La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 10 

Le Rhin

 

La petite troupe s’éloigna de Colmar et s’engagea dans le Ried, cette vaste zone plate entre l’Ill et le Rhin gorgée d’eau et par endroit même marécageuse. Il fallait prendre garde de ne pas s’éloigner du chemin. Les chevaux s’enfonçaient dans ce sol spongieux jusqu’au-dessus des paturons et avaient de la peine à tirer leurs pieds des ventouses qui tentaient de les retenir prisonniers. Ils finirent tout de même par atteindre les bords du Rhin du côté de Biesheim, le village entouré de roseaux. A l’approche du fleuve ils furent effrayés par sa largeur. Eux qui n’avaient jamais vu un lac se crurent sur les bords d’un océan. Avec toute la pluie qui était tombée les mois derniers et à présent la fonte des neiges là-bas dans les Alpes, il avait pris des proportions énormes. Il était sorti de son lit et s’étendait si loin que l’on pouvait croire qu’il allait jusqu’aux montagnes dans le lointain. Près de la berge les arbres avaient les pieds dans l’eau. Plus loin, dans cette vaste étendue ils étaient presque entièrement immergés et ne laissaient dépasser que leurs branches comme pour appeler aux secours. Curieusement on en voyait partout par touffes sur presque toute sa largeur. Mathias s’aventura au bord de l’eau, la pente était douce, son cheval s’avança dans cette nappe d’eau qui avait l’air tout à fait calme.

- Non ! Non ! Pas aller là, eau très dangereux.

En effet, en y regardant mieux, Mathias se rendit compte qu’à quelques mètres à peine le courant emportait tout.

- Bon ! Nous voilà au bord du Rhin, mais comment allons-nous le traverser ?

- Bateaux !

- Tu crois qu’avec un tel courant on puisse passer de l’autre côté ?

- Quand Rhin n’a pas beaucoup d’eau alors il a beaucoup d’îles et des petits ruisseaux avec gués faciles à traverse

Dis Mathias, franchement, tu crois que mon père est passé par ici ? Qu’il a traversé le Rhin avec toute cette eau ? Moi, je dois avouer que j’ai peur de m’aventurer là-dedans.

Mathias ne pouvait pas imaginer qu’il puisse y avoir du courant dans une telle masse d’eau, il avait vu l’étang d’Amel, qui était alimenté par un petit ruisseau et le courant y était quasiment inexistant.

- Allons voir ce qu’en disent les gens du village.

 

Devant une masure basse, couverte de chaume, un homme était occupé à gratter la coque d’une longue barque. Il portait sur la tête un bonnet de fourrure usé qui par endroit laissait en voir la peau. Cela avait sans doute été un élégant bonnet de loutre, mais ce qui en restait avait plutôt l’air d’un vieux chat pelé.

- Bonjours, Monsieur ! Pourriez-vous me dire… -  Ich raed ka franzesch.

- Le monsieur, ne pas parler français.

- Ah bon ! Alors, pourrais-tu lui demander si on peut passer le Rhin ?

- Wen dû schwime kansch oder betzale.

- Il dit : Si tu sais nager ou payer.

Mathias tira de sous sa blouse une belle pièce d’argent à l’effigie du duc de Lorraine. L’homme s’approcha, regarda la pièce, haussa les épaules et retourna à son occupation.

Mathias s’adressa directement à l’homme en agrémentant ses propos par des gestes très expressifs.

- Combien, pour nous faire traverser le Rhin ?

Après de longues négociations

L’homme fit signe à Mathias de l’aider à tourner et porter la barque au bord de l’eau.

Béatrice se récria.

- Tu ne penses tout de même pas nous faire traverser toute cette étendue d’eau dans cette caisse, qui sera au mieux notre cercueil !

La barque à fond plat n’était visiblement destinée qu’à la pêche et non pas à la navigation sur un fleuve en furie.

- Calme-toi Béatrice. Cet homme connaît son affaire, il prend autant de risques que nous. S’il y avait un réel danger, il aurait refusé.

 Mathias s’était installé au milieu et s’apprêtait à saisir les rames.

 lui expliqua par des gestes que ce n’était pas la peine pour l’instant. Il se plaça entre les deux chevaux et leur parla en alsacien, leur tapota l’encolure et les fit avancer dans l’eau.  Bientôt il eut de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils avançaient vers un bouquet d’arbres immergés, la barque était entraînée par le courant, mais la force des chevaux l’empêchait de partir à la dérive. Effectivement bientôt leur guide n’eut plus d’eau que jusqu’aux genoux et bientôt il ne faisait plus que patauger dans l’eau avec les pieds. Il en profita pour redresser la barque et déjà les chevaux, qui à présent avançaient tout seul s’enfonçaient de nouveau un peu plus, le niveau montait plus vite, cela semblait pourtant ne pas effrayer l’Alsacien qui avançait toujours. Il leur désigna un bouquet d’arbres un peu plus loin. L’eau devenait plus profonde. A présent leur nautonier en avait jusqu’à la poitrine et se tenait aux harnais des chevaux pour ne pas être emporté par le courant, tout en les encourageant à avancer. Le bouquet d’arbres se rapprochait. La barque, qui au fur et à mesure qu’ils avançaient, changeait d’orientation, était à présent complètement tournée dans le sens du courant et entravait l’avance des chevaux. La barque était secouée, autant par les protestations des chevaux que par le courant qui devenait de plus en plus violent. Enfin les chevaux atteignirent le bouquet d’arbres et n’avaient plus que les pieds dans l’eau. Une foi en sécurité Béatrice se retourna pour juger de la distance parcourue. Elle était ridicule par rapport à ce qui restait à faire.

- Mon Dieu ! Nous n’y arriverons jamais !

A voir la tête, que faisait Béatrice, la peur et le découragement qu’elle exprimait, le pêcheur prenant Joseph pour traduire, essaya de la rassurer. Le Rhin formait en temps normal de multiples méandres, son lit était parsemé d’îles et lorsque son flux diminuait il se formait de nombreux étangs.  Le pêcheur connaissait bien le cours du fleuve, elle n’avait rien à craindre. Ils venaient de traverser l’un de ses bras les plus importants. Après une grande île il ne resterait plus qu’à traverser le bras principal du fleuve.  Celui-ci franchi ce ne serait plus qu’une promenade du dimanche, car il ne s’agissait plus que de prairies inondées. Surpris de marcher avec autant d’aisance dans cette vaste étendue d’eau, pour le moment les chevaux avançaient sans trop rechigner. Après avoir dépassé les dernières haies, le guide arrêta l’attelage. Ils avaient atteint l’extrémité de l’île immergée et ils pouvaient voir le courant violent du fleuve qui charriait tout ce qu’il était parvenu à arracher à la terre.

Ici nous allons donner du leste aux chevaux et éventuellement il faudra les libérer, nous utiliserons alors le courant pour traverser à l’aide des rames. Pour commencer, nous allons orienter la barque vers l’autre côté. Vous, Madame, allez prendre la gaffe et éloigner les bouts de bois charriés par le courant qui risquent de nous heurter et de nous faire chavirer.

L’homme encouragea les chevaux à avancer dans l’eau profonde, ce qu’ils firent avec une certaine réticence, un peu effrayés par la violence du courant. Une foi la barque bien engagée il se laissa dépasser par les chevaux et se hissa dans la barque, il prit place à côté de Mathias et mis une rame à l’eau, imité par son voisin.

 Béatrice s’était munie de la gaffe. Emporté par le courant, la barque tendit la corde qui les reliait aux chevaux et provoqua un violent choque qui faillit faire tomber Béatrice hors de la barque.

-  Lâches les chevaux, pour qu’ils puissent nager librement. Ils vont perdre pied, il ne faut pas les gêner,

La corde détachée, la barque n’ayant plus aucune retenue fut emportée par le courant aussi rapide que la balle qui sort d’un canon de fusil. Béatrice qui s’était redressée tomba à la renverse et laissa filer la gaffe. L’Alsacien commença par jurer, puis faisant signe à Mathias de lever sa rame plongea la sienne dans l’eau pour freiner de son côté et ainsi tenter de diriger la barque vers l’autre rive. La barque filait toujours. Les chevaux eux aussi emportés par le courant, lutaient d’instinct pour atteindre la terre ferme. Les deux hommes manœuvraient de toutes leurs forces pour amener la barque dans une eau plus calme. Un arbre déraciné les suivait de près, lorsqu’il se rapprocha Mathias, à l’aide de sa rame, tenta de le repousser, mais une de ses branches qui étaient au ras de l’eau heurta violemment leur embarcation. Tout l’équipage fut précipité dans le fond de la barque secouée et prête à chavirer. Le pêcheur réussi à redonner de la stabilité au faible esquif, quand Béatrice poussa un cri : « Henriette ! » L’enfant n’était plus là. Emportée par le courant elle s’éloignait à vive allure du bateau. Joseph qui se trouvait toujours à l’avant s’était déjà jeté à l’eau et nageait de toutes ses forces pour rattraper la petite fille. Le pêcheur avait retiré sa rame et laissait à présent filer l’embarcation. L’arbre qui avait sans doute heurté un obstacle sous l’eau se mit à tourner et à se mettre au travers du courant, puis il reprit lentement sa course. Henriette, que l’on ne devinait plus que par sa robe claire, fut projetée contre le tronc de l’arbre. Apparemment évanouie, elle restait accrochée dans l’enchevêtrement des branches. Joseph parvint lui aussi à s’y suspendre et à se hisser sur le tronc, puis au prix de gros efforts il parvint finalement à atteindre son amie. L’arbre se remit à tourner, Joseph tomba à l’eau, mais réussi à se maintenir à une branche à côté d’Henriette. La pauvre enfant flottait la face dans l’eau. Joseph la dégagea et la fit se tourner sur le dos, elle était toujours inconsciente, il lui maintint la tête hors de l’eau, mais la fillette ne bougeait toujours pas. L’embarcation les suivait de près. Probablement après avoir heurté un nouvel obstacle l’arbre se remit à tourner sur lui-même, retardant ainsi sa course folle, la barque emportée par la fureur du courant vint longer l’arbre. Mathias s’agrippa à l’une de ses racines, qui telle la chevelure de la méduse partait dans tous les sens et s’agitaient comme des serpents prêts à mordre. Au passage, Béatrice à son tour réussi à saisir une branche et ainsi parvint à amener leur barque parallèle au tronc de l’arbre. Joseph en équilibre instable soulevait Henriette hors de l’eau. Le pêcheur essayait de la saisir, sans y parvenir, le petit corps ballotté par le courant, Mathias penché par-dessus bord gênait ses mouvements. Mathias finit par lâcher la racine et parvint à soulever la petite fille et à la hisser dans l’embarcation. Mais comme il avait lâché prise, la barque secouée par les sursauts de fureur du fleuve s’éloigna de l’arbre.  Joseph perdit l’équilibre et fut précipité dans l’eau, à cet instant précis le bateau ballotté comme une coquille de noix fut projeté contre le tronc de l’arbre. Le cri de Joseph fut couvert par les mugissements et les grognements de colère du Rhin qui refusait de rendre sa proie. Lorsque la barque se décolla de l’arbre, Joseph avait disparu.

Le pêcheur était parvenu à éloigner la barque du tronc d’arbre qui à présent filait dans le courant. Il manœuvra habilement pour la diriger vers une touffe de branches qu’un arbre immergé dressait hors de l’eau. La barque se prit dans cet enchevêtrement et y resta prisonnière, presque immobile. Le pêcheur s’approcha de Béatrice qui serrait son enfant inanimé contre sa poitrine en poussant des gémissements. Il écarta avec beaucoup de peine les bras de la mère qui résistait et ne voulait pas entendre raison, bascula la tête de l’enfant vers le bas, souleva ses petites jambes et donna de petites tapes sur son dos, subitement le petit corps rejetant toute l’eau qu’il avait avalé et se défendant contre la mort se mit à s’agiter. Alors l’homme par un faible sourire exprima son soulagement et tendit le petit corps à sa maman. La petite fille n’avait pas retrouvé ses esprits mais respirait légèrement, soudain elle se mit à tousser et à cracher l’eau qui encombrait encore ses poumons et finalement ouvrit ses petits yeux hagards.

Ma chérie, mon amour ! Merci mon Dieu, merci mon Dieu. Merci Joseph.

Elle se tourna et chercha autour d’elle.

- Joseph ! Mais…Mais, où est Joseph ?  Joseph ! Joseph ! Où est Joseph Qu’est-il arrivé ? Où est Joseph ?

La petite fille toujours aussi livide tournait elle aussi les yeux pour chercher son sauveur. C’est alors que Mathias craqua. Ses nefs trop tendues, trop éprouvés lâchaient. Il cacha son visage dans ses mains et fut secoué de tout son corps par des sanglots. Les larmes coulaient le long de ses joues et venaient se perdre dans sa barbe trempée. Tous les passagers de cette fragile nef, suspendue entre le ciel et l’eau tremblaient, les nerfs brisés. Ce fut le nautonier qui retrouva le premier son calme et essaya avec force gestes de les convaincre que le petit gitan savait très bien nager et qu’il s’en tirerait et eux aussi, mais pour cela il fallait dégager la barque et tenter de l’amener vers la rive. Les deux hommes associèrent leurs forces pour libérer l’embarcation. Finalement avec de gros efforts les deux hommes parvinrent à guider l'embarcation vers la rive. Enfin la force du courant diminua. L’alsacien prit la rame des mains de Mathias et s’en servant comme d’une perche dirigea la barque vers la berge boisée, qui finit par s’échouer sur la terre ferme. Mathias put alors lui aussi serrer Henriette dans ses bras. Béatrice était effrayante à voir, le teint de cendre, les yeux enfoncés, les cheveux collés sur les tempes la jolie jeune femme n’était plus que le spectre d’elle-même. Mathias en fut bouleversé. Après une courte hésitation il la prit dans ses bras secoués par un sanglot.

- Je t’en supplie Mathias, ne pleure pas. Je suis aussi bouleversée que toi, mais nous n’allons pas abandonner, nous allons le rechercher et nous le retrouverons.

 L’Alsacien leur fit signe de le suivre. Ils s’engagèrent dans le sous-bois, la végétation y était dense. Des ronces, des buissons, des saules tombés ralentissaient leur progression. Lorsqu’ils débouchèrent enfin de cette jungle, ils constatèrent que le « Kaiserstuhl », qui lorsqu’ils avaient entrepris la traversée se dressait au nord à présent se voyait bien loin au sud. Ils avaient donc été emportés par le fleuve sur une grande distance. Le guide regardait autour de lui pour essayer de se repérer. Un village n’était pas très loin, mais il ne parvenait pas à l’identifier. Il n’était pas question d’abandonner la barque où se trouvaient les selles et les sacoches. Mathias comptait bien retrouver leurs chevaux et de toutes façons,

Béatrice et la petite fille n’étaient pas en état de marcher bien loin.  L’Alsacien partit donc seul pour le village alors que les Colas retournaient l’attendre près de la barque.

- Penses-tu comme cet homme, que Joseph ait pu échapper à la noyade ?

- Il me semble en tous cas que de nous trois c’est certainement lui qui dans l’eau avait le plus de chance, tu as vu comme il a plongé et nagé pour rattraper Henriette. Il a probablement été emporté bien plus loin en aval. Et je pense qu’à présent il doit nous chercher.

- Oui mais à quelle distance aurait-il rejoint la terre ? Tu as vu la force du courant !

Le paysage était identique à celui de la Lorraine : villages en ruine culture abandonnées.  L'alsacien avait ramené un homme qui comprenait et parlait un peu de français. Il habitait une masure à moitié en ruine et sa femme comme ses enfants avaient l'air misérable et ne parlaient que la langue locale.

 

 Mathias et l’alsacien repartirent immédiatement à la recherche des chevaux. Lorsqu’ils revinrent enfin à la nuit tombée, ils n’en avaient récupéré qu’un, l’autre était introuvable. Avait-il été emporté par le courant, noyé ou bien capturé par quelqu’un, comment savoir.

Le pêcheur estima qu’il faudrait attendre le lendemain pour partir à la recherche de Joseph. Mais Béatrice insista tant et si bien auprès de Mathias que celui-ci malgré sa grande fatigue, sella son cheval et partit à la recherche du garçon. Heureusement la nuit était claire. Il se dirigea vers le fleuve et le longea. De temps à autre il appelait le nom du gamin, retenait son cheval, tendait l’oreille puis, faisait silence jusqu’à retenir sa respiration. Mais ses appelles restaient sans réponse,  vidé de toute son énergie il lui était de plus en plus difficile de se tenir sur sa monture. Ses paupières ne voulaient plus tenir ouvertes, ses mains n’avaient plus la fermeté pour tenir les rennes et il laissait son cheval avancer selon son humeur. Les ronflements du fleuve et le bruissement des feuilles agitées par le vent avait à présent un effet de bercement.  Subitement son cheval se montra nerveux, il se mit à hennir, Mathias appela plus fort : « Joseph ! Joseph ! » Il n’eut pas le temps de réagir qu’il fut assailli par trois ou quatre hommes qui le tirèrent à bas de son cheval et se jetèrent sur lui. Ils le rouèrent de coups et entreprirent de le fouiller, quand un autre hennissement se fit entendre à une courte distance. Il comprit quelque chose comme : les soldats !. Et ses agresseurs se fondirent dans la nuit.

Bon sang, ce coup-ci je suis foutu.

Il se traîna jusqu'à sa monture, mais ne trouvait plus de force dans ses bras pour se hisser en selle, il retomba à terre et s’évanouit.

 Lorsqu’il finit par reprendre conscience. Petit à petit ses idées et ses sens retrouvèrent leurs places. Deux chevaux étaient penchés sur lui et le reniflaient. Leurs brides lui balayaient le visage. Il se redressa sur ces coudes puis saisissant les brides parvint à se relever. L’un d’eux était sellé, c’était celui qui l’avait amené jusque-là, mais l’autre ? Son esprit était encore trop embrouillé. Il regarda autour de lui. A présent de gros nuages obscurcissaient le ciel on n’y voyait plus grandchose. Finalement rassuré Mathias se redressa, le cheval nullement effarouché continuait à l’observer. Il semblait bien être seul. Attaché à son harnais balançait une longue corde. Sans doute en raison de son extrême fatigue, il lui fallut un bon moment pour réaliser qu’il s’agissait du cheval qu’il croyait perdu. Enfin une petite étincelle fit renaître l’espoir et lui redonna un peu de courage. Après plusieurs essais infructueux il finit par se hisser sur sa monture.

 

Béatrice aussi subissait sa part de l’épreuve, elle était à bout de nerf et à peine Mathias était-il parti, qu’elle avait fondu en larmes. Elle ne parvenait plus à se maîtriser. Pour seul secours elle n’avait que les petits bras de sa fille qui enserraient son cou. La petite fille cherchait de ses baisers à sécher les larmes qui coulaient sur le visage de sa maman.

- Ne pleures pas maman, je suis là et papa va revenir avec Joseph.

Entre deux sanglots.

- Oui, heureusement que tu es là ma chérie. Sans toi je ne sais pas ce que je deviendrais. Je suis tellement lasse de cette course insensée. Après quoi courons-nous ? Une ombre qui se défile sans cesse. Et cette maudite course a failli te coûter la vie, et pour te sauver il a fallu le sacrifice de Joseph.

 

 Béatrice, malgré son extrême fatigue, était incapable de trouver le sommeil. Oui tout était de sa faute, de sa seule faute. Pourquoi s’était-elle entêtée à vouloir retrouver son père. N’était-ce pas qu’un prétexte ? Elle avait pris goût à l’errance et refusait de se soumettre à une vie bien ordonnée. Quelle folie, quel égoïsme et orgueil, elle était présomptueuse et se croyait mieux que les autres. Elle, oui toujours Elle, avait envie d’aller parler de médecine, de théologie avec d’éminents professeurs seules interlocuteurs qu’elle jugeait digne d’Elle.

Aux premières lueurs du jour elle se faufila dehors, elle n’en pouvait plus d’attendre dans cette obscurité oppressante. Mathias n’était toujours pas revenu.

Reviendrait-il seulement ? 

Lorsque les autres se réveillèrent elle alla d’un air résolu voir leur hôte.

- Il faut aller à la recherche de mon mari.

- Oh ne vous inquiétez pas, il n’aura pas retrouvé son chemin dans la nuit, mais à présent qu’il fait clair vous allez le voir revenir.

- J’aimerais en être sûre, car c’est lui qui a tout notre argent.

- Allons donc, il n’a pas tout pris avec lui tout de même ?

- Si ! Souvenez-vous ! J’ai tellement insisté pour qu’il aille à la recherche du gamin, qu’il n’a même pas pensé à m’en laisser un peu.

L'homme, après un bref conciliabule avec l’alsacien revint, suivi de celui-ci.

- Votre passeur est en colère. Il dit qu’il aurait dû réclamer son argent et vous abandonner à votre sort.

- Attendez ! Ne venez-vous pas de me dire que mon mari ne s’était, sans doute, qu’un peu égaré ?

- Oui, mais, c’est qu’il y a des bandes de brigands qui attaquent les voyageurs.

- Alors il faut aller à sa recherche !

- D’accord ! Mais vous venez avec nous ! Et la petite, reste ici avec ma femme.

- Vous avez peur que je m’enfuie ?

L’homme grommela quelque chose dans sa langue et sans tarder ils se mirent tout trois en route. Ils longèrent la berge en suivant le cours du fleuve. Béatrice appelait de temps en temps le nom de son mari et du gamin. Après avoir dépassé une boucle du fleuve l’alsacien leur fit signe de faire silence et d’arrêter. En effet, là-bas, deux chevaux étaient occupés à paître tranquillement. Pourtant on ne voyait aucune présence humaine. La distance ne permettait pas de bien voir.

- Ce sont sans doute des soldats. Attendons pour voir.

Pas le moindre mouvement ne laissait soupçonner une présence. Ils se rapprochèrent lentement. Les chevaux qui de temps à autre levaient la tête ne semblaient pas se préoccuper de leur approche. Ils avancèrent encore tout en évitant de faire du bruit.

Ce fut l’alsacien qui comprit le premier.

- Chs’ind sinni pferd !

Il dit que ce sont vos chevaux !

- Mais vous n’en aviez retrouvé qu’un. Non ?

- Approchons-nous, mais soyons tout de même prudent. L’herbe est haute et peu dissimuler un danger.

Les deux hommes hésitaient encore, mais Béatrice n’y tint plus, elle se dirigea résolument vers les chevaux et se mit à leur parler. Ils levèrent la tête et l’un d’eux vint même à sa rencontre. Elle le flatta de la main et d’un bond le monta, il avait à peine broncher, elle le poussa vers son compagnon. Quand elle poussa un cri. Là, à une dizaine de pas, gisait Mathias. Elle sauta de sa monture et se précipita. Un énorme poids tomba de sa poitrine. Oui c’était bien Mathias, Ses deux compagnons lui vinrent en aide pour le relever. Mais il gardait les yeux clos. Béatrice regarda autour d’elle, se saisie du chapeau de leur hôte, qui n’osa même pas protester, et alla le remplir d’eau qu’elle jeta sur le visage de Mathias. Celui-ci se secoua et finit par ouvrir les yeux, il les regarda, pas même l’air étonné et tenta de se redresser.

- Oh ! que j’ai mal.

- Regardez là-bas !

Un groupe d’hommes venait vers eux. Ils étaient armés de bâtons et de fourches.

- Vite, donnez-moi un coup de main pour le faire monter sur le cheval sellé, vous montez en croupe, vous devez savoir monter, vous êtes un ancien soldat non ?

Il n’était pas facile de monter à cheval sans étriers alors que les autres se rapprochaient.

Ils réussirent pourtant à partir au trot avant que la troupe ne les ait rejoints. L’alsacien qui montait derrière la jeune femme avait passé ses bras autour de sa taille et se cramponnait à elle. Il ne tenait pas bien à cheval et à plusieurs reprises faillit tomber et entraîner Béatrice dans sa chute. Celle-ci lui en voulait de ne pas s’être montré plus décidé à rechercher ni Mathias ni Joseph. Lorsqu’ils rejoignirent le village elle lui envoya un violent coup de coude dans les côtes qui le projeta au sol les quatre fers en l’air. L'autre éclata de rire. Béatrice sauta de son cheval, elle avait comme par miracle retrouvée toute son énergie. Elle aida Mathias, à mettre pied à terre. A chaque mouvement il gémissait.

- Mais que t’est-il arrivé ?

- La bande que vous avez vue, m’a attaqué cette nuit, ils s’apprêtaient à me dépouiller quand subitement ils se sont enfuis effrayés par des soldats. Je me

suis évanoui et quand j’ai retrouvé mes sens les deux chevaux étaient près de moi. Il me semble que j’ai réussi à monter, après cela je ne sais plus.

- Mais où as-tu mal ?

Pendant ce temps les deux hommes se concertaient. L'allemand s’approcha.

- Écoutez, il faut maintenant payer ce que vous nous devez.

- D’accord vous allez chercher la petite et nos affaires et mon mari va vous compter votre argent.

Pendant que le maître de maison était allé chercher l’enfant, l’alsacien les surveillait avec un air menaçant. Sans doute, voyant l’état de Mathias considéraitil qu’il maîtrisait la situation. Alors que Béatrice sanglait la selle du second cheval et y installait sa fille. Mathias s’était placé entre les deux chevaux pour extraire l’argent de sa cachette. L’alsacien profita de la situation pour se jeter sur Béatrice qui lui tournait le dos et la maintenant plaqué au sol lui serrait la gorge.

- Gib’t ales !

- Votre ami dit qu’il veut tout votre argent.

- Alors qu’il vienne le chercher.

Profitant de ce que son agresseur ait l’attention détourné et avant qu’il n’ait eu le temps de faire un geste, il poussait un cri de douleur et roulait de côté. Béatrice, vive comme l’éclair lui avait planté son couteau dans la cuisse et s’était élancée vers la femme de l'allemand.

- Les rôles sont inversées messieurs. Mon mari va vous compter votre argent, mais avant de vous le donner, vous allez, l’aider à monter à cheval, si vous tentez le moindre geste déplaisant, vous voyez ce couteau !  Eh bien je le lui enfonce jusqu’au cerveau, vous avez compris ? Alors dépêchez-vous ! Si vous ne l’aviez pas encore compris, nous sommes nous aussi soldats, peutêtre pas aussi aguerri mais tout aussi redoutable.

Les visages exprimaient une stupéfaction générale. La femme tremblait comme une feuille, ses enfants hurlaient. L’homme s’exécuta et aida Mathias à monter son cheval. Quand celui-ci fut bien installé, il montra l’argent qu’il tenait dans sa main et le jeta aussi loin que possible. L'allemand se précipita, l’autre malgré sa douleur l’imita. Béatrice lâcha la femme et sauta à cheval. De loin ils voyaient les deux hommes se battre pour l’argent, alors que la femme, à genoux, serrait ses enfants dans ses bras.

- Quelle misère !

Béatrice venait de prendre conscience que ce qui l’avait poussé à quitter le camp militaire n’était pas seulement de l’orgueil mais aussi le dégoût que lui inspirait une telle médiocrité. N’est-ce que la misère qui ravale l’homme à des instincts aussi primaires que ceux qu’elle avait observé là-bas comme ici ? Ou est-ce dans la nature de certains hommes de les pousser à toujours rechercher la facilité et ainsi de les faire tomber aussi bas ?

 

Les chevaux allaient bon train sans qu’il n’y ait vraiment à les pousser. Béatrice qui menait la course, bientôt retint son cheval et ralentit pour attendre Mathias.            -       Regarde papa ! Joseph est là-bas !

En effet derrière le village, sur le bord d’un ruisseau il y avait un campement de roms, d’où s’élevait la fumée de plusieurs foyers.

Déjà un enfant avait donné l’alerte. Et quelques hommes s’avançaient vers eux.

Mathias leva les deux mains, paume ouvertes, et les salua.

- Bonjour ! Quelqu’un parmi vous parle-t-il le français ?

Les hommes méfiants s’entre regardaient, finalement l’un d’eux s’avança.

- Que voulez-vous ?

- Hier nous avons traversé le Rhin, nous étions guidés par un petit garçon, Zeupy, ou Joseph Weiss, il est tombé à l’eau et nous le cherchons ?

- Weiss ? Il venait d’où ?

- Sa famille campe près de Sélestat, là en face en Alsace.

- Hem !

Il n’y avait aucun doute ces gens n’étaient pas très accueillants. Béatrice intervint.

- C’est un enfant et nous ne voudrions pas qu’il lui arrive malheur. Oh ! mais attendez peut-être connaissez-vous l’un de nos ami Joseph Roming ? Qui est actuellement à Epinal, en Lorraine.

- Hem ! Zep Roming ! Et vous voulez quoi ?

- Eh bien comme je vous le disais nous cherchons le gamin et en attendant si vous aviez quelque chose à manger, nous avons de quoi payer.

- Hem ! Venez.

Ils furent conduits chez le chef du campement, qui renouvela les questions puis finalement leur fit servir un ragoût fort appétissant, surtout pour des estomacs affamés.

- C’est bon, c’est quoi ?

- Du hérisson.

Béatrice faillit s’étrangler, alors que Mathias éclatait de rire.

- Moi aussi j’aime la Hérisson! Ha ! Ha !

Leurs hôtes se regardaient, sans, bien évidemment, comprendre.

- Pour en revenir à Joseph Weiss, vous avez traversé le Rhin à quel endroit ?

- Nous avons débuté la traversée en face de Breisach, le gosse est tombé à l’eau et nous avons fini par aborder près du troisième village par là.

- Près de Limbourg donc.

- Je ne sais pas, mais il est tombé à l’eau dans le bras le plus profond et il y avait beaucoup de courant.

- Pour sûr, il sait bien nager ce garçon, mais il a dû être emporté assez loin. Pourtant quelque chose m’intrigue. Vous avez l’air de paysans et pourtant vous monte