La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 14

Le maître de forge

 

 Béatrice et les enfants se rendirent à la maison des forgerons. Dans son état de fatigue et dépressif elle se retira dans un coin de la cour et attendit. Elle observait les habitants qui s’activaient. Des domestiques et des servantes venaient à la fontaine puiser de l’eau, tout en papotant, sous le regard bienveillant de Neptune dont une statue garnissait la fontaine. D’autres partaient vers la place du marché pour y faire leurs achats. Enfin la porte de la maison du fond s’ouvrit et un homme, que Joseph reconnu pour être celui qui la veille c’était montré aussi obséquieux devant maître Jacobus, sortit sur le pas de la porte et donna des ordres à un vieil homme qui s’activait avec un balai devant la maison. Il jeta un coup d’œil à Béatrice et dit quelques mots au vieil homme qui vint lui dire qu’elle ne pouvait pas rester là. Elle se fit traduire par Joseph.

- Dis-lui que nous attendons le maître forgeron. Qui a donné rendez-vous ici à mon mari.

Après que Joseph lui ait fait la traduction, l’homme s’éloigna. Un moment plus tard l’autre reparu sur le pas de la porte et se mit à crier quelque chose en faisant de grands gestes pour leur faire comprendre qu’ils devaient s’en aller. Béatrice se redressa et d’un pas décidé marcha droit sur lui.

- Ce n’est pas la peine de vous agiter comme ça, nous avons rendez-vous ici avec le maître forgeron. Comment tu dis Joseph ?  Ah oui, maître Jacobus. L’homme la regardait visiblement déstabilisé, il la dévisageait et semblait réfléchir, et alors que Joseph allait prendre la parole, il lui fit signe de se taire.

- Vous dites avoir rendez-vous avec Meister Jacobus ? Mais qui êtes-vous ?

- Je suis l’épouse de Mathias Colas, forgeron de son état, et la fille de maître Jean Du Fossé de Metz.

- Ah ! Je ne savais pas, veuillez m’excuser madame. Votre mari est chez Meister Jacobus.

- Ah bon ! Mais je ne sais pas où il habite.

- Le domestique va vous conduire.

En chemin, par l’intermédiaire de Joseph, Béatrice essayait d’en savoir un peu plus sur maître Jacobus. C’est ainsi qu’elle apprit, que représentant la corporation des maîtres ferronniers, Jacobus siégeait au conseil communal et cantonal et qu’à ces titres il était un personnage important dans cette ville.

 A l’approche de la forge elle reconnut le bruit des soufflets qui font danser les flammes et rougeoyer la braise, bientôt dominé par celui des marteaux qui s’abattent dans un rythme mesuré sur le fer incandescent.

 Mathias, torse nu la peau luisante de sueur, tous les muscles bandés frappait à la même cadence que ses deux compagnons. Quand la pièce de fer fut remise au feu, il rejoignit Béatrice le visage rayonnant.

- Tu vois Béatrice c’est ici, où je peux donner toute ma force pour dompter le métal, que je me sens vivre et utile.

- Je te comprends Mathias. Je veux te dire… Pardon pour hier soir, tu as raison.

- Pardonner quoi ? Mais c’est à moi de te demander pardon. Je comprends que ta curiosité soit excitée par cette lecture et je devrais savoir que tu sais garder raison.

- Oh Mathias ! Je t’aime tu es si bon.

Malgré les larmes qui coulaient le long de ses joues elle se mit à rire.

- Et si beau, on croirait le dieu Vulcain, forgeant le faisceau de foudres de Jupiter.

Le visage de Mathias se rembrunit

- Maître Jacobus a bien voulu me donner du travail…parce que…on m’a…volé notre argent.

- Mon Dieu ! Avec ce qu’il me reste nous n’irons pas loin. Pourvu que mon père…

Mathias avait pâli et baissait la tête de honte.

Béatrice l’attira dans l’ombre et l’embrassa.

- Ne t’en fais pas mon Mathias, ensemble nous y arriverons, je trouverais moi aussi un travail.

Le torse aux muscles saillants contre le sien, avait éveillé en elle le désir et la crise avait trouvé son épilogue.

 Ils ignoraient que du font de l’atelier, retranché dans un coin obscur, Jacobus les observait.

Le martèlement avait repris, elle s’éloigna. La crispation qu’elle avait ressentie jusque-là s’était dissipée, elle était heureuse, ils s’étaient retrouvés.

La pièce à battre terminée, le chef de l’atelier fit signe à Mathias que le maître souhaitait lui parler. Mathias enfila sa chemise et lui emboîta le pas. Il fut introduit dans une pièce entièrement lambrissée de chêne, chauffée par un poêle en faïence à la mode allemande et éclairée par une fenêtre à meneaux garnie de verre de couleurs comme les vitraux des églises. Près de la fenêtre une table massive encombrée de papiers que le patron examinait. A peine Mathias eut-ils le temps d’admirer cette pièce si richement meublée et décorée que maître Jacobus levant la tête s’adressait à lui.

-  Oui alors voyons ! Si tu le souhaites, mon garçon, je peux t’employer, le contremaître m’assure que tu es courageux au travail. Pour ton salaire, ce sera en fonction de tes compétences, dans le respect le plus stricte des règlements de notre corporation.

Ce qui voulait sans doute dire au salaire minimum.

 

De retour à l’atelier Mathias se remémora ces paroles et en fit l’analyse. A aucun moment Jacobus n’avait fait allusion à son beau-père, donc il semblait ne pas le connaître et pourtant il avait insisté sur le respect des règles de la corporation comme s’il voulait insister sur le fait que Mathias ne bénéficierait d’aucun privilège. Pourquoi ? Toute cette histoire était pour le moins mystérieuse. Pour quelle raison alors ce lorrain l’espionnait-il ?

 

Au soir en quittant l’atelier Mathias était rassuré. Grâce à son métier et son travail il gagnerait de nouveau de l’argent et pourrait se racheter d’avoir trébuché la veille. Au moment de partir, le chef était venu le voir pour lui dire que s’il continuait à bien travailler maître Jacobus allait probablement d’ici peu lui proposer un logement pour lui et sa famille. Ce qui réjouissait Mathias encore bien d’avantage c’est qu’ici il allait pouvoir élargir son expérience et ses connaissances. Maître Jacobus possédait également, à quelque distance de la ville, sur le bord du Rhin, un atelier où on fabriquait en série un nouveau modèle d’arquebuses, qu’il vendait autant au français qu’aux impériaux. Toujours à la pointe du progrès cet atelier utilisait la force du Rhin pour actionner de puissants soufflet et marteaux. Mathias avait hâte de voir tout cela. A leur retour en

Lorraine, il rapporterait son nouveau savoir-faire, et le commandant des Armoises ne regretterait pas de leurs avoir confié cette mission. Comme quoi, la guerre aussi meurtrière soit-elle est source de progrès, même si elle ne profite que rarement à ceux qui la font.

 

- Mais comment as-tu appris tout ça ? Parle-t-on donc le français dans cet atelier ?

- Non, il y a simplement un compagnon, qui avait été mercenaire dans l’armée du roi de France et qui sait tout au moins se faire comprendre. Et toi ? Racontes-moi comment t’es-tu occupée ?

- Eh bien figure toi, qu’en y réfléchissant il m’est venue une idée. Tu sais les écrits du médecin, le fou, l’assassin, eh bien, ils sont rédigés en latin.

Souviens-toi, je t’ai dit que la première partie avait été sa thèse de doctorat. Celle-ci doit être reproduite en plusieurs exemplaires, qui sont remis aux différents membres du jury. Mon idée est que je pourrais proposer mes services comme correcteur, cela me permettrait de gagner de l’argent tout en m’instruisant. Qu’en penses-tu ?

- Eh bien, j’en pense que l’argent que je gagnerais devrait nous suffire et que tu as largement à faire avec les enfants et j’espère qu’il te restera encore un peu de temps pour t’occuper de moi.

- Oh Mathias !

Et Béatrice se dressant sur la pointe des pieds et s’accrochant à son cou l’embrassa avec passion. Lorsqu’ils eurent tous deux retrouvés leur souffle, Mathias demanda :

- Et comment imagines-tu trouver ta pratique ?

- Tout simplement en allant la proposer à la taverne que fréquentent les étudiants.

       Les premières années à l’université se font obligatoirement à la faculté des arts, où est enseigné l’art d’écrire et de s’exprimer en latin, ce n’est qu’ensuite que les étudiants s’inscrivent à une autre faculté : De droit, de théologie ou de médecine. Mais tous n’excellent pas en latin ! En lisant le travail de ce docteur Palache je me suis aperçue qu’il faisait un certain nombre de fautes. Avant que le texte ne soit imprimé il doit donc être soumis à une correction, et ça je saurais le faire, Qu’en penses-tu ?

 

Cette idée n’enchantait guère Mathias, mais il évita de le laisser paraître. Il n’avait aucune envie que Béatrice se mette à fréquenter ces étudiants. Ces jeunes gens plus instruits que lui et qui avaient des meurs douteuses et surtout il craignait qu’ils ne révèlent à sa femme dans quelle circonstance il s’était fait voler leur argent.

- Penses-tu qu’il soit vraiment nécessaire que tu entreprennes un tel travaille ? Ces thèses doivent compter de nombreuses pages, ce serait pour toi un travail fastidieux. D’autant que j’espère, tout de même, que nous aurons bientôt des nouvelles de ton père et que nous pourrons repartir.

- Oui, peut-être que tu as raison.

Mathias connaissait suffisamment sa femme pour savoir que si elle semblait céder aussi facilement c’est qu’au contraire, bien décidée, elle cherchait des arguments imparables. Il prit les devants.

- Écoutes, je comptais me rendre à cette taverne pour justement m’enquérir de ton père. C’est un endroit qui n’est pas très fréquentable pour toi ni pour les enfants, mais si j’y trouve cet étudiant qui parle le français je lui parlerais de ton projet.

Avant que Béatrice n’ait eu le temps de répliquer Mathias s’éloignait à grands pas.

   

En poussant la porte de la taverne, il fut rejoint par le jeune homme qu’il espérait revoir.

- Je suis venu pour régler ma dette, je te dois une grande chope de bière !

- Oh tu sais ça ne pressait pas.

- Pour tout te dire j’espérais aussi retrouver ma voleuse.

- Ah ! Je comprends, mais laisses moi te donner un bon conseil. Cette fille est très adroite et quoi que tu fasses ou dises jamais elle n’admettra qu’elle soit ta voleuse. Et en tous cas, si tu insistes de trop, ses frères s’occuperont de toi, et crois-moi, pour de bon. Ce sont de sales brutes. On ne les voit jamais avec elle, mais tout le monde sait qu’elle travaille avec eux, elle attire leurs proies et eux les détroussent. On chuchote même que les puissants de la ville ont quelques fois recours à leurs services pour régler leurs affaires litigieuses. Alors tu dois comprendre que tu ne pèses pas lourd contre eux.

Ah ! Eh ben tiens, justement la voilà. Fais comme je t’ai dit!

Mathias ne savait plus que penser ni surtout que faire.

- Ah mais au fait ! Tu l’as vu, le lorrain ?

- Ben non !

- Moi je viens de le voir qui suivait un homme en prenant grands soins de ne pas se laisser repairer.

- Ah bon ! Où ça ?

- Ils montaient vers la ville haute.

- Et cet homme qu’il suivait, il avait l’air comment ?

- Oh, je ne sais pas, mais en tous cas il n’est pas d’ici. Mais pourquoi tu t’intéresses à ce type ?

- Eh bien nous sommes ici pour retrouver mon beau-père qui doit venir à Bâle rencontrer quelqu’un.

- Attends ! Voilà justement ta demoiselle, fait lui bonne figure, crois-moi il vaut mieux.

- Grütsy mit e nant !

- Grütsy, justement notre ami se languissait de toi.

- C’est vrai mon cœur ?

Elle se baissa, lui fourrant sous le nez son corsage bien garni et lui colla un baisé sur les lèvres. Le visage de Mathias vira à l’écarlate. Elle fit un clin d’œil à l’étudiant et s’éloigna.

- Eh ben voilà ! Je suis persuadé qu’elle considère à présent que vous êtes quitte ou bien que c’est un acompte ou un échantillon sur le prix de ce que tu lui as réglé. Tu vois c’est mieux comme ça ! Tu peux me croire ! Oui et alors tu disais que ton beau-père… ?

Ce que l’étudiant ignorait, c’est que la bourse contenait tout ce qu’il possédait et que Mathias n’avait aucune envie de consommer ce qui était déjà si grassement payé.

- Oui, mon beau-père…Ma foi nous sommes venus à Bâle pour le prévenir qu’il courait un grand danger à retourner à Metz. C’est qu’à cause de ses convictions religieuses il est recherché par les gens du roi.

- Et tu crois que la présence de l’autre ait un rapport avec lui ?

- J’en ai peur ! Et comme nous n’avons pas la moindre idée qui il doit venir voir ici nous ne savons pas où chercher, ce qui fait que ma femme est terriblement nerveuse. Je crois que je vais aller jeter un coup d’œil dans le haut de la ville, peut-être que…

- Attends ! Allons d’abord en parler aux autres, peut-être que l’un d’eux sait quelque chose de plus précis.

Et il conduisit Mathias à une table où un groupe d’étudiants chahutaient comme d’habitude.

- Est-ce que quelqu’un d’entre vous a vu le lorrain aujourd’hui?

- Qui ça ! de qui tu parles ?

- Tu sais le lorrain, qui vient quelques fois ici et paye à boire, tu ne vois pas ?  Le type qui a toujours l’air comme s’il venait de se réveiller

- Ah ! Celui qui est tout le temps à nous tirer les vers du nez ! Attends !  Il me semble pourtant bien que je l’ai vu tout-à l’heure, mais où ? Je ne me souviens plus.

- Moi tout à l’heure, en venant, je l’ai vu qui filait un homme qui lui non-plus n’est pas d’ici.

- Oui c’est ça ! Et ils montaient ?

- Oui !

- Et tu as vu l’homme qu’il suivait ?

- Ben oui ! C’était celui qui vient de temps à autre à Bâle, un français je crois. Il se fait appeler Marco ou Carlo, quelque chose comme ça. Tu vois qui je veux dire ? Mais si, souviens-toi, il est venu à la faculté et il bavardait avec Moser et Hagenbach, d’alchimie et d’astrologie, tu te souviens ? Non ? Il a été à la bibliothèque pour consulté ce bouquin, tu sais le …Oh un truc auquel on ne comprend rien, un vrai truc de fou !

- Tu parles de ce livre d’alchimie « L’Amphithéâtre de la sagesse éternelle ».

- Oui, oui bien sûr, je me souviens à présent, oui ! même que Hüssly l’appelait « de Goldmacher », c’est donc lui que l’autre suivait ! Ben ça alors ! Mais alors pourquoi qu’il se cachait comme ça ?

- Ben sans doute qu’il voulait voir où l'autre cache son âne qui chie des pièces d'or. 

- Ha ! Ha ! Et tu n’as pas idée où il loge ce faiseur d’or ?

- Non là, franchement je ne sais pas, peut-être à la ville haute.

- Écoutez bande de vauriens, si demain quelqu’un le voit dite lui que sa fille et son gendre le cherchent et qu’il vienne ici demain soir, ce sera plus simple.

- Oui mais qu’il n’oublie pas de ramener quelques golddukaten pour payer à boire !

- Tu vois Mathias comme ça c’est comme si tu avais une douzaine d’yeux. Maintenant de toute façon à cette heure tu ne le trouveras plus, il fait nuit et il est sûrement quelque part bien au chaud.

- Tu as raison, d’ailleurs il faut que moi aussi je rentre.

 

Mathias avait complètement oublié de parler de l’idée de Béatrice, mais si elle apprenait que son père est en ville elle n’y penserait plus, ce qui somme toute serait tout aussi bien.

Lorsqu’il fit part à Béatrice de ce qu’il venait d’apprendre, elle voulut immédiatement partir à sa recherche et Mathias eut bien de la peine à l’en dissuader. Lui-même à présent se sentait épuisé, ses muscles qui n’étaient plus habitués à fournir un effort soutenu toute une journée lui faisaient mal. A la taverne, distrait, il avait oublié sa fatigue mais puisé dans ses dernières ressources, à présent il avait de la peine à marcher et ne souhaitait plus qu’une chose : Dormir. Et il n’avait surtout aucune envie de s’aventurer dans la nuit froide à la recherche de son beau-père.  

Béatrice, quant à elle, elle ne ferma pas l’œil de la nuit et bien avant le lever du jour, n’y tenant plus, elle le secoua prétendant savoir que son père très matinal voudrait quitter la ville dès l’ouverture des portes elle irait à sa recherche avant qu’il ne soit trop tard.  Elle ne laissa à Mathias aucun répit et il finit, bien que de mauvaise grâce, par céder.

Elle lui laissa à peine le temps d’enfiler chemise et culotte et déjà ils grimpaient la ruelle qui menait à la ville haute. Lorsqu’ils eurent plusieurs fois parcouru les ruelles qui menaient de la ville haute aux portes d’Alsace et d’Allemagne, sans aucun résultat et que Mathias eut usé toute sa patience à lui répéter qu’il n’était pas certain qu’il s’agisse bien de son père et que si c’était malgré tout le cas elle le retrouverait le soir même à la taverne, tout de même un peu inquiète pour les enfants elle finit, la mine défaite, par retourner à leur logis et lui put rejoindre la forge.

Se sentant tout de même un peu coupable d’avoir montré si peu d’enthousiasme dans leur quête, à la pause du milieu de la matinée, il quitta l’atelier pour courir jusqu’à la taverne espérant avoir des nouvelles, mais en dehors de la servante n’y trouva personne. De retour, alors que les autres reprenaient déjà le travail et qu’il venait de mettre une pièce au feu, l’apprenti qui actionnait le soufflet lui fit de grands signes pour qu’il regarde derrière lui. Éblouit par l’éclat des flammes, il eut de la peine à identifier la silhouette qui s’encadrait dans la porte de la rue. Il voyait bien que la personne s’adressait à lui, mais le ronflement du feu et le bruit des marteaux l’empêchaient de comprendre. Lorsqu’en fin ses yeux se furent réadaptés il reconnut l’un des étudiants.  Ah !  Il y avait sans doute du nouveau.

Mathias retira la pièce rougeoyante et se dirigea vers la porte.

- Viens dépêches-toi, il faut que tu viennes avec moi !

- Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ? Béatrice ?

- Non viens ! Il s’agit de ton beau-père, viens vite !

Mathias enleva prestement son tablier de cuir, enfila sa chemise et suivi le jeune homme. Il avait à peine eu le temps de prévenir le chef d’atelier tant l’étudiant le pressait de le suivre.  

En chemin il apprit, que le jeune homme qui disait se souvenir d’un nommé Marco était venu dire qu’il l’avait revu et que Mathias devait venir de toute urgence à la faculté de médecine. Mathias voulait aller prévenir Béatrice mais l’étudiant fit tout ce qu’il put pour l’en dissuader et peut-être avait-il raison car jusque-là rien ne disait qu’il s’agissait de son beau-père et d'autant que celui-ci se faisait appeler Paulo et non pas Marco.

Dans la matinée on avait apporté à la faculté de médecine le cadavre d’un inconnu, dont le professeur d’anatomie avait fait l’acquisition pour son cours de l’après-midi. Comme le jeune homme avait été chargé de le réceptionner, il l’avait examiné et il lui semblait bien reconnaître ce Marco, mais n’en était pas absolument sûr. Si Mathias confirmait, il faudrait qu’il fasse immédiatement opposition et qu’il rachète le corps au professeur avant que ne débute le cours. Lorsqu’ils arrivèrent dans la salle où la dissection devait avoir lieu le corps dénudé était étendu sur une espèce de table. Des étudiants étaient déjà agglutinés autour du cadavre, prêt à prendre des notes ou à discuter leurs observations. Le guide de Mathias lui fraya un passage. Le forgeron, intimidé, était tout tremblant d’émotion, il craignait d’être incapable d’identifier son beau-père, finalement il ne l’avait pas vu souvent. Le visage était cireux, la peau tendue faisait ressortir la forme des pommettes et creusait les joues, les yeux étaient clos, mais la bouche légèrement entrouverte, les cheveux mi long collaient dans la nuque, la barbe entretenue régulièrement entourait la bouche et cachait le menton. Sous l’œil droit, juste à côté du nez il y avait une petite verrue. Oui cela Mathias à présent s’en souvenait et avec assurance il annonça :

- Oui, c’est lui ! Il s’agit bien de maître Jean Du Fossé bourgeois de Metz.

Des étudiants se mirent à protester. Non ce n’était pas possible on n’allait tout de même pas les priver au dernier moment d’une leçon d’anatomie, il n’y en avait déjà pas beaucoup, en tous cas pas assez à leur goût. A cet instant le professeur revêtu d’une ample blouse blanche entrait dans la salle -  Que se passe-t-il ici ? C’est quoi tout ce chahut ?

- Monsieur le professeur, avec tout le respect que je vous dois, mon ami que voici vient de reconnaître, son beau-père maître Jean Du Fossé et réclame son corps.

- Qui est cet individu ? Et qui l’a introduit ici ?

Mathias bien que ne connaissant pas la langue locale comprit tout de même la tournure que prenait la conversation. Au ton qu’employait le professeur il était évident que celui-ci était extrêmement contrarié et ferait des difficultés pour renoncer à sa démonstration.

- Messieurs ! Vous permettez ! Maître Du Fossé est un ami de Meister Jacobus échevin de Bâle et conseiller du canton et en son nom je demande que me soit rendue la dépouille de mon beau-père.

Avec un culot qu’il ne se soupçonnait pas, à haute voix et sur un ton autoritaire, Mathias avait énoncé le nom et les qualités du seul bourgeois qu’il connaissait dans cette ville, et même ceux qui ne comprenaient pas le français comprirent que leur cours n’aurait pas lieu. Bien entendu le professeur qui parlait suffisamment le français pour se faire comprendre et semblant de fort mauvaise humeur exigea qu’on lui rembourse sa dépense. Là Mathias se mit en colère.

- Comment monsieur ? Vous osez ? Il vous appartient, avant d’acquérir un corps, de vous assurer qu’il s’agit d’une personne inconnue et que personne ne le réclame, sachez que si vous insistez, je porterais plainte contre vous, pour vous être approprié la dépouille d’un bourgeois respectable, pour la profaner !

 Le professeur tenta de se défendre. Il ne s’agissait pas d’une profanation mais d’un travail scientifique dans le seul but de faire progresser les connaissances de ses élèves.

- Eh bien monsieur le professeur, certifiez-vous ici, en présence de vos étudiants, qu’après la mort, vous êtes disposé à mettre votre corps et ceux de vos proches à leur disposition pour qu’ils puissent étendre leurs connaissances ?

Mathias avait gagné la partie, si à ce prix il s’était fait un ennemi mortel, il s’était malgré tout considérablement élevé dans l’estime des étudiants.

 

Mais ce n’était pas tout, à présent il s’agissait de faire part à Béatrice du malheur qui la frappait, ce qui ne serait pas chose facile. Ensuite il faudrait donner une sépulture à son beau-père et il savait aussi, qu’ils n’avaient plus beaucoup d’argent. Il choisit donc de retourner chez maître Jacobus pour lui expliquer sa situation et lui demander son aide.

Lorsqu’il s’adressa au chef de l’atelier celui-ci lui fit dire que le patron était absent et sur son insistance il haussa les épaules et dit qu’il n’avait qu’à retourner d’où il venait.

La rage au cœur, il ne resta à Mathias plus qu’à aller parler à Béatrice.

La nouvelle était terrible, en l’apprenant elle s’écroula et fondit en larmes, comme il voulait la relever et la serrer dans ses bras elle se mit à le frapper et à l’accuser de n’avoir rien fait pour empêcher cela. Hier encore s’il ne l’avait pas retenu elle aurait pu aller à sa recherche, le revoir et sans doute serait-il encore vivant. Ce n’est qu’à ce moment que Mathias réalisa que gonflé d’orgueil par la victoire remportée contre le professeur il ne s’était même pas posé la question comment était mort son beau-père.

Béatrice s’était accroupie à terre et sanglotait la tête enfouie entre ses genoux et si Mathias tentait de l’enlacer elle le repoussait. Les enfants eux aussi tentaient de la consoler, Henriette se serrait contre sa maman en gémissant, lui prenait les mains pour les embrasser.  « Maman, s’il te plaît ne pleures pas, je n’aime pas quand tu pleures ». Béatrice avait essayé de lui répondre, mais n’y parvenait pas, sa gorge était nouée et aucun son ne voulait en sortir. Joseph appuyait sa tête contre le bras de sa Mama et pleurait lui aussi en silence. Ce n’est qu’après un long moment passé comme ça, serré les uns contre les autres qu’elle finit par se calmer.

- Pardonnes-moi Mathias ! Mais j’ai tellement mal. Tu sais j’ai tellement souffert lorsque j’étais seule et le courage de continuer à vivre je ne le trouvais que dans l’espoir de retrouver l’amour de ma famille. A présent le dernier lien est rompu.

En prononçant ces paroles, lui revint en mémoire les efforts qu’elle avait faits pour se débarrasser de l’enfant qu’elle portait dans son ventre. Elle s’étouffa dans ses sanglots à ce terrible souvenir et serrant Henriette dans ses bras finit par lui dire :

Ma chérie ! Ne pourras-tu jamais me pardonner le mal que j’ai voulu te faire.

Joseph s’était éloigné et le visage enfoncé dans son coude, tourné vers le mur pleurait lui aussi au souvenir d’un passé heureux.

Se tournant vers Mathias Béatrice osa enfin demander :

- Et maintenant, où est-il ?

- Les étudiants se sont chargé de le transporter au cimetière où le père de l’un d’entre eux, qui est pasteur l’accompagnera de ses prières, veux-tu que nous y allions ?

 

Ce ne fut que le lendemain, après avoir retrouvé un peu son calme, que Béatrice voulut savoir. Comment était mort son père et ce qu'était devenues ses affaires. Après que Mathias lui eut raconté de quelle façon il avait récupéré la dépouille de son père elle voulut aller voir le professeur d'anatomie.

 Elle s’adressa directement à lui en latin, s’excusant de ne pas parler la langue locale. Il n’y avait aucun doute que l’homme était surpris, il ne savait que dire. Il tenta de s'expliquer et se confondit en excuses. Béatrice lui expliqua qu'elle aurait souhaité récupérer les affaires de son père. Oui mais comme son corps avait été trouvé dans une ruelle on ignorait tout de lui. Il était mort poignardé dans le dos, mais personne n'avait assister à son assassina on ignorait totalement où il logeait. Quant à ses vêtements, ils revenaient de droit au concierge qui avait procédé à la toilette du corps.

 

Béatrice ressentait une profonde irritation de devoir écouter les arguments de défense de ce lettré qui ne songeait qu’à se protéger. Mais pour l’instant il était plus important de faire vite pour essayer de récupérer ce qui pouvait l'être et en particulier le carnet de son père. Qui pourrait la renseigner sur les activités de celui-ci.

 

Elle se présenta au guichet du concierge, accompagné de Joseph, qui lui servirait d’interprète. Une grosse femme affichant un air revêche lui fit face. Il était évident qu’elle considérait ne pas à avoir à parler à une femme dans un lieu que seul des hommes instruits fréquentaient et avait visiblement envie de la mettre à la porte. Ce n’est qu’en lui fourrant la lettre du professeur sous le nez, et en entendant prononcer son nom, qu’elle daigna répondre que son mari, le concierge, était absent, il fallait revenir. Il ne resta à Béatrice qu'à repartir. Mais elle se souvint que le professeur lui avait parlé d'un registre de police où était porté toutes les indications concernant les cadavres destinés à la dissection, bravant son air méprisant elle insista et l’interrogea sur le registre. Un peu piquée dans ce qu’elle considérait comme sa dignité d’épouse du concierge, désignant le registre l’invita à constater que celui-ci était parfaitement bien tenu par son mari qui lui savait lire et écrire. La mégère qui visiblement ne savait pas même dans quel sens courait une écriture, tenait le registre à l’envers et pendant que Joseph traduisait Béatrice eut ainsi le loisir d’y jeter un coup d’œil. Il semblait effectivement bien tenu, mais elle n’eut pas le temps d’en déchiffrer la dernière ligne que déjà la femme, voyant que Béatrice se penchait dessus le refermait d’un geste brusque. A voir la tête de cette mégère Béatrice comprit qu’il ne servirait à rien d’insister.

Lorsque Béatrice et Joseph revinrent plus tard, le concierge, un petit homme insignifiant, se tenait derrière son guichet et faisait de gros efforts pour se donner de l’importance. Il n’avait pas l’air plus affable que sa compagne. Son attitude était presque agressive. Après avoir lu le mot que lui adressait le professeur d’anatomie, il fit une tentative, d’une courte durée, pour paraître plus aimable. Après un instant de réflexion, il déclara que les affaires de l’homme qui avait été ramassé dans la rue la veille étaient tellement usées et sales, qu’il n’avait pu que les brûler et qu’il n’avait aucune connaissance d’un carnet. Béatrice demanda à consulter le registre dont lui avait parlé le professeur. Mais il refusa catégoriquement. Ce registre n’était pas destiné au public, mais réservé à l’université et aux autorités de la cité. Il ne restait plus à Béatrice que de battre en retraite, mais l’homme aurait commis une grande erreur en pensant qu’il s’en était débarrassé à