La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 20

L’AVEUGLE

 

Avant que la rivière ne se mêle au fleuve, les bateliers eurent à lutter contre ces courants qui s’affrontent et provoquent des tourbillons par lesquels chacun des deux cherche à supplanter l’autre. Le Rhin, bien que faisant d’abord mine de repousser la rivière, finalement accepte de mélanger leurs eaux et les bateliers purent amener la barque vers la berge. Tout le monde fut invité à débarquer. Il faudrait changer de bateau et monter à bord de celui qui venait de Schaffhouse, nettement plus grand, mais qui se faisait attendre. Lorsqu' il finit par arriver la nuit allait tomber et le trafic était suspendu jusqu'au lendemain matin. Déjà les voyageurs se bousculaient devant l'entrée d'une modeste taverne. Après avoir piétiné patiemment devant la porte, Béatrice avec les enfants et chargée de ses maigres bagages put pénétrer dans cette salle basse où chacun cherchait à se faire une place.  On se serait cru au milieu d’une fourmilière dérangée par le coup de pied. Comme d’ici on partait dans diverses directions il y avait beaucoup de monde. Leur départ précipité n’avait pas laissé le temps à Béatrice de penser à leurs provisions. Autour d’eux, les voyageurs commençaient à délimiter leur carré. Certains par groupes d’autres en familles, mais peu en solitaires. Quelquesuns déballaient leurs victuailles et d’autres allaient faire la queue. Béatrice et les enfants commençaient eux aussi à avoir des crampes au creux de l’estomac. En effet ici il y avait trop de monde pour oser espérer se faire servir, il fallait voir à se débrouiller. Il fallait se frayer un passage jusqu'à la queue qui s'était formée devant un tonneau. Le patron en tirait la bière, alors que sa femme en encaissait le prix. Pour manger il fallait s’adresser à la cuisine. Un grand broc de bière dans une main Béatrice alla se mettre dans la file qui s’était formée pour atteindre une grande marmite, d’où un mitron tirait au choix saucisses ou lard. Bientôt elle rejoignit les enfants avec du pain et un gros morceau de lard.

- Maman, maman un monsieur m’a demandé où est mon papa.

En effet, alors que Béatrice était occupés à défendre sa place dans la longue file, un homme aux cheveux longs hirsutes et gras, à la longue barbe emmêlée de brins de paille, muni d’un bâton qu’il agitait devant lui et les yeux cachés par un bandeau de cuir, s’était approché. Il se pencha vers les enfants effrayés. Henriette s’était pelotonnée contre Joseph, qui dans un geste protecteur l’entourait de ses petits bras. Tous deux serrés l’un contre l’autre comme de petits animaux sauvages surpris dans leur tanière.

- Voyons n’ayez pas peur les enfants.

L’aveugle tendit la main pour caresser Henriette, la petite fille tenta de se cacher derrière le garçon, cachant son visage dans ses bras.

- Allons n’aie pas peur, dis-moi plutôt ou est ton papa.

Ce fut Joseph qui répondit.

- Il nous attend à Bâle, mais nous ne sommes pas seuls ! Il y a maman qui est là.

- Ah ! à Bâle ! C’est bien mon garçon !

Il lui passa la main sur la tête et leur fit un sourire qui ressemblait à une grimace, puis s’éloigna.

- Quoi ? Où ça ?

- Ben…Là, il était là tout à l’heure.

L’enfant tournait la tête dans tous les sens pour le chercher. Mais dans cette foule mouvante elle ne le voyait plus.

- Eh ben il est parti, je ne le vois plus ! Dis maman tu nous donnes à manger ?

- Oui ma chérie.

Tout en coupant et partageant pain et lard, Béatrice  regardait sans cesse autour d’elle, cherchant l’homme dont lui avait parlé Henriette. Qui cela pouvait-il bien être, pour demander à sa fille où était son papa ? Le connaissait-il donc ? Cette question était encore plus étonnante venant de la part d’un aveugle.

 

Toute cette foule hétéroclite passa la nuit entassée pêle-mêle en attendant de repartir au petit matin. Les uns allongés sur les bancs ou les tables, d’autres plus nombreux à même le sol. Béatrice ne put trouver le sommeil, car non seulement le sol de pierres était humide et froid, elle avait beau se rouler en boule elle ne parvenait pas à se réchauffer, mais en plus la question de l’aveugle l’obsédait. La salle était plongée dans une obscurité presque complète, seuls quelques rayons de lune pénétraient par les minuscules fenêtres pour donner forme aux ronfleurs. Sans doute sous l’effet du froid, Béatrice ressentit bientôt le besoin de sortir. Elle attendit, repoussant le moment de s’aventurer entre tous ces corps qui encombraient le passage vers la porte. Mais bientôt la pression devint douloureuse, elle finit par se soulever sur un coude. A peine avait elle fait un mouvement qu’Henriette, qui s'était installée sur un gros ballot, dégringolait de sa tour de guet.

- Pipi, maman.

- Oui viens, on va sortir. Mais ne fais pas de bruit.

Elles se faufilèrent entre les dormeurs. Par mégarde Henriette posa le pied sur une main qui se trouvait sur son chemin. Un grognement suivi d’un juron, secoua le silence. Elles parvinrent à atteindre la porte sans avoir occasionné d’autre dérangement. La porte était bloquée par un corps inerte qui pour tous signes de vie émettait un grognement rythmé. Malgré tous ses efforts elle ne parvint qu’à l’entrouvrir suffisamment pour laisser Henriette se glisser dehors. Elle n’en pouvait plus de se retenir elle serrait ses cuisses, appliquait la main pour empêcher le jet d’arroser le dormeur. Elle n’en pouvait plus, la douleur montait jusqu’à ses reins. Elle tira violemment sur la poignée de la porte. L’homme se redressa et se mit à l’injurier. Elle se précipita hors de la salle, sans se soucier de ses remarques, dont elle devinait le sens. Dehors, la lune donnait un aspect étrange à tout ce qui l’entourait. Elle n’en pouvait plus, un pas de plus et c’était la catastrophe. Elle souleva ses jupes et le jet arrosa le sol, éclaboussant ses pieds. Oh ! Quel soulagement. Par la douleur notre corps sait nous imposer les règles de son mécanisme.

- Henriette ! Où es-tu ma chérie ?

Pas de réponse. Le mouvement des roseaux et la brume créaient une atmosphère inquiétante. Elle s’avança, cherchant à pénétrer la réalité dissimulée derrière ce monde fantastique.   

- Henriette ! Henriette !

Elle sentit une main se plaquer sur sa bouche, elle voulut se débattre mais ses bras avaient été immobilisés dans son dos et ses poignets tenus comme dans un étau de fer.

Tout près de son oreille, elle sentit le souffle de son agresseur. 

- Donne-moi les lettres, si non ta fille, couic !

L’homme la serrait contre lui, quand soudain l’étreinte se détendit et elle fut entraînée dans sa chute. Un éclair et une détonation déchirèrent le silence de la nuit.

Lorsqu’elle retrouva ses sens, une petite tête se penchait sur elle.

- Maman, maman tu n’es pas morte, n’est-ce pas ? Dis tu n’es pas morte maman ?

- Mais non ma chérie ! Et toi tu n’as rien ?

Béatrice, d’une pâleur mortelle essayait de se relever. Elle tremblait, claquait des dents et une sueur froide ruisselait entre ses omoplates.  Mais heureusement sa petite fille était là, la couvrant de caresses et de baisés. Réveillés par le coup de feu des hommes étaient accourus et aidaient la jeune femme à se relever. Béatrice tenait mal sur ses jambes, elle regardait autour d’elle, cherchant quelque chose parmi les ombres qui s’agitaient autour d’eux. Lorsqu’en fin on apporta une lanterne, elle demanda d’une voix hésitante :

- Mais…mais où est mon agresseur ? Mais où est-il passé ? Oh ma tête ! Oh ça tourne ! Que je me sens mal-en-point !

- C’est sans doute la frayeur ! Vous étiez plus ou moins couchée sur un homme qui semblait évanoui, alors que nous vous aidions à vous relever un homme en faisait autant pour lui. Ils étaient là il y a encore un instant.

- Tu ne les as pas vu Joseph ?

- Mais que vous est-il arrivé ?

- Oh ce n’était sans doute qu’un détraqué. Excusez-moi, mais j’en suis encore toute perturbée.

Avant d’aller plus loin dans ses explications elle souhaitait y voir plus clair ellemême.

Encore ces lettres, ces maudites lettres. Il n’y avait aucun doute qu’elles devaient être importantes. Mais pour qui ? Et pourquoi ? En tous cas elle et les enfants, à cause de ces foutues lettres, étaient en danger. Elle devait se méfier de tout le monde.

 A présent la foule qui les entourait était plus nombreuse. Les premiers arrivés avaient été réveillés par le bruit de la détonation et les autres par le tumulte qui s’en était suivi, mais tous voulaient voir et savoir ce qui c’était passé. On s’interrogeait les uns les autres. Bientôt courut une rumeur. Quelqu’un prétendait avoir tout vu. L’information circula rapidement et apparemment satisfit tout le monde, car petit à petit chacun retourna s’installer à sa petite place. Des disputes éclatèrent. Des retardataires avaient perdu leur place et voulaient déloger les intrus. Tout le monde oublia l’incident qui avait tout déclenché.

Béatrice scrutait les visages de ceux qui partaient comme elle vers Bâle. Son agresseur était-il encore parmi eux ? Probablement. Que c’était-il passé pour qu’il s’écroule comme ça derrière elle, sans doute avait-il été frappé. Quelqu’un, dans l’ombre, était intervenu pour la défendre. Mais qui ? Peut-être le couple de gitans.

Ces questions l’obsédaient.

 

Les mariniers avaient amarré le bateau au quai de Bâle. En posant les pieds à terre, Béatrice était un peu perdue.  Elle devait retrouver Mathias. Mais encore troublée et absorbée par ses réflexions elle ne se souvenait plus de ce qui avait été convenu. Heureusement Joseph, lui, se souvenait. Il fallait rejoindre la troupe, qui devait être stationnée du côté d’Allschwil, où elle attendait le convoi avec les armes, pour ensuite se mettre en marche vers Mulhouse.

Pendant que Béatrice cherchait à s'orienté On annonçait le « Greiff », un bateau qui venait de Zurich. Son tonnage et son tirant d’eau était plus important que celui des barges à quai.  Il resta à distance de la berge et fut amarré à des billes de bois qui retenaient en tentant de stabiliser une passerelle suspendue au-dessus du courant. En plus des voyageurs et des marchandises ce bateau transportait les chevaux qui hâleraient les embarcations pour remonter le courant. Béatrice observait distraitement toute cette activité. Des barques faisaient sans cesse le vaet-vient entre le bateau et la berge. Les lourds chevaux des bateliers descendaient la passerelle et plongeaient jusqu’au poitrail dans le Rhin, trempaient leurs têtes dans l’eau et s’ébrouaient avec un visible plaisir. Les deux derniers, bien que robustes, semblaient plutôt être des chevaux de monte. Ils se montrèrent retissant à descendre dans l’eau. L’un d’eux se cabra, renversa le palefrenier qui tomba à l’eau, sous les moqueries de ses compagnons. les deux montures furent sellées et un couple en pris possession. Des voyageurs venaient d’autres partaient et les servantes chargées de brocs de bière bousculaient sans s’excuser ceux qui encombrait leur chemin. Le couple qui venait de récupérer les deux chevaux s'éloigna. Il parlait le français.

- Bon Dieu ! J’ai encore mouillé ma culotte. Et là, tu vois, je n’étais pourtant pas à cheval.

- Tu as sans doute pris froid.

- Hem ! Je ne me sens pas pisser.

- Il y a sûrement un remède. Tu sais ici il y a plein de médicaillons.

- Hem !

- Ne fait pas Hem, tu devrais te faire soigner, à la longue ça pue.

- Hem !

- Non pas Hem ! A quoi ça nous servira si tu pues comme un putois et qu’on te repère de loin rien qu’à ton odeur. Dis au fait, c’est vraiment trop bête qu’on ne sache pas lire. Tu sais ces lettres on pourrait sans doute en tirer de d’argent si on savait qui les a écrites et ce qu’elles contiennent. Si les autres sont tellement après c’est qu’elles sont importantes et tu peux me croire qu’il y en a qui donneraient cher pour les avoir ou les récupérer. Tu ne crois pas ?

- Hem ! Tu sais lire ? Non, alors ! Tu nous vois : - Pardonnez Monseigneur !

Pourriez-vous me lire cette lettre ?

 

Entre temps un homme portant sur ses yeux un bandeau de cuir, sans doute un aveugle, guidé par un adolescent s’était installé à une table et vidait tranquillement un broc de bière. L’homme appuyait son menton sur un gros bâton ferré et s’il n’était aveugle on aurait pensé qu’il suivait du regard les deux autres qui s'éloignaient. Béatrice et ses enfants étaient loin.

  

 

Mathias et les trois soldats avaient rejoint la troupe sans rencontrer aucun couple qui ressembla à celui qu’ils devaient intercepter. Béatrice et les enfants rejoignirent le bivouac presque en même temps que son mari.

 

Dès qu’ils furent seul Béatrice raconta à Mathias leur voyage et la question bizarre de l’aveugle et enfin de l’agression qu’elle avait subie à l’auberge. Mathias ne tarissait pas de questions et réclamait sans cesse des précisions, puis il interrogeait les enfants sur l’aspect de cet aveugle.

- Ah au fait j’allais de nouveau oublier et pourtant je ne cessais d’y penser tout au long du chemin. Es-ce-que tu te souviens que lorsque le commandant des Armoises nous a fait venir pour rencontrer ton père, sur la table il y avait deux petites tours en bois et chacun des deux en a fourré une dans sa poche. Tu te souviens de ça ?

- Non ça ne me dit rien.

- Des petites tours, pas très grandes, juste comme ça ?

- Non je ne vois pas, j’étais tellement émue.

- Bon ça ne fait rien, mais figure toi que le commandant Schudich en avait une toute pareille.

- Tiens donc, et ça, ça te préoccupe ?

 

Le surlendemain le commandant Schudich arrivait à la tête du convoi. Les soldats furent armés et équipés et en une longue colonne se mirent en route pour l’Alsace. Ni Béatrice ni Mathias n’étaient décidés à les suivre. Mathias disait ne pas vouloir accompagner une troupe qui serait tôt ou tard amenée à combattre l’armée de Lorraine et peut-être même le commandant des Armoises. Quand à Béatrice, elle s'était juré de ne pas quitter Bâle avant d'avoir récupéré le petit carnet noir et les lettres de son père. Ainsi chacun poursuivait son idée.

En voyant s'éloigner la troupe ils songèrent qu'avant toute chose qu'il serait temps de prendre un bon repas et ils se rendirent à la taverne où ils avaient leurs habitudes.

 

 Le patron prenait le frai devant la porte. La journée promettait d’être belle et la place grouillait de monde. La salle par contre était presque vide. Les Colas s’installèrent et Mathias commanda à boire. La servante les reconnut et passant la main dans les cheveux de Joseph lui fit un clin d’œil. Dans cette ville les nouvelles vont vite et bientôt leur ami Jean Claude poussa la porte. On se salua par de grandes claques dans le dos et de bonnes poignées de mains.

- Vous êtes donc revenus, je m’en réjouis. Vos recherches ont elles abouti ?

- Oui et non nous avons retrouvé Jacobus. Nous savons à présent qu’il n’a rien à voir avec la mort de mon père. Mais nous sommes revenus ici parce que nous recherchons toujours les auteurs du crime et le carnet dont nous vous avons parlé. Mais dites-nous, ici comment cela se présente-t-il ?

- Eh bien ici les choses se sont tassées. J’ai donné à lire les notes de Samuel Palache au professeur d’anatomie il n’en revient pas, mais m’a recommandé    de ne pas en parler. Entre nous, il doit être malade de ne pas pouvoir les publier sous son nom. Mais le sujet est pour le moment trop délicat. Quant au corps de Palache, avec deux camarades nous l’avions livré à la faculté. Il fut disséqué, il me semble que ce n’était que justice, non ? L’argent qu’il avait rapporté nous l’avons donné à la veuve qui vous hébergeait. Alors disons que l’affaire est close.

La porte de l’auberge était restée grande ouverte et dehors le patron bavardait avec un paysan.

- Maman ! Regarde là ! La dame !

Béatrice avait, elle aussi, vu la danseuse et son compagnon, le guitariste. Ils se tenaient devant la taverne, en partie dissimulés par le patron et le paysan. Béatrice se précipita au dehors.

 

- Qui êtes-vous ? Que nous voulez-vous ?

- Justement nous voudrions vous parler, mais sans témoin. Rejoignez-nous d’ici une heure dans la petite chapelle sur le bas-côté de la nef de cette église, là derrière moi. Mais attention le patron nous observe.

- La jeune femme se mit à gesticuler. Et comme pour couvrir leurs voix le guitariste se mit à parler fort dans leur langue.

- Vous avez vu ? C’est une église Luthérienne fréquentée par les allemands. On n’y prêtera moins attention à des étrangers. N’ayez pas peur nous sommes de vos amis.

- D’accord ! Nous y serons.

- Non ! Non, venez seule. Et de grâce ne vous faites pas remarquer. La jeune femme afficha un air plein de mépris à l’égard de Béatrice et le couple s’éloigna d’un pas nonchalant. Au moment où Béatrice allait franchir la porte le patron lui barra le passage et lui demanda en français s’ils lui créaient des ennuis. Elle répondit par un mouvement négatif de la tête et jetant un coup d’œil pardessus son épaule en direction du couple, l’accompagna d’un haussement d’épaules.

- C’est sans importance.

Le patron se pencha vers le paysan pour traduire.

Béatrice retourna s’asseoir à table tout en se demandant quel pouvait bien être le rôle du tavernier, qui jusque-là leur avait dissimulé qu’il parlait le français. Mathias et Jean Claude discutaient encore de tout ce qui s’était passé à Bâle en leur absence et semblaient ne même pas s’être aperçu que Béatrice était sortie.

- Ah ! au fait, Elsie ? Savez-vous ce qu’elle est devenue ? Elle n’est pas là ?

- Non elle a quitté la ville, peu après votre départ.

 Puis se penchant vers Mathias avec des airs de conspirateur il lui parla à l’oreille. Béatrice s’étonnait qu’il fasse tant de mystères et voyant son mari avec un sourire amusé.

- Dites donc ! Vous avez bientôt fini avec vos petits conciliabules.       Jean Claude prit un air très sérieux et semblait choisir ses mots pour expliquer que la jeune femme s’était installée dans une auberge au sud de la ville, où avec d’autres filles elles organisaient des soirées qui n’étaient pas destinées précisément ni à la prière, ni à l’étude, mais avaient beaucoup de succès. On disait que le vin y était bon et que les filles n'étaient pas farouches, mais jolies. Mathias était rassuré, sa femme n’irait pas là-bas pour s’entretenir avec la jeune femme.

Jean Claude, qui avait un cours à la faculté, prit congé et partit en pressant le pas. Béatrice rapporta brièvement son échange avec le couple rom et mit Mathias en garde contre le patron qui pratiquait parfaitement leur langue.

- Tiens-donc, voilà qui est intéressant ! Écoutes ! Voilà ce que nous allons faire. Tu vas aller seule dans cette église et nous, nous allons nous promener sur le marché. Lorsque le patron ne pourra plus nous voir nous filerons làbas, nous entrerons discrètement, mais nous resterons au fond pour prier et en même temps prêt à intervenir. Qu’en penses-tu ?

- D’accord, vous me laisserez une petite avance tout de même ! Ah ! encore une chose, c’est un temple luthérien pas une église catholique, alors pas de signe de croix, d’eau bénite, ni de génuflexion, d’accord ?

 

Béatrice poussa la lourde porte. Cette odeur de cire et de fleurs baignant dans une eau putride, commune à toutes les églises, l’enveloppa. La lumière était comme tamisée par les vitraux couverts d’inscriptions en grisaille, cette douce pénombre plus cette odeur, créaient une atmosphère particulière. Deux vieilles femmes étaient plongées dans la lecture de leurs livres de prières. Un peu plus loin, un homme affalé, plus qu’assis, le visage enfuit dans ses mains, sanglotait. Béatrice, qui pour la première fois depuis la mort de son père, entrait seule dans un temple se laissa gagner par cette sérénité. Durant un instant elle laissa son regard errer sur l’alignement des piliers, les chapiteaux, les clefs de voûte. Elle avait envie de se reposer un instant et de goûter le silence de cet endroit bâtit pour la méditation et la prière. Contrairement à ce que certains prétendaient elle s’y sentait plus proche de Dieu. Séparé du monde bruyant, grouillant extérieur, elle en oubliait presque ses préoccupations. Mais on l’attendait. Le couple rom, se tenait sur le bas-côté dans ce qui avant la réforme avait dû être une petite chapelle. Apparemment plongés eux aussi dans une prière sincère. Béatrice poussa la porte en fer forgé qui fermait ce petit oratoire, elle grinça. La jeune femme la laissa entrouverte. Elle prit une attitude de circonstance, semblant elle aussi faire ses dévotions. Le couple était à un pas devant elle.

- Vous comprenez il faut être très prudent, il ne faut pas que l’on nous voit parler ensemble si non notre mission serait compromise.

- Quelle mission ?

- Oui bien sûr ! Je vais vous expliquer. Nous sommes du campement où vous avez séjourné à Hégenheim. Peu après votre départ notre chef a reçu la visite de deux hommes qui étaient à votre recherche. Ils se disaient êtres de vos amis. L’un d’eux est rom. Au départ le chef n’avait aucune raison de se méfier, il leur dit que vous étiez partit pour les cantons forestiers. L’autre décida qu’ils devaient immédiatement repartir, cependant au moment de se mettre en route le rom revint vers le chef et lui demanda s’il avait connaissance de lettres que vous auriez récupérées et que vous deviez porter à leurs destinataires. Le chef dit ne pas savoir. Mais cela éveilla ses soupçons il décida de faire suivre ces deux individus et de vous prévenir d’un éventuel danger. Nous fûmes choisis moi et mon frère pour cette mission.

- Oui ! Je me souviens à présent, lors de notre séjour chez vous, oui, oui bien sûr, c’est vous qui m’avez montré comment monter en amazone, je me souviens à présent. A l’auberge où vous dansiez il me semblait bien vous avoir déjà vu.

- Oui c’est ça ! Nous avons donc suivi ces deux hommes. Ils se sont directement rendus à Glarus puis repartirent immédiatement pour Zurich. Lorsqu’ils découvrirent votre logement, ils soudoyèrent la patronne de l’auberge pour qu’elle essaye de savoir si vous aviez les lettres qu’ils cherchaient et où vous les cachiez. Nous avons essayé de vous prévenir de la façon la plus discrète possible. Cela a semble-t-il marché. Nous avons tenté d’entrer à nouveau en contact avec vous à l’embarcadère de Baden. Mais ils étaient là. Après votre départ, votre mari à cheval et vous en bateau, ils sont retournés en ville. Nous de notre côté avons pris la route de Bâle où nous ne sommes arrivés que ce matin. Et nous avons eu par hasard la chance de vous voir entrer dans cette taverne. Soyez prudents. Ils cherchent quelque chose qui semble important pour eux et ne vous lâcherons pas tant qu’ils ne l’auront pas.

- Et où sont-ils à présent ?

- Nous n’en avons aucune idée pour l’instant. Bon à présent, sortez en premier. Nous resterons encore un instant. Ne vous étonnez pas à l’avenir si

vous nous voyez de temps à autre et ne faites rien qui puisse leur faire soupçonner la raison de notre présence. Nous continuerons à surveiller votre entourage et si nous avons à vous parler nous trouverons un moyen discret. Mathias voyant Béatrice quitter la petite chapelle la suivit. Ils s’éloignèrent rapidement et Béatrice rapporta à son mari leur conversation.

             

- Tu dis deux hommes…dont un rom. C’est ce que disait l’alsacien de la taverne de Zurich. Il parlait aussi de deux hommes comme ceux-là. Qui évidemment me font penser à ton ami Coco et au borgne.

- Oui, évidemment mais quelque chose ne colle pas. J’y ai pensé moi aussi. Souviens-toi que les deux hommes de la maison de Zurich sont morts tous les deux et tu les as vu comme moi, ce n’était donc pas eux. Et qui serait ce couple dont l’homme est entré dans la maison pour procéder au …nettoyage ? Serait-ce le même qui est venu à Baden pour prendre les papiers chez Jacobus ? S’ils font partie de la même bande, pourquoi ayant récupéré les lettres continueraient ils à les chercher ? Je pense qu’il s’agit de deux bandes rivales. J’ai beau faire, je n’arrive pas à y voir clair. Il y a autre chose qui tourne dans ma tête et ne me laisse pas de repos : Les deux qui m’ont enlevé à Zurich et qui sont mort, agissaient-ils pour le compte de Jacobus ou bien faisaient-ils partie de cette bande et sachant l’intérêt que lui me portait auraient imaginé de m’enlever pour m’échanger contre les lettres.

- Attends ! Tu veux dire que Jacobus n’aurait pas commandité ton enlèvement ?  

- Oui c’est ce que je pense ! Il ne me semble pas être un homme violent. Par contre si tu penses que l’un des deux hommes était le frère d’Elsie, elle je la vois très bien mêlée à ce genre de complot. Mais à présent que ses deux frères sont mort et qu’elle ne bénéficie plus d’aucune protection, je pense que si on lui posait bien les bonnes questions et si elle a encore un contact avec cette bande on devrait trouver un bout du fil d’Ariane.

Mathias détourna la tête.  Avec cette Elsie il s’était mis dans de beaux drap, Car l’autre bout de ce fil, c’est toujours lui qui l’avait à la patte.            

 

Après la bataille de Nördlingen, où le roi de Suède, Gustave Adolphe, avait écrasé l’armée impériale, mais avait perdu la vie, les deux partis étaient très affaiblis.

Tous étaient fatigués de cette guerre et en venaient à se servir de méthodes moins chevaleresques, mais bien moins coûteuses que les affrontements militaires, pour tenter de mettre l’adversaire à genoux et le contraindre à demander la paix. Le général Wallenstein, ce condottiere aux services de l’empereur, avait passé un traité secret avec le général protestant von Arnim pour suspendre la guerre entre eux. L’empereur en apprenant cet accord se débarrassa de son général en le faisant assassiner par l’un de ses officiers. Dans les négociations de paix, devenues inévitables, chacun userait de toutes ses armes, qu’elles soient diplomatiques ou faites d’intrigues ou de conspirations. Évidemment chacun souhaitait connaître les cartes de son adversaire avant de dévoiler son propre jeu. S’il y avait deux grands partis, il y avait aussi de nombreuses nations mêlés et intéressées aux traités qui résulteraient des négociations. Chacune, espérant en tirer avantage entretenait son réseau d’espions qui s’entremêlaient au point que plus personne ne savait qui travaillait pour qui. Ces lettres tant convoitées contenaient peut-être des informations qui apporteraient un atout à qui saurait en faire bon usage. 

 

Mais pour l’instant Béatrice et Mathias avaient autre chose à faire. Béatrice avaitété chargée de porter une lettre de Jacobus à son épouse et Mathias devait aller se présenter au chef d’atelier pour reprendre son poste.

Mathias se demandait comment serait l’accueil du chef d’atelier en lisant la lettre que lui adressait Jacobus. Quant à Béatrice elle aussi appréhendait la rencontre avec la femme délaissée par Jacobus. N’allait-elle pas imaginé avec sans doute quelque raison que Béatrice était sa rivale ?

  

Martin, accompagna son signe amical de la main d’un sourire, le chef d’atelier, qui lui parlait n’avait pas vu Mathias entrer et se retournant brusquement le reconnut et cracha quelques mots d’entre ses dents.  Assourdi par le bruit ambiant, Mathias eut été incapable d’en distinguer même le son, mais à l’expression du visage il en comprit le sens. Si en entrant dans l’atelier il était encore indécis sur l’attitude à prendre face au chef, à présent la colère l’avait fait se redresser. Que lui reprochait cet homme ? Qui était-il pour s’octroyer le droit de se montrer méprisant à son égard ? Et de quel droit cherchai-t-il constamment à l’humilier ? Il marcha droit sur les deux hommes et sans même un salut pour le chef il s’adressa à Martin avec l’intention de lui dire que venant de Zurich, où il avait vu Jacobus, il allait reprendre son poste.  Mais l’autre, rouge de colère, repoussant le brave forgeron de côté et accompagnant d’un hurlement son signe vers la porte ne lui en laissa pas le temps. Les martellements cessèrent, les gestes restèrent en suspens, tous tendaient l’oreille. Mathias restait là planté, les yeux dans ceux de son adversaire, avec des mouvements lents il tira de sa poche la lettre de Jacobus et tendit le doigt en direction de la porte par laquelle le patron passait pour venir à l’atelier. L’autre se mit à aboyer : - Le maître n’est pas là et en attendant c’est moi qui commande !  Des ricanements remplacèrent les coups de marteaux, mais personne ne broncha. Fou de rage le chef voulut se saisir de la lettre, mais Mathias prompt comme l’éclair le stoppa net par un coup de poing en pleine figure. Et brandissant la lettre au-dessus de sa tête se mit à hurler en s’adressant à tout l’atelier -  Ça !  Lettre de Meister Jacobus ! Puis saisissant Martin par le bras lui commanda de l’accompagner au siège de la corporation. Le pauvre homme ne savait plus ni que dire ni que faire, mais devant l’air autoritaire de Mathias finit par lui céder. Arrivé sur place il remit la lettre au greffier et lui demanda d’en prendre connaissance et de l’enregistrer. L’homme lut à haute voix. La lettre faisant état de ce que Mathias et son épouse étant par ailleurs associés de Meister Jacobus celui-ci ordonnait que Mathias soit réint