La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 22

Babette.

 

Mon Dieu, mais que lui arrivait-il ? Il ne se comprenait plus. Jusque-là lorsqu’il se sentait attiré par une femme, c’était tout simplement l’envie de la prendre, de la posséder et ça s’arrêtait là, ça ne se passait qu’en dessous du nombril. Il ne se posait pas de questions. Et là, ce n’était plus du tout comme d'habitude il avait envie de la protéger.

Entre temps Mathias avait appris que dans l’autre atelier, là où on fabriquait des armes on cherchait un forgeron expérimenté, Maître Colas s’y présenta sans faire la moindre référence ni à son fils ni à Meister Jacobus et fut engagé à l’essai par le chef d’atelier. Mathias l’avait prévenu qu’il aurait à faire l’effort d’essayer de parler leur langue pour être accepté. Ce qu’il fit apparemment suffisamment bien pour être pris et ainsi emménagea chez ses enfants. De vagabond il dut retrouver des habitudes de sédentaire qu’il avait oubliées. Mais après deux jours il n’y tint plus, il fallait qu’il retourne là-bas, il avait envie d’aller se montrer et de la voir. Oh il tenta bien de se persuader que la raison de se rendre là-bas était de voir Elsie, essentiellement pour savoir ce qu’était devenu le carnet de Jean Du Fossé, mais cela n’y changeait rien, quand il pensait à cette auberge il ne voyait qu’elle. En arrivant il constata avec soulagement que l’établissement était bien moins fréquenté que la fois précédente. Elsie était attablée avec un homme et semblait parfaitement indifférente à sa présence. La grande fille, celle qui avait expédié Coco, était à se faire taquiner par trois jeunes hommes. Colas prit place en bout de table et mit à profit le peu qu’il connaissait de la langue pour essayer de comprendre ce qui se disait. Au bout d’un moment Catherine vint s’enquérir de ce qu’il souhaitait boire. Elle lui souffla que

Babette était occupée et que l’humeur d’Elsie était au vinaigre, s’il souhaitait parler à Babette il devrait faire mine d’user de ses services et surtout de payer. Si non ça finirait mal pour la fille. Un petit coup d’œil de côté lui permit de voir qu’Elsie les observait. Il eut l’idée de commander deux choppes et d’inviter Catherine à boire avec lui. Ainsi il put prendre des nouvelles de Rodolphe, qui allait de mieux en mieux et viendrait le voir prochainement en ville pour régler sa dette envers Béatrice. Catherine lui expliqua aussi la raison de l’affluence de l’autre jour. Elsie, depuis qu’elle pouvait garder l’argent qu’elle gagnait, s’était mise en tête de faire fortune. Et maintenant, non seulement elle exigeait des autres pensionnaires une part de leurs gains, mais s’était mise en cheville avec cet homme avec qui elle parlait. C’était un rabatteur, un sergent recruteur.  Il amenait là des pigeons qu’il fallait d’abord plumer et une fois qu’ils avaient les poches vides et la tête pleine de brouillard leur faire signer un engagement. De cette façon elle touchait deux fois quelques pièces. Voyant la tournure que prenaient les choses Colas décida qu’il était grand temps de parler affaire avec Elsie pour récupérer le carnet noir. Lorsque Babette revint en salle, accompagnée d’un jeune homme, à peine sortie des jupes de sa mère, que Colas avait une grande envie de rosser, il fit celui qui n’y prêtait aucune attention. La jeune femme, mal à l’aise n’osait le regarder, mais semblait néanmoins dépitée par son apparente indifférence.  Elle alla donc s’installer à l’autre extrémité de la table à côté de la fille, qui faisait mine de beaucoup s’amuser avec les trois hommes qui la lutinaient. Colas fit sa descente en enfer. Il mourait d’envie de l’avoir prêt de lui et regardait les trois gaillards, bien plus jeunes que lui, qui faisaient rire les deux filles. Il enrageait à l’idée que l’un d’entre eux se lève et accompagne Babette par la porte de derrière.  Il en crèverait de jalousie. Ça bouillonnait en lui, mais il n’arrivait pas à lever la main pour faire le geste de l’appeler. Catherine l’observait et assistait en silence à son tourment. Ce fut elle qui appela Babette et lui fit signe de venir s’asseoir près d’eux. La jeune femme les rejoignit faisant mine de traîner les pieds, comme si elle regrettait de devoir abandonner une meilleure compagnie. Colas se leva, faisant effort de ne pas laisser deviner son émoi, il la prit par la main et se dirigea vers la porte du fond. Il exerça une pression sur la main de Babette comme pour lui signifier quelque chose, même s’il ne savait pas quoi. Elle lui répondit par une autre pression. Le cœur de Colas faillit bondir hors de sa poitrine. Elle avait compris. A peine la porte se fut-elle refermée derrière eux qu’elle le retint, le fit se baisser pour lui appliquer un pudique baisé sur les deux joues. Il en explosa de bonheur et la serra fort contre lui, comme s’il voulait se souder ou plutôt se fondre en elle. Ces deux petits baisés étaient significatifs, ce n’était pas par esprit de lucre qu’elle était avec lui. Oh il aurait voulu lui dire ce qu’il ressentait, mais en ignorait les mots. Elle lui fit signe de la suivre hors de l’auberge et ils marchèrent main dans la main. Il réfléchissait, cherchait dans sa tête, sans trouver comment lui dire. Il finit par s’arrêter pour l’enlacé. Ce jeune corps, chaud, plein de vie, abandonné, offert, mais non il ne voulait pas se conduire comme ces gorets en rut.

Elle lui dit comme elle put, avec des gestes, des mimiques et des mots dont il devinait le sens, son chagrin, sa tristesse, son inquiétude aussi, pour sa petite sœur, un peu folle, partie toute seule. Il était là sans savoir que dire, le cœur chaviré par ce chagrin, alors il promit, il promit quoi, il n’en savait rien, mais il promit, comme il put, avec des gestes et des mots dont elle devina à son tour le sens. Il lui parla du carnet noir, presque avec honte. Comment pouvait-il face à sa détresse ne rien trouvé d’autre à dire. Pourtant elle comprit de quoi il voulait parler. Oui elle comprit qu’il cherchait ce que sa sœur avait emporté. Ce qu’Elsie cherchait et ne trouvait pas et qui la rendait si méchante. Son visage s’illumina, car elle venait de percevoir une issue à son labyrinthe.

 

Béatrice aimait avec les enfants courir la campagne pour reconstituer sa pharmacie personnelle et apprendre auprès des habitants le nom commun des plantes et l’emploi qu’eux en faisaient. Dans son laboratoire de fortune elle faisait sécher, macérer, broyait ses plantes, composait des tisanes, fabriquait des onguents et des pommades. Elle avait prélevé dans le jardin des simples de l’université des semences et des boutures de plantes qu’elle s’était mise à cultiver dans son jardin. Sachant que son beau-père se rendait deux à trois fois par semaine à l’établissement tenu par Elsie, où il retrouvait avec plaisir, selon ses dires Catherine et Rodolphe pour parler d’Affléville. Un jour elle décida de pousser de ce côté-là sa collecte, histoire de se rendre compte par elle-même. Elle savait par son beau-père que Rodolphe était en bonne voie de guérison, il était peut-être temps de leur rappeler leur accord. Elle était curieuse de pouvoir enfin voir ces lettres et documents qu’ils disaient détenir. En approchant de la taverne, tout en cueillant camomille, prêle des champs, reine des prés et autres herbes, soudain elle entendit des cris. Voix d’homme et de femme entremêlées, que

Béatrice interpréta d’abord comme une banale dispute entre une fille et son client.

En y prêtant mieux attention elle parvint à distinguer deux voix féminines. Il s’agissait d’une dispute qui semblait devenir de plus en plus violente. Bientôt l’une des femmes se mit à hurler, apparemment sous des coups. Les enfants effrayés étaient venus se réfugier auprès de Béatrice qui ne savait quelle attitude prendre. Fallait-il se mêler de quelque chose qui non seulement ne la regardait pas, mais dont elle ne comprendrait sans doute pas le motif. Soudain une femme, échevelée et les vêtements en désordre, jaillit de derrière le bâtiment. Elle était suivie par un homme rouge de colère, il la rattrapa et se mit à la frapper à coups de poing et après qu’elle fut tombé à terre, à coup de pieds. Béatrice, au souvenir de scènes semblables, avait pâli et s’était mise à trembler. Les enfants effrayés se serraient contre elle. Elle, malgré son horreur regardait et hésitait à intervenir. Quand Elsie arriva à son tour, voyant Béatrice assister de loin à cette effroyable scène, elle en fit la remarque à l’homme qui cessa immédiatement ses violences et retourna avec Elsie à l’intérieur de l’ancienne auberge. La femme à terre, recroquevillé sur elle-même gémissait. Béatrice hésitait encore à prendre parti.  Les enfants la tiraient pour la forcer à s’éloigner, mais elle ne parvenait pas à se résoudre à abandonner cette femme à terre, sachant que s’éloigner serait l’abandonner à de nouvelles violences de la part de cet homme en fureur. Elle se décida finalement à aller vers elle. A peine avait-elle fait quelques pas, qu’Elsie revenait accompagnée de Catherine. Faisant mine de ne pas voir Béatrice elle se pencha sur la femme qui immédiatement se recroquevilla et se protégea la tête de ses bras. Profitant de ce qu’Elsie s’était penchée et leur tournait le dos Catherine leur fit signe de s’éloigner. Mais Béatrice ne changerait pas aussi facilement d’idée, elle voulait savoir ce qui se passait. Elsie se releva et lui fit face tout sourire. Elle saisit Joseph par l’épaule et lui demanda de dire à sa mère qu’il s’agissait d’une sale voleuse, qui avait été surprise en pleine action, mais qu’après cette correction, elle ne recommencerait certainement plus. Catherine aidait la femme à se redresser et à marcher vers un appentis derrière la maison. Béatrice n’était pas convaincue, mais que faire ?

En retrouvant son mari et son beau-père elle leur raconta ce qu’avec les enfants ils avaient vu. Colas écoutait avec attention, le visage pâle et crispé et les poings serrés.

- Bon sang ! D’après tes descriptions j’ai bien peur qu’il s’agisse d’autre chose ! Mathias vient avec moi, je pense que s’il le faut Rodolphe nous donnera un coup de main.

Son ton ne laissait aucune alternative. Mais lorsqu’ils arrivèrent sur place tout était calme. Trop calme au goût de Colas. La porte était verrouillée. Ils firent le tour du bâtiment là aussi la porte était fermée. Ils frappèrent aux fenêtres. Rien, pas un bruit. Colas savait que Catherine et Rodolphe logeaient dans une espèce de remise ou de grange. La porte en était entrouverte, mais il n’y avait personne.

- Les chevaux ! Allons voir à l’écurie.

L’écurie était vide. Que se passait-il dans cette maudite bicoque. Il y avait à peine un peu plus d’une heure Béatrice y était encore, et là comme, par enchantement, plus personne.

- Viens père ne restons pas là, cette maison est sinistre, il y a comme un mauvais esprit qui rôde autour de nous. Viens partons !

Colas n'écoutait pas il tournait autour de l'auberge comme un ours d'une ruche. Il avait compris que la porte de devant était bloquée par une barre de fer. Après avoir bloqué cette porte ils avaient dû sortir par derrière.

Mathias ne comprenait pas l'agitation de son père. Qu’est-ce qui le mettait dans un état pareil, après tout cette histoire ne les concernait pas. Il se mit néanmoins à la recherche d’un outil qui pourrait faire l’affaire. Dans la remise il ne trouva rien, il retourna voir à l’écurie. A part une fourche à fumier et une pelle, de la paille et du foin, il n’y avait rien qui puisse leur être utile. Au moment de sortir de l’écurie le jeune homme entendit un bruit de chute. Il retourna sur ses pas.

Dans un coin sombre Pisse-sang était allongé. Avec beaucoup de peine il avait tenté de se relever et n’était parvenu qu’à faire tomber une échelle à laquelle il s’agrippait. Mathias le soutint pour lui permettre de s’asseoir sur une caisse. Il expliqua avec beaucoup de difficultés qu’en voulant s’interposer au nouvel ami d’Elsie celle-ci lui avait à moitié fracassé le crâne. A son réveil il avait affreusement mal à la tête et l’impression que tout tournait autour de lui. Par contre il ignorait ce qui s’était passé dans la maison.  Colas ni tenait plus il voulait savoir, il se mit à fourrager dans la serrure avec un bout de ferraille et parvint finalement à faire jouer le mécanisme. A peine la porte ouverte il se précipita en appelant : - Babette ! Babette ! Son fils n’en comprenait toujours pas la raison et regardait les bras ballants son père courir dans tous les sens.

- Mais bon Dieu qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ! Aides moi plutôt à chercher.

Alors que son père se précipitait à l’étage Mathias alla sans conviction jeté un coup d’œil dans la cuisine. Près de la porte se trouvait une trappe équipée d’un anneau de fer. Son père continuait à appeler. Mathias l’entendait courir au-dessus de sa tête. Quand le bruit des pas se fut éloigné il entendit comme un grattement sous la trappe. Il saisit l’anneau, s’arque bouta et souleva le panneau. Dans la faible lumière qui pénétra dans le trou il vit un visage cadavérique lui faire des grimaces, de frayeur il faillit lâcher l’anneau et laissé retomber la trappe, mais son père était à ses côtés et la retint à temps.

- Babette ? Dis-moi Catherine elle est où Babette ?

- Là en bas. Attends ! Donnes moi d’abord la main, aides moi à sortir. Non ne descend pas comme ça !  Il te faut de la lumière, tu vas te briser le cou. Non je te dis ! Elle est juste là en bas tu vas lui tomber dessus.

 Mais rien n’y fit, déjà il s’aventurait à tâtons dans l’escalier glissant d’humidité. Catherine revenait avec un morceau de bois qu’elle avait pris dans l’âtre et qu’elle secouait pour raviver la flamme. Elle le tint au-dessus de l’ouverture.

- Attention !  Ne lui marche pas dessus elle est assez abîmée comme ça.

- Oui bon, Mathias descend, tu la prends sous les bras.

Son fils s’exécuta, il était curieux de voir cette Babette qui mettait son père dans un tel état. En tous cas elle n’était pas très lourde, ni très remuante. Sa tête dodelinait d’un côté à l’autre. Il se demanda si elle était seulement encore vivante.

- Tiens la bien il faut la coucher sur la table.

- Elle n’est pas morte au moins ?

Catherine lui souffla.

- Non, tais-toi donc, si non il te tue.

Le père avait gravi les dernières marches, il avait le regard hagard et le visage tout pâle. Les deux hommes la déposèrent avec mille précautions sur la table. Catherine arrivait avec une chandelle dont la flamme vacillante éclairait faiblement le visage de la femme. Enfin Mathias put la voir. Les cheveux collaient sur son visage et cachaient partiellement la grosse bosse qu’elle avait au front, elle saignait du nez et son teint était cireux. Ses vêtements étaient en désordre. Colas se plaça devant Mathias et le repoussa dans l’ombre pour essayer de cacher ce que son fils n’avait pas à voir et essaya de couvrir ce pauvre corps de ce qui lui restait de vêtement, ces quelques lambeaux ne cachaient plus grand-chose. Alors il retira prestement sa chemise et l’en couvrit, avec autant de manières que si c’était le Saint Sacrement. Mathias avait de la peine à croire son père capable de tant de délicatesses. Catherine souriait émue. Le pauvre corps était taché de plaques rouges ou bleues tirants au vert. Le compagnon d’Elsie avait sans ménagement poussé les deux femmes dans la cave et Catherine était tombée par-dessus

Babette, ce qui n’avait rien arrangé. Durant leur enfermement dans la cave Babette n’avait pas cessé de gémir et de se plaindre de multiples douleurs, mais là, elle ne bougeait ni ne disait plus rien. Colas se pencha sur elle, son souffle était pourtant régulier, mais elle gardait les yeux obstinément clos. Mathias estima qu’il fallait avant tout la protéger du froid et se mit à la recherche de quoi la couvrir Catherine le suivit. Colas restait penché sur elle guettant un mouvement. A peine furent-il seul qu’elle entrouvrit les yeux et lui fit un timide sourire. De ses mains, elle tenta de dissimuler les parties intimes de son corps. Colas comprit qu’elle avait honte d’être ainsi presque nue exposée aux regards.  C’est vrai qu’elle n’était pas belle à voir comme ça. Colas abaissa son visage pour lui donner un baisé furtif, car déjà on venait. Catherine apportait un bougeoir.

- Catherine va donc voir ce que devient Rodolphe, il est à l’écurie.

Mathias ne revenait pas, il avait pourtant trouvé un coffre contenant des vêtements et dans un coin roulé en boule une couverture. Jamais il n’avait vu son père dans un tel état et il s’interrogeait sur l’attitude à avoir par rapport à cette femme. Mathias des vêtements dans une main secouait la couverture de l’autre Tout en faisant mine de détourner la tête il aida son père à revêtir la femme et à la couvrir.  A présent elle avait les yeux ouverts et suivait leurs mouvements. Colas lui avait passé la main sous la nuque et tout en la regardant avec attention fit le geste de la soulever. Elle acquiesça d’un mouvement de paupières. Assise sur le bord de la table, emmitouflé dans la couverture, elle observait ce qui se passait autour d’elle, ce qui rassura Colas.

- Catherine, tu me donnes un coup de main pour la mettre sur ses pieds.

Colas avait d’un coup de coude repoussé son fils, il semblait ne plus vouloir qu’il la touche. Mathias prit un air désinvolte et demanda :

- Mais au fait, Rodolphe, comment ça va toi ?

Pisse-sang lui répondit d’un simple mouvement de tête.     

- Je vais donc pouvoir dire à Béatrice que son traitement est efficace. Elle en sera très contente. Et alors on va aussi pouvoir voir ces lettres ?

Catherine intervint.

- Oui elles sont là. Tu vas pouvoir les emporter.  Tu n’imagines pas comme je suis soulagée de m’en débarrasser. Depuis quelques jours je craignais sans cesse qu’ils nous les prennent et qu’on ne puisse pas remplir notre part du marché. Mais écoutes Colas, vous ne pouvez pas laisser Babette ici, ils vont revenir et alors là !

- Oui, tu as raison ! Mathias, je pense qu’on devrait la ramener à la maison, ta femme saura sans doute mieux en prendre soins qu’eux deux.

Colas l’avait aidé à se lever, il la soutenait et l’encourageait à faire quelques pas. Elle était très pâle et avait les trais tiré, à chaque mouvement elle faisait une grimace, mais ne se plaignait pas. Rodolphe se fit l’interprète pour lui demander si elle pensait pouvoir marcher jusqu’en ville. D’un air triste, mais résolu elle hocha la tête. La décision fut vite prise, elle partait avec les Colas et Catherine et Rodolphe lui apporteraient ses affaires le lendemain. Mathias avait eu l’idée d’emporter une chaise pour Babette, ce qui leur permit d’entrecouper de poses le trajet jusque chez eux. Serré sous sa chemise il gardait précieusement le paquet que lui avait remis Catherine. Il n’avait pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil, mais à chaque arrêt il glissait la main sous son vêtement pour s’assurer que le paquet était toujours là. Colas, plein d’attentions soutenait Babette pour marcher. A leurs côtés Mathias, très gauche, trimballait la chaise ne sachant comment se rendre utile sans irriter son père, qu’il sentait très ombrageux.

 

Durant toute leur absence, Béatrice n’avait cessé de se demander si elle avait bien fait de leur parler de ce qu’elle avait vu. Cette fille était-elle réellement une voleuse qui avait provoqué et mérité la colère de l’homme ? Et comment Mathias et son père seraient-ils reçus si cette colère était justifiée ?  Dans quel état allaientils rentrer ? Comparé à tout ce qu’elle avait redouté, l’arrivé de Babette fut une réelle bénédiction et elle fit avec soulagement le meilleur accueil à la protégée de son beau-père. Pendant qu’elle s afférait à donner des soins à la jeune femme, Mathias marchait sur des charbons ardents, il était impatient de pouvoir étaler devant Béatrice ce qu’il continuait à dissimuler sous sa chemise. Il ne se sentait d’aucune utilité, car chaque fois que sa femme avait besoin d’aide son père se précipitait et le repoussait. Lassé d’attendre il finit par se retirer avec les enfants à l’étage et là sans doute épuisé par la tension nerveuse finit par s’endormir. Au matin, avant de se glisser en bas, tout en évitant de réveiller Béatrice, il déposa le précieux paquet à côté d’elle, comme ça elle le découvrirait avant de descendre. Tout au long de la journée Mathias ne cessa de penser à cette jeune femme qui avait pris une telle place pour son père.

 

Au soir, bien que le travail fût enfin terminé, il s’attarda encore à tourner dans l’atelier sans rien faire de précis. Évidemment qu’il avait hâte de connaître le contenu de ces lettres tant convoitées, mais voulait laisser le temps à son père d’arriver le premier. L’attitude de Colas l’irritait à l’extrême, il ne se sentait plus réellement chez lui. La présence de cette Babette gâtait tout. Il aurait aimé parler à Béatrice sans témoin, comme avant, mais savait que ce ne serait plus possible pour l’instant. Et même en toute innocence se retrouver seul avec Babette le mettait mal à l’aise. Alors puisque la jeune femme était là et réclamait toute l’attention de Béatrice, autant se faire attendre ! Son père pourrait occuper tout l’espace par sa présence et n’aurait pas l’occasion de le repousser sans cesse en coulisses.

 Lorsqu’en fin il poussa la porte, la minuscule cuisine était encombrée de monde. Catherine et Rodolphe étaient venus et discutaient avec son père. Béatrice, tout en s’activant auprès des enfants écoutait ce qui se disait. Elle eut tout juste le temps de faire à Mathias un signe de connivence. Sur les instructions de Colas, Joseph avait rapporté une grande cruche de bière mousseuse de la brasserie la plus proche. Babette faisait le service et la versait dans des gobelets de grès, mais comme il n’y en avait que trois Colas expliqua que les couples s’en partageraient chacun un. Lui boirait avec Babette. Les lettres et documents rapportés par Mathias la veille étaient étalés sur la table. Les cachets de cire rouge ou noire en étaient brisés. On se les passait de mains en mains et chacun les examinait à sa façon. Catherine ne savait pas dans quel sens courrait l’écriture, Rodolphe savait lire mais pas le français ni le haut allemand, il y jetait un coup d’œil distrait, Colas essayait en suivant du bout du doigt les lettres de les identifier. Mathias comprit qu’en dehors de sa femme et de lui personne ne pénétrait les mystères de l’écriture.  Il avait de la peine à résister au péché d’orgueil, il aurait aimé faire une démonstration de sa science, mais il y avait Béatrice et elle jugerait cet acte mal à propos. Alors il s’approcha nonchalamment de la table et les examina d’un air distrait. Il put tout de même voir qu’il s’y trouvait le contrat qui liait Jacobus, Du Fossé et le roi de France. Lorsqu’il leva les yeux vers Béatrice leurs regards se croisèrent et il comprit qu’elle n’en avait rien dit. Pour le reste il s’agissait bien de cinq lettres. Il y jeta un coup d’œil sans insister. Babette se tenait à l’écart et semblait préférer la compagnie des enfants à celle des adultes qu’elle ne comprenait pas. Colas lui adressait de temps à autre un sourire protecteur, mais se gardait de toute autre démonstration. L’atmosphère était plutôt détendue, ce qui permettait de parler librement. Les autres buvaient, mais lorsque Mathias voulut porter leur gobelet à ses lèvres Béatrice le fixa avec une tel intensité qu’il le reposa. Il comprit qu’il fallait garder les idées claires et poussa le gobelet vers le milieu de la table.

- Alors Béatrice ? Vous les avez lues, alors qu’en dites- vous ?

- Eh bien ce sont des lettres et un contrat. Le contrat lie Jacobus à des fournisseurs, quant aux lettres, trois concernent elles aussi les affaires de Jacobus, je pense que tout cela ne présente aucun intérêt. Quant-aux deux autres ce sont sans doute des lettres que mon père devait acheminer, seulement les cachets étant brisés je me vois mal allez voir leurs destinataires et pour m’expliquer leur raconter je ne sais quoi.

- Mais que contiennent-elles ?

- Attends un instant Colas ! Ce contrat et les trois lettres de Jacobus, pensestu qu’on pourrait en tirer quelque chose ?

- Comme quoi ?

- Ben !  Ben si en les lui portant on pouvait, comme vous deux, avoir un emploi et un logement par exemple. Tu sais Colas, le Rodolphe il commence à se lasser de courir après ses fantômes.

Catherine commença à leur parler de la vie aventureuse de son compagnon. Quand les gobelets et la cruche furent vide Colas commanda à Béatrice d’aller jusqu’à la brasserie en chercher une autre. Visiblement Colas voulait affirmer sa position de chef de famille. Béatrice enrageait, n’en laissa rien paraître, mais se promit de repartager les rôles et la hiérarchie dans Sa maison.

Lorsqu’à son retour elle posa la cruche de bière sur la table son regard croisa celui de son mari. Il fronça les sourcils. Durant son absence de la table des négociations elle avait eu le temps de réfléchir et de préparer sa riposte, elle lui répondit par un petit sourire complice. Catherine en était toujours encore aux exploits de Rodolphe. Lorsque Rodolphe et Coco s’étaient retrouvés tous les deux dans la même bande de brigands ils avaient fait mine, tous deux, d’avoir oublié leur passé, mais ne s’en haïssaient pas moins pour autant. Rodolphe ne rêvait que de vengeance et faisait tout pour damer le pion de Coco et le supplanter. Mais maintenant qu’il était mort…

- Oui alors maintenant tu comprends le Colas, Rodolphe il aimerait bien se trouver quelque chose de plus stable. Qu’est-ce que t’en penses ?

- Ben je n’y vois pas de problème la Catherine, on va prendre ces papiers et on ira voir le Jacobus.

C’était bien ce que Béatrice avait vu venir.

Béatrice qui n’avait pas tout à fait dit la vérité concernant le contenu de tous ces papiers se vit piégée. Mais qu’importe elle coupa la parole à son beau-père.

- Attendez ! Vous semblez oublier que Jacobus a été frappé par ces messieursdames pour lui voler tout ça, que monsieur à trucidé deux hommes à Zurich et que le fait même d’avoir en sa possession ces papiers équivaut à être les coupables. Pour ma part je n’ai aucune envie d’être accusé de complicité et de me retrouver en prison ou de me balancer au bout d’une corde de chanvre. Si vous voulez vous en servir pour aller voir Jacobus, je veux bien, mais laissez-nous le temps à Mathias et à moi de filer en Alsace.

 Évidemment Catherine et Rodolphe se récrièrent, ils ne voulaient surtout pas d’ennuis. Alors Béatrice eut une autre idée : Elle ferait un courrier à Jacobus dans lequel elle ferait le rapport des observations de Mathias et proposerait l’embauche de Rodolphe, pour surveiller le stock de matériel et l’emploi de l’outillage. Pour lui qui parlait l’allemand et était étranger au métier ce serait plus facile.  Catherine se montra satisfaite de cette proposition elle n’aspirait qu’à une vie tranquille. Il fallait la comprendre, sa vie jusque-là n’avait pas été faite que de plaisir. Peut-être sous l’effet de l’alcool elle était devenue larmoyante et comme pour s’excuser elle expliqua encore que son Joseph, le charbonnier, avait, là-bas au camp dans la Woëvre, découvert les bassesses de celui qu’il croyait être de ses amis et l’avait payé de sa vie. Coco, qui furetait partout, était au courant de bien des choses et savait en tirer profit. Un jour le charbonnier l’avait entendu parler à des officiers des visites régulières de Jean Du Fossé au commandant. Ce qui intriguait ces messieurs. Selon les dires de Coco ce Du Fossé était un espion qui fricotait avec le commandant et ainsi lui soutirait des renseignements. Un soir où il avait une fois de plus perdu aux jeux il se mit en tête qu’il pourrait vendre ses informations aux officiers. A l’entendre cette information leur vaudrait de l’avancement s’ils la livraient avec Du Fossé au Duc de Lorraine, qui comme chacun savait était toujours à l’affût d’informations de ce genre et se méfiait de tout le monde. Coco surveillait déjà depuis un moment Du Fossé et connaissant l’histoire de la Hérisson il avait compris qu’elle était sa fille. En découvrant ces manigances le charbonnier avait voulu en avertir les Colas seulement il fut poignardé devant leur porte. A présent Coco était mort, son Joseph aussi et ses enfants de même alors que restait-il à Catherine elle éclata en sanglots. Personne ne trouvait plus rien à dire.

- Bon Béatrice et vous maintenant que comptez-vous faire ?

- Ce que nous comptons faire maintenant ? Ma foi, pour ma part il me reste toujours une question : Ce carnet noir, qu’est-il devenu et quel est son intérêt ? S’il en a un !

Rodolphe semblait vouloir dire quelque chose et jetait de temps en temps un coup d’œil à Babette qui assistait en silence à la conversation sans que l’on sache si elle y comprenait quelque chose. Il la désigna du doigt, mais ce fut Catherine qui parla pour lui.

- Elle sait ! Oui elle doit savoir ! Depuis plusieurs jours Rodolphe et moi étions embusqué à surveiller le va et vient dans l’auberge où le Coco et l’autre s’étaient installés. Un soir Rodolphe a vu le borgne sortir de la maison en courant et se sauver jusqu’au bosquet un peu plus haut. On se demandait ce qui se passait à l’intérieure. On n’osait plus bouger, parce que du bosquet l’autre nous aurait vu, alors on a attendu. A la nuit, au moment où on voulait justement partir, on a vu les femmes traîner quelque chose de lourd hors de la maison. Il faisait déjà trop sombre pour voir ce que c’était, mais on a vite compris. Elles tournaient autour, semblaient fouiller, tiraient des chiffons ou des vêtements. Oui plus tard nous avons compris qu’il s’agissait du cadavre de Coco qu’elles fouillaient et ont débarrassées de ses vêtements. L’autre, caché dans les buissons, devait lui aussi être aux aguets. Quand il a fait tout à fait nuit, qu’on ne pouvait plus rien voir, alors nous sommes partis. Mais le lendemain nous sommes retournés pour voir. Quand

la petite est sortie pour pisser, j’ai entendu l’autre là-haut qui la