Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 4 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Le maître d'école quitte sa modeste classe, il monte dans les chaires, et prêche ouvertement Jésus-Christ au peuple étonné. Ursin a fini son œuvre; Farel est redevenu Farel On était alors au mois de mars ou d'avril 1527; et dans cette belle vallée, dont les coteaux s'animaient à la chaleur du ciel, tout fermentait à la fois, les fleurs, les vignobles, et les cœurs de ce peuple, sensible quoique grossier.

Cependant les rochers que rencontre le torrent sorti des Diablerets, et contre lesquels il vient se briser à chaque pas, en tombant des glaces éternelles, sont de moindres obstacles que les préjugés et les haines qui, dans cette populeuse vallée, s'opposèrent aussitôt à la parole de Dieu.

Le conseil de Berne, par une patente du 9 mars, avait chargé Farel d'expliquer les saintes Écritures au peuple d'Aigle et des environs. Mais le bras du magistrat civil, en s'immisçant ainsi dans les affaires religieuses, ne fit qu'irriter encore plus les esprits. Les riches et oisifs bénéficiers, les pauvres et grossiers vicaires, furent les premiers à élever la voix. « Si cet homme, disaient-ils entre eux, continue à prêcher, c'en est fait « à jamais de nos bénéfices et de notre église [8].

Au milieu de cette agitation, le bailli d'Aigle et le gouverneur des quatre mandements, Jacques de Roverea, au lieu de soutenir le ministre de leurs Excellences, embrassaient vivement les intérêts des prêtres. « L'Empereur, disaient-ils, va déclarer la guerre à tous les novateurs. Une immense « armée arrivera bientôt d'Espagne à l'archiduc « Ferdinand [9]'. » Farel tenait ferme. Alors le bailli et Roverea, indignés de tant d'audace, interdirent tout enseignement à l'hérétique, soit comme ministre, soit comme maître d'école. Mais bientôt, à toutes les portes des églises des quatre mandements, Berne fit afficher une nouvelle ordonnance, sous la date du 3 juillet, dans laquelle leurs Excellences, témoignant un grand déplaisir de ce qu'on avait « interdit au très-savant Farel la propagation de la parole divine [10], ordonnaient à « tous les officiers de l'État de le laisser prêcher « publiquement la doctrine du Seigneur. »

Ce nouvel arrêté fut le signal de la révolte. Le 25 juillet, de grandes foules s'assemblent à Aigle, à Bex, à 011on et dans les Ormond, et s'écrient : 253

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Plus d'obéissance à Berne! A bas Farel! » Des paroles, on passe bientôt aux faits. A Aigle, les mutins, dirigés par le fougueux syndic, arrachent l'édit des seigneurs, et se préparent à tomber sur les Réformés. Ceux-ci, se réunissant avec promptitude, entourent Farel, décidés à le défendre. Les deux partis étaient en présence, et le sang était près de couler. La bonne contenance des amis de l'Évangile arrêta les partisans des prêtres; ils se dispersèrent, et Farel, quittant Aigle pendant quelques jours, porta plus loin ses pas.

AU milieu de la belle vallée du Léman, sur des collines qui dominent le lac, s'élevait Lausanne la ville de l'Évêque et de la Vierge, placée sous le patronage des ducs de Savoie. Une feule de pèlerins, y accourant de tous les lieux environnants, s'agenouillaient dévotement devant l'image de Notre-Daine, et faisaient de précieuses emplettes à la grande foire d'indulgences qui se tenait dans le parvis.

Lausanne, étendant sa crosse épiscopale, du haut de ses tours prétendait retenir toute la contrée aux pieds du Pape.

Mais les yeux de plusieurs commençaient à s'ouvrir, grâce à la dissolution des chanoines et des prêtres. On voyait les ministres de la Vierge jouer publiquement à des jeux de hasard, qu'ils accompagnaient de rires et de blasphèmes; se battre entre eux dans les églises; descendre, pendant la nuit, des hauteurs de la cathédrale, déguisés en soldats, l'épée nue et pris de viii; s'avancer dans les rues, surprendre, frapper, quelquefois même tuer d'honnêtes bourgeois; corrompre des femmes mariées, suborner de jeunes filles, changer leurs demeures en lieux de débauche, et envoyer leurs enfants mendier lâchement çà et là le pain' du pauvre [11], Nulle part, peut-être, ne se réalisait mieux le tableau que nous fait du clergé l'un des pré lats les plus vénérables du quinzième' siècle :

« Au lieu de former la jeunesse par la science « et la sainteté de la vie, les prêtres élèvent des oiseaux et des chiens ; au lieu de livres, ils ont « des enfants; ils s'assoient avec les buveurs « dans les cabarets, et se livrent à l'ivrognerie [12]'. »

Parmi les théologiens qui entouraient l'évêque Sébastien de Montfaucon, se distinguait Natalis Galéot, 'homme d'un rang élevé, d'une grande urbanité, engagé dans la société des savants, et savant lui-même ; mais, du reste, fort zélé pour les jeûnes et pour toutes les ordonnances de l'Église. Farel pensa que -si cet homme était gagné à l'Évangile, Lausanne, « endormie au pied de ses a clochers, » se réveillerait peut-être, et tout le pays avec elle. Il s'adressa donc à lui. [13]

« Hélas ! hélas! lui dit-il, la religion n'est plus qu'un jeu, depuis que les hommes qui ne pensent qu'à leur ventre sont les rois de l'Église. Le peuple chrétien, au lieu de célébrer dans la Cène la mort du Seigneur, vit comme s'il y rappelait la mémoire de Mercure, le dieu de la fraude. Au lieu d'imiter l'amour du Christ, il imite les débordements de Vénus, et il craint plus, quand « il fait mal, la présence d'un misérable porcher, que celle du Dieu Tout-Puissant [14]! Point de réponse ; alors 254

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Farel insista. « Heurtez, criez de toutes vos forces, écrivit-il au savant docteur ; redoublez d'assauts auprès du Seigneur [15]. »

Encore point de réponse. Farel revint à la charge une troisième fois ; et Natalis, craignant peut-être de répondre lui-même, en chargea son secrétaire, qui écrivit à Farel une lettre pleine d'injures [16]. Pour le moment, Lausanne était inabordable.

Après avoir ainsi lutté avec un prêtre, Farel devait être appelé à lutter avec un moine. Les deux bras de la hiérarchie, pour dominer le moyen âge, avaient été la chevalerie et le monachisme. Le dernier de ces bras restait seul alors à la Papauté; et encore s'était-il tristement avili.

« Ce qu'un diable obstiné craindrait de faire s'écriait un chartreux célèbre, un moine.

« corrompu et arrogant l'accomplit sans hésiter [17]. »

Un frère quêteur, qui n'osait pas s'opposer du premier abord au Réformateur dans Aigle même, se hasarda dans le village de Noville, situé sur des terres basses que le Rhône a déposées en se jetant dans le lac de Genève. Le frère y monta en chaire, et dit : « C'est le diable même qui prêche par la « bouche du ministre; et tous ceux qui l'entendent sont damnés. »

Puis, prenant courage, il se glissa le long du Rhône, et arriva à Aigle d'un air

'humble et débonnaire, non pour s'y élever contre Farel (il craignait trop sa puissante parole), mais pour y quêter, en faveur de son couvent, *quelques barils d'un vin qui est le plus exquis de la Suisse. Il n'avait pas fait quelques pas dans la ville, qu'il rencontra le ministre. A cette vue, il trembla de tous ses membres. «

Pourquoi avez-vous prêché de la sorte à Noville ? » lui dit Farel. Le moine, craignant que la dispute n'attirât l'attention publique, et voulant pourtant dire au Réformateur son fait, se pencha vers son oreille, et lui dit : « J'ai ouï dire que tu es un hérétique, et que tu « séduis le peuple.» —«Montre-le, » reprit le ministre. » Alors le moine commença de se empester, « dit Farel' [18], et, se précipitant dans la rue, chercha « à se débarrasser de son importun compagnon, « tournant maintenant de çà, maintenant de là, « comme fait la conscience mal assurée [19]. »

Quelques bourgeois commençant à s'attrouper, Farel leur dit, en montrant le moine :

« Voyez ce beau « Père, qui a dit que tout ce que je prêche est « menterie! » Alors le moine, rougissant, bégayant, commença à parler des offrandes des fidèles de précieux vin d'Yvonne qu'il venait guetter), et accusa Farel de s'y opposer. La foule était devenue considérable; et Fard, qui ne' cherchait que l'occasion d'annoncer quel est le vrai culte de Dieu, s'écria d'une voix retentissante : «Il n'appartient à personne vivante d'ordonner autre manière de faire service à Dieu que celle qu'il a commandée. Nous devons garder ses commandements, sans tirer ni à la dextre, ni à la senestre. Adorons Dieu lui seul 'en esprit et eu « vérité, lui offrant notre cœur brisé et abattu. »

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les regards de tous les assistants étaient fixés sur les deux acteurs de cette scène, le moine avec sou air confus, et le Réformateur avec son œil flamboyant. Le premier, stupéfait de ce qu'on osait parler d'un autre cuite que celui que prescrivait la sainte Église romaine, était « hors de sens, tremblait, s'agitait, pâlissait et rougissait tour à tour. Enfin, tirant son bonnet de sa tête, hors du chaperon, il le rua à terre jetant et mettant son pied sus', en s'écriant : Je suis ébahi comme la terre ne nous abîme!...

»

Farel voulait répondre, mais ne le put ; le frère, debout sur son bonnet, et le regard fixé sur la terre qu'il frappait du pied, criait comme hors de sens, et ses cris, retentissant dans les rues d'Aigle, couvraient la voix du Réformateur. Enfin, l'un des assistants qui se trouvait à côté du moine, lui torchant la manche, lui dit : Écoutez le ministre comme il vous écoute. » Le frère effrayé, et se croyant déjà à moitié mort, fit un violent soubresaut, et s'écria : « Oh! Excommunié, « mets-tu la main sur moi? »

Otites la petite ville était eu rumeur : le frère à la fois furieux et tremblant, Farel suivant sa pointe avec vigueur, le peuple ébahi et troublé. Euûn le magistrat parut; il ordonna au moine et à Farel de le suivre, et les enferma « l'une nupe tour et l'autre en l'autre. »

Le samedi matin, on vint tirer Farel de prison, et on le conduisit au château devant la justice, où déjà se trouvait le moine. Le ministre prit la parole, et dit : « Mes seigneurs, auxquels notre « Seigneur commande qu'on obéisse sans nul exempter, ce frère a dit que la doctrine que je prêche est contre Dieu. Qu'il maintienne sa « parole, et s'il ne peut, faites que votre peuple « soit édifié.

La violence du frère était passée. Le tribunal devant lequel il paraissait, le courage de son adversaire, la puissance du mouvement auquel il ne pouvait résister, la faiblesse de sa cause, tout l'épouvantait, et il était maintenant de composition facile.

« Lors le frère se jeta à « genoux, disant : Mes seigneurs, je demande « merci à Dieu et à vous. Puis, se tournant vers Farel : « Et aussi, magister, ce que j'ai prêché «

contre vous a été par faux rapports. Je vous « ai trouvé homme de bien, et votre doctrine « bonne, et je suis prêt à me dédire. Y, Farel, touché, répondit : « Mon ami, ne me demandez point merci, car je suis pauvre pécheur « comme les autres, ayant ma fiance, non en ma « justice, mais à la mort de Jésus. Un seigneur de Berne étant alors survenu, le frère, qui s'imaginait déjà être près du martyre, se mit à serrer les mains et à se tourner tour à tour vers les conseillers bernois, vers le tribunal et vers Farel, en criant : « Grâce ! grâce ! » — « Demandez grâce à notre Sauveur, » lui disait Fard. Le seigneur de Berne ajouta : « Trouvez-vous « demain au sermon du ministre; s'il vous semble « prêcher la vérité, vous le confesserez devant « tous; sinon, vous en direz votre avis; et ainsi le promettez en ma main. » Le frère tendit la main ; les juges se retirèrent. « Puis quand le frère fut parti, depuis ne l'ai vu, « et nulles 256

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle promesses ni serments ne l'ont pu faire demeurer, » dit Farel. Ainsi la Réformation s'avançait dans la Suisse romande.

Mais de violents orages menacèrent bientôt de déraciner cette œuvre à peine commencée. Des agents romains, accourus du Valais et de la Savoie, avaient passé le Rhône à Saint-Maurice, et excitaient le peuple à une énergique résistance. Des assemblées tumultueuses se formaient ; on y discutait de dangereux projets; on arrachait des portes des églises les ordonnances du gouvernement; des troupes de bourgeois parcouraient la ville ; le tambour battait dans les rues pour soulever les citoyens contre le Réformateur; partout la sédition et l'émeute. Aussi, le i6 février, Farel, après une absence, étant remonté en chaire pour la première fois, des bandes papistes se réunirent à la porte du temple, élevèrent tumultueusement les mains, poussèrent des cris sauvages, et forcèrent ainsi le ministre à interrompre sa prédication.

Alors le conseil de Berne ordonna que les paroisses des quatre mandements s'assemblassent. Celle de Bex se déclara pour la Réforme; Aigle suivit faiblement son exemple; et dans la montagne au-dessus d'011on, les paysans n'osant maltraiter Farel, lâchèrent leurs femmes, qui coururent sur lui avec des battoirs de blanchisseuses. Mais ce fut surtout la paroisse des Ormonds, qui, tranquille et fière au pied des glaciers, se signala par sa résistance. Un compagnon d'œuvre de Farel, nommé Claude (Claude de Gloutinis probablement), y prêchant un jour avec animation, fut tout à coup interrompu par les cloches, dont le bruit était tel, qu'on eût dit des démons occupés à les mettre en branle.

« En effet, nous dit un autre évangéliste, Jacques Camralis, qui « se trouvait alors aux Ormonds, c'était Satan qui, soufflant sa colère dans quelques-uns de ses agents, remplissait de ce bruit les oreilles des auditeurs '. » Un autre jour, de zélés réformés ayant détruit «les autels de Baal, » comme on parlait alors, le mauvais Esprit se mit à souffler avec violence dans tous les chalets parsemés sur les flancs des montagnes ; les bergers en sortent, se précipitent comme des furieux, et tombent sur les Réformés et leurs docteurs : « Laissez-nous seulement trouver ces sacrilèges, »

disaient les Ormoudins irrités, « nous les pendrons, nous les décapiterons, nous les brûlerons, et nous jetterons leurs cendres dans la Grande-Eau [20] . »

Ainsi s'agitaient ces montagnards, comme le vent qui mugit dans ces hautes vallées avec une furie que l'on ne connaît pas dans la plaine.

D'autres difficultés accablaient fard. Ses compagnons d'œuvre n'étaient pas tous sans tache, Un ancien moine de Paris, Christophe Ballista, avait écrit à Zwingle ; «

Je ne suis qu'un Gaulois, un barbare ; mais vous trouverez eu moi un « homme blanc comme neige, sans aucun fard, a d'un cœur tout ouvert, et à travers les fenêtres « duquel chacun peut voir [21]. » Zwingle passa Ballista, [22] Farel, qui demandait à grands cris des ouvriers. Le beau langage du Parisien plut d'abord la 257

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle multitude ; mais on reconnut bientôt qu'il fallait être sur ses gardes avec ces prêtres et ces moines dégoûtés du papisme. « Élevé dans l'oisiveté du cloître, ventre gros et paresseux, dit Farel, « Ballista ne put s'accommoder de la sobriété « et des rudes travaux des évangélistes, et se mit « bientôt [23] regretter son capuchon. Puis, s'apercevant que l'on se défiait un peu de lui, il devint comme un monstre furieux, et vomit des « charrois de menaces »

Ainsi finirent ses travaux malgré toutes ces épreuves, Farel ne se décourageait pas.

Plus les difficultés étaient grandes, plus aussi croissait son courage. Répandons partout la Parole, s'écriait-il, et que la France « civilisée, provoquée à jalousie par cette nation « barbare, embrasse enfin la piété. Qu'il n'y ait « pas dans le corps de Christ des doigts, des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, des « bras, existant à part et fonctionnant chacun « pour soi; mais qu'il y ait un seul cœur que rien « ne partage. Que la variété dans les choses secondaires ne divise pas en plusieurs membres séparés le principe vital, qui est seul et unique [24].

« Hélas! On foule aux pieds les pâturages de l’église, et l'on en trouble les eaux.

Appliquons? « Nous à la concorde et à la paix. Quand le Seigneur aura ouvert le ciel, alors il n'y aura pas « tant de disputes sur l'eau et sur le pain [25]. Une charité fervente, voilà le puissant bélier; avec « lequel nous pouvons- battre ces murailles orgueilleuses, ces éléments matériels où l'on voudrait nous renfermer [26]. »

Ainsi parlait le plus impétueux des Réformateurs. Ces paroles de Farel, gardées pendant trois cents ans dans la ville où il mourut, nous révèlent mieux la nature intime de la grande révolution du seizième siècle que les assertions hasardées de ses tardifs interprètes dans les rangs de la Papauté. L'union chrétienne trouvait ainsi, dès ces premiers moments, un fervent apôtre. Le dix-neuvième siècle est appelé à reprendre cette œuvre, que le seizième ne sut pas accomplir. [27]'

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FOOTNOTES

[1] Ecclésiaste, III, i-3.

[2] Gravabat nox, opprimebat pluvia, coegit viœ difficuitas in media sedere via, sub pluvia. (Farel à Capiton et à Bucer. Mss. de Neuchàtel.)

[3] Piis artibus et apostolicis versutiis ad circumveniendum ilium opus est. (Écol. à Fard, 27 décembre 1526. Mss. de 1ieuck4tel.)

[4] TJbi °Cima patuerit, tunc aiversariis libexius obsistetur. (Ibid.)

[5] Pia et arnica ad Lutheri sermonem apologia. (Opp., vol. II, t. 2, p. 1.)

[6] Ut Christi succussa undique Ecclesia, pacis non nihil sentiat. (Zw. Epp., II, p. 26.) 258

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[7] Papa aut nullus aut modicus hic est. (ibid.)

[8] Lennon d'Ursin venait sans doute de l'ours que Berne porte dans son blason; Ursin voulait dire Bernois. 1 J. J. Hotting. (H. K. S., III, p. 364.)

[9] Ferdinando adventurum esse ingentem ex Hispanis exercitum. (Zwinglius, Epp., H, p. 64; ii mai 1527.)

[10] Inhibita verbi divin propagatio. (Mss. de Choupard.)

[11] Hist. de la Réf. de la Suisse, par Ruchas, I, p. 35.

[12] Pro libris sibi liberos comparant, pro studio concubinas amant. (Tritheim, Inst.

vite sacerdotalis, p. 765, etc.) Le jeu de mots sur libros et liberos (livres et enfants) ne peut être rendu en français.

[13] Urbanus, doctus, magnas, oonsuetudini doctornm obli-gatus. (Farel Galeoto.

Mss. de Neuchâtel.)

[14] 'l'huis faciunt misetTimi subulci aspectum quai)] onsnipotentis Dei. (Ibid.)

[15] Pulsare, vociferari perge, nec prias cessa quam (Ibid.)

[16] NEeniis totas implevit et convitiis. (Ibid.)

[17] Quod agere veretur obstinatus diabolus, intrepide agit reprobus et contumax monachus. (Jacob von Juterbock, de liegligentia Prœlatorum.)

[18] Dans le récit qu'il fait de cette aventure aux nonnains de Vevey. (Mss: de Neuchâtel.)

[19] (Ibid.) ei6

[20] Quo invento suspenderetur primum, deinde dignus comburi, ulterius capitis obtruncatione, novissime in aquis mergeretur. (Ibid.)

[21] Me quantumvis Gallam et barbarum. (Zwingl. Epp., II, p. 205.)

[22] Absque ullo fuco, niveum, et aperti fenestratique pec-toris. (Ibid.)

[23] Quam beatus hie venter incanduit! que minarum plau-stra. Soient tales belluas.... (Mss. de Neuchâtel.)

[24] Ne in digitos, menus, pedes, oculos, mares, aures, brachig, çbr quod unum est discindatur, et qua3 in rebus est varietas, principium non faciat multiplex. (Ibid.)

[25] Allusion aux controverses de l'anabaptisme et de la pré-sence réelle. Non tanta erit super aqua et pane contentio, nec super gramine, solutaque obsidione. (Ibid.) Le sens de ces dernières paroles n'est pas clair.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[26] Charitas fortissimus aries. (Farellus Bucero, Io mai i5a7.)

[27] Deutéronome XXXII, z4.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE II.

De tous les cantons de la Suisse, Berne paraissait le moins disposé à la Réformation.

Un État militaire peut être zélé pour la religion, mais ce sera pour une religion extérieure et disciplinée; il lui faut une organisation ecclésiastique qu'il voie, qu'il touche, qu'il manie à son gré. Il craint les innovations et les libres' mouvements de la Parole de Dieu ; il aime la forme, et non la vie. Napoléon 'restaurant la religion en France par le Concordat en est un mémorable exemple. C'était aussi le cas de Berne. Le gouvernement y était d'ailleurs absorbé par les intérêts politiques ; et quoiqu’il ne fit pas grand cas de la puissance du Pape, il se souciait encore moins de voir un réformateur se mettre, comme Zwingle, à la tête des choses publiques.

Quant au peuple, mangeant le beurre de ses vaches et la graisse de ses agneaux, il restait strictement renfermé dans le cercle étroit de ses besoins matériels. Les questions religieuses n'étaient du goût ni des chefs ni de leurs subordonnés.

Le gouvernement bernois, novice en fait de théologie, s'était proposé d'arrêter le mouvement de la Réforme par son édit de 523. Quand il vit sa méprise, il se rapprocha des cantons de l'ancienne foi ; et tandis que la partie du peuple où se recrutait le Grand-Conseil prêtait l'oreille à la parole des Réformateurs, la plupart des familles patriciennes qui composaient le Petit-Conseil, se croyant menacées dans leur puissance, leurs intérêts et leurs honneurs, s'attachaient à l'ancien ordre de choses. Il résulta de cette opposition des deux conseils un malaise général, mais pas de chocs violents. « Des mouvements subits, des tressaillements répétés, annonçaient de temps en temps que des matières incompatibles fermentaient dans la nation ; il y avait comme un « tremblement de terre sourd, qui élevait toute « la surface, sans que l'on y vît de déchirures; « puis bientôt tout rentrait dans une tranquillité « apparente I. » Berne, toujours si ferme dans sa politique, se jetait, en religion, tantôt à droite, tantôt à gauche, et déclarait ne vouloir être ni papiste ni réformé. Gagner du temps, c'était pour la foi nouvelle tout gagner. Ce que l'on fit pour détourner Berne de la Réforme fut ce qui l'y précipita. L'orgueil avec lequel les cinq cantons primitifs prétendirent s'arroger la tutelle de leurs confédérés, les conférences secrètes auxquelles Berne n'était pas même invités et la menace de s'adresser directement au peuple, blessèrent profondément des oligarques bernois.

Le carme lucernois Thomas Murner, file de ces hommes grossiers qui agissent sur la poptil'ace, mais qui inspirent un sentiment de dégoût aux esprits élevés, fit déborder la coupe. Furieux contre le calendrier zurichois, d'où l'on avait retranché les noms des saints, il lui opposa « almanach des hérétiques et voleurs d'églises, »

écrit plein de pasquinades et d'invectives, où les figures des Réformateurs et de leurs adhérents, parmi lesquels étaient plusieurs des hommes les plus considérés de Berne, se trouvaient accompagnées des plus grossières inscriptions [1]. Zurich et Berne demandèrent ensemble satisfaction, et dès lotis l'union de ces deux États devint toujours plus intime.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle On s'aperçut bientôt à Berne de ce changement. Les élections de 1527 portèrent dans le Grand-Conseil un nombre considérable des amis de la Réforme. Aussitôt ce corps, ressaisissant le droit de nommer les membres du Petit-Conseil, usurpé depuis

'vingt ans par les bannerets et les Seize, écarta du gouvernement les partisans tes plus décidés de la hiérarchie romaine, entre autres Gaspard de Malien et Sébastien de Stein', et les remplaça par des membres de la majorité évangélique.

L'union de l'Église et de l'État, qui avait arrêté jusqu'alors en Suisse les progrès de la Réforme, devait maintenant les hâter.

Haller n'était pas le seul réformateur dans Berne. Kolb avait quitté la chartreuse de Nuremberg, où il avait de s'enfuir, et s'était présenté à ses compatriotes en ne demandant d'autre salaire que la liberté d'annoncer Jésus-Christ. Déjà courbé sous le poids des années, et la tête couronnée de cheveux blancs, Kolb, jeune de cœur, plein de feu et d'un inébranlable courage, portait hardiment, devant les premiers de la nation, l'Évangile qui l'avait sauvé. Haller, au contraire, à peine âgé de trente-cinq ans, marchait d'un pas mesuré, parlait avec gravité, et annonçait la nouvelle doctrine avec des ménagements inouïs. Le vieillard avait pris le rôle du jeune homme, et le jeune homme celui du vieillard.

Zwingle, à qui rien n'échappait, vit que l'heure favorable allait sonner pour Berne, et aussitôt il' donna le signal. « La colombe chargée d'examiner « l'état des eaux revient dans l'arche avec une « branche d'olivier, écrit-il à Haller ; sortez main«

tenant, nouveau Noé, et prenez possession de la terre. — Pressez, insistez ; jetez tellement « au fond du cœur des hommes les crocs et les hameçons de la Parole de Dieu, qu'on ne puisse plus jamais s'en défaire [1]. »—« Vos ours, écrivait-il à Thomas Ab Hofen, vos ours ont de nouveau sorti leurs ongles. Plaise à Dieu qu'ils ne « les rentrent qu'après avoir mis en pièces tout ce qui s'oppose à Jésus-Christ! »

Haller et ses amis allaient répondre à cet appel, quand leur situation se compliqua.

Des Anabaptistes, qui formaient partout l'extrême gauche, ou le parti radical, arrivés à Berne en avril 1527, détournaient le peuple des prédications évangéliques,

«à cause de la présence des idoles [2]. » Haller eut avec eux une conférence inutile. «

A quels dangers la chrétienté n'est-elle pas exposée, « s'écriait-il, par l'adresse subreptice de ces farcies [3]? » Il n'y a jamais de réveil dans l'Église, sans que (les sectes hiérarchiques ou radicales ne viennent aussitôt le troubler. Haller, effrayé, gardait pourtant son inaltérable douceur. Le magistrat veut les bannir, disait-il; mais notre tâche « est de repousser leurs erreurs, et non leurs per- « sonnes : n'employons d'autres armes que le glaive « de l'Esprit [4]. » Ce n'est pas de la Papauté que les Réformateurs avaient appris ces principes, Une dispute publique eut lieu. Six Anabaptistes se déclarèrent convaincus, et deux autres furent renvoyés du pays.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le moment décisif approchait. Les deux grandes puissances du siècle, l'Évangile et la Papauté, se remuaient avec une égale énergie; les Conseils bernois devaient se prononcer. Ils voyaient, d'un côté, les cinq cantons primitifs prendre une attitude toujours plus menaçante, et annoncer que l'Autrichien reparaîtrait bientôt dans l'Helvétie, pour la remettre sous l'obéissance de Rome; de l'autre, l'Évangile gagner chaque jour plus de terrain dans la Confédération. Qui devra l'emporter en Suisse, les lances des Autrichiens, ou la parole de Jésus-Christ ? Dans l'incertitude où se trouvaient les Conseils, ils résolurent de s'attacher à la majorité. Où trouver un terrain ferme, si ce n'est là? Fox populi, vox Dei. «Nul, dirent« ils, ne peut faire quelque changement, de sou autorité privée; il faut le consentement de tous'.[6]»

Le gouvernement de Berne avait à se décider entre deux mandements, émanés l'un et l'autre de sa chancellerie: celui de 1523, en faveur de la prédication libre de l'Évangile ; et celui de 1526, en faveur « des sacrements, des Saints, de la mère de Dieu, et des ornements des églises. » Les messagers d'État partirent, et parcoururent les communes; le peuple donna sa voix contre toute loi contraire à la liberté ; et les Conseils, appuyés' de la nation, arrêtèrent que « la parole de Dieu«

devait être prêchée publiquement et librement, quand même elle serait opposée aux ordonnances et aux doctrines des hommes. » Telle fut la victoire de l'Évangile et du peuple sur les oligarques et les prêtres.

Aussitôt l'on se trouva aux prises dans tout le canton, et chaque commune retentit d'évangéliques débats. Les paysans se mirent à disputer avec les prêtres et les moines, en s'appuyant sur la sainte Écriture. « Si le mandement de Nos Seigneurs disaient plusieurs, accorde à nos pasteurs la liberté de prêcher, pourquoi n'accorderait-on pas au troupeau la liberté d'agir? »

« Paix! Paix! répondaient les Conseils, effrayés de leur propre audace. Mais les troupeaux déclaraient hardiment qu'ils renvoyaient la messe [7], et gardaient leurs pasteurs et la Bible. Alors les partisans du Pape poussaient des cris : « Hérétiques !

Polissons! Paillards [8] » disait aux bous habitants de l'Emmenthal le banneret Kuttler ; et ces paysans l'obligeaient à leur donner satisfaction. Le bailli de Trachselwald fut plus habite voyant le peuple de Rudersweil écouter avec avidité la parole de Dieu, que lui prêchait un pieux ministre, il vint avec des fifres et des trompettes interrompre le sermon, et invita, par ses paroles et ses fanfares, les filles du village à quitter l'église pour le bal.

Ces singulières provocations n'arrêtaient pas la Réforme. Six tribus de la ville, celles des cordonniers, des tisserands, des marchands, des boulangers, des tailleurs de pierres et des charpentiers, abolissaient, dans les couvents et les églises de leur ressort, les messes, les anniversaires, les patronages et les prébendes. Trois autres, celles des tanneurs, des forgerons et des tailleurs, s'apprêtaient à les imiter [9] ; les sept dernières étaient indécises, sauf celle des bouchers, enthousiaste du Pape.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ainsi la majorité de la bourgeoisie avait embrassé l'Évangile. Plusieurs communes du canton avaient fait de même; et l'avoyer d'Erlach, ce grand adversaire de la Réforme, ne pouvait plus contenir le torrent.

On essaya pourtant : on ordonna aux baillis d'avoir l'œil sur les dissipations et la vie dissolue des moines et des nonnes ; on éloigna même des monastères toutes les femmes de mauvaises mœurs [10]. Mais ce n'était pas seulement à ces abus que la Réformation en voulait, c'était encore aux institutions elles-mêmes et à la Papauté, sur laquelle elles reposaient. On devait donc se décider.

« Il faut, disait-on, que le clergé bernois soit convoqué, comme celui de Zurich l'a été, et que l'on discute les deux doctrines dans une conférence solennelle. On agira ensuite conformément aux résultats. » Le dimanche après la fête de Saint-Martin, le Conseil et la bourgeoisie, d'une voix unanime, arrêtèrent qu'une dispute aurait lieu au commencement de l'année suivante. « La gloire de Dieu « et sa Parole, s'écriait-on, vont enfin se montrer. » Bernois et étrangers, prêtres et laïques, tous furent invités, far lettres ou par avis imprimés, à venir débattre les questions controversées, mais par l'Écriture seule, sans les gloses des anciens, et en renonçant aux subtilités et aux injures'. Qui sait, disait-on, si tous les membres de l'antique Confédération des Suisses ne pourront pas de cette manière être amenés à l'unité de la foi ?

Ainsi, dans les murailles de Berne, allait se livrer la bataille qui devait décider du sort de la Suisse ; car l'exemple des Bernois ne pouvait manquer d'entraîner une grande partie de la Confédération.

Les cinq cantons, effrayés à cette nouvelle, s'assemblèrent à Lucerne. Fribourg, Soleure et Glaris se joignirent à eux. Il n'y avait rien, ni dans la lettre ni dans l'esprit du pacte fédéral, qui pût gêner la liberté religieuse. « Tout État, disait Zurich, est libre de choisir la doctrine qu'il veut professer. » Les Waldstettes, au contraire, voulaient enlever aux cantons cette indépendance, et les assujettir à la majorité fédérale et au Pape. Ils protestèrent donc, au nom de la Confédération, contre la dispute proposée : « Vos ministres, écrivirent-ils à Berne, éblouis et renversés à Bade par l'éclat de la vérité, voudraient par cette nouvelle dispute se farder le visage; mais « nous vous sollicitons de vous désister d'un des- , « sein si contraire à nos anciennes alliances. » —a Ce n'est pas nous qui les avons enfreintes, ré- « pondit Berne ; c'est bien plutôt votre orgueilleuse missive qui les anéantit.

Nous ne nous « désisterons pas de la sainte parole de Notre Seigneur Jésus-Christ. »

Les cantons romains décidèrent, alors qu'ils refuseraient tout sauf-conduit à ceux qui se rendraient à Berne. C'était faire présager de sinistres desseins.

Les quatre évêques suisses de Lausanne, de Constance, de Bâle et de Sion, invités à venir à la conférence, sous peine de perdre leurs privilèges dans le canton de Berne, répondirent que, puisqu'il s'agissait de discuter d'après les Écritures, ils n'avaient 264

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle pas à s'en mêler. Ainsi, ces prêtres oubliaient ces paroles de l'un des plus illustres docteurs de Rome dans le quinzième siècle : « Dans les choses du ciel, l'homme doit être in- « dépendant des hommes, et ne dépendre que de Dieu seul [11]. » Les docteurs de Rome firent comme les évêques. Eck, Murner, Cochlée, d'autres encore, répétaient partout : «Nous avons reçu les lettres de « ce lépreux, de ce damné, de cet hérétique « Zwingle [12].

On veut prendre la Bible pour juge : mais la Bible a-t-elle une voix pour crier contre ceux qui lui font violence? Nous ne nous rentrions pas à Berne; nous ne nous traînerons « pas dans ce coin obscur; nous n'irons pas nous « battre dans cette caverne ténébreuse, dans cette « école hérétique. Que ces scélérats viennent en «

plein air, et luttent avec nous en rase campagne, s'ils ont, comme ils le disent, la Bible « pour eux. » L'Empereur ordonna qu'on ajournât la dispute. Mais, le jour même de l'ouverture, le Conseil de Berne lui répondit que, tout le monde étant déjà réuni, un délai était impossible.

Ainsi, malgré les docteurs, malgré les évêques, l'Église helvétique s'assemblait pour juger des doctrines. En avait-elle le droit? Non, si les prêtres et les évêques ont été institués, comme Rome le prétend, pour être un lien mystique entre l'Église et le Seigneur. Oui, s'ils n'ont été établis, comme la Bible le déclare, que pour satisfaire à cette loi d'ordre en vertu de laquelle toute société doit avoir des chefs qui la dirigent.

Le sentiment des Réformateurs suisses à cet égard n'était pas douteux. La grâce qui fait le ministre vient du Seigneur, pensaient-ils; mais l'Église examine cette grâce, la constate, la proclame par ses anciens; et, dans tout acte qui concerne la foi, elle peut toujours en appeler du ministre à la parole de Dieu. Examinez les esprits; éprouvez toutes choses, est-il dit à tous les fidèles. L'Église est juge des controverses; et c'est cette charge, à laquelle elle ne doit jamais faire défaut, qu'elle allait remplir dans la dispute de Berne.

Le combat semblait inégal. D'un côté, se pré- sentait la hiérarchie romaine, ce colosse qui avait grandi pendant plusieurs siècles; et, de l'autre, on ne voyait d'abord qu'un homme faible et timide, le modeste Berthold Haller. « Je ne sais point manier le glaive de la parole, disait-il tout éperdu à « ses amis. Si vous ne me tendez la main, c'en est « fait [13] »

Puis il se jetait en tremblant aux pieds du Seigneur, et, s'en relevait bientôt rassuré, en s'écriant : « La foi au Seigneur me ranime, et « dissipe toutes mes craintes [14] ! »

Cependant il ne pouvait demeurer seul. Tous les regards étaient dirigés sur Zwingle.

« C'est moi « qui, à Bade, ai pris le bain, écrivait Œcolampade « à Haller; maintenant c'est Zwingle qui, à Berne, « doit conduire la danse des ours'. »

« Nous « sommes entre l'enclume et le marteau, écrivait « Haller à Zwingle; nous tenons le loup par les « oreilles, et ne savons comment nous en défaire [15]. « Les maisons des de Watteville, de Noll, de « Tremp, de Berthold, nous sont ouvertes.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Venez « donc et commandez vous-même l'action. » Zwingle n'hésita pas. Il demanda au Conseil de Zurich la permission de se rendre à Berne, pour y montrer « que sa doctrine était pleine de crainte de Dieu et non blasphématoire, puissante pour «

répandre en Suisse la concorde, et non pour y jeter le trouble et la division [16]. » En même temps que Haller recevait la nouvelle de la venue de Zwingle, Œcolampade lui-même lui écrivait : « Je suis prêt, s'il le faut, à donner ma vie. Inaugurons l'année nouvelle en nous serrant dans les bras les uns des autres, à la gloire de Jésus-Christ. »

« Voilà donc, s'écria Baller tout ému, les auxiliaires que le Seigneur envoie à mon infirmité, pour livrer cette rude bataille ! »

Il fallait user de prudence, car on connaissait la violence des oligarques et des cinq cantons '[17]. Les docteurs de Glaris, de Schaffhouse, de Saint-Gall, de Constance, d'Ulm, de Lindau, d'Augsbourg, se rassemblèrent à Zurich, pour marcher sous la même escorte que Zwingle, Pellican, Collin, Mégandre, Grassmann, le commandeur Schmidt, Bullinger, et un grand nombre d'ecclésiastiques de la campagne, désignés pour accompagner le Réformateur. « Quand tout ce gibier traversera le pays, disaient les pensionnaires, nous nous mettrons à sa poursuite, et nous verrons si nous ne parviendrons pas à le tuer ou à le mettre en cage. »

Trois cents hommes d'élite, choisis dans les tribus de Zurich et dans les communes de la banlieue, revêtirent leurs cuirasses et se chargèrent de leurs arquebuses ; mais, pour ne pas donner à la marche des docteurs l'apparence d'une expédition militaire, on ne prit ni drapeaux, ni fifres, ni tambours, et le trompette de la ville, officier civil, cavalcada seul en tête de cette caravane.

Ce fut le mardi 2 janvier qu'elle se mit en marche. Jamais Zwingle n'avait paru plus animé. « Gloire soit au Seigneur! disait-il; mon courage « croit de jour en jour [18].»

Le bourgmestre Roust, le secrétaire de ville Mangoldt, et les maîtres des arts Funck et Jaeckli, délégués du Conseil, étaient à cheval près de lui. On arriva à Berne le 4

janvier, n'ayant eu qu'une ou deux alertes peu importantes.

L'église des Cordeliers devait être le lieu de la conférence. L'architecte de la ville, Tillmann, l'avait disposée d'après un plan que Zwingle avait envoyé [19]. On y avait élevé une grande estrade, sur laquelle se trouvaient deux tables, qu'environnaient les chefs des deux partis. Parmi les Évangéliques, on remarquait, outre Haller, Zvv Œcolampade, plusieurs hommes distingués de la Réforme, étrangers à la Suisse, Bucer, Capiton, Ambroise Blarer. Dans les rangs de la Papauté, le docteur Treger, de Fribourg, qui jouissait d'une grande réputation, paraissait devoir soutenir surtout le feu du combat. Du reste, soit crainte, soit dédain, les plus fameux docteurs de Rome étaient absents.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le premier acte fut de proclamer la règle de la dispute. « On ne proposera, dit-on, aucune preuve « qui ne soit tirée de l'Écriture sainte, ni d'autres explications de cette Écriture que celles qui pro« viendront de l'Écriture elle-même, expliquant « les passages obscurs par ceux qui sont clairs. » Puis l'un des, secrétaires, chargé de l'appel, cria, d'une voix qui retentit dans toute, l'église des Cordeliers : L'évêque de Constance! Personne ne répondit. De même pour les évêques de Sion, de Bâle, de Lausanne. Aucun de ces prélats n'assistait à l'assemblée, ni en personne, ni par délégués; la Parole de Dieu devant seule régner, la hiérarchie romaine manquait.

Ces deux puissances ne peuvent marcher ensemble. Il y avait trois cent cinquante ecclésiastiques, soit suisses, soit allemands.

Le mardi 7 janvier 1528, le bourgmestre Vadian, l'un des présidents, ouvrit, la dispute. Puis le vieux Kolb, se levant, dit : « Dieu agite à cette heure le monde entier; humilions-nous donc devant lui; n et il prononça avec ferveur une confession des péchés de tous.

Cela fait, on lut la première thèse, ainsi conçue: « La sainte Église chrétienne, dont Christ est l'unique chef, est née de la parole de Dieu, « demeure en elle, et n'écoute pas la voir d'un étranger. »

Alexis Geai', dominicain « Le mot unique n'est point dans l'Écriture. Christ a laissé un «vicaire ici-bas. »

HALLES. « Le vicaire que Christ a laissé, c'est le Saint-Esprit. »

TREGER. « Voyez donc où vous en êtes venus depuis dix ans! Celui-ci s'appelle Luthérien, Zwittglien, un troisième Carlostadien, un quatrième Ecolampadiste, un cinquième Anabaptiste... »

BUCER. « Quiconque prêche que Jésus est le seul sauveur, nous le tenons pour notre frère. Ni Luther; ni Zwingle, ni Œcolampade, ne veulent que les fidèles portent leur nom. Au reste, ne vantez pas tant une unité purement extérieure.

Quand l'Antéchrist a eu le dessus sur toute la terre, en Orient par Mahomet, eu Occident par le Pape, il a su maintenir les peuples dans l'unité de l'erreur. Dieu permet les divisions, afin que ceux qui lui appartiennent apprennent à regarder, non aux hommes, mais au témoignage de la Parole, et à l'assurance du Saint-Esprit dans le cœur. Ainsi donc, frères bien-aimés, à l'Écriture! à l'Écriture [20]! Église de Berne, tiens-toi à la doctrine de celui qui a dit : venez à moi; et non : Allez à mon vicaire! »

On disputa successivement sur la tradition, les mérites de Christ, la transsubstantiation, la messe, l'invocation des Saints, le purgatoire, les images, le célibat et les désordres du clergé. Rome trouva de nombreux défenseurs, entre autres Murer, curé de Rapperschwil, qui avait dit : « Si l'on veut « brûler les deux ministres de Berne, je me charge « de les porter à l'échafaud. »

267

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le dimanche 19 janvier, jour où l'ou attaqua la messe, Zwingle, désireux d'agir aussi sur le peuple, monta en chaire; et ayant récité le symbole des Apôtres, il fit une pause après ces mots : « Il est monté au ciel, il est assis à la droite de a Dieu le Père tout-puissant, il en reviendra pour « juger les vivants et les morts. »

« Ces trois articles de notre foi, dit-il, sont en contradiction avec la messe. » Tout l'auditoire redoubla d'attention; et un prêtre, revêtu de ses habits sacerdotaux, se préparant, près d'un autel, à célébrer le saint sacrifice, s'arrêta, frappé des paroles de Zwingle. Debout devant la table de pierre où reposaient le calice-et le corps du Sauveur, ne perdant pas de vue le Réformateur, dont la parole électrisait le peuple, en proie au plus violent combat, accablé sous le poids de la vérité, le prêtre ému se résolut à tout sacrifier pour elle. En présence de l'assemblée, il se dépouilla de ses ornements sacerdotaux, et, les jetant sur l'autel, il s'écria : « Si la messe ne repose pas sur un fondement plus solide, je ne, puis plus la célébrer ! »

Le bruit de cette conversion, opérée à l'heure du sacrifice se répandit aussitôt dans toute la cité', et l'on y vit un important présage. Tant que la messe demeure, Rome a tout gagné ; dès que la messe tombe, Rome a tout perdu. La messe est le principe créateur du système de la Papauté.

Trois jours plus tard, le 22 janvier, était la fête de Saint-Vincent, patron de la ville.

La dispute, qui avait continué le dimanche, fut suspendue ce jour-là. Les chanoines demandèrent au Conseil ce qu'ils avaient à faire. « Ceux d'entre vous, ré« pondit le Conseil, qui reçoivent la doctrine des « thèses, ne doivent point dire la messe; les autres peuvent célébrer le culte comme à l'ordinaire'. » On prépara donc les solennités accoutumées. Dès la veille, les cloches en branle annoncerait la fête au peuple bernois. Le matin, les sacristains allumèrent les cierges, et l'encens brûla dans le temple ; mais personne ne parut. Point de prêtres pour dire la messe, point de fidèles pour l'entendre. Déjà il y avait dans le sanctuaire de Rome un vide immense, un silence profond, comme en un cimetière où il n'y a que les cendres des morts.

Le soir, les chanoines avaient coutume de chanter les vêpres en grande pompe.

L'organiste se trouva à son poste, mais personne encore ne Bullinger dit, au contraire, que le Conseil défendit absolument la messe. Mais Bullinger, historien plein de vie, n'est pas toujours exact dans la partie diplomatique. Le Conseil n'eût pu prendre une telle résolution avant la fin de la dispute. Les autres historiens contemporains et les actes officiels ne laissent aucun doute sur ce fait. Stettler dans sa Chronique (pars II, p. 6, ad annum 1528), le raconte tel que je l'ai rapporté.

parut. Le pauvre homme, seul, voyant tristement tomber le culte qui le faisait vivre, épancha sa douleur en jouant, au lieu du majestueux Magnificat, un cantique de deuil : « malheureux Judas! «.Qu’as-tu fait, que tu aies trahi Notre Seigneur? »

Après ce triste adieu, il se leva et sortit. Presque aussitôt des hommes, échauffés 268

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle par les passions du moment, se précipitèrent sur ses orgues chéries, complices, à leurs yeux, de tant de pratiques superstitieuses; et leurs rudes mains les brisèrent.

Plus de messe, plus d'orgues, plus d'antiennes. Une nouvelle cène et de nouveaux chants vont remplacer les rites de la Papauté.

Le lendemain, même silence. Cependant, tout à coup, une troupe d'hommes, à la voix haute et au pas précipité, se fit entendre. C'était la tribu des bouchers, qui, dans ce moment funeste à Rome, voulait la soutenir. Ils s'avançaient portant des branches d'arbres et de petits sapins, pour en orner leur chapelle. Au milieu d'eux se trouvait un prêtre étranger; derrière lui marchaient quelques pauvres écoliers.

Le prêtre officia ; la douce voix des écoliers remplaça l'orgue muet ; et la tribu des bouchers se retira glorieuse de son triomphe.

La dispute approchait de sa fin. Les soutenants avaient argumenté avec vigueur.

Burgauer, pasteur de Saint-Gall avait défendu la présence réelle dans l'hostie; mais, le 19 janvier, il s'était déclaré convaincu par les raisons de Zwingle, d'Ecolampade et de Bucer; et Mathias, ministre de Sœngen, en avait fait autant.

Il y eut ensuite une conférence en latin, entre Farel et un docteur de Paris. Ce dernier mit en avant un argument étrange :« Les chrétiens, dit-il, « sont tenus d'obéir au diable; car il est dit « (Matt. V, 25) : Soumets-toi à ton adversaire. Or, «

notre adversaire, c'est le diable. A combien plus « forte raison faut-il être soumis à l'Église! [21]» De grands éclats de rire accueillirent ce singulier syllogisme. Une dispute avec les Anabaptistes termina l'action.

Les deux Conseils arrêtèrent quels messe serait abolie, et que chacun pouvait enlever des églises les ornements qu'il y avait placés.

Aussitôt vingt-cinq autels et un grand nombre d'images furent détruits dans la cathédrale, sans désordre cependant et sans effusion de sang; et les enfants se mirent à chanter dans les rues, c'est Luther qui nous l'apprend : D'un Dieu pilé dans un mortier, « Dieu même, à la fin, nous délivre! ... Les fidèles de la Papauté, entendant tomber l'un après l'autre les objets de leur culte, avaient le cœur rempli d'amertume. « Si quelqu'un » s'écriait Jean Schneider, ôte l'autel de la tribu des bouchers, moi je lui ôterai la vie, [22]» Pierre Ihorwaun comparait la cathédrale dépouillée de ses ornements à une écurie. « Quand les gens de l'Oberland viendront au marché, » ajoutait-il, « ils seront heureux d'y mettre leurs bêtes. » Et Jean Zehender, membre du Grand-Conseil, voulant montrer le cas qu'il faisait d'un tel temple, y entra monté sur un âne, insultant et maudissant la Réforme du haut de son baudet. Un Bernois qui se trouvait là lui ayant dit : « C'est par la volonté de Dieu qu'on a ôté les images, » Zehender répondit : « Dis plutôt par la volonté du diable. Quand t'es-tu trouvé avec Dieu, pour apprendre ainsi sa volonté ? » Il fut condamné à vingt livres d'amende, et expulsé du Conseil [23]'« O temps ! ô mœurs!

269

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle s'écriaient plusieurs Catholiques-romains ; ô négligence coupable ! Qu'il « eût été facile de prévenir un si grand mal ! Ah ! « si nos évêques avaient seulement voulu s'occuper davantage des lettres, — et de leurs maitresses un peu moins' ! [24]»

Cette réforme était nécessaire. Quand, au quatrième siècle le christianisme avait vu la faveur des princes succéder à la persécution, une foule de païens s'étaient précipités dans l'Église, et y avaient entraîné avec eux le paganisme, ses images, ses pompes, ses statues, ses demi-dieux ; et quelque chose de semblable aux mystères de la Grèce, de l'Asie et surtout de l'Égypte, avait remplacé dans les oratoires chrétiens la parole du Christ. Au seizième siècle, cette Parole étant revenue, il fallait que l'épuration se fit; mais elle ne pouvait se faire sans de douloureux déchirements.

Le départ des étrangers approchait. Le 28 janvier, lendemain du jour où l'on avait abattu les images et les autels, tandis que leurs débris entassés encombraient encore çà et là les parvis du temple, Zwingle, traversant ces ruines éloquentes, monta encore une fois en chaire, au milieu d'une foule immense. Ému, laissant tomber tour à tour ses regards sur ces débris et sur le peuple, il s'écria : « La victoire est à la vérité, mais la persévérance seule peut achever son triomphe.

« Christ a persévéré jusqu'à la mort. Ferendo vinciter fortuna. Cornélius Scipion, lors du désastre « de Cannes, pénétra dans la salle du conseil, « tira son épée, et contraignit les chefs épouvantés à jurer qu'ils n'abandonneraient point Rome.

« Citoyens de Berne, je vous adresse la même « demande : n'abandonnez point Jésus-Christ. »

On peut comprendre l'effet que produisaient sur tout le peuple de telles paroles, prononcées avec l'éloquence énergique d'un Zwingle.

Puis, se tournant vers les débris qu'il avait sous les yeux : « Les voilà, dit-il, les voilà, ces « idoles; les voilà vaincues, muettes, brisées de« vans nous. Il faut que ces cadavres soient jetés « aux gémonies, et que l'or que vous avez dépensé à ces folles images soit consacré dorénavant à « soulager dans leurs misères les images vivantes

« de Dieu. Hommes faibles, qui versent des larmes sur ces tristes idoles, ne voyez-vous donc pas comme toute « autre pierre ? Voyez, en voici une à laquelle on « a ôté la tête... (Zwingle montrait du doigt l'image, « et tout le peuple fixait les regards sur elle), en « voici une autre à laquelle on a enlevé un bras [25]. « Si ces traitements avaient fait quelque mal aux « saints qui sont dans le ciel, et qu'ils eussent « la puissance qu'on leur attribue eussiez-vous « pu, je le demande, leur couper les bras et la « tête ?...

« Maintenant donc, dit en finissant le puissant « orateur, tenez-vous fermes dans la liberté dans « laquelle Christ vous a placés, et ne vous remettez pas de nouveau sous le joug de la servitude. « (Gal. V, 1.) Ne craignez point ! Ce Dieu qui vous « a 270

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle éclairés éclairera aussi vos confédérés, et la « Suisse renouvelée par l'Évangile fleurira dans la «justice et dans la paix ! »

Les paroles de Zwingle ne furent pas inutiles. La miséricorde de Dieu provoqua celle des hommes. On fit grâce à des séditieux condamnés à mort, et on rappela tous les bannis. « Ne, l'aurions-nous « pas fait, dit le Conseil, si un grand prince « nous eût visités? Ne le ferons—nous donc pas bien « davantage, maintenant que le Roi des rois et le » Rédempteur de nos âmes a fait son entrée chez « nous, nous apportant une amnistie éternelle [26]? »

Les cantons romains, irrités de l'issue de la dispute, cherchèrent à troubler le retour des docteurs. Arrivés devant Bremgarten, ceux-ci en trouvèrent les portes fermées.

Le bailli Schutz, qui les accompagnait avec deux cents hommes d'armes, mit alors deux hallebardiers devant le cheval de Zwingle, deux derrière, un de chaque côté ; puis, se plaçant lui-même à la gauche du Réformateur, tandis que le bourgmestre Roust se rangeait à sa droite, il ordonna au cortège de marcher, lances en avant [27].

Les avoyer de la ville, intimidée, parlementa; les portes s'ouvrirent ; le cortège traversa Bremgarten au milieu d'une foule immense, et arriva le Ter février sans accident à Zurich, où Zwingle rentra, dit Luther, comme un triomphateur [28]

Le parti romain ne se dissimulait point l'échec qu'il venait de recevoir. «Notre cause s'écroule [29], disaient les partisans de Rome. Ah! si nous avions en des hommes plus versés dans la Bible ! La véhémence de Zwingle soutient nos adversaires ; jamais son ardeur ne s'est ralentie. Cette bête a plus de savoir qu'on ne le croyait

[30]. Hélas! hélas ! le parti le plus grand a vaincu le meilleur [31]. »

Cependant le Conseil de Berne se séparait du Pape et s'appuyait sur le peuple. Dès le 30 janvier, ses messagers, allant de maison en maison, convoquaient les citoyens ; et, le 2 février, bourgeois, habitants, maîtres, valets, tous réunis dans la cathédrale et ne formant qu'une seule famille, levaient la main, et juraient de défendre les deux conseils dans tout ce qu'ils entreprendraient pour le bien de l'État ou de l'Église. Les conseils publièrent, le 7 février 1528, un édit général de réforme, et rejetèrent à jamais loin des

« Bernois le joug des quatre évêques, qui, disaient-ils, savaient tondre leurs brebis, mais non les paître [32]. »

Pendant ce temps, la Réforme se répandait parmi le peuple. On entendait partout des dialogues vifs et piquants, rimés par Manuel, dans lesquels la Messe, pâle, expirante, couchée sur son lit de mort, appelait à grands cris tous les médecins, et, voyant leurs avis inutiles, dictait enfin, d'une voix cassée, son testament, accueilli par les rires éclatants du peuple.

On a reproché à la Réformation en général, à celle de Berne en particulier, d'avoir été produite par des raisons politiques. Tout au contraire. Berne, qui, entre les 271

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle États helvétiques, était le favori de la Cour de Rome y qui n'avait dans son canton ni un évêque à renvoyer, ni un clergé puissant à humilier; Berne, dont les familles les plus évangéliques, les Weingarten, les Manuel, les May, avaient de la peine à sacrifier le service et les pensions de l'étranger, et dont toutes les traditions étaient conservatrices, devait s'opposer au mouvement.

La parole de Dieu fut la puissance qui surmonta ces tendances politiques [33].

A Berne, comme ailleurs, ce ne fut ni l'esprit scientifique, ni l'esprit démocratique, ni l'esprit sectaire, qui donna naissance à la Réformation. Sans doute, les littérateurs, les libéraux, les sectaires enthousiastes vinrent se jeter dans la grande mêlée du seizième siècle; mais la vie de la Réforme n'eût pas été longue, si c'eût été d'eux qu'elle l'eût reçue. Les forces primitives du christianisme, renouvelées après des siècles d'une longue et grande prostration, tel fut le principe créateur de la Réformation. Et on' la vit bientôt se séparer nettement des faux alliés qui s'étaient offerts à elle, rejeter une érudition incrédule en relevant l'étude des classiques, réprimer l'anarchie démagogique en maintenant la vraie liberté, et répudier les sectes enthousiastes en consacrant les droits de la parole et du peuple chrétien.

Mais, tout en maintenant que la Réformation fut à Berne, comme ailleurs, une œuvre essentiellement chrétienne, nous sommes loin de dire qu'elle ne fut point utile à ce canton sous le point de vue politique. Tous les États européens qui ont embrassé la Réforme, ont été élevés, tous ceux qui l'ont combattue, ont été abaissés.

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FOOTNOTES

[1] Quum nudius tertius Murneri calendarium legissem, partim ridèndo 'hotninis stultissimam impudentiam (Ecolamp. ad Zw., feb. 1527. Epp., II, p. 26.)

[2] Aculeos ac liamos sic in mortalium pectora dimitte, ut etiam si velint, non possint. (Zw. Epp., II, p. Io.)

[3] Ne plebem dehortentur ab auditione concionum nostrarum, ob idolorum praesentiam. (Ibid. p. 49.)

[4] Consideravimus omnes periculum urbis nostra, et totius christianismi, ubi illee furia irrepserint. (Ibid., p. 5o.)

[5] Nostrum est, omnia gladio spiritus refellere. (Ibid.)

[6] Ut privata auctoritate nemo quippiam Immutare praesumat. (Baller ad Vadian.)

[7] Incolas vallis Emmenthal, senatum adiisse, missamque missam fccisse. Epp., II, p. io4.)—Il faut remarquer le jeu de mots.

[8] Pueros, hzereticos, et homines lascivos. (Ibid. p. zo6.) '

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[9] Haller ad Zw., 4 novemb. 1527 ; EPP., II, p. /05.

[10] J. J. Roulage/. H. Kirchea, VIII, p. 394.

[11] Joh. Goch : Dialogus de quatuor erroribus, p. 237.

[12] Epistolam leprosi, damnati, hœretici Zwinglii accepi. (Eccius ad G.-A. Zell. Zw.

Epp., II, p. 126.)

[13] Pides in Dominum me animat, ut nihil veréar. Epp., II, p. 123.)

[14] illusion à la dispute de Bade, bais& célèbre, et aux armes de Berne. (Ibid., p.

118.)

[15] Lgpum iuribus tenemus, (Ma. de Zurich.)

[16] Neque ad perturbationem nostrœ alrnse Heivetiœ. (Zw. Epp., II, p. 12o.)

[17] Oligarchie in angulis obmurmurant. (Zw. Epp., II, p. 123.)

[18] Crescit, Domino gloria, mihi animus in hac pugna. (Zw. Epp., Vadiano.)

[19] Tillmanus, urbis architectes, locum juxta tuam deformationem apparabit. (Zw.

Epp•, II, p. 123.)

[20] Darum, fromme Christel' zut Schrift. zur Scbrift (Acta Zw., Il, p. 92.)

[21] Nos teneesur obedire diabolo. (J. I, Moulages: III, p. 4.5.)

[22] Puexi ia plateia eautarat: se esse a Dee pista Wuzzatos, (LEPP. la/ P. 290.)

[23] Histoire de Berne, par Tillier, III, p. 257.

[24] Si studiorum quatre scortorum nostri episcopi amantiores essent ! (Lettre de J.

de Münster, prêtre à Soleure. Ruchat, I, p. 576.)

[25] Rie lit einer, dem ist's Houpt ab, dem andern ein Anna etc. (1w. Opp. II, p. 118.)

[26] Da (ler Kilnig aller lOnige.... (Haller, von Kirchhofer, p. 125.)

[27] Mit ihren Spyessen fit den Hauffen. Chr. I, p. 439.)

[28] Zwingel triumphator et imperator gloriosus. (L. Epp., III, p. 290.)

[29] Ruunt res nostrœ. — Lettre de J. de Munster, prêtre, témoin de la dispute.

(RuchV, I, p. 575.)

[30] Doctior tamen hœc bellua est quam putabam. (Ibid.)

[31] Vicitque pars major meliorem. (Ibid.)

[32] Bull. chron., I, p. 446.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[33] Ilundeshagen, Conflicte der Bernerkirche, p. 22.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE III.

La Réforme acceptée par le peuple. — Foi, pureté, charité. —Première communion évangélique. — Renouvellement de la magistrature. — Tête et caverne de saint Béat. —

Mécontentement dans les Montagnes.—Révolte dans l'Oberland. — Dangers et confusion. — Complainte de Manuel. — Underwald passe le Briinig. — Énergie de Berne. — Victoire.— La Réformation et les souvenirs Il s'agissait' maintenant de porter dans tout le canton les réformes accomplies dans la ville. Le 17 février, le Conseil invita les paroisses du pays à s'assembler le dimanche suivant, pour entendre une communication et en délibérer. Toute l'Église, selon les coutumes antiques de la chrétienté, allait donc décider elle-même de ses intérêts les plus précieux.

Les assemblées furent nombreuses ; tous les états, tous les âges étaient réunis. A Côté de la tête blanchie et tremblante du vieillard, on voyait briller l'œil vif et joyeux du jeune berger. Les messagers du Conseil firent d'abord lire l'édit de réformation. Puis, prenant la parole : « Que ceux qui l'acceptent demeurent, dirent-ils, et que ceux qui s'y refusent se retirent. »

Presque partout les paroissiens assemblés demeurèrent immobiles. L'immense majorité du peuple choisit la Bible. Dans quelques paroisses même, cette décision fut accompagnée de démonstrations énergiques. A Zofingen, à Arberg, à Arau, à Brugg, à Buren, on brûla les images.

« On a vu, disait-on même, on a vu sur le Stauffberg les idoles porter les idoles, et se jeter les unes les autres dans les flammes '.[1] »

Les images et la messe avaient disparu de ce vaste canton. « Un grand cri en retentit au loin, dit Bullinger '. Eu un jour, Rome était tombée dans le pays, sans recours à la ruse ni aux séductions, sans violence, par la seule force de la vérité.

Dans quelques lieux cependant, à Hasli, à Frutigen, à Untersee, à Grindelwald, on entendait les mécontents s'écrier : « Si l'on nous ôte « la messe, il faut aussi nous ôter la dîme [2] » Le culte romain fut même conservé dans le haut Simmental, ce qui prouve qu'il n'y eut pas contrainte de la part de l'État.

La volonté du pays s'étant ainsi manifestée, Berne acheva la Réformation. Des ordonnances défendirent les excès du jeu, de la boisson, des danses, et les vêtements déshonnêtes. On ferma les maisons de débauche, et les malheureuses qui les habitaient furent chassées de la ville [3]. Un consistoire fut chargé de veiller sur les mœurs.

Sept jours après l'édit, les pauvres furent introduits dans le cloître des Dominicains ; plus tard, le monastère de l'île fut changé en hôpital ; il en fut de même pour le monastère princier de Kônigsfeld. La charité s'avançait partout sur les pas de la foi.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

« Nous montrerons, avait dit le « Conseil, que ce n'est pas à notre profit que d'idoles), s'était distingué parmi ceux qui avaient apporté les images au feu. Ce fut l'origine de cette légende populaire ; et c'est la clef de beaucoup d'autres. Nous employons les biens des convents ; » et il tenait parole. On habilla les indigents avec les vêtements sacerdotaux ; on revêtit les orphelins avec les ornements des églises.

On fut si scrupuleux dans ces distributions, que l'État dut emprunter pour payer la rente des religieuses et des moines; et pendant huit jours il n'y eut pas une couronne dans le trésor public [4]. C'est' ainsi que l'État (comme on ne cesse de le répéter) s'enrichissait des dépouilles de l'Église. En même temps, on appela de Zurich Hofmeister, Méganclre et Rhellican, pour répandre dans le canton la connaissance des langues et des saintes Écritures.

Ce fut à Pâques que l'on célébra pour la première fois la Cène, selon le -rit évangélique. Les Conseils et tout le peuple, à peu-d ‘exceptions près, y prirent part.

Les étrangers furent frappés de la solennité de cette première Cène. On voyait les bourgeois de Berne et leurs femmes, couverts de vêtements modestes qui rappelaient l'ancienne simplicité suisse [5], s'approcher avec gravité et ferveur de la table de Jésus-Christ, les chefs de l'État montrer le même recueillement que le peuple, et recevoir pieusement le pain de la main de Berthold Haller. Chacun sentait que le Seigneur était là. Aussi Hofineister, ravi de cette Cène solennelle, s'écriait-il: «Comment les adversaires de la Parole n'embrasseraient-ils pas enfin la vérité, en voyant Dieu lui rendre un si éclatant témoignage ? »

Cependant, tout n'était pas changé: Les amis de l'Évangile voyaient avec douleur les fils des premières familles de la République parcourir les rues couverts de vêtements précieux, habiter à la ville de riches maisons, résider à la campagne dans de superbes châteaux, vraies demeures seigneuriales, chasser à cor et à cri avec leurs meutes essoufflées, s'asseoir à des tables somptueusement couvertes, y tenir de joyeux et libres propos, ou parler avec enthousiasme des guerres étrangères et du parti français. «Ah ! s'écriaient ces hommes pieux, puissions-nous voir la vieille Suisse ressusciter avec ses antiques vertus! »

Il y eut bientôt une réaction puissante. Quand le renouvellement annuel de la magistrature dut se faire, le conseiller Butschelbach, violent adversaire de l'Évangile, fut destitué pour cause d'adultère; quatre autres sénateurs et vingt membres du Grand-Conseil furent de même remplacés dans le sens de la Réforme et de la morale publique. Enhardis par cette victoire, les Bernois évangéliques proposèrent, en diète, que tout Suisse renonçât à servir l'étranger. A ces paroles, les guerriers de Lucerne tressaillirent sous leurs pesantes armures, et répondirent, avec un sourire hautain :

« Quand vous serez revenus à l'ancienne foi, nous prêterons l'oreille à vos homélies.

» Tous les membres du gouvernement, assemblés à Berne en conseil souverain, 276

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle résolurent de donner l'exemple, et renoncèrent solennellement au service et aux pensions des princes. Ainsi la Réformation montrait sa foi par ses œuvres.

Une autre lutte eut lieu. Au-dessus du lac de Thun, s'élèvent des rochers escarpés, au milieu desquels se trouve une caverne profonde, où, si l'on en doit croire la tradition, le pieux Breton Béat vint se vouer, dans les temps anciens, à toutes les austérités de la vie ascétique, mais surtout à la conversion des contrées environnantes. On assurait que la tête du saint, mort dans les Gaules, était conservée dans cette caverne ; aussi les pèlerins y accouraient-ils de toutes parts.

Les pieux habitants de Zug, de Schwyz, d'Uri, d'Argovie, gémissaient en pensant que la sainte tête de l'apôtre de la Suisse demeurerait désormais en une terre hérétique. L'abbé du célèbre couvent de Mouri en Argovie, et quelques-uns de ses amis, partirent pour enlever cette relique, comme_ autrefois les Argonautes, pour conquérir la toison d'or. Ils' arrivèrent sous l'humble apparence de chétifs pèlerins, et pénétrèrent dans la caverne; l'un d'eux déroba habilement la tête, un autre la plaça mystérieusement dans son capuchon, et ils disparurent.

Une tête de mort, voilà tout ce que la Papauté parvint à sauver du naufrage. Mais cette conquête même est plus que douteuse. Les Bernois, qui eurent vent de cette expédition, envoyèrent le 18 mai trois députés, qui trouvèrent, assurèrent-ils la fameuse tête, et la firent ensevelir honorablement sous leurs yeux, dans un cimetière du couvent d'Interlaken. Cette lutte autour d'un crâne caractérise l'Église qui venait de succomber à Berne, au souffle vivifiant de l'Évangile. Laissons les morts ensevelir leurs morts.

La Réformation avait triomphé à Berne ; mais un orage grossissait inaperçu dans les montagnes, et menaçait de la renverser. L'État, uni à l'Église, se rappela son antique renommée: se voyant attaqué par les armes, il saisit les armes, et agit avec cette décision qui jadis avait sauvé Rome en des dangers pareils.

Un secret mécontentement fermentait parmi le peuple des villes et des montagnes.

Les uns étaient encore attachés à l'ancienne foi, et les autres n'avaient quitté la messe que pour qu'on leur quittât la dîme. D'antiques liens de voisinage, de commune origine et' de communes mœurs, unissaient les habitants de l'Obwald (Underwald ) ceux du Hasli et de l'Oberland bernois, séparés seulement par le mont Brünig et le col élevé du Joch. On avait répandu le bruit que le gouvernement de Berne avait profané les lieux où l'on gardait les restes précieux de saint Béat, l'apôtre de ces montagnes; et aussitôt l'indignation avait saisi ces peuples pasteurs, qui tiennent, plus que d'autres, aux superstitions et aux coutumes de leurs pères.

Tandis que l'amour de la Papauté en entraînait quelques-uns, d'autres étaient emportés par des désirs de liberté. Les sujets du monastère d'Interlaken, froissés par la domination monacale, se mirent à crier : « Nous voulons devenir nos propres «

maîtres, et ne plus payer ni rentes ni dîmes! Le prévôt du couvent, effrayé, fit 277

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle cession à Berne de tous ses droits, pour la somme de cent mille florins et un bailli, accompagné de plusieurs conseillers, vint prendre possession du monastère.

Le bruit se répandit que l'on allait emporter à Rome tous les biens du couvent; et, le a I avril, on vit arriver, du lac et de toutes les vallées, une troupe de gens du Grindelwald, de Lauterbrunnen, de Ringelberg, de Brienz et d'autres lieux encore, qui, envahissant le cloître à main armée, jurèrent d'aller chercher dans Berne même les biens qu'on osait leur ravir.

On les apaisa pour le moment ; mais, au commencement de juin, le peuple, à l'instigation d'Underwald, se souleva de nouveau dans tout le Hasli. La Landsgemeinde ayant été convoquée, décida, à une majorité de quarante voix, le rétablissement de la messe. Aussitôt on chasse le pasteur Jâchli ; quelques hommes passent le Brünig, et ramènent des prêtres d'Underwald au son des fifres et des trompettes.

On les découvre de loin, descendant la montagne, et on leur répond •du fond de la vallée par des cris prolongés. Ils arrivent; tous s'embrassent, et ce peuple célèbre de nouveau la messe avec de grandes démonstrations de joie. En même temps les gens de Frütigen et de la riche vallée d'Adelboden assaillent le châtelain Reutter, lui enlèvent ses troupeaux; et établissent un prêtre romain à la place du pasteur [6]. A Eschi, les femmes même prennent les armes, chassent le pasteur de l'église, et y ramènent en triomphe les images. La révolte grossissant de hameau en hameau, de vallée en vallée, envahit de nouveau Interlaken. Tous les mécontents s'y réunissent le 22 octobre, et jurent, en levant la main vers le ciel, de défendre courageusement leurs droits et leur liberté.

Jamais peut-être la République n'avait couru de si grands dangers. Tous les princes de l'Europe et presque tous les cantons de la Suisse étaient opposés à l'Évangile. Le bruit d'un armement de l'Autriche, destiné à intervenir en faveur du Pape, se répandait dans les cantons réformés [7]'. Chaque jour voyait des attroupements séditieux a et l'on refusait au magistrat cens, redevances, dîmes et toute obéissance, à moins qu'il ne fermât les yeux sur les desseins des Catholiques-romains.

Le Conseil perdit la tête. Étonné, interdit, exposé à la défiance des uns, aux insultes des autres, il se dispersa lâchement, sous prétexte des vendanges, et, croisant les bras en face du danger, attendit qu'un Messie descendant du ciel, dit un Réformateur, vînt sauver la République'[8]. Les ministres signalaient le péril, avertissaient, conjuraient ;... mais chacun faisait la sourde oreille. « Christ languissait dans Berne, dit Haller, et semblait près d'y perdre la vie'. [9]» Le peuple s'agitait, s'assemblait, pérorait, murmurait, et versait des larmes. . Partout, dans ses réunions tumultueuses, se faisait entendre cette complainte de Manuel sur les Papistes et la Papauté : « Ils poussent des clameurs de haine et de colère, « Parce 278

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle que nous voulons être avec toi, Seigneur; « Que devant toi l'idole a dû tomber en terre, « Et que nous rejetons la guerre avec horreur (10)..

Berne ressemblait à une mer en tourmente; et Haller, qui suivait ce bruissement des flots, s'écriait, dans la plus vive angoisse : « La sagesse s'est « départie des sages, le conseil s'est départi des conseillers la force s'est départie des chefs et « du peuple. Le nombre des séditieux augmente. « Hélas! que peut opposer l'ours pesamment endormi à tant et de si robustes chasseurs [11] ? Si Christ se retire, nous périrons tous! »

Ces craintes allaient se réaliser. Les petits cati-tons prétendaient pouvoir s'immiscer dans les choses de la foi, sans porter atteinte au pacte fédéral.

Tandis que six cents hommes d'Uri se tenaient prêts au départ, huit cents hommes d'Underwald, portant à leurs chapeaux des branches de sapin, symbole de la vieille foi, la tête haute, le regard sombre et irrité, passaient le Brünig sous l'antique bannière du pays, portée par Gaspard de Flue, bien peu digne d'être le petit-fils du fameux Nicolas. C'était depuis longtemps la première violation de la paix nationale.

Ayant rejoint à Brienz les gens du Rash, cette petite armée traversa le lac, passa sous les cascades du Giesbach, et arriva à Untersee, forte de treize cents hommes, et prête à marcher sur Berne pour rétablir dans cette ville rebelle le Pape, les images et la messe. En Suisse, comme en Allemagne, la Réformation rencontrait dès son origine une guerre de paysans. Au premier succès, de nouveaux combattants pouvaient accourir, et se répandre par le Brünig sur la république infidèle. L'armée n'était qu'à six lieues de Berne, et déjà les fils de l'Underwald brandissaient fièrement leurs épées sur les bords du lac de Thun.

Ainsi les alliances fédérales étaient foulées aux pieds par ceux mêmes qui aspiraient au nom de conservateurs. Berne était en droit de repousser par la force cette attaque criminelle. Rappelant tout à coup sa vertu antique, elle se réveilla, et jura de périr plutôt que .de tolérer l'intervention d'Underwald, le retour de la messe et la furie des campagnards [12]. Il y eut alors dans le cœur des Bernois l'un de ces éclairés qui viennent d'en haut, et qui sauvent les individus et les nations. « Que la force de la ville de Berne, s'écria l'avoyer d'Erlach, soit uniquement en Dieu et dans la fidélité de son peuple! »Tout le Conseil et toute la bourgeoisie répondirent par de bruyantes acclamations. On sortit en toute hâte la grande bannière, les citoyens coururent aux armas, les compagnies se formèrent, et les troupes de la République partirent, ayant à leur tête le vaillant avoyer.

A peine le gouvernement bernois avait-il fait acte d'énergie, qu'il vit croître la confiance de ses amis et tomber le courage de ses adversaires. Dieu n'abandonne pas un peuple qui ne s'abandonne pas lui-même. Plusieurs des habitants de l'Oberland quittèrent intimidés les drapeaux de la révolte. En même temps, des 279

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle députés de Lucerne a, et de Bâle représentèrent à Underwald qu'il portait atteinte aux alliances fédérales. Les révoltés, démoralisés par la fermeté de la République, abandonnèrent Untersee, et se retirèrent au couvent d'Interlaken. Bientôt même, voyant la décision de leurs adversaires, incommodés d'ailleurs par les pluies froides qui ne cessaient de tomber, et craignant que les neiges, en couvrant les montagnes, ne leur fermassent le retour dans leurs foyers, les hommes d'Underwald évacuèrent Interlaken pendant la nuit. Les Bernois, au nombre de cinq mille, en prirent aussitôt possession, et sommèrent les habitants du Hasli et du bailliage d'Interlaken de se réunir le 4 novembre dans la plaine qui entoure le couvent [13]'.

Ce jour étant arrivé, l'armée bernoise se rangea en ordre de bataille, puis forma un cercle, où d'Erlach fit entrer tous les paysans. A peine avait-il placé les rebelles à sa gauche et les citoyens fidèles à sa droite, que la mousqueterie et l'artillerie firent une décharge générale, dont le bruit retentit dans toutes les montagnes, et remplit d'effroi les rebelles, qui crurent y voir le signal de la mort. Mais on avait seulement voulu leur montrer qu'ils étaient au pouvoir de la République. D'Erlach, qui prit la parole après cet étrange exorde, n'avait pas fini son discours, que tous, se jetant à genoux et confessant leur faute, demandèrent grâce. La République était satisfaite, la rébellion était finie. Les bannières du pays furent transportées à Berne, et l'aigle d'Interlaken, uni au bouquetin du Hasli, y figurèrent quelque temps au-dessous de l'ours, comme trophée de cette victoire. Quatre des chefs furent mis à mort, et une amnistie fut accordée au reste des révoltés. « Les Bernois, dit Zwingle, « comme autrefois Alexandre de Macédoine, ont cc tranché le nœud gordien avec courage et avec « gloire'[14]. » Ainsi pensait le Réformateur zurichois,; mais l'expérience devait lui apprendre un jour que, pour trancher de tels nœuds, il faut une autre épée que celle des d'Erlach et des Alexandre.

Quoiqu'il en soit, la paix était rétablie, et l'on n'entendait plus dans la vallée du Hasli d'autre bruit que ce sublime tumulte que portent au loin le Reichenbach et les cascades qui l'environnent, en versant du haut des monts leurs eaux colossales et écumantes.

Tout en répudiant pour l'Église le bras des bandes helvétiques, il serait insensé de méconnaître les avantages politiques de cette victoire. La noblesse avait cru que la réforme de l'Église porterait atteinte à l'existence même de l'État. On avait la preuve du contraire ; on voyait que quand l'Évangile est reçu par un peuple, il double sa force. La confiance généreuse avec laquelle, à l'heure du danger, on avait placé à la tête des affaires et de l'armée quelques-uns des adversaires de la Réformation, eut les conséquences les plus heureuses. Tous comprirent que la Réforme ne voulait pas effacer tous les souvenirs ; les préjugés se dissipèrent; les haines s'apaisèrent ; l'Évangile rallia peu à peu tous les cœurs; et l'on vit se réaliser cet antique et singulier proverbe, répété si souvent par les amis et les ennemis de la puissante république : Dieu est devenu bourgeois de Berne. »

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FOOTNOTES

[1] Da tregt ein Gtitz den andern in das fhiiwr. (Bulling. Chron., II, p. — Un homme dont l'état était de tondre les troupeaux, et que l'on avait surnommé Giitaseherer (Tondeur

[2] Das wyt und breit ein gross Gescbrey und Wunder gepar. ( Il p. 1.)

[3] J. J. Hottinger, III, p. 414.

[4] Hoc unum tibi dico secretissime. (Haller à Zwingle, 21 janvier 1530.)

[5] Relucet enim in illorum vestitu et habitu nescio quid veteris illius Helvetiœ

simplicitatis. (Hofmeister à Zwingle. Zw. Epp. II, p. 167.)

[6] Audisti nimirum quam se apparent Austriaci ad bel; adversus quos ignoratur.

Suspicantur quidam in Ilelve-tios. (Ecolamp. ad Zw. Epp. II, p. 161.)

[7] Seditiosorum concursus sunt quotidiani. (Zw. Epp. Il, p. 227.)

[8] Nunc, nunc suum Messiam advenisse sperantes.

[9] Ita languet Christus apud nos. (Ibid.)

[10] Dass wir band crGatzen geworfen hin. (Cantique et prière.)

[11] Quid hoc inter tot et tantos venatores robustas? (Zw. Epp. I, p. 233.)

[12] Quam missarn reducem aut violentiam villanorum pati. Malter à Zwingte, 26

octobre.)

[13] Suivant la tradition, ce fut sur la place où se trouve maintenant l'hôtel d'Interlaken.

[14] Bernenses, pro sua dignitate, nodum hune, quemadmodm Alexander Macedo, gordium dissectari. (Zw. Epp. H, P. 241)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV.

Réformation de Saint-Gall. — Réformation à Glaris. — Wesen. —Appenzell. — Les Grisons.— Schaffouse. — Thurgovie. — Rheinthal. — Obstacles à Bâle. — Zèle des bourgeois. — Mariage d'Œcolampade. — Premier mouvement. —Pétition des Réformés La Réformation de Berne fut décisive pour plusieurs cantons. Le même vent qui avait soufflé d'en haut avec tant de force sur la patrie des de Watteville et des Haller, abattit « les idoles dans une grande partie de la Suisse. En beaucoup de lieux, on s'indignait de voir la Réformation arrêtée par la prudence craintive des diplomates; la diplomatie étant rompue à Berne, la lumière longtemps contenue répandit au loin ses rayons.

Vadian, bourgmestre de Saint-Gall, qui avait présidé à la dispute bernoise, était à peine de retour chez lui, que les bourgeois, autorisés par le magistrat, enlevèrent les images de l'église de Saint-Magnus, portèrent à la monnaie une main en argent du saint et l'argenterie de la paroisse, et distribuèrent aux pauvres les espèces qu'on leur donna en échange, répandant comme Marie leur vase de parfums sur la tête de Jésus-Christ. Puis les Saint-Gallois, curieux de dévoiler d'anciens mystères, portèrent la main, dans l'abbaye même, sur des châsses et des croix longtemps offertes à leur adoration ; mais, au lieu de reliques précieuses, ils n'y trouvèrent, ô surprise! que de la poix résine, quelques pièces de monnaie, de petites images de bois, de vieux linges usés, un crâne, une grosse dent, et une coquille d'escargot.

Rome, au lieu de cette noble chute qui signale la fin des grands caractères, tombait au milieu de stupides superstitions, de fraudes honteuses, et des rires ironiques de tout le peuple.

De telles découvertes excitèrent malheureusement les passions de la multitude. Un soir, de méchantes gens voulant effrayer les pauvres religieuses de Sainte-Catherine, qui avaient opposé à la Réforme une résistance opiniâtre, entourèrent le couvent de leurs cris. En vain les nonnes barricadèrent-elles leurs portes ; les murailles furent bientôt escaladées, et le bon vin, les viandes, les confitures et toutes les douceurs peu ascétiques de ces religieuses devinrent la proie de ces mauvais plaisants. Une autre persécution les attendait. Le docteur Schappeler ayant été nommé leur catéchiste, on leur commanda de quitter leurs vêtements monastiques, et d'assister, « vêtues comme « tout le monde, » dit la sœur Wiborath, à ses prêches hérétiques. Quelques-unes embrassèrent la Réforme; mais trente d'entre elles préférèrent l'exil '. Le 5 février 1528, un nombreux synode posa les bases de la constitution de l'église de Saint-Gall.

La lutte fut plus violente à Glaris. Les semences de vérité évangélique que Zwingle y avait répandues n'y avaient guère prospéré. Les membres du gouvernement repoussaient avec anxiété toute innovation, et le peuple aimait mieux « sauter, 282

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle danser, et faire des miracles le verre à la main,» comme dit une ancienne chronique, que de s'occuper de l'Évangile.

Le 15 mars 1528, la Landsgemeinde s'étant prononcée à une majorité de trente-trois voix en faveur de la messe, les partis se dessinèrent avec plus de force ; les images furent brisées à Matt, à Elm, à Bettschwanden ; et chacun restant à l'écart dans sa maison ou dans son village, il n'y eut plus dans le canton ni conseil d'État ni tribunaux. A Schwanden, le ministre Pierre Rumelin avait invité les catholiques à discuter avec lui dans l'église ; mais ceux-ci, au lieu de discuter, firent, tambour en tête, le tour du temple où les Réformés étaient réunis ; et puis, se jetant dans la maison du pasteur, située au milieu du bourg, ils y brisèrent les poêles et les fenêtres. Les Réformés, irrités, prirent leur revanche, et brûlèrent les images. Le 25

avril 1529, on conclut un accord en vertu duquel chacun aurait le choix de la messe ou du prêche.

A Wesen, où Schwitz exerçait avec Glaris la souveraineté, des députés de ce premier canton menaçaient le peuple. Alors des jeunes gens sortirent les images de l'église, les portèrent sur la place, près des bords du lac pittoresque de Wallenstadt, au-dessus duquel s'élèvent les montagnes de l'Ammon et des Sept-Électeurs, et dirent aux idoles» : « Voyez ! ce chemin (celui du lac) conduit à Coire et à Rome ; celui-ci, au sud, à Glaris ; cet autre, à l'ouest, à Schwitz ; et ce quatrième, par l'Ammon, à Saint-Gall. Prenez celui qu'il vous plaira ; mais si vous, ne bougez pas, on vous brûlera! » Après quelques moments d'attente, ces jeunes gens jetèrent au feu les images demeurées immobiles ; et les députés de Schwitz, témoins de cette exécution, s'éloignèrent hors d'eux-mêmes, et remplirent tout leur canton de projets de vengeance, qui ne se réalisèrent que trop.

Dans le canton d'Appenzell, on ouvrit un colloque, auquel on vit tout à coup arriver une troupe de Catholiques-romains, armés de bâtons et de fouets, et criant : « Où sont les prédicants? Nous « les voulons mettre hors du village! » Ces étranges docteurs blessèrent les ministres, et dispersèrent à coups de fouets l'assemblée.

Cependant, sur les huit paroisses dont se composait le canton, six embrassèrent la Réforme ; et les Appenzellois finirent par se partager en deux petits peuples, l'un romain et l'autre réformé.

Dans les Grisons, on proclama la liberté religieuse, on attribua aux communes l'élection des pasteurs, on rasa plusieurs châteaux pour rendre impossible le retour du régime arbitraire, et l'évêque effrayé alla cacher dans le Tyrol ses désirs de vengeance et sa colère. « Les Grisons, disait « Zwingle, avancent de jour en jour.

C'est un « peuple qui pour le courage rappelle les anciens

« Toscans, et pour la candeur les anciens Suisses '. » Schaffhouse, après avoir longtemps « boité des deux côtés, » fit, sur la demande de Zurich et de Berne, enlever sans bruit et sans désordre les images de ses temples. En même temps, la 283

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Réforme envahissait la Thurgovie, la vallée du Rhin, et d'autres bailliages soumis aux cantons. En vain les cantons romains, qui étaient en majorité, pro-testaient-ils :

« Quand il s'agit d'affaires temporelles, répondaient Zurich et Berne, nous ne nous opposons point à la pluralité des votes; « mais la Parole de Dieu ne peut être soumise aux suffrages des hommes. »

Toutes les contrées qui s'étendent sur les bords de la Thur, du lac de Constance et du Rhin supérieur, embrassèrent l'Évangile. Ceux de Mammeren, près de l'endroit où le Rhin sort du lac, jetèrent à l'eau leurs images. Mais la statue de saint Blaise, à ce que rapporte un moine nommé Lang [1], après s'être tenue quelque temps debout, et avoir contemplé les lieux ingrats d'où elle était bannie, traversa le lac à la nage jusqu'à Catahorn, situé sur l'autre rive. Même en se sauvant, la Papauté faisait des miracles.

Ainsi, les superstitions populaires tombaient en Suisse, quelquefois sous les coups d'un peuple passionné. Tout grand développement dans l'histoire provoque une opposition énergique contre ce qui l'a précédé. Il s'y trouve nécessairement un élément agressif, qui doit agir librement et frayer une voie nouvelle. Aux jours de la Réformation, les docteurs attaquaient le Pape ; le peuple attaquait les images. Le mouvement dépassa presque toujours la juste mesure. Pour que l'humanité fasse un pas en avant, il faut que ses éclaireurs en fassent plusieurs. On doit condamner les pas qui vont au-delà, mais il faut en reconnaître la nécessité. Ne l'oublions pas dans l'histoire de la Réformation, et surtout dans celle de la Suisse.

Zurich était réformé, Berne venait de l'être; il restait encore à gagner Bâle, pour que les grandes villes de la Confédération fussent toutes gagnées à la foi évangélique.

La réformation de cette studieuse cité fut la conséquence la plus importante de celle de la belliqueuse Berne.

Il y avait six ans que l'Évangile était prêché à Bâle. Le doux et pieux Œcolampade attendait toujours des temps plus heureux. « Les ténèbres, disait-il, vont se retirer devant les rayons de la vérité '[1]. » Mais son attente était vaine. Une triple aristocratie, le haut clergé, les nobles et l'Université, arrêtaient le libre développement des convictions chrétiennes. C'était la bourgeoisie qui devait être appelée à faire triompher à Bâle la cause de la Réforme [2]. Malheureusement le flot populaire ne sait rien envahir sans y jeter quelque écume.

L'Évangile avait, il est vrai, plusieurs amis dans les conseils; mais, hommes de tiers parti, ils louvoyaient à l'instar d'Érasme, au hed de voguer droit au but: On ordonnait « la pure prédication de la Parole de Dieu, » mais en stipulant qu'elle devait être « sans luthéranisme. » Le vieux et pieux évêque Utenheim, retiré à Bruntrut, soutenu par deux domestiques, se rendait chaque jour en chancelant à l'église, pour y célébrer la messe, d'une voix cassée. Gundelshein, ennemi de la Réforme, lui succéda bientôt; et le 23 septembre, suivi de plusieurs exilés et d'une 284

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle suite de quarante chevaux, il fit une entrée triomphale à Bâle, se proposant de tout y remettre sur l'ancien pied. Aussi Œcolampade, effrayé, écrivit-il à Zwingle : u Notre cause tient à un fil !»

Mais les bourgeois dédommagèrent la Réformation des dédains des grands, et des terreurs qu'inspirait le nouvel évêque. Ils organisèrent des repas de cinquante et de cent convives; et Œcolampade vint, avec ses collègues, s'asseoir à ces tables du peuple, où des acclamations énergiques saluaient de vivat répétés l'œuvre de la Réformation. Bientôt même le Conseil parut pencher du côté de l'Évangile. Vingt jours de fête furent retranchés, et il fut permis aux prêtres delle pas dire la messe.

«C'en est fait de Rome! » s'écriait-on. Mais Œcolampade, branlant la tête, disait :

« Je crains qu'à force de vouloir s'asseoir à la fois sur l'une et l'autre chaise, Bâle ne tombe finalement entre deux '. [4]»

Ce fut à cette époque qu'il revint de la dispute de Berne. Il arriva pour fermer les yeux à sa pieuse mère. Puis le Réformateur se vit seul, succombant sous le poids des soucis publics et domestiques; car sa maison était ouverte à tous les chrétiens fugitifs. « J'épouserai une Monica [5], avait-il dit souvent, ou je resterai célibataire.

« Regarde à l'ordonnance de Dieu, et non à la mine renfrognée des hommes. » Cela n'empêcha pas le malin Érasme de s'écrier : « On appelle l'affaire de Luther une tragédie ; moi je dis que c'est une comédie, car chaque péripétie du « drame est marquée par un mariage. » Cette plaisanterie a été souvent répétée; longtemps il a été de mode d'expliquer la Réformation par le désir des princes d'avoir les biens de l'Église, et le goût des prêtres pour le mariage. Cette méthode vulgaire est maintenant stigmatisée par les meilleurs controversistes romains, comme « la preuve d'un « esprit singulièrement étroit. » « La Réformation est provenue, ajoutent-ils, d'un zèle véritable et chrétien, quoique peu éclairé [6]. »

Le retour d'Œcolampade eut pour Bâle des conséquences plus importantes encore que pour lui-même. La dispute de Berne y causa une immense sensation. « Berne, la puissante « Berne se réforme!... » On se le communique, on se le répète : « Quoi donc!

l'ours farouche est sorti de sa tanière... il cherche en tâtonnant les rayons du soleil...

et Bâle, la ville des lumières, Bâle, la cité adoptive d'Érasme et d'Œcolampade, Bâle demeure dans les ténèbres!... »

Le vendredi saint (Io avril t 528), à l'insu du Conseil et d'Œcolampade, cinq ouvriers, de la tribu des fileurs, entrent dans l'église de Saint-Martin, qui était celle du Réformateur, et où la messe était déjà abolie, et en enlèvent toutes les « idoles. »

Puis, trois jours après, le lundi de Pâques, vingt-quatre bourgeois emportent, après le sermon du soir, toutes les image de l'église des Augustins.

C'en était trop : voulait-on donc faire sortir Bâle et ses Conseils de ce juste milieu où jusqu'à cette heure ils s'étaient si sagement tenus ? Le Conseil s'assembla en toute 285

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle hâte le mardi matin, et fit jeter en prison les cinq fileurs de soie ; mais les bourgeois étant intervenus, ou relâcha les prisonniers, et l'on supprima même les images dans cinq églises. Ces demi -mesures suffirent pour quelque temps.

Tout à coup l'incendie éclata avec plus de violence. On prêchait à Saint-Martin et à Saint-Léonard contre les abominations de la cathédrale; et à la cathédrale, on appelait les Réformés « des hérétiques, des vauriens, des misérables '. » Les Papistes célébraient messe sur messe. Le bourgmestre Meyer, ami de la Réforme, avait avec lui la majorité du peuple; le bourgmestre Meltinger, chef intrépide des partisans de Rome, dominait dans les Conseils. Une collision devenait inévitable. «

L'heure fatale s'approche, dit Œcolampade, « terrible pour les ennemis de Dieu '.

[7]»

Le mercredi 23 décembre, deux jours avant Noël, trois cents citoyens, de toutes les tribus, hommes pieux et honnêtes, se rassemblaient à la maison de la tribu des jardiniers, et y rédigeaient une supplique au Sénat. Pendant ce temps, les amis de la Papauté, qui habitaient surtout le Petit-Bâle et le faubourg Saint-Paul, se mirent sous les armes, opposant l'épée et la lance aux bourgeois réformés, au moment où ceux—ci portaient au Conseil leur requête, et s'efforcèrent, mais inutilement, de leur barrer le chemin.

Le bourgmestre Meltinger refusa fièrement de recevoir la supplique, et somma les bourgeois, sur la foi de leur serment civique, de retourner dans leurs maisons. Mais le bourgmestre Meyer la prit, et le Sénat en ordonna la lecture. « Honorés, sages « et gracieux seigneurs, y était-il dit, nous, vos « obéissants concitoyens des tribus, nous nous « adressons à vous comme à des pères bien -aimés, auxquels nous sommes

'prêts à obéir, au « péril de nos biens et de notre vie. Prenez à « cœur la gloire de Dieu; rendez la paix à la ville; « obligez tous les prédicateurs du Pape à discuter «

franchement avec les ministres. Si la messe est « vraie, nous la voulons dans nos églises; mais si elle est une abomination devant Dieu, pour« quoi, pour l'amour des prêtres, attirerions-nous sur nous et sur nos enfants sa terrible colère?»

Ainsi parlaient les bourgeois de Bâle. Il n'y avait rien de révolutionnaire ni dans leur langage ni dans leur démarche. Ils voulaient le bien avec décision, mais' avec calme. Tout pouvait encore se passer avec ordre et bienséance. Mais ici commence une période nouvelle : le navire de la Réforme va entrer dans le port, mais non sans avoir traversé de violents orages.

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FOOTNOTES

[1] J. Hottinger, III, p. 426.

[2] 1 Sperabam cairn tenebras veritatis radio cessuras tandem. (Zw. Epp. II, p. 136.) 286

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[3] Major pars civitatis cluse tato corde dolet, tantis nos dissidiis laborare. (Ibid.)

[4] Vereorque ne dum semper utraque sella sedere velit, utraque excludatur aliquando. (Zw. Epp. H, p. 157.)

[5] Nom de la mère de S. Augustin.

[6] Voir la Symbolique catholique romaine de Meehler d’un des écrits les plus importants que Rome ait produits depuis Bossuet), soit dans la préface, soit dans le corps de l'ouvrage.

[7] Schelmen und Buben. Bülling. Ch. II, p. 36.

287

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE V.

On prend les armes. — Demi-mesure rejetée. — Nouvelle proposition. — Une nuit de terreur. — Les idoles brisées dans la cathédrale. — L'heure du vertige. — Le petit Bâle.

Légalisation de la Réforme. — Érasme quitte Bâle. — Transformation. — Révolution et Réformation.

Ce furent les partisans de l'Évêque qui sortirent les premiers de la voie légale.

Pleins de terreur; en apprenant qu'on attendait des médiateurs de Zurich et de Berne, ils couraient çà et là dans la ville, assuraient qu'une armée autrichienne venait à leur aide, et montaient des pierres dans leurs maisons. Alors les Réformés firent de même. L'émeute grossit d'heure en heure ; et, dans la nuit du 25 au 26

décembre, les Papistes se trouvèrent tous sous les armes; on comptait même dans leurs rangs quelques prêtres, l'arquebuse à la main.

A peine les Réformés l'ont-ils appris, que quelques-uns d'entre eux parcourent en hâte les rues, heurtent aux portes et réveillent leurs amis, qui, sautant hors de leurs lits, saisissent leurs mousquets et courent à l'abbaye des Jardiniers, rendez-vous des partisans de la Réforme. Ils furent bientôt au nombre de trois mille.

Les deux partis passèrent la nuit sous les armes. A chaque moment la guerre civile, et, ce qui est pis encore, la guerre des foyers, pouvait éclater. Enfin, on convint que l'un et l'autre parti nommerait des délégués pour traiter de cette affaire avec le Sénat. Les Réformés choisirent trente hommes de grande considération, de cœur, de foi et d'expérience, qui s'établirent à l'abbaye des Jardiniers. Les partisans de l'ancienne foi choisirent aussi une commission, mais moins nombreuse et moins respectable, qui se fixa à l'abbaye des Poissonniers. Le Conseil était constamment en séance. Toutes les portes de la ville, à l'exception de deux, étaient fermées ; partout on avait placé de fortes gardes. Des députés de Lucerne, d'Uri, de Schaffouse, de Zug, de Schwitz, de Soleure, de Mulhouse, de Strasbourg, arrivaient successivement; l'agitation et le trouble croissaient d'heure en heure.

Il fallait sortir d'une crise aussi violente. Le Sénat, fidèle à ses idées de juste milieu, arrêta que les prêtres continueraient à célébrer la messe, mais que tons, prêtres et ministres, devraient prêcher la parole de Dieu, et à cet effet s'assembleraient une fois par semaine pour conférer sur les saintes Écritures. Puis on réunit les Luthériens dans l'église des Franciscains, les Papistes dans celle des Dominicains.

Le Sénat se rendit d'abord dans la première, où se trouvaient plus de deux mille citoyens. A peine le secrétaire y eût-il lu l'ordonnance, qu'une grande agitation se manifesta : « Cela ne se fera pas [1]! » s'écria un homme du peuple. — «Nous ne permettrons plus la messe, non pas même une seule ! » s'écria un autre. Et tous de répéter : « Point de messe ! point de messe ! Plutôt mourir [2]! »

288

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le Sénat s'étant alors rendu dans l'église des Dominicains, tous les Catholiques, au nombre de six cents, parmi lesquels se trouvaient plusieurs domestiques étrangers, s'écrièrent : « Nous sommes prêts à donner notre vie pour la messe ! Nous le jurons !

nous le jurons! répétaient-ils la main levée. Si l'on rejette la messe, aux armes! aux armes [3]! » Le Sénat se retira plus embarrassé que jamais.

Trois jours après, on réunit de nouveau les deux partis. Œcolampade monta en chaire: « Soyez doux et traitables, a dit-il. Il paria avec tant d'onction, que quelques-uns étaient près de fondre en larmes [4]. L'assemblée se mit en prière; puis elle déclara qu'elle acceptait une nouvelle ordonnance, en vertu de laquelle, quinze jours après Pentecôte, il y aurait une dispute publique, ou l'on ne pourrait se servir que d'arguments tirés de la parole de Dieu; qu'après cela le peuple voterait pour ou contre la messe, que la majorité en déciderait ; et qu'en attendant la messe ne serait célébrée que dans trois temples, bien entendu pourtant que l'on n'enseignerait rien contre la sainte Écriture.

La minorité romaine rejeta ces propositions :« Râle, dit-elle, n'est pas comme Berne et Lurich : ses revenus viennent en grande partie de pays opposés à la Réformation!

» Les prêtres ayant refusé de se rendre aux conférences hebdomadaires, on les suspendit; et pendant quinze jours il n'y eut ni sermon ni messe à la cathédrale et aux églises de Saint-Ulrich, de Saint-Pierre et de Saint-Théodore.

Ceux qui demeuraient fidèles à Rome résolurent de faire une défense intrépide.

Meltinger fit monter Sébastien Müller dans la chaire de Saint-Pierre, qui lui avait été interdite; et ce prêtre violent lança contre la Réforme les sarcasmes les plus injurieux, tellement que quelques Évangéliques, présents au prône, furent insultés et presque assommés.

Il fallait sortir Bâle de ce mauvais pas, et porter un coup décisif. « Souvenons-nous de notre liberté, dirent les bourgeois réformés, et de ce que nous devons à la gloire de Christ, à la justice publique, et à notre postérité [5]. » Ils demandèrent que les ennemis de la Réformation, parents ou amis des prêtres, qui étaient la cause de tous ces délais et de tous ces troubles, ne siégeassent plus dans le Conseil, jusqu'à ce que la paix fût rétablie. C'était le 8 février; le Conseil annonça qu'il rendrait réponse le lendemain.

A six heures du soir, douze cents bourgeois étaient rassemblés sur le marché aux grains. Ils commencèrent à craindre que le délai demandé par le Sénat ne cachât un complot. « Il nous « faut, dirent-ils, une réponse aujourd'hui même. » Le Sénat se réunit en toute hâte.

Dès lors tout prit dans Bâle une attitude menaçante. De fortes gardes furent placées par la bourgeoisie dans les abbayes des diverses tribus ; des hommes armés firent la patrouille dans les rues et bivaquèrent sur les places publiques, pour prévenir les 289

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle machinations des adversaires [6]'; on tendit les chaînes; on alluma des flambeaux; ou _planta au milieu des rues des arbres résineux, dont les flammes vacillantes dissipaient çà et là les ténèbres; on pointa six pièces de canon près de l'hôtel de ville, et l'on occupa lei portes de la ville, l'arsenal et les tours. Bâle était en état de siège.

Il n'y avait plus d'espoir pour le parti romain. Le bourgmestre Meltinger, cet homme intrépide, l'un des héros de Marignan, où il avait conduit huit cents hommes au combat, perdit courage. Il gagna de nuit les bords du Rhin, avec son gendre le conseiller Eglof d'Offenbourg, entra, sans être vu, dans un petit bateau, et descendit rapidement le fleuve, à travers les brouillards et l'obscurité [7]; d'autres membres du Conseil s'échappèrent de même.

Ceci donna lieu à de nouvelles alarmes. « Craignons leurs secrètes pratiques, disaient les Réformés; peut-être, vont-ils chercher ces Autrichiens dont ils nous ont si souvent menacés ! » Les bourgeois effrayés apportèrent de toutes parts des armes, et, au point du jour, ils avaient deux mille hommes sur pied. Les rayons du soleil levant éclairèrent cette multitude, décidée, mais calme.

Il était midi ; le Sénat n'avait rien conclu ; l'impatience des bourgeois ne pouvait plus se contenir. Ils détachèrent quarante hommes pour visiter les postes. Cette patrouille, passant devant la cathédrale, y entra ; et l'un des bourgeois, poussé par la curiosité, ouvrit avec sa hallebarde une armoire, où l'on avait caché des images ; l'une d'elles tomba, et se rompit en mille pièces sur les dalles [8]. La vue des débris de l'idole anima les bourgeois, qui se mirent à, faire tomber, l'une après l'autre, toutes les images cachées en ce lieu. Aucune ne résista; pieds, têtes, mains, tout s'entassait pêle-mêle devant les hallebardiers. « Je m'étonne fort, dit Érasme, qu'elles n'aient fait aucun miracle pour se sauver; jadis les saints ont fait de fréquents prodiges pour de bien moindres offenses [9] » Quelques prêtres accoururent, et la patrouille se retira.

Cependant le bruit s'étant répandu qu'il y avait du tumulte dans cette église, trois cents hommes vinrent au secours des quarante. « Pourquoi, disaient-ils, ménagerions-nous des idoles qui allument les flammes de la discorde? » Les prêtres alarmés avaient fermé les portes du sanctuaire, tiré les verrous, fait des barricades, et tout préparé pour soutenir le siège. Mais ces bourgeois, dont les délais du Conseil avaient poussé à bout la patience, se jettent, en arrivant, contre l'une des 'portes du temple; elle cède à leurs coups, et ils se précipitent alors dans la cathédrale. L'heure du vertige est arrivée. On ne sait plus qui sont ces hommes brandissant leurs épées, agitant leurs hallebardes, poussant des cris redoutables : si ce sont des Vandales ou de fervents serviteurs de Dieu, animés du zèle qui enflammait jadis les prophètes et les rois d'Israël. Quoi qu'il en soit, il y avait égarement, puisque le pouvoir public peut seul intervenir dans les réformes publiques. Les images, les autels, les tableaux, tout est renversé et brisé.

290

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les prêtres, qui se sont enfuis dans la sacristie et s'y tiennent cachés, tremblent de tous leurs membres, au bruit terrible que font en tombant les saintes décorations.

L'œuvre de destruction s'accomplit, sans qu'aucun d'eux ait osé chercher à sauver les objets de son culte, ni fait la moindre remontrance au peuple. On entasse les débris sur les places, on y met le feu; et les bourgeois, armés et debout, se réchauffent, en cette nuit rigoureuse, à la flamme qui pétille Les sénateurs épouvantés accourent; ils veulent interposer leur autorité et apaiser le tumulte; mais autant vaudrait commander à la tempête. Les citoyens enthousiasmés jettent à leurs magistrats ces paroles superbes : « Ce que vous n'avez pas « su faire dans trois années, nous l'achèverons en « une heure »[11]

En effet, la colère du peuple ne se borne pas à la cathédrale. Il respecte toute propriété particulière mais il se jette sur les églises de Saint-Pierre, de Saint-Ulrich, de Saint-Alban, des Dominicains; et, dans tous ces temples, les « idoles » tombent sous les coups de ces honnêtes citoyens bâlois, qu'un feu extraordinaire embrase.

Déjà on s'apprête à passer le pont pour se rendre au petit Bâle, dévoué_ à la cause de la Papauté. Les habitants, pleins d'alarme, demandent qu'on leur permette d'enlever eux-mêmes les images; et en toute hâte ils les transportent, tristement, dans les chambres supérieures de l'église, espérant les remettre plus tard en place.

On ne s'en tient pas à ces énergiques démonstrations; les plus échauffés parlent de se rendre à l'hôtel de ville, et de contraindre le Sénat à accéder aux vœux du peuple ; mais le bon sens de la majorité fait justice de ces crieurs, et arrête leurs coupables pensées.[12]

Les sénateurs sentirent alors qu'il fallait imprimer à ce mouvement populaire le sceau de la légalité, et changer ainsi une révolution tumultueuse en une durable réformation [13]. La démocratie et l'Évangile furent à la fois établis dans Bâle. Le Sénat, après une heure de délibération, accorda qu'à l'avenir les élections aux deux Conseils ne se feraient point sans la participation de la bourgeoisie ; que dès ce jour la messe et les images seraient abolies dans tout le canton, et que, dans toutes les délibérations qui intéresseraient la gloire de Dieu ou le bien de l'État, on prendrait l'avis des tribus. Le peuple, heureux d'avoir obtenu ces conditions, qui assuraient sa liberté politique et religieuse, retourna joyeux dans ses maisons. C'était la fin du jour [14].

Le lendemain, mercredi des Cendres, on voulait partager entre les pauvres, comme bois de chauffage, les débris des autels et des autres ornements d'église. Mais ces malheureux, avides de ces décombres, s'étant mis à se les disputer, on en fit de grandes piles sur la place de la cathédrale, et l'on y mit le feu. « Les idoles, dirent «

quelques plaisants, célèbrent vraiment aujourd'hui leur mercredi des Cendres! » Les amis de la Papauté détournaient avec horreur leurs regards de ce spectacle sacrilège, et versaient, dit Œcolampade, des larmes de sang. « Ainsi sévit-on contre 291

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle les idoles, ajoute ce Réformateur, et la messe « en mourut de douleur [15]. » Le dimanche suivant, on chanta des psaumes en allemand dans toutes les églises, et le 18 février on publia une amnistie générale.

Tout avait changé dans Bâle.. Les derniers étaient devenus les premiers; les premiers devenaient les derniers. Tandis qu'Œcolampade, qui peu d'années auparavant était entré dans cette ville comme un étranger, sans ressource et sans pouvoir, se voyait élevé à la première place de l'Église, le puissant Érasme, troublé dans cette retraite studieuse du fond de laquelle il dictait depuis tant d'années au monde lettré ses ordres souverains, se voyait appelé à descendre dans une bruyante arène. Mais ce roi des écoles n'avait point envie de déposer son sceptre devant le peuple souverain. Depuis longtemps il détournait la tête quand il rencontrait Œcolampade, qu'il avait tant aimé. D'ailleurs il craignait, en restant à Bâle, de se compromettre auprès de ses protecteurs. « Le torrent, dit-il, qui se cachait sous terre, a « jailli avec impétuosité, et exerce d'affreux ravages [16]. Ma vie est en danger.

Œcolampade possède toutes les églises. On me crie continuellement aux oreilles ; on m'assiège de lettres, de caricatures, de pamphlets. C'en est fait, je me décide à quitter Bâle. Seulement, partirai-je ou non en cachette? L'un est plus honnête, l'autre « est plus sûr. »

Voulant mettre autant que possible en accord son honnêteté et sa prudence, Érasme demanda au batelier avec lequel il devait descendre le Rhin, de partir d'un endroit peu fréquenté. Le Sénat s'y opposa, et le timide philosophe dut entrer dans la barque amarrée près du grand pont, alors couvert d'une foule de peuple. Il descendit le Rhin saluant d'un triste adieu cette ville qu'il avait tant aimée, et se retira à Fribourg en Brisgau, avec plusieurs savants.

De nouveaux professeurs furent appelés pour remplir les chaires vacantes de l'Université, en particulier Oswald Myconius, Phrygio, Sébastien Munster et Simon Grynéus. En même temps, on publia un ordre ecclésiastique et une confession de foi, l'un des documents les plus précieux de cette époque.

Ainsi une grande transformation s'était opérée sans qu'une goutte de sang eût été répandue. La Papauté était tombée dans Bâle, en dépit de la puissance séculière et de la puissance spirituelle. « Le coin du Seigneur, dit Œcolampade, planté « dans le bois, a fendu ce mauvais nœud [17]. »

On ne peut cependant s'empêcher de reconnaître que la Réformation de Bâle peut donner lieu à de sévères reproches. Luther s'était élevé contre la puissance populaire. « Quand le peuple dresse l'oreille, avait-il dit, ne sifflez pas trop fort.

« Mieux vaut encore souffrir de la part d'un tyran, c'est-à-dire du roi, que de la part de mille tyrans, c'est-à-dire du peuple. » Aussi a-t-on reproché au Réformateur allemand de n'avoir connu d'autre politique que le servilisme de la féodalité.

292

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Peut-être, quand il s'agit de la Réformation suisse, fera-t-on le reproche contraire, et verra-t-on en particulier dans la Réforme de Bâle une révolution.

La Réformation .devait revêtir le caractère des pays où elle s'accomplissait : en Allemagne, être monarchique, et en Suisse, républicaine. Néanmoins, en religion comme en politique, il y a une grande différence entre réformation et révolution.

Le christianisme ne veut, ni dans l'une ni dans l'autre de ces sphères, le despotisme, la servitude, la stagnation, les pas rétrogrades, ni la mort. Mais en demandant le progrès, il veut qu'il s'accomplisse par réformation, et non par révolution.

La réformation opère par la puissance de la parole, de la doctrine, de la culture, de la vérité; tandis que la révolution, ou plutôt la révolte, opère par la puissance de l'émeute, du glaive et du bâton.

Le christianisme procède par l'homme intérieur; et les chartes elles-mêmes, si elles sont seules, ne sauraient le satisfaire. Saris doute les constitutions politiques sont l'un des bienfaits de notre siècle; mais il ne suffit pas que les garanties soient couchées sur des parchemins, il faut qu'elles soient écrites dans les cœurs, et garanties par les mœurs elles-mêmes.

Tels étaient les principes des Réformateurs suisses; tels furent ceux de la Réforme bâloise, et c'est ce qui la distingue d'une révolution.

Il y eut, il est vrai, quelques excès. Jamais peut-être une réformation ne s'opéra parmi les hommes sans quelque mélange de révolution. Mais c'étaient bien pourtant des doctrines qui étaient en cause à Bâle : ces doctrines avaient bien agi sur les convictions morales et sur la vie du peuple ; le mouvement s'était fait au dedans avant qu'il ne se montrât au dehors. Il y a plus : la Réformation ne se contenta pas d'ôter elle donna bien plus encore; et, loin de se borner à détruire, elle répandit sur tout le peuple de riches bénédictions [18].

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FOOTNOTES

[1] Quidam e plebe clamitabat : Hoc non flet ! (Zw. Epp. p. 255.)

[2] Nos 'plane ea non feremus, aut moriemur omnes. (Ibid.)

[3] At altera pars minitabat prœlia, si missam rejicerent. (Ib.)

[4] Ut nemo non commoveretnr, et profecto fere t'ai lacrymas excussisset. (Ibid.)

[5] Cogitans quid gloria Christi, quid justitiœ publicae, quidque posteritati suœ

deberet. (OEcolampas Capitoni. Msc. de Zurich.)

[6] Ne quid forte ab adversariis insidiarum strueretur. (Ibid.) 293

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[7] Clam consceusa navicula, fuga, nescio senatu, elapsus est. (Ibid.)

[8] Cum balpardis quasi per ludum aperirent irmarium idolorum, unumque idolum educerent. (Ibid.)

[9] Erasmi Opp., p. 291.

[10] Lignis imaginum usi sunt vigiles, pro arcendo frigore nocturno. (Msc. de Zurich.)

[11] De quo vos per triennium deliberastis, nihil efficientes, nos intra horam mune absolvemus. (OEcol. Capit. Msc. de Bâle.)

[12] Nulli enim vel ()holm abstulerunt. (OEcol. Capitoni. Msc. de Bâle.)

[13] Cedendum plebi. (Ibid.)

[14] His conditionibus plebs lœta, domum rediit,sub ipsum noctis crepusculum.

(OEcolamp. Capitoni. Msc. de Zurich.)

[15] Ita sœvitum est in idola, ac missa prœ dolore expiravit. (Ibid.)

[16] Basilicœ torrens quidam, qui sub terra labebatur, subito erumpens (Er. Epp.

ad Pirkheimer,, juillet 1529.)

[17] Mato nodo suus cuneus obvenir. (0Ecol. Capit.)

[18] Hagenbach, Vorlesungen, II, p. 125, ace.

294

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI.

Mission de Farel. —Farel à Lausanne. — Morat. — Neuchâtel. —Farel prêche à Serrière. — Il entre à Neuchâtel. —Les moines. — Prédication de Farel. — La Papauté à Neuchâtel. — Les chanoines et les moines se coalisent. — Farel dans le Vully. —

L'évêque de Bâle. — Placards à Neuchâtel. — Farel dans la chapelle de l'hôpital. — La députation de Berne.

Le contrecoup de la dispute de Berne avait fait tomber la Papauté dans une partie considérable de la Suisse allemande. Il se fit de même sentir dans plusieurs églises de la Suisse française situées au pied du Jura, ou semées au milieu des sapins, sur ses hautes vallées, et qui avaient montré jusqu'à cette heure le plus entier dévouement au pontife romain.

Fard, voyant l'Évangile établi dans les lieux où le Rhône jette dans le cristal du Léman ses eaux sablonneuses, portait ailleurs ses regards. Berne le secondait. Cet État, qui possédait en commun avec Fribourg les bailliages de Morat, d'Orbe, de Grandson, et qui avait des alliances avec Lausanne, Avranches, Payerne, Neuchâtel, Genève, comprenait que son intérêt et sou devoir l'appelaient également à faire prêcher l'Évangile à ses alliés et à ses sujets. Il autorisa Farel à l'y porter, sous la réserve toutefois du consentement des gouvernements respectifs.

Un jour donc, se dirigeant vers Morat, Farel arriva au pied de ces tours et de ces créneaux qu'avaient attaqués, à trois reprises, les armées de Conrad le Salique, de Rodolphe de Habsbourg et de Charles le Téméraire, et y prêcha l'Évangile. Bientôt les amis de la Réforme y furent en grand nombre. Une votation générale s'étant néanmoins prononcée en faveur du Pape, Farel se rendit à Lausanne.

Repoussé d'abord par l'évêque et son clergé, il reparut bientôt muni d'une lettre des seigneurs de Berne. « Nous vous l'envoyons, disaient leurs

« Excellences aux autorités de la ville, pour défendre sa cause et la nôtre. Permettez qu'on vous prêche la Parole de Dieu, et prenez garde que l'on ne touche à un cheveu de sa tête. »

Grand trouble dans les Conseils. Placés entre Berne et l'évêque, que feront ils? Le Conseil des Vingt-Quatre, trouvant l'affaire forte grave, convoqua le Conseil des Soixante; et celui-ci s'étant excusé, on assembla, le i4 novembre 1529, le Conseil des Deux-Cents. -- Mais les Deux-Cents renvoyèrent à leur tour l'affaire au Petit-Conseil. Personne n'en voulait. Les Lausannois se plaignaient fort, il est vrai, des saints personnages de leurs CHAPITREs, dont la vie n'était, disaient-ils, qu'une longue orgie. Mais quand leurs regards s'arrêtaient sur le visage austère de la Réforme, ils s'épouvantaient encore plus. D'ailleurs, comment ôter à Lausanne son évêque, sa cour et ses dignitaires? Quoi! plus de pèlerins dans les temples ; plus de 295

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle plaideurs devant les justices ecclésiastiques; plus d'acheteurs dans les carrefours, ni de joyeux convives dans les tavernes !... Lausanne, veuve et désolée, ne verrait plus ce concours bruyant de peuple, qui fait à la fois sa richesse et sa gloire! Mieux vaut encore des désordres qui enrichissent, qu'une Réforme qui appauvrit. Farel dut s'en aller une seconde fois.

Il revint à Morat; et bientôt la Parole y gagna les cœurs. Les jours de fête, on voyait les routes de Payerne et d'Avanches se couvrir de joyeuses compagnies, qui se disaient en riant : « Allons à « Morat entendre les prêcheurs! » et s'exhortaient malignement, le long du chemin, à ne pas tomber dans les filets de l'hérésie. Mais le soir tout était changé. Saisis par la main forte de la vérité, ces mêmes gens revenaient les uns pensifs, les autre discutant avec vivacité les doctrines qu'ils avaient entendues. Le feu pétillait dans toute cette contrée, et lançait dans tous les sens de longues gerbes de lumière. C'était assez pour Farel ; il lui fallait de nouvelles conquêtes.

A peu de distance de Morat, se trouvait l'une des forteresses de la Papauté, le pays de Neuchâtel. Jeanne de Hochberg, qui avait hérité de ses pères cette principauté, avait épousé, en 1504, Louis d'Orléans, duc de Longueville. Ce seigneur français ayant soutenu le roi de France, en 1512, dans sa guerre contre les Suisses, les Cantons avaient pris possession de Neuchâtel ; mais ils l'avaient rendu à sa veuve en 1529.

Peu de pays devaient présenter des difficultés plus grandes à l'audacieux Réformateur. La princesse de Longueville résidant en France près de François r, femme de cour, vaine, prodigue, toujours endettée, et ne se souvenant de Neuchâtel que comme d'une ferme qui devait lui rapporter un bon revenu, était dévouée au Pape et à la Papauté. Douze chanoines et plusieurs prêtres et chapelains y formaient un clergé puissant, à la tête duquel se trouvait le prévôt Olivier de Hochberg, frère naturel de la princesse. Des auxiliaires pleins de zèle flanquaient ce corps de bataille. C'étaient, d'un côté, l'abbaye de Prémontrés de Fontaine-André, à trois quarts de lieue de la ville, dont les moines, après avoir, an douzième siècle, défriché le pays de leurs propres mains ', étaient devenus, peu à peu, de puissants seigneurs; et de l'autre, les religieux bénédictins de l'île Saint-Jean, dont l'abbé, dépossédé par les Bernois p s'était réfugié, plein de haine et de vengeance, dans son prieuré de Courcelles.

Les Neuchâtelois avaient un grand respect pour les droits anciens, et l'on pouvait facilement en profiter, vu l'ignorance générale, pour maintenir les innovations de la Papauté. Les chanoines y prenaient peine. Aux enseignements de l'Évangile, ils substituaient des pompes et des spectacles. Le temple, situé sur un rocher escarpé, était rempli d'autels, de chapelles, d'images de saints; et la religion, descendant de 296

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle ce sanctuaire, courait les rues, et s'y travestissait en drames et en mystères, entremêlés d'indulgences, de miracles et de débordements '[1].

Cependant les soldats neuchâtelois, qui avaient fait avec l'armée bernoise la campagne de 1529, rapportèrent dans leurs foyers le plus vif enthousiasme pour la cause évangélique. Par une froide journée d'hiver, vers la fin de cette même année, un frêle bateau, parti de la rive méridionale du lac, du côté de Morat, portant un Français de pauvre apparence, cinglait au nord vers la rive neuchâteloise. Farel, car c'était lui, avait appris que le village de Serrières, situé aux portes de Neuchâtel, dépendait, pour le spirituel, de la ville évangélique de Bienne, et que le curé du lieu, Émer Beynon, « avait quelque goût pour « l'Évangile. » Aussitôt son plan de campagne avait été dressé. Il se présente à maître Émer : celui-ci le reçoit avec joie; mais que faire? car il y avait défense que Fard prêchât en église quelconque du comté... Le pauvre curé crut tout concilier en permettant à Farel de monter sur une pierre dans le cimetière, et de prêcher ainsi au peuple, le dos tourné à l'église [2].

Grande rumeur dans Neuchâtel. D'un côté, le gouvernement, les chanoines et les prêtres criaient à l'hérésie; mais de l'autre, « aucuns de Neuchâa tel, auxquels Dieu avait donné connaissance de la vérité [3], » accouraient à Serrières. Bientôt ceux-ci ne purent se contenir. « Venez, dirent« ils à Farel, et prêchez- nous dans la ville même. »

C'était au commencement de décembre. On entra par la porte du château, et laissant le temple à gauche, sur la hauteur, on passa devant les maisons des chanoines, et on descendit dans les rues étroites qu'habitaient les bourgeois.

Parvenu à la croix du marché, Farel monta sur une plate-forme, et s'adressa à la foule qui accourait de toutes les rues voisines, tisseurs de laine, vignerons, agriculteurs, peuple honnête ayant plus de cœur que d'imagination. L'apparence du prêcheur était grave, son discours énergique, sa voix comme celle du tonnerre ; ses yeux, sa figure, ses gestes, tout annonçait en lui un homme plein d'intrépidité. Le peuple, accoutumé à courir les rues après les baladins, fut saisi par sa parole puissante. « Farel fit un sermon d'une si grande efficace, dit un manuscrit, qu'il gagna beaucoup de monde [4]. »

Cependant quelques moines à la tête rase [5], s'étant glissés parmi le peuple, cherchaient à l'exciter contre le prédicateur hérétique. « Assommons« le, » disaient quelques-uns; « à l'eau, à l'eau! » criaient d'autres, en s'avançant pour plonger Farel dans une fontaine qui se trouve encore à l'endroit où il prêchait. Mais le Réformateur demeura ferme.

A cette première prédication en succédèrent plusieurs. Pour le missionnaire, toute place était un temple ; toute pierre, tout banc, toute plate-forme était une chaire.

Les vents froids et les neiges de décembre auraient dû retenir les Neuchâtelois autour de leurs foyers; « les chanoines faisaient de vigoureuses défenses [6]; »

297

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle partout on voyait s'agiter « les têtes rases, » suppliant, menaçant, glapissant, tonnant... Mais tout était inutile. A peine voyait-on arrêté quelque part cet homme de petite stature, au teint pâle et brûlé du soleil, à la barbe rousse et mal peignée, à l'œil de feu, aux traits expressifs, que, malgré les moines, le peuple s'attroupait autour de lui; car c'était la parole de Dieu qui sortait de ses lèvres [7]. Tous les yeux étaient fixés sur le ministre, les bouches béantes, les oreilles tendues; on dévorait ses paroles'[8]... Et à peine avait-il parlé, que cette multitude croyait, comme si elle n'eût eu qu'une seule âme. « Oh! Œuvre admirable de Dieu! » s'écrie-t-il lui-même'[9].

La parole de Dieu emportait la place comme du premier assaut, et, renversant des inventions que Rome avait mis des siècles à composer, s'établissait triomphante sur les ruines des traditions humaines. Il semblait à Farel voir Jésus - Christ lui—

même se promener en esprit au milieu de cette foule, ouvrir les yeux de ces aveugles, toucher ces cœurs endurcis, et opérer des merveilles [10]... Aussi, à peine était-il de retour dans son humble demeure, que, d'un cœur ému, il écrivait à ses amis : «

Frères, rendez grâces avec moi au Père des miséricordes, de ce qu'il fait reluire sa faveur à ceux qu'accablait une pesante tyrannie ! » Et, se prosternant, il adorait [11].

Pendant ce temps, que faisaient à Neuchâtel les adhérents du Pape?

Les chanoines, membres des audiences générales, dont ils formaient le premier état, traitaient prêtres et laïques avec une intolérable hauteur. Se déchargeant de leurs fonctions sur de pauvres vicaires, ils entretenaient publiquement des femmes corrompues, les habillaient somptueusement, dotaient leurs enfants par des actes publics, se battaient dans l'église, couraient la ville pendant la nuit, ou s'en allaient à l'étranger jouir dans quelque lieu caché du produit de leur avarice ou de leurs brigues. De pauvres lépreux, placés dans une maison près de la ville, y étaient entretenus des produits de certaines offrandes; les riches chanoines osèrent, du milieu de leurs festins, enlever à ces malheureux le pain de la charité'[12].

A quelque distance, se trouvait l'abbaye de Fontaine-André. Or, les chanoines de Neuchâtel et les moines de Fontaine étaient en pleine guerre. Campées sur deux hauteurs, ces puissances ennemies se disputaient leurs biens, s'arrachaient leurs privilèges, se jetaient à la tête de grossières injures, et même en venaient aux mains.

« Cor« rupteur de femmes! » disaient les chanoines à l'abbé de Fontaine-André ; et l'abbé usait aussitôt du droit de représailles. C'est la Réforme qui, par la foi, a rétabli dans la chrétienté la loi morale, foulée aux pieds par la Papauté.

Depuis longtemps ces guerres de sacristie troublaient la Principauté. Tout à coup elles s'arrêtèrent. Une chose étrange se passe dans Neuchâtel... On y prêche la parole de Dieu. Les chanoines, étonnés, saisis d'effroi au sein de leurs incontinences, regardent, de leurs demeures escarpées, ce mouvement nouveau. Le bruit en arrive à Fontaine-André. Ces moines et ces prêtres suspendent leurs orgies et leurs 298

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle combats. Le sensualisme païen, qui avait envahi l'Église, est déconcerté : le spiritualisme chrétien a reparu.

Aussitôt chanoines et moines, si longtemps ennemis, s'embrassent et s'unissent contre le Réformateur. Il nous faut sauver la religion, disent-ils, c'est-à-dire, leurs dîmes, leurs festins, leurs désordres et leurs privilèges. Pas un d'eux ne saurait opposer une doctrine à la doctrine que prêche Farel; l'injurier est toute leur polémique. A Courcelles pourtant, ils 'font plus. Le ministre y prêchant près du prieuré, les moines se précipitent sur lui; au milieu d'eux est le prieur, Rodolphe de Benoît, s'agitant, excitant, cherchant à augmenter la tempête, tenant même un poignard à la main, dit un auteur Farel n'échappa qu'avec peine.

Ce n'était pas assez. La Papauté, comme toujours, recourut au pouvoir civil; les chanoines, l'abbé, le prieur, sollicitèrent à la fois le gouverneur, Georges de Rive.

Farel tint ferme. « La gloire de Jésus-Christ, dit-il, et la vive affection que ses brebis portent à sa parole, me contraignent à endurer des souffrances plus grandes que la langue ne saurait les exprimer'[13]. » Bientôt pourtant il fallut céder. Farel passa de nouveau le lac; mais que cette traversée était différente de la première! Le feu était allumé... Le 22 décembre, il était à Morat; plus tard, à Aigle.

Bientôt il fut rappelé. Le 7 janvier 1530, on vota, à Morat, sur la religion ; la majorité fut pour l'Évangile. Mais la minorité romaine, appuyée de Fribourg, entreprit aussitôt de reconquérir son ancienne position, par des insultes et de mauvais traitements. « Farel, Farel ! » s'écrièrent les Réformés [14].

Peu de jours après, Farel, accompagné d'un messager bernois, gravissait, au-dessus de Vevey, ce magnifique amphithéâtre d'où l'on plonge sur les eaux du Léman; et bientôt il traversait les terres du comte Jean de Gruyère, qui avait coutume de dire :

« Il faut brûler le Luther français [15] ! La peine Farel avait-il atteint les hauteurs de Saint-Martin de Vaud [16], qu'il vit accourir le vicaire du lieu et deux autres prêtres : « Héré« tique... diable... » lui disaient-ils. Mais le chevalier, craignant Berne, resta derrière ses murailles, et Farel passa.

Le Réformateur, ne se laissant arrêter ni par l'obligation de se défendre dans Morat, ni par la rigueur de la saison, porta aussitôt l'Évangile sur ces belles collines qui s'élèvent entre les eaux riantes des lacs de Morat et de Neuchâtel, dans les villages du Vully. Le plus complet succès couronna ses travaux. Le 15 février, quatre députés du Vully vinrent à Morat annoncer leur désir d'embrasser la Réforme, ce qui leur fut aussitôt accordé. « Laissez nos ministres prêcher l'Évangile, dirent les seigneurs de Berne aux Fribourgeois; « et nous, nous laisserons vos prêtres faire leurs singeries: Nous ne voulons contraindre personne [17]. » Ainsi la Réforme rendait la liberté au peuple chrétien. Ce fut alors que Farel écrivit sa belle épître, A tous seigneurs, peuples et pasteurs, que nous avons souvent citée [18]'.

299

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Puis l'infatigable Réformateur pensa à une nouvelle mission. Une chaîne de rochers sépare la vallée jurassique de, l'Erguel, déjà évangélisée par Fard, du pays des anciens Rauraques, et un passage creusé dans le roc sert de communication entre les deux contrées. On était à la fin d'avril, quand Farel, franchissant Pierre-Pertuis

[19], descendit au village de Tavannes, et entra dans le temple au moment où le prêtre y disait la messe. Farel monte en chaire; le prêtre, surpris, s'arrête; le ministre émeut ses auditeurs, et leur semble un ange descendu du ciel. Aussitôt les images et les autels tombent; « donc le pauvre prêtre qui chantait sa messe ne la peut pas achever. » Pour mettre bas la Papauté, il avait fallu moins de temps que le prêtre n'en passait à l'autel [20]. Une grande partie de l'évêché de Bâle fut, en quelques semaines, gagnée à la Réformation, Pendant ce temps, l'Évangile fermentait dans Neuchâtel. Les jeunes gens qui avaient marché avec Berne, pour délivrer Genève des attaques de la Savoie, racontaient dans leurs joyeux entretiens les faits d'armes de cette campagne, et rapportaient comment les soldats bernois, ayant froid, avaient pris les images des dominicains de Genève, en disant : « Les idoles fie bois ne sont bonnes qu'à faire du feu en hiver. »

Farel reparut dans Neuchâtel'. Maître du bas de la ville, il porta ses regards sur le roc élevé où dominent la cathédrale et le château'[21]. Le mieux, pensa-t-il, c'est d'attirer vers nous ces prêtres orgueilleux. Un matin, ses jeunes amis se répandent dans les rues, et y affichent de grands placards portant ces mots : Tous ceux qui disent la Messe sont des larrons, des meurtriers et des séducteurs du peuples.

Grand émoi dans Neuchâtel. Les chanoines assemblent leurs gens, appellent des huissiers, et, marchant à la tête d'une grande troupe armée d'épées et de bâtons, ils descendent dans la ville, 'arrachent les placards sacrilèges, et traduisent Farel devant la justice comme un diffamateur, demandant dix mille écus de dommages.

[22]

Les deux parties comparurent. C'était tout ce que désirait Farel. «Je conviens des faits, dit-il, mais je maintiens mon droit. Où y a-t-il des meurtriers « plus terribles que ces séducteurs qui vendent le « paradis, et qui anéantissent ainsi les mérites du Seigneur Jésus-Christ? Je prouve mon dire par l'Évangile. » Et il s'apprêtait à l'ouvrir, quand les chanoines, rouges de colère, s'écrièrent :

« C'est de la coutume de Neuchâtel, et non de « l'Évangile, qu'il est question! Où sont tes témoins? » Mais Farel, revenant toujours à ses accusations, prouvait, par la parole de Dieu, avec un imperturbable sang-froid, que les chanoines étaient bien coupables de meurtre et de vol. Plaider un tel procès, c'était perdre la Papauté. La justice de Neuchâtel, qui n'avait jamais ouï pareille cause, s'avisa de prendre, selon l'ancienne coutume, les entraves auprès du Conseil de Besançon, qui, n'osant prononcer que le premier État des audiences générales fût coupable de meurtre et de vol, renvoya à l'Empereur et au Concile... Les mauvaises causes ne gagnent rien à faire du bruit.

300

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Chaque fois qu'on voulait le rejeter en arrière, Farel se précipitait en avant. Les rues et les maisons étaient toujours son temple. Un jour que les bourgeois de Neuchâtel étaient autour de lui, « Pourquoi donc, s'écrièrent-ils, la parole de Dieu n'est—elle pas annoncée dans une église? » Puis ils entraînent Farel ouvrent les portes de la chapelle de l'hôpital, établissent le ministre dans la chaire, et la foule nombreuse se tait pour l'écouter. « De même que Jésus-Christ, paraissant « dans un état de pauvreté et de bassesse, est né dans une étable à Bethléem, dit le Réformateur, « ainsi cet hôpital, cette demeure des malades et des pauvres, devient aujourd'hui son lieu de naissance dans la ville de Neuchâtel. » Puis, se sentant mal à l'aise en présence des figures peintes ou sculptées qui .décoraient cet oratoire, il porte la main sur ces objets d'idolâtrie, les enlève, et les brise Alors la Papauté, aveuglée par sa colère, fit une démarche qu'elle était en droit de faire, mais qui la perdit; elle eut recours au bras séculier; et le Gouverneur envoya au Conseil bernois une députation pour lui dire : « Otez-nous Farel et ses «

compagnons ! »

Presque en même temps arrivaient à Berne les députés de la bourgeoisie. « Ces mains, dirent-ils, « n'ont-elles pas porté les armes à Interlaken et à Bremgarten, pour soutenir votre réformation? « Et vous nous abandonneriez dans la nôtre! »

Berne hésitait. Une affliction publique plongeait alors toute la ville dans le deuil.

L'un des plus illustres citoyens de la République, le banneret de Weingarten, atteint de la peste, se mourait, entouré des larmes de ses fils et de ses concitoyens. Ayant appris la demande des Neuchâtelois, il ranima ses forces défaillantes : « Allez, dit-il, et suppliez de ma part le Sénat de provoquer pour dimanche prochain une assemblée générale du peuple de Neuchâtel [24]. » Ce message du banneret mourant décida le Conseil.

Les députés de Berne arrivèrent à Neuchâtel le 7 août. Farel pensa que, pendant les débats, il avait le temps de faire une nouvelle conquête, et il sortit de la ville. Son zèle ne peut se comparer qu'à celui de saint Paul. Son corps était petit et faible, mais son activité tout apostolique; les dangers et les mauvais traitements l'usaient chaque jour, mais il y avait en lui une force divine qui le rendait victorieux.

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FOOTNOTES

[1] Mémoires sur l'église collégiale de Neuchitel, p. 240.

[2] M. de Perrot, ancien pasteur de Serrières, auteur de l'ouvrage intitulé l'Église et la Réformation, m'a montré la pierre où Farel se plaça.

[3] Mie. de Choupart.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[4] If Cité dans le Msc. de Choupart.

[5] Rasorum remoramenta. (Farellus Molano. Msc. de Neuchâtel.)

[6] Contra tyrannica prœcepta. (Ibid.)

[7] Ad verbum festinarent. (Ibid.)

[8] Avide audientes. (Ibid)

[9] Dictu mirum. (Ibid.)

[10] Quid Christus in suis egerit. (Ibid.)

[11] Gratias ergo, fratres, mecum agite Patri misericordiarum, quod sit propitius gravi pressis tyrannide. (Ibid.)

[12] Histoire de Neuchàtel, par F. de Chambrier, p. 280.

[13] Rosselet in Annotat. Fards Leben von Kirchofer.

At levia facit omnia Christus, ajoutait-il. (Faret à %-moulin, msc. de Neuchâtel, 15

décembre.)

[14] Manuscrit de Choupart. Chambrier, Histoire de Neu-cllàtel p. 2 9 3 .

[15] Missive de Berne au comte de Gruyère, 5 et z6 jauviec 1530.

[16] A gauche de la route actuelle de Vevey à Fribourg.

[17] Missive de Berne, Msc. de Choupart.

[18] Voir le troisième volume, livre douzième de cette His-toire.

[19] Petra Pertusa.

[20] Ancien Manuscrit, cité dans celui de Choupart.

[21] Farellus, suo more, magna fortitudine jam jam agit. (Megander Zwinglo. 6 Aug.

x 53o.)

[22] De Chambrier, Histoire de Neuchiltel, I, p. 293.

[23] Msc. de Choupart.

[24] Wingarterus iste, infectus peste, apud senatum nostrum, pia legatione.

(Megander Zwinglio.)

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII.

Valengin. — Guillemette de Vergy. — Farel au val de Rus. — La messe interrompue. —

Guet-apens contre Farel. — Farel en prison. — Les bourgeois et les chanoines. —Farel entraîné à la cathédrale. — Son sermon. — La terrasse du château. — Les idoles détruites. — Les Réformés au gouverneur. — Triomphe de la Réforme.

A une lieue de Neuchâtel, au-delà de la montagne, s'étend le val de Ruz ; et, près de son entrée, dans une espèce de précipice, où mugit un torrent impétueux et que des rocs escarpés entourent, se trouve le bourg de Valengin. Un vieux château, bâti sur un rocher, élevait dans les airs ses vastes murailles, commandait les humbles maisons des habitants du bourg, et étendait sa juridiction sur cinq vallées de ces hautes et sévères montagnes, couvertes alors de noirs sapins, et que peuple maintenant la plus brillante industrie'.

C'est dans ce château qu'habitait Guillemette de Vergy, comtesse douairière de Valengin, fort attachée à la religion romaine, et pleine de respect pour la mémoire de son mari. Cent prêtres avaient chanté la grand'messe au service funèbre du comte; plusieurs filles pénitentes avaient été mariées; d'abondantes aumônes avaient été répandues ; le curé du Locle avait été envoyé à Jérusalem, et Guillemette elle-même avait fait un pèlerinage pour le repos de l'âme de feu son seigneur.

Quelquefois, néanmoins, la comtesse de Gruyère et d'autres dames venant visiter la veuve de Vergy,, celle-ci rassemblait au château de jeunes seigneurs ; le fifre et le tambourin se faisaient entendre sous ses voûtes des groupes animés se formaient dans les vastes embrasures de ses fenêtres gothiques, et des danses joyeuses succédaient au long silence et aux mornes dévotions [2]. Il n'y avait qu'un sentiment qui ne quittât jamais Guillemette, c'était sa haine pour la Réforme; en quoi elle était fort soutenue par son intendant, le sieur de Bellegarde, et les chanoines de Valengin.

Guillemette et les prêtres avaient, en effet, lieu de trembler. Le 15 août était une grande fête romaine, Notre-Dame d'Août ou l'Assomption; et tous les fidèles du Val de Ruz se préparaient à la célébrer. Ce fut le jour que choisit Farel. Cet homme, qu'animaient le feu et la vertu d'Élie, part pour Valengin ; et un jeune homme, son compatriote, et, à ce qu'il paraît, son parent éloigné, Antoine Boyve, chrétien ardent et d'un caractère décidé, l'accompagne'[3]. Les deux missionnaires gravirent la montagne, s'enfoncèrent dans les sapins, puis, redescendant la vallée, dépassèrent Valengin, où le voisinage du château ne les encourageait guère à s'arrêter, et arrivèrent dans un village, probablement Boude Villiers' [4], se proposant d'y annoncer l'Évangile.

Déjà de tous côtés on se rendait à l'église; Farel et son compagnon y entrèrent, accompagnés d'un petit nombre d'habitants qui l'avaient entendu à Neuchâtel. Le 303

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Réformateur monta aussitôt en chaire, et le curé se disposa à célébrer la messe. La lutte commença. Tandis que la voix de Farel prêche Jésus-Christ et ses promesses, les voix du prêtre et du chœur chantent le missel. Le moment solennel approche; la transsubstantiation ineffable va s'accomplir; le prêtre prononce sur les éléments les paroles sacrées. A ce moment, le peuple n'hésite plus; d'anciennes habitudes, une influence invincible l'entraînent vers l'autel ; le ministre est abandonné; la foule à genoux a retrouvé son culte; Rome triomphe... Tout à coup un jeune homme s'élance du milieu de la foule, traverse le chœur, se précipite vers l'autel, saisit l'hostie des mains du sacrificateur, et, se tournant vers le peuple, s'écrie : « Ce n'est pas ici le Dieu « qu'il faut adorer. Il est là-haut, au ciel, en la « majesté du Père, et non entre les mains des prêtres, comme vous le croyez [5]. » C'était Antoine Boyve.

Cet acte audacieux produisit d'abord l'effet désiré. La messe fut interrompue, les chants cessèrent ; et la foule, frappée comme par une intervention surnaturelle, demeura immobile et muette. Farel, toujours en chaire, profita aussitôt de ce calme, et annonça ce Christ « que le ciel doit contenir jusqu'au rétablissement de toutes «

choses [6]. » Alors prêtres, chantres et adhérents se précipitèrent dans les tours de l'église, montèrent au clocher, et sonnèrent le tocsin.

Ce moyen réussit; on accourait de toutes parts, et si Farel ne se fût retiré, sa mort et celle de Boyve étaient inévitables. «Mais Dieu, dit la chronique, les délivra.» Ils franchirent la distance qui sépare Boude Villiers de Valengin, et s'approchèrent des gorges escarpées du torrent du Seyon. Mais comment traverser ce bourg, où le tocsin avait déjà porté l'alarme ?

Laissant à gauche Chaumont et ses sombres forêts, les deux évangélistes prirent un chemin étroit qui passait au-dessous du château ; ils s'y glissaient prudemment, quand tout à coup une grêle de pierres les assaillit; en même temps une vingtaine de personnes, prêtres, hommes et femmes, armés de bâtons, fondirent sur eux avec rage. « Les prêtres n'avaient pas la goutte aux « pieds et aux bras, dit un chroniqueur; et ils les battirent tellement, que peu s'en fallut qu'ils ne « perdissent la vie. »

Madame de Vergy, descendue sur ses terrasses, loin de modérer la colère des prêtres, criait : « A l'eau, à l'eau! Jetez dans le Seyon ces chiens « de Luthériens qui ont méprisé le bon Dieu!...» En effet, les prêtres se mirent à traîner vers le pont les deux hérétiques. Jamais Farel ne fut plus près de la mort.

Tout à coup, derrière le dernier rocher qui cache Valengin du côté de la montagne, parurent certains bons personnages du Val de Ruz, venant de Neuchâtel [7] et descendant dans la vallée. — « Que faites-vous? dirent-ils aux prêtres (dans l'intention saris doute de sauver Farel). Mettez plutôt ces gens en sûreté, pour qu'ils aient à répondre de leur action. Voulez-vous vous priver « du seul moyen qui soit en votre pouvoir pour « découvrir ceux qu'infecte le poison de l'hérésie?»

304

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Les prêtres se rendirent à cette parole, et conduisirent les prisonniers au château.

Comme ils passaient devant une petite chapelle, où se trouvait une image de la Vierge, «A genoux! dirent-ils à Farel « et à Boyve, en leur montrant l'image; prosternez-vous devant Notre-Dame. » Farel se mit à les admonester : « Adorez un seul Dieu en esprit et en vérité, leur dit-il, et non des images muettes sans âme et sans pouvoir. » « Mais eux continue le chroniqueur, rudement fâchés de ses propos et constance, lui donnèrent de nouveau tant de coups, qu'ils le mirent tout en sang, jusque-là que son sang jaillissant sur les murailles de la chapelle, on en voyait longtemps après encore les marques '[8]. »

On se remit en marche; on entra dans le bourg; on monta le chemin rapide qui conduisait à l'esplanade où Guillemette et les siens attendaient « les Luthériens; » «

si bien, continue la chronique, qu'en frappant ainsi continuellement sur eux, ils les reconduisirent, tout couverts de boue et de sang, jusques aux prisons, où ils furent «

dévalés presque morts dans le croton (cachot) ce du château de Valengin. » Ainsi Paul à Lystre avait été lapidé par les Juifs, traîné et laissé comme mort. Les Apôtres et les Réformateurs ont prêché la même doctrine et subi les mêmes traitements.

Il faut le reconnaître, Farel et Boyve mirent trop de vivacité dans leur attaque ; toutefois l'Église du moyen âge, retombée dans l'esprit légal du judaïsme et dans toutes les corruptions qui en découlent, avait besoin d'une opposition énergique pour être ramenée au principe de la grâce. Augustin et saint Paul reparurent dans l'Église du seizième siècle; et quand on voit l'action de Boyve, se jetant tout ému vers ceux qui vont adorer le pain de la messe, peut-on ne pas se rappeler l'action de Paul déchirant ses vêtements, et se précipitant au milieu de la foule qui veut adorer des hommes?

Farel et Boyve, descendus dans le souterrain du château, purent, comme Paul et Silas dans les prisons de Philippe, chanter dans le cachot de Valengin les louanges de Dieu. M. de Bellegarde, toujours prêt à persécuter l'Évangile, leur préparait une mauvaise fin, quand des bourgeois de Neuchâtel arrivèrent pour les réclamer.

Madame de Valengin n'osa les refuser, et même, sur la demande des Bernois, elle ordonna une enquête pour faire bonne mine, » dit un manuscrit. Néanmoins, « celui des prêtres qui avait le plus « battu Farel mangea depuis lors, tous les jours, à la table de la dame, pour récompense [10]. N'importe! la semence de la vérité était tombée dans le Val de Ruz.

A Neuchâtel, les Bernois soutenaient les bourgeois évangéliques. Le Gouverneur, à bout de ses ressources, envoya des ambassadeurs à la princesse, la suppliant « de venir par deçà pour « apaiser son peuple, qui était dans un terrible trouble à cause de cette luthérienne religion [11].

305

Histoire de la Réformation du Seizième Siècle En attendant, la fermentation ne cessait de croître. Les bourgeois priaient les chanoines de quitter la messe; ceux-ci refusaient. Alors les bourgeois leur présentaient leurs raisons par écrit, et les suppliaient de disputer avec Farel; même refus. « Mais, de grâce, leur disait-on, parlez pour ou contre! » Tout était inutile.

Le 23 octobre était un dimanche; et Farel, de retour à Neuchâtel, prêchait à l'Hôpital. Il savait que les Magistrats de la ville avaient délibéré sur la convenance de consacrer la cathédrale même au culte évangélique. « Quoi donc, dit-il, ne ferez-vous pas autant d'honneur à l'Évangile que ceux du parti contraire en font à la messe ?... « Et si cet acte superstitieux se célèbre dans la grande église, l'Évangile aussi n'y sera-t-il pas annoncé?... » A ces mots tout son auditoire se lève. «*A‘ l'église, s'écrie-t-on, à l'église !... » Des hommes impétueux veulent mettre la main à l'œuvre, pour accomplir ce que la prudence des anciens a proposé [12]. On sort; on entraîne Farel; on monte la rue escarpée du château. En vain les chanoines et leurs gens, effrayés, veulent-ils arrêter cette foule : elle force le passage. Convaincue que c'est pour la gloire de Dieu qu'elle s'avance, rien ne l'arrête. Les insultes, les cris l'assaillent de toutes parts; mais, au nom de la vérité qu'elle défend, elle marche, elle ouvre les portes de l'église de Notre-Dame, elle y entre..., et là commence une lutte nouvelle.

Les chanoines et leurs amis, assemblés autour de la chaire, veulent empêcher Farel ; mais tout est inutile. Ce n'est pas à une troupe de révoltés qu'ils ont affaire. Dieu a prononcé dans sa parole, et les magistrats eux-mêmes ont pris une résolution définitive. Les bourgeois s'avancent donc contre la coterie sacerdotale ; ils forment un bataillon serré, au milieu duquel ils placent le Réformateur; ils parviennent à rompre la foule, et font enfin monter le ministre en chaire sans qu'il lui soit arrivé aucun mal [13]'.

Aussitôt tout s'apaise dans la cathédrale et au dehors; les adversaires mêmes se taisent; et Farel prononce « l'un des plus forts sermons qu'il ait encore faits. » Les yeux s'ouvrent; l'émotion augmente; les cœurs se fondent; les plus obstinés semblent convertis; et bientôt, dans toutes les parties de l'antique église, on entend retentir ces cris : « Nous voulons suivre la religion évangélique, et, nous et nos enfants, vivre et mourir en elle [14]! »

Tout à coup il y a comme un tourbillon qui passe sur cette multitude semblable à une vaste mer, et la soulève. Les auditeurs de Farel veulent imiter le saint roi Josias [15]. « Oter les idoles de devant nos yeux, ne sera-ce pas, disent-ils, nous aider à les ôter de nos propres cœurs?

« Une fois ces idoles brisées, que d'âmes parmi nos combourgeois, maintenant troublées, hésitantes, qui seront décidées par cette manifestation éclatante de la vérité! Il faut les sauver comme à travers le feu [16]

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Ce dernier motif les décide; et l'on voit alors commencer une scène qui remplit d'horreur toutes les âmes dévotes, et qui doit, selon elles, attirer sur cette ville les terribles jugements de Dieu.

La place même où elle se passa semble ajouter à sa solennité. Au nord, les murs du château s'élèvent sur les escarpements à pic de la triste mais pittoresque vallée du Seyon ; et la montagne, toute rapprochée du manoir, n'offre à l'œil que rochers nus, pampres de vignes et noirs sapins. Mais au midi, devant la terrasse sur laquelle cette action tumultueuse a lieu, les eaux solitaires et tranquilles du lac, ses bords si riches et si pittoresques, et dans le lointain les sommités continues des Alpes, leurs neiges brillantes, leurs immenses glaciers, leurs dents gigantesques, se présentent à l'œil étonné.

C'est sur cette éminence que s'agitait alors le peuple de Neuchâtel, faisant peu attention à ce grand spectacle de la nature. Le Gouverneur, dont le château touche l'église, doit se résoudre à être l'oisif témoin des excès qu'il ne peut prévenir ; il s'est contenté de nous en laisser la description.

« Ces hommes audacieux, dit-il, saisissent des pioches, des haches et des marteaux, et marchent ainsi contre les images des saints. » Ils s'avancent; ils frappent les statues et les autels, et les mettent en pièces. Les figures sculptées au quatorzième siècle par les u imagiers » du comte Louis, ne sont point épargnées ; à peine les statues des comtes eux-mêmes, prises pour des idoles, échappent-elles à la destruction. Les Neuchâtelois ramassent tous ces débris d'un culte idolâtre ; ils les transportent hors du temple, et les jettent du haut du rocher. Les tableaux ne sont pas plus respectés. « C'est le diable, pensent- ils comme les premiers chrétiens, qui a appris au monde cet art des statues, des images, et de toutes sortes de simulacres »

Ils crèvent les yeux aux portraits des saints, et ils leur coupent le nez. Le crucifix lui-même est abattu, car cette figure de bois usurpe l'hommage que Jésus-Christ réclame dans les cœurs. Une image, la plus vénérée de toutes, subsiste encore, c'est Notre-Dame de Miséricorde, dont Marie de Savoie a fait présent à l'église collégiale ; mais Notre-Dame elle-même n'est pas respectée : une main plus hardie la frappe, comme, au quatrième siècle, la statue colossale de Sérapis [18]. Ils ont percé les yeux « mêmement à Notre-Dame de Pitié, que feu madame votre more avait fait faire, » écrit le Gouverneur à la duchesse de Longueville.

On va plus loin : les Réformés saisissent les patènes où se trouvait le corpus Domini, et du haut du rocher les jettent dans le torrent; après quoi, voulant montrer que les hosties sacrées sont du pain et non Dieu même, ils se les distribuent et les mangent A cette vue, les chanoines et les chapelains ne peuvent demeurer plus longtemps immobiles; un cri d'horreur se fait entendre; ils accourent avec leurs gens, et, opposant la force à la force, engagent enfin la lutte que l'on avait tant redoutée.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle Le prévôt Olivier de Hochberg, les chanoines Simon de Neuchâtel et Pontus de Soleillant, tous trois membres du Conseil privé, s'étaient à la hâte rendus au château, ainsi que les autres conseillers de la princesse. Jusqu'à ce moment, ils étaient restés spectateurs muets de cette scène; mais voyant qu'on en venait aux mains, ils firent sommer « les tenants du parti évangélique» de paraître devant le Gouverneur. C'était vouloir enchaîner les vents. D'ailleurs, pourquoi les Réformés s'arrêteraient-ils? Ils n'agissaient point sans l'autorisation du magistrat [19]. « Dites au Gouverneur, ré« pondirent fièrement les bourgeois, que, pour le « fait de Dieu et concernant les âmes, il n'a rien « à nous commander [20]. »

George de Rive reconnut alors que son autorité se brisait contre une force supérieure à la sienne. Il fallait céder, et sauver au moins quelques débris. Il se hâta donc de faire enlever les images qui restaient entières, et de les enfermer dans des chambres secrètes. Les Neuchâtelois laissèrent exécuter ces ordres : « Sauvez vos dieux, pensaient-ils [21]; conservez-les sous de puissantes cloisons, de peur qu'un larron ne vous ravisse ceux que vous adorez » Peu à peu le tumulte s'apaisa, le torrent populaire rentra clans son lit; et plus tard, en mémoire de cette grande journée, on inscrivit ces mots sur une colonne de l'Église : L'AN 1530, LE 23 OCTOBRE, FUT ÔTÉE ET ABATTUE

L'IDOLÂTRIE DE CÉANS PAR LES BOURGEOIS.

Une grande révolution s'était opérée. L'ordre public eût demandé que les images fussent enlevées et que l'Évangile leur fût substitué avec calme, comme à Zurich; mais, sans excuser aucun excès, il faut tenir compte des difficultés qu'entraîne un changement si contesté, et faire la part de l'inexpérience et des erreurs inséparables d'une première explosion. Celui qui ne verrait dans cette Réformation qu'une révolte, ferait preuve d'un esprit étroit et prévenu. C'est l'Évangile qui avait triomphé sur la terrasse du château. Ce n'étaient plus quelques tableaux, quelques légendes, qui devaient parler à l'imagination des Neuchâtelois : la révélation de Christ et des Apôtres, telle qu'elle nous a été conservée dans les saintes Écritures, leur était rendue. A la place des mystères, des symboles, des miracles de la Papauté, la Réformation leur apportait des dogmes sublimes, des doctrines puissantes, des vérités saintes et éternelles. Au lieu d'une messe vide de Dieu et toute pleine de puérilités humaines, elle leur rendait la Cène de Jésus-Christ, sa présence invisible, réelle et puissante, ses promesses qui donnent la paix à l'âme, et son Esprit qui change les cœurs, et est le gage assuré d'une glorieuse résurrection. Tout est gain dans un tel échange.

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FOOTNOTES

[1] La Chaux de 'Fonds, le Lucie, etc.

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Histoire de la Réformation du Seizième Siècle

[2] Chambrier, Histoire de Neuchâtel, p. 276.

[3] Annales de Boyve, etc., Msc. de famille. Cette famille a donné, depuis lors, plusieurs pasteurs à Neuchâtel.

[4] Il y a deux manuscrits originaux, reproduits tous deux dans le Msc. de Choupart, qui rendent compte de ce fait. L'un des manuscrits dit que la prédication eut lieu à Valen-gin; l'autre indique un village près de Valengin. Ruchat a adopté la première version; je crois devoir préférer la seconde. Le second manuscrit me parait plus ancien et plus exact que le premier.

[5] Msc. de Choupart.

[6] Actes, III, 21.

[7] Msc. de Choupart. Msc. de Choupart.