La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 13

La Science

 

Ils laissèrent leurs chevaux dans une écurie à l’entrée de la ville, mais Béatrice insista pour emporter toutes les notes, autant celles d’Hélène que le recueil de notes et croquis de Palache, le médecin maudit, comme le dénommait à présent Mathias. Elle avait tellement eu peur d’avoir perdu celles d’Hélène au cours de leur traversé épique du Rhin, qu’elle ne voulait plus s’en séparer. Par le pont couvert de bois les Colas étaient passé sur l’autre rive du fleuve. Le nez en l’air, les yeux écarquillés ils se faisaient bousculer par tous ces gens affairés qui montaient ou descendaient dans un flux incessant du plateau où battait le cœur de cette ville riche et puissante. S’il restait encore quelques maisons modestes en bois ou à colombage et torchis le plus grand nombre était bâtis en belle pierres de tailles. Depuis un siècle et demi la ville faisait partie de la confédération des cantons helvétiques qui savait se faire respecter par ses voisins, qu’ils soient de France ou de l’Empire. La paix qu’elle s’était ainsi assurée avait grandement favorisé son expansion et son enrichissement. Autour de sa cathédrale massive s’étalait la ville avec son université et l’ancien palais de ses évêques.

- As-tu remarqué Béatrice, que la cathédrale parait bien modeste à côté de ces beaux bâtiments.

- Celui-ci semble être l’université à en juger d’après tous ces jeunes gens qui y entrent ou en sortent.

- Université ? C’est drôlement grand en effet, à croire qu’ici on a plus d’argents pour l’école que pour Dieu !

Cette université avait vu le jour à la demande des bourgeois après le concile de Bâle qui dura dix-sept ans au début du XVe siècle.  

- Bon et maintenant que nous sommes à Bâle, as-tu une idée où nous avons des chances de retrouver ton père ? Je pense qu’il n’est pas venu ici pour voir la cathédrale ni pour admirer l’université.

- Hem, pourtant, souviens-toi de ce qu’il disait le soir chez le commandant des Armoises, il porte le courrier de lettrés de toutes l’Europe du nord. Il y aurait donc plus de chances que ce soit du côté de l’université qu’il faille aller chercher.

- Hem, pourtant le commandant est un militaire, ton père un artisan et Hélène la guérisseuse d’un couvent.

- Oui, mais tous les trois sont des gens instruits. Et ici chez ces riches bourgeois il semblerait que l’instruction vaille lettre de noblesse, ce qui explique l’importance de l’université. Mon père pourrait donc en effet avoir ici plusieurs personnes à voir, et de condition très différentes. Attends !

Qu’est-ce que tu dis Joseph ?

- Il faut aller place du marché, là tout le monde se rencontre, peut-être aussi ton papa.

Par une petite ruelle en pente, Joseph les conduisit jusqu’à cette place. Il avait raison c’était l’endroit le plus animé de la ville. Les gens de la campagne venaient y proposer des légumes, des fruits, des œufs et de la volaille. Il s’agissait du garde mangé de la cité. Il y avait beaucoup de monde, ce qui rendait les déplacements encore plus difficiles et il ne serait pas facile d’y repérer une personne qui cherchait probablement à ne pas se faire remarquer. Tout un côté de la place était occupé par l’hôtel de ville. Un bâtiment en grès rose construit comme une forteresse, sans doute pour affirmer la souveraineté de la cité.

Béatrice et Mathias regardaient cette place spacieuse, avec sa foule de paysans, de bourgeois de marchands, d’acheteurs et de badauds, comment allaient-ils s’y prendre pour y retrouver Jean Du Fossé ? Il fallait absolument qu’ils trouvent quelqu’un qui parle le français et qui puisse les guider dans leurs recherches. Un tel homme, ils ne pouvaient le trouver que dans une taverne fréquentée par des marchands ou les membres de l’université. Ils entreprirent de faire le tour de la place et de jeter un coup d’œil à ses nombreux débits de boissons. Alors que Mathias, accompagné de Joseph, allait d’une taverne à l’autre, essayant par les manières et le costume de déterminer à quelle catégorie sociale appartenait sa clientèle, Béatrice convaincue que quelque chose, l’instinct, un fluide ou la main de Dieu devrait la guider vers son père ne cessait de passer entres les étals et observait attentivement le va et vient des personnes et dévisageait les plus proches. La plupart des débits de boisson étaient des brasseries qui accueillaient les habitués du marché. Deux pourtant s’en distinguaient. L’un semblait être fréquenté par les étudiants et l’autre, où on servait du vin, semblait être préféré par les bourgeois. Ce fut justement devant celui-là que Mathias et Béatrice se retrouvèrent.

- Mathias, je ne cesse de réfléchir à quelque chose, tout à l’heure nous avons constaté que les gens pour qui mon père achemine le courrier sont de différentes classes sociales pourtant il me semble qu’en plus de l’instruction ils doivent avoir quelque chose en commun, mais quoi ? Maintenant j’enrage à l’idée qu’en parlant de mon père à Vilénius si je lui avais donné son nom celui-ci aurait peut-être reconnut mon père comme étant l’homme auquel il confie son courrier pour son ami pasteur. Tu imagines ? Et maintenant nous sommes là les bras ballants n’ayant aucun indice pour savoir où chercher.

- Écoutes Béatrice, il faut que nous allions jeter un coup d’œil là-dedans, j’y ai vu entrer des bourgeois et des hommes habillés d’une robe noire, ce pourrait-être l’endroit que nous cherchons.

Béatrice semblait hésiter, ce qui irrita Mathias, il la saisit par le bras et voulut l’entraîner.

- Mathias arrête de me tirer comme ça ! Regardes un peu autour de toi et regardes nous. Avec notre déguisement de paysans vosgiens nous allons nous faire remarquer. Tu as vu cet homme, comme il nous regardait ?

En effet ici les gens, même les bourgeois fortunés, étaient vêtus de manière très sobre voir sévère. Culotte et veste de drap marron ou noir, col droit, blanc, pas de col ou de manchettes de dentelle pour les hommes. Les femmes avaient droit à un peu plus de recherche, mais à peine. D’autre part les habitants de cette ville affichaient toujours une mine sérieuse. On ne souriait pas, cela faisait sans doute trop frivole.

- Tu as raison, ne restons pas là planté comme des épouvantails, cette taverne me semble uniquement fréquentée par des bourgeois et avec notre accoutrement ces faces de carême nous feraient mettre à la porte. Allons voir si nous trouvons un fripier, il me semble en avoir vu un du côté de l’hôtel de ville.

 

Alors que Béatrice fouillait et examinait les vêtements d’occasions, Mathias regardait distraitement la façade prétentieuse de l’hôtel de ville. Son souvenir le ramenait à son village, ce petit village où tout le monde se connaissait et se respectait sans se préoccuper de l’habillement des uns ou des autres, quand il se sentit tiré par la manche.

- Regardes papa !

Henriette tendait son petit doigt du côté d’un groupe de trois ou quatre jeunes hommes qui chahutaient, riant en faisant des pitreries et grand bruit devant la porte de l’une de ces brasseries. Ce qui ailleurs n’aurait sans doute rien eu d’extraordinaire, ici dans cette ville sévère paraissait incongru.

- Apparemment tous ne sont pas aussi guindés. Ce sont sans doute des étudiants !

Béatrice l’air ravie, avec son ballot sous le bras regardait autour d’elle pour voir où ils pourraient aller changer de vêtements.

- Viens Béatrice allons y voir ! Peut-être qu’on pourrait s’y déguiser nous aussi en bourgeois sérieux.

Lorsqu’ils poussèrent la porte ils furent d’abord incapables d’y voir grand-chose. Venant de l’extérieur, leurs yeux avaient besoins de s’habituer à cette pénombre qui n’était dérangée que par la faible lumière de quelques chandelles dont les flammes dansaient sous l’effet du courant d’air qui s’était engouffré en même temps qu’eux. Il s’agissait d’une espèce de cave voûtée, sans fenêtre. L’odeur, un mélange de bière, de suif et de relents de cuisine, enveloppait tout et devait ensuite rester à imprégner les vêtements de tous ceux qui en sortaient, comme une marque de fabrique ou un signe de reconnaissance.

Un groupe d’étudiants, bien allumés, continuait la fête qu’ils avaient probablement débuté la veille au soir. En voyant entrer Béatrice qu’ils tenaient pour une jeune paysanne, ils allaient se jetés sur cette proie, qu’ils pensaient égarée et sans malice, pour s’en amuser. Mais l’arrivé de Mathias, un peu à la traîne, ralentit leur élan.

- Vous allez la laisser tranquille, bande d’ivrognes !

Quelques-uns, sans doute les plus ivres, lui lancèrent des défis et firent mine de vouloir l’affronter, mais heureusement l’un d’entre eux intervint. Il se mit à les sermonner en suisse allemand, ce qui ramena un calme tout relatif. La plupart des jeunes gens s’étaient éloignés tout en continuant de rire et faire ces pitreries habituelles à des jeunes gens pris de boisson. Celui qui avait ramené un peu de calme se tourna vers Mathias et Béatrice et s’adressant à eux, en français, leur exprima ses regrets pour le comportement de ses camarades. Car, disait-il, dans cette ville tout le monde était plutôt indifférent aux débordements et aux rixes d’étudiants, sauf évidemment s’ils s’en prenaient aux habitants.

- Bon passons, nous ne voulons pas faire d’histoires, mais comment se fait-il que vous parliez le français ?

- Ah ! Je suis Welche, de langue française, si vous préférez. Je viens de Neufchâtel. On y parle le français. Mais et vous, d’où venez-vous ?

- Nous venons de Lorraine, de Metz, si cela vous dit quelque chose.

- Ah ben oui ! Nous avons quelque chose en commun c’est Farel, oui Guillaume Farel qui a séjourné à Metz et est mort à Neuchâtel. Ce qui fait que sans connaître précisément votre ville j’en ai entendu parler. D’autre part, un homme venant de Lorraine vient ici depuis quelques temps boire une choppe et bavarder avec nous.

Béatrice qui jusque-là un peu retiré dans un coin d’ombre examinait ses nouvelles acquisitions et essayait une veste, ne se souciait pas trop de ce dont parlaient les hommes, mais là elle sursauta.

- Ah bon ! Vous connaissez donc un lorrain ici à Bâle ?

- Connaître est peut-être beaucoup dire. Il vient ici depuis deux ou trois jours. C’est un homme qui aime se mêler aux étudiants et quand nous parlons de lui nous disons le Lorrain.

- Et comment est-il ce lorrain ?

- Je ne saurais trop vous dire, ma foi il est de taille moyenne…il porte une barbe et des cheveux comme taillés par un tondeur de mouton et parle l’allemand avec un accent. Non, vraiment je ne saurais vous en dire plus.

- Mais que vient-il faire ici, c’est peut-être un marchand ?

- Non je ne pense pas, en tous cas il n’en a pas l’air mais il est plutôt sympathique avec nous, il aime rire et quelques fois il nous offre à boire. Mathias comprit l’allusion et fit signe à la servante. Béatrice allait s’engager dans des explications sur la raison de leur présence dans cette ville, mais Mathias lui coupa la parole.

- Accepteriez-vous de nous servir éventuellement d’interprète et de guide ?

Puis se tournant vers Béatrice il fronça les sourcils.

- Souviens-toi de ce vieux professeur à qui tu racontais ta vie et qui ne comprenait rien de ce que tu lui disais, il vaut toujours mieux parler la même langue.

Béatrice comprit le message et prenant un air boudeur se tourna vers les enfants.

- Et ce lorrain, vous le voyez souvent ici ?

- Oh, de temps en temps et comme je vous le disais il n’est arrivé ici que depuis peu.

- Et vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’il fait ?

- Non.

Voyant la servante apporter des brocs de bière, dont débordait la mousse, l’un des autres étudiants s’était approché. Il se pencha vers son camarade, lui souffla quelques mots à l’oreille et se mit à rire en regardant Béatrice. L’autre aussi se mit à rire, ce qui évidemment n’était pas du goût de la jeune femme, ni de son mari.

- Ah ! Il me dit qu’il l’a vu faire le guet près de la maison d’un bourgeois dont l’une des servantes est avenante.

- Ah ! Et c’est ce qui vous fait rire ?

- Non c’est la description qu’il a fait de la fille.

Béatrice se sentit rougir. Pour cacher sa gêne elle se leva comme pour manifester son impatience à s’en aller. Elle entraîna les enfants et se dirigea vers la porte. Cependant Mathias prit son temps pour vider sa chope et demander où habitait ce bourgeois dont la servante présentait un tel intérêt.

 

- Qu’est-ce que tu lui as demandé ?

- De m’indiquer la maison devant laquelle ce lorrain fait le guet.

- Non mais tu ne crois tout de même pas que mon père vient à Bâle pour faire le pied de grue devant la porte d’une servante !

- Qui parle de ton père ?

Béatrice suffoquait d’indignation et ce n’est que parce qu’elle craignait d’attirer l’attention qu’elle se tut et s’éloigna en faisant sa tête des mauvais jours. Mathias restait un peu en arrière tout en essayant de se repérer par rapport aux indications que lui avait donné l’étudiant. Il regardait de tous côtés, quand soudain il vit Joseph partir en courant sans prendre le temps de s’expliquer.

- Mais Joseph attends ! Qu’est-ce qui lui prend à ce gosse ?

Entouré d’adultes le gamin fut très vite englouti par la foule. Mathias qui avait tenté de le rattraper fut pris au piège dans la cohue et lorsqu’il se retourna Béatrice et Henriette avaient disparues elles aussi. Pour voir plus loin au milieu de tous ces gens qui se bousculaient il grimpa sur une de ces bornes d’angles qui protègent les coins des maisons, mais cela ne servit à rien, elles n’étaient plus là. Après un moment à tendre le cou il finit tout de même par les apercevoir, mais Joseph n’était toujours pas là. A l’approche de midi, la place du marché commençait à se vider lentement et dans la ruelle les passants aussi étaient de moins en moins nombreux. Mathias se dressa sur la pointe de ses pieds et se remis à tendre le cou. Béatrice avait dû soulever Henriette pour lui permettre à elle aussi de scruter la place et y chercher son ami. Au bout d’un moment Mathias se décida à retourner en direction de la taverne. Et il avait bien fait car Joseph attendait tranquillement devant la porte.

- Mais où étais-tu passé Joseph ?

- Moi j’ai vu, par-là, un des deux hommes qui étaient à Sélestat et qui cherchaient papa Jean.

- Quoi ! Tu es sûr ?

- Oui, et il est partit par là.

- Et tu as pu voir où il est allé ?

- Il est entré là-bas dans une cour.

- Dis Mathias penses-tu que ce pourrait être lui dont parlait le jeune homme ?

- Bon sang !  Je ne pensais plus à ces ceux-là. Joseph pourrais-tu retrouver cette cour ? L’étudiant m’a expliqué où se trouve la maison où il a été surpris à faire le guet. Cette histoire m’intriguait, sans savoir pourquoi.

- Moi pourtant je sais, tu voulais voir les appâts de cette fille.

Mathias haussa les épaules et soulevant Henriette sur son bras se dirigea à grands pas vers l’Hôtel de ville il passa sous le porche puis se tournant vers Béatrice.

- Vous restez là, ici vous ne risquez rien et je vous y retrouverais facilement.

Et toi Joseph, tu vas me montrer cette cour.

Tout en suivant le gamin Mathias cherchait à se souvenir de l’itinéraire que lui avait indiqué l’étudiant. Cela ne semblait pourtant pas correspondre, il demanda à

Joseph le nom de cette cour. Il s’agissait de la cour des forgerons

« Schmiedenhof ». Pourtant il n’y avait pas trace de forge dans cette cour. Mais en y regardant mieux Mathias remarqua que la maison du fond portait une enseigne qui indiquait que c’était le siège de la corporation des ferronniers : Forgerons, serruriers, armuriers etc. Les autres maisons étaient des habitations ordinaires.

Restés dans l’ombre du porche, Mathias avait pris soin de ne pas se montrer. Que pouvait bien venir faire cet homme dans cette cour ? A moins qu’il ne soit en effet sur les traces de maître Jean ? Mais comment s’en assurer ? En tous cas il fallait prévenir Béatrice, elle aurait peut-être une idée. Au moment où ils s’apprêtaient à envoyer Joseph pour ramener Béatrice la porte de la maison du fond s’ouvrit pour laisser passer deux hommes. L’un était un bourgeois et l’autre s’inclinait respectueusement devant lui. Mathias s’enhardit et sortant de l’ombre s’avança vers le bourgeois.

- Excusez-moi monsieur ! Parlez-vous le français ?

- Oui, un petit peu.

- Je suis forgeron et je viens d’arriver avec ma femme et mes deux enfants pour chercher de l’ouvrage.

- Ah !

- Nous venons de Lorraine où c’est la guerre et mon beau-père m’a recommandé de m’adresser à vous.

- A moi ? Mais qui est votre beau-père ?

- Mon beau-père s’appelle Jean Du Fossé, il vient quelques fois ici à Bâle pour ses affaires et doit vous connaître puisqu’il nous a parlé de vous.

- Je comprends. Vous avez dit Jean Du Fossé ! Hem ! Écoutez, je vous propose de nous retrouver ici demain matin, je vais voir ce que je peux faire.

Il salua et repris son chemin. Ce n’est qu’après qu’il se soit éloigné que soudain Mathias réalisa qu’il ne savait même pas à qui il s’était adressé. Il pressa le pas pour rejoindre Béatrice, Quand soudain il s’arrêta pile.

- Joseph cours vite et suis le bourgeois à qui je viens de parler, essaye de savoir où il habite et qui il est. Nous t’attendrons sur la place, vas vite ! A peine eu-t-il donné quelques explications à sa femme que celle-ci voulut se précipiter sur les traces de Joseph.

- Je veux aller voir ce bourgeois et lui parler !

- Et où veux-tu aller ? Attends au moins que Joseph revienne et nous en dise un peu plus.

- Bon et que faisons-nous alors ? C’est qu’il faut trouver à nous loger pour la nuit. Peut-être que mon père…

- Nous allons attendre le retour de Joseph, il est plein de ressource ce garçon, je suis sûr qu’il nous trouvera quelque chose.

Mathias connaissant l’obstination de Béatrice chercha à changer de sujet.

- Au fait Béatrice tu te souviens que le médecin maudit, t’a demandé de remettre son recueil de notes à l’un de ses maîtres. Ce serait une bonne raison pour prendre contact avec ces messieurs de la faculté et ainsi tu pourrais en profiter pour parler de ton père. Il s’en trouvera peut-être un qui le connaisse. Qu’en penses-tu ?

- Oui…Oui bien sûr, mais si cet homme à qui tu as parlé connaît mon père ce ne sera plus utile. C’est que j’aurais tout de même voulu jeter un coup d’œil à ces notes avant de m’en défaire.

- Eh bien quand nous aurons trouvé un endroit pour passer la nuit tu auras le temps de les feuilleter et demain nous donnerons au diable ce qui lui revient.

- Tu n’es donc pas persuadé que ce forgeron nous aidera à retrouver mon père ?

- Persuadé non, je l’espère c’est tout. J’ai simplement fait ce que tu regrettes de ne pas avoir fait avec ce professeur de Fribourg. J’ai juste cité son nom pour voir. J’y ai été au culot et demain on verra.

- Ah ! Voilà Joseph !

Le garçon fit son rapport. Il s’agissait de Meister Jacobus maître forgeron et membre du conseil échevinal. Et le gamin pourrait montrer à Mathias où il habite. Béatrice était embarrassée, elle savait que Mathias la presserait de se défaire au plus vite de ces notes, qu’il considérait comme diaboliques et qu’elle au contraire souhaitait lire. Elle insista donc pour qu’avant toutes choses ils trouvent un logement pour la nuit. Pour la faculté ils auraient le temps de voir plus tard. Joseph leur dégota un logement chez une veuve. Béatrice et Henriette s’y installèrent, alors que Mathias, conduit par Joseph, alla jeter un coup d’œil à la maison de ce maître Jacobus. Il refit l’expérience qui consistait à faire le rapprochement avec l’itinéraire indiqué par l’étudiant et celui suivi par Joseph. Et ce coup-ci il n’y avait aucun doute, c’était bien la maison où le lorrain avait été vu faire le guet. Il était facile d’en conclure que cet homme espionnait le maître forgeron et si Joseph avait raison il était donc sur les traces de Jean Du Fossé. Si cette hypothèse s’avérait exacte son beau-père n’était pas loin. Mais fallait-il en parler tout de suite à Béatrice ? Après avoir tourné la question dans tous les sens il résolut d’attendre de s’être entretenu, le lendemain, avec le forgeron. Pour l’instant les hommes à la poursuite de Jean Du Fossé ignoraient encore leur présence à Bâle, ce qui était préférable pour leur sécurité et liberté d’action.

Lorsque Mathias rejoignit Béatrice, il la trouva toute excitée.

- Avez-vous appris quelque chose concernant mon père ?

- Hélas non, mais Joseph vient de me dire qu’à proximité de la frontière de l’Alsace, il y a un campement Rom. Si demain matin le forgeron ne nous apprend rien d’intéressant nous irons voir du côté de la faculté et si là nous n’apprenons rien de concret nous irons voir au campement rom. Mais dismoi, tu sembles toute excitée, aurais-tu toi des nouvelles ?

- Non, non. Pendant qu’Henriette jouait dans la courette avec une petite fille de la maison voisine j’ai lu une partie des notes du médecin. C’est horrible et passionnant à la fois.

- Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas !

- C’est horrible parce qu’il a dû assassiner un nombre impressionnant de femmes et de fillettes pour les disséquer et d’autres part ses observations sont simplement extraordinaires.

Imagines, pour commencer, il a étudié l’appareil génital mâle et femelle de différentes espèces d’animaux, puis leur mode de reproduction. Il a essayé de comprendre pourquoi la durée de gestation est variable d’une espèce à l’autre, il a constaté qu’elle n’était pas proportionnelle à la taille, mais plus probablement à la durée de vie moyenne des individus de l’espèce. Alors il a essayé d’établir à partir de quel âge apparaissent chez l’homme et la femme la puberté et ensuite les effets du vieillissement et la fin de la fécondité. Tout d’abord par observations de personnes qu’il a examinées, le relâchement des muscles, la déformation de la colonne vertébrale et des membres. Ensuite il a commencé par disséquer des cadavres d’âges différents pour observer

l’état de dégradation. A la suite de ces études il a établi plusieurs théories qu’il a présentées à la faculté et qui lui valurent son titre de docteur. Mais sa curiosité ne s’est pas arrêtée là. Jusque-là il n’avait rien fait d’illicite, tout au moins pour la faculté, il n’avait fait qu’observer et interroger des personnes vivantes et des cadavres qui lui étaient fournis en toute légalité. Tu sais que la religion interdit aux médecins de toucher et par conséquent de soigner les parties euh… Disons, intimes de la femme. Lui pourtant a bravé l’interdit et s’est intéressé à la menstruation des femmes puis à la perte de fécondité à partir d’un certain âge. Il a voulu savoir pourquoi et comment.  Et pour ses études il s’est mis à tuer des femmes pendant, avant et après la ménopause. Puis non content il s’est mis a étudié la puberté et son développement, pour cela il a sacrifié des fillettes et de jeune vierges, puis des femmes enceintes, ensuite il a concentré ses études sur la puberté des garçons et là encore il n’a pas compté ses victimes. En dernier il s’interrogeait sur le comportement de la femme lié aux phases de sa fécondité. A ce stade j’aurais sans doute été du nombre de ses sujets d’étude s’il avait réussi à me séduire. J’en ai la chair de poule ! Là-dessus il a aussi établi une théorie. Selon lui Dieu aurait limité la fécondité de la femme en lui attribuant un nombre limité de… disons de…Comment dire. Tu as sûrement déjà vidée une poule pondeuse et tu as vu dans son ventre cet organe qui produit les œufs. On y voit des jaunes d’œufs formés prêt à être pondu et d’autres plus petits, pas encore suffisamment formés. Un peu comme le début du développement d’une pomme, qui grossie, grossie, prend des couleurs et finie, lorsqu’elle est mûre par tomber. Lorsque le jaune d’œuf est formé il s’enrobe de blanc et d’une coquille puis est pondu, et peut être couvé. Tu me suis ?

- Euh…Oui !

- Seulement chez certains animaux, tout cela se passe dans leur ventre, comme chez la femme. D’accord ? Chez la femme l’organe qui contient tous ces œufs, en devenir, n’en contiendrait qu’un nombre bien inférieur à celui des animaux, pourquoi ?

- Comment peut-on comparer les hommes et les femmes à des animaux. C’est dégoûtant ! C’est bien ce que je dis, ce soit disant médecin n’était pas un homme mais Satan qui avait pris figure d’homme. -  Bon je veux bien que ce soit choquant, mais tout de même… Mathias s’énervait et c’était même mis à élever la voix.

- Tu ne vas tout de même pas me dire que tu crois à toutes ces sornettes. Le diable est en train de te séduire en te faisant croire qu’on peut pénétrer les mystères sacrés de la vie, il sait que tu es curieuse alors il s’en sert pour te prendre dans son piège et finalement te voler ton âme.

         D’ailleurs il ne faut pas donner cette horreur à ces fous de médecins. Non il faut la détruire, c’est l’œuvre du diable. Sa lecture pousse au crime, tu l’as dit toi-même.

- Attends ! Ne t’énerve donc pas comme ça ! Bien sûr que tu as raison, mais vois-tu ces observations permettent de comprendre l’œuvre divine et de prendre conscience de sa grandeur. Et ça, c’est formidable.

- Et pour savoir que la création est quelque chose d’extraordinaire tu trouves qu’on a le droit de tuer ? Tu trouves peut-être qu’il avait le droit d’interrompre une vie que Dieu voulait autrement. Je te dis que c’était Satan en personne qui a pris forme humaine pour corrompre les médecins. Ce n’est pas pour rien que l’église condamne la science.

- Bon ! Bon ! C’est bon, tu as raison, arrête de crier, c’est bon !

- Oui ! Mais je t’interdis de continuer à lire cette horreur.

- Tu m’interdis ? Qu’est-ce que ça veut dire, tu m’interdis ? Tu es peut-être mon mari, mais tu n’es pas mon maître. Oublierais-tu que les idées sont libres. Tu ne peux pas me les prendre, ni les enfermer, ni les tuer, alors arrêtes s’il te plaît avec tes interdictions.

Mathias touché dans ce qu’il considérait comme sa dignité sortit en claquant la porte et ne reparu pas de la nuit. 

 

Béatrice, à bout de nerfs, ne put dormir, elle était terriblement inquiète pour Mathias. Les pires craintes l’assaillaient. A commencer qu’il les ait abandonnés ou que pris de boisson il soit tombé dans le Rhin ou qu’il se soit fait agresser par des malandrins. Ensuite en pensant à la raison de leur dispute, qu’il ait été assommé par des étudiants aussi fous que ce Samy Palache et qu’ils lui aient ouvert la poitrine pour voir pour qui bat son cœur. Elle imaginait que ce Palache étant une créature du diable et donc immortel soit à leur poursuite pour se venger d’eux. La jeune femme se trouvait sous l’emprise de cette terreur qui nous prend quelque fois la nuit sans raison. A présent toute cette soif de connaissance avait disparue, elle se souvenait de tous ceux qui avait perdu leur âme à vouloir pénétrer les mystères de la vie.  Lorsqu’enfin le jour parut, que la lumière blanche encore sans chaleur commença à pénétrer le modeste réduit où elle se trouvait avec les enfants, trempée de sueur, tremblante, claquant des dents, épuisée par cette nuit d’insomnie et de terreur, elle décida de partir immédiatement à la recherche de Mathias. Elle en avait presque oublié son père, en tous cas elle l’avait relégué au second plan.

Mais avec le jour se fut une autre pensée qui prit possession de son esprit : Qu’allait-elle lui dire, devait-elle céder ? Qu’est-ce qui la poussait, elle, à toujours vouloir savoir, à vouloir comprendre, à vouloir avoir raison ? Et si c'était lui qui avait raison ? C’était pourtant bien le démon qui avait incité Eve à mordre dans le fruit de l’arbre de la connaissance. N’était-elle pas elle aussi poussée par le démon à tout faire pour éloigner Mathias de son innocence, de sa foi simple, mais pure ? N’était-elle pas, comme ce vieux Faust, à gaspiller sa vie à essayer en vain de la comprendre au lieu de l'aimer, cette Vie. Non ! Elle ne serait pas, elle, le jouet de Méphistophélès, non ! S'il lui était accordé de retrouver Mathias elle se montrerait plus docile et combattrait ce démon qui sous la forme d’une curiosité maladive tend à l’éloigner de Mathias

 

Henriette commençait à s’agiter sous la couverture, bientôt imitée par Joseph. L’instinct maternel reprit le dessus, elle s’occupa d’abord des enfants, puis décida de se rendre au lieu de rendez-vous avec le maître forgeron, c’est sans doute là qu’elle aurait le plus de chance de le retrouver ou tout au moins d’obtenir de l’aide pour le rechercher.

 

Après être parti en claquant la porte, Mathias avait traîné dans la rue à remâcher sa colère. Il trouvait que Béatrice manquait totalement de jugement. Non seulement elle exposait son âme aux pires tourments, mais également toute sa famille aux pires dangers. Et tout cela pourquoi ? Pour satisfaire une curiosité malsaine. Cette femme, avec ses idées et son obstination l’avait entraîné dans une aventure qui les mènerait tout droit au bûcher et en enfer. Comment avait-il pu s’attacher à une