La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 17

LA FUITE

 

Béatrice avait retrouvé sa bonne humeur. L’attitude de Jacobus l’avait flatté et l’idée d’une promotion pour son mari la réjouissait. Elle sentait bien que Mathias souffrait de la voir courtisé par les étudiants et qu’il se sentait dépassé par leurs discussions.  Alors sa promotion lui redonnerait un peu plus d’assurance et contribuerait sans doute à remettre en question leur retour en Lorraine. En voyant la feuille de papier sur le rebord de la fenêtre sa curiosité fut ravivée. Elle éprouvait la curieuse impression que ce bout de papier contenait un élément important pour elle et qu’il n’avait pas fini entre ses mains sans raison, elle se remit à l’ouvrage pour tenter de recomposer le texte en entier.

« Cher Johann Val… : Sans doute une lettre qui était adressée à un ami, la forme n’en était pas conventionnelle, ni officielle. Johann était un prénom allemand, on pouvait en déduire qu’il s’agissait d’une lettre qu’une personne de langue française adressait à un ami de langue allemande. Béatrice continua ainsi son analyse et essaya de reconstituer l’ensemble.

 

 Au retour de Mathias elle fut toute heureuse de lui parler de l’arrangement pris avec son patron, mais eut de la peine à se retenir de parler des projets que Jacobus nourrissait pour lui, préférant qu’il l’apprenne directement, ce qui lui ferait sans doute bien plus plaisir. Elle enchaîna donc rapidement avec le brouillon de lettre qu’elle venait de reconstituer et le présenta à Mathias.

 

                 Cher Johann Valentin,

              J’ai hâte de me retrouver entouré de nos frères, cependant je crains de devoir encore retarder mon séjour à Calw.

              Je suis à Bâle et le moment est venu et pourtant je ne parviens pas à me décider. Toutes les conditions sont réunies et pourtant j’hésite encore à m’engager dans cette aventure. Ce ne sont pas les risques qui m’effraient, non, si je retarde le jour de la signature du contrat ce n’est que pour des raisons morales. Prendre directement part à cette guerre me fait horreur. J’ai évité de rencontrer celui avec qui je dois m’associer, je sais qu’il me pressera et dira qu’il est trop tard pour reculer

 

- Voilà ce que cela donne, qu’en dis-tu Mathias ?

- Oui effectivement tu as fait du bon travail. Mais il me semble que ce n’est pas complet, ce n’est que le début d’une lettre.

- Mais encore ? Ça ne te dit rien ?

Béatrice n’insista pas et se replongea dans son travail de copie des notes du médecin maudit.

Elle y apportait le plus grand soin et grâce aux cours de dessins que lui avait fait donner son père elle avait copié minutieusement les croquis du médecin. Certains pourtant manquaient de précision, ce qui les rendait incompréhensibles pour elle. Elle pensa les soumettre au professeur d’anatomie. Mais quel serait sa réaction en les voyants ? Sera-t-il intéressé, contrarié parce que présenté par une femme ou pire ira-t-il la dénoncé et la faire condamnée au bûcher ?

Après un instant de réflexion elle leva la tête vers Mathias.

- Vraiment Mathias cette lettre ça ne te dit toujours rien ?

Il reprit la feuille et relut.

- C’est comme je le disais une lettre qui semble interrompue.

- C’est tout ? Tu ne vois pas à qui elle s’adresse ? A un certain Johann Valentin de Calw. C’est ce pasteur, ami du professeur de Fribourg. Tu ne trouves pas cela curieux ? Imagine que ce soit une de ces lettres confiées à mon père pour qu’il l’achemine.

Mathias reprit la feuille en main.

- Hem Je ne peux pas imaginer une lettre avec une grosse tache d’encre. Non je crois plutôt qu’il s’agit d’un brouillon, c’est pour cela que ça se termine comme ça. Pour moi son auteur à fait la tache et a jeter la feuille.

- Oui c’est évident, mais la lettre ? Elle pourrait avoir été rédigée et confiée à mon père.

- Oui, mais par qui ? Et si…

 

Le lendemain alors que Mathias était retourné à la forge et que les enfants jouaient dans la courette Béatrice s’était remise à son travail de copie. Elle resta un moment à regarder un croquis qui représentait les parties intimes de la femme, cet organe que la pudeur interdisait d’étudier. Elle n’avait jamais observée cette partie de son corps, elle était intriguée. Elle aurait voulu à l’aide d’un miroir se rendre compte. Au touché, elle produisit des effets qui n’avaient rien de scientifique. Mais l’amenèrent à une série de réflexions. La recherche de ce plaisir, pouvait mener à tout un tas de déviances et de vices. Pourtant c’est bien Dieu qui a placé en l’homme cette recherche du plaisir, qui l’amène à faire certaines choses. Peutêtre que si les femmes ne pensaient qu’aux douleurs de l’enfantement elles refuseraient cet acte qui transmet la vie, mais le plaisir qu’il leur procure leur fait oublier les douleurs futures. Elle eut pourtant très vite honte des images qui s’étaient imposées à elle et s’empressa de tout remettre en ordre et de ranger ses notes dans leur cachette. Pour échapper à ces images qui lui revenaient sans cesse, elle concentra ses pensées sur la lettre qu’elle avait reconstituée la veille, elle aurait bien voulu savoir d’où provenait cette feuille de papier. Elle décida de retourner à la taverne pour interroger la servante qui l’avait apportée.  La servante s’étonna de la question que Béatrice lui posait. Elle avait tout simplement ramassé ce bout de papier, roulé en boule, sous une table et comme il en restait une bonne partie blanche elle l’avait gardé. Béatrice était déçue, mais qu'y pouvait-elle.

    

 La promotion dont lui avait parlé Jacobus se faisait attendre et Béatrice en ressentait du dépit Lorsque Mathias était seul il ne fréquentait pas la taverne des étudiants. Il faut dire qu’il n’avait jamais apprécié ni leur compagnie tapageuse ni leurs sujets de conversations. Par contre il avait pris ses habitudes à celle des forgerons où il allait de temps en temps boire une choppe avec Martin.

        

Or un soir qu’il ne s’était pas limité à une chope, en quittant ses collègues, un peu titubant, dans l’une de ces ruelles étroites d’où le ciel est presque absent, il se fit agresser. Deux hommes, surgi subitement de nulle part, le frappèrent, le rossèrent et le laissèrent complètement assommé traîner dans une flaque d’eau boueuse et malodorante où flottait ce qui restait d’un rat crevé. Lorsqu’il retrouva enfin une partie de ses sens, l’autre partie étant noyée par le contenu de plusieurs de ces brocs de bière, il fouilla ses poches et fut tout surpris qu’il n’y manquait rien. Il est vrai qu’elles ne contenaient pas grand-chose, à peine quelques piécettes de cuivre, qui étaient là, intactes. Alors pourquoi tous ces coups ? Le vol, n’était en tous cas pas le mobile. Béatrice fut très effrayée en le voyant rentrer, la lèvre en sang, l’arcade sourcilière tuméfiée et de multiples contusions sur la poitrine et les cuisses. La jeune femme qui s’était nourrie de tant d’espoir dans cette ville d’humanistes où avaient enseigné un Érasme et un Paracelse réalisait peu à peu qu’elle n’était finalement pas plus accueillante qu’une autre. L’enthousiasme de se trouver plongée dans ce milieu d’études, de recherches, de réflexions s’était dissipé, elle s’en sentait exclue. L’amertume avait pris la place de l’enthousiasme des débuts. La perspective de retourner en Lorraine ne l’effrayait plus autant que celle de rester dans cette ville où elle se sentait exposée à la malveillance. 

Mathias se rendait bien compte de son état de découragement. C’est pourquoi, le dimanche suivant il décida de se rendre en famille chez le vieux soldat qui prenait soin de leurs chevaux. Ils avaient emporté, Mathias les selles, Joseph le harnachement et Béatrice la copie de toutes ses notes. Les enfants jouaient à imiter les attelages qu’ils voyaient dans les champs. Joseph, faisait le cheval qu’Henriette conduisait aux cris de : Hue ! Hue ! Et de Ho ! Ho ! Leurs rires raisonnaient entre les taillis qui bordaient les chemins. Les parents trouvaient plaisir et sérénité dans ce paysage bucoliques. De jeunes hirondelles s’exerçaient au vol, des passereaux prenaient des cours de chant, alors que les paysans, bien que ce soit dimanche, travaillaient à rentrer le foin. Il faisait beau, le soleil chauffait, il fallait en profiter pour terminer le travail. Ce fut avec un visible plaisir que l’ancien soldat les accueillit, ses bras tendus vers les enfants et un grand sourire sous ses épaisses moustaches. Ils n’eurent pas le temps de le saluer qu’il les conduisait voir leurs chevaux. Ceux-ci semblaient se plaire chez lui, à courir librement dans un parc limité par une simple haie d’aubépine. Leurs robes étaient luisantes, il n’y avait aucun doute qu’ils étaient bien soignés. Leur gardien en était très fier, comme on a le droit de l’être d’un travail bien fait.

Pendant que les enfants flattaient leurs amis. Les adultes assis autour d’une cruche de cidre bien frai, bavardaient du travail de paysan. Le vieil homme leur raconta comment, lui-même, poussé par la famine, avait quitté sa famille pour partir faire la guerre des autres. Son père tenait en fermage une terre qui ne suffisait plus pour nourrir tout le monde. Ce fut au fils aîné de se dévouer pour sauver la famille. C’est ainsi qu’il avait quitté ses parents et sa promise pour s’engager et touché la maigre prime qui permettrait à sa famille de survivre. Lorsqu’il était revenu, bien des années c’étaient écoulées. Sa fiancée, après avoir versée bien des larmes, en avait finalement épousée un autre et à présent pour lui il n’y avait plus de place dans son cœur. Là, l’ancien soldat interrompit son récit, il baissa la tête et ses amis purent voir une larme aller se perdre dans sa moustache.

- Eh oui c’est ainsi, que voulez-vous. La jeunesse se nourrit de rêves, mais bien vite la vie la rattrape avec son lot d’épreuves.

Béatrice, qui jusque-là haïssait les mercenaires, fut bouleversée par ce qu’elle venait d’entendre. Oui, chacun d’entre nous a reçu son lot de malheurs. Pour les uns il est brutal et s’abat d’un coup, comme une masse, pour d’autres il se traîne toute une vie et à petit feu les dévore tous les jours un peu.

Avant de prendre congé Béatrice lui confia ses notes. Elle ressentit un pincement de cœur à les laisser là, elle avait pris tant de peine à les recopier. A présent ils étaient devenus les siens. Elle recommanda au vieux soldat d’en prendre soin et surtout de ne les montrer à personne. Alors qu’elle s’éloignait avec les enfants pour cacher les larmes qui se dissimulaient sous ses paupières rougies leur hôte saisit Mathias par le bras.

- Qu’arrive-t-il à votre épouse, serait-elle malade ? Elle a maigri et semble si triste, prenez en soin elle le mérite.

Ces quelques mots donnèrent à Mathias à réfléchir. Sur le chemin du retour il observa Béatrice à la dérobée. En effet elle avait changé. Elle semblait plus vieille, préoccupée et lasse. Après la mort de son père elle avait été très affectée, mais avait réagi dans un sursaut d’énergie alors qu’à présent elle semblait épuisée et le retour en ville lui était visiblement pénible. A s’interroger sur ce qui avait bien pu se produire il se souvint d’une remarque de Martin. « Les gens disent que ta femme porte malheur ». Que voulait-il dire par là ? Faisait-on allusions à tous les ennuies qui s’étaient abattu sur tous ceux qu’elle avait visité ? Il avait aussi remarqué qu’en dehors de Martin personne de tout l’atelier ne recherchait sa compagnie malgré les efforts qu’il faisait à essayer de parler leur langue. Ils ne riaient même plus de ses fautes les plus grossières. Que se passait-il ?

 

Le dimanche les tavernes étaient fermées et par beau temps les promeneurs étaient nombreux sur les sentiers entre les jardins et les vergers qui entouraient la ville. Pourtant, que ce soit le jour du Seigneur n’empêchait pas certaines filles aux meurs légères de pratiquer leur commerce. Les buissons et les cabanes de jardin leur servaient de nids d’amour. Quand Mathias entendit une voix féminine l’appeler par son nom il manqua défaillir, c’était Elsie, la fille qui d’ordinaire œuvrait à la taverne des étudiants. Qu’allait-elle faire, lui faire des avances en présence de Béatrice. En tous cas son but ne pouvait être qu’une vexation supplémentaire. Il sentait ses genoux fléchir. La jeune femme, le visage barbouillé de fard, comme une enseigne pour affiché ses prestations, s’approcha de Joseph, lui passa la main dans les cheveux fit un sourire à Henriette et s’adressa à Béatrice.

- La dame dit qu’elle veut vous parler, mais qu’il ne faut pas rester ici

- Mathias très mal à l’aise avait levé la main pour lui signifier qu’ils n’avaient rien à se dire, mais Béatrice suivait déjà la jeune femme dans un sentier

écrasé entre deux haies. En se baissant vers Joseph elle tira d’entre les plis de sa robe la bourse qu’elle avait, il y a quelques temps, subtilisé à Mathias et la tendit à son épouse.

- La dame dit, qu’elle a trouvé cette bourse dans la cour de la taverne, là où on va …euh…pisser. On lui a dit que c’était celle de papa Mathias, alors elle la lui rend.  Ah ! Mais elle dit aussi qu’elle y a prélevé sa petite récompense. Mathias regardait Béatrice sans oser faire un mouvement. Béatrice se saisit de la bourse et embrassa la jeune femme. Celle-ci fut tellement stupéfaite par ce geste, qu’elle resta là plantée sans un mot ni un geste Joseph demande lui si elle sait   quelque chose que nous devrions savoir. Je ne comprends pas Mama. J’ai l’impression que les gens d’ici sont fâché après nous, on a même frappé papa, sait-elle pourquoi ? Joseph traduisit. La jeune femme, qui d’ordinaire était pleine d’assurance parut très mal à l’aise. Elle hésita et semblait peser ses mots. Elle serra sa robe et s’accroupit devant Joseph et après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle lui parla à l’oreille.

         Non, la dame dit simplement que quelqu’un veut que nous partir et elle dit que lui parler très mal de nous, alors qu’il vaut mieux partir sinon il peut être très méchant.

Pendant que Joseph parlait la jeune femme regardait Béatrice et secouait la tête pour confirmer ce que disait le gamin. Elle lui donna une petite tape amicale dans le dos puis se redressant à la hauteur de Béatrice l’embrassa à son tour et ajouta.

- Ja! bouh!  méchant! Adié! Géet in friede mit e nant.

- Elle dit : adieu, nous aller tous en paix.

Et la jeune femme s’éloigna sans se retourner.

- Mon Dieu qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai peur Mathias ! Partons ne restons pas plus longtemps dans cette ville qui nous est hostile.

- Je n’arrive pas à comprendre son attitude, mais tu as raison ne restons pas ici. Il faut tout de même en aviser Meister Jacobus. Attendons demain. Nous réglerons nos affaires et nous partirons.

 

Au petit matin Mathias se rendit chez Meister Jacobus, qui le reçut en robe de chambre le bonnet de nuit à pompons sur une tête aux cheveux ébouriffés. Après lui avoir présenté ses excuses de le déranger de si bon matin il lui fît part de leur décision de s’en aller.

- Bien sûre que je vous comprends. C’est vrai que rester ici pourrait devenir dangereux pour vous. Figurez-vous qu’au conseil on n’a pas manqué de me reprocher de vous employer. Ne va-t-on pas jusqu'à dire que vous attirez le malheur sur notre ville et seriez au service des Habsbourg. Je n’osais pas vous en parler, vous êtes un bon ouvrier et votre femme est la fille de mon ami, alors... Oh ! Oui que je vous comprends, bien que je regretterais votre départ. Quoi qu’il en soit, je vous souhaite un bon retour chez vous et veuillez présenter mes amitiés à votre épouse.

Il semblait pourtant plus soulagé que gêné.

 

Immédiatement après sa visite Mathias reprit le chemin de Binningen pour aller récupérer leurs chevaux. Leur nouvel ami sera très déçu. Il faudra lui expliquer. Mais cet homme avait connu suffisamment d’épreuves dans la vie pour comprendre.

- Oui, oui bien sûr que je vous comprends. Bien que votre amitié me manquera. Mais dites-moi, avez-vous réfléchi : Qui peut bien vouloir vous faire quitter la ville ? Qui gênez-vous ? Vous savez, je les connais ces braves bourgeois qui tondent la laine sur le dos des pauvres gens. Oh ! Le Jacobus, vous savez, celui-là aussi je le connais. Lorsqu’il était jeune, il était aussi pauvre que moi. Il s’était lui aussi engagé, mais il a eu la chance d’être affecté à la forge. Et à son retour il a su se faire une place. Et pour ça, il en a écrasé plus d’un sur son chemin, vous savez la réussite c’est avant tout l’art d’écarter les autres et ça ce n’est pas donné à tout le monde, il ne faut surtout pas avoir trop de scrupules.

 

Mathias était abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Et tout au long du chemin il ne cessa d’y repenser. La jalousie était-elle la seule motivation pour de tels propos ?

C’est vrai que tout homme, aussi bon soit-il, a au fond de son cœur cette jalousie qui le ronge et le rend souvent injuste. Cependant l’ancien mercenaire avait peutêtre raison. Cela valait la peine de se poser la question : Qui donc pouvaient-ils eux, gens modestes, insignifiants, déranger et comment ?

Mais finalement que lui importait. Il y a trop longtemps que lui aussi soufrait de cette jalousie. La jalousie que provoquaient tous ces étudiants qui faisaient les farauds en présence de sa femme. Il les trouvait plus écervelés qu’instruits et ils lui donnaient depuis longtemps envie de prendre sa femme et de repartir, pour la soustraire à toutes leurs tentatives de séduction.

 

Après le départ de Mathias, Béatrice avait emballé leurs maigres bagages, elle avait sorti l’original des notes d’Hélène et du médecin de leur cachette et s’apprêtait à les ranger dans une sacoche de selle, quand un bruit violent la fit sursauter. Les enfants qui jouaient près de la porte eurent tout juste le temps de faire un bond pour éviter qu’elle ne les heurte. Un homme, au visage dissimulé par un foulard, avait enfoncé la porte et saisi Henriette, il la tenait serré contre lui, un couteau sous le menton.

- Je sais que vous êtes habile à vous servir d’une arme, si vous faites le moindre geste je lui tranche la gorge.

- Non ! Non de grâce ne lui faites pas de mal, je vous en supplie laissez-la. Je ferais tout ce que vous voudrez.

L’homme hurla :

- Alors rendez-moi ce que vous m’avez volé !

- De quoi parlez-vous ?

Il continua à hurler.

- Mon travail, mes études, mes notes ! Rendez-les-moi ! Ils sont à moi !

- Je ne comprends pas, mais qui êtes-vous ? Quelles notes ?

L’homme dont les yeux brillaient de colère lâcha l’enfant pour retirer le foulard qui masquait son visage. Pendant la demi-seconde que ses yeux étaient aveuglés par le voile, Béatrice bondit, d’une main elle repoussa l’enfant et de l’autre elle enfonça son couteau dans le thorax de l’homme avec une telle violence que la poignée disparue dans la plaie. Le sang jaillit comme d’un geyser et l’homme s’écroula, le cœur transpercé. Henriette était inondée du sang de l’homme. Sa maman la souleva et la serra contre elle. La petite était pâle comme une morte.

Ses larmes se mêlaient au sang qui maculait son visage.

- Tu l’as tué Maman ?

Béatrice se mit à sangloter, à trembler et à claquer des dents.

- Mais qui c’est ?

Joseph très ému et tremblant lui aussi, se baissa vers le cadavre et tira le foulard.

- Mon Dieu ! Lui !

Il s’agissait de Samuel Palache, le médecin maudit.

- Lui ! Mais il devrait être mort !

- Maintenant il est mort Mama.

 

 Tout au long du chemin qui ramenait Mathias en ville il ne cessa de s’interroger sur la question que lui avait suggérer l’ancien soldat: Qui pouvait bien vouloir leur départ ? Qui dérangeaient-ils suffisamment pour chercher à les éloigner, sans pour autant utiliser la manière radicale. Pourquoi cette fille était-elle venue leur rapporter la bourse ? Le remord n’était certainement pas ce qui la motivait, elle n’était pas du genre à s’embarrasser de principes moraux. Quelqu’un, qui avait de quoi la contraindre, l’y avait obligé. Qui ? Et pourquoi ?

Qui savait que cette jeune femme barbouillée de fard l’avait dépouillé de tout ce qu’ils possédaient ?

Il se souvint l’avoir dit à son voisin de table, après avoir constaté le vol. A qui d’autre l’avait-il dit ? Oh il y avait suffisamment d’autres oreilles qui avaient pu l’entendre. Il en avait également parlé à Meister Jacobus, mais sans parler des circonstances ni de la voleuse. A qui d’autre ? Il ne se souvenait pas d’en avoir parlé à ses compagnons de travail, et pour le reste il ne fréquentait personne. Et cette agression gratuite de la semaine passée ? Ces hommes lui auraient amoché le visage simplement pour le plaisir, pour se défouler. Ou bien le bruit courait-il déjà qu’il était un espion des Habsbourg et ces hommes, peut-être des ivrognes, auraient-ils voulu jouer les héros vengeurs ? Non, non Il fallait voir plutôt du côté des assassins de son beau-père. Hem ! Mais ceux-là ne s’embarrasseraient sûrement pas de tant de manières. De toute façon, ceux qui agissaient ne pouvaient être que de vulgaires exécutants et pour leur commanditaire, les Colas partis étaient moins embarrassants que mort. Mais si pour l’instant on ne se limitait qu’à les pousser à partir, on n’hésiterait sûrement pas à les éliminer en dernier recours. Restait la mort de Jean Du Fossé. Qui et pourquoi ? Avait-il découvert accidentellement un secret ? Les deux spires du duc de Lorraine le surveillaient mais ne l’avaient pas tué bien qu’ils en auraient eu l’occasion là-bas dans les Vosges. Non, il devait s’agir d’autre chose, mais quoi ?  Fallait-il fuir ou faire face et essayer de venger la mort de Jean ? En tous cas maintenant, dans l’immédiat, il fallait quitter cette ville et le plus vite serait le mieux.

 

Joseph l’attendait au coin de la rue. En approchant il s’aperçut que le gamin avait l’air bouleversé.

- Qu’est ce qui t’arrive, Joseph ?

- Un grand malheur. Mama a tué un homme.

- Quoi ? Mais où ça ?

- Dans la maison.

Mathias se précipita. Il poussa la porte, Béatrice assise à table lui tournait le dos et écrivait. Henriette appuyée contre sa maman pleurait.

- Mais que se passe-t-il ?

- Regardes derrière la porte.

Béatrice n’avait pas bougé, elle restait penchée sur son papier. Derrière la porte, à peine dissimulé sous une couverture gisait un corps.

- Mais, qui c’est ?

- Le médecin maudit de Fribourg, l’assassin. Il voulait faire du mal à Henriette, je t’expliquerais plus tard, nous n’avons plus le temps, il faut filer au plus vite.

Béatrice avait posé près du corps les notes avec les croquis très édifiants que le mort était venu rechercher, ainsi que la lettre d’explications qu’elle venait de rédiger.

- Bon, à présent filons d’ici, avant qu’il ne soit trop tard.

Chacun se chargea d’une partie des bagages et ils rejoignirent les chevaux que gardait Joseph.

- Et la logeuse ?

- Je l’ai vu tout de suite après ton départ et je lui ai payé ce que nous lui devions. Elle venait de partir pour le marché quand il a enfoncé notre porte. Il devait être aux aguets. Viens dépêchons nous! On passe le Rhin et on file vers le nord. Là c’est encore la guerre on ne viendra pas nous y chercher.

- Non, l’Alsace.

- Oui Mama, en Alsace chez mes amis Roms.

- Bon d’accord, on n’a pas le temps de discuter, il faut fuir la ville avant que la vieille ne trouve le cadavre.

 

Au souvenir du jeune homme qu’elle avait marqué à la joue Béatrice eut tout de même des scrupules à retourner au camp des Roms.

En atteignant la place de l’hôtel de ville, ils s’aperçurent qu’un attroupement bouchait l’entrée de la rue qui menait à la porte d’Alsace. Béatrice fit signe à Mathias de tourner bride, lorsqu’un étudiant, celui de Lausanne, Jean Claude, vint en courant à leur rencontre.

- Ne restez pas là, venez vite par ici.

- Mais que se passe-t-il ?

Saisissant le cheval de Mathias par la bride il lui fit prendre une ruelle.

- On vient de découvrir le cadavre du frère Elsie, la fille de joie, là-bas sous le porche. En vous voyant venir par ici elle m’a demandé de vous éloigner. Il a été poignardé. La populace grogne et accuse les autorités de ne pas protéger les citoyens contre les crimes commis par des étrangers. Ils vont chercher quelqu’un à accuser pour calmer la foule. Ce qui va inévitablement se tourner contre des gens comme vous. Dans les conditions actuelles, avec ce qui se raconte, vous feriez des pendus très convenables. Alors partez vite !

- Oh misère ! C’est qu’il y a eu un autre crime dans notre maison. Dépêchezvous d’y allez voir. Cela vous intéressera ! Nous, nous filons au campement gitan de Hégenheim, en Alsace.

- Oui dépêchez-vous ! Je vais aller voir chez vous et éventuellement je viendrais vous tenir au courant.

 

Ils poussèrent leurs chevaux dans la ruelle et par une voie détournée atteignirent la porte d’Alsace. Dès qu’ils furent hors de vue des gardes ils quittèrent la route pour couper aux travers des champs, en direction de Hégenheim. Pourtant malgré toutes leurs précautions, en contournant le dernier village suisse ils furent interceptés par des soldats

- Halte ! Wo gans hi ? Où allez-vous ?

Trois soldats à cheval leur coupaient la route. Joseph, avec aplomb leur répondit qu’ils étaient roms et qu’ils allaient au campement à Hégenheim. Le chef, sabre en main, pendant que ses deux compagnons leur barraient le passage, faisait tourner lentement son cheval autour d’eux, tout en les examinant avec attention. Il n’avait pas l’air convaincu. Il voulut connaître leur nom.

- Weiss !

- Weiss ! Hem ! Pourquoi est-ce toi qui répond et non ton père ?

- Vous voyez bien, ils ont la maladie de la langue bleue et c’est pour ça qu’on nous a chassés de Bâle et que nous évitons le village là.

Les soldats firent immédiatement reculer leurs chevaux. A présent le chef se tenait un peu à distance. Il n’y avait aucun doute qu’il regrettait de ne pas pouvoir examiner la jeune femme de plus prêt.  Pourtant à voir Béatrice qui était toujours encore sous le coup de l’émotion provoquée par la mort de Palache, très pâle et agité d’un léger tremblement, qui pouvait passer pour de la fièvre, il n’avait pas eu beaucoup de peine à se convaincre du danger qu’elle pouvait représenter pour eux. Après un court instant de réflexion, il leur ordonna de fiche le camp en vitesse.

Lorsqu’ils se furent suffisamment éloignés, Joseph leur traduisit ce qu’il avait dit aux soldats.

- C’est quoi cette histoire de maladie de la langue bleue ?

- Je ne sais pas, je l’ai inventé. Mais eux ils en ont eu peur.

Et tous éclatèrent de rire.

 

Le chef du campement les accueillit poliment mais avec une certaine réticence.

- Après votre précédente visite mon gendre est revenu avec une estafilade sur la joue. Je pense que vous n’êtes pas étrangère à cette marque. Il en tire orgueil, comme de tous ce qu’il considère comme un trophée ou signe de courage dans sa chasse aux jupons. Mais sa femme, ma fille, l’a menacé de le tuer s’il se permettait encore la moindre incartade. Vous comprendrez que je ne veux pas d’histoire de jalousie dans ce camp. Chez nous cela se termine trop souvent dans un bain de sang. Les femmes, autant que leurs hommes, sont très chatouilleuses sur la question de leur honneur. Vous êtes très séduisante, alors je vous préviens, même si vous ne faites rien pour cela, mais que vous êtes cause du moindre problème vous devrez partir.

Béatrice était écarlate alors que Mathias avait pâli.

- D’autant que l’un de nos hommes était au campement de Fribourg lors de votre passage là-bas. Il m’a parlé d’une histoire de jeune médecin qui a manqué coûter très cher à ceux de là-bas, alors je suis prudent.

Mathias crut bon d’intervenir.

- Attendez ! Vous parlez de ce jeune médecin qui avait tué un enfant ? Mais nous n’y sommes pour rien !

- C’est pourtant votre femme qui l’avait amené au camp. Et tout de suite après votre départ, sous la conduite d’un bourgeois, les soldats sont arrivés. Nos amis ont tout juste eu le temps de le détacher pour qu’il disparaisse dans la nature.

- Pourtant ils l’avaient condamné à mort, ils devaient l’exécuter.

- Vous imaginez ce qui leur serait arrivé s’ils avaient été pris à tuer un gadjo ? Béatrice se retint à temps pour ne pas dire qu’à présent justice était faite. Le chef les aurait immédiatement chassés. Il n’aurait pas pris le risque de les accueillir dans ces conditions. Le chef s’était remis selon son habitude à tortiller sa moustache. Était-ce bon signe ? En tous cas le charme naturel de Béatrice semblait faire son effet et les nuages noirs se dissipaient lentement.

- Oui bon voyons, vous serez mes hôtes personnels. Ce n’est que par amitié pour votre père, vous savez !

Un semblant de sourire fit se relever la pointe de ses