Histoire de la Réformation du Seizième Siècle_Vol 5 by Jean-Marie Merle D'Aubigne - HTML preview

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[4] On retrouve la même pensée dans Wiseman, IXe Conférence sur les doctrines de l'Eglise catholique.

[5] Dans l'histoire d'Oswald, roi du Northumberland.

[6] “ H Ars unicuique dabatur, ut ex opere manuum quotidiano se pos set in victu necessario continere. » [Preuves de l'histoire de Bretagne, II, p. 25.)

[7] “ H Istara obedientiam nos sumus parati dare et solvere ei et cuique christiano continuo. » (Wilkins, Conc. M. Brit., ï, p. 26.)

[8] “ H Dionothus de non approbanda apud eos Romanorum auctoritate disputabat.

» [Jbid., p. 24.) » “ H Ordinationesque more asiatico eisdem contulisse. » (Ibid.)

[9] “H In communionem admittere vel Romanorum fastum vel Saxonum tyrannidem. » (Ibid.)

[10] “ H Faut-il fuir Augustin, lui 1 D'après le précepte de 1 Cor. V, 9-11. *

[11] H Dagamus ad nos veniens, non solum cibum nobiscum, sed nec in eodem hospitio,quo vescebamur, sumere voluit. » (Beda, Hist. eccl., n, P. 4.)

[12] “ H Ad quemdam virum sanctum et prudentem qui apud eos ana choreticam ducere vitam solebat, consulentes an ad prœdicationem Augustini suas deserere traditiones deberent. » (Beda, Hist. eccl., cap. ii.)

[13] “ H Factumque est ut venientibus illis sederet Augustinus in sella. » (Ibid.)

[14] “ H Si pacem eum fructibus accipere nollent, bellum ab hostibus fo rent accepturi... » (Beda, Hist. eccl., X\, cap. u.) s

[15] “ H Ipsum Augustinum hu.jus belli, non modo* conscium sed et im pulsorem exstitisse. »

[16] Wilkins ajoute que le mot qui se trouve dans Bède sur la mort d'Augustin est une parenthèse inventée par les écrivains romains, et qui ne se trouve point dans les manuscrits saxons. » [Conc. brit., p. 26.)

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“H Admemoratamaciem,peractojejuniotriduano,cumaliis,orandi causa convenerant.

» (Beda, Hist. eccl., Il, cap. n.)

[17] “ H Extinctos in ea pugna feront, de his qui ad orandum meneront -»iros circiter mille ducentos. » (Beda, Hist. eccl., II, cap. H.)

[18] “ H Sic completum est praesagium sancti pontificis Augustini. » (Ibid.)

[19] “ H Apparaît ei beatissimus apostolorum princeps et multo illum tempore secretas noctisflagellis acrioribus afliciens. » (Beda, Hist. eccl., II, cap. vi.)

[20] “H Cum magna nobilium juventute apud Scottos sive Pictos exula bant, ibique ad doctrinam Scottorum cathechisati et baptismatis gratia sunt recreati. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. i.)

[21] “H Superveniente cum parvo exercitu, sed flde Christi munito. » (Beda, Hist.

eccl., III, cap. i.) 1 “ H Desiderans totam cui praeesse cœpit gentem fidei Christian»

gra tia imbui. » (Ibid., cap. m.)

[22] Aydanus accepta gradu episcopatus, quo tempore eodem mona sterio Segenius abbas et presbyter prœfuit. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. v.) Bède, en disant qu'un simple prêtre présidait, exclut la pensée qu'il pût y avoir des évêques dans l'assemblée. On peut lire 1 Tim. IV, y. 14.

[23] “ H Evangelisante antistite, ipse Rex suis ducibus ac miaistris inter pres verbi existeret cœlestis. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. ni.)

[24] “ H Confluebant ad audiendum verbum Dei populi gaudentes. » (Ibid.)

[25] “H Mox congregati in unam vicani, verbum vitœ ab illo expetere cu rabant. »

(Beda, Hist. eccl., p. 26.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE III

Le palais des rois du Northumberland. — Wilfrid à Rome, puis à la cour. — Finan et Colman. — La lutte commence. — Circonstances qui décident Rome à agir. — Le synode de Streanch-Hall. — Discours d'Oswy, de Wilfrid, de Colman. — Victoire de Rome. — Zèle de Wilfrid et d'Oswy. — Cadeaux du pape. — Théodore, archevêque, soumet l'Angleterre à Rome. — Discorde dans le camp romain. — Fin de Wilfrid. —

Chute d'Adamnan d’Iona. — Chute de Naïtam, roi des Pictes. — Le moine Ecgbert et ses visions. — Chute d’Iona.

Alors la papauté se réveilla. Si la victoire fût de meulée aux Bretons, la Grande-Bretagne, devenant tout entière une Église indépendante de la papauté, pouvait lui faire, dès ces temps antiques, une redoutable opposition. Si au contraire les derniers cham pions de la liberté étaient mis hors de combat, il n'y avait plus à attendre pour l'Église chrétienne que des siècles d'asservissement. Nous avons à contempler la lutte qui s'engagea bientôt dans le palais même des rois de Northumberland.

Un prince, instruit, il est vrai, dans la doctrine libre des Bretons, mais d'un christianisme extérieur, Oswy, avait succédé à son frère le noble Oswald. Oswy avait un cœur plein d'ambition et ne recula pas devant le crime pour accroître sa puissance. Un roi aimable, son parent, Oswin, occupait le trône de Déirie, et était cher à son peuple. Oswy, ayant conçu contre lui une jalousie mortelle, s'avança à la tête d'une armée, et Oswin, voulant éviter la bataille, se retira chez un noble qu'il avait comblé de bienfaits. Mais celui-ci s'offrit pour guide aux soldats d'Oswy, les conduisit à sa maison, au milieu de la nuit, et le roi fugitif, défendu par un seul de ses serviteurs, fut mis à mort par ces assassins. Le doux Aïdan, évêque de ces deux princes, en mourut de douleur [1]. Tel fut le premier exploit du monarque qui devait livrer l'Angleterre à la papauté.

Di verses circonstances devaient rapprocher Oswy de Rome. Il considérait surtout la religion chrétienne comme un moyen de coaliser les princes chrétiens contre un païen, Penda, et cette religion, où dominait la politique, ressemblait assez à celle des Romains. De plus, Oswy avait une femme altière, la reine Éanfeld, de race saxonne et d'Église romaine. Cette princesse, fort bigote, avait pour chapelain un prêtre qui se nommait Romain, et très digne de ce nom. Romain soutenait avec zèle les rites de l'Eglise latine ; aussi la fête de Pâques se célébrait-elle à la cour deux fois dans la même année, et tandis que le roi et les siens, suivant le rite oriental, rappelaient avec joie la résurrection du Seigneur, la reine, qui suivait le rite de Rome, plongée dans l'humiliation et le jeûne, en était encore au dimanche des Rameaux Souvent Éanfeld et Romain s'entretenaient ensemble des moyens de gagner le Northumberland à la papauté. Il fallait d'abord augmenter le nombre de ceux qui combattaient pour elle; l'occasion s'of frit d'elle-même.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Un jeune homme du Northumberland, appelé Wilfrid, d'une belle figure, d'une grande intelligence, d'un esprit fin, d'un caractère entreprenant, d'une infatigable activité et d'une ambition insatiable* [2], était venu un jour vers la reine. “ H La voie que nous enseignent les Écossais n'est pas par faite, lui avait-il dit; je veux aller à Rome et m'y instruire dans les temples mêmes des apôtres. » Éanfeld l'avait approuvé, secouru, dirigé, et il était parti. Hélas! Il devait un jour enchaîner au siège romain toute l'Église britannique. Après un séjour à Lyon, où l'évêque, ravi de ses talents, voulait le retenir, Wilfrid était arrivé à Rome et s'y était lié avec le conseiller le plus intime du pape, l'archidiacre Roniface. Il avait bien vite reconnu que les prêtres de France et d'Italie possédaient plus, de pouvoir dans les affaires, soit ecclésiastiques, soit séculières, que les humbles missionnaires de Iona, et sa soif des honneurs s'était enflammée à la cour des pontifes. S'il parvient à soumettre l'Angleterre à la papauté, il n'y a pas, croit-il, de dignité à laquelle il ne puisse prétendre. Dès lors, il n'eut plus d'autre pensée, et à peine était-il revenu dans le Northumberland, qu'Éanfeld s'empressa de l'appeler à la cour.

Une reine fanatique, dont il pouvait tout at tendre; un roi sans conviction religieuse et dominé par ses intérêts politiques ; puis, entre eux deux, un prince, Alfred, fils du roi, jeune homme pieux, zélé, désireux d'imiter son oncle, le fidèle Oswald, et de convertir comme lui les païens, mais qui n'avait ni le discernement ni la piété de l'illustre disciple de Iona : voilà ce que trouvait Wilfrid à la cour. Il comprit que si Rome avait remporté une première victoire par le glaive d'Édilfrid, c'était maintenant à force d'habileté qu'elle pouvait en obtenir une seconde. Il s'entendit à ce sujet avec la reine et avec Romain, et ayant été attaché à la personne d'Alfred, il se mit à flatter ce jeune prince et s'empara ainsi de son esprit. Alors, se voyant sûr de deux membres de la famille royale, ce fut sur Oswy qu'il dirigea tous ses efforts.

Les anciens d’Iona ne fermaient pas les yeux aux dangers qui menaçaient le Northumberland. Ils avaient envoyé Finan pour remplacer Aïdan, et cet évêque, consacré par les presbytères d’Iona, avait vu la papauté s'insinuer à la cour, d'abord humble, inoffensive, puis croissant d'année en année en hardiesse et en ambition. Il s'était ouvertement opposé aux agents du pape, et ses luttes fréquentes l'avaient affermi dans la vérité [3]. Il était mort, et les presbytères des Hébrides, comprenant pins que jamais les besoins du Northumberland, y avaient envoyé comme évêque, Colman, homme simple mais fort, et décidé à opposer un front d'airain aux artifices des séducteurs.

Cependant, Éanfeld, Wilfrid et Romain, creusaient habilement la mine qui devait détruire l'Église apostolique de la Grande-Bretagne. D'abord, Wilfrid prépara son attaque par des insinuations adroites; ensuite, il se prononça ouvertement en présence du roi. Si Oswy se retirait dans son cercle domestique, il y trouvait la bigote Éanfeld, qui reprenait avec zèle le travail du missionnaire romain. Bientôt on ne garda plus de mesure ; au milieu des divertissements- de la cour, à table, à la 43

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle chasse même, on entamait des discussions sans fin sur les doctrines controversées; les esprits s'échauffaient; les romains affectaient déjà les allures de la victoire ; les Bretons se retiraient souvent pleins d'émotion et de crainte, et le roi, placé entre sa femme et sa foi, et fatigué de ces disputes, penchait de côté et d'autre, comme s'il allait bientôt tomber.

La papauté avait des motifs plus puissants que jamais pour convoiter le Northumberland. Non-seulement Oswy avait usurpé le royaume de Déirie, mais encore le cruel Penda était mort en 654, les armes à la main, Oswy avait conquis ses États, sauf la partie gouvernée par son gendre Peada, fils de Penda ; et bientôt Peada lui-même, ayant succombé dans une conjuration de palais, attribuée à sa femme, fille d'Oswy, celui-ci avait achevé la conquête de la Mercie, et ainsi réuni sous son sceptre la plus grande partie de l'Angleterre. Le Kent seul reconnaissait alors la juridiction de Rome ; partout ailleurs des ministres libres, protégés par les rois du Northumberland, prêchaient l'Évangile. Ceci ramenait la question à des termes très clairs. Si Rome gagnait Oswy, elle gagnait l'Angleterre ; si elle échouait, il lui fallait tôt ou tard abandonner la Grande-Bretagne.

Ce n'était pas tout. Le sang d'Oswin, la mort prématurée d'Aïdan, d'autres fautes encore troublaient le roi. Il désirait apaiser la Divinité qu'il avait offensée, et ne sachant pas que Christ est la porte, selon une expression des Écritures, il cherchait parmi les hommes un portier qui le fît entrer dans le ciel. Il ne devait pas être le dernier des rois que le besoin d'expier ses crimes pousserait vers les pratiques romaines. Le rusé Wilfrid, entretenant à la fois les frayeurs et les espérances du prince, lui parlait souvent de Rome et des grâces que l'on y trouve. Il crut que le fruit était mûr, et qu'il ne s'agissait plus que de donner une secousse à l'arbre. Jl faut une dispute publique où l'on décide la question, dirent la reine et ses prêtres ; mais Rome doit y paraître avec autant d'éclat que ses adversaires! Opposons évêque à évêque. » Un évêque saxon, nommé Agilbert, ami de Wilfrid, avait gagné l'amitié du jeune prince ; c'est lui qu'Éanfeld appelle, et il arrive dans le Northumberland avec un prêtre nommé Agathon. Pauvre Église bretonne! Le vase de terre va se heurter contre le vase de fer : la Grande-Bretagne devait succomber devant la marche envahissante de Rome.

Au sud du Northumberland, au fond d'une jolie baie de la mer d'Orient, à Streanch-Hall, maintenant Whitby, se trouvait un monastère dirigé par une femme pieuse nommée Hilda, fille du roi Edwin, et qui désirait voir se terminer les luttes violentes qui agitaient l'Église depuis le retour de Wilfrid. C'est là, sur ces rives de la mer du Nord [4], que devait se décider la lutte entre la Grande-Bretagne et Rome, entre l'Orient et l'Occident, ou, comme l'on disait alors, entre saint Jean et saint Pierre. Il n'était pas question seulement de la Pâque et de quelques règles disciplinaires, mais d'une grande doctrine, de la liberté de l'Église, sous Jésus-Christ, ou de son assujettissement, sous la papauté. Rome, toujours dominatrice, 44

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle voulait pour la seconde fois s'emparer de la Grande-Bretagne, non plus avec des épées, mais avec des dogmes. Toujours habile, elle cachait ses énormes prétentions sous des questions secondaires, et les esprits superficiels étaient trompés par cette manœuvre.

On se réunit dans les salles de Streanch. Le roi et son fils parurent d'abord; puis d'un côté Colman, les évêques et les anciens bretons, et de l'autre l'évêque Agilbert, Agathon, Wilfrid, Romain, un diacre nommé Jacques et plusieurs autres prêtres [5]

On appelle d'ordinaire cette conférence Synodus Pharensis de la confession latine.

Ensuite vinrent Hilda et les siens. Parmi eux se trouvait un évêque anglais1 nommé Cedda, l'un des plus actifs missionnaires de ces temps. Cedda avait d'abord prêché l'Évangile au centre de l'Angleterre; puis il avait dirigé ses pas vers les Anglo-Saxons de l'orient, et ayant converti un grand nombre de ces païens, il était retourné vers Finan, et avait reçu, quoique Anglais, la consécration épiscopale de cet évêque, consacré lui-même par les anciens de Iona. Alors retournant dans l'ouest, l'infatigable Cedda y avait établi partout des Eglises, des anciens et des diacres*. [6] Anglais de nation, Écossais de consécration, entouré d'ailleurs du respect universel, Cedda paraissait désigné comme médiateur de la conférence du Streandu Son intervention ne devait pas empêcher la victoire de Rome. Hélas!

L’Évangile primitif avait fait place peu à peu à une domination cléricale, là plus grossière, ici plus subtile.

Au lieu de recourir uniquement à la Parole de Dieu, cette source de toute lumière,, on prétendait alors, quand il s'agissait de justifier des doctrines et des rites, que c'était ainsi que saint Jacques faisait à Jérusalem, ou saint Marc à Alexandrie, ou saint Jean à Éphèse, ou saint Pierre à Rome. On appelait canons des apôtres, des règles qu'ils n'avaient jamais connues. On allait même plus loin; à Rome et dans l'Orient, l'ecclésiasticisme se donnait pour une loi de Dieu. Provenu d'un état de faiblesse, il devenait ainsi un état de péché. Quelques teintes de ces erreurs commençaient déjà à se voir sur le christianisme breton.

Le roi Oswy prit le premier la parole : “ H Serviteurs d'un seul et même Dieu, dit-il, nous espérons tous avoir dans le ciel un même héritage, pour quoi donc n'aurions-nous pas ici-bas une même règle de vie ? Recherchons quelle est la vraie, et suivons-la tous. » — “ H Ceux qui m'ont envoyé ici comme évêque, dit Colman, et qui m'ont donné la règle que je suis, sont des bien-aimés de Dieu. Gardons-nous de mépriser leur doctrine, car c'est celle de Colomba, c'est celle du bienheureux évangéliste Jean, et des Églises sur lesquelles présidait cet apôtre [7]. »

Quant à nous » dit fièrement Wilfrid, à qui, comme au plus habile, l’évêque Agilbert déclara vouloir laisser la parole, “ H notre coutume est celle de Rome, où ont enseigné les saints apôtres Pierre et Paul ; nous l'avons trouvée en Italie, en Gaule ; que dis-je ? elle est répandue parmi toutes les nations. Les Pictes et les Bretons, 45

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle jetés sur ces deux îles, aux extrémités de la mer, oseraient-ils lutter contre le monde universel*[8]? Quelque saint qu'ait été votre Colomba, le préférerez-vous au prince des apôtres, à celui auquel Christ a dit : Tu es Pierre, et je te donnerai les clefs du royaume des deux? »

Wilfrid s'était animé, et ses paroles habilement calculées ébranlaient les assistants.

Il avait adroite ment substitué Colomba à l'apôtre saint Jean, dont se réclamait l'Église bretonne, et opposé à saint Pierre le simple presbytère de Iona. Oswy, dont le pouvoir était l'idole, ne pouvait hésiter entre de chétifs évêques et ce pape de Rome qui commandait, lui disait-on, au monde universel. Voyant déjà saint Pierre à la porte du paradis, une clef à la main, le roi s'écria tout ému : “ H Est-il vrai, Colman, que ces paroles aient été adressées à saint Pierre par le Seigneur?» —

L'évêque: “ H Cela est vrai, ô roi!»— Le roi : “ H Pouvez-vous prouver qu'une aussi grande puissance ait été donnée à votre Colomba? » —

L'évêque répondit : “ H Nous ne le pouvons. » — Col man eût pu répondre à Oswy : Jean, dont nous suivons la doctrine, et même tous les disciples ont reçu, dans le même sens que Pierre, le pouvoir de pardonner les péchés, de lier et délier sur la terre et dans le ciel *[9]; mais la connaissance des Écritures commençait à s'affaiblir à Iona ; et le simple Colman n'avait pas remarqué la ruse de Wilfrid qui avait remplacé saint Jean par Colomba. Alors Oswy, heureux de céder aux sollicitations continuelles de la reine, et surtout de trouver quelqu'un qui le fît entrer au ciel, s'écria : “ H Pierre est le portier, je veux lui obéir, de peur que quand je me présenterai à la porte, il n'y ait personne qui m'ouvre *. [10] » Tous les assistants, entraînés par cette profession royale, se hâtèrent de déclarer qu'ils se soumettaient au vicaire de saint Pierre.

Ainsi s'opéra le triomphe de Rome dans les salles de Streahch. Oswy oublia que le Seigneur a dit : Je suis celui qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre*. [11] Ce fut en attribuant à Pierre, le serviteur, ce qui n'appartient qu'à Jésus-Christ, le maître, que la papauté se soumit la Grande-Bretagne. Oswy tendit les bras ; Rome y riva ses chaînes, et l'Église évangélique et libre, qu'Oswald avait rendue à l'Angleterre, parut près d'exhaler le dernier soupir. Colman consterné voyait avec douleur Oswy et son peuple fléchir le genou devant les prêtres étrangers. Il ne désespéra pourtant pas du triomphe de la vérité. Il restait à la foi apostolique les antiques sanctuaires de l'Église bretonne, de l'Ecosse et de l'Irlande.

Inébranlable dans la doctrine qu'il avait reçue, décidé à maintenir la liberté chrétienne, Col man se leva et prit avec lui tous ceux qui ne voulaient pas du joug de Rome, et retourna en Écosse. Trente Anglo-Saxons et un grand nombre de Bretons secouèrent avec lui la poussière de leurs pieds contre les lentes des prêtres romains.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle La haine contre la papauté devint toujours plus ardente parmi les restes des Bretons. Décidés à repousser ses dogmes erronés et son empire illégitime, ces peuples maintenaient leur communion avec l'Église d'Orient, plus ancienne que celle de Rome. Ils frémissaient en voyant le dragon blanc des Saxons acculer toujours plus à la mer d'Occident le dragon rouge des Celtes. Ils attribuaient leurs malheurs à une horrible conspiration formée par l'ambition inique de moines étrangers, et leurs bardes maudissaient dans leurs hymnes les ministres négligents qui ne défendaient pas les brebis du Seigneur contre les loups de Rome [12]. Inutile douleur !

En effet, les prêtres romains, aidés de la reine, ne perdaient pas de temps. Wilfrid, que l'on voulait récompenser de son triomphe, fut nommé évêque du Northumberland, et se rendit à Paris afin d'y recevoir une consécration épiscopale dans les formes. Il revint bientôt, et se mit avec une activité inouïe à établir dans toutes les églises la doctrine de Rome *.[13] Évêque d'un diocèse qui, grâce à ses désignations, s'étendait d'Edimbourg à Northampton, enrichi des biens qui avaient appartenu auparavant à divers monastères, entouré d'une suite nombreuse, servi sur de la vaisselle d'argent et d'or, Wilfrid se félicitait d'avoir épousé la cause de la papauté ; il blessait tout le monde par son insolence et apprenait à l'Angleterre la différence qu'il y avait entre les humbles ministres de Iona et un prêtre romain.

En même temps, Oswy, s' entendant avec le roi du Kent, envoyait à Rome un autre prêtre nommé Wighard, pour s'informer des intentions du pape à l'égard de l'Église d'Angleterre, et pour y être con sacré archevêque de Cantorbéry. Il n'y avait pas de consécration épiscopale en Angleterre qui fût digne d'un prêtre. En attendant, Oswy, déployant le zèle d'un nouveau converti, ne cessait de répéter que l'Église romaine était l'Église catholique et apostolique, » et pensait jour et nuit à convertir ses sujets, espérant ainsi racheter son âme, dit un pape.

Quand toutes ces nouvelles arrivèrent à Rome, elles y firent une grande sensation.

Vitalien surtout, qui occupait alors le siège épiscopal, et qui, plein d'orgueil envers les évêques, rampait devant l'Empereur, ne se posséda pas de joie. “ H Qui pourrait

«ne pas tressaillir! s'écria-t-il*.[14] Un roi converti à la vraie foi apostolique, un peuple qui croit en fin à Christ, le Dieu Tout-Puissant... » II y avait longtemps que ce peuple croyait en Christ, mais il commençait alors à croire au pape, et le pape devait lui faire oublier Jésus-Christ.

Vitalien se hâta d'écrire à Oswy, il lui envoya, non des exemplaires des saintes Écritures (déjà alors fort rares à Rome), mais des reliques de saint Pierre, de saint Jean, de saint Laurent, de saint Grégoire et de saint Pancrace; et voulant récompenser particulièrement la reine Éanfeld, à qui appartenait, avec Wilfrid, la gloire de cette œuvre, il lui offrit une croix faite, assurait-il, avec les chaînes de 47

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle saint Pierre et de saint Paul [15]. “ H Hâtez-vous, disait le pape en terminant, de soumettre toute votre île à Jésus Christ, » ce qui voulait dire, à l'évêque romain.

Cependant l'essentiel était d'envoyer, de Rome même, un archevêque à la Grande-Bretagne; or, Wighard était mort, et l'on ne trouvait personne qui voulût entreprendre un si long voyage [16]. Le zèle n'était pas grand dans la ville des pontifes; il fallut avoir recours à un étranger. Un homme venu d'Orient, célèbre par sa science, s'y trouvait alors, et avait adopté les rites et les doctrines des Romains, en échange des connaissances qu'il leur avait apportées. On le désigna au pape comme métropolitain de l'Angleterre. Théodore, c'était son nom, appartenant par sa naissance aux Églises de l'Asie Mineure, devait, mieux que personne, être écouté des Bretons, quand il les solliciterait d'abandonner les rites orientaux. Toutefois, l'évêque romain craignant qu'il n'eût quelque réminiscence fâcheuse des doctrines grecques, lui donna pour compagnon, ou plutôt pour surveillant, un moine zélé, Africain de nation, nommé Adrien *.[17]

Théodore commença la grande croisade contre le christianisme britannique.

S'efforçant de montrer par son zèle la sincérité de sa conversion, le primat parcourait toute l'Angleterre avec Adrien, [18] et imposait aux peuples cette suzeraineté ecclésiastique dont Rome est redevable à sa suzeraineté politique. La supériorité de caractère qui distingua saint Pierre était transformée par lui en une supériorité de charge. A la juridiction de Christ et de sa Parole, il substituait celle de l'évêque de Rome et de ses décrets. Il insistait sur la nécessité d'une ordination donnée par des évêques qui, par une chaîne non interrompue, remontassent jusqu'aux apôtres mêmes. Les Bretons maintenaient encore la validité de leur consécration, mais déjà il y en avait peu qui comprissent que de prétendus successeurs des apôtres, qui peuvent porter Satan dans leur cœur, ne sont pas de vrais ministres chrétiens; que l'essentiel pour l'Église, c'est que les apôtres eux-mêmes (et non pas seulement leurs successeurs) habitent dans son sein par leur parole, par leurs enseignements, par le divin Consolateur qui doit être éternellement avec elle.

La grande déroute commençait, et les meilleurs furent quelquefois les premiers à céder. Théodore étant arrivé vers Cedda, consacré par un évêque qui lui-même l'avait été par les anciens de Iona : Vous n'avez pas été consacré comme il faut, » lui dit-il. Cedda, au lieu d'être courageux pour la vérité, s'abandonna à une modestie charnelle et répondit : “ H Je ne me suis jamais jugé digne de l'épiscopat, et je suis prêt à me retirer. — Non, dit Théodore, vous resterez évêque, mais je vous donnerai une nouvelle consécration, selon le rite «catholique. [19] » Le ministre breton s'y soumit.

Rome triomphante se sentait assez forte pour rejeter l'imposition des mains des anciens de Iona, qu’elle avait jusqu'alors reconnue. Les hommes les plus fidèles se 48

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle réfugièrent en Ecosse. Ainsi, à une Église sans doute déchue à quelques égards, mais dans laquelle pourtant l'élément religieux tenait la principale place, en succéda une autre où régnait l'élément clérical. On s'en aperçut bientôt ; les questions de domination et de préséance, inconnues parmi les chrétiens bretons, furent à l'ordre du jour. Wilfrid, qui avait fixé son siège à York, pensait que nul n'eût mérité mieux que lui d'être primat de l'Angleterre ; et Théodore, de son côté, était irrité des airs d'orgueil qu'affectait cet évêque. Pendant la vie d'Oswy, dont Wilfrid était l'oracle, la paix fut maintenue ; mais bientôt ce prince tomba malade; la mort l'épouvantait; il fit vœu, s'il guérissait, de faire un pèlerinage à Rome, et d'y finir ses jours. [20] “ H Si vous voulez être mon conducteur à la ville des apôtres, disait-il à Wilfrid, je vous donnerai une grande somme d'argent. »

Ce vœu fut inutile ; Oswy mourut au printemps de l'an 670. Les notables écartèrent le prince Alfred, et mirent sur le trône son jeune frère Egfred. Celui-ci, que l'insolence de Wilfrid avait souvent irrité, dénonça à l'archevêque ce prélat orgueilleux. Rien ne pouvait être plus agréable à Théodore. Il assembla un concile à Hertford ; il y fit d'abord comparaître les principaux de ses convertis, et leur présentant, non les saintes Écritures, [21] mais les canons de l'Eglise romaine, il reçut leurs serments ; telle était la religion que l'on donnait alors à l'Angleterre.

Mais ce n'était pas tout. “ H Le diocèse de notre frère Wilfrid est si grand, dit le primat, que l'on peut y placer quatre évêques. » Ainsi fut fait. Wilfrid, indigné, en appela du primat et du roi au pape. Qui a converti l'Angleterre, si ce n'est lui?... et c'est ainsi qu'on le récompense!... Ne se laissant point arrêter par les difficultés du voyage, il partit pour Rome, accompagné de quelques moines, et le pape Agathon y ayant assemblé un concile (679), l'Anglais présenta sa plainte, et le pontife déclara la destitution illégale. Wilfrid retourna aussitôt en Angleterre, et remit fièrement au roi le décret du pape. Mais Egfred, qui n'était pas d'humeur à tolérer ces manières romaines, loin de rendre au prélat son évêché, le fit jeter en prison et ne le relâcha, à la fin de l'année, qu'en lui imposant la condition de quitter à l'instant le Northumberland.

Wilfrid (car il faut mener jusqu'à la fin la vie de cet homme étonnant, qui eut une si grande influence sur les destinées de l'Église d'Angleterre), Wilfrid était décidé à être évêque à tout prix. Le royaume saxon de Sussex était encore païen. Le prélat dé posé, dont il faut au moins reconnaître l'infatigable activité, prend la résolution de se conquérir un évêché, comme d'autres se conquièrent un royaume. Il arrive dans un temps de famine dans le Sussex, dont le roi Edilwalch était déjà baptisé ; il apporte un grand nombre de filets, il enseigne à ce peuple l'art de la pêche, il gagne son affection, il lui donne le baptême, et le roi l'établit chef de l'Église.

Mais Wilfrid manifesta bientôt l'esprit qui l'animait; il fournit des secours d'hommes et d'argent à Ceadwalla, roi de Wessex, et ce chef cruel se jeta sur le Sussex, le ravagea et fit périr Edilwalch, le bienfaiteur de l'évêque. La carrière du 49

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle turbulent Wilfrid n'était pas finie. Le roi Egfred meurt; son frère Alfred, que Wilfrid avait élevé, lui succède, et plein d'amour pour les lettres et pour la religion, il ambitionne la gloire de son oncle Oswald. L'ambitieux Wilfrid accourt et réclame son siège de York, en acquiesçant au partage; on le lui rend; il recommence à dépouiller les autres pour s'enrichir lui-même ; un concile le supplie de se soumettre aux décrets de l'Église d'Angleterre ; il s'y refuse, et ayant perdu l'estime du roi, son ancien élève, il entreprend, malgré sa vieillesse, un troisième voyage à Rome.

Sachant comment on gagne les papes, il se jette aux pieds du pontife, en s'écriant que “ H le sup pliant évêque Wilfrid, l'humble esclave du serviteur de Dieu, implore la grâce de notre bienheureux seigneur, le pape universel. »Le pontife ne put faire rendre à sa créature le siège tant désiré, et Wilfrid dut se contenter de passer ses derniers jours au milieu des richesses que sa cupidité avait entassées.

Toutefois il avait accompli la tâche de sa vie; toute l'Église, en Angleterre, reconnaissait la papauté. Les noms d'Oswy et de Wilfrid doivent être inscrits en lettres de deuil dans les annales de la Grande-Bretagne. La postérité, qui les a presque oubliés, a eu tort sans doute; car ces noms sont ceux de deux des hommes les plus actifs qui aient jamais paru en Angleterre. Au reste, cet oubli même a quelque chose de généreux. La tombe où fut ensevelie pendant neuf siècles la liberté de l'Église, est le seul et triste monument qui doive perpétuer leur mémoire.

Cependant l'Ecosse tenait encore, et pour assurer le triomphe définitif de Rome, il fallait envahir cette terre vierge, sur laquelle flottait depuis si longtemps l'étendard de la foi.

Un homme vertueux et savant, mais faible, un peu vain et d'un christianisme peu spirituel, l'ancien Adam nan, était alors chef de l'Église de Iona, l'abbé du monastère. Le gagner c'était, suivant Rome, gagner l'Écosse.

Une circonstance vint favoriser les projets de ceux qui désiraient l'attirer dans la communion du pape. Un jour qu'une violente tempête agitait ces mers, un navire revenant des lieux saints, et sur lequel se trouvait un évêque gaulois, nommé Arculf, fut jeté sur les côtes voisines de Iona. [22] Arculf s'empressa de chercher un asile au milieu des hommes pieux de cette île. Adam nan ne pouvait se rassasier d'entendre cet étranger lui décrire Bethlehem, Jérusalem, Golgotha, les campagnes brûlées par le soleil qu'avait parcourues le Seigneur, et la pierre fendue en deux qui était encore devant la porte du sépulcre *. [23] L'ancien d’Iona, qui se piquait d'une certaine culture, recueillit les discours d'Arculf, et en composa une description de la Terre-Sainte. Une fois son livre terminé, le désir de faire connaître ces merveilles, un peu de vaine gloire, d'autres motifs encore peut-être, le poussèrent à la cour du Northumberland, où il présenta son ouvrage au pieux roi Alfred, [24] qui, aimant la science et les traditions chrétiennes, en fit faire un grand nombre de copies.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ce ne fut pas tout ; le clergé romain comprit le profit qu'il pouvait tirer de cet imprudent voyage ; on entoura l'ancien, on lui montrait les pompes du culte : Voulez-vous, » lui disait-on, vous et vos amis, placés à l'extrémité du monde, vous opposer seuls aux observances de l'Église universelle? [25]» Les grands de la cour flattaient son amour-propre d'auteur, et l'invitaient à leurs fêtes, tandis que le roi le comblait de ses présents. . . Le libre presbytère de la Grande-Bretagne devint un prêtre de Rome, et Adam nan retourna à Iona pour livrer son Église à ses nouveaux maîtres. Mais tout fut inutile, Iona ne fléchit point [26]. Adam nan, honteux, se rendit en Irlande, y amena quelques enfants d'Érin à l'uniformité romaine, reprit courage et revint en Écosse. Mais l'Écosse inflexible le repoussa avec indignation*.

[27] N'ayant pu vaincre par le prêtre, Rome eut recours au prince ; ce fut sur Naïtam, roi des Pictes, Les conversions dont l'abbé Ceolfrid parle dans le chap. xxii sont probablement celles qui s'opérèrent en Irlande, le mot Scotia s'appliquant alors souvent à ce pays qu'elle dirigea ses efforts. “ H Combien il serait glorieux pour vous, disait-on au roi, d'appartenir à l'Église puissante du pontife universel de Rome, qu'à des congrégations dirigées par de chétifs anciens ! L'Église romaine est une monarchie et doit être l'Église de tous les monarques. Le culte romain convient aux pompes de la royauté, et ses basiliques sont des palais ! »

Ce fut ce dernier argument qui convainquit le prince. Il envoya des députés à Ceolfrid, abbé d'un couvent anglais, pour lui demander des architectes capables de lui bâtir une église à la mode des romains*, [28] de pierre et non de bois. Des architectes, un portail, des colonnes, des voûtes, des autels ont été souvent des missionnaires influents du romanisme. Les architectes étant arrivés, promirent au roi de beaux temples. L'art archi tectonique, quoiqu'il n'en fût qu'aux éléments, fut plus puissant que la Bible. Naïtam qui, en se soumet tant au pape, s'imaginait s'asseoir à côté des Clovis et des Clotaire, assembla les grands de sa cour, les pasteurs de son Église, et s'écria : “ H J'ordonne que tous les ecclésiastiques de mon royaume reçoivent la tonsure de Saint-Pierre*. [29] » Puis, sans délai, dit Bède, il accomplit par autorité royale [30] cette importante révolution. Il envoya dans toutes les provinces, des agents, des circulaires, et fit tonsurer les ministres et les moines, selon la mode romaine, en rond et non en long [31]. C'était la marque que la papauté mettait, non sur le front, mais sur la tête. Une ordonnance de l'État et quelques coups de ciseaux rangèrent les Écossais, comme des moutons, sous le bâton du berger du Tibre.

Cependant Iona résistait toujours. Les ordres du roi des Pictes, l'exemple des peuples, la vue de cette puissance de Rome qui dévorait toute la terre, y avait ébranlé quelques esprits ; mais l'Église repoussait encore un pouvoir novateur. Iona était la dernière citadelle de la liberté religieuse dans le monde occidental ; et la papauté était remplie de colère à la vue de cette troupe chétive, réfugiée en un coin obscur, qui refusait de s'incliner devant elle. Les moyens hu mains semblaient 51

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle insuffisants pour conquérir ce rocher; il fallait quelque chose de plus, des visions, des miracles; et quand il en faut, Rome en a toujours trouvé. Un jour (c'était tout à la fin du septième siècle), un moine d'Angleterre arrivant d'Irlande, se présenta aux anciens d’Iona. Ils le reçurent avec leur hospitalité accoutumée. Il se nommait Ecgbert, et unissait à l'enthousiasme de la dévotion une grande douceur. Il gagna bientôt l'esprit de ces faibles chrétiens, et se mit à leur parler d'une unité extérieure. Une universalité, qui se manifeste sous diverses formes, ne suffisait pas, selon lui, à l'Église de Christ ; il voulait la forme spéciale de Rome, et à l'élément vraiment catholique, qu'avaient possédé jusqu'alors les chrétiens d’Iona, il substituait un élément sectaire. Il attaquait les traditions de l'Église bretonne [32] ; il répandait autour de lui de riches présents que lui avaient confiés les seigneurs de l'Irlande et de l'Angleterre*; [33] et il eut bientôt lieu de remarquer la vérité de cette parole du sage, que le présent est comme une pierre précieuse, en sorte que de quelque côté qu'il se tourne, il réussit. »

Cependant il y avait à Iona des âmes vraiment pieuses qui tenaient encore.

L'enthousiaste (car Ecgbert paraît avoir été un enthousiaste plutôt qu'un imposteur) eut donc recours à d'autres moyens. Il se donna pour un envoyé du ciel.

Les saints eux-mêmes, dit-il, lui ont donné la mission de convertir Iona ; et il raconta en ces mots son histoire aux anciens qui l'entouraient : “ H Il y a environ trente ans, je m'étais rendu dans le monastère irlandais de Rath melfig; une terrible contagion l'atteignit, et de tous les frères, le moine Édelhun et moi restâmes seuls.

Atteint de la peste, et croyant ma dernière heure arrivée, je me levai fort agité [34], et me traînai jusque dans la chapelle. Tout mon corps tremblait, au souvenir de mes péchés, et mon vi sage était inondé de larmes : O Dieu ! M’écriai-je, ne permets pas que je meure, avant de m'être acquitté de mes dettes envers toi par une abondance de bonnes œuvres [35] ! Je rentrai en chancelant dans l'infirmerie, me remis au lit et m'endormis. Au moment où je me réveillai, j'aperçus Édelhun, les yeux fixés sur moi : O frère Ecgbert, me dit-il, une vision m'a révélé que tu recevras ce que tu as demandé. — La nuit suivante, Édelhun mourut, et moi je guéris.

Plusieurs années s'écoulèrent; mes pénitences, mes veilles ne me satisfaisaient pas, et voulant payer ma dette, je résolus d'aller avec quelques moines prêcher les vertus de l'Église aux païens de l'Allemagne. Mais une nuit l'un des bienheureux apparut à un de nos frères, et prononça ces paroles : Dis à Ecgbert : Il faut que tu ailles vers les monastères de Colomba, car leurs charrues ne cheminent pas droitement, et c'est toi qui dois les remettre dans le vrai sillon. [36] Je défendis à ce. “ H frère de parler de cette vision, et montai sur le navire qui devait me porter vers les Germains.

Nous attendions un vent favorable, quand tout à coup, au milieu de la nuit, une terrible tempête fondit sur notre bâtiment, et le fit échouer sur le sable. C'est pour moi qu'est cette tempête..., m'écriai-je tout effrayé. Dieu me parle comme à c Jonas !

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle et je courus me cacher dans ma cellule. Je résolus enfin d'obéir au commandement que le saint homme m'avait apporté. Je quittai l'Irlande et j'arrivai parmi vous, afin de m'acquitter de ma dette en vous convertissant. — Maintenant donc, continua Ecgbert, répondez vous-mêmes à la voix du ciel et soumettez-vous à Rome. »

Un navire jeté sur le sable par une tempête était un accident fréquent dans ces parages, et le rêve d'un moine préoccupé du dessein de son frère n'avait rien que de très naturel. Mais alors tout parais sait miracle- Des fantômes et des apparitions avaient plus de poids dans ces siècles de ténèbres que la Parole de Dieu. Au lieu de reconnaître la vanité de ces visions par la fausseté de la religion qu'on leur apportait, les anciens d’Iona se mirent à écouter les discours d'Ecgbert.

La foi primitive plantée sur le rocher d’Iona était alors comme un pin violemment agité par l'orage; il ne fallait plus qu'un coup de vent pour le déraciner et le jeter à la mer. Ecgbert voyant les anciens ébranlés redouble ses prières, il a même recours aux menaces : “ H Tout l'Occident, leur dit-il, fléchit le genou devant Rome : seuls contre tous, que pouvez-vous faire?... » Les Ecossais résistent encore : lutte obscure, inconnue, par laquelle les derniers chrétiens bretons combattent pour la liberté expirante !

Enfin, étourdis, ils chancellent et tombent. On apporte des ciseaux ; on les tond de la tonsure latine [37], et ils sont au pape. Ainsi faillit l'Ecosse. Toutefois il y resta un résidu de grâce, et les montagnes de la Calédonie recélèrent longtemps un feu caché, qui devait, après des siècles, éclater avec une grande puissance. Il y avait çà et là des esprits indépendants qui rendaient témoignage contre la tyrannie de Rome. Du temps de Bède on les voyait “ H clochant dans leurs sentiers, » dit l'historien romain, refuser de se joindre aux fêtes des adhérents du pontife, et repousser la main qui voulait tonsurer leur tête. [38]Mais les chefs de l'État et de l'Église avaient posé les armes; le combat finit après avoir duré plus d'un siècle. Le christianisme breton avait lui-même préparé sa chute en substituant souvent le rite à la foi. La superstition étrangère poussa dans ce sens et remporta la victoire, en vertu d'ordonnances royales, par des ornements d'église, des fantômes de moines et des apparitions de couvent. C'est au commencement du huitième siècle que l'Angleterre fut assujettie à Rome. Mais un travail intérieur va commencer, et il ne cessera pas jusqu'à l'heure de la Réformation.

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FOOTNOTES

[1] “ H Aïdan duodecimo post occisionem regis quem amabat die, de se culo sublatus. » (Beaa, Hist. eccl., III, p. 64.)

[2] “ H Cum rex pascha dominicum solutis jejuniis faceret, tune regina cum suis persistens adhuc in jejunio diem Palmarum celebraret. » (Bcda, Hist. eccl.,111, p.

53

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle 64.) * “ H Acris erat ingenii... gratia \enusti vultus, alacritate actionis... » (/Wr/.,V, p. 135.)

[3] “ H Apertum veritatis adversarium reddidit, » dit le romaniste Bèda. [Hist.

ecci.,V, p. 135.)

[4] On appelle d'ordinaire cette conférence Synodus Pharensis. “ H Hodie Whitbie dicitur (White bay) et est villa in Eboracensi littore satis nota. » (Wilkins, Concil., p.

37.)

[5] “ H Presbyteri Cedda et Addà et Berti et Diuna, quorum ultimus natione Scotus, caeteri fuere Angli. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. ni.)

[6] “ H Quiaccepto gradu. episcopatus et majori auctoritate cceptum opus - explens, fecit per loca ecclesias, presbyteros et diaconos ordinavit. » (Ibid., cap. xiii.)

[7] “ H Ipsum est quod beatus evangelista Johannes, discipulus speciali ter Domino dilectus. » (Beda, Hist. eccl., III, eap. xm.)

[8] “ H Pictos dico ac Britannos, cum quibus de duabus ultimis Oceani insulis, contra totum orbem stulto labore pugnaat. » (Ibid.)

[9] Jean XX, 23. — Matth. XVIII, 18.

[10] “ H Ne forte me adveniente ad forts regni cœlorum, non sit qui re sei-at. »

(Beda, Hist. eccl., M, cap. ixv.)

[11] Év. de saint Jean, X, 9. — Révélation de saint Jean, III, 7.

[12] Horœ britannkœ, II, p. 277.

[13] “ H Per plura catholicae observation! moderamina ecclesias Anglo rum sua doctrina contulit. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. xxvm.)

[14] “ H Omnes subjectos suos meditatur die ac nocte ad fidcm catholi cam et apostolicam, pro sua; animge redemptione converti. » (Beda, Hist. eccl., \\\, cap.

xxis.)

“ H Quis enim audiens hœc suavia non lœtatur? » (Ibid.)

[15] “ H Conjugi, nostrae spirituali fili8e,crucem... » (Ibid.)

[16] “ H Minime voluimus nunc reperire, pro longinquitate itineris. » (Beda, Hist.

eccl., III, cap. xxix.)

[17] “ H Ut diligenter attenderet, ne quid ille contrarium veritati, fidei Grœcorum more, in Ecclesiam cui praeesset, introduceret. » (Ibid.,W, cap. i.) 54

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[18] “ H Peragrata insula tota, rectum vivendi ordinem disseminabat. » (Ibid., cap.

ii.)

[19] H Cum Ceadda Episcopum argueret non fuisse rite consecratum ipse (Theodorus) ordinationem ejus denuo catholica ratione consumma -vit. » (Beda, Hist. eccl., IV, cap. h.)

[20] “ H Ut si ab inflrmitate salvaretur, etiam Romam venire, ibique ad loca sancta vitam finire. » (Beda, Hist. eccl., \V, cap. u.)

[21] “ H Quibus statim protuli eumdem Librum Canonum. » (Ibid., cap. v.)

[22] “ H Vi tempestatis in occidentalia Britanniae littora delatus est. » (Beda, Hist.

eccl., V, cap. xvi.)

[23] “ H Lapis qui ad ostium monumenti positus erat, fissus est. » (Ibid., cap. xvii.)

[24] “ H Porrexit autem librum tune Adamnanus Alfrido regi. » (Beda, Hist. ecct., V, cap. m.)

[25] “ H Ne contra universalem Ecclesiae morem, cura suis paucissimis et in extremo mundi angulo positis, vivere praesumeret. » (Ibid.)

[26] “ H Curavit suos ad eum veritatis calcera producere, nec voluit. » (Ibid.)

[27] “ H Nec tamen perfîcere quod conabatur posset. » (Ibid.)

[28] “ H Architectes sibi mitti petiit qui juxta morem Romanorum eccle «am facerent. » (Beda, Hist. eccl., V,cap. xxii.)

[29] “ H Et hanc accipere tonsuram, omnes qui in meo regno sunt clericos decerno. »

(Ibid.) '

[30] “ H Nec mora, qua? dixerat regia auctoritate perfecit. » [îbiâ.)

[31] “ H Per universas Pictorum provincias.. . tondebantur omnes in coro nam ministri altaris ac monachi. » (Beda, Hist. eccl., V, cap. m)

[32] “ H Sedulis exhortationibus inveteratam illam traditionem parentum eorum. »

(Beda, Hist. eccl., V, cap. xxm.)

[33] “ H Pietate largiendi de bis quœ a divitibus acceperat, multum pro fait. » (Ibid., cap. xxvii.)

[34] “ H Cum se existimaret esse moriturum, egressus est tempore matu tino de cubiculo, et residens solus... » (Ibid., lit, cap. xxvn.)”

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[35] H Precabatur ne adhuc mori deberet priusquam vel praeteritas ne gligentias, perfectim ex tempore castigaret, vel in bonis se operibus abundantius exerceret. »

(Ibid.)

[36] “ H Quia aratra eorum non recte incedunt; oportet autem eum ad rectum haec tramitem revocare. » (Beda, Hist. eccl., III, cap. xxvii.)

[37] “ H Ad ritum tonsurae canonicum sah figura corome perpetua;. (Beda, Hùt.

eccl., \, cap. mu.)

[38] “ H Sicuti e contra Britones, inveterati et claudicantes a semitis suis, et capita ferre sine corona praetendunt. » (Beda, Hist. eccl., V, cap. xxiii. ) 56

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE IV

Le protestant écossais Clément. — Sa lutte avec Boniface. — Concile de Soissons. —

Le protestantisme vaincu. — Autres Bretons sur le continent. — Scot Érigène. —

Rationalisme panthéiste. — Le roi Alfred et la Bible. — Ténèbres et romanisme dans la Grande-Bretagne. — Guillaume le Conquérant. — Il se soumet les évêques.

—Il maintient sa suprématie vis-à-vis du pape. — Excès de la césaro-papie sous Guillaume le Roux

Les chrétiens pieux d'entre les Scots (ce mot, on le sait, désigne également les habitants de l'Irlande et de l'Écosse), ceux qui subordonnaient l'autorité de l'homme à celle de Dieu, étaient remplis de douleur en contemplant toutes ces chutes, et ce fut sans doute ce qui en engagea quelques-uns à quitter leur patrie, et à combattre au centre même de l'Europe, pour cette liberté chrétienne qui venait d'expirer chez eux. Au commencement du huitième siècle, une grande pensée s'empara d'un docteur pieux de l'Irlande, nommé Clément [1] : C'est l'œuvre de Dieu qui est l'essentiel dans le christianisme, pensait-il, et cette œuvre, il faut la défendre contre tous les envahissements de l'homme. Clément opposait donc au traditionalisme humain, l'unique autorité de la Parole de Dieu; au matérialisme ecclésiastique, une Église qui est l'assemblée des saints; et au pélagianisme, la souveraineté de la grâce. D'un caractère décidé et d'une foi inébranlable, il était sans fanatisme ; son cœur s'était ouvert aux émotions les plus saintes de l'humanité, et il était devenu époux et père. Il quitta l'Irlande, se rendit dans les contrées des Francs, et y répandit sa foi.

Malheureusement un homme doué, comme lui, d'une immense énergie, Winfried ou Boniface, venu de Wessex, établissait alors dans ces contrées le christianisme pontifical. Ce grand missionnaire, essentiellement organisateur, cherchait avant tout une unité extérieure, et quand il avait prêté serment de fidélité à Grégoire II, il avait reçu de ce pape la collection des lois romaines. Dès lors, disciple docile, ou plutôt champion fanatique de Rome, Boni face, s'appuyant d'une main sur le pontife et de l'autre sur Charles Martel, avait prêché aux peuples de la Germanie, avec quelques doctrines chrétiennes, la dîme et la papauté. Cet Anglais et cet Irlandais, représentants de deux grands systèmes, allaient livrer, au centre de l'Europe, un combat dont les suites pouvaient être incalculables.

Effrayé des progrès que faisaient les doctrines évangéliques de Clément, Boniface, archevêque des Églises germaniques, entreprit de les combattre. D'abord il oppose au pieux Scot les lois de l'Église romaine ; mais celui-ci nie l'autorité de ces canons ecclésiastiques et réfute leur contenu [2]. Boniface met alors en avant les décisions de divers conciles ; mais l'Irlandais répond que si les décisions des conciles sont contraires à la sainte Écriture, elles sont nulles pour les chrétiens*.[3]

L'archevêque, étonné de tant d'audace, a recours aux écrits des Pères les plus 57

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle illustres de l'Église latine ; il cite saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire ; mais le Scot lui dit qu'au lieu de se soumettre à la parole des hommes, il veut obéir à la Parole de Dieu seul \ Boniface indigné, met alors en avant l'Église catholique, qui, par ses prêtres et ses évêques, tous unis au pape, forme une invincible unité ; mais, ô surprise ! L’Irlandais prétend que c'est seulement là où l'Esprit-Saint habite, que se trouve l'Épouse de Jésus-Christ.

En vain l'archevêque fait-il éclater son horreur ; Clément ne se laisse détourner de sa grande pensée, ni par les clameurs des sectateurs de Rome, ni par des attaques peut-être imprudentes que d'autres ministres chrétiens livrent autour de lui à la papauté. En effet, il n'était pas seul à la combattre. Un évêque gaulois nommé Adelbert, avec lequel Boni face affectait d'associer Clément, voyant l'archevêque présenter avec complaisance au peuple des reliques de saint Pierre qu'il avait apportées de Rome, et voulant faire toucher au doigt le ridicule de ces pratiques romaines, s'était mis à distribuer aux gens qui l'entouraient ses propres cheveux et ses ongles, les invitant à leur rendre le même honneur que Boniface réclamait en faveur des reliques de la papauté. Clément souriait, comme d'autres, de la singulière argumentation d'Adelbert; mais ce n'était pas avec de telles armes qu'il combattait. Doué d'un discernement profond, il avait reconnu que l'autorité de l'homme, mise à la place de l'autorité de Dieu, était le principe de toutes les erreurs du romanisme. Ce n'est pas tout; il soutenait sur la prédestination des doctrines horribles, » dit l'archevêque, “ H et contraires à la foi catholique. [4] »

Le caractère de Clément nous porte à croire qu'il était favorable à la prédestination.

Un siècle plus tard, le pieux Gottschalk fut aussi persécuté par un successeur de Boniface, pour avoir maintenu cette doctrine d'Augustin. Ainsi donc ce pieux Scot, représentant de la foi antique de sa patrie, s'opposait presque seul, au centre de l'Europe, à l'invasion des Romains. Bientôt il ne fut plus seul; les grands surtouts, plus éclairés que le peuple, se groupèrent autour de lui ; si Clément avait réussi, on eût vu se former une Église chrétienne indépendante de la papauté.

Boniface fut troublé. Il voulait faire dans l'Europe centrale ce que son compatriote Wilfrid avait fait en Angleterre; et au moment où il croyait voler de triomphe en triomphe, la victoire échappait à ses mains. Il se retourna contre ce nouvel ennemi, et s'adressant aux fils de Charles Martel, Pepin et Carloman, obtint d'eux la convocation d'un concile, devant lequel il somma Clément de comparaître. Des évêques, des comtes et d'autres grands s'étant réunis à Soissons, le 2 mars 744, Boniface accusa l'Irlandais de mépriser les lois de Rome, les conciles et les Pères, et l'attaqua sur son mariage, qu'il appelait une union adultère, et sur quelque point secondaire de doctrine. Clément fut donc excommunié par Boniface, à la fois sa partie, son accusateur et son juge, et jeté en prison avec l'approbation du pape et du prince des Francs On prit de tous côtés le parti du pieux Scot; on accusa le primat germanique, on maudit son esprit persécuteur; on combattit ses efforts pour le 58

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle triomphe de la papauté [5]. Carloman céda à ce mouvement unanime. La prison de Clément s'ouvrit, et à peine en avait-il franchi le seuil qu'il recommença à pro tester hautement contre l'autorité humaine en matière de foi : la Parole de Dieu seulement !

Alors Boniface demanda à Rome même la condamnation de l'hérétique, et accompagna sa requête d'une coupe d'argent et d’une fin tissue de lin [6]. Le pape décida, dans un synode, que si Clément ne faisait pénitence, il serait livré à la condamnation éternelle; puis il invita Boniface à le lui envoyer sous bonne garde.

Nous perdons ici les traces de l'Irlandais, mais il n'est que trop facile de deviner son sort.

Clément ne fut pas le seul Breton qui se distingua dans cette lutte. Samson et Virgil, ses compatriotes, prêchant dans l'Europe centrale, furent comme lui poursuivis par l'Église de Rome. Virgil, précédant Galilée, osa soutenir qu'au-dessous de la terre se trouvaient d'autres hommes et un autre monde [7]. Dénoncé par Boniface pour cette hérésie, il fut condamné par le pape. D'autres Bretons l'étaient pour la simplicité apostolique de leur vie. En 81 3, de pieux Scots qui se disaient évêques, dit un ca non, s'étant présentés devant un concile de l'Église romaine, à Châlons, furent repoussés par les prélats français, parce que, comme saint Paul, ils travail laient de leurs mains. Ces hommes éclairés et fidèles étaient au-dessus de leur temps; Boniface et son matérialisme ecclésiastique convenaient mieux à un siècle qui ne voyait la religion que dans les formes cléricales.

Les îles Britanniques, sans avoir des lumières aussi éclatantes, n'étaient pas dépourvues de toute clarté. Les Anglo-Saxons imprimèrent à leur Église quelques traits qui la distinguèrent de celle de Rome; plusieurs livres de la Bible furent traduits dans leur idiome, et des esprits audacieux d'un côté, des âmes pieuses de l'autre, travaillèrent dans un sens contraire à la papauté.

On vit d'abord paraître ce rationalisme philosophique, qui jette un certain éclat, mais qui ne peut vaincre l'erreur, encore moins établir la vérité. Il y avait en Irlande, au neuvième siècle, un savant qui vécut plus tard à la cour de Charles le Chauve, d'un esprit profond, étrange, mystérieux, et que la hardiesse de sa pensée éleva au-dessus des docteurs de son siècle, autant que la force de volonté élevait Charlemagne au-dessus des princes de son temps. Scot Érigène, c'est-à-dire natif d'Érin, et non d'Ayr, comme on l'a cru, fut un météore dans le ciel de la théologie. A un grand génie philosophique il joignait un esprit plein de saillies. Un jour qu'il était à table en face de Charles le Chauve : “ H Quelle distance y a-t-il, lui dit malicieusement le roi, entre un Scot et un So? — La largeur de la table, répliqua aussitôt Scot. » Le roi sourit. Tandis que la doctrine des Bède, des Boniface et môme des Alcuin était traditionnelle, servile, romaine en un mot, celle de Scot était mystique, philosophique, libre, audacieuse.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ce fut en lui-même et non dans la Parole ou dans l'Église qu'il chercha la vérité. “ H

La connaissance de nous-mêmes, disait-il, est la vraie source de la science religieuse. Toute créature est une théophanie, une manifestation de Dieu. Puisque la révélation suppose la préexistence de la vérité, c'est avec cette vérité même, qui est au-dessus de la révélation, qu'il faut se mettre immédiatement en rapport, quitte à en montrer ensuite l'harmonie avec les Écritures et les autres théophanies.

Il faut employer d'abord la raison et ensuite l'autorité. L'autorité procède de la raison, la raison ne procède pas de l'autorité [8]. » Cet esprit hardi pouvait pourtant avoir, quand il était à genoux, des as pirations pleines de piété : “ H O Seigneur Jésus, s'é criait-il, je ne demande de toi d'autre bonheur que a de comprendre, sans mélange de théories trompeuses, les paroles que tu as inspirées par ton Saint-Esprit! Montre-toi toi-même à ceux qui ne demandent que toi! » Mais tandis que Scot repoussait quelques erreurs traditionnelles, et en particulier la doctrine de la transsubstantiation qui al lait envahir l'Église, il fut près de tomber, quant à Dieu et au monde, dans les erreurs du panthéisme.

Le rationalisme philosophique du contemporain de Charles le Chauve, produit étrange de l'une des époques les plus obscures de l'histoire (850), devait après bien des siècles être enseigné de nouveau à la Grande-Bretagne comme l'invention moderne de l'âge le plus éclairé.

Tandis que Scot s'agitait dans la sphère de la philosophie, d'autres se tournaient vers la Bible; et si de profondes ténèbres n'étaient pas venues éteindre ces premières clartés, peut-être que l'Église de la Grande-Bretagne eût dès lors travaillé à la régénération de la chrétienté. Un jeune prince, avide de jouissances intellectuelles, du bonheur domestique, de la Parole de Dieu, et qui cherchait la délivrance du péché par de fréquentes prières, Alfred, était monté, en 871, sur le trône de Wessex. Convaincu que le christianisme seul pouvait développer un peuple, il rassembla autour de lui des savants de l'Angleterre, de l'Irlande, de l'Ecosse, du pays de Galles, de la France et de l'Allemagne, et voulut que, comme les Hébreux, les Grecs et les Latins, les Anglais possédassent la sainte Écriture dans leur propre langue.

Alfred le Grand est le vrai patron de l'œuvre biblique, et c'est un plus grand titre de gloire que d'être le fondateur de l'université d'Oxford. Ce prince, qui avait livré, sur terre et sur mer, plus de cinquante batailles, mourut en traduisant pour son peuple les Psaumes de David [9], Après cette lumière, les ténèbres s'étendirent de nouveau sur la Grande-Bretagne. Neuf rois anglo-saxons finirent leurs jours dans des couvents ; Rome eut un séminaire dont les élèves apportaient chaque année aux peuples d'Angleterre les formes nouvelles de la papauté; le célibat des prêtres, ce ci ment de la hiérarchie romaine, fut introduit par une bulle vers la fin du dixième siècle ; les couvents se multiplièrent, des biens considérables furent donnés à 60

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'Église, et le denier de saint Pierre, déposé aux pieds des pontifes, annonça le triomphe du système papal.

Mais la réaction ne se fit pas longtemps attendre ; l'Angleterre recueillit ses forces pour faire à la papauté une guerre qui fut tantôt séculière et tantôt spirituelle.

Guillaume de Normandie, Edouard III, Wiclef et la Réformation, sont les degrés toujours ascendants du protestantisme en Angleterre. Un prince, fils d'une blanchisseuse de Falaise et de Robert le Diable, duc de Normandie, fier, entreprenant et d'une grande pénétration, devait commencer avec la papauté une lutte qui se prolonge rait jusqu'à la Réformation. Ce prince, Guillaume le Conquérant, ayant vaincu les Saxons à Hastings en 1066, prit possession de l'Angleterre, accompagné de la bénédiction du pontife romain. Mais le pays conquis devait lui-même conquérir son maître. Guillaume, qui s'était présenté à l'Angleterre au nom du pontife, n'eut pas plus tôt touché le sol de la Grande-Bretagne qu'il apprit à résister à Rome, comme si l'antique liberté de l'Église bretonne ressuscitait en lui. Décidé à ne pas permettre que prince ou prélat étranger eût dans son royaume une juridiction indépendante de la sienne, le bâtard entreprit une conquête plus difficile encore que celle du royaume des Anglo-Saxons.

La papauté elle-même lui fournit des armes. Les légats romains en gageaient le roi à destituer en masse l'épiscopat anglais ; c'était précisément son désir. Pour résister aux papes, Guillaume voulait s'assurer la soumission des prêtres de l'Angleterre.

L'archevêque de Can torbéry, Stigand, fut écarté; et Lanfranc de Pavie, appelé de Bec en Normandie pour occuper sa place, fut chargé par le Conquérant, de plier le clergé à son obéissance. Ce prélat, réglé dans sa vie, abondant en aumônes, savant disputeur, politique prudent, moyenner habile, placé entre son maître le roi Guillaume et son ami le pontife Hildebrand, donna la préférence au prince. Il refusa de se rendre à Rome, malgré les menaces du pape qui l'y appelait, et se mit résolument à l'œuvre que le roi lui avait confiée. Les Saxons résistèrent quelquefois aux Normands, comme les Bretons avaient résisté aux Saxons; mais la seconde lutte fut moins glorieuse que la première. Un synode, auquel le roi devait assister, ayant été convoqué dans l'abbaye de Westminster, Guillaume ordonna à Wulston, évêque de Worcester, de lui remettre sa crosse. Le vieillard se leva, animé d'une sainte ferveur : “ H O roi, dit-il, c'est d'un meilleur que vous que je l'ai reçue, et c'est à lui que je veux la rendre [10]. » Malheureusement ce meilleur n'était pas Jésus-Christ. S'approchant de la tombe du roi Edouard le Confesseur : “ H Maître,, dit l'évêque, c'est toi qui m'as obligé à prendre cet office ; mais voici un nouveau roi et un nouveau primat, qui promulguent des lois nouvelles, Ce n'est pas à eux, ô maître, c'est à toi que je a remets ma crosse et le soin de mon troupeau. »

A ces mots, Wulston déposa son bâton sur la tombe d'Edouard. Ce fut sur le sépulcre du Confesseur que la liberté de la hiérarchie anglo-saxonne succomba. Les évêques saxons dégradés furent conduits dans une forteresse ou enfermés dans un 61

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle couvent. Le Conquérant s’était ainsi assuré l'obéissance des évêques, établit vis-à-vis du pape la suprématie de son épée. Il nommait lui-même à toutes les places ecclésiastiques, remplissait le trésor public des richesses des temples, exigeait que les prêtres lui prêtassent serment, leur défendait d'excommunier ses officiers sans son approbation, même pour inceste, et voulait que les décisions synodales fussent munies de son visa royal. “ H Je prétends, disait-il un jour à l'archevêque, en levant le bras droit vers le ciel, c je prétends tenir dans cette main tous les bâtons pastoraux du royaume [11]. » Lanfranc s'étonna fort de cette audacieuse parole; mais par prudence il se tut [12], au moins pour un temps. L'épiscopat connivait aux prétentions de la royauté.

Hildebrand, le plus inflexible des papes, fléchi rait-il devant Guillaume? Le roi voulait asservir l'Église à l'État; le pape asservir l'État à l'Église; le choc de ces deux robustes lutteurs promettait d'être terrible. Mais on vit le plus superbe des pontifes plier, du moment qu'il rencontra la main bardée de fer du Conquérant, et reculer devant elle sans s'arrêter nulle part. Le pape remplissait de troubles toute la chrétienté pour enlever aux princes l'investiture des dignités ecclésiastiques ; Guillaume ne lui permit pas d'y toucher en Angleterre, et Hildebrand se soumit. Le roi fit alors un pas de plus.

Le pape, voulant s'asservir le clergé, enlevait par tout aux prêtres leurs femmes légitimes ; Guillaume fit décréter par un concile de Winchester, en 1076, que les prêtres des châteaux et des bourgs qui avaient une femme ne seraient point obligés de la renvoyer [13]. C'était trop; Hildebrand cita Lanfranc à Rome ; mais Guillaume lui défendit de s'y rendre. «Jamais roi, même païen, s'écria Grégoire, n'a osé tenter contre le saint -siège ce que celui-ci ne craint pas d'accomplir [14]!... «Pour se consoler, il de manda au roi le denier de saint Pierre et le serment de fidélité; Guillaume accorda l'argent et refusa l'hommage; et Hildebrand, voyant rangés sur sa table les deniers que le roi lui avait fièrement jetés, s'écria : “ H Quel cas puis-je faire de cet argent, si on «me le donne sans l'honneur*! [15] » Guillaume dé fendit à son clergé de reconnaître un pape ou de publier une bulle sans sa royale approbation, ce qui n'empêcha pas Hildebrand de lui écrire qu'il était la perle des princes. [16] » “ H Il est vrai, disait-il à son légat, que le roi des Anglais ne se comporte pas en certaines choses aussi religieusement que nous le désirerions...

Cependant gardez-vous de l'exaspérer... Nous le gagnerons à Dieu et à saint Pierre, par la douceur et la raison, mieux que par la justice et la rigueur [17]. » Ainsi le pape faisait comme l'archevêque : suit, — il se tut. C'est pour les gouvernements faibles que Rome réserve son énergie.

Les rois normands, voulant affermir leur œuvre, construisirent des cathédrales gothiques à la place des églises de bois, et y installèrent leurs évêques chevaliers, comme dans des châteaux forts. Au lieu de la puissance morale et de la modeste houlette des pasteurs, ils leur donnèrent une puissance séculière et une crosse. A 62

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle l'épiscopat religieux succédait l'épiscopat politique. Guillaume le Roux alla même plus loin que son père ; profitant du schisme qui di visait la papauté, il se passa de pape pendant dix ans, laissa les abbayes, les évêchés, Cantorbéry même, sans titulaires, et dépensa honteusement les revenus de ces bénéfices. La césaropapie (qui fait du roi un pape), étant ainsi parvenue à ses derniers excès, la réaction sacerdotale ne pouvait tarder.

La papauté va se relever en Angleterre, et la royauté s'avilir; ces deux mouvements vont toujours ensemble dans la Grande-Bretagne.

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FOOTNOTES

[1] “ H Alter qui dicitur Clemens,g:t-nere Scotus est. » (Bonifacii epistola ad papam, Labbei Concilia ad annum 745.)

[2] “ H Canones Ecclesiarum Christi abnegat et refutat. » (Bonifacii epis tola ad papam, Labbei Concilia ad annum 745.) * “ H Synodalia jura spernens. » (Ibid.)

[3] “ H Tractatus et sermones sanctorum patrum,Hieronymi, Augustin^ Gregorii recusat. » (Ibid.) , * “ H Clemens contra catholicam contendit ecclesiam. » (Ibid.)

[4] “ H Multa alia horribilia de praedestinatione Dei, contraria fidei ca tholicae affirmat. » (Bonifacii epistola ad papam, Labbei Concilia ad annum 745.}

[5] “ H Sacerdotio privans, reduci facit in custodiam. » (Concilium ro raanum, Labbei Concilia ad annum 745.) “ H Poculum argenteum et sindonem unam. »

(Gemuli Ep., ibid.)

[6] “ H Propter istas enim persecutiones et inimicitias et maledictiones multorum popujorum patior. » (Bonif. Ep., ibid.)

[7] “ H Perversadoctrina...quodalius mundus et alii homines sub terni sint. »

(Zachariae papae Ep. ad Bonif. Labbei Concilia, VI, p. 152.)

[8] “ H Prius ratione utentlum ac deinde auctoritate. Auctoritas ex vera

[9] Une partie de la Loi de Dieu traduite par Alfred, se trouve dans Wilkins, Concilia, \, p. 186 et suiv.

[10] “ H Divino animi ardore repente inflammatus ^ regi inquit : Melior te his me ornavit cni et reddam. » (Wilkins, Concilia, I, p. 367.)

[11] “ H Respondit rex et dixit se velle omnes baculos pastorales Angliae in manu sua tenere. » [Script. Anglic, Lond. 1652, fol. p. 1327.) 63

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[12] “ H Lanfranc ad hcEcmiratus est, sedpropter majores EcclesiœChristi utilitates, quas sine Rege perficere non potuit, ad tempus siluit. » [lbid.)

[13] “ H Sacerdotes vero in castellis Tel in vicis habitantes habentes uxo res, non ccgantur ut dimiltant. » (Wilkins, Concilia, ï, p. 367.)

[14] “ H Nemo enim omnium regum, etiam paganorum... » [Greg., lib. VII, ep. I, ad Hubert.)

[15] “ H Pecunias sine honore tributas, quanti pretii habeam. » (Ibid., ep. \, ad Hubert.)

[16] “ H Gemma principum esse meruisti. » (Ibid., ep. XXIII, ad Guil.)

[17] “ H Facilius lenitatis dulcedine ac rationis ostensione, quam austeri tate vel rigore justiliae. » (Ibid., ep. V, ad Hugonem.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE V

Époque du triomphe de la papauté en Angleterre. — Anselme. —Thomas Becket. —

Humiliation d’Henri II. — Le pape nomme un archevêque de Cantorbéry. — Colère de Jean sans Terre. — Le roi vassal du pape. — Protestantisme national de la Magna Charta. —Menaces de Rome. — Moqueries des prêtres. — Résistance des barons. — Le roi, vassal du pape, pille l'Angleterre. — Culte et doctrines de la papauté établis

Nous entrons dans une phase nouvelle. L'Église romaine triomphera par les efforts d'hommes savants, de prélats énergiques et de princes qui, à l'extrême de l'imprudence joindront l'extrême de la servilité. Ceci est l'époque du règne de la papauté, et elle y déploiera sans crainte le despotisme qui la caractérise.

Une maladie ayant fait naître chez le roi quelques remords, il consentit à faire cesser la vacance du siège archiépiscopal. C'est alors que paraît Anselme. Né dans une vallée qu'entourent les Alpes, dans la cité d'Aoste, en Piémont; nourri des enseignements d'une mère pieuse (Ermenberga), croyant que le trône de Dieu était placé sur les gigantesques montagnes au pied desquelles il habitait, Anselme, enfant, les escaladait en rêve et recevait des mains du Seigneur le pain du ciel.

Malheureusement il reconnut plus tard un autre trône dans l'Église de Christ, et baissa la tête devant le siège de saint Pierre. Ce fut lui que le roi appela, en 1093, à Cantorbéry. Anselme, âgé alors de soixante ans, et qui enseignait à Bec, refusa d'abord ; le Roux l'épouvantait. «L'Église d'Angleterre, disait-il, est une charrue qui doit être tirée par deux bœufs d'égale force. Comment attellerait-on au même joug, moi vieille et faible brebis, et ce sauvage taureau? »

Il accepte enfin, et cet homme qui, sous l'humilité du dehors, cachait un esprit d'une grande puissance, est à peine arrivé en Angleterre, qu'il reconnaît le pape Urbain II, réclame les terres archiépiscopales accaparées par le fisc, refuse de payer au roi les sommes que ce prince exige, conteste à Henri Ier l'investiture, défend aux ecclésiastiques de prêter le serment féodal, et veut que tous les prêtres se séparent immédiatement de leurs femmes.

La scolastique, dont Anselme fut le premier représentant, affranchissait l'Église du joug de la royauté, mais pour l'enchaîner au trône du pape. La chaîne allait être resserrée par une main plus énergique encore ; et ce qu'un grand théologien avait commencé, un grand mondain allait le poursuivre. On distinguait dans les parties de chasse du roi Henri II un homme dont l'air franc, les manières agréables, les plaisanteries spirituelles et la bouillante ardeur, avaient captivé ce prince. Fils d'un Anglo-Saxon et d'une Syrienne, il se nommait Thomas Becket, et, à la fois prêtre et capitaine, il recevait en même temps de son maître la prébende de Hastings et le commandement de la Tour. De venu lord-chancelier d'Angleterre, il s'était montré 65

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle habile comme Wilfrid à exploiter les biens des mineurs, des abbayes, des évêchés, et avait déployé un luxe effréné. Henri II, le premier des Plantage nets, caractère sans équilibre, ayant vu le zèle de Becket à soutenir les prérogatives de la couronne, le nomma archevêque de Cantorbéry. “ H Maintenant, Sire, lui dit Thomas en souriant, quand je de vrai choisir entre votre faveur et la faveur de Dieu, sachez-le, c'est la vôtre que je sacrifierai. »

En effet, Becket, qui avait été, comme chancelier, le plus magnifique des grands, ambitionna d'être, comme archevêque, le plus vénérable des saints. Il renvoie les sceaux au roi, prend l'habit d'un moine, porte une haire remplie de vermine, se nourrit d'aliments grossiers, se met chaque jour à genoux pour laver les pieds des pauvres, parcourt, en versant des larmes, le cloître de sa cathédrale, et reste en prières prosterné devant l'autel. Champion des prêtres, même dans leurs crimes, il prend sous sa protection l'un d'eux qui, après séduction, a tué le père de sa victime.

Les juges ayant représenté à Henri que, dans les huit premières années de son règne, cent meurtres avaient été commis par des ecclésiastiques, le roi fit passer, en H 64, dans un parlement, les Articles de Clarendon, destinés à prévenir les envahissements de la hiérarchie. Becket refusa d'abord de les recevoir, puis les signa; mais aussitôt il voulut se retirer dans la solitude pour y pleurer sa faute.

Le pape le releva de son serment, et alors commença une lutte terrible entre le roi et le primat. Quatre chevaliers, ayant entendu les cris de douleur du prince, assassinent lâchement l'archevêque sur les marches du grand autel. On regarde Becket comme un saint; des foules immenses viennent prier sur le lieu de sa sépulture, et des miracles s'y opèrent. [1] Becket, dit-on, du fond de sa tombe, rend témoignage à la papauté. »

Henri effrayé passe d'un extrême à l'autre. Il entre pieds nus dans Cantorbéry, et se prosterne sur le tombeau du martyr ; les évêques, les prêtres et les moines, au nombre de quatre-vingts, passent devant lui munis d'une corde, et frappent de cinq ou de trois coups, suivant leur dignité, les épaules nues du roi d'Angleterre.

Autrefois, selon une fable cléricale, saint Pierre avait donné le fouet à un archevêque de Cantorbéry; maintenant, Rome fait réellement frapper de verges la royauté, et dès lors rien ne peut arrêter ses triomphes. Plantagenet livre l'Angleterre au pape, et lui soumet l'Irlande et l'Ecosse*. [2]

Bome, qui avait mis le pied sur la tête d'un roi, devait, sous l'un des fils d’Henri II, le mettre sur la tête de l'Angleterre. Jean sans Terre n'ayant pas voulu reconnaître un archevêque de Cantorbéry nommé illégalement par le pape Innocent III, celui-ci, plus hardi qu'Hildebrand, frappa d'interdit le royaume. Alors, Jean ordonna que prélats et abbés quittassent l'Angleterre, et il envoya en Espagne, vers Mahomet-el-Hasir, un moine pour lui offrir de se faire mahométan et de se déclarer son vassal.

Mais, Philippe-Auguste s'apprêtant à le détrôner, Jean résolut de se faire le vassal 66

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle d'Innocent, et non de Mahomet; ce qui était pour lui à peu près la même chose. Il dépose sa couronne aux pieds du légat le 15 mai 1213 ; il déclare qu'il remet au pape le royaume d'Angleterre, et lui prête serment comme à son suzerain. [3]

Une protestation nationale réclama alors courageusement les anciennes libertés du peuple. Quarante-cinq barons armés de pied en cap, montés sur de nobles coursiers, entourés de leurs chevaliers et de leurs serviteurs, et d'environ deux mille soldats, se réunirent, l'an 1215, pendant la fête de Pâques, à Brackley, et envoyèrent une députation à Oxford, où était le roi. “ H Voici, dirent-ils, la charte qui con sacre les libertés confirmées par Henri Ier, et que vous avez vous-même solennellement jurées. — Et pourquoi, s'écria le roi hors de lui, ne me a demandez-vous pas mon royaume ? » Puis, jurant avec fureur* [4]: “ H Jamais, dit-il, je n'accorderai des libertés qui feraient de moi un esclave ! » C'est le propos ordinaire des rois faibles et absolus. Mais la nation aussi ne voulait pas que l'on fit d'elle un esclave. Les barons prirent possession de Londres, et, le 15 juin 1215, le roi accorda à Runnymead la célèbre Magna Charta [5]. Le protestantisme politique du treizième siècle eût peu fait cependant pour la grandeur de la nation sans le protestantisme religieux du seizième.

C'était la première fois que la papauté rencontrait sur sa route les libertés modernes. Elle frémit, et le choc fut violent. Innocent jura (selon sa coutume), puis il déclara la grande charte nulle et non avenue, défendit au roi, sous peine d'anathème, de respecter les libertés qu'il avait confirmées*[6], attribua la conduite des barons à l'instigation de Satan, et leur ordonna de faire des excuses au roi, et d'envoyer des députés à Rome pour apprendre de la bouche du pape quel devait être le gouvernement de l'Angleterre. C'est ainsi que la papauté accueil lit la première manifestation de la liberté parmi les peuples, et qu'elle fit connaître le système modèle selon lequel elle prétendait régir l'univers.

Les prêtres de l'Angleterre appuyèrent les anathèmes prononcés par leur chef. Ils lançaient à Jean mille quolibets sur la charte qu'il avait acceptée. Voilà le vingt-cinquième roi d'Angleterre, disaient-ils, — non pas un roi, — pas même un roitelet,

— mais l'opprobre des rois... un roi sans royaume... la cinquième roue d'un char . . .

le dernier des rois et la honte des peuples!... Je n'en donnerais pas un zeste... Fuisti rex, nunc fex (autrefois roi, et maintenant lie). » Jean sans Terre, ne pouvant supporter sa honte, poussait des soupirs, grinçait les dents, roulait les yeux, arrachait, en se pro menant, des bâtons et des pieux, les rongeait comme un furieux, et puis les brisait. [7]

Les barons, insensibles aux insolences du pape et au désespoir du roi, répondirent qu'ils maintiendraient la charte. Innocent les excommunia. “ H Est-ce au pape, dirent-ils, qu'il appartient de régler les choses temporelles ? De quel droit d'ignobles simoniaques, domineraient- ils notre pays et excommunieraient-ils l'univers ? » Le 67

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle pape triompha bientôt dans toute l'Angleterre. Jean, son vassal, ayant fait venir du continent des bandes d'aventuriers, se mit à parcourir avec eux tout le pays, de la Manche jusqu'au Forth. Ces brigands portaient partout la désolation, extorquaient des tributs, faisaient des prisonniers, brûlaient les châteaux des barons, détruisaient leurs parcs, déshonoraient leurs femmes et leurs filles* [8]. Le roi couchait le soir dans une maison, et le ma tin il y mettait le feu. Des sicaires teints de sang couraient çà et là, pendant la nuit, l'épée nue d'une main, le flambeau de l'autre, et répandaient en tous lieux l'incendie et l'assassinat*. [9] Telle était, en Angleterre, l'intronisation de la papauté. A cette vue, les barons émus maudirent le pape et le roi. “ H Hélas! s'écriaient-ils, pauvre pays ! . . . Angleterre ! Angle terre!...

Et toi, pape... malédiction [10]! »

La malédiction ne se fit pas attendre. Au moment où l'on revenait d'un grand pillage, raconte Matthieu Pâris, et où les chars du roi pleins de trésors traversaient un fleuve, la terre s'entrouvrit, et l'abîme engloutit tout. [11] Cette nouvelle remplit Jean de (erreur ; il lui semblait que la terre allait l'engloutir lui-même ; il se sauva dans un couvent, y but du cidre avec excès, et y mourut d'ivresse et d'effroi.

Ainsi finit le vassal du pape, son missionnaire armé dans la Grande-Bretagne.

Jamais prince aussi vil ne fut pour son peuple l'occasion involontaire d'aussi grands bienfaits. C'est de lui que datent pour l'Angleterre l'enthousiasme de la liberté et l'effroi de la papauté.

Pendant ce temps, une grande transformation s'était accomplie. Le luxe des églises, les merveilles de l'art religieux, les cérémonies, la multitude des prières et des chants, éblouissaient les yeux, charmaient les oreilles, captivaient les sens ; mais aussi témoignaient de l'absence de fortes préoccupations chrétiennes et morales, et de la prédominance de la mondanité dans l'Église. En même temps l'ado ration des images et des reliques, les cultes de la trie, de dulie, d'hyperdulie, les saints, les anges et Marie, mère de Dieu, le médiateur véritable transporté du trône de la miséricorde sur le siège des vengeances, manifestaient et maintenaient parmi le peuple cette ignorance de la vérité, et cette absence de la grâce qui caractérisent la religion des papes. Toutes ces erreurs appelaient une réaction. En effet, dès lors la marche réformatrice commence. L'Angleterre a été abaissée par la papauté ; elle va se relever en résistant à Rome. Grosse -Tête, Bradwardin, Edouard III, vont préparer Wiclef, et Wiclef préparera la Réformation.

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FOOTNOTES

[1] “ H In loco passionis et ubi sepultus est, paralytici curantur, cœci vident, surdi audiunt... » (Johan. Salisb, ep. CCLXXXVI.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[2] “ H Significasti siquidem nobis, fili carissime, te Hiberniae insulam ad subdendum illum populum velle intrare, nos itaque gratum et ac ceptum habemus ut pro dilatandis Ecclesiae terminis insulam ingre diaris. » (Adrian. IV, Bulla 1154, in Rymer Âcta publica.)

[3] “ H Resignavitcoronamsuaminmanusdominipapae.MtMatth.Pàris, p. 193 et 207.)

[4] “ H Cum juramentofuribundus. » (Ibid., p. 213.)

[5] Elle se trouve dans Mattli. Paris, p. 215-220

[6] H Sub intimatione anathematis prohibantes, ne dictus rex eam ob servare praesumat. » [Itnd., p. 224.) *

[7] “ H Arreptos baculos et stipites more furiosi nunc corrodere, nunc corrosos confringere. » (Matth. Paris, p. 222.) »

[8] “ H Uxores et filias suas ludibrio expositas. » (Ibid., p. 231.) *

[9] “ H Discurrebant sicarii caede humana ementati. noctivagi, incendia rii, strictis ensibus. » (Ibid.)

[10] “ H Sic barones lacrymantes et lamentantes, regem et papam male dixerunt. »

(Matth. Pâris, p. 234.)

[11] “ H Aperta est in mediis fluctibus terra et voraginis abyssus, qua' absorbuerunt universa cum hominibus et equis. » (Ibid., p. 242.) 69

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VI

Commencement de la réaction protestante. — Grosse-Tète. — Soumission à l'Écriture, résistance au pape. — Sewal. — La nation anglaise grandit. — Premières répressions légales. — Édouard III et Bradwardin. — Conversion de Bradwardin. —

Son influence et sa théologie. — Statut de provision. — Statut de prémunir. —

Colère des Romains. — Appréciation

Sous le règne de Henri III, fils de Jean, tandis que le roi connivait encore aux usurpations* de Rome, et que le pape se moquait des plaintes des barons, un homme pieux et énergique, d'une intelligence étonnante, né dans le Lincolnshire, de parents obscurs, Robert Grosse-Tête (Great-Head ou Capito), lut dans les langues originales les saintes Écritures, et reconnut leur souveraine autorité. Nommé à l'âge de soixante ans évêque de Lincoln (1235), il entreprit courageusement de réformer ce diocèse, l'un des plus grands de l'Angleterre. Ce ne fut pas tout. Au moment même où le pontife romain, qui s'était con tenté jusqu'alors d'être vicaire de Pierre, se proclamait vicaire de Dieu [1] ; au moment où la papauté ordonnait aux évêques anglais de trouver des bénéfices pour trots cents romains'[2], Grosse ‘-Tête s'écriait : “ H Suivre un pape rebelle à la volonté de Christ, c'est se séparer de Christ et de son corps ; et s'il vient un temps où tous suivent un pontife égaré, ce sera la grande apostasie. Les vrais chrétiens refuseront alors d'obéir, et Rome sera la cause d'un schisme inouï. [3]? Il prédisait ainsi la Réformation.

Révolté de l'avarice des moines et des prêtres, Grosse-Tête se rendit à Rome pour réclamer une réforme. a Frère, lui dit Innocent IV irrité, ton œil est-il mauvais parce que je suis bon? » L'évêque anglais poussa un soupir et s'écria : O argent!

Argent ! Quel n'est pas ton pouvoir, sur tout à la cour de Rome ! »

A peine une année s'était-elle écoulée, qu'Innocent commanda à l'évêque de donner un canonicat à un jeune garçon italien, son neveu. Grosse-Tête répondit : “ H Après le péché de Lucifer, il n'en est point de plus opposé à l'Évangile que celui qui perd les âmes, en leur donnant un ministère infidèle. Ce sont les mauvais pasteurs qui sont la cause de l'incrédulité, des hérésies et des désordres. Ceux qui les introduisent dans l'Église sont presque des Antéchrists, et leur culpabilité est en proportion de leur dignité. Quand le premier des anges m'ordonnerait un tel péché, je devrais m'y refuser. Mon obéissance me défend d'obéir ; c'est «pourquoi je me rebelle*. [4] »

Ainsi parlait un évêque à un pontife. Son obéissance (à la Parole de Dieu) lui défendait d'obéir (au pape). C'est le principe de la Réformation. “ H Quel est ce vieux radoteur qui, dans son délire, ose juger ma conduite ? » S’écria Innocent.

Quelques cardinaux le calmèrent. Grosse-Tête, sur son lit de mort, professa plus explicitement encore les principes réformateurs; il déclara qu'une hérésie était une 70

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

“ H opinion conçue par des motifs charnels, contraire à l'Ecriture, ouvertement enseignée et obstinément défendue. »

*L'autorité de l'Écriture était substituée à celle de l'Église. Grosse-Tête mourut en paix, et la voix publique le proclama “ H le scrutateur des Écritures, le redresseur des papes et le contempteur des romains.[5] » Le pape, voulant se venger sur ses cendres, pensait à exhumer son corps, quand une nuit, dit Matthieu Pâris, le pieux évêque lui apparut. S'approchant du lit du pontife, il le frappa de sa crosse, et lui dit d'une voix terrible et avec un regard menaçant [6] : “ H Misérable ! le Seigneur ne permet pas que tu aies sur moi quelque pouvoir. Malheur à toi! » Puis le fantôme s'éloigna. Le pape poussa un cri, comme at teint d'une lame tranchante, et resta à demi mort.

Il n'eut plus dès lors une nuit tranquille, et, pour*suivi par les fantômes de son imagination effrayée, il mourut en faisant retentir- son palais de lamentables gémissements.

Grosse-Tête ne résistait pas seul au pape ; l'archevêque d'York, Sewal, faisait de même et “ H plus le pape le maudissait, dit un historien, plus le peuple le bénissait.[7] » “ H Modérez vos tyrannies, disait l'archevêque au pontife, car le Seigneur a dit à Pierre : Pais mes brebis, et non : Tonds-les, écorche-les, éventre-les, dévore-les*. [8]» Le pape sou rit et laissa dire l'évêque, parce que le roi laissait faire le pape. La puissance de l'Angleterre, qui ne cessait de s'accroître, devait bientôt donner plus de force à ses réclamations.

En effet, la nation grandissait. La folie de Jean sans Terre, qui avait fait perdre au peuple anglais ses possessions continentales, lui avait donné plus d'unité et de puissance. Les rois normands, obligés de renoncer définitivement aux contrées qui avaient été leur berceau, s'étaient enfin décidés à regarder l'Angleterre comme leur patrie. Les deux races longtemps ennemies se fondaient l'une dans l'autre.

Des institutions libres se formaient ; on étudiait les lois, on établissait des collèges.

La langue se développait, et les navires de l'Angleterre se faisaient partout redouter. Pendant près d'un siècle des victoires éclatantes signalèrent les armes britanniques. Un roi de France fut mené prisonnier à Londres ; un roi anglais fut couronné à Paris. L'Espagne et l'Italie elles-mêmes éprouvèrent la valeur de ces fiers insulaires. Le peuple anglais prit place au premier rang des nations. Or le caractère d'un peuple ne s'élève jamais à moitié. Au moment où les plus puissants de la terre tombaient devant elle, l'Angleterre ne pouvait ramper aux pieds d'un prêtre italien.

Jamais, en effet, ses lois ne frappèrent avec autant de force la papauté. Au commencement du quatorzième siècle, un Anglais ayant apporté à Londres une bulle du pape, d'Une nature purement spirituelle (c'était une excommunication), fut 71

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle pour suivi comme traître à la couronne et allait être pendu, quand, à la requête du chancelier, la sentence fut changée en un bannissement perpétuel [9] ; la loi commune était pourtant alors la seule que le gouvernement pût opposer à une bulle des pontifes. Peu après, en 1307, Edouard Ier ordonna aux officiers des comtés de réprimer les prétentions arrogantes des procureurs de Rome. Mais ce furent sur tout deux grands personnages, également illustres, l'un dans l'État, l'autre dans l'Église, qui, au mi lieu du quatorzième siècle, développèrent en Angle terre l'élément protestant.

En 1346, une armée anglaise de trente - quatre mille hommes se trouvait à Crécy, en Picardie, en présence d'une armée française de cent mille combattants, et deux hommes de caractères bien différents étaient au milieu d'elle. L'un d'eux était Édouard III, prince ambitieux et courageux, qui, décidé à rendre à l'autorité royale toute sa force, et à l'Angleterre toute sa gloire, avait entrepris la conquête du royaume de France. Près de lui se trouvait son chapelain Bradwardin, homme d'un caractère si humble, qu'on prenait parfois sa simplicité pour de la stupidité. Aussi quand, élu archevêque de Cantorbéry, il reçut le pallium des mains du pape, un plaisant, monté sur un âne, entra dans la salle et demanda au pontife de le nommer primat à la place de ce prêtre imbécile.

Bradwardin était l'une des âmes les plus pieuses de ce siècle, et c'était à ses prières qu'on attribuait les victoires du roi ; il était aussi l'un des plus beaux génies de son temps, et occupait le premier rang parmi les astronomes, les philosophes et les mathématiciens1. L'orgueil de la science l'avait d'abord éloigné des doctrines de la croix. Mais un jour que, prosterné dans la maison de Dieu, il écoutait les saintes Écritures, ce passage le frappa : Ce n'est ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Son cœur ingrat, dit-il, repoussa d'abord avec aversion cette doctrine humiliante.

Cependant la Parole de Dieu l'avait saisi de sa puis sante étreinte ; il fut converti aux vérités qu'il avait méprisées, et exposa aussitôt les doctrines de la grâce éternelle dans le collège de Merton, à Oxford. Il était si pénétré des Écritures, que les traditions des hommes l'occupaient peu, et tellement absorbé dans l'adoration en esprit et en vérité, qu'il ne remarquait pas les superstitions du dehors. Ses leçons avidement écoutées se répandirent dans toute l'Eu1 Son Arithmétique et sa Géométrie ont été publiées; j'ignore si ses Tables astronomiques l'ont été rompe. La grâce de Dieu en était l'âme comme elle fut celle de la Réformation. Bradwardin voyait avec douleur le pélagianisme substituer partout au christianisme du dedans une religion du dehors, et il lut tait à genoux pour le salut de l'Eglise. —, “ H

Comme autrefois, quatre cent cinquante prophètes de Bahal s'élevaient contre un, seul prophète de Dieu, s'écriait-il, ainsi maintenant, ô Seigneur! le nombre de ceux qui combattent avec Pélage contre ta grâce gratuite ne saurait se compter [10]. Ils prétendent, non-recevoir gratuitement la grâce, mais l'acheter*. [11] La volonté des 72

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle hommes doit précéder, disent-ils, et la tienne doit suivre; la leur est la maîtresse, et la tienne la servante* [13] Hélas! Le monde presque entier marche dans l'erreur sur les pas de Pélage [14]. Lève-toi donc, Seigneur, et juge enfin ta cause ! » Le Seigneur devait en effet se lever, mais après la mort du pieux archevêque, aux jours de Wiclef, qui, jeune alors, l'écoutait au collège de Merton, et surtout aux jours de Calvin et de Luther. Son siècle l'a nommé le docteur profond. Si Bradwardin marchait avec fidélité dans la carrière de la foi, son illustre ami, le roi Edouard, s'avançait avec puissance dans la carrière politique. Le pape Clément IV n’ayant arrêté que les deux premières vacances de l'Église anglicane appartiendraient à deux de ses cardinaux : “ H La France devient anglaise, dit- on au roi, mais par voie de compensation, l'Angleterre devient italienne. » Edouard, voulant garantir les libertés religieuses de l'Angleterre, fit, en 1 350, d'accord avec son parlement, un statut dit de Provision, qui annulait toute nomination ecclésiastique contraire aux droits du roi, des CHAPITREs ou des patrons. Ainsi les droits des CHAPITREs, la liberté des catholiques anglais, aussi bien que l'indépendance delà couronne, étaient protégés contre les envahissements de l'étranger. Le statut prononçait contre les complices du pape la prison ou le bannissement perpétuel.

Cet acte courageux effraya le pontife ; aussi, trois ans après, le roi lui ayant présenté comme évêque de Durham un de ses secrétaires, dénué de toutes les qualités que doit avoir un évêque, le pape se hâta de le confirmer ; et quelqu'un lui en ayant témoigné de l'étonnement : “ H Quand le roi d'Angleterre m'eût présenté un âne, répondit-il, je l'eusse aussi tôt reconnu. » Ceci rappelle l’âne d'Avignon ; il paraît que cet humble animal jouait alors un certain rôle dans les élections de la papauté. Quoi qu'il en soit, le pape recula. “ H Les empires ont un terme, dit ici un historien; quand une fois ils l'ont atteint, ils s'arrêtent, ils reculent, ils s'écroulent.

[15]»

Le terme semblait toujours plus s'approcher. En 353, trois ans avant la bataille de Poitiers, Edouard présenta au parlement le fameux statut dit de Prémunir, par lequel le roi, avec l'assentiment des lords et à la requête des communes, interdisait tout appel fait à la cour de Rome, toute bulle de l'Êve que romain, toute excommunication, en un mot tout acte portant atteinte aux droits de la couronne, et ordonnait que ceux qui apporteraient de tels documents en Angleterre, qui les recevraient, les publieraient ou les exécuteraient, seraient mis hors de la protection du roi, privés de leurs biens, appréhendés au corps, et amenés devant le prince et son conseil, afin que procès leur fût fait en vertu du prémunir .[16]

A l'ouïe de ce bill, grande fut la colère des romains. “ H Si l'ordonnance de Provision avait donné à des sueurs au pape, dit Fuller, celle du prémunir lui donna la fièvre. »

Un pape la nomma un exécrable statut et un horrible forfait. [17] C'est ainsi que les pontifes appellent tout ce qui contrarie leur ambition.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Des deux guerres faites par Edouard, l'une contre le roi de France et l'autre contre la papauté, la plus juste et la plus importante fut la dernière. Les avantages que ce prince avait espéré retirer de ses brillantes victoires de Crécy et de Poitiers, s'évanouirent presque entièrement avant sa mort; tandis que ses luttes avec la papauté, fondées sur la vérité, ont exercé jusqu'à nos jours une influence incontestable sur les destinées de la Grande-Bretagne. Toutefois les prières et les conquêtes de Bradwardin, proclamant dans ce siècle déchu la doctrine de la grâce, eurent des effets plus puissants encore, non-seulement pour le salut de beaucoup d'âmes, mais pour la liberté, la force morale, les lumières et la grandeur de l'Angleterre.

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FOOTNOTES

[1] “ H Non puri hominis sed veri Dei vioem gerit in terris. » (Innocent. III Ep., VI, i, p. 335.)

[2] “ H Ut trecentis Romanis in primis beneficiis vacantibus provide rent. » (Matth.

Pàris, ad annum 1*40.)

[3] “ H Absit et quod... haec sedes et in ea présidentes, causa sint schis matis apparentis. » [Ortinnus Gratius, Ed. Brown, fol. 251.)

[4] “ H Obedienter non obedio sed contradico et rebello. » (Matth. Pâris, ad annum 1252.)

[5] “ H Scripturarum sedulus perscrutator diversarum, Romanorum malleus et contemptor. » — Seize opuscules (Sermones et epistolae) se trouvent dans Brown, App. ad Fasciculum.

[6] “ H Nocte apparuit ei episcopus vultu severo, intuitu austero, ac voce terribili. »

(Matth. Pâris, 760.)

[7] “ H Quanto magis a papa maledicebatur,tanto plus a populo benedi cebatur. »

(Matth. Pâris, ad annum 1257.)

[8] “ H Pasce oves meas, non tonde, non excoria, non eviscera, vel de vorando consume. » (Ibid., ad annum 1258.)

[9] Fuller, Church History, cent. XIV, p. 90.

[10] “ H Quot, Domine, hodie cum Pelagio pro libero arbitrio contra gra tuitam gratiam tuam pugnant? » [ De causa Dei, advers. Pelagium; libri tres, Lond., 1618.)

[12] “ H Nequaquam gratuita sed vendita. » (Ibid.)

[13] “ H Suam voluntatem praeire ut dominam, tuam subsequi ut ancil lam. » (Ibid.) 74

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[14] “ H Totus pœne mundus post Pelagium abiit in errorem. » (Ibid.)

[15] “ H Habent imperia suos terminos; hue cum venerint, sistunt, retro cedunt, ruunt. » (Fuller's History, p. 116.)

[16] Le sens le plus naturel du mot prœmunire semble être celui que donne Fuller (p. 148) : prémunir la puissance royale contre des agressions étrangères.

[17] “ H Execrabile statutum... fœdum et turpe facinus. » (Martin V au duc de Bedford, Fuller, 148.)

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VII

Puissance et excès des moines. — Le pape réclame la suzeraineté de l'Angleterre. —

Un étudiant d'Oxford. — Enseignements de Wiclef. — Débats parlementaires. —

Résistances de Wiclef au pape. —Accord de Bruges. — Prédication de Wiclef. —

Comparution devant la Convocation. — Lancaster, Perey et Courtenay. —

Désordres. —Wiclef déclare le pape un Antéchrist. — Brefs du pape contre lui. —

Citation et délivrance. — Protestation. — Phase politique, phase religieuse. —

Mission des pauvres prêtres. — Persécution. — Maladie de Wiclef et les quatre régents

Ainsi, dans la première moitié du quatorzième siècle, près de deux cents ans avant la Réformation, l'Angleterre paraissait déjà lasse du joug de Rome. Bradwardin n'était plus, mais un homme qui avait été son disciple allait lui succéder, et, sans parvenir comme lui aux fonctions les plus élevées, résumer en sa personne les tendances passées et futures de l'Église de Christ dans la Grande-Bretagne. Ce n'est pas avec Henri VIII qu'a commencé la réformation de l'Angleterre : le réveil du seizième siècle est un anneau d'une chaîne qui, commençant aux apôtres, s'étend jusqu'à nous.

La résistance d'Edouard III à la papauté du dehors n'avait pas réprimé la papauté du dedans. Les moines mendiants, et surtout les franciscains, soldats fanatiques du pape, s'efforçaient alors, par des fraudes pieuses, d'accaparer les richesses du pays.

Chaque année, disaient-ils, saint François descend du ciel au purgatoire, et délivre les âmes de tous ceux qui ont été ensevelis sous l'habit de son ordre. » Ces moines enlevaient les enfants à leurs parents, et les enfermaient dans leurs cloîtres. Us affectaient d'être pauvres, et, la besace sur l'épaule, tendaient la main, d'un air piteux, aux grands et aux petits ; mais, en même temps, ils habitaient des palais, y amassaient des trésors, s'y paraient de vêtements précieux, et passaient leur temps dans des fêtes magnifiques [l]-. Les moindres d'entre eux se tenaient pour des lords, et ceux qui portaient le bonnet de docteur se regardaient comme des rois. Pendant qu'ils se divertissaient et s'enivraient à une table richement fournie, ils envoyaient des idiots prêcher à leur place des fables et des légendes pour amuser et dépouiller le peuple*.

Si quelque seigneur parlait de donner ses aumônes aux pauvres, et non aux moines, ils poussaient des cris contre une telle impiété, et disaient d'une voix menaçante : Si vous le faites, nous quitterons le pays; mais nous y reviendrons avec une légion de casques éclatants. » L'indignation était au comble. “ H Les moines et les prêtres de Rome, disait-on, nous rongent comme la gangrène. Il faut que Dieu nous en délivre, ou ce peuple périra... Malheur à eux ! La coupe de la colère va déborder. Les gens d'Église seront méprisés comme des cadavres, et jetés sur les places publiques comme des chiens. [2] »

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Un événement fit déborder la coupe. Le pape ne tenant aucun compte des lauriers du vainqueur de Crécy et de Poitiers, somma Édouard III de le reconnaître comme légitime souverain de l'Angleterre, et réclama de lui le payement annuel de mille marcs, comme tribut féodal. En cas de refus, le roi devait comparaître à Rome.

Depuis trente-trois ans, les papes n'avaient plus parlé du tribut accordé par le roi Jean à Innocent III, et toujours fort irrégulièrement payé. Le vainqueur des Valois frémit de cette insolence d'un évêque italien, et partout on demanda à Dieu de venger l'Angleterre.

Ce fut d'Oxford que le vengeur sortit. Un des étudiants qui, dans le collège de Merton, avaient écouté les enseignements du pieux Brad wardin, Jean Wiclef, né en 1324 dans un petit village du Yorkshire, alors dans la force de l'âge, produisait une grande sensation dans la ville universitaire. Une peste terrible ayant, en 1345, ravagé successivement l'Asie, le continent de l'Europe et l'Angleterre, en enlevant, prétendait-on, la moitié de l'espèce humaine, cette voix de Dieu avait retenti comme la trompette du jugement dans le cœur de Wiclef. Effrayé par la pensée de l'éternité, le jeune homme, alors âgé de vingt et un ans, poussait nuit et jour dans sa cellule de profonds soupirs [3], et demandait à Dieu de lui montrer le chemin qu'il devait suivre. Il le trouva dans l'Ecriture, et prit la résolution de le faire connaître à d'autres.

Il commença avec prudence; mais élu, en 1361, chef (warden) du collége de Baliol, et, en 1 365, de celui de Cautorbéry, il se mit alors à exposer plus énergiquement les doctrines de la foi. Ses études bibliques et philosophiques, ses connaissances théologiques, son esprit pénétrant, la pureté de ses mœurs et la force indomptable de son cou rage, le rendaient l'objet de l'admiration universelle. Docteur profond comme son maître et prédicateur éloquent, il prouvait aux savants, dans le cours de la semaine, ce qu'il se proposait de prêcher, et le dimanche il prêchait au peuple ce qu'il avait auparavant démontré. Ses disputes donnaient de la force à ses prédications, et ses prédications de la clarté à ses disputes. Il accusait le clergé d'avoir banni les saintes Écritures, et demandait que l'autorité de la Parole de Dieu fût rétablie dans l'Église. De bruyantes acclamations couronnaient ces débats, et la troupe des esprits vulgaires frémissait de courroux à l'ouïe de ces applaudissements.

Wiclef avait quarante ans lorsque l'arrogance du pape vint émouvoir l'Angleterre. A la fois grand politique et chrétien plein de ferveur, il soutint avec énergie les droits de la couronne contre l'agression romaine, déduisit par ordre les arguments, fit sur ce point l'éducation de ses compatriotes, et éclaira surtout plusieurs membres des communes et plusieurs lords.

Le parlement s'assembla, et jamais, peut-être, il ne s'était réuni pour une question qui excitât à un si haut degré les émotions de l'Angleterre, et même celles de la chrétienté. Les débats furent surtout remarquables dans la chambre des lords; on y 77

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle reproduisit tous les arguments de Wiclef. “ H On ne doit de tribut féodal, dit l'un des lords, qu'à celui qui peut accorder en revanche une protection féodale. Or, comment le pape ferait il la guerre pour protéger ses fiefs? — Est-ce comme vassal de la couronne, dit un autre, ou comme son suzerain, que le pape réclame une partie de nos richesses? Urbain V ne veut pas accepter le premier de ces titres... A la bonne heure! Mais le peuple anglais n'acceptera pas non plus le second. — Pourquoi, dit d'un ton sarcastique un troisième opinant, ce tribut fut-il originairement accordé?...

Pour payer l'absolution donnée par le pape au roi Jean... Alors, la réclamation du pape n'est qu'une simonie, une escroquerie cléricale, que les lords et les évêques doivent repousser avec indignation. — Non, dit un dernier orateur, l'Angleterre n'appartient pas au pape. Le pape n'est qu'un homme assujetti au péché; mais Christ est le Seigneur des seigneurs, et ce royaume relève immédiatement et uniquement de Jésus Christ. » [4]

Ainsi parlèrent les lords, inspirés par Wiclef. Le parlement décida, à l'unanimité, qu'aucun prince n'avait jamais eu le droit d'aliéner la souveraineté du royaume sans le consentement des États, et que, si le pontife s'avisait de procéder contre le roi d'Angleterre, comme envers son vassal, toute la nation se lèverait pour maintenir l'indépendance de la couronne.

En vain cette généreuse résolution excita-t-elle la colère des partisans de Rome; en vain prétendirent-ils que, selon le droit canon, le roi devait être privé de son fief, et que l'Angleterre appartenait maintenant au pape : “ H Non, répondit Wiclef, le droit canon n'a aucune valeur dès qu'il est op posé à la Parole de Dieu. » Edouard III plaça Wiclef au nombre de ses chapelains, et la papauté a cessé, dès lors, de prétendre à la souveraineté de l'Angleterre, — explicitement au moins. Le pape, en abandonnant ses prétentions temporelles, voulut toutefois maintenir ses prétentions ecclésiastiques, et faire révoquer les statuts de prémunir et de Provision. On résolut d'avoir une conférence à Bruges pour traiter cette question, et Wiclef, devenu docteur en théologie en 1372, y fut député avec d'autres commissaires au mois d'avril 1374. On y conclut, en 1375, un accord en vertu duquel le roi s'engageait à annuler les peines prononcées contre les agents pontificaux, et le pape s'obligeait à confirmer les clercs nommés par le roi Mais la nation ne se contenta pas de l'accord de Bruges. “ H Les clercs envoyés de Rome, dirent les communes, sont plus dangereux pour le royaume que des Juifs ou des Sarrasins.

Que tout procureur du pape qui demeurera en Angleterre, et tout Anglais qui résidera à la cour de Rome, soient punis de mort. » [5] Tel était le langage du bon parlement : c'est le nom qui lui fut donné. Ce langage n'indiquait pas peut-être un grand dé Bonnaire té; mais le peuple anglais appelait bon, au quatorzième siècle, un parlement qui ne cédait pas aux prétentions de la papauté.

Wiclef, croyant que Rome ne fait jamais un pas en arrière qu'avec l'intention secrète d'en faire plusieurs en avant, de retour en Angleterre, et nommé recteur de Lutter 78

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Worth, se mit à prêcher avec hardiesse ses doctrines réformatrices : “ H L'Evangile, disait-il, est la seule source de la religion. Le pontife romain n'est qu'un coupeur de bourses o et loin d'avoir le droit de réprimander tout le monde, il peut être légitimement repris par ses inférieurs, et même par des laïcs. » [6]

La papauté s'alarma. Un prêtre grave et impérieux, Courtenay, fils du comte de Devonshire, homme plein de zèle pour ce qu'il croyait la vérité, avait été nommé depuis peu évêque de Londres. Déjà dans le parlement, il avait résisté à Jean de Gaunt, troisième fils d'Edouard III, patron de Wi clef, duc de Lancaster, chef de la maison de ce nom. Courtenay, voyant les doctrines du réformateur se répandre parmi les grands et le peuple, l'accusa d'hérésie en février 1377, et le somma de paraître devant la Convocation du clergé, dans l'église de Saint-Paul.

Le 19 février, une foule immense, agitée par le fanatisme, remplissait la nef et les abords de la cathédrale, tandis que les citoyens favorables à la Réforme se tenaient cachés dans leurs maisons. Wi clef s'avança précédé de lord Percy, maréchal d'Angleterre, ayant à ses côtés le duc de Lancaster qui le défendait dans un intérêt purement politique, suivi de quatre bacheliers en théologie, ses conseillers, et traversa une multitude hostile qui regardait Lancaster comme l'ennemi de sa liberté, et Wiclef comme l'ennemi de l'Eglise. “ H Que la vue des évêques ne vous fasse pas reculer d'un cheveu dans la profession de votre foi, disait le prince au docteur; ce ne sont que des ignorants; et quant à ce concours de peuple, ne craignez rien, nous sommes là pour vous défendre.[7] » Quand le réformateur- eut franchi les portes de la cathédrale, la multitude qui la remplissait se présenta à lui comme une épaisse muraille ; et malgré les efforts du lord maréchal, Wiclef et Lancaster lui-même ne pouvaient avancer. La foule s'agitait, les mains se levaient, des cris se faisaient entendre ; enfin le maréchal perça cette masse confuse, et Wiclef passa.

Le fier Courtenay, chargé par l'archevêque de présider l'assemblée, suivait avec inquiétude ces mouvements étranges, et voyait surtout avec dé plaisir le docteur accompagné des deux personnages les plus puissants de l'Angleterre. Il ne dit rien au duc de Lancaster, qui administrait alors le royaume ; mais se tournant avec vivacité vers Percy : “ H Si j'avais su, Milord, que vous prétendiez faire le maître dans cette église, lui dit-il, j'eusse pris des mesures pour vous empêcher d'y entrer. »

Percy répondit froidement : “ H Que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, je maintiendrai mon autorité. » Puis s'adressant à Wiclef, qui se tenait debout devant sa cour : “ H Asseyez-vous, lui dit-il, et prenez un peu de repos. » La colère s'emparant alors de Courtenay, il s'écria d'une voix retentissante : “ H Il ne doit pas s'asseoir; c'est debout que l'on paraît devant sa cour ! » Lancaster, indigné que l'on refusât au grand docteur de l'Angleterre une faveur que son âge seul eût dû lui procurer (il avait alors de cinquante à soixante ans), répondit à l'évêque : “ H Vous êtes bien arrogant, Milord ; «prenez-y garde... sans quoi j'abattrai votre orgueil, et non-seulement le vôtre, mais celui de toute la prélature de l'Angleterre — Faites-79

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle moi tout le mal que vous pourrez, » répondit froidement Courtenay. Le prince s'écria avec émotion :

Vous faites bien le fier, Milord. Vous croyez sans doute pouvoir vous appuyer sur votre famille... Mais vos parents, je vous le déclare, auront assez de peine à se protéger eux-mêmes. » L'évêque, trouvant alors de nobles paroles, répondit : “ H Je ne m'appuie ni sur mes parents ni sur quelque homme que ce puisse être, mais sur Dieu seul, et avec son secours je dirai toute la vérité. [8]» Lancaster, ne voyant dans ces mots que de l'hypocrisie, se pencha vers l'un de ses gens et lui dit à l'oreille, mais de manière à être entendu de ceux qui l'en lotiraient : “ H Plutôt que de me soumettre à ce prêtre, je le jetterai à bas de sa chaire. » Tout esprit impartial doit reconnaître que le prélat parlait ici avec plus de dignité que le prince. A peine Lancaster est-il prononcé ces imprudentes paroles, que les partisans de l'évêque levèrent des bras menaçants et se jetèrent sur le duc, sur Percy et sur Wiclef même, qui seul était demeuré calme Les deux lords résistèrent ; leurs amis et leurs serviteurs les défendirent, il n'y eut plus moyen de ramener le calme dans l'audience. On criait, on frappait des pieds; les lords s'échappèrent avec peine, et l'on se sépara en tumulte.

Le jour suivant, le grand maréchal demandé au parlement d'arrêter les pertjEfrba^eij^du repos public, les partisans du clergé, unis^à'ux ennemis de Lancaster, remplirent les n-ges de^etirs clameurs; et tandis que le duc et lV^m^e s'en.*[9] fuyaient par la Tamise, la foule ameutôS^ se j^resentâ {9] devant la maison du lord-maréchal, ens^rila^ \e&*r portes, en visita toutes les chambres, et plongea l'épée dans les coins les plus obscurs. Voyant enfin que Percy leur avait échappé, ces furieux s'imaginèrent qu'il était caché dans le palais de Lancaster, et coururent à la Savoie, alors le plus magnifique édifice du royaume. Un prêtre ayant voulu leur résister, ils le tuèrent, puis ils enlevèrent les armes du duc et ils les pendirent au gibet comme celles d'un traître. Ils auraient été plus loin si l'évêque, fort à propos, ne leur eût rappelé qu'on était en carême. Quant à Wiclef, on le renvoya en lui défendant de prêcher ses doctrines.

Mais cet arrêt des prêtres ne fut pas ratifié par le peuple anglais. L'opinion publique se prononça en faveur de Wiclef. “ H S'il est coupable, disait-on, pourquoi n'est-il pas puni? S'il est innocent, pour quoi lui imposer silence ? S'il est le plus faible en pouvoir, il est le plus fort en vérité! » Il l'était, en effet, et jamais il n'avait parlé avec tant d'énergie. Il attaquait ouvertement le siège prétendu apostolique, et déclarait que les deux antipapes qui siégeaient à Rome et à Avignon faisaient ensemble un Antéchrist [10]. L'opposition à la papauté était alors sans doute la grande affaire de Wiclef. Mais il devait bientôt se tourner avec adoration vers Jésus Christ, et s'écrier que seul Roi de l'Eglise, seul il l'enseigne, la gouverne et la défend.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Rome ne pouvait fermer l'oreille. Au mois de juin 1377, au moment où Richard II, fils du Prince Noir, -âgé de douze ans, montait sur le trône, trois lettres de Grégoire XI, adressées au roi, à l'archevêque de Cantorbéry et à l'université d'Oxford, dénoncèrent Wiclef comme hérétique, et ordonnèrent de procéder contre lui comme contre un voleur. L'archevêque se hâta de le citer.

Au jour fixé, Wiclef se rendit, sans Lancaster et sans Percy, à la chapelle archiépiscopale de Lambeth. “ H On s'attendait à le voir dévoré, dit un historien, car il entrait dans la fosse aux lions. [11]» Mais les bourgeois remplaçaient les princes.

L'attaque de Rome avait réveillé en Angleterre les amis de la liberté et de la vérité.

“ H Les brefs de la papauté, disaient-ils, ne doivent avoir d'effet dans le royaume qu'avec le consentement du roi ; chacun est maître chez soi. »

A peine l'archevêque avait-il ouvert la séance, que sir Louis Clifford, entrant dans la chapelle, défendit aux évêques, de la part de la reine mère, de procéder contre le réformateur. Une terreur panique s'empara des prélats; [12] “ H ils courbèrent la tête, dit avec indignation un historien catholique -romain, comme un faible roseau sous le souffle d'un vent furieux.[13]» Wiclef se retira en déposant une protestation.

“ H Le genre humain tout entier, disait-il, n'a pas le pouvoir d'ordonner que Pierre et ses successeurs gouvernent le monde. » Les ennemis de Wiclef ont inculpé cette protestation, et l'un d'eux se hâta de soutenir que tout ce que le pape ordonne doit être regardé comme juste. “ H Eh quoi ! répondit le réformateur, le pape pourra donc exclure du recueil des Ecritures tout livre qui lui déplaît et changer à son gré la Bible ! » Wiclef croyait que Rome, déplaçant l'infaillibilité, l'avait transférée des Ecritures au pape ; il voulait la remettre à sa vraie place, et rétablir l'autorité dans l'Eglise sur une base vraiment divine.

Une transformation s'accomplit alors dans le ré formateur. S'occupant moins du royaume d'Angleterre, il s'occupa davantage du royaume de Jésus Christ. A la phase politique succéda chez lui la phase religieuse. Porter la bonne Nouvelle jusque dans les hameaux les plus reculés, telle est la grande pensée qui s'empara de Wiclef. Si des moines, dit-il, par courent le pays et prêchent partout les légendes des saints et les histoires de la guerre de Troie, il nous faut faire pour la gloire de Dieu ce qu'ils font pour remplir leurs sacs, et former une vaste évangélisation itinérante, pour convertir les âmes à Jésus Christ. Wiclef s'adresse donc aux plus pieux de ses disciples : “ H Allez, dit-il, et prêchez; c'est l’œuvre la plus sublime; mais n'imitez pas les prêtres que l'on voit après leur prône s'asseoir dans les cabarets, autour de la table de jeu, ou dissiper leur temps à la chasse. Vous, après vos prédications, visitez les malades, les vieillards, les pauvres, les aveugles, les boiteux, et secourez-les «selon votre pouvoir [14]. » Telle était la nouvelle théologie pratique que Wiclef inaugurait : c'était celle de Jésus-Christ.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Les pauvres prêtres, » comme on les appelait, partaient donc, les pieds nus, un bâton à la main, vêtus d'une robe grossière, vivant d'aumônes, et se contentant des plus simples aliments. Ils s'arrêtaient dans les champs, près de quelque village, sur quel que cimetière, sur la place de quelque bourg, quelquefois même dans une église. Le peuple, qui les aimait, accourait en foule, comme autrefois les hommes du Northumberland aux prédications d'Aïdan. Ils parlaient avec une éloquence populaire qui en traînait ceux qui les entendaient. Aucun d'eux n'é tait plus aimé que John Ashton. On le voyait par courir le pays, s'asseoir au foyer domestique, ou debout dans quelque carrefour isolé, au milieu d'une grande foule. Ce genre de prédication reparaît toujours en Angleterre dans les grandes époques de l'Eglise.

Les pauvres prêtres ne se contentaient pas d'une simple polémique ; ils prêchaient le grand mystère de piété. “ H Un ange n'eût pu faire' propitiation pour l'homme, s'écriait un jour le maître (Wiclef); car la nature qui a péché n'est pas celle des anges; il fallait un homme pour médiateur ; mais tout homme étant redevable à Dieu pour lui-même de tout ce qu'il est capable de faire, il fallait que cet homme eût un mérite infini et fût en même temps Dieu. [15]»

Le clergé s'alarma, et une loi ordonna à tout officier du roi de jeter en prison les prédicateurs et leurs partisans*. En conséquence, dès que le pauvre prêtre prêchait, les moines se mettaient en mouvement. Ils l'épiaient de la fenêtre de leur cellule, du coin d'une rue ou de derrière un taillis ; et vite ils allaient chercher main-forte. Mais au moment où les sergents s'approchaient, on voyait tout à coup paraître des hommes forts, hardis, revêtus d'une ceinture militaire, qui entouraient l'évangéliste, et le protégeaient énergiquement contre les attaques du clergé ; les armes se mêlaient ainsi aux prédications de la Parole de paix. Les pauvres prêtres revenaient auprès de leur maître; Wiclef les consolait,, les conseillait, puis la mission recommençait. Chaque jour l'évangélisation atteignait quelque lieu nouveau, et la lumière pénétrait ainsi en Angleterre, quand le réformateur fut tout à coup arrêté dans son œuvre.

C'était en 1 379 ; Wiclef était à Oxford ; il était venu y remplir ses fonctions de professeur de théologie, et il y tomba malade. Il n'était pas d'une forte constitution, et le travail, l'âge, surtout la persécution, l'avaient affaibli. On triompha dans les cloîtres. Mais pour que le triomphe fût complet, il fallait obtenir la rétractation d’hérétique. On mit tout en œuvre pour y parvenir.

Les quatre régents (représentants des quatre ordres religieux), accompagnés de quatre sénateurs ou aldermen, se rendirent chez le docteur mourant, espérant l'effrayer en le menaçant des vengeances du ciel. Ils le trouvèrent calme et serein.

“ H Vous avez la mort sur les lèvres, lui dirent-ils, soyez touché de vos fautes, et rétractez en notre présence tout ce que vous avez dit à notre détriment. » Wiclef demeura silencieux, et les religieux se promettaient déjà une facile victoire. Mais 82

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle plus le réformateur approchait de l'éternité, plus il avait horreur des moines. Les consolations qu'il avait trouvées auprès de Jésus -Christ lui avaient donné une énergie nouvelle. Il pria son domestique de le soulever sur sa couche. Alors, faible, pâle, se soutenant à peine, il se tourna vers les religieux qui attendaient la ré tractation demandée, et ouvrant enfin ses lèvres li vides, il fixa sur eux un regard imposant, et leur dit avec force : Je ne mourrai pas, mais je vivrai, et je raconterai les forfaits des moines. » On eût dit l'esprit d'Élie menaçant les prêtres de Bahal.

Les régents, et leurs assesseurs se regardèrent l'un l'autre avec étonnement.

Confus, irrités, ils sortirent pleins de colère, et le réformateur se rétablit pour mettre la dernière main à la plus importante de ses œuvres contre les moines et contre le pape. [16]

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FOOTNOTES

[1] “ H When they have over much riches, both in great waste houses, and precious clothes, in great feasts and many jewels and treasures. » (WyclefTs Trealises, p.

224.) s lbid., p. 240. '

[2] “ H Men of holy Church shall be despised as carrion, as dogs shall they be cast out in open places. » (Wiclef, the Last Age of tlie Church.)

[3] “ H Long debating and deliberating with himself, with raany secret sighs. » (Fox, Acts, II, p. 796.)

[4] Ces opinions sont rapportées par Wiclef, dans son traité sur ce sujet, conservé dans \es Selden Mss.,ei imprimé par M. Lewis. Wiclef fut présent à la délibération : quam audivi in quodam concilio a domi nis secularibus.

[5] Ryraer, Fœdera, VII, p. 33, 83-88.

[6] “ H The proud worldly priest of Rome and the most cursed of clippers and parse kerwers. » (Lewis, p. 34.)

[7] Fox's Acts and Monuments, 11, p. 801.

[8] “ H Of ail Ihe prelacy in England. » (Fuller 'Church History, cent. XIV, p. 135.)

[9] “ H Fall furiously on the lords. » (Fuller, Church History, cent. XIV, p. 136.)

[10] Les règles de l'étymologie demanderaient que l'on dît Antéchrist, car la première partie de ce mot vient de la préposition grecque anti, contre, et non de la préposition latine ante, avant. Toutefois, l'Académie française, qui dit avec raison antichrétien, dit Antéchrist. Il ne nous siérait pas de la corriger.

[11] Fuller's Church History, cent. XIV, p. 137.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[12] “ H The bishops struck with a panick fear. » (Ibid.)

[13] Walsingham, Historia Angliœ major, p. 205.

[14] “ H Not only in churches and churchyards, but aiso in markçt fairs, etc. » [First statuts; Fox, III, p. 36.)

[15] Exposition of the Decalogue. » Fox's Acts, III, p. 36.

[16] Petrie, Churclt History, I, p. 504.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE VIII

Traduisant la Bible. — Succès de cette traduction. — Attaque des moines. —

Quatrième phase : la théologie. — Il rejette la transsubstantiation. —

Condamnation de Wiclef. — Sa résistance et son appel au roi. — Révolte de Wat-Tyler. — Un synode, convoqué par Courtenay, condamne dix propositions de Wiclef.

— Sa pétition aux communes. — Comparution de Wiclef à Oxford. — Il est cité à Rome — Sa réponse. — Le Trialogue. — Il se prépare au martyre. — Sa mort à Lutterworth. — Caractère, doctrines, prophétie de Wiclef.

Le ministère de Wiclef avait suivi une voie progressive. D'abord, il avait attaqué la papauté; puis prêché l'Évangile aux pauvres ; il pouvait faire plus encore, et mettre le peuple en possession permanente de la Parole de Dieu; ce fut la troisième phase de son activité.

La scolastique avait relégué la sainte Écriture dans une mystérieuse obscurité.

Bède, il est vrai, avait traduit l'évangile de saint Jean; les savants d'Alfred, les quatre évangiles; Elfric, sous Élhel red, quelques livres de l'Ancien Testament; des prêtres anglo-normands avaient paraphrasé les évangiles et les Actes; l'Hermite de Hampole et quelques clercs pieux, traduit dans le quatorzième siècle des psaumes, des évangiles et des épitres. Mais ces rares volumes étaient cachés, comme des curiosités Théologiques, dans les bibliothèques de quelques couvents. C'était alors un axiome que la lecture de la Bible était nuisible au peuple; aussi les prêtres l'interdisaient-ils, comme les bramines interdisent les sh asters aux Hindous. La tradition orale conservait seule dans les troupeaux les histoires de la sainte Écriture, mêlées aux légendes des saints. Le temps semblait propre à une publication de la Bible. L'accroissement de la population, l'attention que les Anglais commençaient à donner à leur propre langue, les développements qu'avait reçus le gouvernement représentatif, le réveil de l'esprit humain, toutes ces circonstances favorisaient le projet du réformateur.

Wiclef ignorait, il est vrai, le grec et l'hébreu; mais ne serait-ce pas déjà beaucoup que de secouer la poussière dont la Bible latine était recouverte depuis des siècles, et de la traduire en anglais? Il était bon latiniste, il avait beaucoup d'intelligence et de pénétration; mais surtout il aimait la Bible, il la comprenait, et il voulait communiquer à d'autres ce trésor.

Le voilà donc enfermé dans son cabinet; sur sa table est un texte de la Vulgate, corrigé d'après les manuscrits; tout autour, les commentaires des docteurs de l'Église, surtout ceux de saint Jérôme et de Nicolas de Lyra. Pendant dix à quinze années, il poursuivit courageusement sa lâche; de savants amis l'aidèrent de leurs conseils, et l'un d'eux, Ni colas Hereford, paraît même avoir traduit pour lui quelques CHAPITREs. Enfin, en 1380, Wiclef avait achevé son travail. C'était un 85

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle grand événement dans l'histoire religieuse de l'Angleterre, qui devançait ainsi les peuples du continent, et se plaçait au premier rang dans la grande œuvre de la dissémination des Écritures.

La traduction finie, les copistes commencèrent leur travail; bientôt la Bible fut répandue de tous côtés, soit complète, soit en fragments. L'accueil que reçut l'œuvre de Wiclef dépassa son attente. La sainte Écriture exerçait sur les cœurs une puissance vivifiante ; les esprits s'éclairaient, les âmes se convertissaient ; la parole des “ H pauvres prêtres » avait peu agi, en comparaison de cette parole-là ; quelque chose de nouveau était entré dans le monde. Les bourgeois, les soldats, le peuple, saluaient cette ère nouvelle de leurs acclamations. Les barons, les comtes et les ducs sondaient avec curiosité le livre inconnu; et même Anne de Luxembourg, sœur de l'Empereur et du roi de Bohême, unie à Richard II en 1381, ayant appris l'anglais, se mit à lire assidûment les évangiles. Elle fit plus, elle les communiqua à Arondel, archevêque de York et lord-chancelier, plus tard persécuteur, mais qui alors, touché de voir une étrangère, une reine consacrer humblement ses loisirs à la lecture de livres si vertueux [1], se mit à les étudier, et tança les prélats qui négligeaient cette sainte lecture. “ H On ne pouvait rencontrer deux personnes sur la route, dit un auteur contemporain, sans trouver dans l'un d'eux un disciple de Wiclef. »

Tout le monde cependant ne se réjouissait pas en Angleterre; le clergé opposait à cet enthousiasme ses plaintes et ses malédictions. “ H Maître Jean Wi clef, en traduisant en anglais l'Évangile, disaient les moines, l'a rendu plus accessible et plus compréhensible aux laïques et aux femmes même, qu'il ne l'avait été jusqu'à cette heure aux clercs intelligents et lettrés!... La perle évangélique est partout répandue et foulée par les pourceaux . . . [2] »

De nouveaux combats commencèrent donc pour le réformateur. Partout où il portait ses pas, on l'at taquait avec violence. “ H C'est une hérésie, disaient les moines, que de faire parler en anglais la sainte Écriture [3]. Puisque l'Église a approuvé les quatre évangiles, elle eût pu tout aussi bien les rejeter et en admettre d'autres.

L'Église sanctionne et condamne ce qu'elle veut... Apprenez à croire à l'Église plus qu'à l'Évangile. » Ces clameurs n'épouvantèrent pas Wiclef : “ H Quand même le pape et tous ses clercs auraient disparu de la terre, disait-il, notre foi ne détaillerait pas, car elle ne repose que sur Jésus, notre maître et notre «Dieu. »

Wiclef d'ailleurs n'était pas seul; dans les palais comme dans les cabanes, et jusque dans le parlement même, on maintenait les droits des Écritures de Dieu. Une motion ayant été faite en 1390, dans la chambre haute, pour confisquer tous les exemplaires de la Bible, le duc de Lancaster s'écria : “ H Sommes-nous donc la lie de l'humanité, que nous ne puissions posséder dans notre propre a langue les lois de notre religion [4] ? »

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Ayant donné à son peuple la Bible, Wiclef se mit à réfléchir sur son contenu. C'était un pas nouveau dans la voie progressive qu'il avait suivie. Il vient un moment où le chrétien, sauvé par la foi vivante, sent le besoin de se rendre compte de cette foi; et cette réflexion fait naître la science théologique. Ce mouvement est légitime; si l'enfant, qui n'a d'abord que des sensations et des affections, a besoin, en grandissant, de réflexion et de connaissance, pourquoi n'en serait-il pas de même du chrétien? La politique, l'évangélisation, la sainte Écriture, avaient successivement occupé Wiclef; la théologie eut son tour, et ce fut la quatrième phase de sa vie.

Toutefois, il ne pénétra pas au même degré que les hommes du seizième siècle dans les profondeurs de la doctrine chrétienne, et s'attacha surtout à celui des dogmes ecclésiastiques qui se trouvait le plus en rapport avec la hiérarchie pré somptueuse et les gains simoniaques de Rome, à la transsubstantiation. L'Église anglo-saxonne n'avait point professé cette doctrine. “ H L'hostie est le corps de Christ, non corporellement mais spirituellement, » avait dit au dixième siècle Elfric, dans une épître adressée à l'archevêque d'York; mais Lanfranc, adversaire de Bérenger, avait enseigné à l'Angleterre qu'à la parole d'un prêtre, le Dieu Homme quittait le ciel et descendait sur l'autel.

Wiclef entreprit de renverser le piédestal sur lequel reposait l'orgueil du sacerdoce.

“ H L'Eucharistie est naturellement du pain et du vin, dit-il à Oxford a en 1 381, mais en vertu des paroles sacramentaires, il y a aussi dans toutes ses parties le vrai corps et le vrai sang de Christ. » Il alla même plus loin : “ H L'hostie consacrée que nous voyons sur l'autel, dit-il, n'est point Christ, ni quelque partie de lui-même, mais elle est son signe efficace. [5] »

Il oscilla entre ces deux nuances de la doctrine; mais ce fut plus habituellement à la première qu'il se rattacha. Il rejetait le sacrifice de la messe fait par le prêtre, comme remplaçant dans la doctrine romaine le sacrifice de la croix fait par Jésus-Christ, et en détruisant l'efficace expiatoire.

A l'ouïe des assertions de Wiclef, ses ennemis, tout en paraissant saisis d'horreur, se réjouirent en secret dans l'espérance de le perdre. Ils s'assemblèrent, examinèrent douze thèses qu'il avait publiées, et prononcèrent contre lui la suspension de tout enseignement, la prison et la grande excommunication. En même temps ses amis effrayés se refroidirent, et plusieurs d'entre eux l'abandonnèrent. Le duc de Lancaster, en particulier, ne pouvait le suivre dans cette nouvelle sphère. Ce prince voulait bien une opposition ecclésiastique qui viendrait en aide au pouvoir politique ; mais il craignait une op position dogmatique qui le compromettrait. Le ciel était gros d'orages, et le docteur allait se trouver seul exposé à la tempête.

Elle ne tarda pas à éclater. Wiclef, assis dans la chaire de l'école des Augustins, y exposait tranquillement la nature de l'eucharistie, quand un messager s'avança dans la salle et lut sa sentence de condamnation ; on avait voulu humilier le docteur 87

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle en présence de ses disciples. Aussitôt après, Lancaster, alarmé, accourut vers son ancien ami, et le supplia, lui ordonna même de ne plus s'occuper de cette matière.

Assailli de toutes parts, Wiclef resta quelque temps muet. Sacrifierait-il la vérité pour sauver sa réputation, son repos, peut-être sa vie?

La politique l'emportera-t-elle sur la foi ; Lancaster sur Wiclef ? Non, son courage fut invincible : “ H Depuis l'an mille, répondit-il, tous les docteurs se sont trompés à l'égard du sacrement de l'autel, si ce n'est Bérenger. Comment toi, ô prêtre, qui «n'es qu'un homme, créerais-tu ton créateur? Quoi ! Cette plante qui croît dans les champs, cet épi que tu cueilles aujourd'hui, sera Dieu un autre jour?... Oh! Oh ne pouvant faire les miracles de Jésus, vous voulez donc faire Jésus lui-même [6] !

Malheur à la génération adultère qui croit le témoignage d'Innocent plus que celui de l'Évangile [7]! » Wiclef somma ses adversaires de réfuter les opinions qu'ils avaient condamnées, et voyant qu'ils le menaçaient d'une peine civile (la prison), il en appela au roi.

Le moment n'était pas favorable pour cet appel. Une circonstance fatale augmentait les dangers de Wiclef. Un marchand, Wal-Tyler, et un prêtre corrompu, Jean Bail, profitant de l'indignation ex citée par les concussions des officiers royaux, avaient soulevé plus de cent mille hommes et marchaient contre Londres. Bail, à l'imitation des pauvres prêtres de Wiclef, prêchait sur les grandes routes; mais au lieu d'expliquer l'Évangile, il prenait pour texte ces rimes populaires : Quand Adam labourait, Et quand Eve filait, Le noble... où qu'il était? » En attendant l'ère nouvelle de l'égalité, Bail, arraché aux prisons de l'archevêque, prétendait remplir les fonctions de ce prélat. On ne manqua pas d'attribuer ces désordres au réformateur, qui en était innocent; et Courtenay, évêque de Londres, ayant été promu au siège de Cantorbéry, se hâta de convoquer un synode, pour prononcer sur l'affaire de Wiclef. On se réunit ; c'était au milieu de mai, vers deux heures de l'après-midi, et l'on allait procéder à la condamnation, quand un tremblement de terre, secouant violemment la ville de Londres et la Grande-Bretagne, effraya tellement les pères du synode qu'ils demandèrent d'une voix unanime de surseoir à un jugement si évidemment réprouvé de Dieu. Mais l'habile archevêque sut se faire une arme du terrible phénomène. “ H Ne savez-vous pas, dit-il, que les vapeurs nuisibles qui s'enflamment dans le sein de la terre, et produisent ces phénomènes qui vous effrayent, perdent en s'échappant toute leur force? Eh bien, de même, en rejetant le méchant de notre communion, nous mettrons fin aux convulsions de l'Église. » Les prélats reprirent courage. Un des officiers de l'archevêque lut dix propositions soi-disant de Wiclef, car on lui en imputait qui lui étaient tout à fait étrangères. Les suivantes excitaient le plus la colère des prêtres : “ H Dieu doit obéir au diable. [8] Après Urbain VI, il ne faut recevoir personne pour pape, mais vivre à la manière des Grecs. »

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Les dix propositions furent condamnées comme hérétiques, et l'archevêque ordonna de fuir comme un serpent venimeux, quiconque prêcherait les erreurs précitées, “ H

Si l'on permet à cet hérétique d'en appeler sans cesse aux passions du peuple, dit le prélat au roi, notre ruine est inévitable. Il faut réduire au silence ces chanteurs de ct cantiques, ces lollards*. [9] » Le roi donna licence de jeter dans les prisons de l'État quiconque main tiendrait les propositions condamnées. »

De jour en jour le cercle se rétrécissait autour de Wiclef. Le prudent Repingdon, le savant Hereford, l'éloquent Ashton même, le plus ferme des trois, se séparaient de lui. Parvenu aux jours où les hommes forts se courbent, et tracassé par la persécution, le vieux champion de la vérité qui s'était vu n’a guère entouré de tout un peuple, se trouvait maintenant comme dans un désert. Mais il releva avec courage sa tête blanchie et s'écria : “ H La doctrine ct de l'Évangile ne périra jamais ; et si la terre a tremblé naguère, c'est parce qu'ils ont condamné Jésus-Christ. »

Il ne s'en tint pas là. A mesure que ses forces physiques diminuaient, sa force morale augmentait. Au lieu de parer les coups qu'on lui portait, il résolut d'en porter lui-même de plus terribles. Il savait que si le roi et les lords étaient pour les prêtres, les communes et le peuple étaient pour la liberté et la vérité. Il présenta donc à la Chambre basse une pétition hardie (novembre 1382). «Puisque Jésus Christ a répandu son sang pour affranchir l'Église, disait-il, je demande son affranchissement. Je demande que chacun puisse sortir de ces sombres murailles (les couvents), où règne une loi tyrannique, et embrasser une vie simple et paisible sous la voûte du ciel. Je demande que l'on ne contraigne pas les pauvres habitants de nos campagnes et de nos cités à fournir à un prêtre mondain, quelquefois vicieux et hérétique, de quoi satisfaire son ostentation, sa gloutonnerie et son impudicité, de quoi acquérir un beau cheval, des selles magnifiques, des cloches retentissantes, des habits précieux, de riches fourrures, tandis que le pauvre peuple voit femme, enfants, voisins, mourir de froid et de faim. [10] »

La Chambre basse rappela qu'elle n'avait point donné son assentiment au statut de persécution rédigé par le clergé et approuvé du roi et des lords, et en demanda la révocation. La Réforme allait- elle commencer de par la volonté du peuple ?

Courtenay, indigné de cette intervention des communes, et toujours animé pour son Église d'un zèle qu'on eut aimé voir se tourner vers la Parole de Dieu, se rendit à Oxford, en novembre 1382, s'entoura d'un grand nombre d'évêques, de docteurs, de prêtres, d'étudiants et de laïques, et fit comparaître Wiclef. Il y avait quarante ans que celui-ci était arrivé à l'Université ; Oxford était devenu sa patrie..., et Oxford se tournait contre lui! Affaibli par le travail, par les épreuves, par cette âme ardente qui consumait les forces de son faible corps, il eût pu refuser de comparaître. Mais Wiclef, qui ne craignit jamais le regard d'un homme, se présenta avec une bonne 89

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle conscience. Il se trouvait, sans doute, dans la foule qui l'entourait, quelques disciples qui sentirent battre leur cœur à la vue du maître; mais rien au dehors ne manifesta cette émotion ; le silence lugubre d'un tribunal avait suc cédé aux cris d'une jeunesse enthousiaste. Toute fois Wiclef ne s'abandonna pas lui-même ; il leva sa tête vénérable, et porta sur Courtenay ce regard assuré qui avait fait fuir les régents d'Oxford. Puis s'indignant contre les prêtres de Bahal, il leur reprocha de répandre partout l'erreur afin de vendre leurs messes.

Alors il s'arrêta et prononça cette simple et énergique parole : “ H La vérité vaincra

[11]! » Ayant dit, Wiclef s'apprêta à quitter le tribunal; ses ennemis n'osèrent dire un mot, et comme son divin Maître, à Nazareth, il passa au milieu d'eux sans que nul l'arrêtât. Il se retira à Lutter Worth.

Il n'était pourtant pas au port. Il vivait paisible ment, au milieu de ses livres et de ses paroissiens, et les prêtres semblaient disposés à le laisser tranquille, quand un dernier coup vint l'atteindre : un bref le somma de se rendre à Rome, devant cette puissance qui déjà tant de fois avait répandu le sang des amis de la Bible. Ses infirmités corporelles lui persuadaient qu'il ne pouvait se rendre à cet appel.

Mais si Wiclef se refuse à entendre Urbain, Urbain devra entendre Wiclef. L'Église est maintenant partagée entre deux chefs; la France, l'Ecosse, la Savoie, la Lorraine, la Castille, l'Aragon, reconnaissent Clément VII ; tandis que l'Italie, l'Angle terre, l'Allemagne, la Suède, la Pologne, la Hongrie, reconnaissent Urbain VI. Wiclef dira quel est le vrai chef de l'Église universelle. Et tandis que les deux papes s'excommunient, s'insultent, et vendent à leur profit la terre et le ciel, le réformateur con fessera cette Parole incorruptible, qui établit dans l'Église la véritable unité : “ H Je crois, dit-il, que l'Évangile de Christ est le corps complet de la révélation de Dieu. Je crois que Christ qui nous l'a donné est lui-même vrai Dieu et vrai homme, et qu'ainsi cette révélation évangélique est supérieure à toutes les autres parties des saintes Écritures [12]! Je crois que l'évêque de Rome est obligé plus que tout autre à s'y soumettre, car le plus grand n'est pas celui qui accumule le plus de dignités, mais celui qui imite le plus fidèlement le Seigneur. Nul ne doit suivre le pape, si ce n'est quand le pape suit Jésus - Christ. Il faut qu'à l'exemple de Christ, le pape remette à l'État ses pouvoirs temporels, et engage son clergé à faire de même. Quant à l'appel que l'on m'adresse, je c désirerais pouvoir m'y rendre, mais les visitations du Seigneur m'ont appris que c'est à Dieu plutôt qu'aux hommes qu'il me faut obéir [13]. »

Urbain, fort occupé de ses luttes avec Clément, ne jugea pas prudent d'en commencer une autre avec Wiclef, et se contenta de cette réponse. Depuis lors, le docteur passa en paix ses derniers jours dans la compagnie de trois personnages, dont deux étaient ses amis particuliers, mais le dernier son constant adversaire ; c'étaient Alêthéia, Phronêsis et Pseudês. Alêthéia (Vérité) proposait les questions, 90

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Pseudés (Mensonge) faisait les objections, et Phronêsis (Intelligence) établissait la saine doctrine. Ces personnages faisaient entre eux un trialogue, où de grandes vérités étaient hardiment professées. L'op position entre le pape et Jésus-Christ, entre la Bible et les canons de l'Église romaine y était énergique ment établie ; c'est l'une de ces vérités premières que l'Église ne doit jamais oublier. “ H L'Église est tombée, disait l'un des personnages amis de Wi clef, dans l'écrit auquel nous faisons allusion, parce qu'elle a abandonné l'Évangile et lui a préféré les lois du pape.

Quand il y aurait cent papes à la fois dans le monde, et que tous les moines de la terre seraient transformés en autant de cardinaux, il ne faudrait leur accorder aucune confiance, à moins qu'ils ne s'appuyassent sur la sainte Écriture [14]. *

Ces paroles furent comme le dernier éclat du flambeau. Wiclef regardait sa fin comme prochaine, et il ne pensait guère alors qu'elle pût être paisible. Un cachot sur l'une des sept collines, ou un bûcher sur une place de Londres, voilà ce qu'il attendait. “ H Que parlez-vous, disait-il, d'aller chercher au loin la palme des martyrs? annoncez la parole de Christ à de superbes prélats, et le martyre ne vous manquera pas. Vivre et me taire, reprenait-il, — jamais. Que le glaive suspendu sur ma tête tombe ! J’attends le coup [15]. »

Ce coup lui fut épargné ; la guerre que se faisaient deux méchants prêtres, Urbain et Clément, laissait en paix les disciples du Seigneur. D'ailleurs, valait-il la peine d'étouffer une vie qui allait s'éteindre ? Wiclef continua donc à prêcher tranquillement Je sus-Christ; et, le 29 décembre 1384, étant dans la chapelle de Lutter Worth, debout devant l'autel, au milieu de ses paroissiens, au moment où il élevait de sa main défaillante le pain de la cène, il tomba sur les dalles, atteint de paralysie. Transporté dans sa maison par les tendres amis qui l'entouraient, il y vécut quarante-huit heures, et remit son âme à Dieu le dernier jour de l'année.

Ainsi mourut sans bûcher, l'un des témoins les plus courageux qu'ait eus la vérité.

La gravité de sa parole, la sainteté de sa vie, l'énergie de sa foi, avaient intimidé la papauté. Si le voyageur rencontre un lion dans le dé sert, il suffit, dit-on, qu'il fixe sur lui son regard d'homme, pour que la bête rugissante se détourne. Wiclef avait fixé sur la papauté son regard de chrétien, et la papauté troublée l'avait laissé tranquille. Sans cesse traqué pendant sa vie, il était mort en paix, au moment même où, par la foi, il mangeait la chair et buvait le sang qui donne la vie éternelle.

Belle fin d'une belle vie !

La Réformation de l'Angleterre avait commencé. Wiclef est le plus grand réformateur de l'Angleterre ; il fut même le premier des réformateurs de la chrétienté, et c'est à lui, après Dieu, que la. Grande-Bretagne doit l'honneur de s'être mise la première en marche contre le système théocratique de Grégoire VIL

L'œuvre des Vaudois, toute belle qu'elle fut, ne saurait se comparer à la sienne. Si Luther et Calvin sont les pères de la Réformation, Wiclef en est l'aïeul.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle Wiclef, comme la plupart des grands hommes, avait des qualités qui d'ordinaire s'excluent. Tandis que son intelligence était éminemment spéculative, (son livre sur la Réalité des idées universelles [16] fit époque dans la philosophie), il possédait cet esprit pratique et actif qui caractérise la race anglo-saxonne. Comme théologien, il était à la fois scripturaire et spirituel, d'une saine orthodoxie et d'une piété intérieure et vivante. A une grande hardiesse qui le portait à s'élancer au milieu des dangers, il joignait un esprit logique et conséquent, qui le fit avancer sans cesse dans la connaissance, et maintenir avec persévérance les vérités qu'il avait une fois proclamées. Chrétien avant tout, il consacra ses forces à la cause de l'Église, mais il fut en même temps citoyen, et l'État, sa nation, son roi, eurent aussi une grande part à sa puissante activité. Il fut un homme complet.

Si l'homme est admirable, sa doctrine ne l'est pas moins. L'Écriture, qui est la norme de la vérité, doit être, selon lui, la règle de la Réforme, et il faut rejeter tout dogme et tout précepte qui ne repose pas sur cette base [17]. — Croire à la puissance de l'homme dans l'œuvre de la régénération est la grande hérésie de Rome, et de cette erreur est venue la ruine de l'Église ; la conversion ne procède que de la grâce de Dieu, et le système qui l'attribue en partie à l'homme et en partie à Dieu, est pire encore que celui de Pélage*.[18] — Christ est tout dans le christianisme ; quiconque abandonne cette source toujours prête à communiquer la vie, pour se tourner vers des eaux troubles et croupissantes, est un insensé [19]. —

La foi est un don de Dieu ; elle exclut tout mérite et doit bannir de l'âme toute terreur*. — L'essentiel dans la vie chrétienne et dans la cène n'est pas un vain formalisme et des rites superstitieux, mais la communion avec Christ, selon la puissance de la vie spirituelle [20]. — Que le peuple chrétien se soumette non à la parole du prêtre mais à la Parole de Dieu. — Dans la primitive Église, il n'y avait que deux ordres, le prêtre et le diacre; le presbytère et Évêque n'étaient qu'un*.

La vocation la plus sublime à laquelle un homme puisse parvenir sur la terre, est celle de prêcher la Parole de Dieu. — La véritable Église est l'assemblée des justes pour lesquels Christ a répandu son sang. — Tant que Christ est dans le ciel, l'Église a en lui le meilleur pape. Il est possible qu'un pape soit condamné au dernier jour, à cause de ses péchés. Nous obligerait-on à reconnaître pour notre chef un démon de l'enfer [21] ? — Tels furent les points essentiels de la doctrine de Wiclef; elle fut J'écho de celle des apôtres et le prélude de celle des réformateurs.

Wiclef est à plusieurs égards le Luther de l'Angleterre; mais le temps du réveil n'était pas encore arrivé, et le réformateur anglais ne put remporter sur Rome des victoires aussi éclatantes que le réformateur allemand. Tandis que Luther se. vit entouré d'un nombre toujours plus grand de docteurs et de princes, qui confessaient la même foi que lui, Wiclef brilla presque seul dans le firmament de l'Église. La hardiesse avec laquelle il substitua un spiritualisme vivant à un formalisme superstitieux fit reculer d'effroi ceux qui avaient marché avec lui contre les moines, 92

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle les prêtres et les papes. Bientôt le pontife romain ordonna qu'on le jetât dans les chaînes, et les moines menacèrent sa vie [22]; mais Dieu le protégea, et il demeura calme au milieu des machinations de ses adversaires. L'Antéchrist, disait-il, ne peut tuer que le corps. » Ayant déjà un pied dans la tombe, il prédit que du sein même du monachisme sortirait un jour le renouvellement de l'Église... “ H Si des frères, que Dieu daigne enseigner, se convertissent à l'Évangile de Jésus-Christ, dit-il, on les verra, abandonnant leur infidélité, retourner librement avec «t ou sans la permission de l'Antéchrist, à la religion primitive du Seigneur, et édifier l'Église, comme le fit saint Paul*. [23]»

Ainsi le regard perçant de Wiclef découvrit près d'un siècle et demi à l'avance, dans le couvent des Augustins d'Erfurt, le jeune moine Martin Luther, converti par l'épître aux Romains, et revenant à l'esprit de saint Paul et à la religion de Jésus-Christ. Les temps allaient se hâter d'accomplir cette prophétie. “ H Le soleil levant de la Réformation » (c'est ainsi qu'on a nommé Wiclef) avait paru au-dessus de l'horizon, et ses lueurs ne devaient plus s'éteindre.

En vain des nuages épais sembleront ils parfois l'éclipser ; de lointaines montagnes dans l'Europe orientale refléteront bientôt ses rayons [24]; et sa lumière resplendissante, augmentant son éclat, versera en fin sur le monde, à l'heure du renouvellement de l'Église, des flots de connaissance et de vie.

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FOOTNOTES

[1] “ H Study solely such virtuous books. » (Fox, III, p. 202.)

[2] “ H Evangelica margarita spargitur et a porcis conculcatur. » (Knygh ton, De eventibus Anyliœ, p. 264.)

[3] “ H It is heresy to speak in english of the holy Scripture. » (Warton, Anclarium.)

[4] Weber, Almtholisehe Kirchen, 1, p. 81 . .

[5] “ H Eflicax ejus signum. » (Conclus. I*.) »

[6] WyclefFs Wyckett Tracts, p. 276, 279.

[7] “ H Vae generationi adulterae quae plus credit, etc. » (Gieseler, Kirch. G., H, p.

297.)

[8] “ H Quod Deus debet obedire diabolo. » (Mansi, XXVI, p. 695.) Wiclef nia avoir jamais écrit ou prononcé cette parole.

[9] De lûllen (chanter), comme beggards vient de beggen (prier),

[10] “ H A complaint of John Wyclef. » [Tracts., p. 268.) 93

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle

[11] “ H Finaliter veritas vincet eos. » (Vaughan's Apptndix, II, p. 453.)

[12] C'est la leçon que donne un manuscrit de la Bodleian library. Fox semble rapporter à Christ même cette supériorité sur toutes les Écritures. Cette distinction n'est peut-être pas dans l'esprit de Wiclef et de son temps.

[13] An Epistle of J. Wyclef to pope Urban VI. (Fox, Acts, III, p. 9.)

[14] “ H Ideo si essent centum papas, et omnes fratres essent versi in car dinales, non deberet concedi sententiae suas in materia fldei, nisi de quanto se fundaverint in Scriptura. » [Trialogus, lib. IV, cap. vu.)

[15] Vaughan, Life of Wyclef, II, p. 215, 257.

[16] De universalibus realibus.

[17] “ H Auctoritas Scriptura sacra, quae est lex Christi, infinitum exce dit quamlibet scripturam aliam. » (Dialog. [ Trialogus], lit», m, cap. xxx, voir surtout cap. xxxi.)

[18] Ibidem, de prœdestinatione, de peccato, de gratia, etc. » Lib. III, cap. xxx.

[19] “ H Fidem a Deo infusam sine aliqua trepidatione fldei contraria. » (Ibid., lib.

III, cap. 11.)

[20] “ H Seeundum rationem spiritualis et virtualis existeutiœ. » (Dialog.

[Trialogus] ,\ib. IV, cap. vui.)

[21] “ H Fait idem presbyter atque episcopus. » (Ibid., cap. xv.) s “ H A devil of hell. »

(Vaughan, Life of Wyclef, II, p. 307.) On doit beaucoup au Dr Vaughan pour la connaissance de Wiclef.

[22] “ H Multitudt» fratrum mortem tuam multipliciter machinantur. » (Dialog.

[Trialogus], lib. IV, cap. iv.)

[23] “ H Alicpai fratres quos Deus docere dignatur... relicta sua perfldia... redibunt libêre ad religionem Christi primaevam, et tune œdiûcabunt Ecclesiam, sicut Paulus. » (Ibid., cap. xxx.)

[24] Jean Huss, en Bohême.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle CHAPITRE IX

Triomphe des doctrines de Wiclef après sa mort. — Pétition et conclusions des Wicléfites. — Opposition d'Arondel et du roi Richard — Persécutions de Henri IV. —

Le premier martyr. — Constitution d'Arondel. — Évangélisme de lord Cobham. —

Cobham devant Henri V. — Devant la cour ecclésiastique. — Sa confession. — Sa condamnation. — Sa mort. — Les lollards.

La mort de Wiclef manifesta la puissance de ses enseignements. Le maître ayant été retiré, les disciples se mirent à l'œuvre, et l'Angleterre se trouva presque gagnée aux doctrines du réformateur. Les wicléfites reconnaissaient un ministère indépendant de Rome, et qui ne relevait que de la Parole de Dieu. “ H Tout ministre, disaient-ils, peut aussi bien que le pape, administrer les sacrements et conférer la charge d'âmes. »

A la richesse licencieuse du clergé, ils opposaient la pauvreté chrétienne, et à l'ascétisme dégénéré des ordres mendiants, une vie spirituelle et libre. Les bourgeois se pressaient en foule autour de ces humbles prédicateurs ; les soldats les écoutaient, armés du bouclier et de l'épée pour les défendre*; [1] les comtes et les ducs [2] faisaient enlever les images des églises seigneuriales, et la famille royale elle-même était en partie gagnée à la Réformation. On eût dit un arbre coupé par le pied, dont les racines poussaient de toutes parts déjeunes rejetons, et qui recouvrirait bientôt toute la terre [3].

Le courage des disciples de Wiclef s'en accrut, et en plusieurs lieux le peuple prit l'initiative de la Réforme. On afficha aux murailles de Saint-Paul et d'autres cathédrales, des placards dirigés contre les prêtres, les moines et les abus dont ils étaient les défenseurs; et, en 1395, les amis de l'Évangile de mandèrent au parlement une réforme générale. L'essentiel du sacerdoce qui vient de Rome, disaient-ils, est dans des signes et des cérémonies, et non dans l'efficace du Saint-Esprit ; ce n'est donc point celui que Christ a ordonné. Les choses temporelles sont distinctes des choses spirituelles ; le roi et l'évêque ne doivent pas être un seul et même individu [4]. » Puis, faute de bien comprendre le principe de la séparation des pouvoirs, qu'ils pro clamaient, ils disaient au parlement : “ H Abolissez le célibat, la transsubstantiation, les prières pour les morts, les offrandes faites aux images, la confession auriculaire, la guerre, les arts qui ne sont pas nécessaires à la vie, l'habitude de bénir l'huile, le sel, la cire, l'encens, les pierres, les mitres, et les bâtons des pèlerins. Tout cela est de la nécromancie et non de la théologie. »

Enhardis par l'absence du roi, qui se trouvait en Irlande, ils affichaient leurs douze conclusions aux portes de Saint-Paul et de Westminster. Ceci devint le signal de la persécution.

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Histoire de la Reformation du Seizième Siècle A peine Arondel, archevêque d'York, et Bray brocke, évêque de Londres, eurent-ils lu ces thèses, qu'ils passèrent en hâte le canal Saint-Georges, et conjurèrent le roi de revenir en Angleterre. Ce prince n'hésita pas, car sa femme, la pieuse Anne de Luxembourg, n'était plus. Richard, confié successivement pendant ses jeunes années à la direction de plusieurs tuteurs, s'en était mal trouvé, comme les enfants, dit un historien, que l'on change souvent de nourrice. Il faisait bien ou mal, suivant l'impulsion de ses alentours, et n'avait de penchant décidé que pour l'ostentation et la luxure. Le clergé ne s'était pas trompé en comptant sur un tel prince. De retour à Londres, il défendit au parlement de discuter la pétition des wicléfites ; et ayant appelé devant lui les plus distingués d'entre eux, Stury, Clifford, Latimer, Montacute, il les menaça de la mort s'ils s'avisaient de soutenir ces abominables opinions. Ainsi l'œuvre du réformateur allait être anéantie.

Mais à peine Richard est-il retiré sa main de l'Évangile de Dieu, que Dieu, dit un chroniqueur, retira de lui la sienne [5]. Son cousin, Henri de Hereford, fils du fameux duc de Lancaster, banni de l'Angleterre, quitta le continent, arriva dans le comté Pomfret, où ce malheureux prince expira bientôt. Le fils de l'ancien patron de Wiclef étant devenu roi, la réforme de l'Église semblait imminente ; mais Arondel avait prévu le danger. Prêtre rusé, politique habile, il avait observé de quel côté soufflait le vent, et avait à temps abandonné Richard. Prenant Lancaster par la main, il lui mit la couronne sur la tête, en lui disant : “ H Pour consolider votre trône, gagnez le clergé, et sacrifiez les lollards. — Je serai le protecteur de l'Église, »

répondit Henri IV ; et dès lors le pouvoir des prêtres remplaça le pouvoir des nobles.

Rome a toujours été habile à profiter des révolutions.

Lancaster, empressé de témoigner aux prêtres sa reconnaissance, ordonna que tout hérétique obstiné serait brûlé, pour épouvanter ses pareils. [6] La pratique suivit de près la théorie. Un ministre pieux, Guillaume Sautre, avait osé dire : “ H Au lieu d'adorer la croix, sur laquelle Christ a souffert, j'adore Christ qui a souffert sur elle*. [7] » On le traîna à Saint-Paul ; on lui coupa les cheveux ; on lui plaça sur la tête la cape d'un laïque, et le primat le remit à la bonté du grand maréchal d'Angleterre. Cette bonté » ne lui manqua pas, il fut brûlé. Sautre fut le premier martyr du protestantisme. Encouragé par cet acte de foi, le clergé rédigea les articles connus sous le nom de “ H Constitutions d'Arondel, » qui défendaient la lecture de la Bible, et appelaient le pape, “ H non un simple homme, mais un vrai Dieu [8]. j> Bientôt la tour des lollards, au palais archiépiscopal de Lambeth, se remplit de pré tendus hérétiques, et plusieurs gravèrent sur les murailles de leurs cachots l'expression de leur douleur et de leurs espérances : Jésus amor meus, écrivit l'un d'eux* [9].

Frapper les petits, ce n'était pas assez ; il fallait chasser l'Évangile des régions élevées ; les prêtres, sincères dans leurs croyances, regardaient comme des séducteurs les nobles qui mettaient la Parole de Dieu au-dessus des lois de Rome ; 96

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle ils se mirent donc à l'œuvre. Dans la presqu'île du Kent, au milieu des plaines fertiles qu'arrose la Medway à environ trois milles de Rochester, se trouvait le château de Cowley, qu'habitait John Oldcastle, lord Cobham, fort en faveur auprès du roi. Les pauvres prêtres * venaient à Cowley chercher les écrits de Wiclef, dont Cobham faisait faire de nombreuses copies, et de là ils les répandaient dans les diocèses de Cantorbéry, de Rochester, de Londres et de Hertford. Cobham assistait à leurs prédications, et si quelque ennemi venait à les interrompre, il portait hardiment la main sur son épée* [10]. “ H J'exposerai mes jours, disait-il, plutôt que de souffrir des décrets pervers qui déshonorent le Testament éternel. » Le roi ne permit pas aux prélats de toucher son favori.

Mais Henri V ayant, en 1413, succédé à son père, et passé des lieux de débauche, qu'il avait jusqu'alors fréquentés, au pied des autels et à la tête des armées, l'archevêque lui dénonça aussitôt Cobham, qui dut comparaître devant le roi. Le chevalier avait compris la doctrine de Wiclef, et éprouvé lui-même la puissance de la Parole divine. “ H Si quelque prélat de l'Église, dit-il à Henri V, exige que nous lui obéissions plutôt qu'à la Parole infaillible de Dieu, il devient par là même un Antéchrist. » Henri repoussa la main du chevalier qui lui présentait sa confession de foi. “ H Je ne recevrai point ce papier, lui dit-il, remettez-le à vos juges. »

Cobham, voyant sa profession refusée, eut recours à la seule arme qu'il connût en dehors de l'Évangile. Les différends que nous vidons aujourd'hui par des pamphlets étaient alors souvent vi dés par l'épée. — “ H J'offre, dit Cobham, pour main tenir ma foi, de combattre à la vie et à la mort avec tout homme, chrétien ou païen, n'exceptant que Votre Majesté. [11] » Cobham fut conduit à la Tour.

Le 23 septembre 1413, on le mena à Saint-Paul, devant la cour ecclésiastique. “ H Il faut croire, lui dit le primat, ce que la sainte Église de Rome enseigne, sans exiger l'enseignement de Christ » ^ Croyez ! lui criaient les prêtres, croyez ! » — Je suis prêt à croire tout ce que Dieu veut que je croie, dit le chevalier, mais que les papes aient le pouvoir d'enseigner des doctrines qui sont en opposition à la sainte Écriture, c'est ce que je ne croirai jamais. » On le reconduisit à la Tour. La Parole de Dieu allait avoir un martyr.

Le lundi 25 septembre une foule de prêtres, de chanoines, de moines, de clercs, de vendeurs d'indulgences, encombraient la salle des Dominicains et accablaient Cobham d'injures. Ces insultes, l'importance de ce moment pour la Réformation d'Angle terre, la catastrophe qui devait terminer cette scène, -tout agitait profondément son âme. Lorsque l'archevêque le somma de confesser sa faute, il se jeta à genoux sur le pavé, et levant ses mains vers le ciel, il s'écria : “ H Je me confesse à toi, ô mon Dieu ! et je reconnais que dans ma fragile jeunesse je t'ai très gravement offensé par l'orgueil, la colère, l'intempérance et l'impureté ; c'est pourquoi j'implore ta miséricorde! » Puis se relevant, le visage baigné de larmes, il 97

Histoire de la Reformation du Seizième Siècle dit : “ H Ce n'est pas votre absolution que je demande ; je ne recherche que celle de Dieu [12]. » On ne désespérait cependant pas de sou mettre l'énergique chevalier ; on savait que la force spirituelle n'est pas toujours unie à la force corporelle, et l'on espérait vaincre par les sophismes des prêtres celui qui osait provoquer en combat singulier les champions de la papauté. — “ H Sir John, dit le primat, après plusieurs discours, vous avez prononcé des paroles fort étranges ; nous avons mis beaucoup de temps pour tâcher de vous convaincre, mais tout a été inutile.

Maintenant la nuit approche, il faut en finir; soumettez-vous à l'Église. — Je ne puis autrement, dis Cobham, faites de moi ce que vous voulez. — A la bonne heure, répondit le primat. »

Arondel se leva ; tous les prêtres et le peuple se levèrent avec lui et ôtèrent leurs bonnets. Puis le primat tenant en main la sentence de mort, la lut à haute voix. “ H

C'est bien, dit le chevalier; vous condamnez mon corps, mais vous ne faites aucun mal à mon âme. J'en appelle à la grâce de mon Dieu éternel. » On le reconduisit en prison. Quelques-uns de ses partisans le firent échapper pendant la nuit, et il se réfugia dans le pays de Galles ; mais ayant été repris en décembre 1417, il fut conduit à Londres, traîné à Saint-Gilles sur une claie, sus pendu par des chaînes et brûlé à petit feu. Ainsi mourut un chrétien, illustre à la manière de son siècle, un chevalier de la Parole de Dieu. Les prisons de Londres se remplirent de wicléfites, et l'on arrêta qu'ils seraient pendus pour offense au roi et brûlés pour offense à Dieu

[13].

Depuis cette époque, les lollards, intimidés de nouveau, se cachèrent dans les humbles rangs du peuple, et ne tinrent plus que des conventicules secrets. L'œuvre de la rédemption s'accomplissait sans éclat dans les élus de Dieu. Il y eut parmi ces lollards beaucoup de rachetés de Jésus-Christ ; mais en général ils ne connurent pas, au même degré que les chrétiens évangéliques du seizième siècle, la force vivante et justifiante de la foi. C'étaient des gens simples, humbles, souvent timides, attirés par la Parole de Dieu, frappés de la condamnation qu'elle prononce contre les erreurs romaines, et désireux de vivre selon ses commandements. Dieu leur avait assigné une part dans la grande transformation de la chrétienté, et cette part fut importante.

Leur humble piété, leur muette opposition, les traitements honteux qu'ils acceptaient avec résignation, l'habit de pénitent dont on les revêtait, la torche qu'on les obligeait à tenir aux portes des églises, accusaient l'orgueil des prêtres et remplissaient de doutes et de vagues désirs les âmes les plus généreuses. C'est par un baptême d'opprobre que Dieu préparait alors une glorieuse réformation.

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FOOTNOTES

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[1] “ H Assistere soient gladio et pelta stipati ad eorum defensionem. » (Knyghton, lib. V, p. Î660.)