, p.

5 14.)

[3] Ut rerum potiatur et instaure! sacra et respublicas tradat sanctis viris tenendas.

(Camerar. Vit. Mel., p. tfi.)

[4] Quod nos docemus, ille facit.

[5] Eineu Priester der das Vcnerabile getragen mit Steinen geworfen. (Seck., p.

482.)

[6] Sunt et illic in vincula conjecti. (Mcl. Corp. Réf. I, page 5i3.)

[7] Hue advolarunt tres viri, duo Unifiées, literarum rudes, 1 iteratus tertius est.

(Ibid.)

[8] Incedens more et habitu militum istorum quos Lanz knecht dicimus. (L. Epp. II, p. 245.)

[9] Esse sibi cum Deo familiaria colloquia, videre futura. ., (Mel. Electori. 27 déc.

1521. Corp. Réf. I, p. 5i4.) l'électeur.

[10] Censebat enim neque admittendum neque rejiciendum qukquam temere.

(Camer. Vit. Mel., p. 49.)

[11] Electori lucernse Israël. (Ibid., p. 5i3.)

[12] Dariiber auch leiden was S. C. G. leiden sollt. (Camer. Vit. Mel.,p. 537.)

[13] Ne princeps manus cruentet in prophetis. (L. Epp. II, p. i35.)

[14] Ubi fiebant omnia in dies difficiliora. (Camer. Vit. Mel., I)- 49 )

[15] Irruendum et demoliendum statim. (Ibid.)

[16] Die Bilder zu stùrmen und aus den Kirchen zu werfen. '(Matth., p. 31.)

[17] Etliche Fiirsten ihre Bewandten abgefordert. (Corp. R. I, p. 560.)

[18] Perdita et funditus diruta. (Camer. Vit. Mel., p. 5z.)

[19] Lutherum revocavimus ex heremo suo magnis de causis. (Corp. Réf. I, p. 566.)

[20] Mochte ich ehe zehn Tode leyden. [JVieder Entier. L. Opp. XVIII, p. 61 3.)

[21] Ich krieche zu seiner Gnaden. (L. Opp. XVIII, p. 61 5.) 65

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[22] Quaeras num experti sint spirituales illas angustias et na tivitates divinas, mortes infernosque. (L. Epp. II, p. 21 5.)

[23] Mit Schweinen und Schellen in Koth geworfen. (Weym. Atm. Serk. , p. 482.)

[24] In ihre laïsche Hïndc reiche. (L. Opp. XVIII, p. 285.) 66

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX.

Telle était la pensée de Luther; mais il voyait un danger plus pressant encore. A Wittemberg, le feu, loin de s'éteindre, devenait plus violent de jour en jour. Des hauteurs de la Wartbourg, Luther pouvait découvrir à l'horizon d'effroyables clartés, signes de la dévastation, s'élançant coup sur coup dans les airs. N'est-ce pas lui qui seul peut porter secours, en cette extrémité? Ne se jettera-t-il pas au milieu des flammes pour étouffer l'incendie?

En vain ses ennemis s'apprêtent-ils à frapper le dernier coup; en vain l'Electeur le supplie-t-il de ne pas quitter la Wartbourg, et de préparer sa justification pour la prochaine diète [1]. Il a quelque chose de plus important à faire, c'est de justifier l'Evangile lui-même. « Des nouvelles plus graves me parviennent de jour en jour, écrit- il. Je vais partir : ainsi l'exigent les affaires [2]. »

En effet, le 3 mars, il se lève, avec la résolution de quitter pour jamais la Wartbourg. Il dit adieu à ses vieilles tours, à ses sombres forêts. Il franchit les murailles où les excommunications de Léon X. et le glaive de Charles-Quint n'ont pu l'atteindre. Il descend la montagne. Ce monde, qui s'étend à ses pieds et au milieu duquel il va reparaître, poussera peut-être bientôt contre lui des cris de mort.

Mais n'importe; il avance avec joie; car c'est au nom du Seigneur qu'il retourne vers les hommes [3].

Les temps avaient marché. Luther sortait de la Wartbourg pour une autre cause que celle pour laquelle il y était entré. Il y était venu comme agresseur de l'ancienne tradition et des anciens docteurs; il en sortait comme défenseur de la parole des apôtres contre de nouveaux adversaires. H y était entré comme novateur, et pour avoir attaqué l'antique hiérarchie; il en sortait comme conservateur, et pour défendre la foi des chrétiens. Jusqu'alors Luther n'avait vu qu'une chose dans son œuvre, le triomphe de la justification par la foi; et, avec cette arme, il avait abattu de puissantes superstitions.

Mais s'il y avait eu un temps pour détruire, il devait y en avoir un pour édifier.

Derrière ces ruines dont son bras avait couvert le sol, derrière ces lettres d'indulgences froissées, ces tiares brisées et ces capuchons déchirés, derrière tant d'abus et tant d'erreurs de Rome, qui gisaient pêle-mêle sur le champ de bataille, il discerna et découvrit l'Église catholique primitive, reparaissant toujours la même, et sortant comme d'une longue épreuve, avec ses doctrines immuables et ses célestes accents. Il sut la distinguer de Rome, il la salua et l'embrassa avec joie.

Luther ne fit pas quelque chose de nouveau dans le monde, comme faussement on l'en accuse; il n'édifia pas pour l'avenir un édifice sans liaison avec le passé; il découvrit, il remit au jour les anciens fondements, sur lesquels avaient cru des 67

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ronces et des épines, et, continuant la structure du temple, il édifia simplement sur la base que les apôtres avaient posée.

Luther comprit que l'Eglise antique et primitive des apôtres devait, d'un côté, être reconstituée en opposition à la papauté qui l’avait si longtemps opprimée; et de l'autre, être défendue contre les enthousiastes et les incrédules, qui prétendaient la méconnaître, et qui, ne tenant aucun compte de tout ce que Dieu avait fait dans les temps passés, voulaient recommencer une œuvre toute nouvelle.

Luther ne fut plus exclusivement l'homme d'une seule doctrine, celle de la justification, quoiqu'il lui conservât toujours sa place première; il devint l'homme de toute la théologie chrétienne; et tout en croyant que l'Église est essentiellement la congrégation des saints, il se garda de mépriser l'Église visible, et reconnut l'assemblée de tous ceux qui sont appelés, comme le royaume de Dieu. Ainsi, un grand mouvement s'accomplit alors dans l'âme de Luther, dans sa théologie et dans l'œuvre de renouvellement que Dieu opérait dans le monde. La hiérarchie de Rome eût peut-être jeté le réformateur dans un extrême; les sectes, qui levèrent alors si hardiment la tête, le ramenèrent dans le juste milieu de la vérité. Le séjour à la Wartbourg sépare en deux, périodes l'histoire de la Réformation.

Luther chevauchait sur la route de Wittemberg; déjà il en était au second jour de son voyage; c'était le mardi gras. Sur le soir, un ter rible orage éclate et inonde les routes. Deux jeunes Suisses, qui se dirigeaient du même côté que lui, pressaient le pas pour trouver un abri dans la ville de Iéna. Ils avaient étudié à Bâle, et la grande réputation de Wittemberg les attirait vers cette université. Voyageant à pied, fatigués, inondés, Jean Kessler de Saint-Gall et son compagnon précipitaient leurs pas. La ville était toute remplie des joies du carnaval; les danses, les déguisements, les repas bruyants occupaient tous les habitants d’Iéna; et quand les deux voyageurs arrivèrent, ils ne purent trouver place dans aucune hôtellerie.

Enfin on leur indiqua l'Ours noir, devant la porte de la ville. Abattus, harassés, ils s'y rendirent tristement. L'hôte les reçut avec bonté [4]. Ils s'assirent près de la porte entr'ouverte de la salle commune, honteux de l'état où l'orage les avait mis, sans oser entrer. A l'une des tables était assis un homme seul, en habit de chevalier, la tête couverte d'un bonnet rouge et portant un haut-de-chausses sur lequel retombaient les basques de son pourpoint; sa main droite reposait sur le pommeau de son épée, sa main gauche en tenait la poignée; un livre était ouvert devant lui, et il paraissait le lire avec une grande attention' [5]. Au bruit que firent les deux jeunes gens, cet homme releva la tête, les salua d'un air affable, et les invita à s'approcher et à s'asseoir à table avec lui; puis, leur offrant un verre de bière, et faisant allusion à leur accent, il leur dit: « Vous êtes Suisses, je le vois, mais de quel canton ? — De Saint-Gall. — Si vous allez à Wittemberg, vous y trouverez un compatriote, le docteur Schurff. » Encouragés par ce bon accueil, ils ajoutèrent : «

68

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Messire, ne sauriez-vous pas nous dire où est maintenant Martin Luther? — Je sais d'une manière certaine, répondit le chevalier, que Luther n'est pas à Wittemberg; mais il doit bientôt s'y rendre. Philippe Mélanchton est là. Étudiez le grec et l'hébreu pour bien comprendre la sainte Écriture. — Si Dieu nous conserve la vie, reprit un des jeunes Saint Gallois, nous ne retournerons pas chez nous sans avoir vu et entendu le docteur Luther; car c'est à cause de lui que nous avons entrepris ce grand voyage. Nous savons qu'il veut renverser le sacerdoce et la messe; et comme nos parents nous ont, dès notre enfance, destinés à la prêtrise, nous voudrions bien connaître sur quels fondements il fait reposer son entreprise. » Le chevalier se tut un moment; puis il dit: « Où avez-vous étudié jusqu'à présent? — A Bâle. — Erasme de Rotterdam est-il encore là? que fait-il ? » Ils répondirent à ces questions, puis il y eut un nouveau silence. Les deux Suisses ne savaient à quoi s'en tenir. N'est-ce pas une chose étrange, se disaient-ils, que ce chevalier nous parle de Schurff, de Mélanchton, d'Érasme, et de la nécessité d'apprendre le grec et l'hébreu ?»

— « Chers amis, leur dit tout à coup l'inconnu, que pense-t-on de Luther en Suisse ?

— Mes sire, répondit Kessler, on a de lui des opinions très-diverses comme partout.

Quelques-uns ne peuvent assez l'élever; et d'autres le condamnent comme un abominable hérétique. — Ah!, les prêtres sans doute,» dit l'inconnu.

La cordialité du chevalier avait mis à l'aise les deux étudiants. Ils brûlaient du désir de savoir quel livre il lisait au moment de leur arrivée. Le chevalier l'avait fermé et posé près de lui. Le compagnon de Kessler s'enhardit enfin jusqu'à le prendre. Quel ne fut pas l'étonnement des deux jeunes gens! Les Psaumes en hébreu! L'étudiant repose aussitôt le livre, et, voulant faire oublier son indiscrétion, il dit : « Je donnerais volontiers un doigt de ma main pour savoir cette langue. — « Vous y parviendrez certainement, lui dit l'inconnu, si vous voulez vous donner la peine de l'apprendre. »

Quelques instants après, Kessler entendit l'hôte qui l'appelait; le pauvre jeune Suisse craignait quelque mésaventure; mais l'hôte lui dit à voix basse : Je m'aperçois que vous avez un grand désir de voir et d'entendre Luther; eh bien, c'est lui qui est assis à côté de vous. » Kessler, prenant cela pour une raillerie, lui dit: Ah!

Monsieur l'hôte, vous voudriez bien vous moquer de moi. —C'est lui certainement, répondit l'hôte; « seulement ne laissez pas voir que vous savez qui il est. » Kessler ne répondit rien, retourna dans la chambre et se remit à table, brûlant de répéter à son camarade ce qu'on lui avait dit.

Mais comment faire? Enfin il eut l'idée de se pencher, comme s'il regardait vers la porte, et, se trouvant près de l'oreille de son ami, il lui dit tout bas : « L'hôte assure que cet homme est Luther. — Il a dit peut-être que c'est Hutten, reprit son camarade; tu ne l'auras pas bien compris. — Peut-être bien, reprit Kessler; l'hôte 69

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle aura dit : C'est Hutten; ces deux noms se ressemblant assez, j'aurai pris l'un pour l'autre. »

Dans ce moment on entendit un bruit de chevaux devant l'hôtellerie; deux marchands qui voulaient y coucher, entrèrent dans la chambre; ils ôtèrent leurs éperons, posèrent leurs manteaux, et l'un d'eux mit à côté de lui sur la table un livre non relié, qui attira aussitôt les regards du chevalier. « Quel est ce livre ? dit-il. —

C'est l'explication de quelques évangiles et épîtres par le docteur Luther, répondit le marchand; cela vient de paraître. » — Je l'aurai bientôt, » dit le chevalier.

L'hôte vint dire en ce moment: « Le souper est prêt, mettons-nous à table. » Les deux étudiants, craignant la dépense d'un repas fait en compagnie du chevalier Ulric de Hutten et de deux riches marchands, tirèrent l'hôte à part, et le prièrent de leur faire servir quelque chose pour eux seuls. « Allons, mes amis, répondit «

l'aubergiste de l'Ours noir, mettez-vous seulement à table à côté de ce monsieur; je vous traiterai à prix discret. » —

« Venez, dit Le chevalier; je réglerai le compte. »

Pendant le repas, le chevalier inconnu dit beaucoup de paroles simples et édifiantes.

Les marchands et les étudiants étaient toutes oreilles, et faisaient plus d'attention à ses discours qu'aux mets qu'on leur servait. » Il faut que Luther soit ou un ange du ciel ou un diable de l'enfer, » dit l'un des marchands dans le courant de l'entretien.

Puis il ajouta : Je donnerais volontiers dix florins si je rencontrais Luther et si je pouvais me con fesser à lui. »

Le souper fini, les marchands se levèrent; les deux Suisses restèrent seuls avec le chevalier, qui, prenant un grand verre de bière, le leva et dit gravement, selon l'usage du pays : Suisses! Encore un verre en actions de grâces. » Comme Kessler voulait prendre le verre, l'inconnu le posa et lui en offrit un rempli de vin. Vous n'êtes pas accoutumés à la bière, » lui dit-il.

Puis il se leva, jeta une cote d'armes sur ses épaules, tendit la main aux étudiants et leur dit: « Quand vous arriverez à Wittemberg, saluez de ma part le docteur Jérôme Schurff. —Volontiers, répondirent-ils; mais de la part de qui? —Dites-lui simplement, répliqua-t-il : Celui qui doit venir vous salue. » A ces mots il sortit, les laissant dans l'admiration de sa grâce et de sa douceur.

Luther, car c'était bien lui, continua son voyage. On se rappelle qu'il avait été mis au ban de l'Empire; quiconque le rencontrait et le reconnaissait, pouvait donc mettre la main sur lui. Mais au mo ment où il accomplissait une entreprise qui l'ex posait à tout, il était calme et serein, et il s'entre tenait gaiement avec ceux qu'il rencontrait sur sa route.

70

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce n'était pas qu'il se fît illusion. Il voyait l'avenir gros d'orages. « Satan, disait-il, est transporté de rage, et tous autour de moi ne méditent que mort et qu'enfer [6].

Je m'avance néanmoins, et je me jette au-devant de l'Empereur et du pape, n'ayant personne qui me garde, si ce n'est Dieu dans le ciel. Il a été donné pouvoir à tous, de par les hommes, de me tuer partout où l'on me « trouvera. Mais Christ est le Seigneur de tous; s'il veut qu'on me tue, qu'ainsi soit! »

Ce jour même, le mercredi des Cendres, Luther arriva à Borne, petite ville près de Leipzig. Il comprenait qu'il devait donner connaissance à son- prince de la démarche hardie qu'il allait faire; il lui écrivit donc la lettre suivante, de l'auberge du Conducteur, où il était descendu: « Grâce et paix de la part de Dieu notre père, et de notre Seigneur Jésus-Christ. Sérénissime Électeur ! Gracieux Seigneur ! Ce qui est arrivé à Wittemberg, à la grande honte de l'Évangile, m'a rempli d'une telle douleur, que, si je n'étais pas certain de la vérité de notre cause, j'en eusse désespérée.

« Votre Altesse le sait, ou, si elle ne le sait pas, qu'elle l'apprenne. J'ai reçu l'Évangile, non des hommes, mais du ciel, par notre Seigneur Jésus-Christ. Si j'ai demandé des conférences, ce n'était pas que je doutasse de la vérité; mais c'était par humilité et pour en attirer d'autres. Mais puisque mon humilité tourne contre l'Évangile, ma conscience m'ordonne maintenant d'agir d'une autre manière. J'ai assez cédé à Votre Altesse en m'éloignant pendant cette année. Le diable sait que ce n'est pas par peur que je l'ai fait. Je serais entré à Worms, quand même il y aurait eu dans la ville autant de diables que de tuiles sur les toits. Or, le duc George, dont Votre Altesse me fait si peur, est pourtant bien moins à craindre qu'un seul diable.

Si c'était à Leipzig (résidence du duc) qu'eût eu lieu ce qui se passe à Wittemberg, je monterais aussitôt à cheval pour m'y rendre, quand même (que Votre Altesse me pardonne ces discours), quand même pendant neuf jours on n'y aurait vu pleuvoir que ducs George, et que chacun d'eux serait neuf fois plus furieux que ne l'est celui-ci. A quoi songe-t-il de m'at taquer? Prend-il donc Christ, mon Seigneur, pour un homme de paille [7] ? Seigneur, daigne dé tourner de lui le terrible jugement qui le menace! Il faut que Votre Altesse sache que je me rends à Wittemberg, sous une protection plus puissante que celle d'un électeur. Je ne pense nullement à solliciter le secours de Votre Altesse; et, bien loin de désirer qu'elle me protège, je voudrais plutôt la protéger moi-même. Si je savais que Voire Altesse pût ou voulût me protéger, je n'irais pas à Wittemberg. Il n'y a point d'épée qui puisse venir en aide à cette cause. Dieu seul doit tout faire, sans secours ni concours humain. Celui qui a le plus de foi est celui qui protège le plus. Or, je remarque que Votre Altesse est encore bien faible dans la foi.

« Mais, puisque Votre Altesse désire savoir ce qu'elle a à faire, je lui répondrai très-humblement : Votre Altesse Électorale a déjà trop fait, et ne doit rien faire du tout.

71

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Dieu ne veut et ne peut souffrir ni vos soucis et vos travaux, ni les miens. Que Votre Altesse se dirige donc d'après cela.

« Quant à ce qui me concerne, Votre Altesse doit agir en électeur. Elle doit permettre que les ordres de Sa Majesté Impériale s'accomplis sent dans ses villes et ses campagnes. Elle ne doit faire aucune difficulté, si l'on veut me prendre ou me tuer [8]; car personne ne doit s'opposer aux puissances, si ce n'est Celui qui les a établies.

« Que Votre Altesse laisse donc les portes ouvertes; qu'elle respecte les sauf-conduits, si mes ennemis eux-mêmes ou leurs envoyés viennent me chercher dans les états de Votre Altesse. Tout se fera sans embarras et sans péril pour elle.

« J'ai écrit à la hâte cette lettre, pour que vous ne vous attristiez pas en apprenant mon arrivée. J'ai affaire avec un autre homme que le duc George. Il me connaît bien, et je ne le connais pas mal.

« Donné à Borne, à l'hôtellerie du Conducteur, Le mercredi des Cendres, 1522.

Le très-humble serviteur de Votre Altesse Électorale, MARTIN LUTHER. »

C'est ainsi que Luther s'approchait de Wittemberg. Il écrit à son prince, mais non pour s'excuser. Une confiance inébranlable remplit son cœur. Il voit la main de Dieu dans cette cause, et cela lui suffit. L'héroïsme de la foi ne fut peut-être jamais poussé plus loin. L'une des éditions des ouvrages de Luther porte en marge de cette lettre la note suivante : « Ceci est un écrit merveilleux du troisième et dernier Elie'.

[9] »

Ce fut le vendredi 7 mars que Luther rentra dans sa ville, après avoir mis cinq jours à venir d'Isenac. Docteurs, étudiants, bourgeois, tous faisaient éclater leur joie; car ils retrouvaient le pilote, qui seul pouvait tirer le navire des récifs où on l'avait engagé.

L'électeur, qui était avec sa cour à Lockau, fut fort ému en lisant la lettre du réformateur. Il voulait le justifier auprès de la diète : « Qu'il m'adresse une lettre, écrivit-il à Schurff, dans laquelle il expose les motifs de son retour à Wittemberg, et qu'il y dise aussi qu'il est revenu sans ma permission. »

Luther y consentit. « Je suis prêt, écrivit-il au prince, à supporter la défaveur de Votre Altesse et la colère du monde entier. Les habitants de Wittemberg ne sont-ils pas mes ouailles? N'est-ce pas Dieu qui me les a confiés ? Et ne dois-je pas, s'il le faut, m'exposer pour eux à la mort? Je crains d'ailleurs de voir éclater en Allemagne une grande révolte, par laquelle Dieu punira notre nation. Que Votre Altesse le 72

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle sache bien et n'en doute pas, il en a été arrêté dans le ciel tout autrement qu'à Nuremberg'. [10]»

Cette lettre fut écrite le jour même de l'arrivée de Luther à Wittemberg. Le lendemain, veille du premier dimanche du carême, Luther se rendit chez Jérôme Schurff. Mélanchton, Jonas, Amsdorf, Augustin Schurff, frère de Jérôme, y étaient réunis. Luther les interrogeait avec avidité, et ils l'informaient de Luther dut changer cette phrase de lettre, sur la demande de l'Electeur.

Tout ce qui s'était passé, lorsqu'on vint annoncer deux étudiants étrangers, qui demandaient à parler au docteur Jérôme.

En paraissant au mi lieu de cette assemblée de docteurs, les deux Saint-Gallois furent d'abord intimidés; mais bien tôt ils se rassurèrent, en découvrant au milieu d'eux le chevalier de l'Ours noir. Celui-ci s'approcha d'eux aussitôt, les salua comme d'anciennes connaissances, leur sourit, et montrant du doigt l'un des docteurs, il leur dit : « Voilà Philippe Mélanchton, dont je vous ai parlé. » Les deux Suisses demeurèrent tout le jour, en souvenir de la rencontre de Iéna, avec les docteurs de Wittemberg.

Une grande pensée occupait le réformateur, et lui faisait oublier la joie de se retrouver au milieu de ses amis. Sans doute le théâtre sur lequel il reparaissait était obscur; c'était dans une petite ville de la Saxe qu'il allait élever la voix; et pourtant son entreprise avait toute l'importance d'un événement qui devait influer sur les destinées du monde. Beaucoup de peuples et beaucoup de siècles devaient s'en ressentir. Il s'agissait de savoir si cette doctrine, qu'il avait puisée dans la Parole de Dieu, et qui devait exercer une si grande influence sur le développement futur de l'humanité, serait plus forte que les principes de destruction qui menaçaient son existence. Il s'agissait de savoir si l'on pouvait réformer sans détruire, et frayer les voies à des développements nouveaux, sans anéantir les développements anciens. Réduire au silence des fanatiques que l'ardeur du premier'

enthousiasme anime; s'emparer de toute une multitude déchaînée, l'apaiser, la ramener à l'ordre, à la paix, à la vérité; briser la violence de ce torrent impétueux, qui menaçait de renverser l'édifice naissant de la réforme, et d'en disperser au loin les débris : voilà l'œuvre pour laquelle Luther était revenu à Wittemberg. Mais son influence serait-elle suffisante pour cela? C'est ce que les événements seuls pouvaient lui apprendre.

L'âme du réformateur frémit à la pensée du combat qui l'attendait. Il releva la tête comme un lion que l'on provoque à la bataille, et qui secoue sa longue crinière. « Il faut à cette heure, dit-il, fouler aux pieds Satan et combattre avec l'ange des ténèbres. Si nos adversaires ne se retirent pas d'eux-mêmes, Christ saura bien les y contraindre. Nous sommes maîtres de la vie et de la mort, nous qui croyons au maître de la vie et de la mort [11]. »

73

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais en même temps l'impétueux réformateur, comme s'il était dompté par une puissance supérieure, refusa de se servir des anathèmes et des foudres de la Parole, et devint un humble pasteur, un doux berger des âmes. C'est par la Parole qu'il faut combattre, dit-il, par la Parole qu'il faut renverser et détruire ce que l'on a établi par la violence. Je ne veux pas qu'on emploie la force contre les superstitieux ni contre les in crédules. Que celui qui croit s'approche! Que celui qui ne croit pas, se tienne éloigné! Nul ne doit être contraint. La liberté est de l'essence de la foi [12]»

Le lendemain était un dimanche. C'est ce jour-là, c'est dans l'église, dans la chaire, que reparaîtra aux yeux du peuple le docteur que depuis près d'une année les murailles élevées de la Wartbourg ont dérobé à tous les regards. Luther, dit-on dans Wittemberg, est de retour; Luther va prêcher! Déjà ce mot, qui passe de bouche en bouche, fait à lui seul une diversion puissante aux idées qui égarent le peuple. On va revoir le héros de Worms. On se presse, on s'agite en sens divers; et, le dimanche matin, le temple est rempli d'une foule attentive et émue.

Luther devine toutes ces dispositions de son auditoire; il monte dans la chaire; le voilà en présence de ce troupeau qu'il conduisait jadis comme une brebis docile, mais qui vient de s'échapper comme un taureau indompté. Sa parole est simple, noble, pleine à la fois de force et de douceur: on dirait un père tendre, de retour auprès de ses enfants, qui s'informe de leur conduite et leur rapporte avec bonté ce qu'on lui a dit à leur égard. Il reconnaît avec candeur les progrès que Ton a faits dans la foi; il prépare ainsi, il captive les esprits; puis il continue en ces mots : «

Mais il faut plus que la foi; il faut la charité. Si un homme ayant en main une épée se trouve seul, peu importe qu'il la tienne ou non dans le fourreau; mais s'il est au milieu de la foule, il doit faire en sorte de ne blesser personne. Que fait une mère à son enfant? Elle lui donne d'abord du lait, puis une nourriture très délicate. Si elle voulait commencer par lui donner de la viande et du vin, qu'en résulterait-il?

« Ainsi devons- nous agir avec nos frères. As- tu assez de la mamelle, ô mon ami! à la bonne heure : mais permets que ton frère la prenne, aussi longtemps que tu l'as prise toi-même.

« Voyez le soleil.. Il nous apporte deux choses, la lumière et la chaleur. Il n'est pas de roi assez puissant pour rompre ses rayons; ils arrivent en droite ligne jusqu'à nous; mais la chaleur rayonne et se communique en tous sens. Ainsi la foi, semblable à la lumière, doit toujours être droite et inflexible; mais la charité, semblable à la chaleur, doit rayonner de tous côtés et se plier à tous les besoins de nos frères. » Luther ayant ainsi préparé ses auditeurs, il les serre de plus près:

« L'abolition de la messe, dites-vous, est conforme à l'Écriture : d'accord; mais quel ordre, quelle bienséance avez-vous observés? Il fallait se présenter au Seigneur de ferventes prières, il fallait s'adresser à l'autorité; alors chacun eût pu reconnaître que la chose venait de Dieu. » Ainsi parlait Luther. Cet homme de grand cou rage, 74

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle qui avait résisté à Worms aux princes de la terre, faisait sur les esprits une impression pro fonde, par des paroles de sagesse et de paix. Carlstadt et les prophètes de Zwickau, si grands, si puissants, pendant quelques semaines, et qui avaient dominé et agité Wittemberg, étaient devenus petits, à côté du prisonnier de la Wartbourg.

La messe, continue-t-il, est une mauvaise chose; Dieu en est l'ennemi; elle doit être abolie; et je voudrais qu'elle fût, dans l'univers entier, remplacée par la Cène de l'Évangile.

« Mais que l'on n'en arrache personne avec violence. C'est à Dieu qu'il faut remettre la chose. C'est sa Parole qui doit agir, et non pas nous. — Et pourquoi? Direz-vous.

— Parce que je ne tiens pas les cœurs des hommes en ma main, comme le potier tient l'argile dans la sienne. Nous avons le droit de dire; nous n'avons pas celui de faire. Prêchons : le reste appartient à Dieu. Si j'emploie la force, qu'obtiendrai-je?

Des grimaces, des apparences, des singeries, des ordonnances humaines, des hypocrisies. Mais il n'y aura ni sincérité du cœur, ni foi, ni charité. Tout le manque dans une œuvre où manquent ces trois choses, et je n'en donnerais pas la queue d'une poire [13]. »

« Ce qu'il faut avant tout prendre aux gens, c'est leur cœur; et pour cela, il faut prêcher l'Évangile. Alors la Parole tombera aujourd'hui dans un cœur, demain dans un autre, et elle agira de telle manière que chacun se retirera de la messe et l'abandonnera. Dieu fait plus par sa seule Parole, que si vous, si moi, si le monde entier, nous réunissions toutes nos forces. Dieu s'empare du cœur; et le cœur pris, tout est pris.

« Je ne dis pas cela pour rétablir la messe. Puisqu'elle est à bas, au nom de Dieu qu'elle y reste! Mais fallait-il s'y prendre comme on s'y est pris? Paul étant un jour arrivé à Athènes, 'e ville puissante, y trouva des autels élevés aux faux dieux. Il alla de l'un à l'autre, les considéra tous et n'en toucha aucun. Mais il se rendit paisiblement au milieu de la place, et déclara au peuple que tous ses dieux n'étaient que des idoles. Cette parole s'empara des cœurs, et les idoles tombèrent, sans que Paul les touchât.

« Je veux prêcher, je veux parler, je veux écrire; mais je ne veux contraindre personne; car la foi est une chose volontaire. Voyez ce que j'ai fait! Je me suis élevé contre le pape, les indulgences et les papistes, mais sans tumulte et sans violence.

J'ai mis en avant la Parole de Dieu, j'ai prêché, j'ai écrit; je n'ai pas fait autre chose.

« Et tandis que je dormais, ou qu'assis familièrement à table avec Amsdorff et Mélanchton, nous buvions, en causant, de la bière de Wittemberg, cette Parole que j'avais prêchée a renversé le papisme, tellement que jamais ni prince, ni empereur ne lui ont causé tant de mal. Je n'ai rien fait : la Parole seule a tout fait. Si j'avais 75

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle voulu en appeler à la force, l'Allemagne eût peut-être été baignée dans le sang. Mais qu'en fut-il résulté? Ruine et désolation pour l'âme et pour le corps. Je suis donc resté tranquille et j'ai laissé la Parole elle-même courir le monde. Savez-vous ce que le diable pense quand il voit recourir à la force pour répandre l'Évangile parmi les hommes? Assis, les bras croisés, derrière le feu de l'enfer, Satan dit avec « t un œil malin et un affreux sourire : Ah! Comme ces fous sont des gens sages de jouer ainsi mon jeu! — Mais s'il voit la Parole courir et lutter seule sur le champ de bataille, alors il se trouble, ses genoux se heurtent; il frémit et se pâme d'effroi. »

Luther reparut en chaire le mardi; et sa puis sante parole retentit de nouveau au milieu de la foule émue. Il y remonta le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche. II passa en revue la destruction des images, la distinction des viandes, les ordonnances de la cène, la restitution de la coupe, l'abolition de la confession. Il montra que ces points étaient encore plus indifférents que la messe, et que les auteurs des désordres qui avaient eu lieu dans Wittemberg, avaient fait un grossier abus de leur liberté. Il fit entendre tour à tour la voix d'une charité toute chrétienne et l'éclat d'une sainte indignation.

Il s'éleva surtout avec force contre ceux qui prenaient part à la légère à la cène de Jésus-Christ. « Ce n'est pas la manducation extérieure qui fait le chrétien, dit-il, c'est la manducation intérieure, spirituelle, qui s'opère par la foi, et sans laquelle toutes les formes ne sont que des apparences et de vaines grimaces. Or, cette foi consiste à croire fermement que Jésus-Christ est le Fils de Dieu; que s'étant chargé de nos péchés et de nos iniquités, et les ayant portés « sur la croix, il en est lui-même la seule, la toute-puissante expiation; qu'il se tient maintenant sans cesse devant Dieu, qu'il nous ré concilie avec le Père, et qu'il nous a donné le sacrement de son corps, pour affermir notre foi dans cette miséricorde ineffable. Si je crois ces choses, Dieu est mon défenseur; avec lui je brave le péché, la mort, l'enfer, les démons; ils ne peuvent me faire aucun mal, ni même froisser un seul cheveu de ma tête.

« Ce pain spi rituel est la consolation des affligés, le remède des malades, la vie des mourants, la nourriture de ceux qui ont faim et le trésor des pauvres. Celui que ses péchés n'attristent pas, ne doit donc point venir vers cet autel : qu'y ferait-il ? Ah!

Que notre conscience nous accuse, que notre cœur se fende à la pensée de nos fautes, et nous ne nous approcherons pas du saint sacrement avec tant d'imprudence. »

La foule ne cessait de remplir le temple; on accourait même des villes voisines pour entendre le nouvel Élie. Capiton, entre autres, vint passer deux jours à Wittemberg, et entendit deux des sermons du docteur. Jamais Luther et le chapelain du cardinal Albert n'avaient été si bien d'accord. Mélanchton, les magistrats, les professeurs, tout le peuple, étaient dans l'allégresse [14]. Schurff, ravi de cette issue d'une si 76

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle triste affaire, se hâta de la communiquer à l'électeur. Le vendredi 15 mars, jour où Luther avait prononcé son sixième dis cours, il lui écrivit : « Ah ! Quelle joie le retour du docteur Martin répand parmi nous ! Ses paroles, avec le secours de la grâce divine, ramènent chaque jour davantage dans le chemin de la vérité nos pauvres âmes égarées. Il est clair comme le soleil, que l'Esprit de Dieu est en lui, et que c'est par sa dispensation spéciale qu'il est revenu à Wittemberg [15]. »

En effet, ces discours sont des modèles d'éloquence populaire, mais non pas de celle qui, aux temps de Démosthène, ou même de Savonarole, enflammait les esprits.

La tâche de l'orateur de Wittemberg était plus difficile à remplir. Il est plus aisé d'exciter une bête féroce, que de la calmer quand elle est en fureur. Il s'agissait d'apaiser une multitude fanatisée, de dompter des passions déchaînées; et Luther le fit. Dans ses huit discours, le réformateur ne laissa pas échapper, contre les auteurs des troubles, une allusion pénible, un seul mot propre à les blesser. Mais plus il était modéré, plus il était fort; plus il ménageait ceux qui s'égaraient, plus il vengeait la vérité offensée. Comment le peuple de Wittemberg eût-il pu résister à sa puissante éloquence ?

On attribue d'ordinaire les discours qui prêchent la modération à la timidité, aux ménagements, à la crainte. Ici, rien de semblable. Luther se pré sentait au peuple de Wittemberg, en bravant l'excommunication du pape et la proscription de l'empereur. Il revenait malgré la défense de l'Électeur, qui lui avait déclaré ne pouvoir le défendre.

Luther, à Worms même, n'avait pas montré tant de courage. Il affrontait les dangers les plus pressants; aussi sa voix ne fut pas méconnue : cet homme qui bravait l'échafaud avait le droit d'exhorter à la soumission. Il peut hardi ment parler d'obéissance à Dieu, celui qui, pour le faire, enfreint toutes les persécutions des hommes. A la parole de Luther, les objections s'évanouirent, le tumulte s'apaisa, la sédition cessa de faire entendre ses cris, et les bourgeois de Wittemberg rentrèrent dans leurs tranquilles demeures.

Celui des moines augustins qui s'était montré le plus enthousiaste, Gabriel Didyme, n'avait pas perdu une parole du réformateur. Ne trouvez-vous pas que Luther est un docteur admirable?» lui demanda un auditeur tout ému. — Ab! répondit-il, je crois entendre la voix, non d'un « homme, mais d'un ange [16]. » Bientôt Didyme reconnut hautement qu'il s'était trompé. Il est devenu un autre homme, » disait Luther [17].

Il n'en fut pas d'abord ainsi de Carlstadt. Méprisant les études, affectant de se trouver dans les ateliers des artisans de Wittemberg, pour y recevoir l'intelligence des Ecritures, il fut blessé de voir son œuvre s'écrouler à l'apparition de Luther [18].

C'était à ses yeux arrêter la réforme elle-même. Aussi avait-il toujours l'air abattu, 77

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle sombre et mécontent. Cependant il fit à la paix le sacrifice de son amour-propre; il réprima ses désirs de vengeance; il se réconcilia, au moins en apparence, avec son collègue, et reprit peu après ses cours à l'université [19].

Les principaux prophètes ne se trouvaient pas à Wittemberg lors de l'arrivée de Luther. Nicolas Storch avait été courir le pays; Marc Stubner avait quitté le toit hospitalier de Mélanchton. Peut-être leur esprit prophétique s'était-il évanoui, et n'avaient-ils eu ni voix ni réponse*[20], dès qu'ils avaient appris que le nouvel Elie dirigeait ses pas vers ce nouveau Carmel. L'ancien maître d'école Cellarius y était seul demeuré. Cependant Stubner, ayant été informé que les brebis de son troupeau s'étaient dispersées, revint en toute hâte. Ceux qui étaient demeurés fidèles à la prophétie céleste, » entourèrent leur maître, lui racontèrent les discours de Luther, et lui demandèrent avec inquiétude ce qu'ils devaient penser et faire [21]. Stubner les exhorta à demeurer fermes dans leur foi. Qu'il se présente, s'écria Cellarius, qu'il nous accorde une conférence, qu'il nous laisse exposer notre doctrine, et nous verrons.. »

Luther se souciait peu de se rencontrer avec ces hommes; il savait qu'il y avait en eux un esprit violent, impatient, superbe, qui ne pouvait supporter des avertissements, même charitables, et qui prétendait que chacun se soumît au premier mot, comme à une autorité souveraine [22]. Tels sont les enthousiastes dans tous les temps. Cependant, puisqu'on lui demandait une entrevue, le docteur ne pouvait la refuser.

D'ailleurs, il pouvait être utile aux simples du troupeau qu'il démasquât l'imposture des prophètes. La conférence eut lieu. Stubner prit le premier la parole. Il exposa comment il voulait renouveler l'Église et changer le monde. Luther l'écouta avec un grand calme [23]. Rien de ce que vous avez dit, répondit-il enfin avec gravité, ne repose sur la sainte Écriture. Ce ne sont que des fables. »

A ces mots, Cellarius ne se possède plus; il élève la voix; il fait les gestes d'un furieux; il trépigne; il frappe la table qui est devant lui [24]; il s'irrite; il s'écrie que c'est une indignité d'oser parler ainsi à un homme de Dieu. Alors Luther reprend : «

Saint Paul déclare que les preuves de son apostolat ont éclaté par des prodiges; prouvez le vôtre par des miracles. [25]» —

« Nous le ferons, » répondirent les prophètes *.

« Le Dieu que j'adore, dit Luther, saura bien tenir vos dieux en bride. » Stùbner, qui était demeuré plus calme, arrêtant alors les yeux sur le réformateur, lui dit d'un air inspiré : « Martin Luther! je vais te déclarer ce qui se passe maintenant dans ton âme.. Tu commences à croire que ma doctrine est vraie. » Luther, ayant quelques instants gardé le silence, reprit : Dieu te châtie, Satan ! ... [26]»

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle A ces mots, tous les prophètes sont hors d'eux-mêmes. « L'Esprit! L’Esprit !»

s'écrient-ils. Luther, reprenant avec ce ton froid du dédain et ce langage incisif et familier qui lui était propre : Je donne sur le museau à votre Esprit, » dit-il. Les clameurs redoublent; Cellarius surtout se distingue par ses emportements. Il est furieux, il frémit, il écume [27]. On ne pouvait plus s'entendre dans la chambre de la conférence. Enfin les trois prophètes abandonnent la place, et s'éloignent le même jour de Wittemberg.

Ainsi Luther avait accompli l'œuvre pour laquelle il avait quitté sa retraite. Il avait tenu tête au fanatisme et chassé du sein de l'Église renouvelée l'enthousiasme et le désordre qui prétendaient l'envahir. Si, d'une main, la Réformation jetait bas les poudreuses décrétales de Rome, de l'autre elle repoussait les prétentions des mystiques, et elle affermissait sur le terrain qu'elle avait conquis, la Parole vivante et immuable de Dieu. Le caractère de la Réformation était ainsi bien établi. Elle devait toujours se mouvoir entre ces deux extrêmes, également éloignée des convulsions des fanatiques et de l'état de mort de la papauté.

Alors une population passionnée, égarée, qui avait rompu tout frein, s'apaise, se calme, se soumet; et la tranquillité la plus parfaite se rétablit dans cette cité qui, il y a peu de jours encore, était comme une mer en tourmente. Une entière liberté fut aussitôt établie à Wittemberg. Luther continua à demeurer dans le couvent et à porter l'habit monastique; mais chacun était libre de faire autrement. On pouvait, en prenant la cène, se contenter de l'absolution générale, ou en demander une particulière. On établit en principe de ne rien rejeter que ce qui était opposé à une déclaration claire et formelle de l'Écriture sainte [28].

Ce n'était pas de l'indifférence; au contraire, la religion fut ramenée ainsi à ce qui est son essence; le sentiment religieux se retira des formes accessoires, où il avait failli se perdre, et se reporta sur ce qui en est la base. Ainsi la Réformation fut sauvée, et la doctrine put continuer à se développer au sein de l'Église, selon la charité et la vérité.

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FOOTNOTES

[1] Germaniâm in sanguine nature. (£. Epp. II, p. 15-.)

[2] Ita enim rcs postulat ipsa. (Ibid., p. i35.)

[3] So machte er sich mit unglaublicher Freudigkeit des Geistes, im Nahmen Gottes auf den Weg. (Seck., p. 458.)

[4] Voyez ce récit de Kessler, avec tous ses détajls et dans le langage naïf du temps, dans Berner, Johann Kessler, p. 27. Hahnhard Erzâhlungen. III, p. 3oo, et Marheinecke Gesch. derRef. II, p. 3ai, ac édit.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[5] In einem rothen Schlôpli, in blossen Hosen \md Warams ... (Ibid.)

[6] Furit Satanas; et fremunt vicioi undique, nescio quot mortibus el infernis. (L, Epp. II, p. 1 53.)

[7] Er hait meinen Herrn Christum fur ein Mann aus Strol» geflochten. (L. Epp. II, p. 13g.)

[8] Und ja nicht wehren … so sie mich fahen oder todten will. (Ibid., p. 140.)

[9] Der wahre, dritte uud lezte Elias, .. (L. Opp. L. XVIII, p. 271.)

[10] L. Epp. II, p. i43.

[11] Domini enim sumus vitae et mortis. (L. Epp. II, p. 150.)

[12] Non enim ad fidem et ad ea quse fidci sunr, ullus co gendus est … L. Epp. II,.

15r.)

[13] Ich wollte nichteinen Birnstiel drauf geben. (L. Opp. L. XVIII, p. 255.)

[14] Grosse Freude und Frohlocken tinter Gelahrten und Un gclahrten. (L. Opp.

XVIII, p. 366.)

[15] Aus sonderlieher Schickung des Allmachtigeo... (Ibid.)

[16] Imo, inquit, angeli, non hominis vocem mihi audisse vi deor. (Camerarius, p.

12.)

[17] In alium viruin mutatus est. (L. Epp. II, p. 156.)

[18] Ego Carlstadium offendi, quod ordinationes suas cessavî. (L. Epp. II, p. 177.)

[19] Philippiet Carlstadii lectiones, ut sunt optima?. . (Ibid., p. 284.)

[20]1 Rois, chap. xvm, p. 29.

[21] Rursum ad ipsum confluere... (Camer., p. 52.)

[22] Vehementer superbus et impatiens … credi vult plena auctoritate, ad primam vocem .. (L. Epp. II, p. 179-)

[23] Audivit Lutherus placide... (Camer., p. 52.)

[24] Cum et solum pedibus et propositam mensulam manibus feriret. (Ibid.)

[25] Quid pollicentes de mirabilibus affectionibus. (Camer., p. 53.)

[26] 1hren Geist haue er iiber die Schnauze. (L. Opp. Alten burg. Ausg. III, p. 137.)

[27] Spumabat et fremebat et furebat. (L. Epp. II, p. 179-) 80

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[28] Ganz klare und jjrundltche Schrift

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X.

A peine le calme fut-il rétabli, que le réformateur se tourna vers son cher Mélanchton, et lui demanda son assistance pour mettre la dernière main à la version du Nouveau-Testament, qu'il avait rapportée de la Wartbourg. Mélanchton avait, dès l'an 15ig, établi le grand principe, qu'il faut expliquer les Pères d'après l'Écriture, et non l'Écriture d'après les Pères. Approfondissant toujours plus les écrits du Nouveau-Testa ment, il se sentait à la fois ravi de leur simplicité et frappé de leur profondeur.

« Ce n'est que là, » disait hautement cet homme si familier avec tous les philosophes de l'antiquité, que se trouve la vraie nourriture de l'âme. » Aussi se rendit-il avec joie à l'invitation de Luther; et dès lors les deux amis passèrent ensemble de longues heures à étudier et à traduire la Parole inspirée. Souvent ils s'arrêtaient dans leurs laborieuses recherches pour donner cours à leur admiration.

« La raison pense, disait Luther : Oh ! Si seulement une fois je pouvais entendre Dieu! je courrais pour cela au bout du monde. Écoute donc, ô homme, mon frère!

Dieu, le créateur des cieux et de la terre, te parle. [1]»

On se mit à travailler à l'impression du Nouveau-Testament avec un zèle sans exemple [2]. On eût dit que les ouvriers eux-mêmes sentaient l'importance de l'œuvre qu'ils préparaient. Trois presses étaient employées à ce travail, et dix mille feuilles étaient imprimées chaque jour [3].

Enfin, le 21 septembre, parut l'édition complète, de trois mille exemplaires, en deux volumes in-folio, avec ce simple titre : Le Nouveau Testament — Allemand. —

Wittemberg. Il n'y avait point de nom d'hommes. Chaque Allemand put dès lors se procurer la Parole de Dieu pour une somme modique [4].

La traduction nouvelle, écrite dans l'esprit même des livres saints, dans une langue vierge encore, et qui déployait pour la première fois ses grandes beautés, saisissait, ravissait, ébranlait les plus petits du peuple comme les plus élevés. C'était une œuvre nationale; c'était le livre du peuple; c'était plus, c'était vraiment le livre de Dieu. Des adversaires même ne purent refuser leur approbation à ce travail admirable; et l'on vit des amis indiscrets de la Réformation, frappés de la beauté de cette œuvre, s'imaginer y reconnaître une seconde inspiration. Cette traduction servit à propager la piété chrétienne, plus que tous les autres écrits de Luther.

L'œuvre du seizième siècle fut ainsi placée sur une base, où rien ne pourra l'ébranler. La Bible, donnée au peuple, ramena l'esprit humain, qui depuis des siècles erraient dans le labyrinthe tortueux de la scolastique, à la source divine du salut. Aussi le succès de ce travail fut-il prodigieux. En peu de temps, tous les exemplaires furent enlevés. Au mois de décembre, une seconde édition parut. En 1533 on comptait déjà dix-sept éditions du Nouveau Testament de Luther, 82

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle imprimées à Wittemberg, treize à Augsbourg, douze à Bâle, une à Erfurt, une à Grimma, une à Leipzig, treize à Strasbourg' [5].

Tels étaient les ressorts puissants qui soulevaient et transformaient l'Église et le monde. La première édition du Nouveau-Testament s'imprimait encore, que Luther entreprit déjà de traduire l'Ancien. Commencé en 15a2, ce travail fut poursuivi sans interruption. Il publia cette traduction par parties, à mesure qu'elle avançait, afin de satisfaire plus vite l'impatience qu'on témoignait de toutes parts, et de faciliter aux pauvres l'acquisition du livre.

C'est de l'Écriture et de la foi, deux sources qui au fond n'en forment qu'une seule, que la vie évangélique a découlé et qu'elle se répand encore dans le monde. Ces deux principes combattaient deux erreurs fondamentales. La foi était opposée à la tendance pélagienne du catholicisme; l'Écriture l'était à la théorie de la tradition et de l'autorité de Rome. L'Écriture amenait à la foi, et la foi ramenait à l'Écriture.

L'homme ne peut faire aucune œuvre méritoire; la grâce libre de Dieu, qu'il reçoit par la foi en Christ, le sauve seule. » Telle était la doctrine proclamée dans la chrétienté. Or, cette doctrine devait pousser la chrétienté vers l'Écriture. En effet, si la foi en Christ est tout dans le christianisme, si les pratiques et les ordonnances de l'Église ne sont rien, ce n'est pas à la parole de l'Église, mais à la parole de Christ que l'on doit adhérer. Le lien qui attache à Christ deviendra tout pour l'âme fidèle.

Que lui importe le lien extérieur qui l'unit à une église extérieure, asservie à des opinions d'hommes ...

Ainsi, comme la parole de la Bible avait poussé les contemporains de Luther vers Jésus Christ, l'amour qu'ils avaient pour Jésus-Christ les poussait à son tour vers la Bible. Ce n'était pas, comme on se l'imagine de nos jours, par un principe philosophique, par suite d'un doute, ou par un besoin d'examen, qu'ils revenaient à l'Écriture; c'était parce qu'ils y trouvaient la Parole de Celui qu'ils aimaient. « Vous nous avez annoncé Christ, disaient-ils au réformateur, faites-le nous maintenant entendre lui-même. »

Et ils se précipitaient sur les feuilles qui leur étaient livrées, comme sur une lettre venue du ciel. Mais, si la Bible fut reçue avec tant de joie par ceux qui aimaient Christ, elle fut repoussée avec haine par ceux qui préféraient les traditions et les pratiques des hommes. Une persécution violente accueillit cette œuvre du réformateur. A l'ouïe de la publication de Luther, Rome trembla.

La plume qui transcrivit les oracles sacrés fut vraiment celle que l'électeur Frédéric avait vue en songe, et qui, s'étendant jusqu'aux sept collines, avait fait chanceler la tiare de la papauté. Le moine dans sa cellule, le prince sur son trône, poussèrent un cri de colère. Les prêtres ignorants frémirent, à la pensée que tout bourgeois, tout paysan même, serait maintenant en état de discuter avec eux sur les enseignements 83

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle du Seigneur. Le roi d'Angleterre dénonça cette œuvre à l'électeur Frédéric et au duc George de Saxe.

Mais déjà, dès le mois de novembre, le duc avait ordonné à tous ses sujets de remettre tout exemplaire du Nouveau-Testament de Luther entre les mains du magistrat. La Bavière, le Brandebourg, l'Autriche, tous les États dévoués à Rome, rendirent les mêmes arrêts. En quelques lieux on fit de ces livres saints, sur la place publique, un bûcher sacrilège. Ainsi Rome renouvelait, au seizième siècle, les attentats par lesquels le paganisme avait voulu détruire la religion de Jésus-Christ, au moment où l'empire échappait aux prêtres et à leurs idoles.

Mais qui peut arrêter la marché triomphant de l'Évangile? « Même après mes défenses, écrivait le duc George, plusieurs milliers d'exemplaires ont été vendus et lus dans mes États. [6] »

Dieu se servit même, pour répandre sa Parole, des mains qui prétendaient la détruire. Les théologiens catholiques, voyant qu'ils ne pouvaient arrêter l'œuvre du réformateur, publièrent eux-mêmes une traduction du Nouveau-Testament. C'était la traduction de Luther, çà et là corrigée par les éditeurs. On ne fit aucune difficulté de la laisser lire. Rome ne savait pas encore que partout où la Parole de Dieu s'établit, sa puissance chan celle. Joachim de Brandebourg permit à tous ses sujets de lire toute traduction de la Bible, latine ou allemande, pourvu qu'elle ne vînt pas de Wittemberg. Les peuples de l'Allemagne, ceux du Brandebourg en particulier, firent ainsi un grand pas dans la connaissance de la vérité.

La publication du Nouveau -Testament en langue vulgaire est une des époques importantes de la Réformation. Si le mariage de Feldkirchen avait été le premier pas qu'avait fait la Réforme pour passer de la doctrine dans la vie; si l'abolition des vœux monastiques fut le second; si l'établissement de la cène du Seigneur fut le troisième, la publication du Nouveau Testament fut peut-être le plus important de tous. Elle opéra un changement total dans la société : non-seulement dans le presbytère du prêtre, dans la cellule du moine ou dans le sanctuaire du Seigneur; mais encore dans les maisons des grands, dans celles des bourgeois des villes et des habitants des campagnes. Quand on commença à lire la Bible dans les familles de la chrétienté, la chrétienté fut changée. Il y eut dès lors d'autres habitudes, d'autres mœurs, d'autres conversations, une autre vie. Avec la publication du Nouveau-Testament, la Réformation sortit de l'École et de l'Église, et prit possession des foyers du peuple. L'effet produit fut immense. Le christianisme de l'Église primitive, tiré, par la publication des saintes Écritures, de l'oubli où depuis des siècles il était, tombé, fut ainsi présenté aux regards de la nation; et cette vue suffit pour justifier les at taques dont Rome avait été l'objet. Les hommes les plus simples, pourvu qu'ils connussent les lettres allemandes, des femmes, des artisans (c’est un contemporain, grand ennemi de la Réformation, qui nous le raconte) étudiaient avec avidité le 84

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Nouveau-Testament [7]. Ils le portaient partout avec eux; bientôt ils le surent par cœur, et les pages de ce livre proclamaient hautement le parfait accord de la Réformation de Luther et de la Révélation de Dieu.

Cependant ce n'était que par fragments que la doctrine de la Bible et de la Réformation avait été jusqu'alors établie. Telle vérité avait été exposée dans un écrit; telle erreur, attaquée dans un autre. Sur un vaste terrain se trouvaient épars et confus les débris de l'ancien édifice et les matériaux du nouveau; mais l'édifice lui-même manquait encore. La publication du Nouveau -Testament répondait sans doute à ce besoin. La Réformation pouvait dire, en donnant ce livre: Voilà mon système! Mais comme chacun est libre de prétendre qu'il n'a d'autre système que la Bible, la Réformation devait formuler ce qu'elle avait trouvé dans l'Écriture. C'est ce que Mélanchton fit en son nom. Il avait marché à pas comptés, mais à pas assurés, dans son développement théologique, et avait toujours publié avec courage le fruit de ses recherches. Déjà, en 1520, il avait déclaré ne voir dans plusieurs des sept sacrements qu'une imitation des cérémonies judaïques; et dans l'infaillibilité du pape, qu'une prétention orgueilleuse, également opposée à la sainte Ecriture et au bon sens. « Pour combattre ces doctrines, il nous faut, avait-il dit, plus qu'un Hercule [8].» Ainsi Mélanchton était parvenu au même point que Luther, quoi que par une voie plus scientifique et plus calme. Le moment était arrivé où il devait à son tour con fesser sa foi.

Dès, pendant la captivité de Luther, son célèbre ouvrage Sur les lieux communs théologiques » avait présenté à l'Europe chrétienne un corps de doctrine, dont les bases étaient solides et les proportions admirables. Un ensemble simple et majestueux se dessinait devant les yeux étonnés de la génération nouvelle. La traduction du Nouveau-Testament justifia la Réformation au près du peuple; les Lieux communs de Mélanchton la justifièrent auprès des savants.

L'Église subsistait depuis quinze siècles et n'avait pas encore vu un pareil ouvrage.

Abandon nant les développements ordinaires de la théologie scolastique, l'ami de Luther donnait enfin à la chrétienté un système théologique tiré unique ment de l'Écriture. On y trouvait un souffle de vie, un mouvement d'intelligence, une force de vérité, une simplicité d'exposition qui faisait un étonnant contraste avec les subtils et pédantesques systèmes des écoles. Les esprits les plus philosophiques, comme les théologiens les plus sévères, en furent dans une égale admiration.

Érasme appela cet écrit : une armée merveilleusement rangée en bataille contre la tyrannie pharisaïque des faux docteurs' [9]; et, tout en avouant qu'il n'était pas d'accord avec l'auteur sur tous les points, il ajouta que, quoiqu'il l'eût toujours aimé, il ne l'avait jamais tant aimé qu'après avoir lu cet ouvrage. « Tant il y a,» dit Calvin plus tard, en le présentant à la France, que la plus grande simplicité est la plus grande vertu à traiter la doc trine chrétienne [10].»

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais nul n'éprouva une joie semblable à celle de Luther. Cet ouvrage fut toute sa vie l'objet de son admiration. Ces sons isolés que sa main agitée avait arrachés, dans la vive émotion de son âme, à la harpe des prophètes et des apôtres, se trouvaient ici ordonnés en une ravissante harmonie. Ces pierres éparses, qu'il avait détachées avec effort de la carrière des Écritures, étaient maintenant assemblées en un édifice majestueux. Aussi ne cessa-t-il de conseiller la lecture de cet écrit _ aux jeunes gens qui venaient chercher la science à Wittemberg, en leur disant : « Si vous voulez être théologiens, Usez Mélanchton [11]. » : Selon Mélanchton, le sentiment profond de la misère à laquelle l'homme se trouve réduit par le péché, est la base sur laquelle doit s'élever l'édifice de la théologie chrétienne. Ce mal immense est le fait primitif, l'idée mère dont la science part; il est le caractère qui distingue la théologie de toutes les sciences qui n'ont que la raison pour instrument.

Le théologien chrétien, plongeant au fond du cœur de l'homme, en expose les lois et les attractions mystérieuses, comme un autre savant ex posa plus tard les lois et les attractions des corps.

« Le péché originel, dit-il, est une inclination née avec nous, un certain élan qui nous est agréable, une certaine force qui nous entraîne à pécher, et qui a été répandue par Adam dans toute sa postérité. De même qu'il y a dans le feu une force native qui le porte en haut, de même qu'il y a dans l'aimant une force naturelle par laquelle il attire à soi le fer, de même aussi il y a dans 'e l'homme une force première qui le porte au mal. Je veux que dans Socrate, dans Xénocrate, dans Zénon se soient trouvées la constance, la tempérance, la chasteté; ces ombres de vertus étaient dans des esprits impurs et provenaient de l'amour de soi-même; c'est pourquoi il faut les regarder, non comme de vraies vertus, mais comme des vices

[12]. » Ces paroles peuvent paraître dures; mais elles ne le sont que si l'on méconnaît le sens de Mélanchton. Nul n'était plus que lui disposé à reconnaître, dans les païens, des vertus dignes de l'estime des hommes; mais il établit cette grande vérité, que la loi souveraine, donnée de Dieu à toutes ses créatures, c'est de l'aimer par-dessus toutes choses; or, si l'homme, en faisant ce que Dieu commande, le fait non par amour pour Dieu, mais par amour pour soi-même, Dieu pourra t il lui tenir compte de ce qu'il ose se substituer lui-même à son infinie majesté; et n'y aura-t-il point de vice dans un acte où se trouve une rébellion expresse contre le Dieu souverain ?

Le théologien de Wittemberg montre ensuite comment l'homme est sauvé de cette misère. « L'apôtre, dit-il, t'appelle à contempler, à la droite du Père, le Fils de Dieu, puissant médiateur, qui intercède pour nous, et il te demande d'être assuré que tes péchés te sont remis, et que tu es réputé juste et reçu du Père, à cause de ce Fils, victime immolée sur la croix [13]. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce qui rend surtout remarquable cette première édition des Lieux communs, c'est la manière dont le théologien de l'Allemagne y parle du libre arbitre. Il reconnaît, mieux peut-être encore que ne l'avait fait Luther, parce qu'il était plus théologien que lui, que cette doctrine ne pouvait être séparée de celle qui était l'essence de la Réformation.

La justification de l'homme devant Dieu ne procède que de la foi, voilà le premier point; cette foi ne procède dans le cœur de l'homme que de la grâce de Dieu, voilà le second. Mélanchton sent fort bien que si l'on accorde à l'homme quelque habileté naturelle pour croire, on renversera dans le second point cette grande doctrine de la grâce que l'on a établie dans le premier. Il avait trop de discernement et d'intelligence des Écritures pour se tromper en Une si grave matière.

Mais il alla trop loin. Au lieu de se renfermer dans les limites de la question religieuse, il aborda la question métaphysique. Il établit un fatalisme qui pourrait faire regarder Dieu comme l'auteur du mal, et qui, par conséquent, n'a aucun fondement dans l'Écriture. Tout ce qui arrive, dit-il, arrivant nécessairement en conformité avec la prédestination divine, il est évident que notre volonté n'a aucune liberté [14]. » Mais ce que Mélanchton surtout se propose, c'est de présenter la théologie comme un système de piété. L'école avait disséqué le dogme jusqu'à lui faire perdre la vie [15]. La tâche de la Réformation était donc de ramener la vie dans le dogme mort. Dans les éditions subséquentes, Mélanchton sentit le besoin d'exposer avec une grande clarté les doctrines Mais il n'en fut pas tout à fait ainsi en 15 ai. « C'est connaître Christ, dit-il, que de connaître ses bienfaits. Paul, dans son Épître aux Romains, voulant donner un sommaire de la doc trine chrétienne, ne philosophe pas sur le mystère de la Trinité, sur le mode de l'incarnation, sur la création active et passive. De quoi parle-t-il donc? — De la loi, — du péché, — de la grâce. C'est de cela que la connaissance de Christ dépend [16]. »

La publication de cette dogmatique fut d'un prix inestimable pour la cause de l'Évangile. Les calomnies furent réfutées; les préjugés tombèrent. Dans les églises, dans les cours, dans les universités, on admirait le génie de Mélanchton, et l'on aimait les grâces de son caractère. Ceux même qui ne connaissaient pas l'auteur, furent attirés à ses croyances par son ouvrage.

La rudesse et quelquefois la violence du langage de Luther en avaient repoussé plusieurs. Mais voici un homme qui, avec une grande élégance de style, un goût exquis, une clarté admirable, un ordre parfait, expose ces vérités puissantes dont la soudaine explosion a ébranlé le monde. On recherche l'ouvrage, on le lit avec avidité, on l'étudie avec ardeur. Tant de douceur et de modestie gagnèrent les cœurs; tant de noblesse et de force leur imposèrent; et les classes supérieures de la société, jusqu'alors indécises, furent conquises à une sa gesse qui adoptait enfin un si beau langage.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle D'un autre côté, les ennemis de la vérité, que les coups terribles de Luther n'avaient pas abattus, demeurèrent quelque temps muets et déconcertés, lors de l'apparition de l'écrit de Mélanchton. Ils reconnurent qu'il y avait un autre homme aussi digne que Luther de leur haine. « Hélas ! s'écrièrent-ils, malheureuse Allemagne ! à quelle extrémité va te réduire cet enfantement nouveau [17] ! »

Les Lieux communs eurent, de i 5i i à 1 5g5, soixante- sept éditions, sans parler des traductions. Ce livre est peut-être, après la Bible, celui qui a le. plus contribué à l'établissement de la doctrine évangélique.

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FOOTNOTES

[1] Verum omnia nunc elimare cœpimus Philippus et ego. (L. Epp. II, p. 176.)

[2] Ingentilabore et studio. (L. Epp. II, p. a36.)

[3] Singulis diebus decies millia chartarum sub tribus prelis.. (Ibid.)

[4] Un florin et demi, environ trois francs.

[5] Gesch. d. deutsch. Bibel Ucbersetz.

[6] Qui et alicubi in imupi congesti rojjum publiée combusli sunt.

[7] Ut sutores, mulieres et quilibet idiotae... avidissime le gcrent. (Cochlœus, p. 50.)

[8] Adversus qnas non uno nobis, ut ita dicam, Hercule opus est. (Corp. Réf. I, p.

i37.)

[9] Video dogmatum aciem pulchre instruciam adversus ty rannidem pharisaïcam.

(Er. Epp., p. 949.)

[10] La Somme de théologie, par Philippe Mélanchton. Genève, 1551 . Jehan Calvin aux lecteurs.

[11] Librum invictum, disait il encore, non solum immorta litale, sed et canonc ecclesiastico dignum. (De servo arbitri0.) SALUT.

[12] Loci communes theologici. Bâle, 152i, p. 35. Cette édition est très-rare. Voyez, pour les révisions postérieures, celle d'Erlangen, 1828, faite sur celle de Bâle, 1561.

[13] Vult te intueri Filium Dei sedentem ad dexteram Patris, mediatorem interpellanlem pro nobis. (Ibid.)

[14] Quaudoquidem omniaquaeeveniunt, necessario eveniunt juxta divinani piaedestinationeni, nulla est voluntatis uostraj libertas. (Locicomm. theolog. Bâle, 15ai,p. 35.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[15] Voyez édit. de 156i, réimprimée en 1829, pages 14 a 44> les divers chapitres: De tribus personis; —De divinitate Filii; — De duabus naturis in Christo; —

Testimonia quod Filius sit persona; — Testimonia refutantia Arianos; — De discer nendis proprietatibus humanae et divinae naturse Christi; —De Spiritu sancto; etc., etc.

[16] Hoc est Christum cognoscere, benéficia ejus cogno iscere, etc. (Ibid.)

[17] Heu! infelicem hoc novo partu Germaniam ! ... (Cochl.) 89

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI.

Tandis que le « grammairien» Mélanchton apportait, par de si doux accords, un si puissant secours à Luther, des hommes redoutables, hostiles au réformateur, se tournaient avec violence contre lui. Échappé de la Wartbourg, il avait reparu sur la scène du inonde; et à cette nouvelle, ses anciens adversaires avaient retrouvé toute leur rage. XI y avait trois mois et demi que Luther était de retour à Wittemberg, lorsqu'un bruit, que grossissaient toutes les voix de la renommée, lui apporta la nouvelle qu'un des plus grands rois de la chrétienté s'était levé contre lui; Le chef de la maison des Tudor, prince issu à la fois des York et des Lancastre, et sur la tête duquel, après tant de sang répandu, la Rose rouge et la Rose blanche se trouvaient enfin réunies, le puissant roi de l'Angleterre, qui prétendait rétablir sur le continent, et sur la France en particulier, l'an tique influence de sa couronne, Henri VIII venait de composer un livre contre le pauvre moine de Wittemberg. On vante fort, écrivit Luther à « Lange, le 26 juin 15aa, un petit livre du roi d'Angleterre [1]. »

Henri VIII avait alors trente et un ans; il était grand, bien fait; un air de majesté et de domination était répandu sur toute sa personne [2]; et sa physionomie annonçait la vivacité de son esprit. Véhément, prétendant tout faire plier sous la violence de ses passions, et ayant soif de gloire, il cacha d'abord ses défauts sous une certaine fougue qui est le propre de la jeunesse, et ne manqua pas de flatteurs qui les encouragèrent. Souvent il se rendait, avec la troupe de ses favoris, dans la demeure de son chapelain, Thomas Wolsey, fils d'un boucher d'Ipswich. Doué d'une grande habileté, d'une excessive ambition et d'une audace sans borne, cet homme, protégé par l'évêque de Winchester, chancelier du royaume, s'était rapidement avancé dans la faveur de son maître, et l'attirait dans-sa maison par la séduction de plaisirs et de désordres, auxquels le jeune prince n'eût osé se livrer dans son propre palais.

Polydore Virgile, alors sous-collecteur du pape en Angleterre, le rapporte [3]. Dans ces folles réunions, le chapelain dépassait en licence les jeunes courtisans qui accompagnaient Henri VIII. On le voyait, oubliant la gravité qui convient à un ministre des autels, chanter, danser, rire, folâtrer, tenir des discours obscènes, et faire des armes [4]. Il réussit bientôt ainsi à obtenir la première place, dans le conseil du roi, et, gouvernant seul le royaume, fit acheter ses bonnes grâces à tous les princes de la chrétienté. Henri vivait au milieu des bals, des festins, des joutes, et dissipait follement les trésors que l'avarice de son père avait lentement amassés.

Des tournois magnifiques se succédaient sans cesse. Le roi, qui, par sa mâle beauté, se distinguait entre tous les combattants y jouait le premier rôle. Si la lutte paraissait un instant douteuse, l'adresse, la force du prince, ou l'adroite politique de ses adversaires lui assuraient la victoire, et l'enceinte retentissait de cris et d'applaudissements en son honneur. La vanité du jeune prince s'exaltait de ces faciles triomphes, et il n'y avait succès au inonde auquel il ne crût pouvoir prétendre. Parmi les spectateurs se trouvait quelquefois la reine. Sa figure grave, 90

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle son regard triste, son air recueilli et abattu contrastaient avec le bruyant éclat de ces fêtes.

Henri VIII, peu après son avènement au trône, avait épousé, par des raisons d'État, Catherine d'Aragon, plus âgée que lui de cinq ans, veuve de son frère Arthur et tante de Charles-Quint. Tandis que son époux se livrait aux plaisirs, .la vertueuse Catherine, d'une piété tout espagnole, se levait au milieu de la nuit pour prendre part en silence aux prières des moines [5]. Elle se jetait à genoux sans coussin, sans tapis. A cinq heures du matin, après avoir pris un peu de repos, elle était de nouveau debout; elle se revêtait de l'habit de Saint-François, car elle s'était fait recevoir dans l'ordre tertiaire de ce saint; puis, le recourent à la hâte des vêtements royaux [6], elle se rendait à l'église à six heures, pour assister aux saints offices.

Deux êtres vivant dans deux mondes si différents, ne pouvaient longtemps demeurer unis. La piété romaine avait pourtant d'autres représentants que Catherine à la cour de Henri VIII Jean Fisher, évêque de Rochester, presque septuagénaire, aussi distingué par sa science que par la sévérité de ses mœurs, était l'objet de la vénération générale. Il avait été le plus ancien conseiller d’Henri VII, et la duchesse de Richmond, aïeule d’Henri VIII, l'appelant auprès de son lit de mort, lui avait recommandé la jeunesse et l'inexpérience de son petit-fils. Longtemps le roi, au milieu de ses écarts, vénéra le vieux évêque comme un père.

Un homme beaucoup plus jeune que Fisher, laïque et jurisconsulte, attirait déjà alors par son génie et la noblesse de son caractère, les regards de tous. Il s'appelait Thomas Morus. Fils d'un juge du banc du roi, pauvre, austère, ardent au travail, il avait cherché à vingt ans à éteindre les passions de la jeunesse, en portant un cilice et en se donnant la discipline. Appelé un jour par Henri VIII, au moment où il assistait à la messe, il répondit que le service de Dieu devait passer avant le service du roi. Wolsey le présenta à Henri VIII, qui l'employa dans diverses ambages et lui voua une grande affection. Il l'envoyait souvent chercher et s'entretenait avec lui des planètes, de Wolsey et de la théologie.

En effet, le roi lui-même n'était point étranger aux doctrines romaines. Il paraît même que si Arthur eût vécu, Henri eût été destiné au siège archiépiscopal de Cantorbéry. Thomas d'Aquin, saint Bonaventure [7], les tournois, les festins, Elisa Beth Blount et d'autres maîtresses encore, tout cela se mêlait dans l'esprit et la vie de ce prince, qui faisait chanter dans sa chapelle des messes de sa composition.

Dès que Henri VIII ouïs parler de Luther, il se courrouça contre lui, et à peine le décret de la diète de Worms fut-il connu en Angleterre, qu'il ordonna d'exécuter la bulle du pontife contre les livres du réformateur' [8]. Le 12 mai 15ai, Thomas Wolsey, qui, à la charge de chancelier d'Angleterre, unissait celles de cardinal et de légat de Rome, se rendit à St-Paul, en procession solennelle. Cet homme, parvenu au plus haut degré de l'orgueil, se croyait l'égal des rois. Il ne s'asseyait que sur un 91

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle siège d'or, il couchait dans un lit d'or, et une nappe de drap d'or couvrait la table sur laquelle il mangeait [9]. Il étala en cette occasion une grande pompe. Sa maison, composée de huit cents personnes, parmi lesquelles se trouvaient des barons, des chevaliers, des fils des familles les plus distinguées, qui espéraient, en le servant, parvenir aux charges publiques, entourait le superbe prélat. L'or et la soie brillaient non-seulement sur ses habits (il était le premier ecclésiastique qui eût osé se vêtir si somptueusement) [10], mais encore sur les housses et les harnais de ses chevaux.

Devant lui, un prêtre de la plus belle figure portait une colonne d'argent terminée par une croix; derrière lui, un autre ecclésiastique, d'une figure non moins remarquable, tenait dans sa main la croix archiépiscopale d'York; un seigneur, qui marchait à son côté, était chargé de son chapeau de cardinal [11].

Des nobles, des prélats, des ambassadeurs du pape et de l'empereur l'accompagnaient, suivis d'une longue troupe de mules, ayant sur leur dos des coffres couverts des étoffes les plus riches et les plus brillantes. C'est au milieu de ce cortège magnifique qu'on portait au bûcher, à Londres, les écrits du pauvre moine de Wittemberg. Arrivé dans la basilique, le prêtre orgueilleux fit déposer sur l'autel même son chapeau de cardinal. Le vertueux évêque de Rochester se rendit au pied de la croix, et, faisant entendre une voix émue, il prêcha avec force contre l'hérésie.

Puis on apporta les écrits impies de l'hérésiarque, et on les brûla dévotement, en présence d'une foule immense. Telle fut la première nouvelle que l'Angleterre reçut de la Réformation.

Henri ne voulut pas s'en tenir là. C'est le diable, » écrivit à l'électeur Palatin ce prince dont le glaive ne cessa jamais d'être levé sur ses adversaires, ses femmes et ses favoris; c'est le a diable qui, par Luther, a allumé cet immense incendie. Si Luther ne veut pas se convertir, que les flammes le consument avec ses écrits [12] !

»

Ce n'était point encore assez. Henri, convaincu que les progrès de l'hérésie provenaient de l'extrême ignorance des princes allemands, pensa que le moment était venu de déployer tout son savoir. Les victoires de sa hache d'armes ne lui permettaient pas de douter de celles qui étaient réservées à sa plume. Mais une autre passion encore, toujours grande dans les petites âmes, la vanité, aiguillonnait le roi. Il était humilié de n'avoir aucun titre à opposer à ceux de catholique » et de très-chrétien » que portaient les rois d'Espagne et de France, et il mendiait depuis longtemps, près de la cour romaine, une semblable distinction. Quoi de plus propre à la lui faire enfin obtenir, qu'une attaque contre l'hérésie? Henri jeta donc de côté la pourpre royale et descendit des hauteurs du trône dans l'arène des théologiens. Il compulsa Thomas d'Aquin, Pierre Lombard, Alexandre de Haie et Bonaventure, et le monde vit paraître la « Défense des sept sacrements, contre Martin Luther, par le très-invincible roi d'Angleterre et de France, seigneur d'Irlande, Henri, huitième du nom. » [13]

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Je me jetterai au-devant de l'Église pour la sauver, disait le roi d'Angleterre dans cet écrit; je recevrai dans mon sein les traits empoisonnés de l'ennemi qui l'assaille

*. L'état présent des choses m'y appelle. Il faut que tout serviteur de Jésus-Christ, quels que soient son âge, son sexe, .e son rang, se lève contre l'ennemi commun de la chrétienté [14].

« Armons-nous d'une double armure ; d'une armure céleste, pour vaincre par les armes de la vérité, celui qui combat avec celles de l'erreur; mais aussi d'une armure terrestre, afin que, s'il se montre obstiné dans sa malice, la main du bourreau le contraigne à se taire, et qu'une fois du moins il soit utile au monde, par l'exemple terrible de sa mort. [15] »

Henri VIII ne pouvait cacher le mépris que lui inspirait son faible adversaire. « Cet homme, dit le théologien couronné, semble être en travail d'enfantement; il fait des efforts inouïs; puis il n’enfante que du vent [16]. Otez l'enveloppe audacieuse des paroles superbes, dont il revêt ses absurdités, comme on revêt un singe de la pourpre, que vous restera-t-il ? Un misérable et vide sophisme. » Le roi défend successivement la messe, la pénitence, la confirmation, le mariage, les ordres, l'extrême-onction; il n'épargne pas les épithètes injurieuses à son adversaire; il l'appelle tour à tour un loup infernal, une vipère empoisonnée, un membre du diable. L'honnêteté même de Luther est attaquée. Henri VIII écrase le moine mendiant de sa colère royale et écrit comme avec son sceptre, » dit un historien [17].

Cependant, il faut le reconnaître, l'ouvrage n'était pas mauvais pour l'auteur et pour son siècle. Le style ne manque pas d'une certaine force. Mais le public d'alors ne sut pas se borner à lui rendre justice. Une explosion de louanges accueillit le traité théologique du puissant roi d'Angleterre. « Jamais le soleil n'a vu encore un livre aussi savant [18],» disaient ceux-ci. —

On ne peut le comparer, reprenaient d'autres, qu'aux œuvres de saint Augustin.

C'est un Constantin, c'est un Charlemagne! — C'est plus encore, disaient d'autres voix, c'est un second Salomon ! »

Ces exclamations dépassèrent bientôt les limites de l'Angleterre. Henri voulut que le doyen de Windsor, Jean Clarke, son ambassadeur auprès du pape, remît son livre au souverain pontifie. Léon X reçut l'ambassadeur en plein consistoire. Clarke lui présenta l'œuvre royale, en disant : « Le roi mon maître vous donne l'assurance qu'après avoir réfuté les erreurs de Luther avec la plume, il est prêt à combattre ses adhérents avec le fer. » Léon, touché de cette promesse, répondit que le livre du roi n'avait pu être composé qu'avec l'aide du Saint-Esprit; et il nomma Henri défenseur de la foi» : titre que portent encore les souverains de l'Angleterre. L'accueil fait à Rome à l'ouvrage du roi contribua beaucoup à le faire lire.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En quelques mois, il en sortit, de diverses presses, plusieurs milliers d'exemplaires

[19]. « Tout le monde chrétien, dit Cochloeus, fut rempli d'admiration et de joie [20].

» Ces louanges extravagantes augmentèrent l'in supportable vanité du chef des Tudor. Il ne douta point qu'il ne fût lui-même inspiré du Saint Esprit [21]. Dès lors il ne voulut plus supporter aucune contradiction. La papauté n'était plus pour lui à Rome, mais à Greenwich; l'infaillibilité reposait sur sa tête : ceci contribua grande ment plus tard à la réformation de l'Angleterre. Luther lut le livre d’Henri avec un sourire mêlé de dédain, d'impatience et d'indignation. Les mensonges, les injures

'qu'il contenait, mais sur tout l'air de mépris et de compassion que le roi y affectait, irritèrent au plus haut degré le docteur de Wittemberg.

La pensée que le pape avait couronné cet écrit, et que partout les ennemis de l'Évangile insultaient à la réforme et au ré formateur, comme déjà renversés et vaincus, ajouta encore à son indignation. D'ailleurs, qu'avait-il à ménager? Ne combattait-il pas pour un roi plus grand que tous les rois de la terre? La douceur évangélique ne lui sembla pas de saison. Œil pour œil, dent pour dent. Il dépassa toute mesure. Poursuivi, outragé, traqué, blessé, le lion furieux se retourna et se dressa avec fierté pour écraser son ennemi. L'Électeur, Spalatin, Mélanchton, Bugenhagen, cherchèrent en vain à l'apaiser. Ils voulaient l'empêcher de répondre; mais rien ne put l'arrêter.

« Je ne serai pas doux avec le roi d'Angleterre, dit-il. C'est en vain, je le sais, que je m'humilie, que je cède, que je conjure, que j'essaye les voies de la paix. Je vais enfin me montrer plus terrible avec ces furieux, qui chaque jour me heurtent de leurs cornes [22]. Je dresserai contre eux les miennes; je provoquerai, j'irriterai Satan, jusqu'à ce que, épuisé, il tombe anéanti Si cet hérétique ne se rétracte pas, dit le nouveau Thomas, Henri VIII, il faut qu'on le brûle ! Telles sont les armes que l'on emploie maintenant contre moi : la fureur d'ânes stupides et de porcs à la Thomas d'Aquin; puis le feu [23]. Eh bien, à la bonne heure! Que ces porcs s'avancent, s'ils l'osent, et qu'ils me brûlent! Me voici, je les attends. Je veux que mes cendres, jetées après ma mort dans mille mers, se soulèvent, poursuivent et engloutissent cet abominable troupeau. Vivant, je serai l'ennemi de la papauté, et brûlé, je serai sa ruine. Allez, porcs de saint Thomas, faites ce que bon vous semble.

« Toujours vous trouverez Luther comme un ours sur votre chemin, et comme un lion sur votre sentier. Il fondra sur vous de toutes parts, et ne vous laissera aucune paix, jusqu'à ce qu'il ait broyé vos cervelles de fer, et réduit en poudre vos fronts d'airain. »

Luther reproche d'abord à Henri VIII de n'avoir appuyé ses doctrines que sur des décrets et des sentences d'hommes. « Moi, dit-il, je ne cesse de crier : Évangile !

Évangile ! — Christ! Christ ! Et mes adversaires ne cessent de répondre : Usages!

Usages! — Ordonnances! Ordonnances! — Pères! Pères! — Que votre foi, dit saint 94

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Paul, soit fondée, non sur fa sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. —

Et l'apôtre, par ce coup de tonnerre qui part du ciel, renverse et disperse, comme le vent disperse la poussière, tous les esprits follets de cet Henri-là. Confus, épouvantés, les Thomistes, les papistes, les Henris, tombent prosternés devant la foudre de ces paroles [24]. »

Il réfute ensuite en détail l'écrit du roi, et renverse l'un après l'autre ses arguments, avec une clarté, un esprit, une connaissance des saintes Écritures et de l'histoire de l'Église, mais aussi avec une assurance, un dédain, et quelquefois une violence, qui ne doivent pas nous surprendre. Parvenu à la fin de son discours, Luther s'in digne de nouveau de ce que son adversaire ne puise ses arguments que dans les Pères; c'était là la base de toute la controverse. A toutes les paroles des Pères, des hommes, des anges, des diables, dit-il, j'oppose, non l'antiquité de l'usage, non la multitude, mais la Parole de la Majesté éternelle, l'Evangile, qu'eux-mêmes sont contraints d'approuver. C'est à lui que je m'en tiens, c'est sur lui que je me repose, c'est en lui que je me glorifie, que je triomphe et que j'insulte aux papistes, aux Thomistes, aux Henris, aux sophistes et à tous les pourceaux de l'enfer' [25]. Le roi du ciel est avec moi; c'est pourquoi je ne crains rien, quand même mille Augustins, mille Cypriens, et mille de ces Églises dont Henri est le défenseur, se lèveraient contre moi. C'est peu de chose que je méprise et morde un roi de la terre, puisque lui-même n'a pas craint de blasphémer dans ses discours le roi du ciel, et de profaner sa sainteté par les plus audacieux mensonges [26].

Papistes! s'écrie-t-il en finissant, ne mettrez-vous pas fin à vos vaines poursuites?

Faites tout ce que vous voudrez. Il faudra pourtant que devant cet Evangile, que moi, Martin Luther, j'ai prêché, tombent et périssent papes, évêques, prêtres, moines, princes, diables, la mort, le péché, et tout ce qui n'est pas Jésus Christ ou en Jésus-Christ [27]. »

Ainsi parlait le pauvre moine. Sa violence ne peut certes être excusée, si on la juge d'après lu règle qu'il invoque lui-même, d'après la Parole de Dieu. On ne peut même le justifier en alléguant, soit la grossièreté du siècle, car Mélanchton savait observer les bienséances dans ses écrits; soit l'énergie de son caractère, car si cette énergie était pour quelque chose dans son langage, la passion aussi y était pour beaucoup. Il vaut donc mieux passer condamnation.

Cependant, pour être juste, remarquons qu'au seizième siècle cette violence ne semblait pas si étrange qu'elle le paraîtrait aujourd'hui. Les savants étaient alors une puissance, aussi bien que les princes. Henri avait attaqué Luther, en se faisant écrivain. Luther lui répondait d'après cette loi reçue dans la république des lettres, qu'il faut considérer la vérité de ce qui est dit, et non la qualité de celui qui parle.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ajoutons aussi que quand ce même roi se tourna contre le pape, les insultes dont les écrivains romains et le pape lui-même l'accablèrent, dépassèrent de beaucoup tout ce que Luther lui avait jamais dit. ,

Au reste, si Luther appelait le docteur Eck un âne, et Henri VIII un porc, il rejetait avec indignation l'intervention du bras séculier; tandis que le docteur Eck écrivait une dissertation pour prouver qu'il fallait brûler les hérétiques, et que Henri VIII élevait des échafauds pour se conformer aux préceptes du chancelier d'Ingolstadt.

L'émotion fut grande à la cour du roi. Surrey, Wolsey, et la multitude des courtisans, firent trêve aux fêtes et aux pompes de Greenwich, pour exhaler leur indignation en injures et en sarcasmes. Le vénérable évêque de Rochester, qui avait vu avec joie le jeune prince, confié naguère à ses soins, rompre une lance pour l'Eglise, fut vivement blessé de l'attaque du moine. Il y ré pondit aussitôt. Ses paroles caractérisent bien son temps et son Église. « Prenez-nous les petits renards qui gâtent les vignes, dit Christ dans le Cantique des cantiques. Ce qui montre, disait Fisher, qu'il faut mettre la main sur les hérétiques avant qu'ils grandissent.

Maintenant Luther est devenu un grand renard, si vieux, si fin et si malin, qu'il est très-difficile à prendre. Que dis-je, un renard ? C’est un chien enragé, un loup ravissant, une ourse cruelle; ou plutôt tous ces animaux à la fois; car le monstre rente ferme plusieurs bêtes en son sein [28]»

Thomas Morus descendit aussi dans l'arène pour y rencontrer le moine de Wittemberg. Quoi que laïque, il poussa le zèle contre la Réformation jusqu'au fanatisme, s'il ne le poussa pas jusqu'au sang. Quand de jeunes nobles se mettent à sou tenir la papauté, ils dépassent souvent dans leur violence les ecclésiastiques eux-mêmes. « Révérend frère, père, buveur, Luther, fugitif de l'ordre de Saint-Augustin, bacchante informe de l'un et de l'autre droit, indocte docteur de la sacrée théologie [29]. » C'est ainsi que s'adresse ait réformateur, l'un des hommes les plus illustres de son temps; puis, expliquant la manière dont Luther a composé son livre contre Henri VIII : Il rassembla, dit-il, ses compagnons, et les invita à aller chacun de son côté ramasser des bouffonneries et des injures. L'un hanta les voitures et les bateaux, l'autre les bains et les maisons de jeu; celui-ci les boutiques de barbier et les tavernes, celui-là les moulins et les maisons de prostitution. Ils couchèrent sur leurs tablettes tout ce qu'ils entendaient de plus insolent, de plus immonde, de plus infâme; et rapportant toutes ces injures et ces indécences, ils en char et gèrent l'impur cloaque qu'on appelle l'esprit de Luther. S'il rétracte, continue-t-il, ses mensonges et ses calomnies, s'il dépose ses folies et ses fureurs, s'il ravale- ses excréments [30], il trouvera quelqu'un qui discutera gravement avec lui.

« Mais s'il continue comme il a commencé, badinant, enrageant, folâtrant, calomniant, ne vomissant que cloaques et égouts. [31] que d'autres alors fassent ce qu'ils voudront : pour nous, nous préférons laisser le petit frère avec ses fureurs et 96

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ses saletés. [32] » Thomas Morus eût mieux fait de garder les siennes. Jamais Luther n'a abaissé son style à un tel point. Il ne répondit pas. Cet écrit ajouta encore à l'attachement de Henri VIII pour Morus. Il allait lui-même le voir à Chelsea, dans sa modeste maison. Après dîner, le bras appuyé sur l'épaule de son favori, le roi parcourait avec lui son jardin, tandis que lady Morus et ses enfants, cachés derrière la croisée, ne pouvaient détacher d'eux leurs regards étonnés. Après l'une de ces promenades, Morus, qui connaissait son homme, dit un jour à sa femme

: « Si ma tête pouvait lui faire gagner un seul château eu France, il n'hésiterait pas à la faire tomber. »

Le roi, ainsi défendu par l'évêque de Roches ter et par son futur chancelier, n'avait pas besoin de reprendre la plume. Confus de se voir traité, à la face de l'Europe, comme un simple écrivain, Henri VIII abandonna la position dangereuse qu'il avait prise; et jetant loin de lui la plume des théologiens, il recourut aux voies plus efficaces de la diplomatie.

Un ambassadeur partit de la cour de Greenwich pour porter à l'électeur et aux ducs de Saxe une lettre du roi. « Véritable vipère tombée du ciel, y disait Henri, Luther verse à flots son venin sur la terre. Il excite la révolte dans l'Église de Jésus-Christ, il abolit les lois, il insulte les puis sauces, il soulève les laïques contre les prêtres, d'érudition, que dans cet écrit les saletés inspirées par l'emportement du catholique sont telles, que la traduction eu devient impossible.» (Revue des deux Mondes, V, p.

5g2.

Les laïques et les prêtres contre le pape, les peu pies contre les rois, et il ne demande rien autre que de voir les chrétiens s'entre -combattre et se détruire, et les ennemis de notre foi saluer d'un rire affreux cette scène de carnage [33].

« Qu'est-ce que cette doctrine qu'il appelle l’évangélique, sinon la doctrine de Wiclef

? Or, très-honorés oncles, je sais ce qu'ont fait vos ancêtres pour la détruire. Ils l'ont pour suivie en Bohême comme une bête sauvage, et la faisant tomber dans une fosse, ils l'y ont en fermée et barricadée. Vous ne permettrez pas qu'elle s'échappe par votre négligence, qu'elle se glisse dans la Saxe, qu'elle s'empare de toute l'Allemagne, et que ses naseaux fumants vomis sent le feu de l'enfer, et répandent au loin l'incendie, que votre nation a voulu tant de fois éteindre dans son sang [34].

C'est pourquoi, très-dignes hommes, je me sens porté à vous exhorter, et même à vous sup plier par tout ce qu'il y a de plus sacré, d'étouffer promptement la secte maudite de Luther: ne mettez personne à mort, si cela est possible; mais si l'opiniâtreté hérétique continue, répandez sans crainte le sang, afin que cette secte abominable disparaisse de dessous le ciel [35]. »

L'électeur et son frère renvoyèrent le roi au futur concile. Ainsi Henri VIII fut loin d'at teindre son but. « Un si grand nom mêlé dans la dispute, dit fra Paolo Sarpi, 97

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle servit à la rendre plus curieuse, et à concilier la faveur universelle à Luther, comme il arrive d'ordinaire dans les combats et les tournois, où les spectateurs ont toujours du penchant pour le plus faible, et prennent plaisir à relever le prix médiocre de ses actions *.[36] »

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FOOTNOTES

[1] 1 Jactant libellum régis Angliae; sed leum illum suspicor sub pelle tectum.

(Allusion à Lee, chapelain d'Henri VIII, et jeu de mots avec leo (lion). L. Epp. II, p.

ai3.)

[2] He was tall, strong built and proportion'd andhad an air of authority and empire.

(Collier Eccl. Hist. of G.-Brit., in-fol. II, P- 1.)

[3] Domi suae voluptatum omnium sacrarium fecit, quo re gem fréquenter ducebat.

(Polyd. Vifgilius, Angl. Hist. Bâle, 1570., in-fol., p. 633.) Polydore Virgile paraît avoir souffert de l'orgueil de Wolsey et être plutôt porté à exagérer les torts de ce ministre.

[4] Cum illis adolescentibus una psallebat, saltabat, sermo nesleporis plenos habcbat, ridebat, jocabatur. (Ibid.)

[5] Eximia corporis forma praeditus, in qua etiam rcgiae ma jestatis augusta qusedam species elucebat. (Sanderus, De schis mate anglicano, p. 4.) L'ouvrage de Sanders, nonce du pape en Irlande, doit être lu avec beaucoup de précaution; car les assertions fausses et calomnieuses n'y manquent pas, comme l'ont remarqué le cardinal Quiiïni et le docteur catho lique-romain Lingard eux-mêmes. Voyez l'Histoire d'Angle terre de ce dernier, t. VI, p. 173.

Surgebat média nocte ut nocturnis religiosorum precibus interesset. (Sander., p. 5.)

[6] Subregio vestitu Divi Francisci habitu utebatur. (Sander., P- 5.)

[7] Legebat studiose libros divi Thomse Aquinatis. (Polyd. Virgil., p. 634.)

[8] Primum libros lutheranos, quorum magnus jam numerus pervenerat, in nianus suorum Angtorum, comburendos cura vit. (Ibid., p. 664.)

[9] Uti sella aurea, uti pulvino aureo, uti vélo aureo ad mensam. (Polyd. Virgil., p.

664.)

[10] Primus episcoporum et cardinalium, vestitum exteriorem sericum sibi induit.

(Ibid., p. 633.)

[11] Galerum cardinalium, ordinis insignem, sublime a mi nistro prseferebat,...

super altare collocabat... (Ibid., page 645.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[12] Knapps Nachlese. II, p- 458.

[13] Meque adversus venenata jacula hostis eam oppugnantis objicerem. (Assertio septem sacramentorum adv. M. Lutherum, in prolog0.)

[14] Omnis Chvisti servus, omnis œtas, omnis sexus, omnis ordo consurgat. (Ibid.)

[15] Et qui nocnit verbo malitise, supplicii prosit exempta. 'Ibid.ï

[16] Mirum est quanto nixu parturiens, quam nihil peperit, nisi merum ventum...

[Assertio septem sacramentorum adv. M. Lutherum.)

[17] And writes as'twerewith his scepter. (Collyer. Eccl. Hîst. of Gr.-Britain, p. 17.)

[18] The most learned work that ever the sun saw. (Burnet, Hist.of the Réf. of England. I, p. 30.)

[19] Intra paucos menses, liber ejus a multis chalcographis in multa millia multiplicatus. (Cochlœus, p. 44-)

[20] Ut totum orbem christianum et gaudio et admiratione re pleveril. (Ibid.)

[21] He was brought to faucy it was writlen with some degree of inspiration.

(Burnet, in praef.)

[22] Mea in ipsos exercebo cornua, irritaturus Satanam, do nec effusis viribus et conatibus corruat in se ipso. (L. Epp. II, p. 236.)

[23] Ignis et furor insulsissimorum asinorum et Thomis ticorum porcorum. (Gontra Henricnm regem, Opp. Iat. II, p. 331.) Il y a dans ce discours quelque chose qui rappelle ceux du grand agitateur de la Grande-Bretagne. Il y a pourtant plus de force et plus de noblesse dans l'orateur du seizième siècle que dans celui du dix-neuvième. (Voyez Revue britan nique, novembre 1835. Le règne d'O'Conncl.) «

Pourceaux sa vonnés de la société civilisée, » etc., p. 3o,

[24] Confusiet prostrati jacenta facieverborum istius tonitrtii. (Contra Henricum regem, Opp. lat. II, p. 336.)

[25] Hic sto, hic sedco, hic maneu, hic glorior, hic trium pho, hic insulto papistis...

(Contra Henricum regem, Opp. lat. II, p. 34a.)

[26] Nec magnum si ego regem terne contemno. flbid., p. 34.'i, vers0.)

[27] L. Opp. Leipz. XVIII, p. 209.

[28] Canem dixissem rabidum, imo lupum rapacissimun), aut sa;vissimam quamdam ursam... (Cochlœus, p. 60.)

[29] Revcrcndus frater, pater, potator, Lutherus. (Ibid,, p. 6.) 99

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[30] Si suas resorbeat et sua relingat stercora. (Co chlqeus, p. 6a.)

[31] Sentinas, cloacas, latrinas stercora. (Ibid., p. 63.)

[32] Cum suis et stercoribus... relinquere. (Ibid.) Co chléus triomphe en citant ces passages, qu'il choisit parmi ce qu'il y a de plus beau, à son goût, dans l'écrit de Thomas Morus. M. Nisard, au contraire, reconnaît dans son travail sur Morus, dont il fait l'apologie avec tant de chaleur cl

[33] So ergiest er, gleich wie èine Schlang vom Himmel ge worfen (L. Opp. XVIII, p-ai?-.) L'original est en latin. Velut a cœlo dejectus serpens, virus effïmdit in terras. ,

[34] Und durch sein schâdhch Anblasen das holhsche Feuer ausspriihe. (Ibid., p. ai 3.)

[35] Oder aber auch mit Blut vcrgicssen. (Ibid.)

[36] Hist. du concile de Trente, p. 15, iG.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII.

En effet, un mouvement immense s'accomplis sait. La Réformation, que l'on avait crue renfermée, après la diète de Worms, avec son premier docteur, dans la chambre étroite d'un château fort, éclatait dans tout l'empire, et pour ainsi dire dans toute la chrétienté. Les deux peuples, jusqu'alors confondus, commençaient à se séparer; et les partisans d'un moine, qui n'avait pour lui que sa parole, se posaient sans crainte en face des serviteurs de Charles-Quint et de Léon X. Luther était à peine sorti des murailles de la Wartbourg, le pape avait excommunié tous ses adhérents, la diète impériale venait de condamner sa doctrine, les princes s'efforçaient de l'écraser dans la plus grande partie des états germaniques, les ministres de Rome la déchiraient, aux yeux du peuple, de leurs violentes invectives, les autres états de la chrétienté demandaient à l'Allemagne d'immoler un ennemi dont, même de loin, ils redoutaient les atteintes; et cependant, ce parti nouveau, peu nombreux, et entre les membres duquel il n'y avait point d'organisation, point de liens, rien en un mot qui concentrât la force commune, épouvantait déjà la vaste, l'antique, la puissante domination de Rome, par l'énergie de sa foi et la rapidité de ses conquêtes. Partout, comme aux premières chaleurs du printemps, on voyait la semence sortir de terre sans effort et comme d'elle-même.

Chaque jour manifestait un progrès nouveau. Des individus, des villages, des bourgs, des villes entières, s'associaient à la nouvelle confession du nom de Jésus-Christ. Il y avait d'impitoyables résistances, de terribles persécutions; mais la force mystérieuse, qui poussait tout ce peuple, était irrésistible; et les persécutés, hâtant leur marche, s'avançant à travers les exils, les prisons et les bûchers, l'emportaient partout sur les persécuteurs.

Les ordres monastiques, que Rome avait étendus sur toute la chrétienté, comme un filet destiné à prendre les âmes et à les tenir captives, furent des premiers à rompre leurs liens et à propager rapidement la nouvelle doctrine dans toute l'Eglise d'occident. Les Augustins de la Saxe avaient marché avec Luther, et fait avec lui ces expériences intimes de la Parole sainte, qui, mettant en possession de Dieu même, désabusent de Rome et de ses superbes prétentions. Mais dans les autres couvents de l'ordre, la lumière évangélique s'était aussi levée. Quelquefois c'étaient des vieil lards, qui, comme Staupitz, avaient conservé, au sein de la chrétienté abusée, les saines doctrines de la vérité, et qui maintenant demandaient à Dieu de les laisser aller en paix, parce qu'ils avaient vu paraître son salut. D'autres fois, c'étaient des jeunes gens qui avaient reçu avec l'avidité de leur âge les enseignements de Luther.

A Nuremberg, à Osnabrück, à Dillingen, à Ratisbonne, en Hesse, en Wurtemberg, à Strasbourg, à Anvers, les couvents des Augustins se tournaient vers Jésus-Christ, et provoquaient par leur cou rage la colère de Rome.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais ce n'était pas aux Augustins seulement que le mouvement se bornait. Des hommes énergiques les imitaient dans les monastères des autres ordres, et malgré les clameurs des moines, qui ne voulaient pas abandonner leurs observances '

charnelles, malgré les colères, les mépris, les jugements, la discipline et les prisons claustrales, ils élevaient sans crainte la voix pour cette sainte et précieuse vérité, qu'après tant de recherches pénibles, tant de doutes désolants, tant de luttes intérieures, ils avaient enfin trouvée [1].

Dans la plupart des cloîtres, les religieux les plus spirituels, les plus pieux, les plus instruits, se déclaraient pour la réforme. Éberlin et Kettenbach attaquaient dans le couvent des Franciscains à Ulm, les œuvres serviles du monachisme et les pratiques superstitieuses de l'Église, avec une éloquence qui eût pu entraîner toute la nation; et ils demandaient qu'on abolît à la fois les maisons de moines et les maisons de débauche. Un autre Franciscain, Etienne Kempe, prêchait seul l'Évangile à Hambourg, et opposait un front d'airain à la haine, à l'envie, aux menaces, aux embûches et aux attaques des prêtres, irrités de voir la foule abandonner leurs autels et se porter avec enthousiasme à ses prédications.

Souvent c'étaient les chefs mêmes des couvents qui étaient les premiers entraînés dans le sens de la Réforme. On voyait des prieurs à Halberstadt, à Neuenwerk, à Halle, à Sagan, donner l'exemple à leurs religieux, ou du moins déclarer que, si un moine sentait sa conscience chargée par les vœux monastiques, bien loin de le retenir dans le couvent, ils le prendraient sur leurs épaules pour le porter dehors

[2].

En effet, partout en Allemagne, on voyait des moines déposer à la porte de leur monastère, leur froc et leur capuchon. Les uns étaient chassés par la violence des frères ou des abbés; d'autres, d'un caractère doux et pacifique, ne pouvaient plus supporter des disputes sans cesse renaissantes, des injures, des cris, des haines, qui les poursuivaient jusque dans leur sommeil; la plupart étaient convaincus que la vie monastique était opposée à la volonté de Dieu et à la vie chrétienne; quelques-uns étaient arrivés peu à peu à cette assurance; d'autres y étaient venus tout à coup par la lecture d'un passage de la Bible. L'oisiveté, la grossièreté, l'ignorance, la bassesse, qui faisaient l'essence des ordres mendiants, rem plissaient d'un inexprimable dégoût les hommes doués d'une âme élevée, qui ne pouvaient supporter plus longtemps la compagnie de leurs vulgaires associés. Un franciscain, faisant sa quête, se présenta un jour, sa boîte à la main et demandant l'aumône, dans une forge de Nuremberg. « Pour quoi, lui dit le maître forgeron, ne gagnez-vous pas plutôt votre pain en travaillant de vos propres mains?» A ces mots, le robuste moine jette son habit loin de lui, et, saisissant le marteau d'une main vigoureuse, le fait tomber avec force sur l'enclume. L'inutile mendiant était devenu un honnête ouvrier. On renvoya au monastère sa boîte et son froc [3].

102

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Cependant ce n'étaient pas seulement les moines qui se rangeaient sous l'étendard de l'Évangile; des prêtres, en plus grand nombre encore, annonçaient la doctrine nouvelle. Mais elle n'avait pas même besoin de prédicateurs pour se répandre; souvent elle agissait sur les esprits et les réveillait de leur profond sommeil, sans qu'aucun homme n’eût parlé.

Les écrits de Luther étaient lus dans les villes, dans les bourgs, et jusque dans les villages; c'é tait le soir, près du foyer, souvent chez le maître d'école. Quelques-uns des hommes de l'endroit étaient saisis par cette lecture; ils prenaient la Bible, pour éclaircir leurs doutes, et ils étaient frappés de surprise en voyant, l'étonnant contraste, que le christianisme de la Bible formait avec le leur. Quelque temps incertains entre Rome et la sainte Écriture, ils se réfugiaient bientôt auprès de cette Parole vivante qui répandait dans leur cœur un si nouveau et si douce lumière. Sur ces entrefaites, un prédicateur évangélique survenait, peut-être un prêtre, peut-être un moine. Il parlait avec éloquence et conviction il annonçait que Christ avait pleine ment satisfait pour les péchés de son peuple; il démontrait par les Ecritures la vanité des œuvres et des pénitences humaines. Une terrible opposition éclatait alors; le clergé, souvent les magistrats, mettaient tout en œuvre pour ramener ces âmes qu'ils allaient perdre [4].

Mais il y avait dans la prédication nouvelle un accord avec l'Écriture et une énergie cachée qui gagnaient les cœurs et domptaient les plus rebelles. On se jetait, au péril de ses biens, et, s'il le fallait, au péril de sa vie, du côté de l'Évangile, et l'on abandonnait les arides et fanatiques orateurs de la papauté [5]. Quelquefois le peuple, irrité d'avoir été si longtemps abusé par eux, les contraignait à s'éloigner; plus souvent les prêtres, délaissés de leurs troupeaux, sans dîmes, sans offrandes, s'en allaient tristement d'eux-mêmes, chercher ailleurs à gagner leur vie [6].

Et tandis que les soutiens de l'ancienne hiérarchie se retiraient de ces lieux, mornes, abattus et quelquefois en laissant à leurs anciens trou peaux des paroles de malédiction pour adieu, le peuple, que la vérité et la liberté transportaient de joie, entourait les nouveaux prédicateurs de ses acclamations, et, avide d'entendre la Parole, les portait comme en triomphe dans l'église et dans la chaire [7].

Une parole puissante qui venait de Dieu, renouvelait alors la société. Souvent le peuple ou les principaux écrivaient à quelque homme connu par sa foi devenir les éclairer; et aussitôt, pour l'amour de l'Évangile, il abandonnait intérêts, famille, amis, patrie [8]. Souvent la persécution obligeait les partisans de la Réformation à quitter leur demeure; ils arrivaient dans quelque lieu où elle n'était pas encore connue; ils y trouvaient une maison qui offrait un refuge aux pauvres voyageurs, ils y parlaient de l'Évangile, en lisaient quelque page aux bourgeois attentifs, obtenaient, peut-être sur la demande de leurs nouveaux amis, de prêcher une fois publique ment dans le temple.. Alors un vaste incendie éclatait dans la ville, et les 103

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle efforts les plus grands ne parvenaient pas à l'éteindre [9]. Si l'on ne pouvait prêcher dans l'église, on prêchait ailleurs. Tous les lieux devenaient des temples. A Husum, en Holstein, Herman Tast, qui revenait de Wittemberg, et à qui le clergé de la paroisse avait fermé l'église, prêchait à une foule immense, sur le cimetière, à l'ombre de deux grands arbres, non loin des lieux où, sept siècles auparavant, Anschar avait annoncé l'Évangile aux païens. A Arnstadt, l'augustin Gaspard Giittel prêchait sur le marché.

A Dantzig, l'Évangile était annoncé sur une colline voisine de la ville. A Goslar, un étudiant de Wittemberg enseignait la nouvelle doctrine dans une plaine plantée de tilleuls, ce qui fit donner aux chrétiens évangéliques le nom de Frères aux tilleuls.

Tandis que les prêtres étalaient aux yeux du peuple une sordide avidité, les nouveaux prédicateurs lui disaient: « Nous l'avons reçu gratuitement, nous vous le donnons gratuitement [10].» L'idée, souvent exprimée du haut de la chaire par les nouveaux prédicateurs que Rome avait envoyé jadis aux Germains un Évangile corrompu, et que l'Allemagne entendait maintenant pour la première fois la Parole de Christ dans sa divine et primitive beauté, faisait sur les esprits une impression profonde [11]. Et la grande pensée de l'égalité de tous les hommes, d'une fraternité universelle en Jésus-Christ, saisissait les âmes, sur lesquelles avait pesé si longtemps le joug de la féodalité et de la papauté du moyen âge [12].

Souvent de simples chrétiens, le Nouveau Testament à la main, offraient de justifier la doctrine de la réforme. Les catholiques fidèles à Rome se retiraient effrayés; car c'était aux prêtres et aux moines seuls qu'était remis le soin d'étudier les saintes lettres. Ceux-ci se voyaient donc obligés de se présenter; un colloque s'engageait; mais bientôt, accablés par les déclarations des saintes Écritures, citées par les laïques, les prêtres et les moines ne savaient que leur opposer [13]...