La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 12

LA FACULTE

 

 

 Lorsque le lendemain Joseph se réveilla, il se sentait un peu mieux, mais était toujours aussi faible. Béatrice voulut lui faire avaler un peu de bouillie, mais il ne s’en sentait pas la force. La femme du chef, qui ne parlait que la langue rom et un peu d’allemand, lui fit comprendre par des gestes qu’elle ne devait pas insister. Elle allait lui préparer autre chose. En effet elle lui apporta une boisson chaude et toute noire que Joseph avala par petites gorgées. De temps en temps Joseph secouait la tête et pinçait les yeux.

- Pouah ! Pas bon !

Mais il continuait tout de même à avaler la préparation. Béatrice tendit la main vers le bol. La femme compris son geste et le lui donna. D’abord Béatrice le huma, il avait une odeur qu’elle ne connaissait pas, alors elle y trempa ses lèvres, mais très vite elle rendit le bol à la femme, qui éclata de rire.

- Eh bien Joseph tu es courageux d’avaler ça ! C’est drôlement amer !

- Ça bon ! ça donner…éner…énergie.

- Comment cela s’appelle-t-il ? Tu le sais ?

- Oui, ça Kâffé, venir des Turcs.

La femme du chef jetait de temps en temps un coup d’œil avec un air de connivence à Béatrice, ce qui adoucissait son regard et son air méfiant. Comme Joseph semblait avoir retrouvé un peu de vivacité Béatrice s’enhardit et lui demanda de poser quelques questions sur ses connaissances des plantes qui guérissent.  La femme semblait ravie et

 emmena Béatrice à son chariot. Sous la toile qui le couvrait étaient suspendues à sécher des plantes. Des pots contenaient des onguents et des pommades et dans un coin il y avait des mortiers de différentes tailles et même un alambic. Béatrice n’en revenait pas, elle ne s’attendait pas à un tel équipement. La femme souleva le couvercle d’un coffre et en retira un petit sac. Elle y plongea la main et en tira une poignée de graines qui ressemblaient à des haricots, un peu plus petits, de couleur beige pâle. : « Kâffé »

Sans doute flatté par l'intérêt que lui portait le gadjo elle lui fit signe de la suivre  et la mena près du feu autour duquel étaient réunis les hommes. A leur approche le chef se leva et vint à leur rencontre. Sa femme visiblement lui demandait de traduire quelque chose.

- Ah ! Si vous êtes intéressée par les plantes qui soignent, ma femme pourrait, si vous le souhaitez, vous faire rencontrer quelqu’un d’intéressant, là-bas en ville.

Sans hésiter Béatrice approuva d’un mouvement de la tête en souriant.

Sans plus attendre la femme se saisit d’un sac y fourra des plantes séchées, un bocal contenant des sangsues, une ou deux poignées d’écorce effilée en lamelles et un grand pot de terre. Et sans plus de manières la prenant par le bras entraîna Béatrice sur la route qui menait en ville. Elles longèrent le ruisseau et bientôt passèrent sous la grande porte fortifiée, que Béatrice connaissait déjà. Les gardes, qui semblaient connaître son guide l’interpellèrent. La gitane haussa les épaules, donna un coup de coude à Béatrice et éclata de rire. Béatrice comprit que les soldats venaient de faire une remarque la concernant. Elle rougit, ce qui devait être à leur goût car ils éclatèrent de rire à leur tour. En remontant la rue bordée de belles maisons elles passèrent devant une église dont un cartouche au-dessus du portail était orné du symbole des jésuites. La foule devenait plus intense et les deux femmes eurent à jouer des coudes pour traverser une rue plus importante et très animée.  Au beau milieu de la rue, dans un caniveau, coulait un  petits ruisseaux. Tout au début de la Zalzstrasse, la rue du sel, la bohémienne s’arrêta devant la porte d’une maison imposante, souleva le heurtoir et le laissa retombé . Lorsque la porte s’entrouvrit, une petite vieille toute ratatinée au visage ridé comme une vieille pomme, lorgna Béatrice d’un air méfiant. La gitane donna avec beaucoup de gestes quelques explications qui semblaient donner satisfaction à la petite vieille, alors seulement elle libéra le peu d’espace qu’elle encombrait et leur céda le passage. A peine entrée elle se saisit du sac de la bohémienne et en inspecta le contenu puis sans un mot retourna à ses occupations. Mais l’épouse du chef la saisissant par la manche et se penchant à son oreille lui dit quelques mots. La vieille, visiblement surprise se tourna vers Béatrice et la dévisagea d’un air dubitatif. L’autre insista, la poussant doucement vers le fond de la cuisine. La petite vieille hésitait toujours, mais finit tout de même par céder, elle fit une grimace en signe d’assentiment et en traînant les pieds se dirigea vers le fond de la cuisine. A côté de la cheminée, dans la partie la plus sombre, se trouvait une porte, à laquelle on accédait par deux marches. Après avoir encore une fois examiné la jeune femme elle se décida, retourna vers la table, se saisit du sac et poussa la porte. A l’entrée de la vieille des voix d’hommes se turent. Alors qu’elle s’expliquait, quelqu’un repoussa violemment la porte. Apparemment son intrusion dérangeait, ce qui expliquait l’hésitation de la vieille à introduire Béatrice, qui ne savait toujours pas où et chez qui elle était. Elle retenait son souffle et tendait l’oreille. La porte se rouvrit et la silhouette d’un homme de taille moyenne se détacha dans la lumière, Béatrice ne pouvait distinguer son visage elle ne voyait que le rabat blanc de son col. Elle pensa être en présence d’un membre de la compagnie de Jésus. Le regard de l’homme vola par-dessus Béatrice et il s’adressa à la bohémienne d’une voix sévère. Celle-ci lui sourit et faisant une esquisse de révérence tout en désignant Béatrice lui dit quelques mots.

Il daigna jeter un coup d’œil à la jeune femme, la toisa, puis la dévisagea et dans un français très hésitant :

- Moi ne parle pas le français !

Béatrice lui répondit en latin.

- Et moi je ne parle pas l’allemand, mais le latin, si cela vous convient. Il resta un instant sans voix. C’est que cette jeune femme ne manquait pas d’assurance pour oser lui parler sur ce ton. Savait-elle seulement à qui elle s’adressait ?

- Comment dite-vous ? Oui je vois, vous parler le latin !

Le visage d’un homme plus âgé apparut derrière lui et se penchant, lui souffla quelques mots à l’oreille. L’homme fit un signe d’approbation et invita Béatrice à entrer.

 

- Je suis le professeur Vilénius, j’enseigne la médecine et la philosophie à l’université et voici mon ami Johann.

Il marqua une pose, sans doute pour laisser à Béatrice le temps de savourer pleinement l’honneur qu’ils lui faisaient. L’autre homme se tenait légèrement en retrait et l’observait attentivement.

- La femme qui vous a conduit jusqu’ici prétend que vous étudiez la médecine ? Oui, bon passons, euh, j’aimerai que vous m’expliquiez, mais vous comprendrez que je me dois à mon invité. Alors revenez me voir demain. Ne croyez pas cependant que je veux vous mettre à la porte, mais j’ai des obligations, ce qui n’empêche que j’aimerais… oui j’aimerais comprendre ce qu’elle entend par là, alors convenons de demain matin ?

- Oui ! Je viendrais…Monsieur le Professeur !

  

Le lendemain matin Béatrice, mais seule cette fois-ci, frappa énergiquement à la porte. S’attendant à voir paraître la petite vieille à moitié sourde elle fut surprise de constater que le professeur semblait l’attendre, car c’est lui qui vint ouvrir la porte, et l’accueillit fort aimablement. Béatrice se dit qu’elle avait à n’en pas douter marqué un point. Par son arrogance de la veille le professeur cherchait sans doute à dissimuler son malaise en présence d’une jeune personne. Cette situation devait être inhabituelle pour ce professeur plus habitués à la compagnie de vieux rats de bibliothèque et il cherchait probablement à se donner une contenance devant son ami.

- Je dois avouer que vous avez piqué ma curiosité. La femme qui vous a conduite ici me fournit des plantes et diverses choses pour mes travaux, elle m’a également révélé certaines de leurs pratiques, qui bien sûre sont intéressantes, mais manquent totalement de base scientifique. Ma servante me rapporte qu’elle prétend que vous connaissez beaucoup de choses et cherchez à en savoir encore d’avantage. J’aimerais que vous me précisiez ce qu’il faut entendre par là ?

Béatrice avait tout à fait saisi le sens de ces paroles. Il avait voulu lui faire comprendre que lui, professeur d’université, ne s’amusait pas avec de vulgaires remèdes de bonnes femmes.

- Monsieur le professeur, je ne voudrais pas qu’il y ait un malentendu, le peu à quoi se limitent mes connaissances me viennent d’une vieille guérisseuse et d’une pratique aux côtés d’un chirurgien de l’armée de Lorraine.

- Ah ! Mais n’allez pas croire que je méprise le savoir-faire des guérisseuses tziganes.

- Je vous remercie pour elles, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La dame, dont je vous parle, était une noble dame qui s’occupait de soigner les femmes qui venaient la consulter à l’abbaye de Saint Pierremont.

- Ah ! Je comprends, et c’est avec elle que vous avez appris le latin ?

- Non ! Mon père est bourgeois de la ville de Metz, et c’est dans ma famille que j’ai appris à lire et à écrire le français et le latin. Quant à la femme qui m’a conduite chez vous, elle a pris soin de notre fils adoptif, qui lui, est d’origine rom. Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais également beaucoup appris d’un chirurgien de l’armée, lui-même a fait ses études à l’université de Pont-à-Mousson.

- Ah ! Chez des jésuites donc !

- Peut-être que vous aussi ?

- Non. J’ai fait mes études à Bâle, qui n’est pas une université catholique. Vous savez l’université de Bâle est réputée pour sa faculté de médecine. Le célèbre Paracelse y enseignait.

- Oh ! Et vous enseignez pourtant dans une université catholique, tenue par des jésuites.

- C’est exact. Les jésuites n’hésitent pas, pour occuper une chair de leurs universités, à aller chercher les meilleurs professeurs, quel que soit la discipline. Il s’agit pour eux d’attirer dans leurs écoles, les jeunes gens qui sont destinés, plus tard, à occuper de hautes fonctions.  Pour Bâle c’est tout différent, là, le premier souci des échevins est d’ouvrir les esprits et de promouvoir non seulement le savoir, mais aussi l’esprit critique, et ceci sans distinction religieuse.  Mais alors pourquoi, même dans cette université humaniste les femmes sont-elles exclues des études ? Les considère-t-on comme insuffisamment intelligentes ? Vous semblez très fier que Paracelse ait enseigné dans cette université, pourtant il me semble qu'il avait collecté les connaissances populaires de médication ? Et je pense que vous admettrez que dans le milieu populaire ce sont essentiellement les femmes qui pratiquent l’art de soigner et de guérir.

- Oui, oui je comprends votre point de vue, pourtant vous ne pouvez pas nier que beaucoup de femmes sont plus sorcière que guérisseuse.

- Hem !  Vous pensez donc que lorsqu'une femme soigne un malade, sa guérison ne peut se faire que grâce à l’intervention du diable, c’est bien ce que vous appelez de la sorcellerie, n’est-ce pas ? Cette façon de penser n’est-elle pas justement le produit de la superstition ? Ah oui je vois : La culpabilité d’Eve.  Permettez-moi de vous rappeler qu’Eve est autant la mère des hommes que des femmes et que d’autre part, justement cette femme, Eve, fut la première à goûter du fruit de la connaissance et que voulant partager cette connaissance en fit profiter Adam.

Le professeur avait de la peine à dissimuler son embarras.

- Finalement je regrette d’avoir remis hier à aujourd’hui notre entretien. Mon ami aurait été aussi ravi que-moi de vous entendre disputer.

 

- Oui. Mon ami Johann, Johann Valentin, Andreae est pasteur à Calw dans le Wurtemberg et sa mère était durant longtemps l’apothicaire de la famille ducale,

Mais au fait, vous que venez-vous faire ici à Fribourg ?  

Là ce fut Béatrice qui fut embarrassée. Une fois de plus elle avait été incapable de contrôler sa langue, par orgueil elle s’était laissée emporter.

      En fait avec mon mari nous ne faisons que passer pour nous rendre à Bâle où nous devons retrouver mon père.

- Ah ! Votre père serait-il…

- Non, non, mon père ne fait qu'acheminer du courrier.

 

  Le préambule lui paraissant assez long Béatrice voulut en venir au sujet de sa présence. Savoir si la faculté considérait qu'il y avait une relation entre les astres et la nature et de quelle façon. Ainsi que l'effet que produisent les astres sur les organes du corps humain et sur les plantes. Et encore bien d’autres questions du même ordre. Le professeur lui répondit de bonne grâce, mais il ne semblait pas très intéressé par le côté pratique de ces questions, mais bien d’avantage par de grands principes. Béatrice se demandait si ces gens instruis se souciaient réellement de guérir. La médecine semblait n’être pour eux qu’un sujet d’éternelles controverses.

Pourtant lorsque Béatrice prit enfin congé ils en étaient venus à une certaine connivence qui pour l’instant rassurait la jeune femme.  

De retour au campement elle alla voir la bohémienne, qui bien qu’étrangère à toutes ces questions fondamentales, avait des idées très claires sur l’action des plantes et leurs préparations et pour cela elle s’appuyait tout simplement sur son expérience propre.

 Joseph se remettait lentement de son état, il reprenait des forces et grâce à sa traduction les deux femmes purent échanger leurs observations. Le lendemain la femme avait à effectuer une autre livraison chez le professeur, elle proposa à Béatrice de l’accompagner, mais celle-ci refusa.  Durant toute la nuit, se souvenant de leur entretient et surtout des propos qu’elle avait tenu, des renseignements qu’elle lui avait fournis, elle eut beau se traiter d’écervelé cela n’y changeait plus rien. A présent elle redoutait une indiscrétion de la part du professeur.  Ce qui pourrait avoir des suites terribles pour eux ainsi que pour son père. Elle avait oublié ses années d’errance et de peur permanente et voilà que cela risquait de recommencer. On dit que la nuit porte conseil, mais elle apporte aussi l’inquiétude et quelques fois même la terreur. Très agitée elle avait fini par réveiller Mathias pour lui en parler et à présent ils avaient hâte de reprendre la route et de s’éloigner de cette ville. Lorsque la femme revint elle s’empressa d’aller voir Béatrice, elle avait apparemment quelque chose d’important à lui dire.  Joseph fut réquisitionné pour traduire.  Le professeur lui demandait de venir, car un homme, venant de Bâle, souhaitait la rencontrer. Béatrice refoula toute son inquiétude, oublia toute sa prudence, elle se précipita chez Mathias.

- Mathias ! Mathias, il faut que je retourne en ville, un homme est arrivé de Bâle, et souhaite me voir. Souviens-toi que le professeur me parlait de son ami qui recourait à un messager discret, il s’agit sans doute de mon père !

- Tu m’as pourtant dit qu’avec lui il fallait être prudent, Je vais t’accompagner !

- Euh, oui, je me suis sans doute trompé sur le professeur. Le brave homme voulait sans doute m’éviter une déception et s’était d’abord assuré qu’il s’agit bien de mon père.

- Béatrice calmes toi ! Imagines que ce soit un piège !

Béatrice ne voulait rien entendre elle avait peur de rater une fois de plus une rencontre avec son père.

- Écoutes, si on m’a réellement tendu un piège, il vaudrait mieux qu’ils ne nous prennent pas tous les deux. En cas de problème il vaut mieux que tu sois libre pour pouvoir agir. Laisse plutôt la femme du chef m’accompagner. Comme ça, si on me retient tu seras prévenu et s’il nous retenait toutes les deux, tu aurais toute la tribu avec toi. Mais ne crains rien je suis sûre que c’est mon père.

- Hem ! Je n’aime pas beaucoup cette histoire, mais faisons comme tu dis, sois prudente Béatrice, penses à Henriette.

Elle l’embrassa et lui souffla à l'oreille : » Mathias, je t'aime. » puis fit signe à la femme qu’elles y allaient. Celle-ci acquiesça par un grand sourire. Mais en approchant de la ville l’inquiétude l’avait reprise. Elle savait qu’elle avait fait une forte impression sur le professeur et se demandait s’il ne cherchait pas tout simplement à l’attirer chez lui et se dit qu’elle avait bien fait de ne pas s’y rendre seule. Les idées se bousculaient dans sa tête. Sa compagne avait-elle seulement vu cet homme ? De quoi avait-il l’air ? Mais la femme ne comprenait rien à toutes ses questions. Béatrice se maudissait de ne pas avoir pensé à l’interrogé en présence de Joseph.

 Lorsqu’elle laissa retomber le heurtoir, son cœur lui semblait faire bien plus de bruit tant-il battait fort. Dans un instant elle allait savoir. Avant que la porte ne s’ouvre elle jeta un rapide coup d’œil à la ronde pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’inquiétant. Les passants n’avaient pas l’air de se soucier le moins du monde des deux femmes devant cette porte qui finit enfin par s’ouvrir.  

Ah ! Elle vous a prévenu ! C’est bien, entrez !

 Vilénius conduisit d’abord la bohémienne à la cuisine et lui fit servir un gobelet de vin. Puis poussa la porte de son bureau. Près de la fenêtre une silhouette leur tournait le dos. L’homme regardait le potager qui s’étendait entre le pâté de maisons. Ainsi à contre-jour Béatrice ne distinguait pas son visage. Elle essaya de trouver à cette silhouette une ressemblance avec son père. Précédée par son hôte elle s’approcha de la fenêtre. L’homme s’inclina légèrement devant elle. Elle fut subjuguée par le regard du jeune homme, de ces yeux sombres il émanait une tel force qu’elle se sentit rougir et en eut les jambes toutes tremblantes. Il avait des cheveux noirs bouclés qui pour terminer d’encadrer son visage finissait dans une barbe touffue taillée court.

Son teint hâlé soulignait ses traits secs. Béatrice en ressentit un grand émoi. Oh, pas celui auquel elle s’était préparée mentalement, non, c’était tout autre chose. L’homme lui souriait, et visiblement était conscient du charme qu’il exerçait sur elle, et il en jouait en virtuose. Chaque geste, chaque parole était calculée. Il parlait le français avec un accent que Béatrice n’aurait su définir, mais qui ajoutait encore à son charme. Le professeur expliqua à Béatrice qu’il avait souhaité lui faire rencontrer ce jeune docteur en médecine qui après avoir terminé ses études à Bâle, retournait exercer son art chez lui, à Amsterdam.

- Euh ! Je m’appelle Béatrice.

- Béatrice ! Béatrice comme l’amie de cœur de Dante. Oh Béatrice !  J’espère que vous aussi me ferez visiter le Paradiso.

Il avait dit ces quelques mots en français, sachant que le professeur ne les comprendrait pas. Celui-ci reprit en latin.

- Eh bien Béatrice, Au cours de notre entretient d’hier j’ai noté que vous étiez quelque peu irrité par mon point de vue trop académique, pas assez pratique à votre goût, alors j’ai souhaité vous faire rencontrer ce nouveau produit de la faculté de Bâle. Peut-être que sa nouvelle façon d’aborder la médecine sera plus à votre goût.

Béatrice avait repris pied et à présent inconsciemment cherchait à capter l’intérêt du jeune médecin.

- Hier, nous nous entretenions, avec la femme qui m’accompagne, cette femme, qui, bien que n’ayant pas fréquenté l’illustre faculté de Bâle connaît bien les plantes qui guérissent. En échangeant nos connaissances et expériences nous nous demandions quelle différence entre l’appareil digestif

de l’homme et celui des animaux permet à ceux-ci de consommer des plantes qui pour nous sont toxiques, sans en éprouver le moindre mal ?

- Oh ! Oh ! Je croyais avoir obtenu mon titre de ces messieurs de la faculté de Bâle, mais je m’aperçois qu’il m’est contesté ici à Fribourg.

Votre question est intéressante. Je dois pourtant avouer que je ne m’en suis jamais préoccupé. Cependant comme nous l’enseignait Paracelse, et Rambam bien avant lui, nos sens nous permettent de faire un premier tri. Nous repoussons, ce que notre intuition nous dit être mauvais. Ensuite, une fois absorbé, notre corps, assisté par différents organes, dont nous ne connaissons pas encore très bien les fonctions, prélève ce dont il à besoin et rejette ce qui ne lui convient pas, mais pourra très bien servir de nourriture à d’autres, les vers par exemple. Je pense donc comme l’a enseigné Paracelse que tout n’est qu’une question de dosage. Ce qui peut être bénéfique en très petites doses, peut-être néfaste en quantité plus importante.

- Pardonnez-moi, Monsieur… Euh ! Docteur, mais il me semble que vous n’avez pas répondu à ma question et, qui est ce Ramdam que vous venez de citer ?

- Ah ! Non, Rambam, il s’agit de Maïmonide qu’à Amsterdam nous appelons ainsi.

Cette précision venait d’éclairée Béatrice sur l’accent du jeune médecin.

- Ah ! Seriez-vous un juif portugais ?

Le jeune médecin avait perdu de sa superbe, il avait même pâli. Le professeur le regardait attentivement.  

- Mon père voulait nous emmener à Amsterdam et je me souviens qu’il nous disait qu’il s’agissait d’une ville où régnait la tolérance religieuse et que des juifs portugais y étaient nombreux, parce que là ils pouvaient pratiquer leur religion, sans avoir à s’en cacher.

- Sans avoir à s’en cacher ! Hem ! je dirais plutôt à condition de rester discret.

Là le professeur Vilénius intervint énergiquement.

- Comment ! vous êtes de ces juifs, qui se font passer pour convertis ? Non !

non, vous ne pouvez pas rester ici ! Même à Bâle ils sont interdits. Et je refuse de me faire complice d’une telle infamie.  

- Vous me … ?

- Non, non bien sûr que non, je ne vais pas vous dénoncer, cependant vous devez bien comprendre que dans ma situation, ici à Fribourg…

Bon, eh bien laissez-moi le temps d’emballer mes affaires et je m’en vais. Béatrice était abasourdie, elle ne comprenait pas ce qui se passait, si non, qu’elle venait de provoquer cet embarras. Là-bas à Metz elle avait connu quelques juifs dont personne apparemment ne se souciait alors qu’ici ils ne semblaient pas même tolérés. D’un pas hésitant, elle rejoignit sa compagne qui l’attendait toujours dans la cuisine. Celle-ci ne comprenait rien à ce qui se passait et il fallut que Béatrice la presse pour qu’elle accepte de prendre congé du cruchon de vin. Elles quittèrent donc la maison sans que personne n’y prête vraiment attention. Elles s’éloignèrent un peu, quand Béatrice retint par la manche la bohémienne, qui visiblement n’avait pas bu qu’un gobelet. Elle lui fit signe d’attendre. La femme, adossée contre le mur, regardait les hommes qui passaient et d’une façon aguichante leur faisait des sourires. Ce qui augmenta encore le malaise de Béatrice. Elles allaient se faire remarquer et s’attirer des ennuis. Un bourgeois, qui venait de passer, revint sur ses pas, il s’arrêta à leur hauteur et s’adressa à la bohémienne dans la langue locale. Elle lui fit un clin d’œil et se mit à rire. Alors l’homme du menton désigna Béatrice. La femme toujours riant haussa les épaules et répondit quelque chose qui ressemblait à une approbation. Béatrice prit peur, elle saisit la femme par le bras et voulut l’entraîner, mais celle-ci se rebiffait et l’homme, enhardit par cette attitude, voulut s’interposer. Des passants s’étaient arrêtés. Surprenant le tour de main de la gitane Béatrice effrayée voulut prendre la fuite, mais à cet instant le jeune médecin sortait de la maison du professeur. En quelques pas rapides elle le rejoignit et tentant de prendre un air décontracté s’adressa à lui.

- Docteur, je me sens responsable de ce qui vous arrive, si vous le souhaitez, vous pourriez nous accompagner au campement des roms où vous seriez en sécurité.

Le jeune homme acquiesça. En le voyant, la femme ne fit plus aucune difficulté pour les suivre. Seul le passant qu’elle avait amorcé paraissait déçu, mais il n’avait pas encore réalisé que la main de la gitane était passée par sa poche. Tous trois avançaient côte à côte dans les ruelles, le jeune homme entre les deux femmes. Par moment l’un ou l’autre se retrouvait à patauger dans le petit ruisseau au milieu de la chaussée. Le jeune homme essaya de se débarrasser de la femme en la poussant en avant, mais elle ne se laissa pas faire alors il se rangea derrière les deux femmes. Béatrice sentait son regard comme une caresse courir le long de son dos. Elle le sentait par moment brûlant et ne savait plus comment marcher pour ne pas attiser le feu qui consumait leurs sens. Une fois sortit de la ville elle s’arrêta pour lui permettre de marcher à leurs côtés. Elle pensait, sans pour autant le souhaiter, qu’il allait se placer à côté de leur compagne. Il vint se coller contre elle et lui passa le bras autour de la taille. Elle se sentit rougir et un frisson lui parcourir le dos. N’osant le regarder elle tenta de le repousser. Il la serra plus fort.       

- Béatrice, vous me faite souffrir l’enfer, pourtant comme la Béatrice de Dante vous connaissez le chemin qui conduit au paradis.

Il avança son visage vers elle. Elle regardait ses yeux, ses lèvres et sentait le désir monter en elle, mais ne céda pas. Elle pressait ses poings entre leurs poitrines et doucement le repoussait.

- Souvenez-vous, Virgile conduisait Dante vers Béatrice au paradis parce qu’elle était vertueuse et non le contraire.

- Le vice ? Quel vice y a-t-il à aimer ?

- Il y a vice à trahir. A trahir l’homme qui me fait confiance. Mon mari. Le visage décomposé le jeune homme s’éloigna de celle qu’il croyait avoir conquise. Mais allait-il en rester là ?

- Mon nom est Samuel, Samuel Palache, mais mes amis m’appellent Samy.

 

Ils approchaient du campement. La femme qui jusqu’à présent paraissait un peu ivre, semblait subitement dégrisée. Elle saisit le jeune homme par le bras et le conduisit chez son mari. Béatrice toute surprise de ce changement soudain les regardait s’éloigner. Le chef immédiatement entra en conversation avec le jeune homme, comme s’ils se connaissaient. Béatrice allait de surprise en surprise. Elle restait là à regarder, absorbée dans ses pensées. Mathias les ayant vus venir de loin, s’était approché. Lorsqu’il lui posa la main sur l’épaule elle sursauta.

- Oh ! Tu m’as effrayée !

- Qui est-ce ?

- Un médecin, qui vient de passer son doctorat à Bâle et retourne chez lui à Amsterdam.

Mathias, sentait bien un trouble dans la voix de Béatrice, mais ne savait pas à quoi l’attribuer.

- Tu lui as parlé de ton père ?

- Euh, oui. Non. Oh je ne sais plus.

Mathias fut surpris de cette réponse, il tourna son regard vers le groupe et constata que visiblement ils parlaient d’eux ou bien uniquement de Béatrice, car c’est sur elle qu’étaient fixés les regards.

C’est quoi cette histoire ? Tu étais persuadée qu'il s'agissait de ton père, moi ici je me faisais un sang d'encre et toi tu me dis qu'il s'agit d'un médecin, voilà c'est tout, comme la plus naturelle des choses. Et moi je te demande :

Qu’est-ce qui se passe ?

- Mais rien ! Il a simplement demandé l’hospitalité des Roms, c’est tout !

- Un médecin qui demande l’hospitalité des Roms ? V’là aut’chose !

Mathias observait attentivement le jeune homme, il sentait sa poitrine se serrer. Il s’interrogeait. Ce sentiment qui montait en lui, pouvait-il se justifier ?

- Excuses moi Mathias, mais je suis un peu troublé, figures-toi que la bohémienne, faisant semblant d’être un peu prise de boisson avait aguiché un homme dans la rue et alors que je cherchais à l’en dissuader elle en a profité pour lui voler sa bourse.

A ce moment survint Joseph.

- Papa, Mama, il faut partir.

Béatrice fut soulagée de l’intervention de Joseph.

- Qu’y a-t-il Joseph ? Tu veux partir ?

- Oui partir. Ici, maintenant dangereux.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

Béatrice avait pâli. Le gamin serait-il capable de sentir l’attirance que cet homme exerçait sur elle ? Voulait-il protégé Mathias et l’unité de leur couple ?

Mathias s’était penché vers le gamin.

- Ici, tu es pourtant en sécurité, avec tes amis ? Non ?

   Moi peur !

- Tu as peur ? Mais de quoi ?

- Papa, Mama, Henriette et Joseph partir !

- Regardes le soleil est déjà là-bas au-dessus des Vosges, bientôt va venir la nuit nous ne pouvons pas partir simplement comme ça.

- Moi peur !

Le gamin leur tourna le dos et s’éloigna. Le couple le suivait du regard. Il se dirigeait vers le groupe d’enfants où jouait Henriette.

- Qu’est-ce qui lui arrive ?

- Oh ! C’est sans doute une dispute entre enfants. Tout à l’heure je demanderais à Henriette, elle sait sans doute ce qui se passe.

 

Au campement la journée s’achevait toujours autour d’un feu. Les ténèbres avaient envahi la plaine. La lumière dansante des flammes éclairait les visages et leur donnait des expressions étranges. Les discutions allaient bon train, entrecoupés de fous rires, auxquelles eux ne comprenaient rien. Mathias était inquiet, ce que le gamin lui avait dit ne cessait de lui trotter dans la tête : « Moi peur ! ». Béatrice avait essayé de se soustraire à ce rassemblement. Elle se sentait