Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 4 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Ne craignez point, « lui criait-on de Magdebourg, car Votre Altesse « se trouve sous l'étendard de Jésus-Christ [26]. L'Italie attend, lui écrivait-on de Venise. Si « pour la gloire de Jésus-Christ il vous fallait mourir, n'ayez point de peur [27]. » Mais c'était de plus haut que venait son courage. J'ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair, a dit le Maître [28]. L'Électeur vit de même, dans ses songes, George tomber du haut de sa montagne, et se briser à ses côtés.

Une fois décidé à tout perdre, Jean, libre, heureux, tranquille, assembla ses théologiens-Ces hommes généreux voulaient sauver le prince Gracieux Seigneur, dit Spalatin, rappelez« vous que la parole de Dieu étant l'épée du « Saint-Esprit, doit être tenue, non par le glaive « séculier, mais par la main du Tout-Puissant [29].»

Oui, dirent tous les docteurs, nous ne voulons pas que pour nous sauver vous exposiez « -vos enfants, vos sujets, vos États, votre couronne... Nous nous livrerons plutôt aux mains ce- de l'ennemi, et nous le conjurerons de se contenter de notre sang '. [30]» Jean, touché de ces discours se refusa pourtant à leurs instances, et répéta fermement cette parole, qui était devenue sa devise : « Je veux aussi confesser mon Sauveur ! »

Le 21 juillet, il répondit à la menace par laquelle, cinq jours auparavant, Charles avait tâché de l'ébranler. Il prouva à l'Empereur qu'étant l'héritier légitime de son frère, on ne pouvait lui refuser l'investiture, que lui avait d'ailleurs assurée la diète de Worms. Il ajouta qu'il ne croyait pas aveuglément ce que disaient ses docteurs; mais qu'ayant reconnu que la parole de Dieu était la base de leur enseignement, il confessait de nouveau et sans hésitation les articles de l'Apologie. « Je conjure

« Donc Votre Majesté, continua-t-il, de permettre « que moi et les miens nous rendions compte à « Dieu seul de ce qui concerne le salut de nos « âmes [31].»

Le Margrave de Brandebourg fit la même réponse. Ainsi échoua cette manœuvre habile, par laquelle on avait espéré rompre la force de la Réformation. Six semaines s'étaient écoulées depuis la confession [32] et point encore de réfutation. « Les Papistes, du moment qu'ils ont ouï l'Apologie, « disait-on, ont tout à coup perdu la parole'. » Enfin les théologiens romains remirent leur travail, revu et corrigé, et persuadèrent à Charles de le présenter en son propre nom. Le manteau de l'État semblait alors convenir admirablement aux allures de Rome. « Ces sycophantes, dit Mélanchton, ont voulu s'entourer de la peau du lion, pour nous parait' redoutant plus terribles [33].» Tous les États de l'Empire furent convoqués pour entendre la réfutation.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le mercredi 3 août, à deux heures de l'après-midi, l'Empereur siégeait sur son trône, dans la chapelle du palais palatin, entouré de son frère et des électeurs, princes et députés. L'électeur de Saxe et ses alliés furent introduits, et le Comte Palatin que l'on appelait « la bouche de Charles, » leur dit : « Sa Majesté ayant remis votre confession à quelques docteurs de diverses nations, « illustres par leur science, leurs mœurs et leur « impartialité, a lu avec le plus grand soin leur « réponse, et vous la transmet comme la sienne « propre, ordonnant que tous les membres et « les sujets du Saint-Empire l'acceptent d'un accord unanime ..[34]» Alors Alexandre Schweiss prit le cahier, et lut la réfutation.

Le parti romain approuvait quelques articles de la confession ; il en condamnait d'autres ; et dans certains passages, moins importants, il distinguait ce qu'il fallait rejeter et ce qu'il fallait accepter.

Il cédait sur un point capital, l'opus operatum. Les Protestants ayant dit dans leur treizième article que la foi était nécessaire dans le sacrement, le parti romain y adhérait, abandonnant ainsi une erreur que la Papauté avait si vivement défendue contre Luther, dans cette même ville d'Augsbourg, par la bouche de Cajetan.

De plus, on reconnaissait comme vraiment chrétienne la doctrine évangélique sur la Trinité, sur Christ, sur le Baptême, sur les peines éternelles et sur l'origine du mal.

Mais sur tous les autres points Charles, ses princes et ses théologiens se déclaraient inébranlables. Ils soutenaient que les hommes naissent avec la crainte de Dieu, que les bonnes œuvres sont méritoires, et que ce sont elles qui justifient, mêlées avec la foi. Ils maintenaient les sept sacrements, la messe, la transsubstantiation, le retranchement de la coupe, le célibat des prêtres, l'invocation des saints, et ils niaient que l'Église fût une assemblée des saints.

Cette réfutation était habile à quelques égards, et surtout dans ce qui concernait la doctrine des œuvres et de la foi. Mais sur d'autres points, en particulier sur le retranchement de la coupe et le célibat des prêtres, les arguments étaient d'une faiblesse désespérante, et contraire aux données les plus incontestables de l'histoire.

Tandis que les Protestants s'étaient placés sur le terrain des Écritures, dont ils soutenaient l'exclusive autorité, leurs adversaires, tout en consentant à quelques réformes, maintenaient l'origine divine de la hiérarchie, et voulaient que l'on se soumît absolument à ses lois. Ainsi le caractère essentiel, qui distingue encore Rome et la Réformation, ressortait avec clarté dans cette controverse.

Parmi les auditeurs qui remplissaient la chapelle du palais palatin, se trouvait caché, au milieu des députés de Nuremberg, Joachim Camerarius, qui, pendant la lecture de Schweiss, penché sur ses tablettes, y écrivait avec soin tout ce qu'il pouvait recueillir. En même temps, d'autres Protestants parlaient entre eux, s'indignaient et ricanaient même, à ce qu'assure l'un de leurs adversaires [35]'.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Vraiment, disaient-ils d'un commun accord, toute cette réfutation est digne « d'Eck, de Faber et de Cochlée ! »

Quant à Charles-Quint, peu charmé de ces dissertations théologiques, il sommeillait durant la lecture [36] ; mais il, se réveilla quand Schweiss eut fini, et son réveil fut celui du lion.

En effet, le Comte-Palatin, reprenant alors la parole, déclara que Sa Majesté trouvait les articles de cette réponse orthodoxes, catholiques, conformes à l'Évangile; qu'elle exigeait donc que les Protestants abandonnassent leur confession, maintenant réfutée, et adhérassent à tous les articles qui venaient d'être exposés

[37]; que s'ils s'y refusaient, l'Empereur se rappellerait son office, et saurait se montrer l'avocat et le défense de l'Église romaine.

Ce langage était assez clair. Les adversaires, s'imaginant avoir réfuté les Protestants, leur commandaient de se tenir pour battus. La violence, les armes, la guerre, tout était contenu dans les cruelles paroles du ministre de Charles [38]. Les princes représentèrent que la réfutation adoptant quelques-uns de leurs articles, et rejetant les autres, ils avaient besoin de l'examiner avec soin ; ils priaient en conséquence qu'on leur en donnât copie.

Le parti romain conféra longuement sur cette demande ; la nuit était proche : le Comte-Palatin répondit que, vu l'heure avancée et l'importance de l'affaire, l'Empereur ferait connaître plus tard sa volonté. La Diète se sépara, et Charles-Quint, indigné de l'audace des princes évangéliques, dit Cochlée, regagna avec humeur ses appartements' [39].

Les Protestants, au contraire, se retiraient pleins de paix, la lecture de la réfutation leur ayant donné autant de courage que celle de la confession même'[40]. Ils reconnaissaient dans leurs adversaires un grand attachement à la hiérarchie, mais une grande ignorance de l'Évangile, trait caractéristique du parti romain, et cette pensée les affermissait dans leur foi. « Certainement, « disaient-ils, l'Église ne saurait être là où n'est « pas la connaissance de Christ [41]. »

Mélanchton seul était toujours épouvanté. Il marchait par la vue et non par la foi.

Convaincu du Coup qui menaçait la Réforme, et se rappelant les sourires du Légat, il s'empressa, dès le 4 août, de faire une nouvelle démarche auprès de Campeggi, lui demandant encore la coupe pour les fidèles, et pour les prêtres des femmes légitimes.

« Alors, disait-il, nos pasteurs se replaceront sous le gouvernement des évêques, l'Église « redeviendra un seul corps, et nous pourrons prévenir ces sectes innombrables, dont la postérité est menacée »

Ce coup d'œil de Mélanchton sur l'avenir est remarquable : ce n'est pas à dire pourtant qu'il préférât, comme plusieurs, une unité morte à une diversité vivante.

Campeggi, sûr maintenant de triompher par le glaive, remit dédaigneusement ce 205

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mémoire à Cochlée, qui s'empressa de le réfuter. On ne sait qui, de Mélanchton ou du légat romain, était le plus aveuglé. Dieu ne permit pas un arrangement qui eût de nouveau asservi son Église.

Charles-Quint employa la journée du 4 et la matinée du '5 à se consulter avec le parti ultramontain. « Ce ne sera jamais par la discussion « que nous parviendrons à nous entendre, disaient quelques-uns; et si les Protestants ne se « rangent pas volontairement, il ne nous reste « qu'à les contraindre. » On se décida néanmoins pour un parti mitoyen. Charles suivit pendant toute la Diète une politique habile.

D'abord il refusait tout, espérant par un coup de force entraîner les princes; puis il accordait quelques points sans importance, dans la pensée que les Protestants, qu'il croyait avoir perdu toute espérance, estimeraient d'autant plus le peu qu'il leur cédait. Ce fut encore ce qu'il fit en cette circonstance. Le 5, après-midi, le Comte-Palatin annonça que l'Empereur accorderait la communication de la réfutation, mais sous trois conditions, savoir : que les Protestants ne répliqueraient pas ; qu'ils se mettraient promptement d'accord avec l'Empereur, et qu'ils n'imprimeraient ni ne communiqueraient à personne la réfutation qu'on leur aurait confiée [42]'.

Ce message fit éclater les murmures des Protestants. « Ces conditions sont inadmissibles, » disaient-ils tous. « Les Papistes nous présentent « leur papier, ajoutait le chancelier Brück, comme « le renard offrit un brouet clair à sa commère la « cigogne. »

Ce brouet fut par lui servi sur une assiette,

La cigogne, au long bec, n'en put attraper miette [43].

« Si la réfutation, continuait-il, vient à être « connue sans notre participation (et comment « l'empêcher ?), on nous en fera un crime : gardons-nous, d’accepter une offre si perfide [44] Nous

« Avons déjà, par les notes de Camerarius divers « articles de cet écrit; et si nous omettons quel-

« Que point, nul n'aura le droit de nous le reprocher. » Le Lendemain, 6 août, les Protestants déclarèrent à la Diète qu'ils préféraient décliner la copie qui leur était ainsi offerte, et s'en remettre à Dieu et à Sa Majesté [45]. Ainsi ils rejetaient tout ce que l'Empereur leur proposait, et même ce que celui-ci regardait comme une faveur.

L'agitation, la colère et l'épouvante se manifestèrent sur tous les bancs de l'auguste assemblée [46]. Cette réponse, c'était la rébellion, c'était la guerre. George de Saxe, les princes de Bavière, tous les partisans passionnés de Rome, frémissaient d'indignation. Il y eut un mouvement subit et impétueux, une explosion de murmures et de haine ; et l'on eût pu craindre que les deux partis n'en vinssent aux mains en présence même de l'Empereur, si l'archevêque Albert, l'électeur de 206

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Brandebourg, et les ducs de Brunswick, de Poméranie et de Mecklembourg, se jetant au milieu d'eux, n'eussent conjuré les Protestants de mettre fin à cette déplorable scène, et de ne pas pousser à bout l'Empereur [47]. On se sépara le cœur rempli d'émotion, d'appréhension et de troubles.

Jamais la Diète n'avait présenté des chances si funestes. Les espérances de conciliation, proclamées dans l'édit de convocation, n'avaient été qu'un appât trompeur; maintenant le masque était jeté la soumission ou l'épée, voilà le choix offert à la Réformation. Tout annonçait que le temps des tâtonnements était fini, et que l'on entrait dans celui de la violence.

En effet, le Pape avait réuni à Rome, dans son palais, le 6 juillet, le Consistoire des cardinaux, et leur avait annoncé l'ultimatum des Protestants, savoir : la coupe pour les laïques, le mariage pour les prêtres, l'omission de l'invocation des saints dans le sacrifice de la messe, l'abandon des biens ecclésiastiques déjà sécularisés, et, pour tout le reste, la convocation d'un concile. « Ces concessions, dirent les cardinaux, sont opposées à la religion, à la discipline et aux lois de l'Église [48] ; nous les rejetons donc, et votons des « actions de grâces à l'Empereur, pour le zèle « avec lequel il s'emploie à ramener les transfuges. » Le Pape ayant ainsi prononcé, tout essai de conciliation devenait inutile.

Campeggi, de son côté, redoublait de zèle. Il parlait comme si, dans sa personne, le Pape même fût présent à Augsbourg [49]. « Que l'Empereur et les princes bienpensants forment une « ligue, disait-il à Charles; et si les rebelles, également insensibles aux menaces et aux promesses, s'obstinent dans leur voie diabolique, «

alors que Sa Majesté saisisse le fer et le feu, s'empare de tous les biens des hérétiques, et extirpe jusqu'à la racine ces plantes vénéneuses [50].

Puis on instituera de saints inquisiteurs qui se mettront à la piste des restes de la Réforme, et procéderont contre eux, comme en Espagne contre les Maures ; on mettra au ban « l'Université de Wittemberg; on brûlera les livres hérétiques, et l'on renverra dans leurs couvents les moines fugitifs. Mais il faut s'exécuter avec courage. »

Tandis que le Pape et la Diète redoublaient d'instance auprès de Charles-Quint, les princes protestants, retenus par l'indignation, n'ouvraient pas même la bouche [51], et semblaient éprouver une faiblesse dont l'Empereur était désireux de profiter; mais sous cette faiblesse il y avait une force cachée. « Il ne nous reste, s'écriait Mélanchton, qu'à embrasser les genoux du Seigneur. » Et, en effet, on y prenait peine : Mélanchton demandait des prières à Luther; Brentz en demandait à son Église [52]. Un cri de détresse et de foi parcourait toute l'Allemagne évangélique : «

Vous aurez des brebis, écrivait Brentz, si vous « nous envoyez des brebis : vous savez ce que « j'entends [53]. » Les brebis qui devaient être offertes en sacrifice, c'étaient les prières des saints.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle L'Église ne fit pas défaut. « Réunis chaque jour » écrivait-on de quelques villes à l'Électeur, nous « demandons pour vous force, grâce et victoire, « victoire pleine d'allégresse. » Mais l'homme de la prière et de la foi, c'était surtout Luther. Un courage calme et sublime, et où la fermeté brille à côté de la joie; un courage qui s'élève et s'exalte à mesure que le danger augmente, voilà ce que les lettres de Luther nous présentent alors à chaque ligne. Les images les plus poétiques sont pâles à côté des expressions pleines d'énergie qui sortent en bouillonnant de l'âme du Réformateur.

« J'ai vu dernièrement deux miracles, écrivait-il « le 5 août au chancelier Brück ; voici le premier. « Comme j'étais à la fenêtre, je découvris les étoiles du ciel, et ce vaste et magnifique firmament, où le Seigneur les a placées. Je ne pus découvrir nulle part les colonnes sur lesquelles le Maître fait reposer cette voûte immense, et cependant le ciel ne tombait pas..... « Voici le second. Je voyais d'épais nuages suspendus au-dessus de nous, comme une vaste mer. Je n'apercevais ni terrain qui leur servit d'appui, ni cordeaux qui les soutinssent dans les airs; et pourtant ils ne tombaient pas sur nous, mais ils nous saluaient rapidement et s'enfuyaient. « Dieu, continuait-il, saura choisir la manière « le temps, le lieu convenable de la délivrance, et il ne tardera pas. Ce que les hommes de sang « ont commencé, ils ne l'ont pas encore fini Notre arc-en-ciel est faible leurs nues sont menaçantes Les ennemis viennent à nous avec d'effrayantes machines Mais à la fin on verra de quel côté jouent les balistes, et de a quelles mains partent les javelots [54]. Que Luther «

périsse seulement : si Christ est vainqueur, Luther est vainqueur [55]. »

Jamais le parti romain, qui ne savait pas ce que c'était que la victoire de la foi, ne s'était cru plus près de la réussite. Les docteurs ayant réfuté la confession, les Protestants devaient, pensaient-ils, se déclarer convaincus, et tout serait alors remis sur l'ancien pied : tel était le plan de campagne de l'Empereur. Il presse donc les Protestants, il les somme ; mais, au lieu de se soumettre, ceux-ci annoncent une réfutation de la réfutation Alors Charles regarde à son épée, et tous les princes qui l'entourent font de même.

Jean de Saxe comprit ce que cela voulait dire, mais il demeura ferme. « La ligne droite, disait-il « (ce proverbe lui était familier), est le chemin « le plus court. » C'est cette indomptable fermeté qui lui a valu dans l'histoire le nom de Jean le Persévérant.

Il n'était pas seul : tous ces princes protestants, qui avaient grandi au milieu des cours, et qui étaient habitués à rendre à l'Empereur une humble obéissance, trouvaient alors dans leur foi une indépendance qui confondait Charles-Quint.

Dans le dessein de gagner le margrave de Brandebourg, on lui laissa entrevoir la possibilité de lui accorder en Silésie des possessions sur lesquelles il avait des droits.

« Si Christ est Christ, « répondit-il, la doctrine que j'ai professée est « la vérité. » — «

208

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mais savez-vous, répliqua vivement son cousin l'électeur Joachim, quel est « votre enjeu ? » — « Sans doute, reprit le Margrave : on dit que l'on me chassera de ce pays;

« eh bien, à la garde de Dieu! » Un jour, le prince Wolfgang d'Anhalt rencontra le docteur Eck : « Docteur, lui dit-il, vous pensez à la guerre; mais vous trouverez à qui répondre. J'ai rompu « en ma vie plus d'une lance au service de mes « amis. Jésus-Christ mon Seigneur mérite certes que j'en fasse autant pour lui. »

A la vue de cette décision, chacun se demandait si Charles, au lieu de guérir le mal, ne l'augmentait pas : réflexions, critiques, plaisanteries, se succédaient dans la société des bourgeois; et le bon sens du peuple manifestait, à sa manière, ce qu'il pensait de la folie de son chef. Nous en citerons un exemple.

On raconte qu'un jour l'Empereur étant à table dans son palais avec plusieurs princes catholiques-romains, on vint annoncer que quelques comédiens demandaient, selon la coutume, la permission de divertir leurs seigneuries.

D'abord on vit paraître un vieillard couvert d'un masque, et revêtu d'un manteau de docteur, qui s'avança avec peine, portant dans ses bras un fagot de bois, du droit et du tortu; il s'approcha du vaste foyer de la salle gothique, y jeta sa charge pêlemêle, puis aussitôt se retira'[56]. Charles et ses convives lurent écrit sur son dos ce nom : Jean Reuchlin. Alors parut un autre personnage, à la marche intelligente, qui employa tous ses efforts pour faire aller de pair le bois droit et le bois tortu [57], mais qui, voyant qu'il y perdait sa peine, hocha la tête, tourna le dos, et disparut.

On lut : Érasme de Rotterdam. Presque aussitôt s'avança un moine, à l'œil vif, à l'allure décidée, portant dans un réchaud des charbons allumés [58]. Il mit le bois en ordre, l'alluma, souffla, attisa, en sorte que la flamme s'éleva, éclatante et pétillante, dans les airs; ce que voyant, il se retira, et l'on lut sur son dos : Martin Luther.

Alors s'approcha un personnage magnifique, recouvert de tous les insignes impériaux, qui, voyant le feu si ardent, tira son épée, et s'efforça, à grands coups de dague, de l'éteindre; mais plus il frappait, plus le feu augmentait : il s'étonne, il s'irrite, et, voyant la flamme s'étendre, il abandonne la place à pas précipités. Son nom, à ce qu'il paraît, ne s'offrit pas aux yeux des assistants, mais tous le devinèrent.

Bientôt l'attention générale fut excitée par une scène nouvelle : un homme, couvert d'un manteau de velours rouge, d'un rochet, d'une aube de laine blanche descendant jusqu'aux talons, et portant autour du cou une étole dont les extrémités étaient ornées de perles, s'avança majestueusement. Voyant la flamme qui déjà remplissait le foyer, il frappe des mains, de terreur; puis, regardant autour de lui, il cherche s'il ne trouvera rien pour l'éteindre. Il voit de loin, tout au bout de la salle, deux amphores, remplies l'une d'eau et l'autre d'huile ; il se précipite vers elle, saisit le vase d'huile [59] et la verse sur le feu. Alors la flamme s'étend avec une force telle 209

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle que le pontife s'enfuit effrayé, en levant les mains au ciel. Sur son dos on lisait : Léon X.

Le mystère était fini; mais, au lieu de réclamer leur salaire, les prétendus comédiens avaient disparu. Personne ne demanda la morale du drame. Cependant la leçon fut inutile, et la majorité de la Diète, prenant à la fois le rôle attribué à l'Empereur et celui attribué au Pape, se mit à préparer les moyens nécessaires pour éteindre le feu allumé par Luther. On négociait en Italie avec le duc de Mantoue, qui s'engageait à envoyer quelques régiments de cavalerie légère par-delà les Alpes

[60] ›.

Et en Angleterre avec Henri VIII, qui n'avait pas oublié l'écrit de Luther, et faisait promettre à Charles, par son ambassadeur, un immense subside d'argent, pour détruire les hérétiques [61]. En même temps; des prodiges effrayants an, 'lançaient aussi le sombre avenir qui menaçait la Réforme. A Spire, au milieu de la nuit, des spectres affreux étaient apparus, ayant la forme de moines, l'œil irrité et la démarche précipitée. « Que voulez-vous, leur avait-on demandé? [62]» « Nous allons, avaient-ils répondu, à la diète d'Augsbourg. » Le fait fut examiné avec soin, et on le trouva parfaitement authentique.

« Ah! s'écriait Mélanchton, l'interprétation n'en « est pas difficile; les esprits malins viennent à « Augsbourg pour contrecarrer nos efforts et détruire la paix; ils nous présagent des troubles « horribles [63]. » Personne n'en doutait. — « Tout «

s'achemine à la guerre,» disait Érasme [64]. — « Diète ne se terminera, écrivait Brentz, que par « la ruine de toute l'Allemagne [65]. » « Il y a eu « une boucherie des saints s'écriait Bucer, plus « sanglante que les massacres de Dioclétien [66].» la guerre et le sang! Tel était le cri universel.

Tout à coup, dans la nuit du samedi 6 au dimanche 7 août, un grand tumulte éclate dans la ville d'Augsbourg [67]. On va, on vient dans les rues; les messagers de l'Empereur les parcourent; le sénat se rassemble, et reçoit la défense de laisser sortir qui que ce soit par les portes de la ville [68 ]; en même temps tout est sur pied clans les casernes impériales ; les soldats préparent leurs armes, les compagnies se forment; et au point du jour, vers trois heures du matin, les troupes de l'Empereur, en opposition à l'usage constamment suivi dans les diètes, relèvent les soldats de la ville et prennent possession des portes. On annonce aux habitants que ces portes ne s'ouvriront pas, et que des ordres ont été donnés par Charles-Quint pour surveiller de près l'électeur de Saxe et ses alliés [69]. Terrible réveil pour ceux qui se flattaient encore de voir les débats religieux se terminer sans l'épée. Ces mesures inouïes, n'est-ce pas le commencement de la guerre et le signal d'une affreuse commotion?

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FOOTNOTES

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[1] Bis die convenire dicuntur. (Zw. Epp., II, p. 47s.)

[2] Eccius cum sua cominanipulatione. (C. R., II, p. 193.)

[3] Longum et plenum conviens seriptum. (Ibid.)

[4] Adeo confusa, incondita, violenta, sanguinolenta et crudelis sit ut puduerunt. (C.

R., II, p. 198.)

[5] Hodie auctoribus ipsis sophistis a Cassare rursus esse redditam.... ut emendetur et civilius componatur. ( Ibid.)— Lenius respondendum. (Coch., p. 194.)

[6] Nostra confessione ita stupidos, attonitos et confusos. (C. R., II., p. 198.)

[7] C. R., II, p. 2o6. F. Urkundenbuch, II, p. 93.

[8] Mit Reden und Gebehrden prœchtig erzeigt. (Ibid. p. 207.)

[9] Minas diras promissis ingentibus adjiciens. (Zw. Epp., II, p. 484.)

[10] Venimus hue, ego ptidie solemnitatis divi Joannis, Capito die doininica sequente. (Zw. Epp.; II, p. 472.)

[11]Rumor apud nos est, et te cum tufs Helvetiis comitia advolaturum. (Ibid. p. 451

et 467.)

[12] Ita latent ut non quibuslibet sui eopiam faciunt. (C: R., Il, p. ig6.)

[13] Capito et Bucer adsunt; id hodie certo comperi. (Ibi-dem.)

[14] Cinglianae civitates propriam confessionem obtulerunt Czesari. (C. R., II, p.

187.— Cette confession se trouve dans Niemeyer, Collectio Confessionum, p. 740.)

[15] Ingenue ac fortiter, citra procaciam tamen et saunas, id fateri et dicere quod res est. (Zw. Epp., II, p. 485.)

[16] Voyez Niemeyer, Collectio Confessionum, p. i6.

[17] Pedatum et mitratum genus episcoporum, id esse in Ecdesia quod gibbi et strumata in corpore. (Ibid.) Zwingle compare les évêques aux échalas secs et stériles qui supportent les ceps.

[18] Dicas simpliciter mente captum esse. (C; R., 11, y. i3.)

[19] Zwinglius mihi saue placet, et Bucerus. (L. Epp., IV, p. 110.)

[20] Veniemus quo et quando tu voles. (C. R., II, p. 208.)

[21] Una lamer' omnituu vox : Revertimini ad Ecclesiam. (Zw. Epp., II, p. 484.1

[22] Alloquio ejus. nondum frui potuisse. ( Seck., II, p. 154.) 211

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[23] Apparuit Coesar majestate...... insignitus vestibus suis imperialibus. (C. R., II, p. 242.)

[24] Muller, Geschichte der Protestation, p. 715.

[25] Épître de saint Paul aux Hébreux, ch. XI, y. 33_34.

[26] Tinter dem Heerpannyr Jesu Christi. (F. Urk., II, p. 13 1.)

[27] Italos omnes expectare... Etiam si mors subeunda tibi foret, ob Christi gloriam.

(C. R., II, p. 228 .)

[28] Lue, X, z8. sA /items& 3 s

[29] Gottes Wort keineswegs durch weltlich Schwert. (F. Urk., II, p. 82.)

[30] Sie wollen ihnen an ihrem Blute geniigen lassen. (Ibid., p.- )

[31] Forstemanns Urkundenbuch, pages 80-92 et 113-119.

[32] Papistas obtnutuisse ad ipsorum Confessionem. p. 195.)

[33] Voluerunt sycophantœ theologi /tort-hv illam sibi circumdare, ut essent nobis formidabiliores. (C. R., p. 252.)

[34] Velut suam suaque publica auctoritate roboratam, ab omnibus unanimi consensu acceptandam. (Urkundenbuch, II, p. '44.)

[35] Muid e Lutheranis inepte cachinnabantur. (Cochiceus, p. 895.)

[36] Imperator... iterum obdormivit. (Corp., Ref., II, p. 245.)

[37] Petiit Csar ut omnes in illos articulos consentiant. (C. R., II, p. 245.)

[38] Orationis summa atrox. (Ib.> p. 253.)

[39] Cœur non aequo animo ferebat éorum contumaciam. (Cochlœus, p. 195.)

[40] Facti sunt erectiore animo. (C. R., II, p. 259.)

[41] Ecclesiam ibi non esse, ubi ignoratur Christus.

[42] Forstemanns Urkundenbuch, II, p. 179. Corp. Ref., II, p. a56; Brücks Apol., p.

72.)

[43] Gleich wie der Fuchs brauchet, da er den Storch zu Gast lud. (Briicks Apologie, p. 74.)

[44]Quando exemplum per alios in vulgus exire poterat. (C. R., II, p. 76.)

[45] Dass sie es Gott und Kays. Maj. befehlen nissten. (Ur-kunden, II, p. '81.) 212

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[46] Und darob, wie man spùren mag, ein Entsetzen gehabt. (Urkunden, II, p. 181.)

[47] Hi acceduut ad nostros principes, et jubent omittere boc certamen, ne Cœsar vehementius commoveatur. (C. R., p. 254.)

[48] Oppositos religioni.... disciplinee, legibusque Ecclesiae. (Pallavicini, I, p. 234.)

[49] Als moere der Papst selbst gegenwœrtig gewest. (Brück, Apol., p. 62.)

[50] Se alcuni.... perseverassero in questa diabolica via quella, S. M. potrà mettere la mano al ferro e al foco, et radicitus

[51] extirpare questa venenosa pianta. (Instructio data Cœsari a reverendissimo Campeggio in Dieta Augustana, 1530.) Tacita indignatio. (C. R., II, p. 254.)

[52] Tu cum Ecclesia interim orabis, ut Deus dirideat tu-multum gentium et principum hujus mundi adversus Christum. Amen. (Ibid., p. 261.)

[53] Habebitis oves, si oves ad nos mittatis: intelligis quœ volo. (C. R., II, p. 246.)

[54] In fine videbitur cujus toni. (L. Epp., IV, p. i3o.)

[55] Vincat Christus modo, nihil refert si pereat Lutherus, quia victore Christo victor exit. (Ibid. p. 139.)

[56] Persona, larva contecta, habitu doctorali, portabat struem lignorum. (J. L.

Fabritius, Opp. omnia, II, p. 231.)

[57] Hic conabatur curva rectis exœquare lignis. (Ib.)

[58] In arula ferens ignem et prunas. (Ibid.)

[59] Currens in amphoram oleo plenam. (Ibid. p. 232.)

[60] Che tentano col duca di Mantova d'aver il modo di con-durre loon cavalli leggieri d'Italia, in caso si facesse guerra in Germania. (Nic. Tiepolo Relatione.

Ranke.)

[61] Cui (Cœsari) ingentem vun pecuniœ in hoc sacrum bellum contra haereticos Anglus protnisisse fertur. Epp., H, p. 484.)

[62] Res et diligenter inquisita et explorata maximeque (nid/net«. (C. R., II, p. 259.)

[63] Monachorum Spirensium della plane significat hortibi.. lem tumultum. (lb., p.

26o.)

[64]Video rem plane tçndere ad bellum. (C. R., x a août, p.268.)

[65] Comitia non finientur, nisi totius Germaniœ malo et excidio. (C. R., II, 276.) 213

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[66] Laniena sanctorum qualis vii Diocletiani tempore fuit. (Buceri Epist. 14 Aug.

1530.)

[67] Tumultum magnum fuisse in civitate. (C. R., II, p. 277.)

[68] Facto autem intempesta nocte Cœsar senatui mandavit, ne quemquam per portas urbis suce emittant. (lb., p. 277.)

[69] Dass man auf den Churfiirst zu Sachsen...... Aufsehen haben soli. (Brück, Apologie, p. 80.)

214

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE X

Philippe de Hesse. — Tentation. — Se conférence 'avec Charles.— Philippe pense au départ. — Dissimulation du Landgrave. — Chartes. — Convocation,— Menaces de Joachim – Mécontentement de Philippe. — la Fuite d'Augsbourg. — Découverte. —

Opinion de Luther. — Métamorphose. —La Diète convoquée.— Douceur inaccoutumée.

Le trouble et la colère remplissaient le palais impérial, et c'était le Landgrave qui les y avait mis. Ferme comme un roc au milieu de la tempête dont il était entouré, Philippe de Hesse n'avait jamais courbé la tête. Un jour, dans une assemblée publique, s'adressant aux Évêques : « Seigneurs, leur avait-il dit, mettez la paix dans l'Empire; nous vous le demandons : si vous ne le faites et que je tombe, sachez que je saurai bien saisir et entraîner avec moi un ou deux d'entre vous. [1]»

On comprit qu'il fallait employer avec lui les moyens de douceur ; et l'Empereur chercha à le gagner, en lui laissant entrevoir des dispositions favorables à l'égard du comté de Katzenellenbogen pour lequel il était en différend avec le pays de Nassau, et du Wurtemberg, qu'il réclamait pour son cousin Ulrich. De son côté, le duc George de Saxe, son beau-père, l'avait assuré qu'il le ferait son héritier, s'il se soumettait au Pape. « On le transporta, dit un chroniqueur, « sur une fort haute montagne, d'où on lui montra les royaumes du monde et leur gloire [2] ; mais le Landgrave repoussa la tentation. »

Il avait ouï dire que l'Empereur avait témoigné le désir de lui parler. Ne recevant pas de message, il se rendit de lui-même auprès de Charles-Quine. L'Empereur, qui avait avec lui son secrétaire Schweiss et l'évêque de Constance, lui représenta qu'il avait contre lui quatre griefs ; savoir : d'avoir violé l'édit de Worms; de ne faire aucun cas de la messe ; d'avoir, en son absence, suscité toutes sortes de révoltes, et enfin de lui avoir fait remettre un livre où ses droits suprêmes étaient attaqués. Le Landgrave s'étant justifié, l'Empereur lui fit dire qu'il admettait ses réponses, sauf en ce qui regardait la foi, et l'invitait à se montrer à cet égard entièrement soumis à Sa Majesté. Que diriez-vous, ajouta Charles-Quint d'un ton a insinuant, si je vous élevais à la dignité royale?... Mais si vous vous montrez rebelle à mes ordres, je me conduirai comme il appartient à un empereur romain. »

Ces paroles indignèrent le Landgrave, mais ne l'ébranlèrent pas. « Je suis dans la fleur de mon a âge, répondit-il, et je ne méprise point les joies de la vie et la faveur des grands; mais, aux biens a trompeurs de ce monde, je préférerai toujours à la grâce ineffable de mon Dieu. » Charles-Quint demeura stupéfait; il ne-pouvait comprendre Philipe.

Dès lors le Landgrave avait redoublé d'efforts pour unir les adhérents de la Réforme.

Les villes zwingliennes sentaient que, quelle que fût l'issue de la Diète, elles 215

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle seraient les premières victimes, à moins que les Saxons ne leur donnassent la main; mais c'est là ce qu'on avait de la peine d’obtenir.

Il ne me parait ni utile à la chose publique, a ni sûr pour la conscience, écrivait Mélanchton à Bucer, de charger nos princes de toute la haine que votre doctrine inspire Les Strasbourgeois répondirent que la vraie cause de la haine des Papistes n'était pas tant la doctrine de l'Eucharistie que celle de la justification par la foi [3].

« Nous tous qui voulons être à Christ, soient-ils, nous sommes un, et nous n'avons d’attendre du monde que la mort [4]. »

Cela était vrai ; mais un autre motif arrêtait encore Mélanchton. Si tous les Protestants s'unissaient, ils sentiraient leur force, et la guerre serait inévitable.

Ainsi donc pas d'union !

Le Landgrave, menacé par l'Empereur, éconduit par les théologiens, commençait à se demander ce qu'il faisait dans Augsbourg. La coupe était pleine; le refus fait par Charles-Quint de communiquer la réfutation romaine, si ce n'est à des conditions inadmissibles, la fit déborder. Philippe ne vit plus qu'un parti à prendre, le départ.

A Peine l'Empereur avait-il fait connaître les conditions qu'il mettait à la communication de la réfutation, que, se rendant seul vers le Comte-Pa-latin, ministre de Charles, le vendredi 4 août au soir, le Landgrave l'avait prié de lui procurer immédiatement une audience de Sa Majesté. Charles, qui ne se souciait guère de le voir, avait prétexté des affaires, et renvoyé Philippe jusqu'au dimanche suivant.

Mais celui-ci avait répondu qu'il ne pouvait attendre; que sa femme, dangereusement malade, le sollicitait de se rendre sans retard en Hesse ; et qu'étant l'un des plus jeunes des princes, le moindre en intelligence et inutile à Charles, il suppliait humblement Sa Majesté de lui permettre de partir le lendemain 6 août. L'Empereur refusa.

On peut comprendre les tempêtes que ce refus souleva dans l'âme de Philippe ; il sut cependant se contenir. Jamais il n'avait paru plus tranquille : durant toute la journée du samedi 6 août, il sembla ne s'occuper que d'un magnifique tournoi en l'honneur de l'Empereur et de son frère Ferdinand [5]. Il s'y préparait publiquement; ses serviteurs allaient et venaient; mais, sous ce bruit de chevaux et de cuirasses, Philippe cachait de tous autres desseins [6]. « Le Landgrave se comporte avec une grande modération, écrivait ce jour même 6 août) Mélanchton à Luther [7]; il m'a dit ouvertement que, pour conserver la paix, il se 'C soumettrait à des conditions plus dures encore « que celles que l'Empereur nous impose, et que « tout ce qu'il pourrait accepter, sans opprobre « pour l'Évangile, il l'accepterait. »

216

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Toutefois Charles n'était pas tranquille. Cette demande du Landgrave le poursuivait ; tous les Protestants pouvaient en faire autant, et même quitter à l'improviste Augsbourg.

Le fil qu'il avait jusqu'alors tenu si habilement en ses mains allait peut-être se rompre; il valait mieux sans doute être violent que ridicule : l'Empereur se décida donc à porter un coup décisif. L'Électeur, les princes, les députés sont encore dans Augsbourg ; il faut à tout prix les empêcher d'en sortir. Telles étaient, dans la nuit du 6 août, tandis que les Protestants dormaient doucement [8], les préoccupations de Charles : elles chassaient de ses yeux le sommeil, et lui faisaient réveiller en hâte les conseillers d'Augsbourg, et lancer dans toutes les rues ses messagers et ses soldats.

Les princes protestants reposaient encore, quand on vint leur apporter, de la part de l'Empereur, l'ordre inattendu de se rendre immédiatement dans la salle du Chapitre [9].

Il était huit heures quand ils y arrivèrent. Ils y trouvèrent les électeurs de Brandebourg et de Mayence, les ducs de Saxe, de Brunswick et de Mecklembourg, les évêques de Salzbourg, de Spire, de Strasbourg, George Truchsess, le représentant du margrave de Bade, le comte Martin d'Oetting, l'abbé de Weingarten et le prévôt de Bamberg. C'était la commission nommée par Charles pour terminer cette grande affaire.

Ce fut le plus décidé d'entre eux, Joachim de Brandebourg, qui prit la parole. « Vous savez, « dit-il aux Protestants, avec quelle douceur « l'Empereur s'est appliqué à rétablir l'unité. Si « quelques abus se sont glissés dans l'Église chrétienne, il est prêt à les corriger d'accord avec « le Pape ; mais combien les sentiments que vous « avez adoptés ne sont-ils pas contraires à l'Évangile! Abandonnez donc vos erreurs, ne vous séparez plus de l'Église, et signez sans retard la « Réfutation [10]. Si vous vous y refusez, alors, par « votre faute, que d'âmes perdues, que de sang « répandu, que de pays désolés, que de troubles « dans tout l'Empire! Et vous, dit-il en se tournant vers l'Électeur, votre électorat, votre vie, « tout vous sera enlevé ; et une ruine certaine « fondra sur vos sujets, et jusque sur leurs femmes et sur leurs enfants.

[11]»

L'électeur restait immobile. En tout temps ce langage eût été effrayant; il l'était plus encore à cette heure que la ville se trouvait presque en état de siège. « Nous comprenons maintenant, se « disaient les Protestants, pourquoi les gardes «

impériales occupent les portes de la ville » Il était évident que l'Empereur voulait employer la violence [12].

Les Protestants furent unanimes: entourés de soldats, à la porte de la prison, et sous les mille glaives de Charles, ils demeureront fermes ; toutes les menaces ne 217

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle leur feront pas faire un seul pas en arrière Cependant il était important qu'ils pesassent leur réponse; ils demandèrent quelques moments, et se retirèrent.

Se soumettre volontairement, ou être soumis par force, telle était l'alternative que Charles pré- sentait aux chrétiens évangéliques.

Au moment où chacun attendait l'issue de cette lutte, dans laquelle se débattaient les destinées de la chrétienté, une nouvelle étrange vint porter au comble l'agitation des esprits.

Le Landgrave, au milieu des préparatifs de son tournoi, méditait la plus grave résolution. Exclu par Charles de toutes les délibérations importantes, irrité du traitement que les Protestants avaient dû subir pendant cette Diète [14], convaincu qu'il n'y avait plus pour eux aucune chance de paix [15], ne doutant pas que leur liberté ne courût dans Augsbourg des dangers extrêmes, ne se sentant plus capable de cacher sous l'apparence de la modération l'indignation dont son âme était remplie, d'un caractère d'ailleurs vif, prompt et résolu, Philippe s'était décidé à quitter Augsbourg et à se rendre dans ses États, afin d'y agir librement, et d'y servir de point d'appui à la cause de la Réforme.

Mais que de mystère ne fallait-il pas! Si le Landgrave était pris en flagrant délit, nul doute qu'il ne fût fait prisonnier. Cette mesure audacieuse pouvait donc devenir le signal des mesures extrêmes auxquelles il voulait échapper. [16]

C'était le samedi 6 août, jour pour lequel Philippe avait demandé congé à l'Empereur. Il attend que la nuit commence; puis, à huit heures environ, caché sous un habit étranger, sans prendre congé de personne, et s'entourant de toutes les précautions imaginables [17], il se dirige vers les portes de la ville au moment où, selon la coutume, on allait les fermer. Cinq à six cavaliers le suivent, mais un à un, et à quelque distance [18]. Dans un moment si critique, ces hommes d'armes n'attireront ils pas l'attention ? Philippe traverse les rues sans danger, arrive à la porte [19], passe d'un air indifférent au milieu des corps de garde, entre les soldats çà et là dispersés : nul ne bouge, tous demeurent assis nonchalamment, comme s'il n'arrivait rien d'extraordinaire.

Philippe a passé, et n'a point été reconnu [20]'; ses cinq ou six cavaliers sortent de même ; enfin les voilà tous en plein champ : aussitôt la petite escouade pique des deux et s'enfuit, bride abattue, loin des murailles de Charles-Quint.

Philippe a si bien pris ses mesures, que personne encore ne soupçonne son départ.

Quand, dans la nuit, Charles-Quint fait occuper les portes par ses propres gardes, il croit le Landgrave dans la ville [21]. Lui qu'on réunit les Protestants, le matin, à huit heures, dans la salle du Chapitre, les princes des deux partis s'étonnèrent un peu de l'absence de Philippe de Hesse : cependant on est accoutumé à le voir faire 218

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle bande à. part ; il boude, sans doute. Personne ne s'imagine qu'il soit déjà à douze ou quinze lieues d'Augsbourg.

Au moment où la conférence est dissoute et où chacun reprend le chemin de son logis, l'électeur de Brandebourg et les siens d'un côté, tout fiers encore des paroles qu'ils ont fait entendre, l'électeur de Saxe et ses alliés de l'autre, décidés à tout sacrifier, on s'enquiert au logis du Landgrave des motifs de son absence ; on insiste auprès de Salze, de Nuszbicker, de Mayer, de Schnepf. A la fin, les conseillers hessois ne peuvent cacher plus longtemps leur secret... « Le Landgrave, disent« il est retourné en Hesse. »

Cette nouvelle se répand à l'instant dans toute ville, et l'effraye comme l'explosion d'une mine. Charles surtout, qui se voit joué et frustré dans son attente, Charles, qui n'avait pas eu le moindre soupçon [22], frémit, s'indigne et s'agite [23]. Les Protestants que le Landgrave n’a point mis dans son secret sont aussi étonnés que les Catholiques-romains eux-mêmes, et craignent que le départ inconsidéré ne soit le signal immédiat d'une terrible persécution [24]. Il n'y eut que Luther qui, à l'instant où il apprit l'action de Philippe, l'approuva hautement, et s'écria : «

Vraiment tous ces délais et ces indignités ont de quoi fatiguer plus d'un landgrave

[25]. »

Le chancelier de Hesse remit à l'électeur de Saxe une lettre que son maître lui avait laissée. Philippe parlait encore, dans ce document ostensible, de la santé de sa femme; mais il avait chargé ses ministres d'informer en particulier l'Électeur des véritables causes de son départ. Il annonçait, de plus, qu'il avait donné ordre à ses ministres d'assister les Protestants en toutes choses, et exhortait ses alliés à ne se laisser détourner en aucune manière de la parole de Dieu [26].

« Quant à moi, disait-il, je combattrai pour la parole de Dieu, au prix de mes biens, de mes enfants, de mes sujets et de ma vie. »

L'effet du départ du Landgrave fut instantané. Une vraie révolution s'opéra dans la Diète. L'électeur de Mayence et les évêques de Franconie, proches voisins de Philippe de Hesse, croyaient déjà le voir sur leurs frontières, à la tête d'une puissante armée; et ils répondaient à l'archevêque de Salzbourg, qui s'étonnait de leur effroi : « Ah ! Si vous étiez à notre place i vous feriez de même! [27]» Ferdinand, sachant les liaisons intimes de Philippe avec le duc de Wurtemberg, tremblait pour ce duché, alors usurpé par l'Autriche; et Charles-Quint, détrompé à l'égard de ces princes qu'il avait crus si timides, et qu'il avait traités avec tant d'arrogance, ne doutait pas que le coup de tête de Philippe n'eût été mûrement débattu dans le conseil commun des Protestants. Tous voyaient, dans le départ soudain du Landgrave, une déclaration de guerre. On se rappelait qu'au moment où l'on y pensait le moins, on le voyait paraître à la tête de ses soldats 9 sur les frontières de ses ennemis; et personne n'était prêt, personne même ne voulait l'être! On eût dit la 219

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle foudre tombée au milieu de la Diète. On se répétait la nouvelle, les yeux troublés et l'air effaré : tout était en émoi dans Augsbourg, et des courriers portaient au loin dans toutes les directions l'étonnement et la consternation.

Cet effroi changea aussitôt les ennemis de la Réforme ; la violence de Charles et des princes fut brisée, dans cette nuit mémorable, comme par un charme, et les loups furieux se trouvèrent tout à coup transformés en de doux et traitables agneaux, on était encore au dimanche matin. Charles convoque aussitôt la Diète pour l'après-midi [28]. « Le « Landgrave a quitté Augsbourg, dit de la part de « l'Empereur le comte Frédéric. Sa Majesté se flatte « que les amis mêmes du prince ont ignoré son départ. C'est sans que Sa Majesté en fût informée, et « malgré sa défense expresse, que Philippe de Hesse « est parti, manquant ainsi à tous ses devoirs. Il « a voulu rompre la Diète [29]; mais l'Empereur « vous conjure de ne point vous laisser dérouter « par lui, et de concourir plutôt à l'heureuse issue « de cette assemblée nationale : la gratitude de Sa « Majesté vous est alors assurée. »

Les Protestants répondirent que le départ du Landgrave avait eu lieu à leur insu, qu'ils l'avaient appris avec peine et l'eussent déconseillé, — qu'ils ne doutaient pas néanmoins que ce prince n'eût des raisons solides; que d'ailleurs il avait laissé ses conseillers munis de pleins pouvoirs; et que pour eux, ils étaient prêts à tout faire pour conclure convenablement la Diète. Puis, forts de leur bon droit, et décidés à résister aux actes arbitraires de Charles : « On prétend, poursuivirent-ils, que c'est à cause de nous que les « portes de la ville ont été fermées. Nous prions « Votre Majesté de révoquer cet ordre, et d'empêcher qu'à l'avenir il en soit donné de semblables. [30]»

Jamais Charles-Quint ne fut plus mal à son aise : il vient de parler comme un père, et on lui rappelle qu'il a agi, il y a peu d'heures, comme un tyran. Il fallait une défaite. « Ce n'est point à votre sujet, répondit le Comte-Palatin, que les « soldats de l'Empereur occupent les portes... « Gardez-vous de croire ceux qui vous le disent...

Hier il y a eu une rixe entre deux militaires; « il en est résulté un rassemblement...

C'est pour« quoi l'Empereur a pris ces mesures. Du reste, de « telles choses ne se feront plus sans que l'électeur de Saxe, en sa qualité de maréchal de l'Empire, n'en soit auparavant informé. [31]»

En même temps on donna ordre de rouvrir les portes. Rien ne coûtait maintenant au parti romain pour convaincre les Protestants de son bon vouloir. Il y avait dans les paroles du Comte-Palatin et dans le regard de Charles une douceur inaccoutumée a. Les princes du parti du Pape, naguère si terribles, étaient également transformés. On les avait mis brusquement au pied du mur ; s'ils voulaient la guerre, il fallait à l'instant la commencer.

Mais ils reculaient devant cette perspective effrayante. Comment, avec l'enthousiasme qui animait les Protestants, prendre les armes contre eux? Ne se 220

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle plaignait-on pas universellement des abus de l'Église, et les princes du parti romain étaient-ils sûrs de leurs propres sujets? D'ailleurs, quelle serait l'issue d'une guerre, si ce n'est l'accroissement de la puissance de l'Empereur? Les princes catholiques-romains, et les ducs de Bavière en particulier, eussent bien voulu voir Charles aux prises avec les Protestants, dans l'espérance qu'il y consumerait ses forces; mais c'était au contraire avec leurs propres soldats que l'Empereur voulait attaquer les hérétiques. Dès lors ils repoussaient la voie des armes aussi vivement qu'ils l'avaient d'abord désirée. Ainsi tout avait changé dans Augsbourg. Le parti romain y était découragé, paralysé, annulé même. L'épée déjà tirée était remise en hâte dans le fourreau. La paix! la paix! était le cri de tous.

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FOOTNOTES

[1] Auf den hohen Berg gefiihrt. (Lanze's Chronik.)

[2] Von ihr selbst, gen liof geritten. (C. Ref., II, p. 165.)

[3] Nostros principes onerare invidia vestri dogmatis. (C. p. 22 L.)

[4] Arctissime quoque inter nos conjuncti essemus, quotquot Christi esse volumus.

(lb., p. 236.)

[5] Cum Imperator dilationem respondendi astu quodam accepisset. (C. R., II, p.

276.)

[6] Ad ludos equestres in honorem Cœsaris instituendos, publice sese apparavit.

(Seck., II, p. z 72.)

[7] Landgravius valde moderate se gerit. (C. R., II, p. 254.)

[8] Ego vero, somno sopitus, dulciter quiescebam. (C. R., II, p. 27 3.)

[9] Mane facto, Caasar..... convocavit nostros principes. (C. R., il, p. 277, et Brück, Ap., p. 79.)

[10] Ut sententiœ piani in confutatione audivissent subscribant. (C. R., II, p. 277.)

[11] Intelligis nunc cur porta munita fuerint. (Ibid.)

[12] Quia volebat Canar nostros violentia ad suant sen tentiam cogere. (Ibid.)

[13] Sed ha mine nostros nihil commovertint, perstant in sen-tentia nec vel tantillum recedunt. (Ib.)

[14] Commotus indignitate actiorrum. (C. R., II, p. 260.)

[15] Spem pacis abjecisse. (Ibid.)

221

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[16] Clam omnibus abit. (C. R., II, p. 26o.)

[17] Multa cum cautela. (Seck, II, p. 172.)

[18] Clam cum paucis equitibus. (C. R., II, p. 277.) — Mit 5 oder 6 Pferden. (Ibid. p.

263.)

[19]Seckendorf, et M. de Rommel, sans doute d'après lui, disent que le Landgrave passa par une porte secrète (porta urbis secretiori). (Seck., II, p. 172. — Rommel, I, p. 270.) — Je préfère les témoins oculaires, en particulier Brentz, qui écrit le 14

août : « resperi priusquantportce urbis clauderentur, urbem elapsus est, D (C. R., 277.) Jamais, je pense, le magistrat d'Augsbourg, qui seul avait les clefs du guichet, n'et osé favoriser le départ du Landgrave.

[20] Sed abierat Ille ignotus. (C. R., II, p. 261.)

[21] Existimabat enim Cœur Landgravium adhuc pr&sto adesse. (Ibid.)

[22] Carsare nihil suspicaute. (Ibid. p. 277.)

[23] Imperator re insperata commotus. (Seck., H, p. 172.)

[24] Unwissend des Churfürsten von Sachsen und unserer. (C. R., II, p. 263.)

[25] Es môchte wohl ista mora et indignitas noch einen Land-graven müde machen.

(L. Epp., IV, p. 134.)

[26] Ut nullo modo a verbo Dei abstrahi aut terreri se patiatur. (Seck., II, p. 172.)

[27] Sed hanc violentiam abitus Landgravii interrupit. (C. R., p. 277.)

[28] Nam cum paucis post horis resciscunt Landgravium elapsum, convocant iterum nostros. (Ib.)

[29] Zertrennung dieses Reichstags zu verursachen. (Ibidem, p. 264.)

[30] Es habe ein Trabant mit einem andern ein Unwill gehabt. (C. R., II, p. 265.)

[31] Nullo alio tempore mitius et benignius quam tune cum Protestantibus egerit.

(Seck., II, p. 172.)

222

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XI.

Troisième Période.—Commission Mixte. — Les Trois Points. — Dissimulation Romaine. — Philippe rappelé. —Abus et Concessions. — On accorde les évêques — Le Pape. — Danger des concessions. — Opposition des laïques. — Opposition de Luther.—

La parole au dessus de l'Église.—Aveuglement de Mélanchton. —Le Protestantisme se perd. .—Pas de Concessions —Nouvelle Commission.—Décision de Landgrave.—Les deux Fantômes. — Les trois doctrines — La grande antithèse.—Rupture des conférences. — Demandes de Congés. — Promesse d'un Sommation, de Charles. —

Refus des Protestants. — Menaces de Charles.—Altercations et Tumulte. — Rome cède et les Protestants, résistent.—Appel de Luther

La Diète entra alors dans sa troisième période; -et comme au temps des tâtonnements avait succédé celui des menaces, maintenant au temps des menaces succéda celui des accommodements. De nouveaux et plus redoutables dangers devaient s'y rencontrer pour la Réforme. Rome, voyant le glaive arraché de ses mains, saisissait le filet, et, enlaçant ses adversaires de « liens d'amitié et accordons d'humanité, » allait s'efforcer de les attirer doucement dans l'abîme. Le 16 août, à huit heures du matin, on réunit une commission mixte, qui comptait de chaque côté deux princes, deux jurisconsultes et trois théologiens. Il y avait, de la part du parti romain, le duc Henri de Brunswick et l'évêque d'Augsbourg, les chanceliers de Bâle et de Cologne, Eck, Cochlée et Wirnpina ; et de la part des Protestants, le margrave George de Brandebourg, le prince électoral de Saxe, les chanceliers Brück et Heller, Mélanchton, Brentz et Schnepf.

On convint de prendre pour base la confession des États évangéliques, et l'on se mit à la lire article par article. Les théologiens romains montrèrent une condescendance inattendue. Sur vingt et un articles, il n'y en eut que six ou sept auxquels ils firent objection. Le péché originel arrêta quelque temps; enfin l'on s'entendit; les Protestants admirent que le baptême ôtait la coulpe du péché, et les Romains accordèrent qu'il n'était pas la convoitise [1]. Quant à l’église, on convint qu'elle renfermait des hommes sanctifiés et des pécheurs; on s'accorda de même sur la confession. Les Protestants rejetaient surtout comme impossible l'énumération de tous les péchés, prescrite par Rome; le docteur Eck concéda ce point [2].

Il ne restait que trais doctrines sur lesquelles on différait.

La première était celle de la pénitence. Les docteurs romains enseignaient qu'elle avait trois parties, la contrition, la confession et la satisfaction. Les Protestants rejetaient la dernière, et les Romains, sentant bien qu'avec la satisfaction tomberaient les indulgences, le purgatoire et d'autres de leurs dogmes et de leurs profits, la maintenaient avec force : «Nous accordons, disaient-ils « que les pénitences imposées par les prêtres ne « procurent pas la rémission de la coulpe du 223

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle péché ; mais nous maintenons qu'elles sont nécessaires pour obtenir la rémission de la peine. » Le second point controversé fut l'invocation des Saints, et le troisième, qui était le principal, fut la justification par la foi. Il était de la plus haute importance pour les Romains, de maintenir l'influence méritoire des œuvres ; tout leur système, au fond, reposait là-dessus. Eck déclara donc fièrement la guerre à cette assertion, que la foi seule justifie. « Ce mot seule, disait-il, nous ne « pouvons le tolérer. Il enfante les scandales, et « rend les gens grossiers et impies. Renvoyons la « savate au savetier'. [3]» C'était un calembour du docteur; le mot qui signifie seule en latin signifiant semelle en allemand. Mais les Protestants n'entendaient pas de cette oreille; on le vit bien lorsqu'ils se posèrent entre eux la question :

«Voulons- nous maintenir que la foi seule nous justifie gratuitement ? » « Sans doute, sans doute! s'écria « l'un d'eux; gratuitement et inutilement » On alla même chercher d'étranges autorités : Platon, parlant de Dieu, dit-on, déclare que ce n'est pas par des œuvres extérieures, mais par la vertu, qu'on l'adore; et chacun connaît ces vers de Caton Si Dieu n'est qu'un esprit, comme dit le poète, c’est par un esprit pur qu'il le faut adorer [4].

Sans doute, reprenaient les théologiens romains, ce n'est que d'œuvres faites avec la grâce que nous parlons; mais nous disons qu'il y a dans de telles œuvres quelque chose de méritoire. Les Protestants déclarèrent ne pouvoir l'accorder. On s'était rapproché au-delà de toute espérance. Les théologiens de Rome, comprenant fort bien leur position, s'étaient proposé de paraître d'accord, plutôt que de l'être. Tout le monde savait, par exemple, que les Protestants rejetaient la transsubstantiation; mais l'article de la confession sur ce point pouvant être pris dans le sens romain, les Papistes l'avaient admis.

Leur triomphe n'était que renvoyé. Les expressions générales dont on se servait sur tous les points controversés, permettraient plus tard de donner à la confession une interprétation romaine; l'autorité ecclésiastique la déclarerait seule véritable, et orne, grâce à quelques moments de dissimulation, remonterait ainsi sur le trône.

N'a-t-on pas vu de nos jours les trente-neuf articles de l'Église anglicane interprétés dans le sens du concile de Trente? Il est des causes auxquelles le mensonge ne fait jamais défaut. Ce complot, profondément conçu, fut habilement exécuté.

On était dans les meilleurs termes, et la concorde semblait rétablie. Une seule inquiétude troublait cette douce illusion : la pensée du Landgrave. « Ignorant que nous sommes presque « d'accord, cet écervelé, disait-on, assemble sans « doute déjà son armée; il faut le ramener, et le « rendre témoin de notre bonne intelligence. » Le 18 août au matin, l'un des membres de la commission, te duc Henri de Brunswick, accompagné d'un conseiller de l'Empereur, partit pour s'acquitter de cette difficile mission' Le duc George de Saxe le remplaça comme arbitre. Ce fut alors que de la première partie de la confession l'on passa à la seconde; des doctrines aux abus. Ici les théologiens romains ne pouvaient céder si facilement; car s'ils paraissaient 224

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle s'entendre avec les Protestants, c'en était fait de Mon, Heur et de la puissance de la hiérarchie. Aussi était—ce pour cette partie du combat qu'ils avaient réservé leurs ruses et leurs forces.

Ils commencèrent par se rapprocher des Protestants autant qu'ils le purent; car plus ils accordaient, plus ils pouvaient attirer à eux la Réforme, et l'éteindre en l'étouffant. « Nous pensons, dirent ils, qu'avec la permission de Sa Sainteté et l'approbation de Sa Majesté, on pourra jusqu'au « prochain concile permettre la communion sous « les deux espèces, partout où elle est déjà établie; « seulement vos ministres devront prêcher à Pit? « Quesque cela n'est pas d'ordre divin, et que le «

Christ est tout entier sous chaque espèce '[5]. « De plus, continuèrent-ils, quant aux prêtres « marnés, voulant épargner les pauvres femmes « qu'ils ont séduites, pourvoir à l'entretien de « leurs enfants innocents, et prévenir toutes sortes de scandales, nous les tolérerons jusqu'au « prochain concile; et l'on verra alors s'il ne se, « rait pas bon d'arrêter que les hommes mariés « peuvent être admis aux ordres sacrés, comme « cela a eu lieu dans la primitive église pendant « quelques siècles [6].

«Enfin, nous reconnaissons que le sacrifice de « la messe est un mystère, une représentation, un « sacrifice de commémoration, un souvenir des « souffrances et de la mort du Christ, accomplies « sur la croix [7]. » C'était beaucoup céder; mais le tour des Protestants devait venir; car si Rome paraissait donner, ce n'était que pour prendre.

La grande question était l'Église, son entretien, son gouvernement. Qui y pourvoira?

On ne voyait que deux moyens: les princes ou les évêques. Si l'on craignait les évêques, il fallait se décider pour les princes; si l'on craignait les princes, il fallait se décider pour les évêques. On était alors trop loin de l'état normal pour découvrir une troisième solution, et s'apercevoir que l'Église devait être entretenue par l'Église elle-même, par le peuple chrétien. « Les princes séculiers feront « défaut à la longue au gouvernement de l'Église, « dirent les théologiens saxons, dans le préavis

« qu'ils présentèrent le 18 août; ils ne sont pas « aptes à s'en acquitter, et d'ailleurs, cela leur coûterait trop cher; les évêques, au contraire, ont « des biens destinés à pourvoir à cette charge. »

Ainsi l'incapacité présumée de l'État, et la crainte qu'on avait de son indifférence, jetaient les Protestants dans les bras de la hiérarchie. On proposa donc de rendre aux évêques leur juridiction, le maintien de la discipline et la surveillance des prêtres, pourvu qu'ils ne persécutassent pas la doctrine évangélique, et n'accablassent pas les pasteurs de vœux et de fardeaux injustes. « Dès le commencement de l'Église, ajoutait—on, les évêques ont été placés au-dessus « des prêtres, et il est dangereux devant le Seigneur de changer l'ordre des gouvernements. » Cet argument, on le voit, est fondé, non sur la Bible, mais sur l'histoire ecclésiastique.

225

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les théologiens protestants allèrent même plus loin, et, faisant un dernier pas qui semblait décisif, ils consentirent à reconnaître le Pape comme étant, mais de droit humain, suprême évêque de la clirétipté. « Quand même le Pape est un Antéchrist, disaient-ils, nous pouvons être sous son « gouvernement, comme les Juifs furent sous Pharaon, et, plus tard, sous Caïphe. » Il faut avouer que ces deux comparaisons n'étaient pas flatteuses pour le Pape. « Seulement, ajoutaient les docteurs, que la saine doctrine nous soit pleinement assurée. » Le chancelier Brück paraît ici avoir été seul dans la vérité; il écrivit en marge, d'une main ferme : « Je doute que nous puissions reconnaître « le Pape, puisque nous disons qu'il est l'Antéchrist, et puisque c'est de droit divin qu'il s'arroge la primauté. » Enfin, les théologiens protestants consentaient à s'entendre avec Rome quant aux cérémonies indifférentes, aux jeûnes, à la forme du culte; et l'Électeur s'engageait à mettre sous séquestre les biens ecclésiastiques déjà sécularisés, jusqu'à décision du prochain concile.

Jamais l'esprit conservateur du luthéranisme ne s'était si clairement manifesté. «

Nous avons promis à nos adversaires de leur céder certains « points de gouvernement ecclésiastique que l'on « peut accorder sans blesser la conscience, »

écrivait Mélanchton [8]. Mais il commençait à devenir fort douteux que les concessions ecclésiastiques n'entraînassent pas des concessions dogmatiques. La Réforme allait à la dérive... Encore quelques pas, et son heure avait sonné. Déjà la désunion, le trouble, l'épouvante, commençaient à se mettre dans ses rangs.

Mélanchton était devenu plus puéril qu'un enfant, disait l'un de ses amis [9]; et pourtant il était tellement excité, que le chancelier de Lunebourg ayant fait quelques objections à ces concessions inouïes, le petit maître ès arts leva fièrement la tête, et dit, d'un ton aigre et cassant: «

Celui qui ose dire que les moyens indiqués ne « sont pas chrétiens, est un menteur et un scélérat [10]. » Sur quoi le Chancelier lui rendit aussitôt la monnaie de sa pièce. Ces propos ne sauraient néanmoins contredire le renom de douceur de Mélanchton. Après tant, d'efforts inutiles, il se trouvait épuisé, aigri; ses paroles blessèrent d'autant plus qu'on les eût moins attendues de sa bouche. D'autres étaient abattus comme lui.

Brentz se montrait inhabile, rude et grossie ; le chancelier Heller avait égaré le pieux margrave de Brandebourg, et changé le courage de ce prince en pusillanimité; il ne restait à l'Électeur d'autre appui humain que son chancelier Brück : encore cet homme inébranlable commençait-il à s'effrayer de son isolement.

Mais il n'était pas seul ; les plus vives réclamations se faisaient entendre au dehors.

« S'il est vrai que vous fassiez de telles concessions; disaient aux théologiens saxons leurs amis alarmés, c'en est fait de la liberté chrétienne [11]' ! « Qu'est-ce que votre prétendue concorde?... Un « épais nuage que vous élevez dans les airs, pour «

226

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle éclipser le soleil qui commençait à éclairer « l'Église [12]. Jamais le peuple chrétien n'acceptera « des conditions aussi contraires à la parole de « Dieu; et tout ce que vous y gagnerez, ce sera « de fournir aux ennemis de l'Évangile un prétexte spécieux pour égorger ceux qui lui demeureront fidèles. » Parmi les laïques ces convictions étaient générales. « Mieux vaut mourir « avec Jésus-Christ, disait tout Augsbourg

[13], que « de conquérir sans lui la faveur du monde entier! »

Nul ne ressentit tant d'effroi que Luther; au moment où il vit L'édifice glorieux que Dieu avait élevé par ses mains, sur le point de s'écrouler dans celles de Mélanchton.

Le jour que cette nouvelle lui parvint, il écrivit cinq lettres, à l'Électeur, à Mélanchton, à Spalatin, à Jonas et à Brentz, toutes également remplies de courage et de foi. « J'apprends, disait-il, que vous avez commencé « une œuvre merveilleuse, savoir, de mettre Luther et le Pape d'accord ; mais le Pape ne veut « pas, et Luther s'excuse [14], Et si, en dépit d'eux, cc vous venez à bout de cette affaire, alors, suivant « votre exemple, je mettrai d'accord Christ et Bélial-« « Le monde, je le sais, est plein de criailleurs qui obscurcissent la doctrine de la justification « par la foi, et de fanatiques qui la persécutent. « Ne vous en étonnez pas, mais continuez à la «

défendre avec courage; car elle est le, talon de « la semence de la femme pour écraser la tête du « serpent [15]. « Prenez garde aussi à la juridiction des évêques, de peur que nous ne devions recommencer bientôt un combat plus terrible que le premier. Ils prendront nos concessions largement, « très-largement, toujours plus largement; et ils « nous donneront les leurs étroitement, très-étroitement, et toujours plus étroitement [16].

« Toutes ces négociations sont impossibles, à moins que le « Pape ne renonce à la papauté. « Le beau motif vraiment que nous donnent « nos adversaires! Ils ne peuvent, disent-ils, contenir leurs sujets, si nous ne publions pas partout qu'ils ont la vérité pour eux; comme si « Dieu ne faisait enseigner sa parole que pour que « nos ennemis puissent, à leur plaisir, tyranniser « leurs peuples ! « Ils crient que nous condamnons toute l'Église; « non, nous ne la condamnons pas; mais eux, ils «

condamnent toute la parole de Dieu, et la parole de Dieu est plus que l'Église [17]. »

Cette déclaration importante du Réformateur décide la controverse entre les chrétiens évangéliques et la Papauté; malheureusement on a vu souvent des Protestants revenir, sur ce point fondamental, à l'erreur de Rome, et mettre l'Église visible au-dessus de la parole de Dieu. «

Je vous écris à cette heure, continue Luther, « de croire avec tous les nôtres, et cela par obéis-« sauce envers Jésus-Christ, que Campeggi est un « insigne démon [18]. Je ne puis dire de quelle indignation ces conditions qu'on vous propose me remplissent.

Le plan de Campeggi et du Pape a été « de nous éprouver d'abord par les menaces, puis, « s'ils ne réussissaient pas, par la ruse; vous avez « triomphé de la première attaque, et soutenu la ce terrible arrivée de César, Maintenant vient la seconde.

227

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Agissez avec courage, et ne cédez aux adversaires que ce qui peut être prouvé avec évidence par la parole même de Dieu. g Mais si, ce dont Christ nous préserve ! Vous ne proclamez pas tout l'Évangile; si, au contraire, « vous renfermez cet aigle glorieux dans lui « Luther, n'en doutez pas, Luther viendra, et ci délivrera l'aigle avec éclat'. Aussi certain que « Christ vit, cela se fera. [19]»

Ainsi parla Luther, mais en vain; tout s'acheminait dans Augsbourg vers une ruine prochaine. Mélanchton avait sur les yeux un bandeau que nul ne, pouvait arracher; il n'écoutait plus Luther, et dédaignait la popularité. «Il ne convient « pas, disait-il, que nous nous laissions émouvoir « par les clameurs du vulgaire [20] ; il faut penser à la « paix et à la postérité. Si l'on annule la juridiction des évêques, qu'en résultera-t-il pour nos « descendants? Les puissances séculières ne se « soucient nullement des intérêts de la religion [21]. « D'ailleurs, trop de dissemblance dans les Églises «

nuit à la paix; il faut nous unir aux évêques, de « peur que l'infamie du schisme ne nous travaille à jamais [22]. »

On n'écoutait que trop Mélanchton, et l'on travaillait avec for« à rattacher au Pape, par les -liens de la hiérarchie, l'Église que Dieu avait merveilleusement émancipée.

Le protestantisme se précipitait, les yeux fermés, dans les filets de ses ennemis.

Déjà des voix graves annonçaient le retour des Luthériens dans le sein de l'Église romaine. cc Ils préparent leur défection et passent « aux Papistes, » disait Zwingle'.

Le politique Charles-Quint faisait en sorte qu'aucune parole superbe ne vint compromettre sa victoire; mais le clergé romain n'y tenait pas : son orgueil, son insolence croissaient de jour en jour. [23] On ne « pourrait croire, disait Mélanchton, les airs de « triomphe que les Papistes se donnent. » Il y avait de quoi; l'accord avait chance de se conclure; encore un ou deux efforts. — et alors, malheur à la Réforme!

Qui pouvait prévenir cette désolante ruine ? Ce fut Luther, qui prononça le nom vers lequel devaient se tourner les regards. « Christ vit, dit-il; et celui par •qui la violence de nos ennemis «. a été vaincue, saura bien nous donner la force de surmonter la ruse. »

C'était, en effet, la seule ressource, et elle ne manqua pas à la Réformation. SI la hiérarchie romaine avait voulu, sous quelques conditions fortes admissibles, recevoir les Protestants prêts à capituler, c'en était fait d'eux une fois qu'elle les eût tenus dans ses bras, elle les y aurait étouffés; mais Dieu aveugla la Papauté, et sauva ainsi son Église. « Pas de concessions!» avait dit le sénat romain; et Campeggi, fier de sa victoire, répétait : « Pas de concessions! » Il remuait ciel et terre pour enflammer, dans ce moment décisif, le zèle catholique de Charles.

De l'Empereur, il passait aux Princes. « Le célibat, la « confession, la suppression de la coupe, les « messes privées, s'écriait-il, tout cela est obligatoire : il nous faut tout.

» C'était dire eux chrétiens évangéliques : « Voilà les Fourches Caudines, passez-y!

228

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

»Les Protestants virent le joug, et frémirent. Dieu ranima le courage des confesseurs dans leurs cœurs affaiblis. Ils levèrent la tête, et rejetèrent cette capitulation humiliante. Aussitôt la commission fut dissoute.

C'était une grande délivrance; mais un nouveau danger les menaça presque aussitôt.

Les chrétiens évangéliques auraient dû quitter immédiatement Augsbourg; mais, dit l'un d'eux'[24], « Satan, déguisé « en ange de lumière, aveuglait les yeux de leur «

entendement : » ils restèrent. Tout n'était donc pas perdu pour Rome, et l'esprit de mensonge et de ruse pouvait recommencer ses attaques. On croyait à la cour que la fâcheuse issue de la commission devait être attribuée à quelques mauvaises têtes, et surtout au duc George. On résolut donc d'en nommer une autre, composée seulement de six membres : d'un côté, Eck et les chanceliers de Cologne et de Bade ; de l'autre, Mélanchton et les chanceliers Brück et Heller. Les Protestants y consentirent, et tout fut remis en question.

L'alarme s'accrut alors' parmi les partisans les plus décidés de la Réformation. Si l'on s'expose sans cesse à de nouveaux périls, ne faudra-t-il pas enfin que l'on succombe ? On frémissait à la pensée que le règne des prêtres allait être rétabli Les députés de Nuremberg surtout déclaraient que jamais leur ville ne se remettrait sous ce joug détesté. « Ce sont les conseils du quinteux « Érasme que suit Mélanchton, » disait-on. — [25] « Dites plutôt ceux d'Ahitophel (2, Samuel, 15) ! »

reprenaient d'autres. — « Quoi qu'il en soit, ajoutaient quelques-uns, si le Pape avait acheté Mélanchton à prix d'argent, celui-ci n'eût jamais « pu mieux faire pour lui assurer la victoire [26]. » Le Landgrave surtout s'indignait de ces lâchetés. «

Mélanchton, écrivait-il à Zwingle, marche « à reculons comme une écrevisse [27]. »

De Friedwald, où il s'était rendu après s'être enfui loin de Charles-Quint, Philippe de Hesse s'efforçait d'arrêter la chute du protestantisme. « Quand on commente à céder, on cède toujours plus, écrivait-il « à ses ministres restés à Augsbourg.

Déclarez « donc à mes alliés que je rejette ces conciliations perfides. Si nous sommes chrétiens, ne recherchons pas notre propre avantage, mais la consolation de tant de consciences fatiguées, affaiblies, pour lesquelles il n'y a plus de salut, si « on leur enlève la parole de Dieu. Les évêques « ne sont pas de vrais évêques, car ils ne parlent « pas selon les saintes Écritures. Si nous les reconnaissions, qu'arriverait-il ?

Ils nous enlèveraient nos ministres, ils aboliraient l'Évangile, « ils rétabliraient les anciens abus, et le dernier « état serait pire que le premier.... Si les Papistes «

veulent permettre la libre prédication du pur « Évangile, qu'on s'entende avec eux; car la vérité sera la plus forte, et extirpera tout le reste. « Mais sinon, non C'est le moment, non de céder, mais de demeurer ferme jusqu'à la mort. « Faites échouer les combinaisons craintives de « Mélanchton, et dites de ma part aux députés « des villes d'être des hommes, et non des femmes Il ne craint rien; Dieu est avec nous.) 229

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Mélanchton et ses amis ainsi attaqués cherchaient à se justifier. D'un côté, ils soutenaient que si l'on maintenait la doctrine, elle renverserait finalement la hiérarchie. Mais alors pourquoi relever celle-ci? N'était-il pas plus que douteux qu'une doctrine ainsi affaiblie gardât encore assez de force pour ébranler la Papauté?

D'un autre côté, Mélanchton et les siens montraient du doigt deux fantômes devant lesquels ils reculaient épouvantés. Le premier était la guerre; elle était, selon eux, imminente. « Ce ne sont pas « seulement, disaient-ils, des maux temporels « sans nombre qu'elle entraînera après elle, la dévastation de l'Allemagne, les meurtres, les « viols, les sacrilèges, les rapines; mais elle en. d fautera des maux spirituels plus affreux encore, « et amènera inévitablement la destruction de « toute religion

'[28]. «

Le second fantôme était la domination de l'État. Mélanchton et ses amis prévoyaient la dépendance où les princes réduiraient l'Église la sécularisation croissante de ses institutions et de ses conducteurs, la mort spirituelle qui en résulterait; et ils reculaient avec crainte devant un tel avenir. « Les gens de bien «

ne pensent point que la cour doive régler le « ministère dans l'Église a disait Brentz.

N'avez-vous pas éprouvé vous-mêmes, ajoutait-il « que ment, avec quelle sagesse et quelle douceur « ces rustres (c'est ainsi que j'appelle les officiers et les préfets des princes) traitent les ministres « -de l'Église, et l'Église elle-même? Plutôt sept « fois mourir! [29]»

« Je vois, s'écriait Mélanchton, quelle Église nous aurons, si le gouvernement «

ecclésiastique est aboli. Je découvre dans l'avenir une tyrannie beaucoup plus intolérable que celle qui a existé jusqu'à ce jour [30]. » Puis, accablé des accusations qui pleuvaient sur lui de toutes parts, le pauvre Mélanchton s'écriait : « Si « c'est moi qui ai suscité cette tempête, je supplie Sa Majesté de me jeter à la mer, comme «

Jonas, et de ne m'en retirer que pour me livrer a à la torture et à l'échafaud [31]. »

L’épiscopat romain une fois reconnu, tout semblait facile. On accorda, dans la commission des six, la coupe aux laïques, le mariage aux pasteurs, et l'article de l'invocation des saints parut de peu d'importance. Mais on s'arrêta devant trois doctrines que les Évangéliques ne pouvaient concéder. La première était la nécessité d'une satisfaction humaine, pour que la peine du péché fût remise ; la seconde était l'idée de quelque chose de méritoire dans toute bonne œuvre; la troisième était l'utilité des messes privées. « Ah! « répondit vivement à Charles-Quint le légat Campeggi, je me laisserai plutôt mettre en pièces, que de rien céder quant aux messes [32]. »

« Quoi donc! répliquaient les hommes politiques, d'accord sur toutes les grandes doctrines « du salut, déchirerez-vous à jamais l'unité de « l'Église pour trois articles si' minimes? Que les « théologiens fassent un dernier effort, et l'on « verra les deux partis s'unir, et Rome embrasser Wittemberg. »

230

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ces trois points se trouvaient caché tout un système. Du côté romain, on croyait que certaines œuvres gagnent la faveur divine, indépendamment des dispositions de celui qui les accomplit, et en vertu de la volonté de l'Église. Du côté évangélique, au contraire, ©n avait la conviction que ces ordonnances extérieures n'étaient que des traditions humaines; que la seule œuvre qui méritait à l'homme la faveur divine, c'était l'œuvre que Dieu a accomplie par Christ sur la croix, et que le seul moyen qui mettait l'homme en possession de cette faveur, c'était la régénération et la foi que Christ crée par son Esprit dans le cœur du pécheur. Les Romains, en soutenant leurs trois articles, disaient:

« L'Église sauve, » ce qui est la doctrine essentielle de Rome ; les Évangéliques, en les rejetant, disaient : « Jésus-Christ seul sauve et » ce qui est le christianisme même. C'est là la grande antithèse qui existait alors et qui sépare encore maintenant les deux Églises. Avec ces trois points, qui mettaient les âmes dans sa dépendance, Rome se flattait à bon droit de tout regagner, et elle montra, en insistant, qu'elle avait l'intelligence de sa position. Mais les hommes évangéliques n'étaient pas disposés à abandonner la leur. Le principe chrétien fut maintenu contre le principe ecclésiastique qui aspirait à l'engloutir; Jésus-Christ subsista en présence de l'Église, et l'on comprit dès lors que toutes les conférences étaient superflues.

Le temps pressait. Il y avait deux mois et demi que Charles-Quint était à l'œuvre à Augsbourg, et son orgueil souffrait de ce que quatre ou cinq théologiens arrêtaient la marche triomphante du vainqueur de Pavie. « Quoi! lui disait-on, quelques jours vous ont suffi pour abattre le roi de a France et le Pape, et vous ne pouvez venir a bout de ces Évangéliques !... » On résolut de rompre les conférences Eck, irrité de ce que la terreur et la ruse n'avaient rien pu faire, ne sut se contenir en présence des Protestants. Ah ! s'écria-t-il au moment où l'on se séparait, pourquoi l'Empereur, lors de son entrée en Allemagne, n'a-t-il pas fait une enquête générale e des Luthériens? Il eût alors entendu des réponses arrogantes, vu paraître des monstres d'hérésie, et son zèle, s'enflammant soudain, e l'eût porté à détruire toute cette faction. Mais a maintenant les douces paroles de Brück et les concessions de Mélanchton l'empêchent de s'échauffer comme la cause le demande. Eck dit ces mots en souriant; mais ils exprimaient bien toute sa pensée. Le colloque se termina en août. Les commissaires romains firent leur rapport à l'Empereur. On se trouvait en présence, à trois pas les uns des autres, sans que d'aucun côté il fût possible de se rapprocher, de l'épaisseur même d'un cheveu.

Ainsi donc Mélanchton avait échoué, et ses énormes concessions se trouvaient inutiles. Par un faux amour de la paix, il s'était acharné à une entreprise impossible.

Mélanchton était au fond une âme vraiment chrétienne : Dieu le sauva de si grande faiblesse, en faisant échouer le conseil qui le conduisait à sa ruine. Rien ne pouvait être plus heureux pour la Réformation que ce manque de succès de Mélanchton; 231

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle mais aussi rien ne pouvait être plus heureux pour lui-même‘ On voyait ainsi que s'il voulait beaucoup céder, il n'allait pourtant pas jusqu'à céder Jésus-Christ; et sa défaite le justifiait aux yeux des amis de l'Évangile.

L'électeur de Saxe et le margrave de Brandebourg firent aussitôt demander à Charles-Quint la permission de partir. Celui-ci s'y refusa d'abord assez rudement; mais ensuite il se mit à conjurer les Princes de ne pas mettre par leur départ de nouveaux obstacles aux arrangements que l'on espérait pouvoir bientôt prendre

[33]'. Nous allons voir de quelle nature étaient ces arrangements.

Les Romains redoublèrent d'efforts. Si l'on lâchait maintenant le fil avec lequel on tramait la ruine de la Réforme, il était perdu pour jamais; aussi travaillait-on à en rattacher les deux bouts. Il y avait des conférences dans les jardins, datai les églises, — à Saint-Maurice, à Saint-Georges — entre le duc de Brunswick et Jean-Frédéric fils de l'Électeur, le chancelier de Bade et celui de Saxe, le chancelier de Tiède et Mélanchton ;- mais toutes ces tentatives étaient superflues; c'était à d'autres voies que l'on allait recourir.

Charles-Quint avait résolu de prendre en main l'affaire, et de trancher le nœud gordien, que ni les docteurs ni les princes ne pouvaient dénouer. Indigné de voir ses avances méprisées et son autorité compromise, il crut que le moment était venu de tirer l'épée. Dès le 4 septembre, les membres du parti romain, qui s'efforçaient encore de gagner les Protestants, soufflèrent' à l'oreille de Mélanchton ces effrayantes paroles : « Nous ne savons si nous osons vous le confier, « lui disait-on ; le fer est déjà dans les mains de « l'Empereur..., et certaines gens l'exaspèrent de «

plus en plus. Il ne s'irrite pas facilement ; mais, « une fois irrité, il est impossible de l'apaiser [34]'»

Charles était en mesure de se montrer exigeant et terrible. Il venait enfin d'obtenir de Rome une concession inattendue, -- un concile! Clément VII avait porté devant une congrégation la demande de Charles. « Comment des hommes qui « rejettent les anciens conciles se soumettront ils à un nouveau ? » avait-on répondu. Clément n'avait lui-même aucune envie d'une telle assemblée : sa naissance et sa conduite la lui faisaient également redouter [35].

Cependant ses promesses du château Saint-Ange et de Bologne rendaient impossible d'articuler un refus absolu. Il répondit donc que cc le remède serait pire que le mal [36];» mais que si l'Empereur, qui était bon catholique, jugeait un concile absolument nécessaire, le Pape y consentirait, toutefois sous la condition expresse que les Protestants se soumettraient, en attendant, aux doctrines et aux rites de la sainte Église. Puis, pour lieu de réunion, il indiquait Rome....

A peine le bruit de cette concession se fut-il répandu, que la crainte d'une réformation fit frémir les courtisans romains. Les charges publiques de la Papauté, 232

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle toutes vénales, baissèrent aussitôt, dit un cardinal, et s'offrirent au prix le plus vil

[37], sans pouvoir même trouver d'acheteurs [38]. La Papauté était compromise; sa marchandise se détériorait ; et les prix courants baissaient aussitôt à la bourse de Rome.

Le mercredi 7 septembre, à deux heures après midi, les princes et les députés protestants ayant été introduits dans la chambre de Charles-Quint, le Comte-Palatin leur dit « que l'Empereur ne « s'était point attendu, vu leur petit nombre, à «

ce qu'ils maintinssent des sectes nouvelles con« Ire les antiques usages de l'Église universelle; « que néanmoins, désirant se montrer jusqu'au bout plein de douceur, il demanderait à Sa « Sainteté la convocation d'un concile; mais qu'en attendant, ils devaient rentrer immédiatement dans le sein de l'Église catholique, et rétablir «

tout sur l'ancien pied. [39] Les Protestante répondirent, le lendemain a septembre, qu'ils n'avaient point suscité des sectes nouvelles contre la sainte Écriture ; que, bien au contraire, s'ils ne s'étaient pas mis d'accord avec leurs adversaires, c'était parce qu'ils avaient voulu demeurer fidèles à la parole de Dieu; qu'en convoquant en Allemagne un concile universel, libre et chrétien, on ne ferait que tenir ce que les Diètes précédentes avaient « promis, mais que rien ne saurait les obliger à « rétablir dans leurs église& un ordre de choses « opposé au commandement de Dieu. [40]»

Il était huit heures du soir quand, après une longue délibération, on fit rentrer les Protestants. « Sa Majesté, leur dit George Truchsess, s'étonne également, et de ce que les membres catholiques des commissions ont tant accordé, et de ce que les membres protestants ont tout refusé. Qu'est-ce que votre parti en face de Sa Majesté Impériale, de Sa Sainteté Papale des Électeurs, des Princes, des États de l'Empire, et des autres rois, magistrats et potentats de la chrétienté? Il est équitable que la minorité cède à la majorité.

Voulez-vous que les voies de conciliation continuent, ou persistez-vous dans « votre réponse? Dites-le franchement ; car si « vous persistez, l'Empereur procédera aussitôt « à la défense de l'Église. Demain, à une heure, vous apporterez votre décision finale. [41]»

Jamais paroles aussi menaçantes n'étaient sorties de la bouche de Charles. Il était évident qu'au voulait dompter les Protestants par la terreur ; mais ce but ne fut point atteint, Ils répondirent le surlendemain (car on leur accorda un jour fie plus) que de nouveaux essais de conciliation ne serviraient qu'à Wigner l'Empereur de la Diète ; qu'ils demandaient donc seulement qu'on s'occupât des moyens de maintenir la paix politique jusqu'à la convocation du concile

« C'est assez, fit répondre le redoutable empereur, j'y réfléchirai; en attendant, que personne ne quitte Augsbourg. »

233

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Charles-Quint se trouvait pris dans un labyrinthe, d'où il ne savait comment sortir.

L'État avait voulu se mêler de l'Église, et se voyait centralien d'en venir aussitôt à sa raison dernière, le

Charles ne désirait point la guerre, et pourtant comment l'éviter maintenant? S'il n'exécutait pas ses menaces, sa majesté était compromise, et son autorité avilie. Il cherchait une issue ou à droite ou à gauche, et n'en trouvait nulle part ; il ne lui restait que de fermer les yeux et de se jeter en avant, sans se soucier des conséquences.

Ces pensées le troublaient, ces soucis le rongeaient ; il était hors de lui-même.

Ce fut alors que l'Électeur le fit prier de ne pas prendre en mauvaise part s'il quittait Augsbourg. « Qu'il attende ma réponse ! » dit brusquement l'Empereur; et l'Électeur ayant répliqué qu'il enverrait ses ministres à Sa Majesté pour lui exposer ses motifs : « Pas tant de discours ! » reprit Charles irrité; « que l'Électeur nous dise R s'il veut attendre, oui ou non [42]. »

LE bruit de ces altercations entre les deux puissants princes s'étant répandu, l'alarme fut universelle; on crut que la guerre allait éclater, et il y eut un grand cri dans tout Augsbourg [43]. C'était le soir : on allait, on venait, on se précipitait dans les hôtels des princes et des députés protestants, et on leur adressait les plus vifs reproches : « Sa Majesté, leur disait-on, va recourir « à des mesures énergiques. » On annonçait même que les hostilités avaient commencé; on se disait à l'oreille que le commandeur de Hohneck, Walter de Kronoberg, élu grand maître de l'Ordre Teutonique par l'Empereur, allait entrer en Prusse avec une armée et déposséder le duc Albert, converti par Luther [44]. Deux soirs de suite le même tumulte se renouvela : on criait, on discutait, on se querellait, surtout dans et devant les hôtels des princes; la guerre éclatait presque dans Augsbourg.

Sur ces entrefaites, le 12 septembre, le prince électoral de Saxe, Jean-Frédéric, quitta la ville.'

Le même jour, ou le lendemain, le chancelier de Bade, Jérôme Wehe, et George Truchsès, d'une part, le chancelier Brück et Mélanchton, de l'autre, se rencontraient à six heures du matin dans l'église de Saint-Maurice [45].

Charles, malgré ses menaces, ne pouvait se décider à employer la force. Il eût pu, sans doute, d'un seul mot dit à ses bandes espagnoles et à ses lansquenets allemands, s'emparer de ces hommes inflexibles, et les traiter comme les Maures.

Mais comment Charles, Néerlandais, Espagnol, absent depuis dix années de l'Empire, s'exposerait il à soulever toute l'Allemagne en faisant violence aux favoris du peuple ? Les princes catholiques-romains eux-mêmes ne verraient-ils pas dans cet acte une atteinte portée à leurs privilèges ? La guerre n'était pas de saison. « Le 234

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle luthéranisme s'étend déjà de la mer Baltique jus« qu'aux Alpes, écrivait Érasme au Légat; vous « n'avez qu'une chose à faire Tolérez-le [46] »

La négociation commencée dans l'église de Saint-Maurice se continua entre le margrave de Brandebourg et George Truchsès. Le parti romain ne cherchait plus qu'à sauver les apparences, et n'hésitait pas, du reste, à tout sacrifier. Il demandait seulement quelques décorations de théâtre : que la messe fût célébrée avec les habits sacerdotaux, le chant, la lecture, les cérémonies et les deux canons [47]. Les autres questions seraient renvoyées au prochain concile, et les Protestants se comporteraient jusque-là de manière à pouvoir en rendre compte à Dieu, au Concile et à Sa Majesté.

Mais, du côté des Protestants, le vent avait aussi tourné. Maintenant, ils ne voulaient plus de paix avec Rome les écailles leur étaient enfin tombées des yeux, et ils découvraient avec effroi l'abîme où ils avaient été si près de se précipiter. Jonas, Spalatin, Mélanchton même étaient d'accord. « Nous avons jusqu'à présent obéi à ce commandement de saint Paul : Autant qu'il est possible, ayez la paix avec tous, dirent-ils; mainte« nant il nous faut obéir à ce commandement de « Jésus-Christ : Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l'hypocrisie. II ne se trouve chez nos adversaires que ruse et perfidie, et leur « unique but est d'étouffer notre doctrine, qui est « pourtant la vérité même [48].

Ils espèrent sauver les abominables articles du purgatoire, des indulgences, de la Papauté, parce que nous les avons passés sous silence. Gardons-nous, pour plaire au Diable et à l'Antéchrist, de trahir Dieu et sa Parole [49]]. » En même temps, Luther redoublait d'instances pour éloigner ses amis d'Augsbourg. « Revenez, revenez, leur criait-il; revenez même, s'il le faut [50], maudits du Pape et de l'Empereur [51].

Vous armez confessé Jésus-Christ, offert la paix, obéi e à Charles, supporté les injures, essuyé les blasphèmes Je -vous canoniserai, moi, comme des membres fidèles de Jésus-Christ.

Vous avez fait assez, et au-delà; maintenant c'est au Seigneur à agir, et il agira. Ils ont notre confession, Ir ils ont l'Évangile ; qu'ils le reçoivent, s'ils le « veulent; et, s'ils ne veulent pas, qu'ils périssent! S'il en advient une guerre, qu'elle advienne! «

Nous avons assez prié, nous avons assez discuté Le Seigneur prépare nos adversaires comme la victime pour le sacrifice ; il va consumer leur magnificence et délivrer son peuple. « Oui, il nous sauvera de Babylone même et de ses murs embrasés.

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FOOTNOTES

[1] Urkunden Buch, II, p. 219.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[2] Die Siind, die pian nicbt omisse, die diirff man niçht beichten. (F. Urkunden, II, p. 228.)

[3] Omnino, omnino, addendum etiam frustra. (Scultet., P. 289.)

[4] Si Deus est animus, nobis ut carmina dicunt, Hic tibi precipue pura sit mente colendus. 46 prigainni

[5] Vorschlâge des Anschlusses der Sieben des Gegentheils. (Urkunden, II, p. 25 r.)

[6] Vie von Alters in der ersten Kirche etliche HundertJahre, in Gebrauch gewesen.

(Ibid. p. 25 4 .)

[7] Zu Errinerung und Gedecianiss. (lb., R. 253.)

[8] Nos politica quaedam concessuros, quœ sine offensione conscientiœ. (C. R., II, p.

3o2.)

[9] Philippus ist kindischer denn ein Kind worden.(Baum-gartner. Ib., p. 363.)

[10] Der lige als ein Biisewicht. (lb., p. 364.)

[11] Actum est de christiana libertate. (lb., p. 295.)

[12] Quid ea concordia aliud esset, qu. am natEe jam et divul-gatm luci obducere nubem ? (Ibid. p. 296.)

[13] Die gante Stadt sagt.... (Ibid. Ir.)

[14] Sed Papa nolet, et Lutherus deprecatur. (L. Epp., rv, p. 144.)

[15] Nain hic est ille unicus calcaneus seminis, antiquo ser-penti adversantis. (Ibid.

p. 15i.)

[16] Ipsi enim nostras concessiones large, largius, largissime, suas vero stricte, strictius, strictissiine dabunt. (Ibid. p. 145.)

[17] Sed ab ipsis totum verbum Dei, quod plus quam Ecclesia est, damnari. (lb.; p.

145.)

[18] Quod Campeggius est unus magnus et iusignis diabolus. (11)., p. 147.)

[19] Veniet, ne dubita, veniet Lutherus, hanc aquilam liberaturus magnifice. (lb., p.

155.)

[20] Sed nos nihil decet vulgi clamoribus moveri. K. R., p. 3o3.)

[21] Profani jurisdictionem ecclesiasticam et similia nçgotia religionum non curant.

(Ib.)

[22] Ne schismatis infamia perpetuo laboremus. (Ib.) 236

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[23] Lutherani defectionem parant ad Papistas. (Zw. Epp., II, p. 461.)

[24] Baurogartner à Spengler. (C. R., II, p. 363.)

[25] Fremunt et alii socii ac indignantur regnum Episcoporum restitui. (lb., p. 328.)

[26] Si conductus quanta ipse voluisset pecunia a Papa esset. (C. R., II, p. 333.)

[27] Retro it, ut cancer. (Dei. Epp., II, p. 5o4.)

[28] Confusio et perturbatio religionum. (Ibid. p. 382.)

[29] Ut anis ministerium in &dela ordinet bonis non 'vide-tur consultum. (Ibid. p.

36s.)

[30] Video pestes mulla intolerabiliorem futuram tyrannidem quam antes unquam fuit. (Ibid. p. 334.)

[31] Si mea causa bec tempestas coorta est, me statim velut Jonam in mare ejiciat.

(Ibid. p. 382.)

[32] Er wollte sich ehe auf Stücken zerreissen lassen. (L.Opp., XX, p. 328.)

[33] Antwort des Kaisers, etc. (Urkunden, II, p. 313.)

[34] Nescio an ausim dicere jam ferrum in manu Cmsaris esse. (C. R., II, p. 342.)

[35] In eam (concilii celebrationem) pontificis animus baud propendebatur.

(Pallavicini, I, p. 251.)

[36] Al contrario, xemedio e piu pericoloso e per partorir maggiori malt. (Liu. di Principi, II, p. 197.)

[37] Evulgatus concilii rumor..... publica Rom rnunera.... jam in vilissimum pretium decidissent. (Pallav., I, p. 251.)

[38] Che non se non trovano danari. (Littere di Principe, III, p. 5.)

[39] Interim restitui debeee munie Papistis. (C. R., U, p. 354 Voir aussi: grkiœnang des Kaisers Karl V. (Urkunden, p. 391.)

[40] Nit lieue &ma wieder die keilige. Scbrifft. (Brick., Apol., p. z 36.)

[41] Urkunden, II, p. 410-415. Brück. Apol., p. 139.

[42] Kurtz, mit solchen Worten ob er erwarten wolite oder nicht? (Bruck. Apol., p.

i43.)

[43] Ein beschwerlich Geschrey zu Augsburg den selben Abend ausgebrochen. (lb., p.

145.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[44] Man würde ein Kriegsvolk in Preussen schicken.

[45] Briiek. Apologie, p. 155-16o.

[46] A mare 8altieo ad Belvetios. (Erasm. Epp., XIV, p. 1.)

[47] In gewœhnlichen Kleidungen, mit Gesang und Lesea. (Urkunden, II, p. 418.) On appelle canon, des tableaux ou cartons placés au milieu de l'autel devant le prètre, et qui contiennent le Symbole des Apôtres et diverses prières.

[48] Eitel List, gefahrliche Tiicke, etc. (Jonas. —Urkunden, 11, P. 423.)

[49] Die grâuliche Artikel (Spalat., ib., 428) de primatu Papa, de purgatorio, de indulgentiis. (Mélanchton. C. R., p. 374.)

[50] Dem Teufel und Antiehrist zu gefallea. (Urkundeu, p- 431.)

[51] Yel maledieti a Papa et Caesare. (L. Epp., IV, p. 162 et 71.) 238

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE XII.

Préparatifs de l'Électeur. — Son indignation. — Le recez d’Augsbourg.—Embuches.—

Apologie de la confession. —Intimidation.—Dernière entrevue.—Paroles de paix. —

Exaspération des Papistes.—Restauration du papisme. — Tumulte à Augsbourg. —

Union des Églises évangéliques. —Le Pape et l'Empereur.— Clôture de la Diète. —

Armements divers. — Attaque de Genève. — Chant de victoire de Luther Ainsi Luther donnait le signal du départ. On répondit à cet appel du Réformateur, et tous s'apprêtèrent à quitter Augsbourg. Le samedi 17 septembre, à dix heures du soir, le duc Ernest de Lunebourg réunit dans son hôtel les députés de Nuremberg et les ministres du Landgrave, et leur annonça que l'Électeur était décidé à partir le lendemain matin, sans le dire à personne, et que lui-même l'accompagnerait. «

Gardez-nous le « secret, ajouta-t-il, et sachez que si la paix ne peut être maintenue, ce sera pour moi peu de « chose que de perdre, en combattant avec vous, tout ce, que Dieu m'a donné [1]. »

Les préparatifs de l'Électeur trahirent sa résolution. Au milieu de la nuit, le duc Henri de Brunswick arriva en toute hâte à son hôtel [2], le conjurant d'attendre; et vers le matin, Truchsès et le comte de Mansfeld lui annoncèrent que le lendemain, entre sept et huit heures, l'Empereur lui donnerait son congé.

Le lundi 19 septembre, l'Électeur, se proposant de quitter Augsbourg aussitôt après l'audience de Charles, déjeuna à sept heures, puis fit partir ses bagages et sa cuisine [3], et ordonna à tous ses officiers d'être prêts pour dix heures. Au moment où Jean sortit de son hôtel pour se rendre auprès de Charles-Quint, tous ses gens se rangèrent sur son passage, en bottes et en éperons [4] ; niais ayant été introduit en présence de Charles, il apprit que tout ce qu'on voulait de lui, c'était la promesse d'attendre encore deux, quatre ou six jours.

Dès que l'Électeur se trouva seul avec ses alliés, il fit éclater son indignation, et se laissa même aller à quelque emportement [5]' : «Ce nouveau délai n'aboutira à rien, dit-il; j'ai résolu de partir, quoi qu'il arrive. Il me semble qu'à la manière « dont les choses s'arrangent, j'ai maintenant tout « l'air d'un prisonnier. » Le margrave de Brandebourg le conjura de s'apaiser. « Je pars, » répondait toujours l'Électeur. A la fin, il se rendit; et ayant reparu devant Charles-Quint : « J'attendrai, « lui dit-il, jusqu'à vendredi prochain ; et si alors « on n'a rien fait, je partirai sans autre. »

Pendant ces quatre jours d'attente, l'anxiété fut grande parmi les Protestants. La plupart d'entre eux ne doutaient pas qu'en accédant aux prières de Charles, ils ne se fussent livrés aux mains de leurs ennemis. « L'Empereur délibère s'il doit nous pendre ou nous laisser vivre [6] » écrivait Brentz. De nouvelles négociations de Truchsès furent sans succès [7].

239

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Il ne restait plus à l'Empereur qu'à arrêter, d'accord avec les États papistes, le recez de la Diète. Ce fut ce qu'il fit; et pour que les Protestants ne pussent pas se plaindre qu'on l'eût fait à leur insu, il les convoqua dans son palais le jeudi 22 septembre, veille du jour fixé pour le départ de l'Électeur, et leur fit lire son projet par le Comte-Palatin. Ce projet, c'était l'insulte et la guerre. L'Empereur accordait à l'Électeur, aux cinq princes et aux six. villes [8], un délai de six mois, jusqu'au 15

avril de l'an suivant, pour se mettre d'accord avec l'Église, le Pape, l'Empereur, et tous les princes et monarques de la chrétienté. C'était leur annoncer clairement que, pouf les combattre, on voulait bien attendre jusqu'au moment où les armées ont coutume de se mettre en campagne.

Mais il y avait plus : on accordait ce délai sous la condition expresse que les Protestants se joindraient aussitôt à l'Empereur pour réduire les Anabaptistes et tous ceux qui s'élevaient contre le saint-sacrement, par où l'on entendait les villes zwingliennes. On voulait ainsi lier les mains aux Protestants, et empêcher les deux familles de la Réformation de s'unir pendant l'hiver.

On défendait enfin aux Protestants de rien innover, rien imprimer, rien vendre, qui concernât les objets de la foi, et d'attirer qui que ce fût à eux et à leur secte, attendu

« que leur confession « avait été solidement réfutée par les saintes Écritures. [9] »

Ainsi on proclamait officiellement la Réforme une secte, et une secte contraire à la Parole de Dieu.

Rien n'était plus propre à offenser les amis de l'Évangile: aussi demeuraient-ils, en présence de Charles, étonnés, épouvantés, indignés [10]'. On l'avait prévu; et au moment où les princes allaient entrer chez l'Empereur, Truchsès et Wehe, leur faisant signe, leur avaient mystérieusement glissé dans la main un papier sur lequel se trouvait la promesse que si, au 5 avril, les Protestants demandaient la prolongation du délai, cette dei mande leur serait certainement accordée'. Mais Brück, auquel le papier fut remis, ne s'y trompa pas. « Embûches subtiles ! dit-il, chef-d’œuvre de « fourberie! Dieu sauvera les siens, et ne permettra pas qu'ils tombent dans le piège [11] » Cette ruse ne fit, eu effet, qu'exalter encore plus le courage des Protestants.

Brück, sans discuter le recez sous le point de vue politique, s'en tint à ce qui était avant tout en cause, la Parole de Dieu.

« Nous maintenons » dit-il, que notre confession est tellement basée sur la sainte Parole de Dieu, qu'il est impossible de la réfuter. Nous la tenons pour la vérité de Dieu même, et nous espérons subsister un jour par elle, devant le tribunal du Seigneur. » Il annonça ensuite que les Protestants avaient réfuté la réfutation des théologiens romains, et, tenant en main la fameuse apologie de la Confession d'Augsbourg écrite par Mélanchton, il s'avança, et l'offrit à Charles-Quint. Le Comte-Palatin la reçut, et l'Empereur tendait déjà la main, quand Ferdinand, lui 240

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ayant dit quelques mots à fit signe au comte, qui rendit aussitôt l'apologie au docteur Brück [12]'. Cet écrit est, avec les Lieux communs; le chef-d’œuvre du Réformateur. L'Empereur, embarrassé, fit dire aux Protestants de se présenter le lendemain, à huit heures du matin.

Charles-Quint, voulant mettre tout en œuvre pour faire accepter son décret, commença par les prières. A peine le margrave de Brandebourg s'était-il assis pour prendre son repas du soir, que Truchsès et Wehe accoururent chez lui, et mirent en avant, mais sans succès, toutes sortes d'arguments pour le persuader [13].

Le lendemain vendredi, 23 septembre, les princes évangéliques et les députés des villes s'étant réunis, à cinq heures du matin, dans l'hôtel du Margrave, on y lut de nouveau le recez en présence de Truchsès et de Wehe. Le chancelier Brück leur proposa sept motifs pour le rejeter. « Je me fais fort, dit Wehe, de traduire le recez «

en allemand, de manière à ce que vous puissiez « l'accepter. Quant au mot secte en particulier, « c'est l'écrivain qui l'y a placé par mégarde. » Les médiateurs sortirent en toute hâte, pour communiquer à Charles les griefs des Protestants.

Charles et ses ministres abandonnèrent alors toute idée de conciliation, et n'espérèrent plus rien que de la peur. Les Protestants s'étant présentés à huit heures au palais impérial, on les fit attendre une heure; puis l'électeur de Brandebourg leur dit, au nom de Charles : « Sa Majesté « ne peut assez s'étonner de ce que vous prétendez encore que votre doctrine est fondée sur la « sainte Écriture.

Si vous disiez vrai, les ancêtres « de Sa Majesté, tant de rois et d'empereurs, et « les aïeux mêmes de l'électeur de Saxe, auraient « donc été des hérétiques ? Il n'y a aucun Évangile, il n'y a aucune Écriture qui impose l'obligation de ravir par violence le bien d'autrui, et « d'ajouter ensuite qu'en bonne conscience on ne « peut le rendre. — C'est pourquoi, » ajouta gravement Joachim, après ces paroles qu'il avait accompagnées d'un sourire ironique, « je suis « chargé de vous faire connaître que si vous refusez le recez, tous les États germaniques mettront « leurs vies et leurs biens à la disposition de « l'Empereur, et Sa Majesté elle-même emploiera «

toute sa puissance et tous ses royaumes à achever cette affaire, avant que de quitter l'Empire.»

« Nous n'accepterons pas, répondirent les Protestants avec fermeté.» — « Sa Majesté a aussi une conscience, reprit alors d'un ton plus dur l'électeur de Brandebourg ; et si vous ne vous soumettez pas, elle s'entendra avec le Pape et les autres princes, sur les meilleurs moyens d'extirper cette secte et ces nouvelles erreurs. »

Mais en vain redoublait-on de menaces, les Protestants demeuraient calmes, respectueux et inébranlables. « Nos ennemis, dénués de toute « confiance en Dieu, disaient-ils, trembleraient comme un roseau en présence de l'Empereur, « et ils s'imaginent que nous devons trembler de « même; mais nous avons crié à Dieu, et il nous maintiendra fidèles à sa vérité. » Les Protestants se préparèrent alors à 241

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle prendre définitivement congé de l'Empereur. Ce prince, dont la patience avait été mise à une rude épreuve, s'approcha pour leur serrer, la main, selon l'habitude; et, commençant par l'électeur de Saxe, il lui dit à voix basse: « Mon oncle!.. Mon oncle !... « je ne me serais jamais attendu à cela de votre « part. » L'Électeur était vivement ému; ses yeux se remplirent de larmes; mais, ferme et résolu, il s'inclina, et quitta Charles sans répondre. Il était deux heures après midi.

Tandis que les Protestants rentraient dans leurs hôtels, calmes et heureux, les princes romains rentraient dans les leurs, confus, abattus, inquiets, divisés. Ils ne doutaient pas que le congé que l'on venait de donner aux Protestants ne fût regardé par eux comme une déclaration de guerre, et qu'en quittant Augsbourg ils ne courussent aux armes.

Cette pensée les effrayait; aussi, à peine l'électeur de Saxe arrivait-il chez lui, qu'il vit accourir le docteur Ruhel, conseiller de l'électeur de Mayence, chargé par son maitre de lui porter ce message : « Bien que l'Électeur mon frère « (Joachim de Brandebourg) ait déclaré que tous « les États de l'Empire étaient prêts à soutenir «

l'Empereur contre vous, sachez que moi-même, « les ministres de l'Électeur-Palatin et ceux de l'électeur de Trèves, nous avons aussitôt déclaré « à Sa Majesté ne pas adhérer à cette déclaration, vu que nous ne pensons de vous que du bien. « J'avais l'intention de le dire à l'Empereur en votre présence même; mais vous êtes sorti si précipitamment, que je ne l'ai pu faire. »

Ainsi parlait le primat de l'Église germanique, et le choix même de son messager était significatif : le docteur Rubel était beau-frère de Luther. Jean le chargea de remercier son maitre.

Comme cet envoyé se retirait, on vit arriver un des gentilshommes du duc Henri de Brunswick, catholique zélé, D'abord éconduit à Cause du départ, ce même gentilhomme revint précipitamment, à l'instant où Brück sortait en voiture de la cour de l'hôtel, et s'approchant de la portière : « Le Duc, lui dit-il, fait dire à l'Électeur « qu'il s'efforcera de mettre les choses dans une « meilleure voie, et qu'il ira cet hiver chasser un « sanglier avec lui'[14]. » Peu après, le terrible Ferdinand lui-même annonçait qu'il chercherait tous les moyens propres à prévenir un éclat

[15]. Ces manifestations des Catholiques-romains effrayés montraient assez de quel côté se trouvait la véritable force.

A trois heures après midi, l'électeur de Saxe, accompagné des ducs de Lunebourg et des princes d'Anhalt, sortait des murs d'Augsbourg. «Dieu « soit béni, s'écria Luther, de ce que notre cher « prince est enfin hors de cet enfer [16] »

En voyant ces princes intrépides échapper ainsi à sa puissance, Charles-Quint se laissa aller à une violence qui ne lui était pas ordinaire [17]. «

242

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On veut m'enseigner une foi nouvelle, s'écria-t-il ; mais « ce n'est pas par la doctrine que nous en finirons : il faut porter la main à l'épée, et nous « verrons qui sera le plus forts. » Il y avait autour de lui un concert d'indignation. On n'en revenait pas de l'audace de Brück, qui avait osé appeler les Romains... des hérétiques [19]. Mais rien ne les irritait comme l'esprit de prosélytisme, qui, dans ces beaux jours, caractérisait l'Allemagne évangélique. La colère des Papistes se portait surtout sur le chancelier de Lunebourg, lequel, disaient-ils, « avait envoyé en divers lieux plus de if cent ministres pour y prêcher la nouvelle doctrine; et s'en était même publiquement vanté [20],»

« Nos adversaires ont soif de notre sang, » s'écriaient, en entendant toutes ces plaintes, les députés de Nuremberg, qui étaient restés presque seuls à Augsbourg.

Le 4 octobre, Charles-Quint écrivit au Pape; car c'était de Rome que devait partir la nouvelle croisade. « Les négociations sont rompues, lui « manda-t-il ; nos adversaires sont plus obstinés « que jamais, et moi je suis décidé à employer « mes forces et ma personne à les combattre. C'est « pourquoi je prie Votre Sainteté de requérir le « secours de tous les princes chrétiens. L'exécution devait commencer dans Augsbourg même. Le jour qu'il s'adressait ainsi au Pape, Charles, à l'honneur de saint François d'Assise dont c'était la fête, rétablissait les cordeliers dans cette ville; et un moine y disait en chaire : « Tous ceux cc qui prêchent que Jésus-Christ seul a fait satisfaction pour nos péchés, et que Dieu nous a sauvés sans avoir égard à nos œuvres, sont des scélérats achevés.

Il y a, au contraire, deux chemins « pour parvenir au salut : le chemin vulgaire, savoir, l'observation des commandements, et le chemin de la perfection, savoir, l'état ecclésiastique. » A peine le sermon était-il fini, que l'on se mit à enlever les bancs placés dans l'église pour le prêche évangélique, les brisant avec violence, car ils étaient fixés par des chaînes; et les jetant les uns sur les autres. Deux moines surtout, armés de tenailles et de marteaux, levaient les bras, criaient, frappaient se démenaient commendes énergumènes, sous les voûtes du temple. « A cet affreux vacarme, s'écriait le peuple, on dirait une maison que l'on met bas'. [21]»

C'était, en effet, la maison de Dieu que l'on voulait commencer à abattre. Le bruit s'étant apaisé, les prêtres chantèrent la messe; puis, un Espagnol ayant voulu recommencer le bris des bancs, et un bourgeois l'en ayant empêché, l'on se lança des chaises à la tête. Un des moines, sortant du chœur, accourut, et fut bientôt entraîné dans la mêlée; enfin, arriva le lieutenant de police et ses huissiers, qui assénèrent à droite et à gauche des coups bien administrés. Ainsi commençait en Allemagne la restauration du catholicisme-romain : la brutalité populaire a souvent été l'un de ses plus puissants alliés.

Le 13 octobre, le recez fut lu à tous les États catholiques, et le même jour on conclut une ligue romaine [22],

243

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Deux villes avaient signé la confession, et quatre autres y avaient adhéré; on espérait cependant que ces impuissantes municipalités, effrayées par l'autorité impériale, se retireraient de l'union protestante. Mais le 17 octobre, au lieu de deux ou de six, seize villes impériales, parmi lesquelles se trouvaient les plus importantes de l'Allemagne, déclarèrent qu'il leur était impossible de n’accorder aucun secours contre les Turcs, aussi longtemps qu'on n'aurait pas assuré la paix publique en Allemagne même. L'Empereur et ses ministres demeurèrent confondus.

Un événement plus redoutable pour Charles venait d'avoir lieu. L'unité de la Réformation avait prévalu. « Nous sommes un dans les articles « fondamentaux de la foi, avaient dit les villes zwingliennes, et en particulier (malgré quelques disputes de mots entre nos théologiens) « nous sommes un dans la doctrine de la communion au corps et au sang du Seigneur. Recevez-nous. [23]»

Les députés de Saxe leur tendirent aussitôt la main. Rien n'unit les enfants de Dieu comme la rage de leurs adversaires. « Unissons-nous, dirent-ils tous, pour la consolation des nôtres et pour la terreur de nos ennemis [24].»

En vain Charles, qui avait à cœur de conserver la division entre les Protestants, fit-il convoquer les députés des villes zwingliennes;, en vain, comptant rendre ceux-ci odieux, les accusa-t-il d'avoir attaché une hostie à un mur, et d'y avoir tiré à balles'[25]; en vain les accabla-t-il de rudes menaces : tous ces efforts furent inutiles.

Enfin, le parti évangélique était un.

L'alarme croissait dans le parti romain; on s'y résolut à de nouvelles concessions. «

Les Protestants demandent la paix publique, disait-on; eh bien, rédigeons des articles de paix. » Mais, le 29 octobre, les Protestants refusèrent ces offres, parce que l'Empereur enjoignait la paix à tout le monde, sans s'y engager lui-même. « Un empereur a le droit de commander la paix à ses sujets, répondit fièrement Charles; mais on n'a « jamais ouï dire qu'il se la commandât à soi-même. »

Il ne restait plus qu'à tirer l'épée, et Charles préparait tout pour cela. Le 25 octobre, il avait écrit aux cardinaux, à Rome : « Nous vous avisons que nous n'épargnerons ni royaumes ni seigneuries, et que nous mettrons même notre âme et notre corps pour la consommation de chose tant nécessaire. [26] »

A peine cette lettre était-elle remise, que son majordome, Pedro de la Cueva, arriva lui- même en courrier à Borne. « La saison est trop avancée pour attaquer immédiatement les Luthériens, dit-il au Pape; mais préparez tout pour cette entreprise. Sa Majesté croit devoir mettre au premier rang l'accomplissement de vos desseins. » Ainsi Rome et l'Empereur étaient aussi d'accord, et des deux côtés on concentrait ses forces.

Le 11 novembre au soir, le recez furent lu aux députés protestants, et le 12 ils le rejetèrent, déclarant qu'ils ne reconnaissaient pas à l'Empereur la puissance de 244

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle commander dans les choses de la foi [27]. Immédiatement après, les députés de Hesse et de Saxe partirent; et le i q novembre le recez fut lu solennellement en présence de Charles-Quint, des princes et des députés qui se trouvaient encore à Augsbourg. Cet écrit était plus hostile que le projet communiqué aux Protestants.

On y disait, entre autres choses (ceci n'est qu'un échantillon de l'urbanité de ce document officiel), que nier le libre arbitre était l'erreur non d'un homme, mais d'une brute. « Nous prions Votre Majesté, « dit l'électeur Joachim après cette lecture, de ne pas s'éloigner, jusqu'à ce que par ses soins « une seule et même foi soit rétablie dans tout l'Empire. »

L'Empereur répondit qu'il n'irait pas plus loin que ses États des Pays-Bas. On entendait que les faits suivissent bientôt les paroles. Il était alors près de sept heures du soir; quelques flambeaux allumés çà et là par les huissiers, et jetant une pâle lumière, éclairaient seuls l'assemblée; on se sépara sans se voir, et l'on finit ainsi, comme à la dérobée, cette Diète si pompeusement annoncée au monde chrétien.

Le 22 novembre, le recez fut fendu public. Deux jours après, Charles partit pour Cologne. Le dominateur des deux mondes avait vu toute sa force échouer devant quelques chrétiens ; et, entré en triomphe dans la ville impériale, il s'en éloignait maintenant morne, silencieux, abattu. La plus grande des puissances de la terre s'était brisée contre la puissance de Dieu.

Mais les ministres et les officiers de Charles, excités par le Pape, en déployaient d'autant plus d'énergie. Les États de l'Empire s'étaient engagés à fournir à Charles, pendant trois ans, quarante mille fantassins, huit mille cavaliers et une somme considérable '; le margrave Henri de Zénète, le comte de Nassau et d'autres seigneurs faisaient des levées nombreuses du côté du Rhin; un capitaine, parcourant la Forêt Noire, appelait sous les drapeaux ses rudes habitants, et y enrôlait six compagnies de lansquenets ; le roi Ferdinand avait écrit à tous les chevaliers du Tyrol et du Wurtemberg d'endosser leurs cuirasses et déceindre l'épée ; Joachim de Talheim rassemblait dans les Pays-Bas les bandes espagnoles, et les faisait marcher sur le Rhin; Pierre Scher sollicitait du duc de Lorraine le secours de ses armées, et un autre chef dirigeait en hâte, du côté des Alpes, l'armée espagnole de Florence.

On craignait fort que les Kililermands, même les Catholiques-romains, ne Prissent le parti de Luther; c'est pourquoi or gzel cherchait surtout à enrôler des troupes étrangères [28]. On ne parlait que de guerre dans Augsbourg., Tout à coup un bruit étrange se répand'[29]. Le sietioal est donné, dit-on une ville libre, située aux confins du monde germanique et du monde romain, en lutte avec son évêque, alliée des Protestants, et qui passe pour réformer avant même de l'être, vient d'être subitement attaquée. C'est un courrier de Strasbourg qui apporte dans 245

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Augsbourg cette nouvelle; elle circule dans toutes les rues avec la rapidité de l'éclair.

Trois jours après la Saint-Michel, des gens de guerre, envoyés par le duc de Savoie, ont pillé les faubourgs de Genève, et menacent de s'emparer de cette cité et d'y passer tout au âl de l'épée. Chacun fut consterné de cet événement. « Ah! s'écria Charles-Quint en français, le duc de Savoie a commencé trop tôt « l'affaire [30]! »

On disait que Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, le Pape, es ducs de Lorraine et de Gueldre, et même le roi de France, faisaient marcher leurs troupes contre Genève. C'était là que l'armée de Rome voulait prendre son point On disait que Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, le Pape, es ducs de Lorraine et de Gueldre, et même le roi de France, faisaient marcher leurs troupes contre Genève. C'était là que l'armée de Rome voulait prendre son point d'appui. L'avalanche se formait sur le premier revers des Alpes, d'où elle devait se jeter sur toute la Suisse, puis enfin rouler sur l'Allemagne, et y écraser sous son poids l'Évangile et la Réformation [31].

Jamais cette cause sacrée n'avait paru courir de si grands dangers, et jamais en réalité elle n'avait remporté un si beau triomphe. Le coup de main tenté sur ces collines, où six ans plus tard Calvin devait venir s'asseoir et planter l'étendard d'Augsbourg et de Nazareth, ayant échoué, toutes les craintes se dissipèrent, et la victoire des confesseurs de Christ, un instant voilée, brilla de nouveau de tout son éclat.

Tandis que l'empereur Charles, entouré d'un nombreux cortège de princes, s'approchait des rives du Rhin, déçu dans son espoir, les Chrétiens évangéliques rentraient en triomphe dans leurs demeures. Luther fut le héraut de la victoire remportée à Augsbourg par la foi.

« Quand nos ennemis, disait-il, auraient autour d'eux, à côté d'eux, avec eux, non-seulement ce puissant empereur romain Charles, mais encore l'empereur des Turcs, et même son Mahomet, « ils ne m'intimideraient point et ne m'épouvanteraient point. C'est moi qui, dans la force de Dieu, veux les épouvanter et les abattre. Ils me céderont... ils tomberont... Et moi, je demeurerai « debout et ferme. Ma vie leur servira de bourreau, et ma mort sera leur enfer... Dieu les aveugle, il les endurcit, il les pousse vers la mer Rouge ; tous les chevaux de Pharaon, ses chariots et ses cavaliers, ne peuvent échapper à leur inévitable destin. Qu'ils aillent donc, et qu'ils périssent, puisqu'ils le veulent [32]. Quant à nous, le Seigneur est avec nous! »

Ainsi la diète d'Augsbourg, destinée à abattre la Réformation, fut ce qui l'affermit pour toujours. On a coutume de regarder la paix d'Augsbourg, en 1555, comme l'époque où la Réforme fut définitivement établie. Cette date est celle du protestantisme légal ; le christianisme évangélique en a une autre : l'automne de 1530. En 1555, fut la victoire de l'épée et de la diplomatie; en 1530, fut celle de la Parole de Dieu et de la foi, et cette dernière victoire est à nos yeux la plus réelle et la plus solide. L'histoire évangélique de la Réformation en Allemagne est à peu près 246

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle finie à l'époque où nous sommes parvenus, et l'histoire diplomatique du protestantisme légal commence. Quoi que l'on fasse maintenant, quoi que l'on dise, l'Église des premiers siècles a reparu, et elle a reparu assez forte pour montrer qu'elle vivra. Il y aura encore des conférences et des disputes, il y aura des ligues et des combats, il y aura même de déplorables défaites; mais tout cela n'est que mouvement secondaire : le grand mouvement est accompli; la cause de la foi est gagnée par la foi; l'effort est fait; la doctrine évangélique a pris racine dans le monde, et ni les tempêtes des hommes, ni les puissances de l'Enfer, ne seront désormais capables de l'en faire disparaître.

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FOOTNOTES

[1] Alles das, so ihm Gott geben hâtt, darob zu verlieren, ein geringes wâre. (C. R., II, p. 379.)

[2] In der selben Nacht. (Ibid.)

[3] Prœniissis fere omnibus impedimentis una cum cocis. (C. R., II, p. 385.)

[4] Gestiefelt und gespornt. (C. R., H, p. 380.)

[5] Etwas darob schwermütig und hitzig erzeigt. (Ibid.)

[6] ddhuc deliberat Cœur pendendumne nobis sit, an diu-tius vivendum. (C. R., II, p.

384.)

[7] Urkunden, II, p. 455-472.

[8] Nuremberg et Reutlingen, auxquelles s'étaient jointes les villes de Kempten, Heilbronn, Winsheim et Weissenbourg. (IIrkunden, Il, p. 474-478.)

[9] Protestantes, vehementer hoc decreto minime expectato, territi. (Seck., II, p. aoo.)

[10] Brück, Apologie, p. 182.

[11] betriige, Meigierstiiek — aber Gott errettet die Seinen. (Ibid.)

[12] Auf Kônig Ferdinandus Wincke wieder geben. (Apologie, p. 184.)

[13] Nach Essen allerley Rede, Disputation und Persuasion fürgewendt. (Urk., II, p.

6o r.)

[14] Ein Salve fahen helfen. (Ibid. p. 211.)

[15] C. R., H, p. 397.

[16] Einmal aus der Mille los ist. (L. Epp., IV, p. 175.) 247

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[17] Der Kaiser ist fast hitzig im Handel. (C. R., II, p. 591.)

[18] Es gehilren die nuste darzu. (Ibid., p. 592. Urkund., p. 710.)

[19] Fur Ketzer angezogen. (Ibid.)

[20] Bis in die hundert Prediger in andere Lande schickeh heifen, daselbst die neue Lehre zu predigen. (Urkunden, p. 646.)

[21] Ein ait Haus abbreche. (C. R., II, p. 400.)

[22] Ratschlag, etc. (Urkunden, II, p. 737-740.)

[23] Wo sie nicht eines getneinen Friedens versiehert. (C. R., p. 411-416.)

[24] Diesem Theil desto mehr Frende und Troet, und dem Gegentheil Erschrecken.

(Urk., U, p. 728.)

[25] An eine Wand geheftet und dazu geschossen. (C. R. II, p. 423.)

[26] Ces négociations se trouvent dans les Urkunden de Forstemann, pages 750 à 793.

[27] Urkunden, II, p. 8a3. — C. R., II, p. 437.

[28] Legati Norinb. ad senatum, z z octobre. ( C. 13.., p. 402.) Legati Sax. ad Electorem, Io octobre. (Urkunden, p. 711.)

[29] Peu avant la fin de la Diète.

[30] Batt der Kayser tinter andern in Franzôsisch geredet. (C. R.,13, p. 42A.) 25.

[31] Mein Leben soli ilir Henker seyn. (L.Opp., XX, p. 3(4.)

[32] Vadant igitur et pereant quando sic volunt. (L. Epp., IV, p. 167.) 248

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle LIVRE XV. SUISSE. --- CONQUÊTES. (1526 - 1530.)

CHAPITRE I.

Trois périodes. — Deux mouvements.— Une vallée des Alpes. — Un maître d'école.—

Nouvelle consécration de Farel. — Allemagne, Suisse et France. — Je suis Guillaume Farel. — Opposition.— Ordonnance de révolte. — Lausamie — Farel à Mites Galéot. —

Farel et le moine quêteur. — Dispute dans la rue. — Le moine demande grâce. —

Émeute. Opposition aux Ormonds. — Le moine parisien. —Union chrétienne Les divisions que la Réforme laissa voir dans son sein, en comparaissant devant la diète d'Augsbourg, l'humilièrent et la compromirent ; mais la cause de ces divisions, il ne faut pas l'oublier, était pour l'Église renouvelée une condition de vie. Sans doute il eût été à désirer que l'Allemagne et la Suisse fussent d'accord ; mais il était plus important encore que la Suisse et l'Allemagne eussent chacune une réforme, originale. Si la Réformation suisse n'avait été qu'une pâle copie de la Réformation allemande, il y eût eu uniformité, mais non durée. L'arbre transplanté en Suisse, sans y avoir poussé ses racines, eût été facilement arraché par le bras vigoureux qui allait bientôt le saisir.

Le renouvellement de la chrétienté dans ces montagnes provint de forces propres à l'Église helvétique, et reçut une organisation conforme à l'état ecclésiastique et politique du pays. Il donna ainsi, par son originalité même, au principe général de la Réforme, une énergie intime, bien plus importante au salut de la cause commune qu'une servile uniformité. La force d'une armée provient en grande partie de ce qu'elle se compose de différentes armes.

L'influence militaire et politique de la Suisse était sur son déclin. Les nouveaux développements des nations européennes devaient; dès le seizième siècle, reléguer dans. leurs montagnes ces fiers Helvétiens, qui avaient si longtemps placé leur épée à deux mains dans les balances où se pesaient les destinées des peuples. La Réforme vint leur donner une influence nouvelle, en échange de celle qui s'en allait.

La Suisse, où l'Évangile reparut sous sa forme la plus simple et la plus pure, devait, dans les temps nouveaux, imprimer à plusieurs nations des deux mondes une impulsion plus salutaire et plus glorieuse que celle qui provenait jadis de ses hallebardes et de ses arquebusiers.

L'histoire de la Réformation en Suisse se partage en trois époques, durant lesquelles on vit la lumière se répandre successivement dans trois zones différentes. De 1519 à 1526, Zurich est le centre de la Réforme, qui est alors tout allemande, et se propage dans les contrées orientales et septentrionales de la Confédération. De 1526 à 1532, 249

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle c'est de Berne que le mouvement part ; il est à la fois allemand et français, et'

s'étend au centre de la Suisse, des gorges du Jura jusqu'aux plus profondes vallées des Alpes. Dès 1532, Genève devient peu à peu le foyer de la lumière ; et la Réformation, essentiellement française, s'établit sur les rives du Léman, et s'affermit partout ailleurs. C'est de la seconde de ces périodes, de celle de Berne, que nous avons maintenant à nous occuper.

Bien que la Réformation de la Suisse ne soit pas encore essentiellement française, ce sont pourtant déjà des Français qui y jouent le rôle le plus actif. La Suisse romande s'attelle au char de la Réforme, et lui imprime un mouvement redoublé. Il y a dans la période qui va nous occuper un mélange de races, de forces, de caractères, duquel provient une commotion plus grande. Nulle part, dans le monde chrétien, la résistance ne sera aussi vive; mais nulle part les assaillants ne déploieront tant de courage. Ce petit pays de la Suisse romande, que serrent entre leurs bras les colosses des Alpes et du Jura, était depuis des siècles l'une des plus puissantes forteresses de la Papauté. Il va être emporté d'assaut, il va se tourner contre ses anciens maîtres ; et de ces quelques collines jetées au pied des plus hautes montagnes de l'Europe, partiront les secousses répétées qui feront tomber, jusque dans les contrées les plus lointaines, les sanctuaires de Rome, leurs images et leurs autels.

Il y a deux mouvements dans l'Église : l'un s'accomplit au dedans, et a pour but sa conservation ; l'autre s'accomplit au dehors, et se propose son extension ; il y a une Église théologique et une Église missionnaire. Ces deux mouvements ne doivent point se séparer ; et quand ils se séparent, c'est que l'esprit de l'homme et non l'Esprit de Dieu domine. Aux temps apostoliques ces deux tendances se développent à la fois avec fine égale puissance. Dans le second et le troisième siècle) la tendance extérieure a le dessus ; depuis le concile de Nicée (325), c'est la doctrine qui reprend la haute main; lors de l'émigration des peuples du Nord, l'esprit-missionnaire se ranime ; mais bientôt arrivent les temps de la hiérarchie et de la scolastique, où toutes les forces s'agitent à l'intérieur,, pour y fonder un gouvernement despotique et une doctrine impure. Le réveil du christianisme au seizième siècle venant de Dieu, devait renouveler ces deux tendances, mais en les purifiant.

Alors, eu effet, l'Esprit de Dieu agit à la fois au dedans et au dehors. Il y eut, aux jours de la Réformation, des développements tranquilles et intimes, mais il y eut encore plus une action puissante et agressive. Des hommes de Dieu, depuis des siècles, avaient étudié la Parole, et en avaient paisiblement développé les salutaires enseignements. Tel avait été le travail des Vesalia, des Goch, des Groot, des Radewin, des Ruysbroek, des Tauler, des Thomas a Kempis, des Jean Wessel; maintenant il fallait autre chose. A la puissance de la pensée devait se joindre la puissance de l'action. On avait laissé à la Papauté tout le temps nécessaire pour déposer ses erreurs ; il y avait des siècles qu'on attendait ; on l'avait avertie, on 250

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle l'avait suppliée : tout avait été inutile. La Papauté n'acceptant pas de bon gré la Réforme, il fallait que des hommes de Dieu se chargeassent de l'accomplir. A l'influence calme et modeste des précurseurs de la Réformation succéda donc l'œuvre héroïque et saintement révolutionnaire des Réformateurs : la révolution qu'ils opérèrent consista à renverser le pouvoir, usurpateur, pour rétablir la puissance légitime de toute chose sa saison, dit le Sage, et à toute affaire sors les cieux son temps. Il y a un temps de planter et un temps d'arracher, un temps: de démolir et .un temps de bâtir'[1]. De tous les Réformateurs, ceux qui, à cette époque, eurent au plus haut degré l'esprit agressif, sortirent de France ; et parmi eux il faut signaler Farel, dont nous avons maintenant à considérer les travaux.

Jamais de si mémorables effets ne furent accomplis par une force si chétive. Quand il s'agit du gouvernement de Dieu, on passe en un instant des plus grandes choses aux plus petites. Nous allons quitter le superbe Charles-Quint et toute cette cour de souverains auxquels il commande, pour suivre les pas d'un maître d'école, et sortir des palais d'Augsbourg pour nous asseoir sous d'humbles chalets.

Le Rhône, après s'être échappé, près du Saint-Gothard, des montagnes de la Fourche, au-dessous d'une mer immense de glaces éternelles, roule ses bruyantes ondes dans une vallée sévère, qui sépare les deux grandes chaînes des Alpes ; puis, sortant de la gorge de Saint-Maurice, il parcourt un pays plus riant et plus fertile.

La magnifique Dent du Midi au sud, la fière Dent de Morcles au nord, placées pittoresquement en face l'une de l'autre, marquent de loin à l'œil du voyageur le commencement de ce dernier bassin. Sur le haut des montagnes sont de vastes glaciers et des crêtes menaçantes, près desquels le berger fait au milieu de l'été paître de nombreux troupeaux, tandis que dans la plaine on voit croître les fleurs et les fruits des climats du sud, et le laurier fleurir à côté des ceps les plus exquis.

A l'ouverture de l'une des vallées latérales qui conduisent dans les Alpes du nord, sur les bords de la « Grande Eau » qui descend avec fracas du glacier des Diablerets, se trouve posée la petite ville d'Aigle, l'une des plus méridionales de la Suisse.

Depuis cinquante ans environ, elle appartenait aux Bernois, avec les quatre mandements qui en ressortent, Aigle, Bex, 011on, et les chalets épars dans les hautes vallées des Ormond. C'est dans cette contrée que devait commencer la seconde époque de la Réforme suisse.

Pendant l'hiver de 1526 à 1527, on vit arriver dans ces humbles campagnes un maître d'école étranger qui se faisait nommer Ursinus. Cet homme, d'une taille moyenne, à la barbe rousse, à l'œil animé, et qui a une voix de tonnerre, dit Théodore de Bèze, joignait des sentiments héroïques, entremêlait ses modestes enseignements de nouvelles et étranges doctrines. Les cures du pays étant abandonnées par leurs titulaires à des vicaires ignorants, le peuple, naturellement grossier et de mœurs turbulentes, était resté sans aucune culture. Aussi cet 251

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle étranger, qui n'était autre que Farel, rencontrait-il à chaque pas de nouveaux obstacles.

Tandis que Lefèvre et la plupart de ses amis avaient quitté Strasbourg pour rentrer en France, après la délivrance de François r, Farel avait dirigé ses pas vers la Suisse, et dès le premier jour de son voyage il avait reçu une leçon qu'il se rappela souvent.

Il était à pied, accompagné d'un seul ami; la nuit était venue; des torrents d'eau tombaient du ciel, et les voyageurs, désespérant de trouver leur chemin, s'étaient assis -au milieu de la route, inondés de pluie'[2]. « Ah ! se disait Farel, Dieu, en me montrant ma faiblesse dans ces petites choses, a voulu m'apprendre mon impuissance dans les plus grandes sans Jésus-Christ! » Enfin, Farel se levant s'était engagé dans le marais, avait nagé dans les eaux, puis traversé des vignes, des champs, des montagnes, des forêts, des vallées, et était arrivé à son but, couvert de boue et mouillé jusqu'aux os.

Dans cette nuit de désolation, Farel avait reçu une nouvelle consécration ; son énergie naturelle avait été brisée; il devint, au moins pour quelque temps, prudent comme le serpent et simple comme la colombe ; et même, comme cela arrive à de tels caractères, il dépassa d'abord le but. Croyant imiter les Apôtres, il chercha, selon l'expression d'Ecolampade, « à circonvenir par de pieux artifices le serpent ancien qui l'entourait de ses sifflements [3], » Il se donnait pour maitre d'école, et attendait qu'une porte lui fût ouverte pour se présenter comme réformateur [4]'.

A peine maitre Ursin avait-il quitté son école et ses abécédaires, que, se réfugiant dans sa modeste chambre, il se plongeait dans les Écritures grecques et hébraïques, et dans les plus savants traités des théologiens. La lutte entre Luther et Zwingle commençait. Auquel de ces deux chefs se rattachera la réforme française? Luther était connu en France depuis bien plus longtemps que Zwingle; cependant ce fut pour ce dernier que Farel se décida. La mystique avait caractérisé pendant moyen âge les nations germaniques, et la scholastique les nations romanes. Les Français se trouvèrent plus en rapport avec' le dialectique Zwingle qu'avec le mystique Luther ; ou plutôt ils furent les médiateurs des deux grandes tendances du moyen âge; et, tout en donnant à la pensée chrétienne cette forme accomplie qui semble être l'apanage des peuples du Midi, ils devinrent les organes de Dieu pour répandre dans Eglise l'abondance de la vie et de l'esprit de Christ.

Ce fut dans sa petite chambre d'Aigle que Farel lut le premier écrit adressé par Le réformateur suisse au réformateur allemand [5]. « Avec quelle « science, s'écria-t-il, Zwingle dissipe les ténèbres ! Avec quelle sainte finesse il gagne les habiles! Et comme, à une profonde érudition, il « joint une captivante douceur! Oh que, par la «

grâce de Dieu, cet écrit gagne Luther, en sorte « que l'Église de Christ, ébranlée par de violentes secousses, trouve enfin la paix [6]! » Ursin- le maître d'école, excité par 252

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle un Si bel exemple, se mit peu à peu à instruire les pères aussi bien que les enfants.

Il attaqua d'abord le purgatoire, puis l'invocation des saints. « Quant « au Pape, il n'est rien, disait-il, ou presque rien cc dans ces contrées [7]; et quant aux prêtres, pourvu qu'ils occupent le peuple de toutes les bas Batelles dont Érasme sait si bien se moquer, « cela leur suffit. » Il y avait quelques mois que Farel était à Aigle. Une porte s'y était ouverte, un troupeau s'y était formé; il crut que le moment attendu était enfin arrivé.

Un jour donc, le prudent maître d'école se transforme. « Je suis Guillaume Farel, dit-il, « ministre de la parole de Dieu. » La frayeur des prêtres et des magistrats fut grande, en voyant au milieu d'eux cet homme dont le nom était déjà tant redouté.