Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 5 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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Jamais les assemblées des évangéliques n'avaient été plus ferventes. Les uns y venaient pour communiquer la vie nouvelle qu'ils possédaient; les autres pour recevoir ce que Dieu avait donné aux plus avancés de leurs frères. Le Saint-Esprit les unissait tous, et la communion des saints créait ainsi de véritables Eglises. La Parole de Dieu était pour ces jeunes chrétiens la source de tant de lumière, qu'ils se croyaient transportés dans cette cité céleste dont parle l'Écriture, qui n'a pas besoin de soleil parce que la gloire de Dieu l'éclaire, Toutes les fois que je me trouvais dans la compagnie de ces frères, dit un jeune étudiant du collège de Saint-Jean, il me semblait être dans la gloire de la nouvelle Jérusalem. [29]»

Les mêmes choses se passaient à Oxford. Wolsey y avait successivement appelé, en 1524 et en 1525, plusieurs fellows de Cambridge, et tout en ne cher chant que les plus capables, il se trouva qu'il avait pris quelques-uns des plus pieux. Outré John Clark, c'étaient Richard Cox, John Frier, Godfrey Harman, W. Betts, Henri Sumner, W. Baily, Michael Drumm, Th. Lawney, enfin l'excellent John Fryth. Ces chrétiens, s'unissant à Clark, à son fidèle Dalaber et aux autres évangéliques d'Oxford, avaient, comme leurs frères de Cambridge, des réunions où Dieu manifestait sa présence. Les évêques faisaient la guerre à l'Évangile; le monarque les appuyait encore de toute sa puissance ; mais la Parole avait remporté la victoire ; il n'y avait plus lieu d'en douter, l'Église venait de renaître en Angleterre.

Cependant, c'était surtout parmi les jeunes savants des écoles, dans les collèges de Cambridge et d'Oxford, que le grand mouvement du seizième siècle avait alors commencé. Du jeune clergé, il devait passer dans le peuple, et pour cela le Nouveau Testament lu en latin et en grec, devait être répandu en anglais. La voix de ces jeunes évangélistes s'était, il est vrai, fait entendre à Londres et dans les comtés ; mais leurs exhortations auraient été insuffisantes, si la main puissante qui dirige toutes choses n'eût fait coïncider, avec cette activité chrétienne, l'œuvre sainte pour laquelle elle avait mis Tyndale à part. Tandis que tout s'agitait en Angleterre, les flots de l'Océan amenaient, du continent aux bords de la Tamise, ces Écritures de Dieu qui, trois siècles plus tard, multipliées par milliers et par millions, et traduites dans cent cinquante langues, devaient repartir de ces mêmes rives pour tous les bouts de l'univers. Si, au quinzième siècle, et même aux premières années du seizième, le Nouveau Testament anglais avait été apporté à Londres, il ne serait tombé que dans les mains de quelques lollards. Maintenant, en tous lieux, dans les presbytères, dans les universités, dans les palais, aussi bien que dans les cabanes des laboureurs et les boutiques des artisans, on désirait ardemment posséder les 212

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle saintes Écritures. L'Angleterre tendait la main pour les recevoir. Le fiat lux allait être prononcé sur le chaos de l'Église, et la lumière être séparée des ténèbres, par la Parole de Dieu.

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FOOTNOTES

[1] He seth forth in his lectures the native sense. » (Thomas Becon, II, p. 426.)

[2] Obscured through the darkness and mists of the papists. » [Ibid.)

[3] 1 A private instructor to the rest of his brethren within the uni versity. » (Fox, Acts, VII, p. 438.)

[4] He proved in his sermons that the Holy Scripture ought to be read in the english tongue of ail Christian people. » (Becon, II, p. 424.)

[5] Latimer's Sermons, p. 9S.

[6] A poor scholar of Cambridge... but a child of sixteen years. » Becon's Works, II, p.

424.)

[7] Partly reposing his doctrine in my memory, partly commending t to letters. »

(Becon's Works, \\, p. 4Î4.)

[8] Puffed up, like unto ^aop's frog. » [Jbid., p. 425.)

[9] He watered with good deeds whatsoever before he planted with godly words. »

[Ibid>)

[10] When master Stafford read And master Latimer preached, Then was Cambridge blessed. » (Becon's Works, p. 445.)

[11] «With great pomp and prolixity.» (Gilpins, Lifeof Latimer,p, 8.)

[12] The nation full of blind beggars. » (Gilpins, Life of Latimer, p. 8.)

[13] Si et ridebitur alicubi materiis ipsis satisfiet. Multa sunt sic di gna revinci, negravitate adorentur. »[Contra Valentin., c. VI.) Voyez aussi Pascal, Provinciales, lettre XI.

[14] As the true and perfect pattern unto ail other bishops. » (Sti ype's Memorials, 111, p. 369.) V 21

[15] I will kneel down and kiss your foot. » (Strype's Memorials, p. 369.)

[16] I perceive that you somewhat smell of the pan. » [lbid.} p. 370.) 213

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[17] I see you listening and hearkening that I should name him. » (Latimer's Sermons, p. 70.)

[18] Away with Bibles and up with beads! » [Ibid.)

[19] There was never such a preacher in England as he is. » [Ibid., p. 72.)

[20] Il ajoute : « Whatsoever he had once preached, he valiantly de fended the same.

» (Becon, II, p. 424.)

[21] The great restorer of good learning. » (Strype's Memorials, I, p. 508. Fox, Acts, V, p. 415.)

[22] Marvelous in the sight of the great blind doctors. » (Fox, Acte, V,p. 415.)

[23] Bilney... converted D' Barnes to the Gospel of Jesus-Christ. » (Fox, Acts, IV, p.

628.)

[24] I confess that my thoughts and cogitations be innumerable. » [Ibid., V, p. 434.)

[25] 1 Stick stifïly and stubborniy ih ëarnest and neceSsary things. » (Tyndale's Ep.)

[26] That is very small ; neverth eless that little. » (Tyndale et Fryth, Works, III, p.

83.)

[27] Ép. auxPhilipp., IV, 4 et 7.

[28] Flocked together in the open streets. » (Strype's MemoriaU, h p. 568.)

[29] In the new glorious Jerusalem. » (Becon, II, p. 426.) 214

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle LIVRE XIX. Le Nouveau Testament en Anglais et la Cour de Rome.

CHAPITRE I

L'Église et l'État. — Henri VIII fut-il le réformateur de son peuple ? — L'Église est créée par l'Esprit de Dieu. — Nécessité de la liberté. —Le Testament de Christ et la cour de Rome. — Les Nouveaux Testaments arrivent. — Le curé de Tous-les-Saints.

— Dissémination des Écritures. — Ce qu'on y trouve. — Le Testament, la Loi, l'Évangile. —Le gendre de Th. More. — Le Testament vendu à Oxford. — Henri VIII et son valet de chambre. — Une séance dans le cabinet du roi. — La Supplique des mendiants. — Comment on ruine un État. — Jugement du roi. — La procession de la Chandeleur. — Supplique des cimes du Purgatoire L'Église et l'État sont essentiellement distincts ; c'est de Dieu, il est vrai, qu’ils reçoivent l'un et l'autre leur tâche, mais cette tâche est différente. Celle de l'Église est d'amener les hommes à Dieu ; celle de l'État est d'assurer le développement terrestre d'un peuple, conformément à son caractère propre. Il y a certaines limites, tracées par l'esprit particulier d'une nation, dans lesquelles l'État doit se renfermer; tandis que l'Église, n'ayant d'autres bornes que l'humanité, a un caractère universel qui la place au-dessus de toutes les différences nationales. Il faut maintenir ces deux traits distinctifs. Un État qui veut être universel s'égare ; une Église qui veut être sectaire déchoit. Néanmoins, l'Église et l'État, ces deux pôles de la vie sociale, tout en étant à plusieurs égards opposés, sont loin de s'exclure d'une manière absolue.

L'Église a besoin de cette justice, de cet ordre, de cette liberté, que l'État doit maintenir ; mais l'État surtout à besoin de l'Église. Si Jésus peut se passer des rois pour établir son règne, les rois ne peuvent se passer de Jésus pour faire prospérer le leur. Le droit, qui est le principe fondamental de l'État, est sans cesse entravé dans sa marche par la puissance intérieure du péché, et comme la force ne peut rien contre cette puissance, il faut à l'État l'Évangile, pour la surmonter; le pays le plus prospère sera toujours celui où l'Église sera le plus évangélique. Ces deux sociétés ayant ainsi besoin l'une de l'autre, on doit s'attendre, quand il y a dans le monde une puissante manifestation religieuse, à voir paraître sur la scène non-seulement les petits, mais aussi les grands de l'État. Ne soyons pas surpris d'y rencontrer Henri VIII, mais efforçons-nous d'apprécier le rôle qu'il a rempli.

Si la Réformation, surtout en Angleterre, se trouva nécessairement mêlée avec l'État, même avec le monde, ce ne fut ni de l'État, ni du monde qu'elle provint. Il y eut beaucoup de mondanité sous le règne de Henri VIII, des passions, des violences, des fêtes, un procès, un divorce ; et quelques historiens appellent cela l'Histoire de la Réformation de l'Angleterre. Nous ne passerons point sous silence ces 215

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle manifestations de la vie mondaine; quelque opposées qu'elles soient à la vie chrétienne, elles sont dans l'histoire, ce n'est pas à nous à les en ôter.

Mais, certes, elles ne sont pas la Réforme elle-même; c'est d'un tout autre foyer que partait la divine lumière qui se levait alors sur l'humanité. Dire que Henri Tudor fut le réformateur de son peuple, c'est ignorer l'histoire. La puissance royale, en Angleterre, combattit et favorisa tour à tour la réforme de l'Église ; mais elle la combattit avant de la favoriser, et plus qu'elle ne la favorisa. Celte grande transformation commença et s'étendit par ses propres forces, par l'Esprit qui descend d'en haut.

Quand l'Église a perdu la vie qui lui est propre, il faut qu'elle se remette en contact avec son principe créateur, c'est-à-dire avec la Parole de Dieu. De même que les seaux d'une roue destinée à arroser des prairies n'ont pas plutôt versé leurs eaux vivifiantes, qu'ils se replongent derechef dans le fleuve pour s'y remplir encore, de même chaque génération, vide de l'Esprit de Christ, doit retourner à la source divine, pour en être remplie de nouveau. Les paroles primitives qui créèrent l'Église nous ont été conservées dans les Évangiles, les Actes, les Epîtres; et une humble lecture de ces divins écrits créera en tout temps la communion des saints. Ce fut Dieu qui fut le père de la Réformation, et non Henri VIII. Ce monde visible, qui brilla alors d'un si grand éclat, ces princes, ces jeux, ces grands, ces procès, ces lois, loin d'opérer la Réforme, étaient propres à l'étouffer ; mais la lumière et la chaleur vinrent du ciel, et la création nouvelle s'accomplit.

Un grand nombre de bourgeois, de prêtres et de nobles possédaient, sous Henri VIII, ce degré de culture qui favorise l'action des livres saints. Il suffisait que cette semence divine fût répandue sur ce sol bien préparé, pour que l'œuvre de la germination s'accomplît.

Une heure non moins importante s'approchait aussi, c'était celle où l'action de la papauté devait finir. Cette heure n'était pas encore là. Dieu créait d'abord au dedans, par sa Parole, une Eglise spirituelle, avant de briser au dehors, par ses dispensations, les liens qui avaient si longtemps attaché l'Angleterre à la puissance de Rome. Il voulait donner d'abord la vérité et la vie, et ensuite la liberté. On a dit quelque part que si le pape avait consenti à la réforme des abus et des doctrines, à condition qu'il garde sa position, la révolution religieuse ne se fût pas contentée à ce prix, et qu'après avoir demandé la réforme, elle aurait demandé la liberté. Le seul reproche que l'on puisse faire à cette assertion, c'est d'être surabondamment vrai.

La liberté était une partie intégrante de la Réforme, et un des changements impérieuse ment requis était de retirer au pape l'autorité religieuse, et de la restituer à la Parole de Dieu. Il y eut au seizième siècle une grande effusion de vie chrétienne en France, en Italie, en Espagne; d'innombrables martyrs en font foi, et l'histoire nous atteste que pour transformer ces trois grands peuples, il ne manqua 216

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle à l'Evangile que la liberté. [1] « Si nous nous étions mis à l'œuvre deux mois plus tard, a dit un grand inquisiteur d'Espagne qui s'est baigné dans le sang des saints, il n'était plus temps; l'Espagne était perdue pour l'Eglise romaine. » On peut donc croire que si l'Italie, l'Espagne et la France avaient eu quelque roi généreux pour arrêter les satellites du pape, la France, l'Espagne et l'Italie, entraînées par la puissance rénovatrice de l'Evangile, fussent entrées dans une ère de liberté et de foi.

Les luttes de l'Angleterre avec la papauté commencèrent peu après la dissémination du Nouveau Testament anglais de Tyndale. L'époque à laquelle nous sommes parvenus met donc à la fois sous nos yeux le Testament de Jésus -Christ et la cour de Rome; nous pouvons ainsi étudier les hommes et les œuvres qu'ils produisent, et faire une équitable appréciation de ces deux grands principes qui se disputent l'autorité dans l'Église.

C'était vers la fin de l'an 1525; le Nouveau Testa ment anglais passait la mer ; cinq marchands pieux des villes asiatiques s'en étaient chargés. Épris des saintes Écritures, ils les avaient fait porter sur leurs navires, les avaient cachées au milieu de leurs marchandises, puis, d'Anvers, ils avaient fait voile pour Londres.

Ainsi s'avançaient vers la Grande-Bretagne ces feuilles précieuses qui allaient devenir sa lumière et la source de sa grandeur. Les marchands (à qui leur zèle devait coûter cher) n'étaient pas sans crainte. Cochlée n'avait-il pas fait donner des ordres dans tous les ports pour empêcher l'entrée de la précieuse cargaison qu'ils apportaient à l'Angleterre ? On arrive, on jette l'ancre; on met la chaloupe à l'eau pour se rendre au rivage ; que va-t-on y trouver ? Sans doute les agents de Tonstall, de Wolsey, d’Henri, prêts à enlever les Nouveaux Testaments!

On aborde, on retourne au navire, on va, on vient; le déchargement s'effectue; aucun ennemi ne se présente, et nul n'a l'air de supposer que ces vaisseaux contiennent un si grand trésor.

Au moment où ce fret sans prix remontait la Tamise, une main invisible avait dispersé les douaniers. L'évêque de Londres, Tonstall, avait été envoyé en Espagne ; Wolsey était plongé dans des combinaisons politiques avec l'Ecosse, la France et l'Empire; Henri VIII, chassé de sa capitale par un hiver malsain, passait les fêtes de Noël à Eltham; et les cours de justice elles-mêmes, effrayées par une mortalité extraordinaire, avaient suspendu leurs séances. Dieu, si l'on peut ainsi parler, avait envoyé son ange pour éloigner les gardes. Ne voyant rien qui pût les arrêter, les cinq marchands qui avaient leurs établissements dans la rue de la Tamise, sur la place appelée Steelyard, se hâtèrent de cacher dans leurs magasins leur précieux dépôt. Mais qui le recevra? Qui se chargera de répandre ces saintes Écritures à Londres, à Oxford, à Cambridge, dans toute l'Angleterre? C'est peu de chose qu'elles aient passé la mer. —

217

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Le principal instrument dont Dieu allait se servir pour les disséminer devait être un humble serviteur de Christ. Dans une rue étroite de Londres, attenante à Cheapside {Honey Lane), s'élevaient les vieilles mu railles de l'église de Tous-les-Saints (AU Hallows), dont Robert Forman était le recteur. Il avait pour vicaire un homme simple, d'une imagination vive, d'une conscience délicate, d'un naturel craintif, mais rendu courageux par la foi dont il devait être martyr.

Ce prêtre, nommé Thomas Garret, ayant cru à l'Évangile, conjurait ses auditeurs de se convertir [2]; il insistait sur ce que les œuvres, quelque bonnes qu'elles fussent en apparence, n'étaient nullement capables de justifier le pécheur, et affirmait que la foi seule pouvait le sauver* [3]. Il soutenait que tout homme avait le droit d'annoncer la Parole de Dieu [4]; et il appelait pharisiens les évêques qui persécutaient les chrétiens. La parole si vivante et si douce de Garret attirait une grande foule ; et pour plusieurs de ses auditeurs, la rue où il prêchait se trouva justement nommée Honey Lane, car ils y trouvaient le miel qui découle du Rocher.

[5]

Mais Garret allait se rendre coupable aux yeux des prêtres d'une faute plus grave encore que la prédication de la foi. On cherchait quelque lieu sûr où l'on pût mettre en dépôt les Nouveaux Testaments et les autres livres envoyés d'Allemagne ; le vicaire offrit sa maison, y transporta en secret les saints exemplaires, les plaça dans les réduits les plus cachés, et fit autour de cette sainte bibliothèque une garde fidèle

[6]. Il ne s'en tint pas là. Il étudiait nuit et jour ces saints livres, il formait des assemblées évangéliques, il lisait la Parole aux bourgeois de Londres, il leur en expliquait les doctrines. Enfin, non content d'être à la fois étudiant, bibliothécaire et prédicateur, il se fit marchand et vendit le Nouveau Testament à des laïques, à des prêtres même et à des moines, en sorte que la sainte Écriture se répandait dans tout le royaume.[7] Ce prêtre humble et timide faisait alors à lui seul l'œuvre biblique de l'Angleterre.

Ainsi la Parole de Dieu, présentée aux savants par Érasme, en 1517, était donnée au peuple par Tyndale, en 1526. Dans les presbytères, les cellules, mais surtout les cabanes et les boutiques, une foule de personnes lisaient le Nouveau Testament.

La clarté de l'Écriture sainte frappait les lecteurs. Ce n'était pas les formes systématiques ou aphoristiques de l'école, c'était le langage de la vie humaine, que l'on trouvait dans ce divin écrit; tantôt une conversation et tantôt un discours; tantôt un récit et tantôt une comparaison; tantôt une sentence et tantôt un raisonnement ; ici un oracle et là une prière.

Tout n'était pas doctrine, tout n'était pas histoire ; mais ces deux éléments, fondus l'un dans l'autre, faisaient un admirable ensemble. La vie si divine et si humaine du Sauveur avait surtout un attrait inexprimable qui captivait les simples. Une œuvre de Jésus en expliquait une autre, et les grands faits de la rédemption, la naissance, 218

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle la mort, la résurrection du Fils de Dieu et l'envoi de son Saint-Esprit, se complétaient en se succédant. L'autorité des enseignements de Christ, qui contrastait si fort avec les doutes de l'école, augmentait pour les lecteurs la clarté de ses discours; car plus une vérité est certaine, plus elle frappe distinctement l'intelligence. Des explications académiques n'étaient pas nécessaires à ces nobles, à ces fermiers, à ces bourgeois. C'est à moi, disait chacun, c'est pour moi, c'est de moi que ce livre parle. C'est moi que regardent toutes ces promesses et ces enseignements. Cette chute et cette restauration . . . sont les miennes. Cette mort ancienne et cette vie nouvelle... j'y ai passé... Cette chair et cet esprit... je le con nais. Cette loi et cette grâce, cette foi, ces œuvres, cette servitude, cette gloire, ce Christ et ce Bélial, tout cela m'est familier. C'est mon histoire que je trouve dans ce livre. — Ainsi chacun avait dans sa propre expérience, par le secours de l'Esprit-Saint, la clef des mystères de la Bible. Pour comprendre certains auteurs, certains philosophes, il faut que la Vie intime du lecteur soit en harmonie avec la leur; il faut de même une affinité intime avec les livres saints pour pénétrer dans leurs mystères. L'homme qui n'a pas l'Esprit de Dieu, avait dit un réformateur, n'entend pas un seul iota dans toute l'Écriture. [8] »

Or, cette condition était remplie, l'Esprit de Dieu se mouvait sur le dessus des eaux'.

Telle était alors l'herméneutique de la Grande Bretagne. Tyndale lui-même en avait donné l'exemple, en expliquant quelques-uns des mots qui pouvaient arrêter ses lecteurs. « Le Nouveau Testament ... disait quelque fermier en prenant le livre ; qu'est-ce que ce Testament-il ? — Christ, répondait Tyndale dans son prologue, a commandé à ses disciples, avant sa mort, de publier sur toute la terre sa volonté dernière, qui est de donner tous ses biens à ceux qui se convertissent et qui croient [9]. à H leur lègue sa justice pour effacer leurs péchés, son salut pour surmonter leur condamnation^ et c'est pour cela que ce document s'appelle le Testament de Jésus-Christ. »

La loi et l'Évangile, disait un bourgeois de Londres, dans sa boutique ; qu'est-ce que cela ? — Ce sont deux clefs, répondait Tyndale. La loi est c la clef qui renferme tous les hommes sous la condamnation, et l'Evangile est la clef qui ouvre la porte et les délivre. Ou bien, si vous le voulez, ce sont deux onguents. La loi, forte et mordante, fait sortir le mal et le tue [10] ; tandis que l'Évangile, calmant et onctueux, adoucit la plaie et apporte la vie. » Chacun comprenait, lisait, ou plutôt dévorait les pages inspirées; et les cœurs des élus, selon l'expression de Tyndale, réchauffés par l'amour de Jésus-Christ, se fondaient comme la cire [11]. On voyait cette transformation s'opérer jusque dans les familles les plus catholiques. Rooper, gendre de Thomas More, ayant lu le Nouveau Testament, reçut la vérité. « Je n'ai plus besoin, dit-il, ni de confession auriculaire, ni de vigiles, ni d'invocation des saints. Les oreilles de Dieu sont toujours ouvertes pour nous entendre. La foi seule est nécessaire au salut. Je crois... je suis sauvé... rien ne me privera de la faveur de 219

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Dieu [12] ! » L'aimable et zélé jeune homme voulait faire davantage. Mon père, dit-il un jour à Thomas More, obtenez pour moi du roi, qui vous aime, la liberté de prêcher; Dieu m'appelle à enseigner le monde. » More était inquiet. Faut-il que cette nouvelle doc trine qu'il déteste gagne jusqu'à ses enfants?... Il employa toute son autorité à détruire l'œuvre commencée dans le cœur de Rooper. « Quoi, lui dit-il, ce n'est pas assez, mon fils, que vous soyez fou, vous voudriez encore proclamer devant le monde entier votre folie? Taisez-vous; je ne veux plus disputer avec vous. »

L'imagination du jeune homme avait été frappée, mais son cœur n'avait pas été changé. Les disputes ayant cessé, l'autorité du père étant intervenue, Rooper se montra moins fervent dans sa foi, et peu à peu il retourna au catholicisme romain, dont il devint même un zélé champion. L'humble vicaire de Honey Lane ayant vendu le Nouveau Testament dans Londres, autour de Londres, et à des hommes pieux qui le portaient jusqu'au bout de l'Angleterre, prit la résolution de l'introduire dans l'université d'Oxford, cette citadelle du catholicisme traditionnel. C'était là qu'il avait étudié, et il sentait pour cette école l'affection qu'un fils porte à sa mère; il partit donc avec ses livres* [13]. L'épouvante venait parfois le saisir, car il savait que la Parole de Dieu avait à Oxford des ennemis mortels; mais son zèle infatigable surmontait sa timidité. D'accord avec Dalaber, il offrit en secret le livre mystérieux; beaucoup d'étudiants l'achetèrent, et Garret inscrivait soigneusement leur nom dans son carnet. C'était en janvier 1526; un incident vint troubler cette chrétienne activité.

Un matin qu'Edmond Moddis, l'un des valets de chambre de Henri VIII, était de service, ce prince, qui l'aimait, lui parla des nouveaux livres venus d'outre-mer. «

Ah ! dit Moddis, si Votre Grâce voulait promettre son pardon à moi et à certaines personnes, je lui présenterais un livre merveilleux qui lui est dédié [14]. — Quel en est l'auteur ? — Un jurisconsulte de Gray's Inn nommé Simon Fish, < qui est à cette heure sur le continent. — Qu'y fait-il? — II y a environ trois ans qu'un de ses collègues de Gray's Inn, un M. Row, composa pour un théâtre de société une pièce dirigée contre Monseigneur le cardinal. » Le roi sourit; quand on attaquait son ministre, le joug lui semblait plus léger. — Personne ne voulant représenter le personnage chargé de faire la leçon à Monseigneur, continua le valet de chambre, maître Fish accepta courageusement ce rôle ; la pièce fit grand effet, et Monseigneur, averti de cette impertinence, envoya dans la nuit des sergents d'armes pour saisir Fish. Celui-ci parvint à s'échapper, traversa la mer, rejoignit un certain Tyndale, auteur de quelques-uns des livres dont on parle tant, et entraîné par l'exemple de son ami, composa l'ouvrage dont je parle à Votre Grâce. — Quel en est le titre ? — La Supplique des mendiants. — Où l'as-tu vu? — Chez deux de vos marchands, George Élyot et George Robinson;[15] et si Votre Grâce le désire, ils vous l'apporteront. » — Le roi fixa le jour et l'heure.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Le livre était écrit pour le roi, et chacun le lisait sauf le roi lui-même. Le jour fixé, Moddis se présenta donc avec Élyot et Robinson, qui n'étaient pas sans quelques craintes, puisqu'on pouvait les accuser de faire du prosélytisme jusque dans le palais de Sa Majesté. Le roi les reçut dans son cabinet particulier [16] : « Que voulez-vous? leur dit-il. — Sire, dit l'un des marchands, il s'agit d'un livre extraordinaire qui vous est adressé. — L'un de vous peut-il me le lire ? — Si cela plaît à Votre Grâce, répondit George Élyot. — Tu pourrais te con tenter de m'en dire de mémoire le contenu, repartit le roi Toutefois, non; lis-le tout entier ; cela vaut mieux. Allons, je t'écoute. » Élyot commença très hideux sur lesquels l'œil ose à peine s'arrêter, les nécessiteux, les aveugles, les boiteux, les impotents, les lépreux et autres malades de votre peuple, dont le nombre s'accroît de jour en jour c et qui meurent de faim dans tout votre royaume. Or, ce grand malheur est venu de ce que, sous le règne de vos nobles prédécesseurs, il s'est artificieusement glissé dans votre empire, une certaine espèce de paresseux, de prétendus, de puissants mendiants, qui se multipliant par la ruse du diable, forment maintenant un vaste empire. »

Henri était fort attentif; Élyot continua :

Ces loups, revêtus de l'habit des bergers, et qui s'appellent évêques, abbés, prieurs, diacres, archidiacres, suffragants, prêtres, moines, chanoines, pénitenciers, ont fait passer en leurs mains les plus belles seigneuries et les plus riches ma noirs. Ils ont la dîme du blé, du foin, du bois, des pâturages, des poulains, des ânons, des veaux et des porcs; — Item, la dîme des gages de tous les domestiques, de la laine, du lait, du miel, du beurre et du fromage. Il n'est pauvre ménagère qui ne leur donne la dîme de ses œufs; sinon, point d'absolution à Pâques. Leur revenu annuel est maintenant de 430,333 livres sterling, six sous, huit deniers ; et il y a quatre siècles, ils n'a avaient pas une obole...

Comment vos sujets pourraient-ils vous fournir des subsides, et tendre une main secourable à nous pauvres boiteux, pauvres aveugles?... Les anciens Romains n'auraient jamais soumis toute la terre, si ces moines, cormorans avides, avaient allongé dans les maisons du forum leurs cous et leurs becs. »

On ne pouvait trouver une parole qui captivât mieux l'attention du roi. « A quoi aboutissent les exactions de ces saints paresseux, de ces saints voleurs? [17]

Continua Élyot. A transporter de vos mains dans les leurs, le pouvoir, la seigneurie, la richesse... et à soulever vos sujets contre votre Majesté !... Si vous voulez salir une maison, mettez-y des pigeons et des prêtres*; [18] et si vous voulez ruiner un État, établissez-y le pape, ses moines et son clergé! Renvoyez donc dans le monde ces robustes fainéants; qu'ils y gagnent leur nourriture à la sueur de leur visage, selon l'ordonnance de Dieu, et qu'ils y prennent des femmes qui soient véritablement les leurs. Alors vous verrez s'accroître les richesses de vos communes, la sainteté du mariage se rétablir, et votre couronne briller du plus vif éclat. »

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Quand Élyot eut fini cette lecture, le roi, préoccupé, garda le silence. On lui révélait la véritable cause de la ruine de l'État; mais Henri n'était pas mûr pour ces importantes vérités. Il dit enfin d'un air inquiet : « Si un homme qui veut abattre une vieille maison, commence par le bas, je crains fort que le haut ne lui tombe sur la tête [19]. » Ainsi donc, selon le roi, Fish, en attaquant les prêtres, ébranlait les fondements mêmes de la religion et de la société. Après ce verdict royal, Henri se leva, prit le livre, le mit dans son bureau, et défendit aux deux marchands de révéler à personne la lecture qu'ils lui avaient faite.

Peu après que le roi eut reçu cet exemplaire, le vendredi 2 février, fête de la Chandeleur, une foule de fidèles, et le roi lui-même, devaient assister à la procession d'usage, une chandelle de cire à la main. On répandit pendant la nuit le fameux traité dans toutes les rues où la procession devait passer. Le cardinal ordonna de confisquer le pamphlet, et se rendit auprès du roi. Celui-ci mit la main sous son habit, et en tira en souriant le livre si redouté, puis, satisfait de cette petite preuve d'indépendance, il le livra au cardinal.

Tandis que Wolsey répondait à Fish par la confiscation, Thomas More, plus libéral, voulant que la presse répondît à la presse, opposa à la Supplique des mendiants la Supplique des âmes du Purgatoire. « Sup primez, disaient-elles, les pieux subsides accordés aux moines, alors l'Évangile de Luther entrera, le Testament de Tyndale se lira, l'hérésie se prêchera, le jeûne se négligera, les saints on blasphémera, Dieu l'on offensera, de la vertu on se moquera, le vice se déchaînera, de mendiants et de voleurs l'Angleterre se peuplera [20]. » Puis les âmes du purgatoire appelaient l'auteur de la Sup plique une oie, un âne, un chien enragé. » C'est ainsi que la superstition dégradait le beau génie de More. Malgré les injures des âmes du purgatoire, le Nouveau Testament se lisait toujours plus en Angleterre.

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FOOTNOTES

[1] GeddeS, Martyrol.; Oonsalvi, Mart. Hisp.; Llorente, Inguis.; M” h Crie, Ref. in Sp. v 22

[2] 1 Earnestly laboured to call us unto repentance. »(Becon, III, p. 11.)

[3] Quod opera nostra quantumvis bona in specie nihil conducunt ad justificationem nec ad meritum, sed sola fides. » (Fox, Acte, V, p. 428.)

[4]Every man may preach the word of God. » [Ibid.)

[5] Psaume LXXXI, verset 16.

[6] Having the said books in his custody. » (Fox, Ads, V, p. kii.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[7] Dispersing abroad of the said books, within this realm. » (Fox, Acts, V, p. 428.) Voir aussi Strype, Cranmer's Mémorial, p. 81.)

[8] Nullus homo unum iota in Scripturis sacris videt, nisi qui Spi ritum Dei hahet. »

(Luther, De servo arbitrio. Witt. II, p. 424.) Genèse I, Î.

[9] To give unto ail that repent and believe ail his goods. » (Tyn dale's Works, II, p.

491.) Le Pathway unto the Holy Scripture est le prologue du Testament in-4°, avec quelques changements de peu d'importance.

[10] The law driveth out the disease, and is a sharp salve. » [Ibid., p. 503.)

[11] The hearts of them which are elect and chosen, begin to wax soft and melt. »

[Ibid., p. 500.)

[12] Fall out of God's favour. » (More's Life, p. 134.)

[13] And brought with him... Tyadale's firt translation of the N. T. in english. » (Fox, Acts, V, p. 421.)

[14] His Grâce should see such a book as it was a marvel to hear of... » (Fox, Acts, IV, p. 658.)

[15] He said : Two of your merchantS, George Elyot and George Robinson. » (Fox, Acts, \V, p. 658.)

[16] They came before his presence in a privy closet. » [Ibid.)

[17] This greedy sort of sturdy, idle, holy thieves. » (Fox, Acts, IV, p. 660.)

[18] Priests and doves make foui houses. » [Ibid., p. 661.)

[19] The upper part thereof might chance to fall upon his head. » [Ibid., p. 658.)

[20] Then shall Luther's Gospel corne in.., » (Morus, a Supplication »f the soûls in purgatory, Oper.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE II

Conseil et résolution des évêques. — Les inquisiteurs à Oxford : Garret se sauve. —

Dalaber cache les Testaments. — Garret retourne à Oxford. — Il est saisi et s'échappe. — Entrevue de Garret et de Dalaber. — Dalaber à genoux lit Matth. X.

— Le Magnificat. — Alarme des romanistes. — L'amour des frères à Oxford. —

Souper et prière. — Cauchemar et promenade de Dalaber. — On a visité sa chambre. —Dalaber et son anneau devant le prieur. — On le met à la torture. —

Prière et résolution. — Garret saisi. — Plusieurs fellows d'Oxford sont emprisonnés.

— La cave du poisson salé. — Deux fellows absous. — Condamnation de tous les autres

Wolsey ne s'arrêta pas au livre de Fish. Ce n'é tait pas ce misérable écrit »

seulement qu'il s'agissait de poursuivre : le Nouveau Testament en anglais était entré par surprise dans le royaume ; là était le danger. Ces évangéliques qui prétendent émanciper l'homme quant aux prêtres, et le mettre dans une dépendance absolue quant à Dieu, faisaient précisément le contraire de ce que Rome demande [1].

Le cardinal se hâta d'assembler les évêques, et ceux-ci, surtout Warham et Tonstall, qui longtemps avaient joui des quolibets lancés contre la superstition, prirent la chose plus au sérieux quand on leur montra le Nouveau Testament répandu par toute l'Angleterre. Ces prélats croyaient, comme Wolsey, que l'autorité du pape et du clergé était un dogme qui primait tous les autres. Ils voyaient dans la Réforme un élan de l'esprit humain, un besoin de penser, de juger librement les doctrines et les institutions que les peuples, jusqu'à cette heure, avaient reçues humblement des mains des prêtres. Les nouveaux docteurs justifiaient leur tentative d'affranchissement, en substituant une nouvelle autorité à l'ancienne. C'est le Nouveau Testament qui compromet le pouvoir absolu de Rome ; il faut le saisir et le détruire, dirent les évêques. Londres, Oxford, Cambridge surtout, ces trois repaires de l'hérésie, devaient être soigneusement visités. Les ordres définitifs furent donnés le samedi, 3 février 1526, et aussitôt l'on se mit à l'œuvre.

Ce fut dans Honey Lane, chez le vicaire de l'église de Tous-les-Saints, que se fit la première descente des inquisiteurs. On ne trouva pas Garret chez lui ; en vain le chercha-t-on chez Monmouth et dans toute la cité [2], il n'était nulle part. « Il est allé à Oxford vendre ses détestables écrits, » dit-on aux inquisiteurs, et aussitôt ils partirent, décidés à brûler l'évangéliste et ses livres, « tant était brûlante, dit le chroniqueur, la charité de ces saints pères*. [3] » Le mardi 6 février, Garret débitait tranquille ment ses livres à Oxford, et inscrivait soigneuse ment ses ventes dans son carnet, quand deux de ses amis accourant, s'écrièrent : « Fuyez! Sinon, l'on vous conduit au cardinal, et de là... à la Tour. » Le pauvre vicaire fut très ému. « De qui le 224

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle tenez-vous ? — De maître Cole, procureur de l'assena it blée du clergé, qui est fort avant dans la faveur du cardinal. » Aussitôt Garret, comprenant la gravité de l'affaire, se rendit chez Anthony Dalaber, qui avait, à Oxford, le dépôt des saintes Écritures; d'autres y arrivèrent après lui; la nouvelle s'était aussitôt répandue, et ceux qui avaient acheté le livre étaient saisis d'effroi, car on savait par l'histoire des lollards ce que le clergé romain pouvait faire.

On tint conseil. Les frères (nous étions réellement des frères les uns pour les autres, dit Anthony [4]), décidèrent que Garret changerait de nom, que Dalaber lui donnerait des lettres pour son frère, recteur de Stalbridge, dans le Dorsets ire, qui cherchait un vicaire, et qu'une fois dans cette paroisse, il saisirait la première occasion de passer la mer. Le recteur de Stalbridge était, il est vrai, un en ragé papiste » (c'est l'expression dont se servait Dalaber), n'importe! On ne connaissait pas d'autre ressource. Anthony lui écrivit en toute hâte, et le 7 février au matin, Garret sortit d'Oxford sans être aperçu.

Ayant pourvu, à la sûreté de son ami, Dalaber devait penser à la sienne. Il cacha soigneusement dans un endroit secret de sa chambre à Alban's-Hall les Testaments de Tyndale et les écrits de Luther, d'OEcolampade, et d'autres encore sur la Parole de Dieu. Puis, dégoûté des sophismes scolastiques qu'il entendait dans ce collège, il prit avec lui le Nouveau Testament et le commentaire de Lambert d'Avignon sur l'Évangile selon saint Luc, dont la seconde édition venait d'être imprimée à Strasbourg' [5], et il se rendit au collège de Glocester, où il voulait étudier le droit civil, ne se souciant plus d'avoir rien à faire avec l'Église.

Pendant ce temps le pauvre Garret avançait vers le Dorsetshire. Sa conscience ne pouvait supporter la pensée d'être, même pour peu de temps, le vicaire d'un piètre bigot, de cacher sa foi, ses désirs, et jusqu'à son nom. Il se sentait plus malheureux, quoi que en liberté, avec le poids d'une telle faute, qu'il ne pourrait l'être dans les prisons de Wolsey. Il vaut mieux, se disait-il, confesser Jésus-Christ devant les tribunaux, que de paraître approuver des pratiques superstitieuses que l'on déteste.

Il faisait quelques pas en avant, il s'arrêtait, il reprenait sa marche; ses craintes et sa conscience se livraient un rude combat. Enfin, après une journée et demie d'incertitude, sa conscience eut le dessus; ne pouvant plus endurer les angoisses qu'il éprouvait, il retourna sur ses pas, revint à Oxford, y entra le vendredi soir, et se coucha tranquillement dans son lit.

A peine minuit avait-il sonné, que les procureurs de Wolsey, dûment avertis, arrivèrent, l'arrachèrent de son lit [6], et le livrèrent au commissaire de l'Université, le docteur Cottisford. Celui-ci l'enferma dans sa propre chambre, tandis que London et Hig don, doyen de Frideswide, « deux archipapistes » (comme les nomme le chroniqueur), annoncèrent au cardinal cette importante capture ; ils croyaient la papauté sauvée, parce qu'un pauvre vicaire était pris. Dalaber, occupé à préparer sa 225

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle nouvelle chambre au collège de Glocester, ne s'était pas aperçu de tout ce tumulte*

[7]. Le samedi à midi, ayant terminé ses arrangements, il ferma sa porte à double tour, et se mit à lire son Évangile selon saint Luc. Tout à coup on frappe... Dalaber ne dit mot; ce sont sans doute les agents du commissaire; un coup plus rude se fait entendre ; même silence ; aussitôt un troisième coup survient, comme si l'on voulait enfoncer la porte. « Peut-être, dit alors Anthony, est-ce quel qu'un qui a besoin de moi. » Il cache son livre [8], ouvre la porte, et à son grand étonnement, voit Garret qui, la frayeur peinte sur tous les traits, s'écrie : « Je suis un homme perdu [9] ! Ils m'ont pris ! »

Dalaber qui croyait son ami à Stalbridge, chez son frère, ne pouvait revenir de sa surprise, et en même temps, il jetait un regard inquiet sur un inconnu qui accompagnait Garret; c'était le domestique de la maison qui, rencontré par le vicaire fugitif, lui avait indiqué la nouvelle chambre de Dalaber. Ce garçon s'étant éloigné, Garret raconta tout à Anthony : « M'étant aperçu, lui dit-il, que le docteur Cottisford et ses gens étaient à la prière, j'ai travaillé avec le doigt le pêne de la serrure, il a cédé [10] ... Et me voici! — Hélas! Maître Garret, répondit Anthony, l'imprudence que vous avez commise en me parlant devant ce jeune homme, vous a perdu, et moi avec vous ! . . . » A ces mots le pauvre Garret qui, sa conscience une fois satisfaite, reprenait son effroi des prêtres, s'écria d'une voix entrecoupée de larmes et de sanglots [11] : « De grâce! Aidez-moi! Sauvez-moi! » Sans attendre la réponse, il jette à bas sa robe et son capuchon, demande à Dalaber une casaque à manches, et ainsi déguisé : « Je me sauve dans le pays de Galles, dit-il, et de là, si je le puis, en Allemagne, auprès de Luther ! »

Toutefois le vicaire s'arrête ; il y a quelque chose à faire avant de partir; les deux amis tombent à genoux; ils prient ensemble; ils demandent à Dieu de conduire son serviteur dans un refuge assuré [12]. Cela fait, ils s'embrassent, le visage inondé de larmes et sans pouvoir s'adresser une parole*. [13]

Dalaber, muet sur le seuil de la porte, suivait des yeux et de l'oreille les pas de son ami. L'ayant en tendu franchir les dernières marches, il rentra, s'en ferma, prit son Nouveau Testament, le posa devant lui, et lut à genoux le dixième Chapitre de l'évangile de saint Matthieu, en poussant de profonds soupirs : «... Vous serez menés devant les gouverneurs à cause de moi . . . mais lue craignez pas ; les cheveux même de vo ire tête sont tous comptés. » Cette lecture ayant ranimé son courage, Anthony, toujours à genoux, pria avec ferveur pour le fugitif et pour tous ses frères : « O Dieu!

disait-il, mets par ton Saint-Esprit une vertu céleste dans ce pauvre petit troupeau que tu as dernièrement rassemblé à Oxford [14]. La pesante croix du Christ va être placée sur les faibles épaules de tes misérables brebis. Donne-leur de la porter avec une patience toute divine et une indomptable ferveur ! »

226

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ayant achevé, Dalaber mit son livre en sûreté, plia le capuchon et la robe de maître Garret, les plaça dans sa garde-robe parmi ses propres habits, ferma soigneusement sa chambre, puis se rendit au collège du Cardinal, pour raconter à Clark et aux autres frères ce qui venait d'arriver [15]. On était à la chapelle; le service du soir avait commencé; le doyen et les chanoines, revêtus de leurs aumusses de petit gris, chantaient en chœur. Dalaber demeura à la porte pour écouter les sons majestueux de l'orgue que touchait Tavernier, et les chants mélodieux de l'assemblée. On entonnait alors le Magnificat : « Mon âme magnifie le Seigneur.., plia pris en sa protection Israël, son serviteur... » Il semblait à Dalaber que l'on chantait la délivrance de Garret. Mais sa voix ne pouvait se joindre à ces cantiques.

Ah! s'écriait-il, toute ma musique est transformée en soupirs, et mes chants en tristes pensées*. [16] » Comme il écoutait, appuyé contre la porte du chœur, il vit arriver d'un pas précipité, tête nue, et pâle comme la mort, [17] » le docteur Cottisford, commissaire de l'Université. Cottisford passa à côté d'Anthony sans le remarquer, et allant droit au doyen, parut lui annoncer une importante et fâcheuse nouvelle. « Je sais bien la cause de sa douleur, » se disait Dalaber, en suivant tous ses gestes. A peine le commissaire avait-il fini son rapport, que le doyen se leva, et tous deux sortirent du chœur dans un trouble inexprimable. Ils n'étaient encore qu'au mi lieu de l'église, quand le docteur London accourut, soufflant, tempêtant, frappant du pied, semblable à un lion affamé poursuivant sa proie [18]. Tous les trois s'arrêtèrent, s'interpellèrent, déplorèrent leur mal heur. Leurs bras s'élevaient, s'abaissaient, tout indiquait en eux une émotion très vive; London surtout ne pouvait se calmer. Il apostrophait le commissaire et lui reprochait sa négligence, tellement que Cottisford se mit à fondre en larmes. « De l'action, et non des pleurs! »

dit le fanatique London. Aussitôt on lança sur toutes les routes des sergents et des espions.

Anthony ayant quitté la chapelle se rendit chez Clark, pour lui raconter la fuite de son ami. « Nous marchons à la rencontre des loups et des tigres, répondit Clark; préparez-vous à la persécution. Prudentia serpentina et simplicilas columbina, telle doit être notre devise. O Dieu, donne-nous le courage que demandent ces temps mauvais ! » Toutefois, dans le petit troupeau, chacun se réjouissait de la délivrance de Garret. Sumner et Betts étant arrivés, coururent l'annoncer aux autres frères du collège du Cardinal* [19], et Dalaber à ceux du Corpus Christi. Tous ces pieux jeunes hommes se sentaient soldats dans la même armée, voyageurs dans la même troupe, frères dans la même maison. L'amour fraternel ne brilla peut-être nulle part, aux jours de la Réformation, aussi vivement que parmi les chrétiens de la Grande-Bretagne ; c'est un trait qu'il faut signaler.

Fitz-James, Udal el Diet étaient réunis dans la chambre de ce dernier, au collège de Corpus Christi, quand Dalaber y arriva. Ils prirent leur modeste repas, le regard abattu, la parole entrecoupée, s'entretenant d'Oxford, de l'Angleterre, et des périls 227

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle qui les menaçaient [20]. Puis, s'étant levés de table, ils se jetèrent à genoux, appelèrent Dieu à leur aide, et se séparèrent, Fitz-James emmenant Dalaber à Alban's-Hall; on «craignait que le domestique du collège de Glocester ne l'eût trahi.

La nuit qui suivit fut pleine d'angoisse pour les disciples de l'Évangile à Oxford. La fuite de Garret, la colère des prêtres, les dangers de l'Église nais sante, le bruit d'un orage qui grondait dans les airs et retentissait dans les longs corridors, les remplissaient de terreur. Le dimanche Il février, Dalaber, debout à cinq heures du matin, partit pour sa chambre du collège de Glocester. Ayant trouvé les portes de la maison fermées, il se promena le long des murs, dans la boue, car il avait plu toute la nuit. Tandis qu'à la lueur du crépuscule, il arpentait cette rue solitaire, mille pensées effrayaient son esprit. On savait, se disait-il, qu'il avait pris part à la fuite de Garret; on allait le saisir, et se venger sur lui de l'évasion de son frère'... L'effroi et le chagrin l'accablaient; il poussait de profonds soupirs [21]; il voyait les commissaires de Wolsey lui demander les noms de ses complices, et prétendre dresser sous sa dictée une liste de proscription; il se rappelait que plus d'une fois des prêtres cruels avaient arraché à des lollards le nom de leurs frères, et enrayé de la possibilité d'une telle faute, il s'écriait : « O Dieu! Je te le jure, je n'accuserai personne,... je ne dirai rien que ce qui est parfaitement connu ! [22] »

Après une heure d'angoisse, il put enfin entrer dans le collège. Il s'y précipita; mais lorsqu'il voulut ouvrir sa porte, il s'aperçut qu'on avait faussé la serrure. Il fit un violent effort, et la porte roula sur ses gonds. Alors que vit-il ? Son lit renversé, les couvertures jetées sur le plancher, ses habits sens dessus dessous dans sa garde-robe, son cabinet d'étude forcé et ouvert... Il ne douta pas que l'habit de Garret ne l'eût trahi; et il considérait avec effroi ce triste spectacle, quand un moine qui occupait la chambre voisine vint lui raconter ce qui s'était passé.

Le commissaire et deux procureurs, armés d'épées et de hallebardes, ont forcé la porte au milieu de la nuit; ils ont percé de part en part vos matelas, pour s'assurer que Garret n'y était pas caché* [23]; ils ont soigneusement examiné tous les coins et recoins... mais ils n'ont pu découvrir aucune trace du fugitif. » A ces mots, Anthony respira... Il n'était pas au bout. « J'ai ordre, ajouta le moine, de vous envoyer chez le prieur. » Le prieur, Antoine Dunstan, était un moine fanatique et avare; aussi le trouble que ce message causa à Anthony fit-il si grand, qu'il se rendit (el qu'il était, couvert de boue, dans la chambre de son supérieur.

Le prieur qui était debout, les yeux tournés vers la porte, sonda du regard Anthony au moment où il parut : « Où avez-vous passé la nuit? lui dit-il. — A Alban's-Hall, avec Fitz-James. » Le prieur faisant un signe d'incrédulité, continua : « Maître Garret n'a-t-il pas été hier avec vous? — Oui. — Où est-il maintenant? — Je l'ignore... » Pendant cet interrogatoire, le prieur avait remarqué au doigt d'Anthony un large anneau d'argent doré à double, avec les initiales A. D. [24]. « Montrez-moi 228

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle cela, dit le prieur. » Dalaber lui donna l'anneau, et le prieur, qui le croyait en or, le passa à son doigt, et ajouta d'un air malin : « Cet anneau est à moi; il porte mon nom : A. c'est Antoine, et D. c'est c Dunstan. » Plût à Dieu, se dit à lui-même Dalaber, que je fusse aussi sûr d'être quitte de cet homme, que je le suis de l'être de mon anneau ! » En ce moment, le bedeau, armé de sa verge, entra et conduisit Dalaber dans la chapelle, où trois sinistres figures se trouvaient debout près de l'autel; c'étaient Cottisford, London et Higdon. « Où est e Garret? » lui dit London ; et lui montrant du doigt son triste accoutrement : « Vos souliers et vos vêtements, couverts de boue, prouvent que vous avez couru toute la nuit avec lui. Si vous ne dites pas où vous l'avez conduit, on vous enverra à la Tour. — Oui, ajouta Higdon en insistant, à Utile ease, (Mal-à-Aise était l'un des plus horribles cachots de la prison), et l'on vous y donnera la torture, entendez-vous? » Les trois docteurs employèrent deux heures à ébranler le jeune homme par de flatteuses promesses et d'effrayantes menaces, mais tout fut inutile. Le commissaire fit alors un signe, des huissiers s'avancèrent, et les trois juges montèrent un escalier long et étroit, qui les conduisit dans une grande chambre. On dépouilla Dalaber, et on lui serra les jambes dans des ceps si élevés, que ses pieds étaient aussi hauts que sa tête [25]. Cela fait, les trois juges se rendirent dévote ment à la messe.

Le pauvre Anthony, demeuré seul dans cette affreuse position, se rappela l'avis que maître Clark lui avait donné deux ans auparavant. Il poussait de profonds soupirs*

[26]. « O mon Père, disait-il, que mes souffrances soient pour ta gloire et pour la consolation de mes frères! Quoi qu'il arrive, je n'accuserai jamais un seul d'entre eux! — » Après cette noble parole, Anthony sentit une grande paix dans son cœur; mais une nouvelle tristesse lui était réservée.

Garret, qui s'était dirigé vers l'ouest, avec l'intention de se rendre dans le pays de Galles, avait été saisi à peu de distance d'Oxford, à Hinksey ; on le conduisit à Oxford et on le jeta dans le cachot où l'on avait mis Dalaber après la torture. Leurs funestes pressentiments allaient être dépassés. En effet, Wolsey était profondément irrité en voyant le collège qu'il avait fondé pour être le plus glorieux de l'univers »

devenir un repaire d'hérésie, et les jeunes hommes qu'il avait si soigneusement choisis, se faire distributeurs du Nouveau Testament. En favorisant les lettres, il avait eu en vue le triomphe du clergé, et les lettres servaient au contraire au triomphe de l'Évangile. Il donna aussitôt ses ordres, et l'effroi fut dans l'Université.

John Clark, John Fryth, Henri Sumner, William Betts, Richard Tavernier, Richard Cox, Michel Drumm, Godefioy- Harman, Thomas Lawney, Radley et d'autres encore du collège du Cardinal ; Udal, Diet et d'autres du collège Corpus Christi ; Eeden et plusieurs de ses amis du collège de Madeleine ; Good man, William Bayley, Robert Ferrar, John Salisbury des collèges de Glocester, de Bernard et de Mary, furent saisis et jetés en prison. Wolsey leur avait promis la gloire ; il leur donnait un 229

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle cachot, espérant réprimer ainsi cet élan de vérité et de liberté qui passait du continent en Angleterre, et sauver le pouvoir absolu des prêtres.

Sous le collège du Cardinal était une cave pro fonde, creusée dans la terre, où l'économe* tenait le poisson salé [27]. Ce fut là que l'on fit entrer ces jeunes hommes, l'élite de l'Angleterre. L'humidité de ce souterrain, l'air corrompu que l'on y respirait, l'horrible puanteur que le poisson exhalait, affectèrent fort les prisonniers déjà affaiblis par l'étude. Leur cœur était gros de soupirs, leur foi fut ébranlée, et les scènes les plus lugubres se succédèrent dans ce vaste cachot. Ces malheureux se regardaient, pleuraient, priaient. Cette épreuve devait leur être salutaire : « Ah! disait Fryth plus tard, je vois bien, qu'outre la Parole de Dieu, il y a vraiment un second purgatoire mais ce n'est pas celui que Rome a inventé; c'est la croix de la tribulation, * et Dieu nous y a cloués [28]»

Enfin on vint chercher successivement les prisonniers pour les conduire devant leurs juges ; deux d'entre eux seulement furent relâchés. Le premier était maître Betts, plus tard chapelain d'Anne Boleyn ; on n'avait pu découvrir aucun livre défendu dans sa chambre, et il plaida sa cause avec beaucoup de talent. Tavernier était le second; il avait caché les livres de Clark sous le plancher de son école, et on les avait découverts; mais son amour pour les arts le sauva : « Bah! dit le cardinal, c'est un musicien ! . . . »

Tous les autres furent condamnés. Un grand feu fut allumé au haut de la place du marché, à Oxford* [29]; on organisa une vaste procession, et ces in fortunés s'avancèrent portant chacun un fagot. Quand ils furent parvenus près du bûcher, on les obligea à y jeter les livres hérétiques qui avaient été trouvés dans leurs chambres, puis on les reconduisit dans la prison infecte. On trouvait un barbare plaisir, en Angleterre, à accabler de mauvais traitements ces jeunes et nobles hommes. Ailleurs aussi, Rome se disposait à étouffer dans les flammes les plus beaux génies de la France, de l'Espagne et de l'Italie : c'est ainsi que la papauté recevait au seizième siècle les lettres et l'Évangile. Toute plante de Dieu doit être battue des vents, et presque déracinée; si elle ne reçoit que les doux rayons du soleil, il est à craindre qu'elle ne se dessèche avant de porter des fruits. Le grain s'il ne meurt demeure seul. Il devait y avoir un jour une véritable Eglise en Angleterre, car la persécution y avait commencé. Nous avons à contempler encore d'autres épreuves.

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FOOTNOTES

[1] Actus meritorius est in potestate hominis. » (Duns Scotus, in Sentent., lib. I, diss. 17.)

[2] He was searched for, through ail London. » (Fox, Aets, V, p. 421.) 230

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[3] So burning hot was the charity of those holy fathers. » [Iiid.)

[4] For so did we not only call one another, but were in deed one to another. » (Fox, Acts, V,p. hî\.)

[5] In Lucae Evangelium Commentarii, nune secundo recogniti et locupletati. »

Argentorati, MDXXV

[6] Taken there in his bed. » (Fox, Acts, V, p. 422.)

[7] Of ail this sudden hurly burly, was utterly ignorant. » [Ibid.) V 23

[8] Laying my book aside. » (Fox, Acts, V, p. 412.)

[9] He said he was undone. » [Ibid.)

[10] » Put back the bar of the lock with his finger. » [Ibid.)

[11] With deep sighs and plenty of tears. » [Ibid.)

[12] Then kneeled we both down... » (Fox, Acts, V, p. 4Ϋ.)

[13] That weal be-wet both our faces. » [Ibid.)

[14] That he would endure his tender and lately born little flock ia Oxford with heavenly strength. » [Ibid.) '

[15] 1 Fox, Acts, V, p. 428.

[16] Now my singing and music were turned into sighing and musing. [Ibid.) Les mots sont évidemment choisis à cause de la ressemblance.

[17] Bare-headed, as pale as ashes. » [Ibid.)

[18] Like a hungry and greedy lion, seeking bis prey. » (Fox, Acts, V,p.-4M.)

[19] To tell unto our other brethren. » (For they were divers other3 in that College.) (/6irf.ï

[20] 1 Considering our state and peril at hand. » (Fox, Aets, V, p. 423.) » My musing head being full of forecasting cares. » [Ibid.)

[21] My sorrowful heart flowing with doleful sighs... » [Ibid.)

[22] I fully determined in my conscience before God, that l would accuse no man... »

(Fox, Acts, V, p. 423.)

[23] With bills and swords thrust through my bed straw. » [Ibid.)

[24] Then had he spied on my finger a big ring of silver, very we double gilt. » (Fox, Acts, V, p. «5.)

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[25] Into the stocks, my feet almost as high at my head. » (Fox, Acts, \, p. 426.)

[26] With deep stitches, to cry unto God from my heart... » [Ibid., p. 4Î7.)

[27] A deep cave, where their sait fish was laid, so that, through the filthy stench thereof, they were ail infected. » (Fox, Acts, V, p. 5.)

[28] God nailed us to the cross, to heal our infirmities. » (Tynd. et Fryth, Works, III, p. 91.)

[29] There was made a great fire upon the top of Carfax. » (Foi, Acts, V, p. m.) 232

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE III

Cambridge. — Souveraineté du moi humain dans le catholicisme. — Barnès publiquement arrêté. — Recherches inutiles. — Barnès conduit à Londres. —

Barnès devant Wolsey. — Question sur les évêques. — Wolsey se justifie. — Il menace Barnès du feu. — Apologie. — Abjurer ou être brûlé. — Chute de Barnès. —

Barnès et les cinq marchands hanséatiques à Saint-Paul. — Richard Bayfield. —

Oxford ; état misérable des prisonniers. — La communion par la foi. — Mort de quatre des prisonniers. — Wolsey ordonne l'élargissement des autres Cambridge, qui avait produit les Latimer, les Bilney, les Stafford, les Barnès, avait d'abord paru tenir le premier rang dans la réformation de l'Angleterre ; Oxford, en recevant la couronne de la persécution, semblait maintenant avoir dépassé Cambridge. Toutefois, cette dernière université devait aussi avoir sa part dans les douleurs. C'était le lundi o février, que les recherches avaient commencé à Oxford, et le même jour, deux créatures de Wolsey, le docteur Capon, l'un des chapelains du cardinal, et Gibson, sergent d'armes, bien connu par son arrogance, se rendaient de Londres à Cambridge. Soumission! Tel était le mot d'ordre donné par la papauté.

Oui, soumission! Répondaient partout dans la chrétienté, des hommes d'une intime piété et d'une intelligence profonde ; mais soumission à l'autorité légitime contre laquelle le catholicisme est en rébellion.

Selon eux, le traditionalisme et le pélagianisme de l'Église romaine, établissaient la souveraineté de la raison déchue, en opposition à la suprématie divine de la Parole et de la Grâce. Le sacrifice extérieur et apparent du moi que le catholicisme romain impose, l'obéissance au confesseur, au pape, les pénitences arbitraires, les exercices ascétiques, le célibat, ne servaient qu'à faire illusion sur le maintien égoïste d'une personnalité pécheresse, et ainsi à la fortifier.

Si la Réformation proclamait la liberté quant aux ordonnances d'invention humaine, c'était essentiellement pour soumettre le cœur et la vie de l'homme au véritable Souverain. Le règne de Dieu commençait, donc le règne des prêtres devait finir; nul ne peut avoir deux maîtres. Telles étaient les importantes vérités qui peu à peu se faisaient jour dans le monde, et qu'il fallait se hâter d'étouffer. Le lendemain de leur arrivée à Cambridge, le mardi 6 février, Capon et Gibson se rendirent à la maison de la Convocation, où plusieurs docteurs conversaient ensemble. Cette apparition causa quelque inquiétude aux assistants, qui regardaient avec défiance ces étrangers.

Tout à coup Gibson s'avança, mit la main sur Barnès et l'arrêta en présence de ses nombreux amis [1]. Ceux-ci furent effrayés, et c'était ce qu'avait voulu le sergent.

Quoi! disait-on, le prieur des Augustins, le restaurateur des lettres dans Cambridge, arrêté par un sergent! Ce n'était pas tout. Les envoyés de Wolsey devaient saisir les 233

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle livres venus d'Allemagne et leurs possesseurs; Bilney, Latimer, Stafford, Arthur et leurs amis, devaient tous être emprisonnés, car ils possédaient le Nouveau Testament. Trente membres de l'Université étaient signalés comme suspects, et des misérables, gagnés par les inquisiteurs, offrirent d'indiquer la place où, dans chaque chambre, les livres défendus étaient cachés. Mais tandis qu'on préparait cette perquisition, Bilney, Latimer et leurs collègues, avertis à temps, firent disparaître les livres '[2]; on les emportait non-seulement par la porte, mais aussi par les fenêtres, par le toit même, et on cherchait partout des lieux propres à les cacher.

Cette opération était à peine achevée, que le vice-chancelier de l'Université, le sergent d'armes, le chapelain de Wolsey, les procureurs et les délateurs, commencèrent leur ronde. Ils ouvrent la première chambre, entrent, cherchent et ne trouvent rien. Ils passent à la seconde, rien, de même. Le sergent est étonné, sa tête se monte. Arrivé à la troisième chambre, il court directement à la place qu'on lui a désignée rien encore [3]! Partout la même scène se renouvelle; jamais inquisiteur n'a été plus mortifié. Il n'osa saisir les docteurs évangéliques ; ses ordres portaient qu'il devait s'emparer des livres et de leurs possesseurs. Point de livres, donc point de docteurs! Heureusement qu'il y en avait un (le prieur des Augustins) contre lequel se trouvaient des charges toutes particulières. Le sergent se promit de se dédommager sur lui de ses peines inutiles.

Le lendemain, Gibson et Capon partirent pour Londres avec Barnès. Pendant ce triste voyage, le prieur, vivement agité, voulait parfois braver toute l'Angleterre, et parfois tremblait comme la feuille. Enfin on arriva ; le chapelain déposa son prisonnier chez maître Parnell, tout près du pilori [4]. Trois étudiants, Coverdale, Goodwin et Field, avaient suivi leur maître pour l'entourer de leur tendre affection.

Le jeudi 8 février, le sergent conduisit Barnès au palais du cardinal, à Westminster; le malheureux prieur, dont l'enthousiasme avait fait place à l'abattement, attendit tout le jour sans pouvoir être admis* [5]. Quelle journée! Personne ne viendra-t-il à son aide ? Le docteur Gardiner, secrétaire de Wolsey, et Fox son intendant, tous deux anciens amis de Barnès, ayant sur le soir traversé la galerie, s'approchèrent du prisonnier. Celui-ci les conjura d'obtenir pour lui une audience du cardinal, et la nuit étant venue, ces deux officiers introduisirent le prieur dans la salle où se trouvait leur maître. Barnès, suivant l'étiquette, se mit à genoux devant le cardinal

[6]. « Est-ce là le docteur Barnès, qu'on accuse d'hérésie ? » dit Wolsey à Fox et à Gardiner, d'un ton hautain. Ceux-ci répondirent affirmative ment. Alors le cardinal se tournant vers Barnès, toujours à genoux, lui dit avec ironie et non sans quelque raison : « Eh quoi ! Monsieur le docteur, ne se trouve-t-il pas dans les Écritures assez de leçons utiles pour les gens qui vous écoutent, sans que mes souliers d'or, mes haches d'armes, mes croix d'argent et mes coussins dorés vous obligent à faire de moi, aux yeux de tout le peuple, un objet de risée, un ridiculum capul? On s'est joyeusement moqué de nous ce jour-là [7] Vous avez prêché là, croyez-moi, un 234

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle sermon fait pour le théâtre, plutôt que pour la chaire. N'avez-vous pas même ajouté que je portais une paire de gants rouges? Des gants rouges... pour ne pas prendre froid, avez-vous dit malicieusement; c'étaient des gants de sang que vous vouliez dire. Eh ! Qu’en pensez-vous... Monsieur le docteur ? » — Barnès, voulant échapper à ces questions embarrassantes, répondit vaguement : « Je n'ai fait qu'exposer la vérité selon les Écritures, selon ma conscience et selon les anciens docteurs ; » et il présenta au cardinal un exposé de ses enseignements.

Wolsey reçut en souriant les six feuilles de papier du docteur. « Oh ! oh ! dit-il en les comptant, je m'aperçois que votre intention est de me montrer toute votre science et de maintenir vos doc trines. — Avec la grâce de Dieu, » dit Barnès. Alors Wolsey s'étant mis à lire, s'arrêta au sixième article ainsi conçu : « Nul ne peut être évêque'

de deux ou trois villes, et même de tout un pays; car cela est contraire aux enseignements de saint Paul, qui dit : Je l'ai laissé en arrière pour que tu établisses dans chaque ville un évêque. » Barnès ne citait pas exactement; il y a dans le passage : pour que tu établisses dans chaque ville des anciens. Wolsey fut heurté de cette thèse : « Oh ! oh ! dit-il, ceci «me touche [8] ... Regardez-vous vraiment comme un mal qu'un évêque ait sous sa direction les chrétiens de plusieurs villes?... C'est pourtant l'ordonnance de l'Église ! — Je ne connais sur ce su jet d'autre ordonnance de l'Église que la parole de saint Paul, » répondit Barnès.

Quoique cette controverse intéressât le cardinal, l'attaque personnelle dont il avait à se plaindre lui tenait pourtant plus à cœur. « C'est bon, » dit Wolsey; puis avec une condescendance que l'on ne pouvait guère attendre d'un homme si orgueilleux, il daigna presque se justifier. « Vous m'accusez, dit-il, d'étaler une pompe royale; mais ne comprenez-vous pas qu'appelé à représenter Sa Majesté, je dois m'appliquer à frapper ainsi les méchants de terreur . . . — Ce ne sont pas vos haches d'armes, reprit courageusement Barnès, qui sauveront la personne du roi... Celui qui le sauvera, c'est Dieu qui a dit pour présenter une humble justification, comme jadis le doyen Colet à Henri VIII, osait lui faire en face un second sermon! Wolsey sentit le rouge lui monter au visage. « Eh bien, Messieurs les docteurs, dit-il, en se tournant vers Fox et Gardiner, vous l'entendez ! Est-ce là cet homme savant et sage dont vous m'aviez parlé ? »

A ces mots, le secrétaire et l'intendant se jetèrent à genoux en disant : «

Monseigneur, de grâce ! Pardonnez-lui. — Trouveriez-vous six ou dix docteurs en théologie, dit Wolsey à Barnès, disposés à jurer que vous êtes net d'hérésie? » —

Barnès offrit vingt hommes honnêtes, autant et même plus savants que lui. — Il faut des docteurs en théologie, et d'un âge égal au vôtre. — Impossible, dit le prieur.

— Alors, répondit le cardinal, on vous brûlera. Qu'on le conduise à la Tour! »

Gardiner et Fox ayant offert leur caution, Wolsey permit au prisonnier de passer la nuit chez Parnell.

235

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Il ne s'agit pas de dormir, dit Barnès en rentrant, il faut écrire. » Ce mot sec et terrible : On vous brûlera, retentissait sans cesse à ses oreilles. Il dicta toute la nuit à ses trois jeunes amis l'apologie de ses articles.

Le lendemain, il fut conduit au Chapitre où siégeait Ciarke, évêque de Bath, Standish et d'autres docteurs. Ses juges déployèrent devant lui une longue pancarte. « Promettez, lui dirent-ils, de lire cet écrit en, public, sans en retrancher ni y ajouter un seul mot. » On lui en donna lecture. « Ah ! Plutôt mourir ! —»

Voulez-vous abjurer, ou voulez-vous être brûlé? lui dirent les juges; choisissez ! »

L'alternative était terrible. Le pauvre Barnès, en proie à l'agonie la plus douloureuse, reculait devant l'échafaud; puis, reprenant subitement courage, il s'écria : « Plutôt être brûlé qu'abjurer! » Gardiner et Fox faisaient tout pour l'entraîner. « Ecoutez seulement la voix de la raison, lui disaient-ils avec adresse ; vos articles sont vrais ; ce n'est pas là qu'est la question. Ce qu'il s'agit de savoir, c'est si vous voulez par votre mort laisser triompher l'erreur, ou bien si vous préférez demeurer ici-bas pour défendre la vérité, quand des jours meilleurs seront venus. »

On le presse ; on met en avant les motifs les plus spécieux ; de temps en temps on lui fait entendre le mot terrible être brûlé ! Son sang se glace; il ne sait plus ce qu'il dit ni ce qu'il fait... On lui présente un papier, — on lui met une plume à la main...

la tête lui tourne ; il signe avec Un profond soupir. Ce malheureux devait être un jour un fidèle martyr de Jésus-Christ ; mais il n'avait pas encore appris à résister jusqu'au sang. Barnès était tombé.

Le lendemain, dimanche Il février^ on préparait à Saint-Paul une scène solennelle.

Avant le jour, tout était en mouvement dans la prison du pauvre prieur, et à huit heures du matin, le maréchal du patois avec des hallebardiers, et le gardien de la prison avec ses sergents, menaient à Saint-Paul Barnès et quatre des marchands hanséatiques, qui les premiers avaient apporté à Londres le Nouveau Testament de Jésus-Christ en anglais ; le cinquième de ces pieux négociants tenait un cierge à la main. A force de recherches, on avait découvert que c'était à eux que l'Angleterre devait le livre tant redouté; on avait entouré leurs magasins, et on les avait saisis.

Au haut des degrés de Saint-Paul se trouvait une estrade, sur l'estrade un trône, et sur le trône le cardinal, vêtu de pourpre — comme un sanglant antéchrist, » dit le chroniqueur; sur sa tête brillait le chapeau dont Barnès avait mal parlé ; autour de lui étaient rangés trente-six évêques, abbés, prieurs, et tous ses docteurs, vêtus de damas et de satin; la vaste cathédrale était pleine. L'évêque de Rochester étant monté dans une chaire placée au haut de l'escalier, on obligea Barnès et les mai1: chands, chargés chacun d'un fagot, à écouter à genoux son sermon, destiné à guérir ces malheureux de ce goût d'insurrection contre la papauté qui commençait partout à se répandre. Le sermon fini, le cardinal monta sur sa mule, se plaça sous un dais magnifique, et partit. Alors Barnès et ses cinq compagnons durent faire trois fois le 236

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle tour d'un feu allumé devant le crucifix de la porte du nord. Le triste prieur, le visage abattu, se traînait plus qu'il ne marchait.

A la troisième promenade, les prisonniers jetèrent leurs fagots dans le bûcher ; on y jeta de même les livres hérétiques ; » et Rochester ayant donné l'absolution aux six pénitents, on les reconduisit en prison pour y être gardés au bon plaise de Monseigneur. Barnès ne pouvait plus pleurer; la pensée de sa faute et des effets qu'aurait un si coupable exemple lui avait ôté toute énergie morale. Au mois d'août, on le sortit de prison, et on le confina dans le couvent des Augustins. Barnès n'était pas le seul à Cambridge que le coup eût atteint. Dès l'an 1520 environ, le couvent de Saint-Edmondsbury possédait un frère hospitalier, Richard Bayfield, dont l'affabilité charmait les voyageurs. Un jour, comme il était occupé à recevoir Barnès qui venait visiter le docteur Ruffam, peu auparavant son compagnon d'étude à Louvain, il vit arriver au couvent deux hommes pieux, fort considérés à Londres, où ils étaient fabricants de briques, et à la tête de leur corporation.

Ils se nommaient Maxwell et Stacy, étaient bien entés dans la doc trine de Christ, »

dit le chroniqueur, et avaient amené au Sauveur beaucoup d'hommes et de femmes, par leur conversation et par leur vie exemplaire. Ayant coutume de faire une fois l'an un voyage dans les comtés, pour visiter leurs frères et répandre la connaissance de l'Evangile, ils étaient alors logés, suivant les mœurs du temps, dans les couvents et les abbayes. Il s'engagea bientôt entre Barnès, Maxwell et Stacy une conversation qui frappa le frère hospitalier. Barnès, qui avait remarqué son attention, lui donna, en quittant le cou vent, un Nouveau Testament en latin, et les deux fabricants de briques y ajoutèrent un Nouveau Testament en anglais, avec Mammon et l'Obéissance du chrétien. Le frère hospitalier courut dans sa cellule, y cacha ces livres, et, pendant deux ans, ne cessa de les lire. On s'en aperçut; on le reprit; mais il confessa courageusement sa foi. Alors les moines le jetèrent en prison, le fouettèrent cruellement' [9], le placèrent dans les ceps, et lui mirent un bâillon dans la bouche pour l'empêcher de parler de la grâce. Le malheureux Bay field resta neuf mois dans cet état. Barnès ayant plus tard répété sa visite à Edmonds bury, ne trouva plus à la porte du couvent l'aimable hospitalier; il s'en enquit, découvrit son sort, et aussitôt mit tout en œuvre pour le délivrer. Le docteur Buffam lui vint en aide : « Donnez-le-moi, dit Barnès, je l'emmènerai à Cambridge. » Le prieur des Augustins était alors fort considéré ; on lui accorda donc sa demande, dans l'espérance qu'il ramènerait Bayfield aux doctrines de l'Eglise. Mais ce fut tout le contraire; la communion avec les frères de Cambridge affermit la foi du jeune moine.

Tout à coup son bonheur s'évanouit. Barnès, son ami, son bienfaiteur, fut emmené à Londres, et les moines d'Edmondsbury, effrayés par l'éclat de cette affaire, le sommèrent de revenir au couvent. Mais Bayfield, décidé à ne pas se remettre sous leur joug, se rendit à Londres et s'y cacha chez Maxwell et Stacy. Cependant, un 237

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle jour qu'étant sorti de sa retraite il traversait Lombard Street, il rencontra un prêtre nommé Pierson et deux autres ecclésiastiques de son ordre, avec lesquels il eut une conversation qui les scandalisa fort. « Il vous faut partir en toute hâte, » lui dirent à son retour Maxwel et Stacy. Bayfield reçut d'eux quelque argent, se rendit à bord d'un navire, et arrivé sur le continent, il courut chez Tyndale. Pendant ce temps, des scènes d'une autre nature que celles qui avaient eu lieu à Cambridge, mais non moins déchirantes, se passaient à Oxford.

En effet, la persécution y soufflait avec plus de furie encore qu'à Cambridge. Clark et les autres con fesseurs du nom de Christ étaient toujours renfermés dans leur souterraine prison. L'air qu'ils respiraient, la nourriture qu'ils prenaient (ils ne mangeaient que du poisson salé [10]), la soif ardente qu'elle leur donnait, les pensées qui les agitaient, tout accablait à la fois ces hommes généreux. Ils maigrissaient à vue d'œil, et ils erraient comme des spectres dans les ténèbres de la cave. Ce n'étaient plus ces disputes animées des collèges, où les grandes questions qui ébranlaient la chrétienté étaient éloquemment discutées ; on eût dit une ombre rencontrant une ombre, des yeux caves laissaient tomber un regard 'vague et hagard, et après s'être quelque temps contemplés, ces malheureux passaient outre sans se rien dire. Clark, Sumner, Bayley, Goodman, consumés par la fièvre, se traînaient en chancelant le long des murs du cachot.

Le premier, qui était aussi le plus âgé, ne pouvait plus marcher que soutenu par l'un de ses frères. Bientôt il ne put plus se mouvoir et il demeura étendu sur le sol humide. Les frères, assemblés autour de lui, cherchaient à découvrir dans ses traits si la mort allait bientôt trancher les jours de celui qui avait amené plusieurs d'entre eux à la connaissance de Christ. Ils lui récitaient lentement des paroles de l'Écriture ; puis se mettant à genoux près de lui, ils faisaient une fervente prière.

Clark, prévoyant sa fin prochaine, demanda la communion. Les gens de la prison portèrent sa demande à leur maître ; bientôt le bruit des verrous se fit entendre, et un guichetier s'avançant au milieu de la troupe éplorée, y prononça un cruel non

[11]! Alors Clark, regardant en haut, s'écria avec un Père de l'Eglise : Crede et manducasti. « Crois, et tu as mangé'! [12] » Il demeurait dans le recueillement; il contemplait le Fils de Dieu immolé ; il mangeait et buvait par la foi la chair et le sang de Christ, et éprouvait dans sa vie intérieure l'action fortifiante du Rédempteur, Les hommes ont pu lui refuser l'hostie, mais Jésus lui a donné son corps ; et il se sent dès lors affermi par une union vivante avec le Roi du ciel. Clark n'était pas seul à descendre dans la sombre vallée ; Sumner, Bayley et Goodman déclinaient rapidement. La mort, triste habitante de cette horrible prison, avait pris possession de ces quatre amis [13]. Leurs frères firent parvenir de nouvelles sollicitations au cardinal, fort occupé alors de négociations avec la France, Rome et Venise [14] ; il trouva pourtant un instant à donner aux martyrs d'Oxford; et au moment où les quatre mourants étaient entourés des prières de leurs frères, le 238

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle commissaire vint annoncer que Monseigneur, dans sa grande bonté, permet tait aux malades de se faire transporter dans leurs chambres. » Des hommes s'avancèrent avec des brancards; on y déposa les mourants, on les emporta [15] ; puis on tira de nouveau les verrous sur ceux dont cette affreux cachot n'avait pas encore miné la vie. On était au milieu d'août. En vain les malheureux qui avaient passé six mois dans ce souterrain retrouvèrent-ils leurs chambres et leurs lits-; en vain plusieurs membres de l'Université tentèrent-ils, par leurs soins et leur tendre charité, de les rappeler à la vie; il était trop tard; les rigueurs de la papauté avaient tué ces nobles témoins. Bientôt les approches de la mort se montrèrent; leur sang se glaça, leurs membres se raidirent, et leur regard voilé ne chercha plus que Jésus-Christ, leur éternelle espérance. Clark, Sumner et Bayley moururent dans la même semaine

[16] ; Goodman les suivit de près.

Cette catastrophe inattendue adoucit Wolsey. Il n'était cruel qu'autant que son intérêt et le salut de l'Église l'exigeaient. Il craignit que la mort de tant de jeunes hommes ne soulevât contre lui l'opinion publique ; que ces catastrophes ne fissent tort à son collège ; peut-être même un sentiment d'humanité vint il toucher son cœur. « Faites mettre en liberté ceux qui restent, écrivit-il à ses agents, mais en leur faisant prendre l'engagement de ne pas s'éloigner d'Oxford. » Bientôt l'Université vit sortir ces jeunes hommes de leur tombeau, pâles, maigres, affaiblis, chancelants. Ils n'étaient point alors des hommes marquants, et c'était leur jeunesse qui touchait surtout les cœurs; mais plus tard ils occupèrent tous une place importante dans l'Église. C'étaient Cox, qui fut précepteur du prince royal Edouard et évêque d'Ély ; Drumm, qui devint sous craniner l'un des six prédicateurs de Cantorbéry ; Udal, le futur maître des écoles de Westminster et d'Éton; Salisbury, doyen de Norwich, puis évêque de Man, et qui au milieu de ses richesses et de sa grandeur rappelait souvent comme un titre de gloire son affreuse prison d'Oxford; Ferrar, plus tard chapelain de Cranmer, évêque de Saint-David et martyr jusqu'au sang, après trente années de relâche; Fryth, l'ami de Tyndale, pour qui cette délivrance n'était aussi qu'un délai, et plusieurs autres encore. Lorsqu'ils sortirent de l'affreux souterrain, leurs amis accoururent, soutinrent leurs pas chancelants, les embrassèrent en versant des larmes. Fryth quitta peu de temps après l'Université et se rendit dans les Flandres [17]. Ainsi s'apaisa la tempête qui avait cruellement ravagé Oxford.

Mais le calme ne fut pas de longue durée; une circonstance inattendue devint funeste à la cause de la Réformation.

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FOOTNOTES

[1] Suddenly arrested Dr Barnes openly in the Coir vocation-house to make ail others afraid. » (Fox, Acts, Y, p. 416.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[2] They were conveyed away. » [Fox, Acts, V, p. 416.)

[3] Going directly through the place where the books lay. » [Ibid.)

[4] And lay at master Parnell's house by the stocks. » (Fox, Acts, V,p. 416.)

[5] Waiting there all day and could not speak with him till night. » [Ibid.)

[6] » Kneeling on his knees. » [Ibid.)

[7] We were jollily that day laughed to scorn. » (Fox, Acts, V, p. 416.)

[8] There he stopped and said that this touched him. » (Givendish, Wolsey's Life, p.

89.)

[9] There sore whipped, with a gag in his raouth. » (Fox, Acts, IV, p. 681.)

[10] Eating nothing but salt fish. » (Fox, Acts, V, p. 5.)

[11] Not be suffered to receive the communion being in prison. » (Fox, Acts, V, 428.)

[12] Ibidem. Habe fidem, et tecum est quem non vides, » dit encore Augustin. (Voir Sermo 235, 472. Tract. 26. Evang. Joh.)

[13] Taking their death in the same prison. » (Fox, Acts, V, p. 56.)

[14] State papers, I, p. 169.

[15] Being taken out of the prison into their chambers. » (Fox, Acts, V, p. 5.)

[16] Master Clark, Master Sumner and sir Bayley died ail three together, within the compass of one week. » (Fox, Acts, V, p. S.)

[17] Escaped and fled into Flanders. » (Tynd. et Fryth, W., III» p. 75.) 240

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Lettre de Luther. — Colère d’Henri. — Sa réponse. — Réplique de Luther. —

Nouvelles persécutions. — Barnès distribue en prison le Nouveau Testament et s'enfuit. — Ordonnance contre les Nouveaux Testaments. — W. Roye à Caïphe. —

On découvre une troisième édition du Nouveau Testament. — Hacket poursuit l'éditeur à Anvers. —Triomphe de la liberté et de la loi. — Plaintes de Hacket. —

Saisie. — L'an 1526 en Angleterre

Henri était encore sous l'impression de la fameuse Supplique des Mendiants, quand Luther vint exciter sa colère. La lettre que ce réformateur lui avait écrite en septembre 1525, à l'instigation de Christian, roi de Danemark, s'était égarée. Le docteur de Witlemberg n'en entendant pas parler, l'avait hardiment imprimée et en avait envoyé un exemplaire au roi : « J'apprends, y disait Luther, que Votre Majesté commence à favoriser l'Évangile [1]*, c’est à se dégoûter de la race perverse qui le combat dans voire noble royaume... Il est vrai que, selon l'Ecriture, les rois de la terre consultent contre l'Eternel, et qu'on ne peut, par conséquent, s'at tendre à les voir favorables à la vérité. Puisse toutefois ce miracle s'accomplir dans la personne de Votre Majesté ... [2]»

On peut se représenter la colère d’Henri en lisant cette épître. « Quoi! disait-il, ce moine apostat ose imprimer une lettre à nous adresser, sans nous l'avoir jamais envoyée, ou du moins sans savoir si nous l'avons jamais reçue!... Ce n'est pas assez; il insinue que nous sommes au nombre de ses partisans!... Il gagne même un ou deux misérables, nés dans notre royaume, et les engage à traduire le Nouveau Testament en anglais, en y ajoutant certaines préfaces et certaines gloses empestées!... »

Ainsi parlait Henri. L'idée qu'on associerait son nom à celui du moine de Witlemberg, lui faisait monter le rouge au visage... Il répondra royalement à une si effrontée impudence. Il appelle aussitôt Wolsey. « Tenez, » lui dit-il en mettant le doigt sur le passage qui concernait ce prélat, « lisez ce qu'on dit ici de vous... » Puis, lisant lui-même à haute voix : Illud monslrum et publicum odium Dei et hominum, cardinalis Eboracensis, peslis Ma regni lui... « Vous le voyez, milord, vous êtes un monstre, l'objet de la haine de Dieu et des hommes, la peste de mon royaume!... » Le roi avait jusqu'à présent laissé faire les évêques et observé une certaine neutralité.

Il va maintenant en sortir et commencer une croisade contre l'Évangile de Jésus Christ ; mais auparavant Henri veut répondre à cette impertinente épître. Il prend l'avis de Thomas More, s'enferme dans son cabinet et dicte à son secrétaire une lettre au réformateur : « Tu as honte, m'écris tu, du livre que tu as fait contre moi : je te con seille d'avoir honte de même de tous ceux que tu as composés. De dégoûtantes erreurs, des hérésies insensées, voilà ce qu'on y trouve ; et pour les soutenir, la plus impudente opiniâtreté. Ta plume empoisonnée se moque de 241

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'Église, déchire les Pères, outrage les saints, méprise les apôtres, déshonore la sainte Vierge et blasphème Dieu lui-même, en le faisant l'auteur du mal... Et, après tout cela, tu prétends être un auteur tel qu'il n'en est pas deux dans l'univers [3] !...

Tu m'offres de publier un livre à ma louange... Grand merci!... Tu me loueras magnifiquement si tu m'outrages ; tu me déshonoreras odieusement si tu me loues : Je dis comme Sénèque : Tarn turpe tibi sit laudari a turpibus, quam si lauderis ob turpia... »

Cette lettre écrite parle de Roi des Anglais au Roi des hérétiques* [4], fut aussitôt répandue dans toute l'Angleterre, avec l'épître même de Luther. Le roi, en la publiant, mettait son peuple en garde contre les infidèles traductions du Nouveau Testament, qui d'ailleurs allaient être partout brûlées. « Le raisin paraît beau, disait-il, mais gardez-vous de tremper vos lèvres dans le vin qu'on en a tiré, car l'adversaire y a jeté du poison. »

Luther, ému de cette rude leçon, chercha à s'excuser. « Je me suis dit : Il y a douze heures au jour. Qui sait ? Peut-être pourrais-tu trouver une heure favorable pour gagner le roi d'Angleterre ! J'ai donc jeté devant lui mon humble épître, mais, hélas!

Les pourceaux l'ont déchirée. Je suis prêt à me taire, moi;... mais quant à ma doctrine, je ne puis lui imposer silence; il faut qu'elle crie, et qu'elle morde. S'il est un roi qui s'imagine me faire rétracter ma foi, il fait là un beau rêve ! Tant qu'une goutte de sang me restera, je dirai non! Les empereurs, les rois, le diable et même tout l'univers, ne sauraient m'effrayer dès qu'il s'agit de la foi. Je prétends être fier, très fier, extraordinairement fier. Si ma doctrine n'avait d'autres ennemis que le roi d'Angleterre, le duc George, le pape et leurs collaborateurs, toutes ces bulles de savon il y a longtemps qu'une petite prière les eût mis hors de combat. Où sont maintenant Pilate, Hérode, Caïphe? Où sont Néron, Domitien, Maximien? Où sont Arius, Pélage, Manichée? — Où ils sont?... Là où seront bientôt tous nos scribes et tous nos tyrans. — Mais Christ? Christ est toujours le même. Il y a mille ans que les saintes Écritures n'ont pas brillé dans le monde d'un aussi grand éclat que maintenant [5]. J'attends en paix ma dernière heure; j'ai fait ce que j'ai pu. 0

princes! Mes mains sont nettes de votre sang; c'est sur vous qu'il retombe. »

Ainsi Luther, s'inclinant devant la royauté souveraine de Jésus-Christ, parlait avec courage au roi Henri qui contestait les droits de la Parole de Dieu. Une lettre écrite contre le réformateur ne suffisait pas aux évêques. Profitant de la blessure faite par Luther à l'amour-propre d’Henri VIII, ils le pressèrent de comprimer cette insurrection de l'intelligence humaine, qui menaçait à la fois, disaient-ils, la papauté et la royauté. On se mit à persécuter. Latimer fut appelé devant Wolsey ; mais sa science et sa présence d'esprit lui firent trouver grâce. Bilney, cité aussi à Londres, reçut l'injonction de ne pas prêcher la doctrine de Luther. « Je ne prêcherai pas les doctrines de Luther, dit-il, s'il en a qui lui soient propres; mais je peux et je 242

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle dois prêcher la doctrine de Jésus-Christ, quand même Luther la prêcherait. » Garret enfin, amené en présence des juges, tomba, saisi de terreur, devant les cruelles menaces de l'évêque. Remis en liberté, il s'enfuit de lieu en lieu [6], s'étirant de cacher sa douleur et d'échapper au despotisme des prêtres, en attendant le moment où il donnerait sa vie pour Jésus-Christ.

Les adversaires de la Réformation n'étaient pas encore satisfaits. Le Nouveau Testament continuait à se répandre, et certains couvents en recélaient des dépôts.

Barnès, captif dans le monastère des Augustins de Londres, avait repris courage, et ne ces sait pas d'aimer la Bible. Un jour, vers la fin de septembre, comme trois ou quatre amis lisaient dans sa chambre, à haute voix, Barnès vit entrer deux simples paysans de Burnstead, dans le comté d'Essex, Jean Tyball et Thomas Hilles. «

Comment, leur dit Barnès, êtes-vous Venus à la connaissance de la vérité? » Ils tirèrent de leurs poches de vieux volumes renfermant les Évangiles et quelques épîtres en anglais, Barnès les leur rendit avec tin sourire. «Ce n'est rien, [7] dit-il, en comparaison du Testament nouvellement imprimé. » Les deux paysans payèrent pour l'acquérir trois schellings et deux deniers. « Cachez-le bien ! » dit Barnès.

Le clergé l'ayant appris, fit transporter Barnès â Northampton, pour le livrer aux flammes; mais il s'évada ; ses amis répandirent le bruit qu'il s'était jeté à l'eau; et tandis qu'on faisait pendant sept jours toutes sortes de recherches sur le bord de la mer, il se glissait furtivement sur un navire, et se rendait en Allemagne. « Le cardinal, s'écria l'évêque de Londres, saura bien le rattraper, dût il lui en coûter beaucoup ! — Un misérable tel que moi, dit Barnès en apprenant cette parole, ne vaut pas la dixième partie de ce qu'on dépenserait pour le prendre. D'ailleurs, s'ils me brûlent, qu'y gagneront-ils ?. . . Le soleil et la lune, le feu et l'eau, les étoiles et tous les éléments, que dis-je? Les pierres elles-mêmes se lèveront pour défendre la vérité! » La foi était revenue au cœur du faible Barnès.

La fuite de Barnès redoubla la colère du clergé. Il proclama en Angleterre que les saintes Écritures renfermaient un venin pestilentiel [8], et il ordonna une chasse universelle contre la Parole de Dieu. Le 24 octobre 1526, l'évêque de Londres enjoignit à ses archidiacres d'enlever toutes les traductions du Nouveau Testament en anglais, avec ou sans gloses, et quelques jours après l'archevêque de Cantorbéry publia un mandat contre tous les livres où il se trouverait» quelque particule du Nouveau Testament*. [9] » Le primat se rappelait qu'une étincelle suffit pour allumer un grand incendie.

A l'ouïe de ce jugement, William Roye, esprit mordant, publia une sanglante satire.

On y voyait paraître Judas (c'était Standish), Pilate (c'était Wolsey), Caïphe (c'était Tonstall), et l'auteur s'écriait d'une voix énergique : Christ aimant ses élus, comme son Père l'aime, Triompha par son sang de l'éternelle mort. Lisez, dit-il, croyez, car j'ai souffert moi-même Pour payer votre dette et vous 243

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle ouvrir le port. » Caïphe!... pourquoi donc ce coupable blasphème? Pourquoi contre ce Livre un fatal jugement ? Prétends-tu nous priver de notre espoir suprême? Oses-tu bien brûler le sacré Testament [10] ? En effet, les efforts des Caïphe étaient mutiles; Les prêtres entreprenaient une œuvre au-dessus de leur pouvoir. Quand, par une épouvantable révolution, toutes les formes sociales seraient détruites sur la terre, l'Église vivante des élus, institution divine au milieu des institutions humaines, subsisterait encore par la vertu de Dieu, comme le rocher au sein de la tempête, et transmettrait aux générations nouvelles la semence de la culture et de la vie chrétienne. Il en est de même de la Parole, principe créateur de l'Église. Elle ne peut périr ici-bas. Les prêtres de l'Angleterre allaient en savoir quelque chose.

Comme On exécutait l'ordonnance archiépiscopale, et qu'une chasse impitoyable se faisait partout aux Nouveaux Testaments venus de Worms, on en découvrit une troisième édition, toute récente, d'un format plus petit, plus portatif, par conséquent plus dangereux. C'était un typographe d'Anvers, Christophe Eyndhoven, qui l'avait imprimée et envoyée à ses correspondants des bords de la Tamise. Le dépit du clergé fut extrême, et Hacket, agent de Henri VIII dans les Pays-Bas, reçut aussitôt l'ordre de poursuivre cet homme. « Nous ne pouvons prononcer un jugement qu'avec connaissance de cause, répondirent les seigneurs d'Anvers, nous allons donc faire traduire le livre en flamand. — Gardez-vous en bien, dit Hacket effrayé; quoi! On se mettrait aussi de ce côté de la mer à traduire ce livre dans la langue du peuple ! —

Eh bien, dit l'un des juges, moins consciencieux que ses collègues, que le roi d'Angleterre nous en voie un exemplaire de chacun des livres qu'il a brûlés, et nous les détruirons de même. » Hacket écrivit à Wolsey, et ces volumes étant arrivés, la cour siégea de nouveau. « Partie civile, dit l'avocat de Eyndhoven, ayez la bonté de nous indiquer a les hérésies qui se trouvent dans ces volumes. » Le margrave (officier du gouvernement impérial), invité à citer les passages hérétiques du Nouveau Testament, recula devant cette tâche, et dit à Hacket : « J'abandonne cette affaire ! » Eyndhoven fut renvoyé de la plainte.

Ainsi la Réformation réveillait en Europe la liberté et la légalité endormies. En affranchissant la pensée du joug de la papauté, elle préparait d'autres affranchissements, et en rétablissant l'autorité de la Parole de Dieu, elle ramenait le règne de la loi au milieu des peuples longtemps livrés aux passions turbulentes et au pouvoir arbitraire. La société religieuse prenait, comme toujours, les devants sur la société civile, et lui donnaient ces deux grands principes, l'ordre et la liberté, que la papauté compromet ou annule. Ce ne fut pas en vain que les magistrats d'une ville flamande, éclairée des premières lueurs de la Réformation, donnèrent un si bel exemple; les Anglais, fort nombreux dans ces cités hanséatiques, rapprirent ainsi cette liberté civile et religieuse qui est l'ancien droit de l'Angleterre, et dont eux-mêmes devaient donner plus tard aux autres peuples de nécessaires leçons.

244

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Eh bien ! dit Hacket, irrité de ce qu'on plaçait la loi au-dessus de la volonté clé son maître, je vais acheter tous ces livres et les envoyer au cardinal pour qu'il les brûle.

» A ces mots il quitta la cour.

Mais sa colère s'étant peu à peu calmée il se rendit à Malines, pour se plaindre à la Gouvernante et à son conseil de la sentence d'Anvers. « Quoi! dit-il, on punit celui qui répand de la fausse monnaie, et l'on ne punirait pas plus sévèrement encore celui qui la frappe, c'est-à-dire, dans ce cas-ci, l'imprimeur ? — Mais, lui répondit-on, c'est précisément la question en litige ; nous ne sommes pas sûrs que cette monnaie soit fausse. [11]— Com ment ne le serait-elle pas, répliqua l'agent de Henri, puisque les prélats de l'Angleterre le déclarent? »

Le gouvernement impérial, peu disposé en faveur de l'Angleterre, maintint l'acquittement d'Eyndhoven, mais permit à Hacket de brûler tous les exemplaires du Nouveau Testament qu'il pourrait saisir. Il s'empressa de profiter de cette concession, se mit à chercher les saintes Écritures, et les prêtres se hâtèrent de lui venir en aide. Selon eux, comme selon leurs collègues d'Angleterre, le contrôle suprême en matière de foi devait appartenir, non à la Parole de Dieu, mais au pape, et le meilleur moyen d'assurer au pontife ce privilège était de réduire en cendres la sainte Écriture...

Malgré ces poursuites, l'année 1526 était pour l'Angleterre une année mémorable.

Le Nouveau Testament en anglais avait été répandu des bords de la Manche aux rives de l'Écosse, et la Réformation y avait commencé par la Parole de Dieu. Nulle part moins qu'en Angleterre le renouvellement du seizième siècle n'est émané d'un décret royal. Mais Dieu, qui avait répandu les saintes Écritures dans la Grande-Bretagne malgré les chefs de la nation, allait se servir de leurs passions pour écarter les difficultés qui s'opposaient au triomphe final de ses desseins. Nous entrons ici dans une phase nouvelle de l'histoire de la Réformation, et après avoir étudié l'œuvre de Dieu dans la foi des petits, nous devons contempler l'œuvre de l'homme dans les intrigues des grands de la terre.

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FOOTNOTES

[1] Majestatem tuam cœpisse fa\ere Evangelio. » (Cochl., p. 186.)

[2] Huic mira,culo in Majestate tua quam opto ex totis medullis. » [Ibid., p. 427.)

[3] tantus autor haberi postulas, quantus nec hodie quisquam sit... » (Cochl.,p. 127.)

»

[4] Rex Anglorum Regi hœreticorum scripsit. » (Strype's Memo riais, I, p. 91.) Le titre du pamphlet était Liiterarum quibus Pr. Heu riens VIII, etc., etc., respondit ad quamdam Epistolam li. Lutheri.

245

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[5] Als in tausend Jahren nient geweseu ist. » (Luth., Opera, XIX, p. 501.)

[6] Flying from place to place. » (Fox, Acts, V, p. 428.)

[7] Which books he did Title regard and made a twits of it* » [Con fessio J. Tyball.)

[8] Libri pestiferum virus in se continentes, in promiscuam provin sae Cant.

multitudinem sunt dispersi. » Wilkins, Concilia, III, p. 706.)

[9] Vel aliquam ejus particulam. » [Ibid.)

[10] To burn God's word,— the holy Testament. » Satire of W. Roye. (Harl. Mise, IV.

bible Annals, I, p. 117.)

[11] My choler was descended. » (Harl., Mise., IV. Bible Armais, l, p. 117.) 246

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Wolsey forme le dessein du divorce. — Preuves. — Le roi n'a pas de fils. —

Refroidissement et trouble d’Henri. — Conférence du cardinal et du confesseur. —

Wolsey demande le divorcé à Henri. — Secondes instances. — Wolsey propose au roi Marguerite de Valois. —Examen. — Première mention publique par l'évêque de Tarbes. —Agitation et consolation du roi. — Effroi et plaintes de Catherine. —Ruse contre ruse. — Éclat de la reine

Wolsey, mortifié de n'avoir pu atteindre le trône pontifical qu'il avait recherché avec tant d'ardeur, irrité surtout d'avoir été repoussé par la mauvaise volonté de Charles-Quint, méditait un plan qui devait, sans qu'il s'en doutât, affranchir un jour l'Angleterre du joug de la papauté. « On se moque de moi, on me relègue à la seconde place, s'était-il écrié, eh bien ! Je susciterai dans le monde un bouleversement tel, que depuis des siècles on n'en aura pas vu de pareil ! . . . Je le ferai, du même l'Angleterre être engloutie dans la tempête [1] ! » Désireux de susciter une haine impérissable entre Henri VIII et Charles-Quint, il avait entrepris de rompre le mariage que Ferdinand le Catholique et Henri VII avaient formé pour unir à jamais leurs familles et leurs couronnes. Sa haine pour Charles n'était pas son seul motif;

Catherine lui avait reproché la dissolution de ses mœurs et il avait juré de se venger. On ne peut avoir de doute sur la part de Wolsey dans cette affaire. « Les premiers termes du divorce ont été mis en avant, par moi, dit-il plus tard à l'ambassadeur de France. Je l'ai fait, ajoutait-il, pour mettre perpétuelle séparation entre les maisons d'Angleterre et de Bourgogne [2]*. » Les écrivains les mieux instruits du seizième siècle appartenant aux partis les plus divers, Pole, Polydore Virgil, Tyndale, Meteren, Pallavicini, Sanders, Rooper, gendre de Thomas More, s'accordent à désigner Wolsey comme l'instigateur de ce divorce, de venu si fameux

[3]. Il voulait même aller plus loin, et, après avoir porté le roi à renvoyer la reine, il prétendait engager le pape à déposer l'Empereur [4]. Ce ne fut pas la passion de Henri pour Anne Boleyn, comme l'ont tant répété les légendaires de Rome, ce fut celle d'un cardinal pour la tiare pontificale, qui donna le signal de l'affranchissement de l'Angleterre. Les froissements de l'orgueil sont au nombre des ressorts les plus énergiques de la nature humaine.

Le dessein de Wolsey était étrange, difficile à réaliser, mais n'était pas inexécutable.

Henri vivait en apparence, il est vrai, dans les meilleurs rapports avec Catherine ; Érasme avait même célébré plus d'une fois la maison du roi d'Angleterre comme le modèle des vertus domestiques. Mais le plus ardent des désirs d’Henri n'était pas satisfait; il n'avait pas de fils ; ceux que la reine lui avait donnés étaient morts dans leur enfance, et Marie lui restait seule.

247

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ces morts de petits enfants, toujours si déchirantes, l'avaient été particulièrement dans le palais de Greenwich. Il semblait à Catherine que l'ombre du dernier Plantagenet, immolé sur l'autel de ses noces, venait saisir l'un après l'autre les héritiers qu'elle donnait à la couronne d'Angleterre, et les emporter dans sa tombe.

La reine versait d'abondantes larmes, et implorait la miséricorde divine ; mais le roi maudissait son sort. Le peuple anglais semblait s'unir à cette tristesse royale ; et des hommes instruits et dévots, Longland lui-même [5], se prononçaient contre la validité du mariage du roi. Quand il s'agit de droit divin, disaient-ils, les dispenses d'un pape sont de nulle valeur. » Toutefois Henri avait écarté jusqu'alors l'idée d'un divorce * [6].

Depuis 1509, les temps avaient changé. Le roi avait aimé Catherine; sa réserve, sa douceur, sa dignité l'avaient charmé. Avide de plaisirs et d'applaudissements, il se plaisait à voir sa femme se con tenter d'être le modeste témoin de ses joies et de ses triomphes. Mais peu à peu la reine avait vieilli, sa gravité espagnole s'était accrue, ses pratiques dévotes s'étaient multipliées, ses infirmités devenues plus fréquentes avaient même enlevé au roi l'espoir d'avoir un fils. Dès lors, tout en continuant à louer les vertus de la reine, Henri s'était refroidi à son égard, et peu à peu son amour s'était changé en répugnance. Bientôt il s'était demandé si la mort de ses enfants n'était pas un signe de la colère de Dieu. Cette pensée l'avait préoccupé et l'avait porté à prendre un appartement séparé de celui de la reine * [7].

Wolsey jugea le moment favorable pour commencer l'attaque. C'était dans les derniers mois de 1526; il appela Longland, confesseur du roi, et lui cachant son principal motif : « Vous savez, lui dit-il, les angoisses de Sa Majesté. La stabilité de sa couronne et son salut éternel paraissent également compromis. A qui m'en ouvrirais-je, si ce n'est à vous, qui doit connaître tous les secrets de son âme ? » Les deux évêques résolurent de faire sen tir à Henri les périls auxquels l'exposait son union avec Catherine [8] ; mais Longland insista pour que ce fût Wolsey qui fît la première démarche auprès de lui.

Le cardinal se rendit auprès du roi, et lui rappela ses scrupules avant ses fiançailles ; il exagéra ceux de la nation, et parlant avec une véhémence inaccoutumée [9], il supplia le prince de ne pas rester dans un si grand danger C'est de la sainteté de votre vie, lui dit-il, et de la légitimité de votre succession qu'il s'agit. — Mon bon père, dit Henri, vous feriez bien de considérer la pesanteur de la pierre que vous avez la prétention de remuer [10]. La reine est d'une vie si exemplaire que je n'ai aucun motif de me séparer d'elle... » Le cardinal ne se tint pas pour battu ; il se présenta trois jours après chez le roi avec l'évêque de Lincoln. «

Très grand prince, dit le confesseur, qui se sentait assez de courage pour parler le second, vous ne pouvez, comme Hérode, avoir la femme de votre frère *[11]. Je vous demande, je vous con jure, moi qui ai charge de votre âme *[12], de sou mettre cette affaire à des juges compétents. » Henri y consentit, et peut-être sans trop de peine.

248

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ce n'était pas assez pour Wolsey de séparer Henri de l'Empereur; il fallait, pour plus de sûreté, l'unir à François Ier. Le roi d'Angleterre répudiera donc la tante de Charles-Quint, puis il épousera la sœur du roi de France. Fier du succès qu'il venait d'obtenir quant à la première partie de son plan, Wolsey entama la seconde. « Il est, dit-il au roi, une princesse, dont la naissance, les grâces, les talents, ravissent toute l'Europe; Marguerite de Valois, sœur du roi de France, est au-dessus de toutes les femmes, et nulle n'est plus digne de votre alliance [13]» Henri répondit que c'était un sujet très grave, dont il se réservait l'examen.

Wolsey remit pourtant au roi un portrait de Marguerite, et l'on a cru même qu'il avait fait sonder secrète ment cette princesse. Quoi qu'il en soit, la sœur de François Ier ayant appris qu'on la désignait comme future reine d'Angleterre, se révolta à la pensée d'enlever à une femme innocente une couronne qu'elle avait noblement portée. « La sœur du roi de France, dit Tyndale, connaissait trop Jésus-Christ pour consentir à une telle indignité * [14].»

Marguerite de Valois répondit : « Qu'on ne me parle pas d'un mariage qui ne s'accomplirait a qu'aux dépens du bonheur et de la vie de Catherine d'Aragon * [15].

» Celle qui devait un jour occuper le trône d'Angleterre avait appartenu à la cour de Marguerite. Peu après, le 24 janvier 1527, la sœur de François Ier épousa Henri d'Albret, roi de Navarre.

Henri VIII, voulant s'éclairer sur la pensée de son favori, chargea Fox, son aumônier, Pace, doyen de Saint-Paul, et Wakefield, professeur d'hébreu à Oxford, d'étudier les passages du Lévitique et du Deutéronome qui se rapportaient au mariage avec une belle-sœur; Wakefield, qui ne voulait pas se compromettre, demanda si Henri était pour ou contre le divorce Pace répondit à cet hébraïsant servile, que le roi ne lui demandait que la vérité. Mais qui fera publiquement le premier pas dans une entreprise si hasardeuse ? Chacun reculait ; le terrible Empereur les épouvantait tous. Ce fut un évêque français qui s'aventura ; toujours des évêques dans cette affaire de divorce, que des évêques ont si fort reprochée à la Réforme. Henri VIII, voulant excuser Wolsey, prétendit même plus tard que les objections de l'évêque français avaient devancé celles de Longland et- du cardinal.

François Ier avait envoyé à Londres, en février 1527, une ambassade dont Gabriel de Grammont, évêque de Tarbes, était le chef, et dont le but était d'obtenir la main de Marie d'Angleterre.

Les ministres de Henri ayant demandé si les engagements de François Ier avec la reine douairière de Portugal ne s'opposaient pas à la demande dont l'évêque français était chargé : « Je vous demanderai à mon tour, répondit celui-ci, ce que l'on a fait pour lever les empêchements qui s'opposaient au mariage dont la princesse Marie est issue *[16]. » On communiqua à l'ambassadeur la dispense de Jules II, mais il la rendit en disant que cette bulle n'était pas suffisante, attendu 249

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle qu'un tel mariage était interdit de juré divino. [17] « Vos Anglais auraient-ils donc, ajouta-t-il, un autre Evangile que le nôtre * [18] ? » En entendant ces paroles, le roi (c'est lui-même qui nous l'apprend [19]) fut rempli de trouble, de crainte et d'horreur. » Trois des évêques les plus considérés de la chrétienté se réunissaient pour l'accuser d'inceste ! Il commença à en parler à quelques personnes. « Le scrupule de ma conscience a «terriblement augmenté, disait-il, depuis que cet évêque français a tenu de cette affaire, en mon conseil, termes terriblement exprès *

[20]. » Rien ne nous oblige à croire que ces troubles terribles, dont parlait le roi, fussent de sa part une pure invention.

Une succession contestée pouvait replonger l'Angleterre dans des guerres civiles. Si même les prétendants étaient écartés, ne verrait-on pas une maison rivale, un prince français, par exemple, s'unissant à la fille d’Henri, régner sur l'Angleterre ?

Le roi, dans son inquiétude, allait à Thomas d'Aquin, son auteur favori, et cet ange de Yécoîe déclarait son mariage illégitime. Alors Henri ouvrait la Bible, mais il y trouvait cette menace contre l'homme qui a pris la femme de son frère : « Il sera sans enfants ! a dit l'Eternel, » et cette parole augmentait son trouble, car il était sans héritier. C'est au milieu de ces ténèbres, qu'une nouvelle perspective s'ouvre devant lui. Sa conscience peut être déliée; son désir d'avoir une femme plus jeune peut être satisfaite; il peut avoir un fils ! ... Le roi résolut de déférer le cas à une commission de jurisconsultes, et cette commission eut bientôt écrit des volumes. [21]

Pendant ce temps, Catherine se livrait sans in quiétude à ses dévotions. Son cœur, déchiré par la mort de ses enfants et par le refroidissement du roi, cherchait quelque consolation dans ses prières et dans celles des moines ; elle se levait au milieu de la nuit, se jetait à genoux sur la pierre, et ne manquait pas un des saints offices. Mais un jour (c'était probablement en mai ou en juin 1527), quelque indiscret l'informa des bruits qui occupaient la ville et la cour. Pleine de colère, d'effroi, et tout en larmes, elle se rendit aussitôt auprès du roi, et lui fit entendre les plaintes les plus amères * [22]. Henri se contenta de la tranquilliser par des assurances vagues ; et le dur Wolsey, s'inquiétant moins encore que son maître de cette émotion de Catherine, l'appela en souriant, « une courte tragédie. »

L'épouse offensée ne perdit pas de temps ; il fallait que l'Empereur fût informé promptement, sûre ment, exactement, de cette injure inouïe. Une lettre serait insuffisante, et sans doute interceptée. Catherine résolut donc d'envoyer à son neveu son écuyer, l'Espagnol François Philippe : et pour cacher le but du voyage, on se mit, après la tragédie, à jouer une comédie dans le genre espagnol. « Ma mère très malade, dit François Philippe, me rappelle en Espagne. » Catherine conjura le roi de rejeter la demande de l'écuyer; et Henri, devinant l'intrigue, résolut d'employer ruse contre ruse [23]. « Madame, dit-il à la reine, la demande de Philippe est juste. » Catherine parut, par égard pour son époux, consentir au départ, et Henri ordonna que malgré tout sauf-conduit, ledit Philippe fût arrêté et clé tenu lors de 250

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle son passage à Calais, de telle manière cependant que nul ne sût de qui cela provenait. »

En vain la reine se livrait-elle à une coupable dissimulation ; un trait empoisonné l'avait atteinte au cœur, et ses paroles, ses manières, ses plaintes, ses larmes, les nombreux messages qu'elle envoyait tantôt à l'un, tantôt à l'autre, divulguaient le secret que le roi voulait encore cacher* [24]. Ses amis la blâmaient de cet éclat ; on se demandait ce que Charles Quint allait dire s'il apprenait la douleur de sa tante ; on craignait pour la paix universelle ; mais Catherine, dont l'âme était brisée, n'était pas accessible aux considérations de la diplomatie. Cette douleur de Catherine n'arrêta pas Henri; aux deux mo tifs qui lui faisaient désirer son divorce, les scrupules de sa conscience et le désir d'un héritier, s'en joignit alors un troisième plus énergique encore. Une femme allait jouer un rôle important dans les destinées de l'Angleterre.

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FOOTNOTES

[1] Sandoval, I, p. 358. Ranke, Deutsche Gesch., III, p. 17. SUGGESTION DU

DIVORCE. 389

[2] Malos oderat mores. » (Polyd. Virg., p. 685.)

[3] Le Grand, Hist. du divorce; preuves, p. 186. Le Grand, Hist. du divorce : preuves, p. 65, 69.

[4] Instigator et auctor consilii existimabatur, » dit Pôle. [Apol. He was furious mad and imagined this divorcement between the king and the queen, » dit Tyndale.

[Opera, I, 46S.) Voir aussi San ders, 7 et 9; P. Virgil, p. 685; Meteren, p. 20; Pallavicini, Conc. Trid., p. 203, etc. On a opposé à ces autorités [Pamphleteer, n° 42, p. 336) une assertion contraire de Wolsey; mais pour peu que l'on connaisse son histoire, on sait que la véracité était la moindre de ses vertus.

[5] Jampridem conjugium regium, veluti infirmum. » (Polyd.Virg., p. 685.)

[6] That matrimony winch the king at first seemed not disposed to annul.» (Strype, I, p. 135.)

[7] Burnet, p. 100. Lettre de Grynaens à Bucer, idem.

[8] Quam primum regi patefaciendum. » (Pol. Virgv p. 685.)

[9] Vehementer orat ne se patiatur diutius in tanto versari discri mine, a [Ibid.) i

[10] Bone pater, vide bene, qualc saxum suo loco jacens. movere co neris. » (Polyd.

Virg:., p. 685.) s

251

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[11]Like another Herodes. » (More's Life, \). 129.)

[12] Ipse cui de sainte anima? tuae cura esl,hnrtor, rogo. persuadeo. » (Polyd. Vir?., p. G86.)

[13] Mulier, praeter esteras, digna matrimonio tuo. » {Polyd. Virg., p. C8B.)

[14] The French king's sister knows too much of Christ, to consent unto such wickedness. » (Tynd., Opera, I,p. 464.)

[15] Princeps illa, millier optima, noluerit quicquam audire de nup tiis, quae nuptiae non possunt conjungi sine miserahili Catharinae casu atque adpo interitu. »

(Polyd. Virg., p. 687.)

[16] Utrum, staret ad te an contra te? » (Le Grand, preuves, p. ï) » What had been here provided for taking away the impediment of that marriage. » [State papers, I, p. 199.) Le Grand (I, 17) révoque en doute les objections de l'évêque de Tarbes. Cette lettre de Wolsey à Henri VIII, qui se trouve dans les State papers, les établit positivement. Au reste, Du Bellay, dans une lettre que Le Grand lui-même cite (voir plus bas), dit la chose plus fortement encore qm Wolsey.

[17] Where with the pope could not dispense; nisi ex urgentissima causa. » (Lettre de Wolsey à Henri VIII, du 8 juillet, State papers, I, p: 199.)

[18] Anglos, qui tuo imperio subsunt, hoc idem Evangelium colere quod nos colimus.

» (Sanders, 12.)

[19] Quae oratio quanto metu ac horrore animum nostrum turba verit. » (Henri VIII, Oratio; Wilkins, Co»a7.,IH,p. 714.)

[20] Lettre de Du Bellay. Le Grand, Hist. du div., preuves, p. 218.

[21] So as the bookes excrescunt in magna volumina. » (Wolsey à Henri VIII, State papers, I, p. 200.)

[22] The queen hath broken with your Grace thereof. » [Ibid.)

[23] The king's Highnesse knowing greate collusion and dissimula tion between them doeth also dissimule. » (Knighteto Wolsey, State papers, l, p. 215.)

[24] By her manner, behaviour, wordes and messages sent to diverse hath published, divulged. » [lbid.)

252

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Anne Boleyn chez Marguerite de Valois. — Anne, dame d'honneur de Catherine. —

Inclination de lord Perey. — Wolsey les sépare. —Siège de Rome et Cromwell. —

Intercession de Wolsey pour la papauté. — Il demande Renée de France pour Henri.

— Il échoue. —Anne reparaît à la cour. — Elle repousse les hommages du roi. —

Lettre d’Henri. —.JI se résout à hâter le divorce. — Deux motifs qui portent Anne à refuser la couronne. — Opposition de Wolsey

Marguerite de Valois, qui avait sans hésitation écarté la couronne qu'on lui faisait entrevoir, avait eu la jeune et aimable Anne Boleyn parmi ses dames d'honneur.

Celle-ci, se livrant aux plaisirs avec toute la vivacité de son âge, avait brillé, aux fêtes de la cour, parmi les plus jeunes et les plus belles. Entourée, dans la maison de Marguerite, des hommes les plus éclairés, son intelligence et son cœur s'étaient développés en même temps que ses grâces ; elle commença à lire, sans le bien comprendre, le saint livre où Marguerite, dit Brantôme, trouvait son repos et sa consolation, et à diriger quelques pensées, légères et fugitives, vers ce doux Emmanuel, » auquel sa maîtresse adressait de si beaux vers.

Anne était retournée en Angleterre en 1522. On a dit qu'après la bataille de Pavie, la régente, craignant que Henri se jetât sur la France, lui avait envoyé Anne pour l'en dissuader. Mais ce fut une voix plus puissante que la sienne qui arrêta le roi d'Angleterre. « Demeurez en repos, lui écrivit Charles-Quint, j'ai le cerf dans mes toiles, et il ne nous faut songer qu'à partager la chasse. » D'autres ont cru que Marguerite, ayant épousé le roi de Navarre à la fin de janvier 1527, et pouvant en conséquence quitter Paris et la cour de son frère, sir Thomas Boleyn, qui ne se souciait pas pour sa fille d'un séjour dans les Pyrénées, la fit revenir seulement alors en Angleterre.

Mais, nous le répétons, Anne paraît être revenue en Angleterre en 1522. Boleyn demanda que sa fille fût reçue au nombre des dames d'honneur de la reine; on le lui accorda, et la nièce du duc de Norfolk éclipsa bientôt ses compagnes, nous dit un contemporain ennemi des Boleyn, « par les grâces de sa figure et l'excellence de sa conduite [1]. » Toute la cour était frappée de la régularité de ses traits, de l'expression de son regard, de la douceur de ses manières, de la majesté de son port*

[2]. « C'était une belle créature, dit un ancien historien, bien proportionnée, courtoise, aimable, fort agréable, et qui s'entendait bien à la musique. [3]»

Parmi les jeunes nobles au service du cardinal se trouvait lord Percy, fils aîné du comte de Northum Berland. Tandis que Wolsey s'entretenait avec le roi, Percy se glissait dans les appartements de la reine, et plaisantait avec ses dames. Il ressentit bientôt pour Anne la passion la plus vive, et la jeune Boleyn, qui n'avait point accueilli les hommages des seigneurs de la cour de François Ier, répondit à cette 253

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle affection de l'héritier de Northumberland. Les deux jeunes gens rêvaient déjà une vie heureuse, paisible, élégante, dans les beaux châteaux du nord de l'Angleterre.

Ceci se passait en 1523.

Wolsey détestait les Norfolk, et par conséquent les Boleyn; c'était pour contrebalancer leur in fluence qu'il avait été «introduit à la cour; il s'irrita donc en voyant un jeune homme de sa maison rechercher la main de la fille et de la nièce de ses ennemis. D'ailleurs quelques partisans du clergé accusaient Anne d'être amie de la Réformation On a cru qu'à cette époque Wolsey avait déjà sur pris les regards de Henri s'arrêtant avec complaisance sur Anne Boleyn, et qu'il fut ainsi porté à contrarier l'inclination de Percy ; cela semble peu probable. De toutes les femmes de l'Angleterre, Anne était celle dont Wolsey devait craindre et craignit en effet le plus l'influence ; il eût donc été fort heureux de la voir épouser Percy. On a prétendu qu'Henri engagea le cardinal à s'opposer à l'affection des deux jeunes gens; mais, dans ce cas, confia-t-il à Wolsey le véritable motif de son opposition ?

Celui-ci eut il des intentions coupables, entreprit-il de livrer au déshonneur la fille et la nièce de ses adversaires politiques ? Cela serait horrible ; cela est possible, et l'on pourrait même le déduire du récit de Cavendish; mais il faut espérer que cela ne fut pas. Si cela fut, la vertu d'Anne déjoua énergique ment d'infâmes complots.

Quoi qu'il en soit, un jour que le fils du comte de Northumberland était de service auprès du cardinal, celui-ci l'interpella brusquement : « As-tu perdu la tête, lui dit-il, que tu oses t'engager avec cette jeune fille sans le consentement de ton père et du roi? Je t'ordonne de rompre avec elle. » — Percy fondit en larmes [4], et conjura le cardinal de plaider sa cause. — Je te défends de la voir, répondit sèchement Wolsey ; puis il se leva et sortit. Anne reçut en même temps l'ordre de quitter la cour. Fière et courageuse, attribuant son malheur à la haine de Wolsey, elle s'écria en sortant du palais : Je tirerai vengeance de cette injure ! » Mais à peine était-elle entrée dans les tourelles gothiques du château de Hever, qu'une nouvelle plus triste encore vint l'accabler ; Percy venait de se fiancer avec lady Mary Talbot. Elle versa d'abondantes larmes, et voua au jeune lord, qui l'abandonnait, un mépris égal à sa haine pour le cardinal. Anne était réservée à un sort plus illustre, mais plus malheureux. [5] -Wolsey était tout occupé de ses intrigues, lorsqu’un bruit étrange vint le remplir d'effroi. On disait que les armées impériales avaient pris Rome d'assaut, et même que quelques Anglais étaient montés à la brèche. Parmi eux on nommait Thomas Cromwell, qui, près de vingt ans auparavant, avait obtenu des indulgences de Jules II, en lui offrant des confitures anglaises. Ce soldat avait sur lui le Nouveau Testament d'Érasme, et l'on assure qu'il l'apprit par cœur pendant cette campagne. Plein de vivacité, d'intelligence, de courage, il conçut, en lisant l'Évangile et en voyant Rome, une grande aversion pour la politique, les superstitions et les désordres de la papauté; la journée du 6 mai 1527 décida de sa vie : détruire la puissance papale en devint l'idée dominante.

254

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Cependant le pape et les cardinaux captifs écrivaient des lettres remplies de larmes et de gémissements » Plein de zèle pour la papauté, Wolsey ordonna un jeûne public. « Jamais l'Empereur ne relâchera le pontife, à moins qu'on ne l'y force [6], dit-il au roi ; Sire, Dieu vous a fait défenseur de la foi, sauvez l'Église et son chef! —

Milord, répondit le roi en souriant, ce n'est pas pour la foi, je vous assure, mais pour de bonnes possessions temporelles que le pape est prisonnier de Charles.»

Wolsey ne se laissa pas décourager, et le 3 juillet, assis sur sa mule magnifiquement caparaçonnée, les pieds dans des étriers d'or, il traversait les rues de Londres, suivi de douze cents gentilshommes à cheval, pour aller demander à François Ier d'aider son maître à sauver Clément VII. Il n'avait pas eu de peine à décider Henri ; Charles parlait de transporter le pape en Espagne, et d'y établir à perpétuité le siège apostolique*[7]. Or, comment obtenir d'un pape espagnol divorce de Catherine d'Aragon? Wolsey, pendant la procession, paraissait accablé de tristesse et versait même des larmes [8]; mais bientôt relevant la tête, il s'écria : « Mon cœur est enflammé, et je veux qu'on dise du pape per secula sempiterna : Bediit Henrici octavi virtute serena. »

Voulant, pour l'accomplissement de ses desseins, unir étroitement la France et l'Angleterre, il avait jeté les yeux sur la princesse Renée, fille de Louis XII, et belle-sœur de François Ier, pour en faire l'épouse future d’Henri VIII. Aussi le traité d'alliance entre les deux couronnes ayant été signé à Amiens le 1 8 août, François Ier, sa mère et le cardinal se rendirent à Compiègne, et là Wolsey, nommant Charles le partisan le plus âpre du luthéranisme [9], promettant con jonction perpétuelle d'un côté (entre l'Angleterre et la France), et disjonction perpétuelle de l'autre* [10] (entre l'Angleterre et l'Autriche),» demanda pour Henri la main de Renée. Staffileo, doyen de rote, affirma que le pape n'avait pu permettre le mariage entre Henri et Catherine, que par une erreur des clefs de saint Pierre. [11]

Cet aveu, si remarquable de la part du doyen de l'une des premières juridictions de Rome, rendit la mère de François Ier favorable à la demande du cardinal. Mais, soit que cette proposition déplût à Renée, qui plus encore que Marguerite de Valois, devait professer un jour la pure foi évangélique, soit que François ne se souciât pas d'une union qui aurait donné à Henri des droits sur le duché de Bretagne, Renée fut promise au fils du duc de Ferrare. C'était un échec pour le cardinal ; mais il devait à son retour en Angleterre en recevoir un plus rude encore.

Sir Thomas Roleyn qui avait été créé en 1525 vicomte de Rocheford, contrarié de l'éloignement de sa fille, obtint son rappel, et la jeune Anne, qui ne soupçonnait point qu'Henri eût eu quelque part dans son exil* [12], reparut à la cour avec une entière liberté.

Elle avait vingt ans; sa beauté, son port élégant, ses cheveux noirs, sa figure ovale, son œil vif, l'agrément de son chant, la légèreté et la noblesse de sa danse, son désir 255

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle de plaire auquel se mêlait un peu de coquetterie, sa gaieté, la vivacité de ses reparties et surtout l'amabilité de son caractère lui gagnèrent tous les cœurs. Elle apportait à Greenwich et à Londres les belles manières de la cour de François Ier.

Chaque jour, dit-on, elle inventait une toi lette nouvelle, et décidait des modes de l'Angleterre. Mais à toutes ses qualités elle joignait la modestie, et elle l'imposa même par son exemple.

Les dames de la cour, qui jusque-là avaient suivi un usage contraire, dit son plus grand ennemi, l'abandonnèrent pour se vêtir pudiquement comme elle; et les méchants, incapables d'apprécier les motifs d'Anne, attribuèrent cette modestie de la belle jeune fille, au désir de cacher quelque difformité secrète* [13]. De nombreux admirateurs entourèrent de nouveau Anne Boleyn, entre autres l'un des nobles et des poêles les plus distingués de l'Angle terre, sir Thomas Wyat, partisan de Wiclef

[14]. Ce n'était pas lui pourtant qui devait remplacer le fils des Northumberland.

Henri, poursuivi par les préoccupations que lui donnait l'affaire de Catherine, était habituellement triste et pensif. Les rires, les chants, les reparties et la beauté d'Anne, le frappèrent, le captivèrent, et bientôt il fixa des regards complaisants sur la jeune dame d'honneur. Catherine avait passé quarante ans, et l'on ne pouvait espérer qu'un homme aussi passionné qu’Henri VIII, eût fait, comme parle Job, un accord avec ses yeux pour ne pas contempler une vierge. II voulut témoigner son admiration à Anne Boleyn, et lui présenta, selon l'usage, un joyau de prix; celle-ci l'accepta, s'en para et continua à danser, à rire et à babiller, sans attacher une importance particulière à ce cadeau royal. Les attentions d’Henri devinrent plus suivies ; et il profita d'une occasion où il se trouvait seul avec Anne pour lui déclarer ses sentiments. Étonnée, émue, la jeune fille se jeta tremblante aux pieds du roi, et s'écria tout en larmes : « Sire, je pense que c'est pour me mettre à l'épreuve que Votre Majesté parle de cette manière... Plutôt perdre ma vie que ma vertu [15]. »

Henri lui dit avec grâce, qu'il espérait qu'elle ne voulait pas lui ôter toute espérance.

Mais Anne, se relevant avec fierté, répondit au roi : « Je ne comprends pas, Sire, comment vous pourriez en avoir; je ne puis être votre femme, puisque vous en avez déjà une, et que d'ailleurs je suis indigne d'un tel honneur; et quant à être votre maîtresse, tenez pour certain que je ne le serai jamais! » Anne tint parole. Elle continua, après cet entretien, à montrer au roi le respect qu'elle lui devait ; mais à plusieurs reprises elle repoussa ses vœux avec fierté, et même avec véhémence [16].

On la vit, dans ce siècle de galanterie, résister pendant près de six années aux séductions dont Henri savait l'entourer. Un tel exemple ne se trouve pas souvent dans l'histoire des cours. Les livres qu'elle avait lus dans la maison de Marguerite, lui donnaient une force inconnue. Chacun la regardait avec respect; la reine elle-même la traitait avec égards. Cette princesse montra cependant qu'elle avait remarqué les prévenances du roi. Un jour qu'elle jouait aux cartes avec sa dame d'honneur, en présence de Henri, Anne ayant souvent le roi : Milady, s'écria la 256

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle reine, vous avez du bonheur avec le roi... Mais vous n'êtes pas comme les autres, vous voulez tout ou rien* [17]. » Anne rougit ; les attentions de Henri acquéraient dès ce moment plus d'importance ; elle résolut de s'y soustraire, et quitta la cour avec lady Rochefort.

Le roi, qui n'était pas habitué à la résistance, fut désolé, et ayant appris qu'Anne ne voulait revenir à la cour, ni seule ni avec sa mère, il envoya au château de Hever un exprès chargé pour elle d'un message et d'une lettre. Si l'on se rappelle les mœurs du siècle d’Henri VIII, et combien alors les hommes étaient éloignés, dans leurs rapports avec les femmes, de cette réserve que la société leur impose mainte nant, on ne peut s'empêcher d'être frappé des expressions respectueuses du roi. «Puisqu'il me semble le temps être bien long, écrivait le roi [18] (en français), depuis avoir ouï de votre bonne santé et de vous, la grande affection que j'ai vers vous me persuade de vous envoyer ce porteur pour être mieux assertée (assuré) de votre santé et volonté.

Et puisque depuis mon département avec vous, on m'a averti que l'opinion en quoi je vous laissais, est de toute autre changée, et que ne vouliez venir en cour ni avec Madame votre mère, ni autrement, si ce rapport est vrai, je ne saurais assez m'en émerveiller, puisque je m'as a sure de n'avoir jamais commis une faute envers vous; et il me semble bien petite rétribution pour si grand amour que je vous porte, de m'éloigner et la parole et le personnage de la femme du monde que plus j'estime. Et si vous m'aimez de si bonne affection comme j'espère, je suis sûr que l'éloignement de nos deux personnes vous serait un peu ennuyeux ; toute fois ceci n'appartient pas tant à la maîtresse comme au serviteur. Pensez bien, ma maîtresse, que l'absence de vous fort me peine, espérant qu'il n'est pas votre volonté a que ainsi soit.

Mais si j'entendais par vérité que volontairement vous la désiriez, je ne pourrais plus faire, sinon plaindre ma mauvaise fortune, et relâcher peu à peu ma grande folie. Et ainsi à a faute de temps, je fais fin de ma rude lettre, suppliant de donner foi à ce porteur, en ce qu'il vous dira de ma part. Écrit de la main de tout votre tt serviteur, à H. T. Rex. » Le mot serviteur, qui se trouve dans cette lettre, explique le sens dans lequel Henri employait, celui de maîtresse. Dans le langage chevaleresque du temps, ce dernier mot signifiait une personne à qui l'on soumettait son cœur.

Il paraît que la réponse d'Anne à cette lettre fut celle qu'elle avait faite au roi dès le commencement, et que le cardinal Pole mentionne à plus d'une reprise, le refus opiniâtre d'un amour adultère [19]. Henri comprit enfin la vertu d'Anne Boleyn ; mais il fut loin, comme il l'avait promis, de relâcher peu à peu sa grande folie. Ce tyrannique égoïsme, que ce prince manifesta souvent dans sa vie, se montra surtout dans ses amours. Voyant qu'il ne pouvait atteindre son but par des voies illégitimes, 257

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle il résolut de rompre le plus promptement possible les liens qui l'unissaient à la reine. La vertu d'Anne fut le troisième motif du divorce d’Henri VIII.

Cette résolution une fois prise, il fallait l'exécuter. Henri ayant enfin obtenu le retour d'Anne Boleyn, se procura un entretien secret avec elle, lui offrit sa couronne, et saisissant sa main, lui enleva une de ses bagues. Mais Anne, qui n'avait pas voulu être maîtresse du roi, se refusa également à devenir son épouse. La gloire d'une couronne ne pouvait l'éblouir, dit Wyatt, et deux motifs surtout contrebalançaient toutes les perspectives de grandeur que l'on faisait briller à ses yeux ; le premier était le respect qu'elle avait pour la reine : « Comment, s'écriait-elle, offenserais-je une princesse d'une si haute vertu? [20]» Le second était la crainte qu'une union avec celui qui était son seigneur et son roi, ne lui offrît pas cette ouverture de cœur et cette liberté dont elle jouirait en s'unissant à un époux du même rang qu'elle* [21].

Cependant les seigneurs et les dames qui entouraient Henri se disaient à l'oreille qu'Anne Boleyn deviendrait reine d'Angleterre. Les uns étaient tourmentés par la jalousie, les autres, ses amis, étaient ravis de la perspective d'un avancement rapide. Les ennemis de Wolsey surtout se délectaient dans la pensée de renverser ce favori. Ce fut au moment où toutes ces émotions remuaient la cour en des sens si divers, que le cardinal reparut à Londres, revenant de son ambassade auprès de François, et qu'un coup inattendu vint l'atteindre. Wolsey exprimait à Henri sa douleur de n'avoir pu obtenir pour lui ni Marguerite, ni Renée. « Consolez-vous, lui dit le roi; je veux épouser Anne Boleyn. » Le cardinal resta un moment inter dit.

Que deviendra-t-il si le roi pose la couronne d'Angleterre sur la tête de la fille et de la nièce de ses plus mortels ennemis ? Que deviendra l'Église si une seconde Anne de Bohême monte sur le trône ? Wolsey se jeta aux pieds de son maître et le conjura de renoncer à un projet si funeste. [22]

Ce fut sans doute alors que, comme il le dit plus tard* [23], il demeura à genoux devant le roi, dans son cabinet, une heure ou deux, mais sans obtenir que Henri renonçât à son dessein. Wolsey, persuadé que s'il continuait à s'op poser ouvertement à la volonté de Henri, il perdrait à jamais sa confiance, dissimula sa douleur, se ré servant de se débarrasser par quelque intrigue de cette rivale importune. Pour commencer, il écrivit à Rome et prévint le pape qu'une jeune dame, formée par la reine de Navarre, par conséquent at teinte de l'hérésie de Luther, avait captivé le cœur du roi [24] ; dès lors toutes les haines et les calomnies de la papauté furent acquises à Anne Boleyn. Mais en même temps Wolsey, pour cacher ses desseins, se mit à donner à Henri des fêtes, où Anne brillait par-dessus toutes les dames de la cour.

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FOOTNOTES

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[1] Among -whom, for her excellent gesture and behavior, she did excel ail others. »

(Cavendish's Wolsey, p. 424.)

[2] Representing both mildness and majesty, more than can be ex pressed. »

[Memoir of sir Th. Whyat. Appendice de Cavendish's Wol sey, p. 424.)

[3] Meteren, Hist. des Pays-Bas, fol. 20.

[4] Sir, quoth the lord Percy ail weeping. » (Cavendish's Wolsey, p. 123.)

[5] Plenas lacrymarum et miseri<e. » [State papers, l.) v 26

[6] Non dimittet pontificem nisi in manu forti. » [State papers, I, p. 217.)

[7] The see apostolique shoulde perpetually remain in Spam. » [Ibid., \, p. 227.) »

[8] I saw the lord cardinal weep very tenderly. » (Cavendish, p. 151.)

[9] Omnium maxime dolosus et hœresis lutheriana? fautor ac/ '<. ; rimus. »

(Cavendish, p. 274.)

[10] Du Bellay à Montmorency. (Legrand, preuves, I, p. 186.)

[11] Nisi clave errante. » (State papers, I, p. 272.)

[12] For ail this while she knew nothing of the king's intended pur pose, » dit l'un de ses adversaires, Cavendish. [Wolser/s Life,\>. 129.)

[13] Ad illius imitationem, reliquae regias ancillae colli et pectoris superiora, quae ante nuda gestabant, operire cœperunt. » (Sanders, Schism., p. 16.)

[14] Voir Sanders, ibid. Il est inutile de réfuter les contes de Sanders. Nous renvoyons pour cela à l'évêque Burnet, à Herbert lord Cherbury [Vie de Henri VIII), à Wyatt et à d'autres écrivains. Il suffit, au reste, de lire Sanders lui-même pour apprécier convenablement les /'oui calomnies, comme parlent ces auteurs, de celui qu'ils appellent le légendaire romain.

[15] I will rather lose my life, than my virtue. » (Sloane, MSC, n» 2495. Turner, Hist., II, p. 196.)

[16] Tanto vehementius preces regias illa repulit. » (Sanders, p. 17.)

[17] You have a good hap to stop at a king. » (Wyatt, petit-fils de sir Thomas, Memoirs of Anne h., p. 448.)

[18] H est difficile de fixer l'ordre et la chronologie des lettres de Henri VIII à Anne Boleyn. Celle-ci est la seconde dans le recueil du Vatican, mais elle me semble être la plus ancienne. On la regarde comme étant de mai 1528, je la crois plutôt de 259

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'automne 1527. Le recueil du Vatican a été imprimé dans le Pamphleteer, n 42 et 4S.

[19] Concubina enim tua fleri pudica millier nolebat, nxor volebat. Illa cujus amore rex deperibat, pertinacissime negabat sui corporis potestatem. » [Polus ad Regem, p.

176.) L'autorité du cardinal Pôle est plus digne de foi que celle de Sanders.

[20] The love she bare even to the queen, whom she served, that was also a personnage of great virtue. » (Wvatt, dans ses Mémoires de Anne B., p. 428.) s

[21] There was not that freedom of conjunction with one that was her lord and king.

» [Ibid.)

[22] Whose persuasion to the contrary, made to the king upon his knees. »

(Cavendish, Works, p. 204.) s

[23] I have often kneeled before him in his privy chamber on my knees, the space of an hour or two. » (Cavendish, p. 388.)

[24] Méteren, Hist. des Pays-Bas, folio 20.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Prédication de Bilney. — On l'arrête. — prédication et emprisonnement d'Arthur. —

Interrogatoire de Bilney. = Lutte entre le juge et l'accusé. — Chute de Bilney. — Ses tourments. — Deux disettes. — Arrivée de la quatrième édition du Nouveau Testament. — Grande joie

Tandis que ces passions agitaient les palais d’Henri VIII, des scènes plus émouvantes, produites par la foi des chrétiens, remuaient alors la nation. Bilney, animé de ce courage que Dieu donne quelquefois au plus faible, semblait avoir perdu sa timidité naturelle, et prêchait depuis quelque temps avec une énergie apostolique. Il demandait à ses auditeurs de reconnaître d'abord leur condamnation, et puis d'avoir soif de la justice que Jésus-Christ donne [1]. Au témoignage rendu à la vérité, il joignait le témoignage contre l'erreur. « Depuis cinq cents ans, ajoutait-il, il n'y a pas eu un bon pape [2]; il n'y en a pas eu cinquante dans tout le cours des siècles... Les papes prétendent avoir des clefs en leurs mains; oui... je l'accorde, ils ont des clefs... mais ce sont celles de la simonie ! »

A peine descendu des chaires de Cambridge, le pieux Bilney parcourait avec Arthur, son ami, les villes et les bourgs des environs. « Il y a longtemps, disait-il à Wilsdon, que les Juifs et les Sarrasins se seraient convertis sans l'idolâtrie des chrétiens, sans leurs chandelles et leurs images! » Arrivé à Ipswich, où il y avait un couvent de franciscains, il s'écriait : « La robe de saint François, placée autour d'un mort, n'a pas la puissance d'ôter ses péchés... Ecce Agnus Dei qui tollit peccata mundi! » Les pauvres moines, peu versés dans les Écritures, eurent recours à l'Al manach, pour convaincre la Bible d'erreur. « Si saint Paul, dit le frère Jean Brusierd, n'a parlé que d'un seul médiateur, Jésus-Christ, c'est que de son temps il n'y avait pas de saints inscrits au calendrier. — Invoquons le Père au nom du Fils, répondit Bilney, cela suffit! — Vous ne voulez entendre parler que du Père, toujours du Père, et jamais des saints, reprit le moine ; vous êtes comme un homme, qui à force d'avoir contemplé le soleil, ne voit plus que le soleil [3]!... » En disant ces mots le moine étouffait de colère. « Si je ne savais, continua-t-il, que tous les saints tireront de toi une vengeance éternelle, je te déchirerais de mes ongles et je t'arracherais la vie avec le sang*[4]. » En effet, deux fois les moines escaladèrent la chair et en précipitèrent le frêle Bilney; on l'arrêta et on le conduisit à Londres.

Arthur, au lieu de s'enfuir, se mit à visiter tous les troupeaux que son ami avait évangélisés. «Bonnes gens, leur disait-il, si l'on m'enferme aussi pour la prédication de l'Évangile, il y en a sept mille qui le prêcheront comme je le prêche... Bonnes gens! Bonnes gens![5] (il répétait plusieurs fois ces mots avec l'accent de la douleur), si ces persécuteurs nous tuent, la prédication de l'Évangile ne sera pas arrêtée pour cela. Tout chrétien, même laïque, est un sacrificateur du Dieu vivant. Que nos adversaires s'appuient, pour prêcher, sur l'autorité du cardinal, d'autres sur celle de 261

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'université, d'autres sur celle du pape ; quant à nous, nous nous appuierons sur l'autorité même de Dieu. Ce qui sauve une âme, ce n'est pas l'homme qui porte la Parole, c'est la Parole que l'homme «porte. Ni évêques, ni papes, n'ont le droit de défendre à un homme de prêcher l'Évangile [6], et s'ils le tuent, il n'est pas un hérétique, mais un martyr*. [7] » Les prêtres s'indignaient de ces doc trines. Selon eux, il n'y avait point de Dieu hors de leur Église, point de salut hors de leurs sacrifices.

On jeta Arthur dans la même prison que Bilney. Le 27 novembre 1527, le cardinal, l'archevêque de Cantorbéry, un grand nombre d'évêques, de théologiens et de jurisconsultes, s'étant réunis au Chapitre de Westminster, Bilney et Arthur furent amenés devant eux. Mais le premier ministre du roi croyait déroger à sa dignité en s'occupant de misérables hérétiques. A peine Wolsey avait-il commencé l'interrogatoire, qu'il dit en se levant : « Les affaires du royaume m'appellent ; vous contraindrez à l'abjuration quiconque sera trouvé coupable, et vous livrerez les rebelles au pouvoir séculier. »

Après quelques questions faites par l'évêque de Londres, on reconduisit les deux accusés en prison. L'abjuration ou la mort, tel était l'ordre de Wolsey. Mais c'était à Tonslall qu'il avait remis la di rection du procès; Bilney conçut quelque espoir* [8].

Est-il possible, se disait-il, que l'évêque de Londres, l'ami d'Érasme, donne gain de cause aux «moines?... Il faut que je lui dise que c'est le Testament grec de son maître qui m'a amené à la foi. » Là-dessus, l'humble évangéliste, ayant obtenu du papier et de l'encre, se mit à écrire à l'évêque, dans sa triste prison, des lettres admirables qui nous ont été conservées. Tonstall, qui n'é tait pas cruel, en fut profondément ému, et l'on vit alors une lutte étrange : un juge qui voulait sauver l'accusé, et un accusé qui voulait se perdre. Tonstall, en absolvant Bilney, désirait ne pas se compromettre : «

Soumettez-vous à l'Église, lui disait-il, car Dieu ne parle que par elle. » Mais Bilney, qui savait que c'est dans son Écriture que Dieu parle, demeurait inflexible. « Eh bien, dit Tonstall en prenant en main les lettres éloquentes du prisonnier, pour la décharge de ma conscience, je remets ces feuilles à la cour. » Il espérait peut-être que ces lettres toucheraient ses collègues ; il se trompait. Il résolut donc de faire un nouvel effort. Le 4 décembre, Bilney étant de nouveau devant l'assemblée : «

Abjurez vos erreurs, » lui dit Tonstall.

Bilney ayant fait un signe négatif : « Passez dans la chambre voisine, continua l'évêque, et réfléchissez. » Bilney sortit, et peu après rentra; la joie brillait dans son regard. Tonstall crut avoir remporté la victoire. « Eh bien, lui dit-il, vous revenez donc à l'Église?... » Le docteur répondit avec calme : « Fiat judicium in nomine Domini [9]. — Hâtez- vous, reprit l'évêque, voici le dernier moment, vous allez être condamné ! — Hœc est a dies quant fecit Dominus, reprit Bilney, exultemus et lœtemur in ea* [10]! » Alors Tonstall, indigné, se couvrit et dit : « ln nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti . . . Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus [11] ! » Puis, 262

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle ayant fait le signe de la croix sur son front et sur sa poitrine : « Thomas Bilney, dit-il, je te déclare convaincu d'hérésie. » Il allait prononcer la peine... un dernier espoir le retint; il s'arrêta. Pour le reste de la sentence, nous renvoyons à demain. » Ainsi se prolongeait la lutte entre ces deux hommes, dont l'un voulait marcher à l'échafaud, et l'autre lui faire une barrière de son corps. Voulez-vous rentrer dans le sein de l'Église ? «dit Tonstall le lendemain. — J'espère, répondit Bilney, n'en être pas sorti. — Allez, dit l'évêque décidé à sauver sa vie, consultez-vous avec vos amis, je vous donne jusqu'à une heure de l'après-midi. » L'après-midi, Bilney faisant la même réponse : « Je vous donne encore deux nuits, continua l'évêque ; samedi, 7

décembre, à neuf heures du matin, la cour attend votre réponse définitive. »

Tonstall comptait sur la nuit, ses rêves, ses angoisses, ses terreurs, pour faire revenir Bilney.

Cette lutte extraordinaire en préoccupait plusieurs à la cour comme à la ville. Anne Boleyn, Henri VIII lui-même, suivaient avec intérêt les phases de cette tragique histoire. Qu'est-ce qui va avoir lieu ? disait-on. Cédera-t-il? Le verrons-nous vivre ou mourir? Un jour et deux nuits restaient encore ; tout fut mis en œuvre pour ébranler le docteur de Cam bridge. On se pressait autour de lui ; on l'accablait d'arguments et d'instances; mais une lutte intérieure, plus terrible encore que celle du dehors, agitait le pieux Bilney. « Quiconque voudra sauver son âme, la perdra, »

avait dit Jésus. Cet amour égoïste de son âme, qui se retrouve même dans le chrétien avancé, ce moi, qui depuis sa conversion avait été, non absorbé, mais dominé par l'esprit de Dieu, reprenait peu à peu des forces dans son cœur, en présence de l'ignominie et de la mort. Ses amis, qui voulaient le sauver, ne comprenant pas que Bilney tombé ne serait plus Bilney, le conjuraient avec larmes d'avoir pitié de lui-même, et ces larmes amollissaient son cœur.

L'évêque le pressait, et Bilney se disait : « Un jeune soldat tel que moi saurait il mieux les règles de la bataille qu'un vieux guerrier tel que Tonstall? Une imbécile brebis connaîtrait-elle mieux le sentier de la bergerie que le premier pasteur de Londres [12] ? » Ses amis ne le quittaient ni nuit ni jour, et leur funeste affection l'enlaçait; il crut enfin avoir trouvé un compromis qui mettrait sa conscience en repos. « Je conserverai ma vie, dit-il, pour la consacrer au Seigneur. »

A peine cette illusion s'était-elle emparée de son âme, que sa vue se troubla, sa foi se voilà, le Saint-Esprit se retira, Dieu le livra à ses pensées charnelles, et sous prétexte d'être utile à Jésus Christ pendant beaucoup d'années à venir, Bilney lui désobéit dans le moment présent. Ramené le samedi matin, 7 décembre, à neuf heures, devant les évêques, il tomba... (Arthur était tombé avant lui), et tandis que les faux amis qui l'avaient entraîné osaient à peine lever les yeux, l'Église vivante de Christ, en Angleterre, poussait un cri de douleur. Si jamais, disait Latimer, vous êtes exposés à quel que persécution pour la cause de Dieu, abjurez toutes vos amitiés, sans en garder une seule ; car ce sont les amis de Bilney qui l'ont perdu 263

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[13]. » Le lendemain dimanche, 8 septembre, on plaça Bilney en tête d'une procession, et le disciple dé chu, la tête nue, un fagot sur l'épaule, se tint de bout à la croix de Saint-Paul, en présence du prédicateur qui l'exhorta à la pénitence; après quoi on le reconduisit en prison.

Quelle solitude pour ce malheureux ! Tantôt le? Froides ténèbres de son cachot lui semblaient un feu dévorant ; tantôt il croyait entendre, dans le silence de la nuit, des voix accusatrices. La mort, cet ennemi qu'il avait voulu éviter, fixait sur lui son regard glacé, et le remplissait de frayeur [14]. Il cherchait à fuir l'horrible spectre, mais en vain. Alors les amis qui l'avaient entraîné dans cet abîme arrivaient, et ils s'efforçaient de le consoler ; mais s'ils lui faisaient entendre une douce parole de Jésus Christ, Bilney reculait épouvanté et s'enfuyait au fond du cachot, en jetant un cri, comme s'il eût vu un ennemi armé d'un glaive se jeter sur lui pour l'égorger [15].

Ayant renié la Parole de Dieu, il ne pouvait plus l'entendre. L'imprécation de l'Apocalypse : Montagnes, cachez moi de la colère de l'Agneau! Était la seule parole de l'Écriture qui fût en harmonie avec son âme ; son esprit s'égarait, son sang se glaçait, il succombait à ses terreurs ; il perdait la connaissance, presque la vie, et demeurait inanimé dans les bras de ses amis consternés, à Dieu, s'écriaient ces malheureux qui l’avaient perdu, Dieu, par un juste jugement, livre aux tempêtes de leur conscience ceux qui renient sa vérité ! »

Ce n'était pas la seule douleur de l'Église. A peine Richard Bayfield, l'ancien hospitalier d'Edmonds bury, était-il arrivé chez Tyndale et chez Fryth, qu'il leur avait dit : « Disposez de moi ; vous serez ma tête, et moi je serai votre main; je vendrai dans les Pays-Bas, en France, en Angleterre, vos livres et ceux des réformateurs allemands. »

Bientôt, en effet, Bayfield s'était rendu à Londres. Mais Pierson, ce prêtre qui l'avait une fois rencontré dans Lom bard Street, le découvrit de nouveau et le dénonça à l'évêque. Le malheureux fut conduit devant Tonstall. « Vous êtes accusé, lui dit le prélat, d'avoir affirmé que toute louange est due à Dieu seul, et non aux saints ou aux autres créatures [16]... » Bayfield l'avoua. « Vous êtes accusé d'avoir prétendu que tout prêtre peut prêcher la Parole de Dieu, en vertu de l'autorité de l'Évangile, sans la licence du pape et des cardinaux. » Bayfield l'avoua de même. On lui imposa une pénitence ; puis il fut renvoyé à son monastère, avec ordre de se représenter le 25 avril ; mais il passa la mer et courut chez Tyndale.

Cependant les Nouveaux Testaments vendus par lui et par d'autres restaient en Angleterre. Les évêques contribuant alors pour supprimer les Écritures, comme on l'a fait plus tard pour les répandre, se procurèrent un bon nombre des exemplaires apportés par Bayfield et ses amis [17]. A la disette de la Parole de Dieu vint bientôt s'ajouter celle des vivres ; car le cardinal s'efforçant d'allumer la guerre entre Henri et l'Empereur, les navires flamands ne passaient plus la mer. Aussi, à peine Wolsey 264

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle était-il revenu de son voyage en France, que le maire et les aldermen de la cité accoururent vers lui pour lui exprimer leurs appréhensions.

— Ne craignez rien, leur dit-il ; si j'ai trois mesures de froment, l'Angleterre en aura deux, m'a dit le roi de France. » Mais rien n'arrivait, et le peuple allait se livrer à quelque violence, quand tout à coup on vit paraître à l'embouchure du fleuve un grand nombre de voiles. C'étaient des navires allemands et flamands chargés de blé, où de bons habitants des Pays-Bas avaient en même temps caché des Nouveaux Testaments. Un libraire d'Anvers, nommé Jean Raimond ou Ruremonde, du lieu de son origine, avait imprimé une quatrième édition, plus belle que les précédentes, dont chaque page était encadrée en rouge, et qui était enrichie de références et de gravures sur bois. Raimond lui-même s'était embarqué sur l'un de ces navires avec cinq cents exemplaires de son Nouveau Testament [18]. Vers Noël 1527, Le livre de Dieu fut répandu en Angleterre avec le pain qui nourrit le corps. Mais des prêtres et des moines ayant découvert l'Écriture sainte parmi les sacs de blé, en portèrent plusieurs exemplaires à l'évêque de Londres, qui fit jeter Raimond en prison.

Toutefois la plus grande partie de l'édition nouvelle lui échappa. On lisait partout le Nouveau Testament, et la cour elle-même était atteinte de cette contagion.

Anne Boleyn, malgré son riant visage, s'enfermait souvent dans son cabinet, à Greenwich ou à Hampton-Court, et y étudiait l'Évangile. Franche, fière et courageuse, elle ne cachait point le plaisir qu'elle trouvait dans cette lecture ; sa hardiesse étonnait les courtisans et indignait le clergé. Dans la ville on faisait plus encore. On expliquait le Nouveau Testament dans de fréquents conventicules, surtout dans la maison d'un certain Russel, et il y avait une grande joie parmi les fidèles* [19]. « Il suffit d'entrer à Londres, disaient les prêtres, pour devenir hérétique ! » La Réformation s'établissait parmi le peuple avant d'arriver aux classes supérieures.

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FOOTNOTES

[1] lit omnes primum peccata sua agnoscant et damnent, deinde esuriant et sitiant justitiam illam. » (Fox, Acts, IV, p. 634.)

[2] These 500 years there hath been no good pope. » [Ibid.,$. 527.)

[3] Look so long upon the sun, that ne can see nothing else but the sun. » (Fox, Acts, IV, p. 129.)

[4] I would surely, with these nails of mine be thy death. »(/6., p. 630.)

[5] Therefore good people! Good people! » (Which words ne often rehearsed, as U

were lamenting...) [Ibid., p. 623.) '

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[6] There is neither bishop, nor ordinary, nor yet the pope, that may make any law to hinder any man to preach the Gospel. » (Fox, Acts, IV, p. 623.)

[7] He is not therefore a heretic, but rather a martyr. » (Collyer's Church History, vol. II, p. 26.)

[8] In talem nunc me judicem incidisse gratuler. » (Fox, Acts, IV, P. 033.)

[9] Que le jugement se fasse au nom du Seigneur. »

[10] C'est ici la journée que le Seigneur a faite, égayons-nous et ré jouissons-nous en elle. » (Ps. CXVIU, 24.)

[11] Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés. » (Psaume LXVIII,ï.)

[12] 1 An old soldier or a young beginner, the chief pastor of London, or a poor silly shcep. » (Fox, Acts, IV, p. 638.)

[13] Abjure ail your friends. » (Latimer's Sermons, p. 222.)

[14] Had such conflicts with himself, beholding this image of death. » [Ibirt.)

[15] as though a man would run him through the heart with a sword. » [Ibid.)

[16] That ail laud and praise should be given to God alone. » (Fox, Acts, IV, p. 682.)

[17] Contribute certain sums of money. » [Bible Annals, 1, p. 168.)

[18] Fox, Acts, V, p. 27.

[19] The N. T. was read with jjreat application and jov. » (Strype, r, U3.) 266

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

La papauté intercepte l'Evangile. — Henri consulte More. — Consultation ecclésiastique. — Les universités. — Clarke. — La sainte nonne (lu Kent. — Wolsey se décide à faire la volonté du roi. — Mission auprès du pape. — Quatre documents.

— Embarras de Charles-Quint. — François-Philippe à Madrid. — Accablement et résolutions de Charles. — Il se détourne de la Réformation. — Entrevue d'Angelis et du pape. — Knight arrive à Rome. — Pratiques et fuite. — Traité du pape avec l'Empereur. — Le pape s'échappe. — Trouble d’Henri VIII. — Ordres de Wolsey. —

Ses supplications.

Le soleil de la Parole de Dieu qui se montrait toujours plus radieux dans le ciel du seizième siècle était suffisant pour dissiper toutes les ténèbres de l'Angleterre ; mais la papauté, comme une immense muraille, en interceptait les rayons. A peine la Grande-Bretagne avait-elle reçu les Écritures en grec et en latin, puis en anglais, que les prêtres les avaient poursuivies avec une ardeur infatigable. Il fallait que la muraille fût abattue pour que le soleil pût pénétrer librement dans l'île des Bretons.