La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 18

Zurich

 

- Bon nous voici à Zurich et maintenant

- Pour nous rendre à Glaris, le chef nous a conseillé soit de prendre le bateau jusqu’à l’extrémité du lac. De là il nous resterait une distance que nous pourrions parcourir à pieds en un jour. Ou alors à cheval, longer le lac jusqu’à son extrémité et alors remonter la vallée de la Linth jusqu’à Glaris, ce qui ne devrait guère nous prendre plus de temps. Qu’en penses-tu ?

- Je ne sais pas. Imaginons que nous allions à Glaris et que Jacobus pendant ce temps retourne à Bâle par le bateau, nous ne le saurions pas et aurions fait tous ce chemin pour rien.

- Oui c’est juste, j’y avais pensé moi aussi. Si on pouvait savoir s’il est encore là-bas, avant de nous mettre en route, ce serait sans doute mieux.

- La ville a beau être grande, il ne doit pas y avoir tant d’auberges de qualités qu’il est susceptible de fréquenter. On ne risque rien à demander à l’aubergiste si par hasard il le connaît.

 

- Meister Jacobus de Bâle ? Non ça ne me dit rien. Non, vraiment je ne le connais pas. Vous savez je ne connais pas forcément le nom de nos visiteurs. Ici à Zurich la discrétion est une règle. Ah, mais attendez, vous me dites qu’il est forgeron, allez donc voir à la maison des forgerons, là peut-être qu’on le connaît.

 

Béatrice et Henriette étaient fatiguées, Joseph sans doute aussi, mais il ne se laissa pas persuader de laisser Mathias s’aventurer seul dans cette ville dont il ne parlait pas la langue. Le grand et le petit homme se mirent donc à la recherche du siège de la corporation. Heureusement ce n’était pas très loin. « Schmieden » se trouvait dans la ruelle du marché à quelques pas de l’hôtel de ville et était facilement reconnaissable à son enseigne.

 

A l’auberge Béatrice préparait Henriette pour la nuit. Elle s’était elle-même débarrassée de ses lourds habits de voyage et avait enfilé les vêtements roms qu’elle avait acquis à Hégenheim, bien plus légers.

De même elle avait retiré les gros bas de laine qu’elle enfilait dans ses bottes.

- Tu vois Henriette, ainsi vêtue je me sens beaucoup plus légère, plus jeune aussi, presque aussi jeune que toi.

Henriette se mit à rire.

- En tous cas tu es beaucoup plus belle. Comme les dames que nous avons vus à…Dans l’autre ville.

- Tu veux dire à Baden ! Ah bon ! Tu trouves ? Pourtant leurs robes étaient bien plus belles que ça. Mais, à mon goût, elles étaient un peu trop coquettes.

- Ça veut dire quoi coquette ?

- Eh bien, elles faisaient des manières pour plaire aux hommes.

- Pourtant je les trouvais belles, et papa aussi, tu as remarqué comme il les regardait ?

- Tu as remarqué ça, toi ? Eh ben dis donc !

- Oui et tu devrais aussi te faire belle comme elles.

Béatrice éclata de rire. Elle défit le nœud de sa chemise et libéra ses épaules ce qui du même coup laissa apparaître le sillon de ses seins.

- Comme ça ?

- Hem, Elles étaient vraiment très belles.

- Oui tu as vu comme la paix apporte la prospérité. Pendant que chez nous on se fait la guerre ici on fait des affaires et on s'enrichit. C'est incroyable j'ai de la peine à réaliser. Tout ce que l'on peut faire en temps de paix.

- Oh ! Oui de belles maisons. Et regardes comme ici c'est beau !

 

L’Auberge où ils logeaient était de loin le lieu le plus confortable de tout ce qu’ils avaient connu jusque-là. Il y avait plusieurs chambres, tout le monde ne couchait pas pèle mêle. Ici, ils avaient une chambre avec un grand lit, pas une simple paillasse par terre, mais un lit en hauteur, pour se protéger du froid et de l’humidité du sol, un lit comme Béatrice en avait connu chez ses parents. En plus, confort très estimable, sous le lit il y avait un seau avec un couvercle dans lequel on pouvait se soulager et que l’on pouvait aller ensuite vider au bout du couloir.

Là, une espèce de cabane en planches était comme suspendue au-dessus de la rivière et équipée d’une planche avec un grand trou rond sur lequel on pouvait s’asseoir et ainsi laisser tomber directement dans l’eau ce que le ventre rejette, sans risque d’être vu. La chambre, avait une fenêtre qui donnait sur la rue, elle était également meublée d’une table et de deux chaises. Sur la table une cuvette et un grand broc permettait de faire une rapide toilette.

- Oh maman, qu’est-ce qu’on va bien dormir dans ce grand lit et cette belle chambre. Tu as vu qu’en bas en plus de la grande salle il y a de petites pièces avec juste une table, et il y a même des images aux murs.

- Ah non je n’ai pas vu, ce doit être des cabinets particuliers pour les marchands qui viennent ici pour traiter leurs affaires. Bon à présent tu vas dormir. Je vais aller vider le seau et je reviens.

Lorsque Béatrice sortit du cabinet d’aisance, le seau dans une main et l’autre à soulever sa robe pour ne pas s’y prendre les pieds nus, une porte s’ouvrit et un homme en sortit. Gênée de la tenue dans laquelle elle déambulait dans le couloir elle fit une rapide volte-face et repoussa vite la porte du petit endroit.  Mon Dieu, moi qui tout à l’heure encore me montrais si sévère sur l’accoutrement de ces jeunes personnes de Baden, de quoi ais-je l’air ? Que va penser cet homme en me voyant ainsi. J’espère qu’il ne va pas se faire des idées et se plaindre à l’aubergiste.

Elle poussa doucement la porte, l’homme était parti. Peut-être ne l’avait-il même pas remarqué dans la pénombre. Elle se dépêcha de rejoindre leur chambre en évitant de faire du bruit.

 

A la maison des forgerons, lorsque Mathias poussa la porte, dès l’entrée un huissier leur barra le passage.

- Je suis forgeron, j’ai travaillé pour Meister Jacobus de Bâle, se pourrait-il qu’il soit ici ?

L’homme ne comprenait visiblement pas le français. Il examinait Mathias et le gamin, l’air songeur. Joseph intervint et traduisit. Après un court dialogue en bas allemand Joseph apprit qu’ici Jacobus était connu qu’en effet il était venu la veille.

- Demandes lui s’il sait où nous pourrions le trouver.

- Non, il ne sait pas.

Un homme habillé à la mode de cette ville sérieuse. Culottes bouffantes et bas noires, veste de drap noir, une fraise d’un blanc éclatant autour du coup, descendait lentement l’escalier, majestueux. Il s’arrêta, regarda Mathias avec attention. L’huissier s’était incliné avec respect.  

- Ces messieurs demandent après Meister Jacobus.

- Ah !  Vous venez de France pour les armes ? Il hésita. Je vous imaginais plus Vieux !  Avez-vous votre lettre d’accréditement ?                      

- Non, justement, c’est Meister Jacobus qui a cette lettre pour moi, il devait la tenir de maître Jean Du Fossé.

- Ah ! En effet, il me disait attendre une confirmation. Eh bien revenez avec

Jacobus, nous devons nous revoir d’ici deux ou trois jours.

 

Le jeune homme et le gamin s’effacèrent pour laisser le passage à cet important personnage. Après qu’il eut franchi la porte, Mathias dit au gamin.

- Demandes donc à l’huissier qui c’est.

L’homme flatté sans doute, noya le garçon d’explications.

- C’est le… « Zunftmeister », le chef des maîtres forgerons du canton. Il est très important et très riche.

 

De retour à l’auberge, Mathias avait hâte de rapporter à Béatrice ce qu’ils venaient d’apprendre. Il jeta un coup d’œil dans la salle commune, où il commençait à y avoir beaucoup de monde puis ils montèrent à leur chambre. Il trouva la porte verrouillée, il s’en étonna et frappa. Personne ne répondit. Il frappa une seconde fois mais plus fort.

- Béatrice ouvre, c’est moi.

 Un remue-ménage se fit entendre derrière la porte.

- Béatrice, qu’est ce qui se passe ? Ouvres, c’est nous, Mathias et Joseph.

- Oui un instant, vous êtes seul ?

- Évidemment !

Béatrice entrouvrit la porte.

- Venez, entrez vite !

- Mais qu’est-ce qui se passe encore ?

La jeune femme se jeta dans les bras de son mari.

- Oh j’ai eu peur ! C’est que vous en avez mis du temps !

- Mais non, je t’assure nous n’avons pas lambiné.

La chambre était dans l’obscurité et Mathias avait de la peine à distinguer les traits de sa femme, en l’embrassant il se rendit compte qu’elle avait le visage baigné de larmes.

- Qu’est-il arrivé ? Où est la petite ?

- Je suis là papa.

- Non, non ! Ne t’affole pas, ce n’est pas très grave ! Tout va bien maintenant que vous êtes là. Voilà tout à l’heure, pour me mettre à l’aise j’ai changé mes vêtements de voyage contre ceux-ci plus légers, j’avais tiré mes bottes et pour nous amuser, avec Henriette je me suis mise comme les élégantes que nous avons vu en ville et l’étaient ces jeunes personnes que nous avons vues à Baden. Henriette avant de se mettre au lit, a fait pipi dans le seau, j’ai voulu aller le vider, mais à mon retour, dans le couloir, une porte c’est ouverte et un homme en est sorti. Effrayé à cause de ma tenue, je me suis vite cachée et après qu’il soit descendu je suis revenue ici. Quelques instants plus tard quelqu’un a frappé à la porte, j’ai tout juste eu le temps de bloquer la porte avec une chaise, avant qu’il n’essaye de l’ouvrir. Je suis vite retournée fouiller dans mes affaires de voyage pour retrouver mon couteau. Puis nous avons entendu les pas s’éloigner. Alors j’ai barricadé la porte avec la table. Nous avions très peur qu’il revienne.

- Attends, je vais descendre chercher une chandelle et deux brocs de bière et je remonte. Bloques la porte avec une chaise, et s’il y a quelque chose tu hurles.

Mathias ferma la porte et attendit que sa femme ait placé la chaise. Il essaya d’ouvrir la porte, elle résistait, rassuré il descendit. Au moment où il entrait dans la salle commune il vit la porte qui donnait dans la rue se fermer brutalement. De retour dans la chambre, il constata que Joseph avait déjà pris place dans le lit aux côtés d’Henriette et que tous deux, fatigués du voyage, dormaient profondément.

Mathias se mit à rire.

- C’est là qu’il veut la défendre ? Je l’imaginais couché en travers de la porte comme un bon chien de garde.

- Laisse le gamin, il est très fatigué lui aussi.

Mathias considéra sa femme à la lumière de la bougie. L’odeur et la chaleur du corps de sa femme, lorsqu’elle c’était serrée tout contre lui l’avait mis en émoi, il la désirait, là, tout de suite.

- Oh ma chérie, comme tu es belle et désirable, je comprends l’effet que tu as dût produire sur ce pauvre homme dans le couloir.

Béatrice rougissant réajusta le col de sa chemise et le repoussa doucement.

- Dis-moi plutôt, vous avez appris quelque chose ?

- Oui ! Jacobus est en ville !

Il se pencha vers elle et posa un baisé dans son cou et tenta de desserrer le corsage. Elle avait glissé ses mains contre sa poitrine et doucement le repoussait -  Et tu sais où ?

- Non pas précisément mais je sais qu’il doit retourner au siège de la corporation.

Il tenta un nouvel assaut, mais elle le repoussa une seconde fois et le tint éloigné pour l’empêcher de la serrer dans ses bras.

- Pour quoi ? Que vient-il y faire ?

- Je ne sais pas, tout ce que je sais, c’est qu’il y a une histoire de fourniture d’armes ?

- D’armes ?

- Oui, j’ai parlé avec le maître de la corporation. C’est un personnage très important ici, en plus il doit être très riche, il est propriétaires de mines, de forges, de fonderies un peu partout. Tu te souviens qu’à Sainte Marie, dans les Vosges où il y avait les mines, on nous avait dit que des suisses étaient venus travailler là, eh bien c’était pour lui. Alors tu imagines le rôle qu’il doit jouer ici. Il est extrêmement puissant.

Mathias tenta de nouvelles caresses, qui furent elles aussi repoussées.

- Oh, Mathias, je suis très fatiguée, et j’ai mal à la tête.

 

Le lendemain matin Mathias descendit à l’auberge de fort méchante humeur. Alors qu’il poussait la porte pour aller dans la rue, une servante le retint par la manche et lui désigna un homme qui était attablé dans un coin de la salle. Mathias le regarda et se demanda ce qu’il pouvait bien lui vouloir. L’homme lui fit signe d’approcher.

- Prenez place monsieur, puis-je me permettre de vous offrir à boire. Hier soir je crois que j’ai dû effrayer votre épouse, mais je dois avouer que je l’étais autant qu’elle. Dans la pénombre j’ai vu passer une ombre qui se déplaçait sans bruit, je l’ai prise pour un esprit.

- Oh ! Moi aussi il m’arrive de me demander si je ne suis pas marié à un esprit, fuyant...

L’homme, sans doute étonné par le ton de cette réponse, resta un instant à le regarder en silence.

- Et hier soir, vous êtes monté frapper à sa porte, puis avez essayé de l’ouvrir.

C’est ça ?

- Ah ! Non pas du tout. Je suis descendu et j’ai parlé de ma rencontre à l’aubergiste. Ce qui l’a beaucoup amusé, et il m’a dit que vous êtes Welsch et qu’il s’agit de votre épouse. Je ne me serais pas permis… -  Oui ! Pourtant quelqu’un a bien essayé d’entrer chez elle !

- Ah ! Je vous assure que ce n’est pas moi ! Mais attendez, je me souviens avoir vu un homme se faufiler dans l’escalier, redescendre peu après et filer vers la porte. Je m’en suis amusé, pensant qu’il avait sans doute croisé le même fantôme.

- Un homme vous dites ? Comment était-il ?

- Difficile à dire, jeune…Je ne sais plus. Je regrette.

- Je vous remercie monsieur, mais j’ai à faire.

- Attendez ! Restez-vous ici ?

- Oui je pense pour quelques jours.

- Alors nous aurons l’occasion de nous revoir.

- Puis-je connaître votre nom ?

- Commandant Laurent Schudich.

 

Peu après le départ de Mathias un homme s’engouffra dans l’auberge et faillit renverser la servante qui bavardait avec le commandant. Furieuse elle l’interpella.

- Wo gan’s hi ? Où allez-vous ?

- Ka tsit ! Pas le temps !

Et il se précipita dans l’escalier qui menait à l’étage.

- Quel sauvage ! Non mais il se croit où ! Sur la place du marché.

- Vous le connaissez ?

- Non jamais vu.

- Pourtant il me semble l’avoir déjà vu hier soir, qui montait.

- Ah bon ! Je vais en avertir le patron.

 

L’homme était entré sans hésitation dans la chambre qu’occupait Béatrice et les enfants. Il tendit un papier chiffonné à la jeune femme. Béatrice effrayée n’osait avancer. Joseph se saisit du papier et le remis à sa Mama. Il ne portait que quelques mots rédigés visiblement à la hâte.

            Viens vite, ça concerne ton père.

                                   Mathias. 

L’écriture était mal habile. Béatrice hésita.

- Chomet schnel !

- Il dit que tu dois venir vite.

- Attendez que je termine d’habiller la petite.

- Na ! chomet alei !

- Non, il dit que tu dois aller toute seule.

Il avait saisi la jeune femme par le bras pour qu’elle le suive et faisait signe aux enfants de rester assis sur le lit.

- Mais où voulez-vous m’emmener ?

- Schnel !

Elle ne lui résista plus, fit signe aux enfants de l’attendre et derrière lui dévala l’escalier. Arrivée dans la salle elle voulut parler à la servante pour lui demander de veiller sur les enfants, mais celle-ci était à la recherche du maître des lieux. Elle eut tout juste le temps de lancer à l’homme attablé : - Kinder ! enfants ! Et de montrer vers l’étage.

Elle fut entraînée à travers la foule vers la Marktgasse, mais au lieu de suivre la rue qui formait une boucle à gauche, son guide, la tirant par le bras s’engagea dans la ruelle Alsacienne. Béatrice avait reconnu la rue du marché par laquelle ils étaient passé à leur arrivé la veille et Mathias lui avait dit que c’était là que se trouvait la maison des forgerons. Lorsque l’homme s'engagea dans l’étroite ruelle qui montait tout droit elle voulut s’arrêter pour jeter un coup d’œil à la recherche de la maison des forgerons et elle vit, à quelques pas à peine, Mathias, appuyé contre un mur surveillant l’entrée d’une maison imposante. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps de s’assurer que c’était bien lui et de l’appeler elle sentit une main d’appliquée sur sa bouche pour l'empêcher d’appeler. Elle se sentit soulevée et voulut se débattre, mais deux bras vigoureux l’avaient enlacé et empêchait tous mouvement.  Et déjà elle fut avalée par l’obscurité du couloir d’une maison. De sa main libre elle essaya d’atteindre son arme. Elle aurait voulu hurlé de rage, elle avait oublié de la remettre à sa place. A présent d’autres bras immobilisaient aussi ses jambes et un bâillon l’empêchait de crier. Elle avait été prise au piège à quelques pas seulement de Mathias et se trouvait dans l’incapacité de l’appeler à son secours. On lui faisait monter un escalier en colimaçon. Sa tête heurta la paroi puis ce fut un genou et une épaule. L’escalier devait être très étroit.

 

Le commandant Schudich après avoir prévenu brièvement la servante s’était précipité à leur poursuite. C’était un homme dynamique qui n’avait pas pour habitude d’attendre que les choses s’arrangent sans lui. Se dressant sur la pointe de ses pieds, d’un coup d’œil il repéra Béatrice et son guide. Ils n’étaient heureusement pas encore arrivés bien loin et se frayaient difficilement un passage à travers un encombrement de charrettes et de bestiaux au début de la rue. Il ne lui était pas trop difficile de les suivre, l’homme était d’une taille légèrement supérieure aux autres et était coiffé d’un bonnet qui ne pouvait se confondre. Il les voyait monter la rue et à l’entrée de l’Elsässergasse il remarqua une courte résistance de la part de la jeune femme, mais brutalement elle disparue dans l’entrée d’une maison à l’angle que forme la ruelle. Il attendit un instant avant de s’engager à son tour dans cet étroit passage. Il s’y trouvait une minuscule taverne, le commandant monta les trois marches. Un alsacien, y servait un vin qu’il disait venir de son pays. La pièce exiguë était pleine comme un œuf. A cela rien d’étonnant, la ruelle se trouvant au centre du quartier du marché. Venant du pont des légumes elle était toute proche de la rue du marché aux bovins.  Toutes les Kneiplis du quartier étaient encombrées d’éleveurs et de bouchers qui scellaient d’une chopine de vin leur marché. Avec quelques coups de coudes il parvint à se faire une place près de la seule fenêtre pour observer discrètement la porte où il lui semblait qu’avait disparu la jeune femme. Il aurait voulu interroger les uns ou les autres pour savoir s’ils n’avaient pas remarqué un incident dans la ruelle. Mais tous discutaient en forçant la voix pour se faire entendre. Dans ce brouhaha il était tout simplement impossible d’attirer l’attention de qui que ce soit. Il resta en observation un moment, le temps d’avaler lui aussi son gobelet de vin blanc, mais comme rien ne se passait en face, il décida d’explorer le quartier. La maison d’en face avait à peine la largeur d’une pièce, mais hautes de plusieurs étages et vu son état semblait avoir été construite il y a bien longtemps.  Il n’y avait qu’une fenêtre à meneau par étage. Il remonta la ruelle, tout en examinant les maisons. Elles avaient toutes l’air aussi vieilles, il tourna à gauche, traversa la Marktgasse et bientôt se retrouva au bord de la Limmat, qu’il longea un moment tout en réfléchissant. Appuyé contre le muret il se demandait quelle conclusion il devait tirer de ce qu’il avait vu. Après un moment de réflexion il retourna dans la ruelle jusqu’à la taverne de l’alsacien. La pièce était un peu moins encombrée que précédemment.

- Mademoiselle, pourriez-vous me dire qui habite la maison là en face ?

- Oh ça change tout le temps. C’est une maison meublée qui est louée à des marchands de passage qui ne veulent pas se loger dans une auberge.

- Vous n’avez pas idée qui y habite actuellement ?

- Non.

- Vous ne voyez pas les gens qui y entre ?

- Je n’y fais pas attention.

- Et le patron ?

- Oh !  Lui ! Vous n’avez qu’à lui demander.

Le patron avait remarqué que la maison, qui était restée inoccupée pendant quelque temps, semblait de nouveau habitée. Il observait de temps à autre deux jeunes hommes qui en sortaient et y revenaient. Cependant il n’avait aucune idée d’où ils venaient ni ce qu’ils y faisaient. A cet instant l’un d’eux en sortit. Mais ce n’était pas celui que le commandant avait vu à l’auberge. Prenant un air distrait le commandant lui emboîta le pas. Ce jeune homme qui n’avait pourtant rien d’un artisan se rendit tout droit à la maison des forgerons et en poussa la porte avec assurance. Au bout d’un moment, ne le voyant pas ressortir, le commandant s’éloigna un peu, tout en surveillant la porte. Que devait-il faire ? Fallait-il entrer ? Non il préféra retourner à l’auberge où il trouverait sans doute le mari à la recherche de sa femme.

A peine s’était-il éloigné, que le jeune homme qu’il avait suivi en ressortait, précédant un bourgeois un peu plus âgé, élégamment vêtu, qui cherchait visiblement à se donner de l’importance. D’après son comportement ce jeune homme avait été engagé pour assurer sa protection, car il ne cessait de regarder de gauche à droite et de se retourner pour voir s’ils n’étaient pas suivis. Arrivé dans la ruelle il précéda son maître pour lui ouvrir la porte et ressortit aussitôt, s’assit sur les marches de l’entrée pour surveiller la ruelle. Mais maintenant que le commandant avait éveillé sa curiosité, le tavernier d’en face observait son manège, encore que jusque-là il n’y eut rien d’insolite. A l’intérieur, l’homme montait péniblement l’escalier en colimaçon. Arrivé à l’étage il s’arrêta un instant, souffla un peu, puis se fabriqua un sourire de circonstance et poussa la porte.

Mais que vois-je ? Quelle bonne surprise. Cette chère madame Colas.

Cette familiarité et ce sourire hypocrite fit hurler la jeune femme.

- Oh ne faites pas tant de ronds de jambes, c’est vous qui m’avez fait enlever ?

- Enlever ? Mais qu’allez-vous imaginer chère amie, ne vous mettez pas en colère voyons. Il s’agit d’un regrettable malentendu, cette espèce de sauvage n’a aucune manière. C’est vrai que j’ai dit à cet imbécile que je souhaitai vous parler en particulier et sans témoin, mais pas de cette façon voyons ! Qu’allez-vous imaginer. J’espérai qu’il saurait se montrer courtois avec mon invitée.

- Si vous me considérez comme votre invitée peut-être pourriez-vous me détacher les mains et les pieds, ce serait un peu plus confortable pour votre invitée, ne pensez-vous pas ?

- Mais qu’a-t-il fait ce rustre ! Il ne connaît que force et violence. Il ordonna à l’homme de sortir et de ne pas en bouger, puis mettant un genou à terre il retroussa un peu la robe de Béatrice et entreprit de lui détacher les pieds puis fit remonter ses mains jusqu’à ses genoux. La jeune femme délivrée lui envoya une ruade qui le mit assis à ses pieds. Jacobus se redressa avec peine et vint se placer derrière elle pour lui détacher les poignets, mais auparavant il se pencha vers sa nuque et Béatrice sentit son souffle sur sa peau. La jeune femme rageuse recula vivement sa chaise.

- Détachez-moi, qu’attendez-vous ? Et peut-être allez-vous m’expliquer à présent ce que je fais ici.

- Eh bien, figurez-vous qu’hier alors que j’étais tranquillement attablé dans une auberge de Baden il m’a semblé vous voir passé avec votre mari, remis de ma surprise j’ai entrepris de vous rechercher et ensuite chargé ce jeune homme de vous suivre. Ma surprise fut encore plus grande quand il m’apprit que vous étiez à ma recherche. Alors je voulus tout simplement savoir pourquoi.  

- Pourquoi ? Mais parce que je suis persuadée que vous n'êtes pas totalement étranger à la mort de mon père. Et j’ajouterai même que je vous soupçonne d’en être l’instigateur.

- Oh ! Comment pouvez-vous ? Non, non je n’y suis pour rien, qu’allez-vous imaginer ?

- Alors pourquoi cet enlèvement ?

Oh ma chère Béatrice, ne voyez-vous pas que je serai bien incapable de vous faire le moindre mal, oh non bien au contraire ! Je vous propose, la seule chose, qu’une jeune femme ravissante, pétillante d’intelligence, tel que vous, puisse faire. Abandonner sa vie d’errance et de médiocrité pour partager avec moi une vie qui réponde à toutes ses attentes.,

- Comme il est amusant de vous écouter, mais dites-moi plutôt pour mon père pourquoi fut-il assassiné ? Car vous le savez, j'en suis sûre !

 

Lorsque le commandant Schudich revint à l’auberge il trouva effectivement toute la maison en émoi. Mathias assis dans un coin interrogeait les enfants, le patron criait après la servante qui n’avait rien fait pour empêcher cet homme de monter.

La fille pleurait et les enfants n’en étaient pas loin.

- Il était comment cet homme ? Vous ne vous souvenez pas de l’avoir déjà vu ? Et qu’a- t-il dit ? A-t-il dit où il l’emmenait ? Joseph lorsque tu as pris le papier tu n’as pas regardé ce qu’il y avait écrit ?

Effrayée la petite sanglotait en silence et Joseph n’était pas loin de l’imiter, l’aubergiste furieux tapait du pied, et avait de la peine à se retenir de frapper la jeune fille qui essayait de se justifier en prenant le ciel à témoin. L’arrivé du commandant augmenta encore ce désordre. Chacun voulait l’entendre répondre à ses questions. Il lui fallut toute l’autorité d’un chef de guerre pour y remettre un peu de calme.

- Oui j’ai vu l’homme et ni la servante ni moi n’aurions pu l’empêcher de monter ni de sortir avec votre épouse. Il est exact qu’elle semblait bouleversée, mais le suivait apparemment de son plein gré. L’homme insistait pour qu’elle se hâte et ne parlait visiblement que le suisse allemand. Pourtant…Il me semble qu’il n’était pas d’ici, sa prononciation était plus tôt… non je ne saurais le dire, mais ni de Zurich ni des Waldstaetten, ça j’en suis sûr. Mais je vous en prie calmez-vous, je sais où ils sont allés, je les ai suivis.

- Mais bon sang qu’attendiez-vous pour le dire, alors sont-ils ?

- J’y viens, mais calmez-vous monsieur. Votre femme semblait suivre l’homme de son plein gré jusqu’à un certain moment, là j’ai eu l’impression qu’elle lui opposait une résistance et qu’il la poussait dans une maison.

- Pouvez-vous m’y conduire ?

Un instant. Oui je vais vous y conduire, mais d’abord vous allez vous calmer et nous procéderons avec méthode.

- Vous savez qui est l’homme ?

- Non.

- Et qui habite la maison ?

- Non plus, mais je me suis renseigné à la taverne qui se trouve en face. Cette maison est louée à des marchands de passage, et elle est fréquentée depuis peu par deux jeunes hommes qui ont toute l’apparence d’hommes de mains au service de quelqu’un. Il faut donc s’attendre à ne pas être bien reçu. Ah ! J’allais oublier, l’un des hommes est sorti pour se rendre à la maison de la corporation des forgerons. Cela vous dit peut-être quelque chose ?

- Non…Non, je ne vois pas à moins que… Conduisez moi je vous en prie, sans tarder.

- Avez-vous une arme ?

- Euh, non.

- Alors attendez.

Le commandant monta à sa chambre et en redescendit, armé de deux épées et d’un pistolet

- Laissez-moi le temps de le charger et nous y allons.

 

Arrivés au bas de la ruelle des alsaciens ils virent le tenancier de la taverne sur le pas de sa porte regardant la maison d’en face. Lorsqu’il vit venir Schudich il l’interpella.

- Venez par ici !

- Que se passe-t-il ?

- Dites donc il s’en passe des choses, là en face. Après votre départ, comme vous aviez piqué ma curiosité, j’ai de temps en temps jeté un coup d’œil de ce côté. Tout d’abord j’ai vu le grand escogriffe revenir en compagnie d’un bourgeois, bien mis, avec des airs importants. Ils sont entrés. Puis le… disons son garde du corps est ressorti et a surveillé la rue, et subitement est rentré, comme s’il avait vu le diable. J’avais bien remarqué, moi-même, une femme, à son habillement visiblement une étrangère, descendre et remonté la rue en observant sans trop en avoir l’air, la porte de la maison. Lorsque le garde se fut éclipsé elle revint avec un homme, le genre de gaillard qu’on n’a pas envie de rencontrer seul la nuit. Ils firent deux passages devant la maison puis subitement l’homme retira son large manteau et son chapeau, la femme s’en saisit et pendant qu’elle s’éloignait un peu il se précipita dans la maison. J’eus tous juste le temps de voir qu’il traînait une r