La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 25

 CALW 

 

 

Le temps était exécrable, depuis deux jours il ne cessait de pleuvoir. Et la nuit précédente ils n’avaient pratiquement pas dormi. Pour s’abriter il n’avait trouvé qu’un énorme rocher qui s’avançait au-dessus du chemin il n’offrait qu’à peine assez de place pour s’y serrer debout avec les chevaux. Mathias avait tenté à plusieurs reprises de faire du feu, mais le bois mort était tellement détrempé qu’il dut finalement se résoudre à y renoncer. Avec tout ce qui tombait on ne voyait pas plus loin qu’à une dizaine de pas. La forêt était dense et la vallée profonde, le sol était couvert d’une mousse spongieuse gonflée d’eau. La lumière peinait à pénétrer le sous-bois et les quatre cavaliers se plaignaient d’avoir les fesses et le dos endoloris. Henriette était prise de quintes de toux et d’étouffements au point d’en devenir tout rouge. Béatrice commençait à sentir une irritation dans sa gorge, Mathias était grognon et irritable et Joseph n’osait plus ouvrir la bouche. Le chemin finit par déboucher dans une clairière envahie de ronces et de buissons. La pluie leur accordait enfin un répit et à la cime d’un arbre un merle s’était mis à chanter. Sans doute que de là-haut il voyait quelque part un rayon de soleil. Une légère brume transpirait de la terre.

-  Papa regardes là-bas, de la fumée !

A y mieux regarder le gamin avait raison, au-dessus de la brume des volutes de fumée montaient vers le ciel. Du feu ! Ils allaient pouvoir faire sécher leurs vêtements. Joseph se laissa glisser du cheval et partit en reconnaissance. Il s’agissait d’un feu, sans doute allumé par des bûcherons qui leur journée de travail terminée étaient repartit chez eux. A proximité un abri de fortune permettrait à la petite équipe de dormit cette nuit au sec.  Au petit matin ils furent réveillés par les voix et rires des bûcherons qui revenaient sur leur coupe. Emmitouflé dans une couverture Mathias avait tout juste eu le temps de récupérer les vêtements que Béatrice avait mis à sécher autour du feu, que déjà les trois hommes des bois surgissaient d’entre les buissons. En voyant toute cette famille empressée de se rhabiller ils éclatèrent de rire. Ce fut le plus jeune, qui soudain pointant le doigt sur les deux selles avec un air de dire : Mais que font-ils de ça ?  Joseph lui répondit le plus naturellement du monde :

- Ce sont les selles de nos chevaux.

- Ah ! Mais de quels chevaux ?

Mathias, qui avait deviné plus que compris, sans même prendre le soin d’ajuster sa ceinture se précipita au dehors. L’étonnement du gamin s’expliquait. Les chevaux n’étaient plus là. Mathias se mit à courir entre les buissons à leur recherche. Béatrice, toute préoccupée de sa pudeur, n’avait pas encore réalisé ce qui se passait et se demandait qu’est-ce-que Mathias pouvait bien avoir à courir par-là et la laisser seule avec ces hommes qui ne la quittaient pas des yeux. Henriette regardait sa maman avec un air effaré. Les bûcherons s’étaient finalement détournée d’elle et discutaient entre eux et elle finit par comprendre qu’il était question des chevaux et de gitans. Du coup elle réalisa l’ampleur de la catastrophe. Les trois hommes chuchotaient entre eux. L’un d’eux ne cessait de la regarder et il n’était pas difficile de deviner ce à quoi il pensait. Béatrice du plat de la main tapota les plis de sa jupe, elle fut rassurée, son fidèle compagnon était à sa place. Le plus âgé des bûcherons se tourna vers la jeune femme et la dévisagea, puis sur un ton sévère s’adressa à celui qui la fixait. Le gamin insista pour se faire entendre en tendant le bras dans la direction d’où ils étaient venus. Elle comprit que lui ne parlait pas d’elle, mais des chevaux.

- Dis-moi Henriette, tu comprends ce que dit le gamin ?

- Il dit qu’il a entendu des chevaux.

Joseph revenait traînant les pieds, l’air complètement abattu.

- Nos chevaux sont partis !

- Le garçon-là, dit qu’en venant il a entendu des voix et des hennissements.  Béatrice avait beau pressé Mathias, celui-ci restait songeur. En réponse à ses questions les bûcherons lui avaient précisé que les voleurs étaient vraisemblablement partis dans la direction qu’ils devaient prendre eux aussi pour se rendre à Calw.

- Attends un instant Béatrice. Est-ce-que tu t’imagines qu’ils vont nous attendre et nous dire : - Tenez les voilà, reprenez-les. Je pense que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de continuer notre route et de demander où on peut acheter des chevaux, si comme le pense les bûcherons il s’agit de roms nous trouverons, grâce à l’entremise de Joseph, un arrangement. D’après eux nous sommes encore à trois ou quatre jours de notre destination. Alors ne traînons pas.

Ils se partagèrent les charges et se mirent en route. Les selles pesaient lourd et n’étaient pas commodes à porter. Ils n’eurent cependant pas à les traîner bien loin. Après environ une heure de marche ils firent une pause quand soudain ils entendirent des hennissements. Mathias et Joseph s’engagèrent, tout en tendant l’oreille et évitant de faire du bruit, dans la direction d’où venaient l’appel de leurs fidèles compagnons. Après quelques recherches ils finirent par les trouver seuls, attachés à un arbre, semblant heureux de revoir leurs maîtres. Joseph voulut retenir Mathias, mais celui-ci c’était déjà élancé. Il les saisit par la brides et confia l’un d’eux à Joseph et repartit dans la direction d’où ils étaient venus.  Mathias était content d’avoir retrouvé leurs montures et semblait ne pas se poser de question, par contre Joseph lui était très inquiet, il ne pouvait imaginer que des voleurs aient abandonné sans surveillance des chevaux et ne cessait de regarder dans toutes les directions cherchant dans cette végétation dense où aurait lieu le guet-à pan. Et avec raison, car lorsqu’ils rejoignirent la maman et sa fille la bonne humeur de Mathias fit place à la stupeur car toutes deux entourées de trois bandits se trouvaient avec un coutelas sous la gorge. Un quatrième qui visiblement était sur les pas des chevaux émergea des buissons derrière eux.

- Eh bien ça c’est gentil nous n’aurons pas à traîner les selles jusqu’aux chevaux. A votre bivouac nous n’avons pas eu le temps de nous occuper de vous à cause de l’arrivé de ces bûcherons alors c’est vraiment bien d’être venu jusqu’à nous. N’est-ce pas vous autres ?

Ces quatre anciens soldats devenus brigands avaient indiscutablement le contrôle de la situation. Ils ordonnèrent à Mathias de seller les chevaux, de fixer les sacoches avec toutes leurs affaires, de vider consciencieusement ses poches puis de se dévêtir entièrement. L’un d’eux ramassa les vêtements les fouilla puis les jeta sur un tas, pendant qu’un autre liait les mains et les pieds de Mathias qui honteux de sa nudité essayait de la dissimuler. Le troisième qui était monté à cheval abaissa une branche et y attacha la corde qui liait les mains de Mathias. Ainsi les bras tendus vers le haut les pieds effleurant à peine la terre il ne pouvait plus bouger. Au moindre mouvement la branche tiraillait sur les liens qui se resserraient autour de ses poignets en en déchirant la peau et la chair. Le mari rendu ainsi inoffensif celui qui se tenait derrière Béatrice la menaçant de son coutelas lui ordonna de se dévêtir elle aussi. Les hommes regardaient la jeune femme en ricanant et semblait avoir hâte d’assister à la suite du spectacle. 

Béatrice tira de son corsage sa bourse, qu’elle jeta aux pieds de celui à cheval. L’attention fut détournée durant suffisamment de temps pour qu’elle ait le temps d’enfoncer son poignard entre les côtes de l’homme derrière elle. Avant même qu’il n’eut le temps de s’affaisser à ses pieds elle avait bondit vers l’autre qui menaçait sa fille. Celui-ci prudent et sans doute doté d’un bon instinct de survie n’hésita pas à prendre la fuite. Stupéfaits par la maîtrise de la jeune femme le troisième qui venait de ramasser la bourse d’un bond sauta en selle et partit au galop derrière son camarade. Les premiers instants furent de soulagement, elle était parvenue grâce à ses réflexes à se tirer d’affaire et à se débarrasser de leurs agresseurs. Alors que Mathias tout en se rhabillant avait de la peine à dissimuler sa honte, honte de ne pas avoir senti le piège, mais aussi de s’être retrouvé humilié, nu devant les enfants et sa femme. Béatrice n’arrivait pas à détacher ses yeux du corps qui gisait à terre, sans vie. Elle était bouleversée, elle venait, une fois de plus de tuer un homme. Elle pensait pourtant que s’en était fini de cette violence. Depuis sa rencontre avec Anne, et des discutions qu’elles avaient eu, elle se croyait libérée. Libérée de la haine, de la jalousie, de l’envie, et la voilà replongée brutalement dans ce monde cruel, fait d’affrontements, de violences et de luttes pour la survie. Elle était profondément bouleversée.

 Mathias avait un sens plus pratique de la situation et en fit, à haute voix, le triste constat.  A présent ils n’avaient plus rien, strictement plus rien. Comment allaientils pouvoir continuer leur route ?  Lorsqu’après avoir fait ce triste bilan ils décidèrent de continuer leur route, Joseph estima que c’était finalement une bonne chose de ne plus avoir à traîner toutes leurs affaires et qu’à présent ils n’auraient plus rien à craindre des voleurs. Ce sentier de montagne qui maintenant montait vers un col n’était pas très commode, des rochers et de grosses racines effleuraient le sol et le rendaient inégal. Béatrice qui n’adhérait pas franchement à la philosophie du petit gitan et bien plus préoccupée de leur avenir ne faisait pas suffisamment attention où et comment elle posait ses pieds, elle faillit plusieurs fois tomber et finalement se fit une entorse au pied. N’osant se plaindre et augmenter encore l’humeur morose de Mathias elle continua courageusement en boitillant et en s’appuyant sur un bâton.  Cela dura jusqu’au moment où sa cheville ayant tellement enflée qu’elle ne pouvait plus poser le pied tant sa botte la serrait. Mathias s’était enfin aperçu qu’elle n’arrivait plus à suivre, ils s’arrêtèrent au bord d’un ruisseau et il l’aida avec mille précautions à retirer cette botte qui était devenu un véritable instrument de torture. Elle trempa son pied dans l’eau fraîche, ce qui la soulagea et fit momentanément désenfler sa cheville, mais le jour était bien avancé et il fallait se remettre en route. Béatrice ne pourrait pourtant pas marcher bien loin ainsi le pied nu. Mathias agacé par cette succession de malheurs retira sa chemise la déchira et emballa le pied de sa femme pour qu’elle puisse se remettre en route. Henriette s’était accrochée à sa maman pour lui témoigner sa compassion. Mais Mathias furieux de la voir de cette façon encore retarder leur marche pica une colère et envoya la petite fille rejoindre Joseph qui prudemment était parti en avant. Évidemment cela ne contribua en rien à détendre l’atmosphère déjà très lourde.

 

En début de soirée, ils atteignirent enfin un groupe de maisons. Joseph fut envoyé frappé à la porte de la première. La réponse ne se fit pas attendre, il fut chassé avec toute une litanie d’injures. Un peu plus loin il renouvela l’expérience sans plus de résultat. A la troisième tentative une femme d’âge moyen entrouvrit la porte, jeta un coup d’œil vers le petit groupe et dit à Joseph d’attendre.

Lorsqu’elle rouvrit la porte elle tenait un cruchon de lait et la moitié d’un pain. Mais à peine Joseph eut-il fait un pas vers la femme que jaillissant de l’étable un homme furieux se mit à l’injurier. La pauvre femme tremblante tendit le pain et le pot à l’homme rouge de colère, il lui arracha le pain des mains et tout en fixant Mathias, le broya entre ses gros doigts pour le jeter aux poules, ensuite il versa le lait à une truie qui de son groin fouillait le fumier. Mathias était fou de rage.

L’homme s’était saisi de la fourche qui était plantée dans le fumier et appuyé sur

le manche le défiait du regard. La femme apeurée s’était vite réfugiée dans la maison et avait prudemment refermée la porte. Béatrice suppliait Mathias de se calmer alors que Joseph et Henriette terrifiés se serraient l’un contre l’autre en pleurant. Finalement Mathias baissa les yeux et se laissa entraînée par Béatrice. L’homme ricanait méchamment, sans doute très fier de son exploit. Il ne restait plus qu’une maison, mais ils n’osèrent si arrêter et reprirent leur route en traînant les pieds, mais en se soutenant l’un l’autre. Un peu plus loin ils trouvèrent une grange isolée où ils purent au moins passer la nuit au sec. Mais dans la crainte d’y être surpris par le fermier coléreux, qui les aurait sans doute chassés à coup de fourche comme de vulgaires vagabonds, ce dont ils avaient maintenant tout à fait l’air. Ils se remirent en route bien avant le lever du jour. Henriette, affamée, se frottait les yeux de ses petits poings en pleurant, alors pour la consoler et lui redonner un peu de courage Joseph lui annonça d’une façon tout à fait solennelle qu’il allait prendre les choses en mains. Il irait voler de quoi les nourrir. En entendant cela Béatrice se récria. Il n’en était pas question, s’ils se mettaient à voler ils justifieraient ce qu’avaient fait ceux qui les avaient dépouillés et les autres qui les avaient si mal reçu. Mathias ne voyait pas du tout la chose de la même façon. Alors Béatrice lui rappela qu’à cause de sa convoitise un homme était mort de sa main.

- Que nous en soyons réduits à demander la charité est une chose, la charité est une vertu qui donne du mérite à celui qui la pratique, alors que le vol est un vice qui mène au gibet. Veux-tu toute ta vie future te reprocher d’avoir un jour volé ? Il faut avoir foi en la bonté des hommes.

- La bonté des Hommes ?

- Oui je sais, ce que nous avons vécu hier n’était pas très encourageant. Mais aujourd’hui tout peut changer, gardons espoir il reste des hommes de bien.

- Eh bien soit, nous verrons bien.

Ils avançaient lentement par petites étapes entrecoupées de pauses. Béatrice n’en pouvait plus de fatigue et de douleur et s’appuyait maintenant sur son mari. Ils avaient traversé plusieurs hameaux mais nulle part une âme charitable ne s’était manifestée. Depuis leur discussion du matin Mathias s’était enfermé dans un profond mutisme. Par son silence il voulait exprimer son désaccord d’avec Béatrice. Elle, elle ne savait plus, sa douleur, sa fatigue l’empêchait de penser à autre chose. Se souvenant des mauvaises expériences qu’elle avait faite à l’époque de son errance elle avait décidé une fois pour toute de ne pas prendre le risque d’exposé Mathias et les enfants à la folie meurtrière de gens eux même durement éprouvés. Elle se forçait à avancer en se disant, il faut que je tienne. La douleur de son pied elle ne voulait plus y penser, ne comptait plus que de mettre un pas devant l’autre. Dans ce piteux état ils finirent par arriver dans un bourg qui semblait un peu moins misérable que ce qu’ils avaient rencontré jusque-là.

Auraient-ils enfin un peu de chance ? Dieu aurait-il enfin pitié d’eux ? En voyant l’église qui se dressait sur la place Béatrice tremblante de fièvre, murmura une prière : - Mon Dieu, quel que soit leurs convictions, quel que soit la langue dans laquelle ils s’adressent à vous, faites qu’il y en ait un qui ait pitié de nous. Mathias la serra fort contre lui.

- Viens ! Allons voir de ce côté-là.

Une belle maison imposante jouxtait l’église et semblait bien être le presbytère. Lorsque Joseph laissa retomber le heurtoir, une femme tenant un seau à la main ouvrit la porte.

- Qu’est-ce que tu veux toi, petit pouilleux, allez fiche le camp ! Comme Béatrice suppliante faisait un mouvement pour s’avancer vers elle, la femme jeta le contenu du seau vers eux. La jeune femme eut tout juste le temps d’éviter les eaux et déjections qu’il contenait.  Et la mégère claqua la porte. Béatrice furieuse leva la main vers la maison et s’écria en latin « - Soyez maudit, car vous trahissez l’enseignement de notre seigneur Jésus Christ » La porte se rouvrit et cette fois-ci ce fut un homme, très digne dans son habit noir au col blanc qui s’écria en allemand : -  Allez-vous en, sale papiste ! 

Mathias qui avait retenu la leçon de la veille s’était éloigné et regardait autour de lui. Sur cette place il n’y avait pas que le presbytère il y avait aussi un maréchal ferrant où résonnait l’enclume sous les coups de marteau. Un jeune homme avait de la peine à maîtriser un cheval qui remuait sans cesse. Mathias traversa la place, sourit au jeune homme et fit une tape amicale à l’animal qui frotta sa grosse tête contre son épaule. Les coups de marteau avaient cessé.

 

Mathias fit signe à Joseph de s’approcher et lui dit d’aller s’adresser poliment à l’artisan pour lui dire que lui aussi était du métier et qu’étant sur la route pour Calw il cherchait de l’emploi pour se payer de quoi manger.  L’homme resté près du foyer à agiter la braise l’observait en silence, cette fois-ci sans aucune animosité il écouta calmement ce que le gamin avait à lui dire. Il se gratta le sommet du crâne puis fit signe à Mathias de prendre le marteau et la pince et de terminer le fer à cheval qu’il était occupé à façonné. Mathias regarda la pièce jeta un coup d’œil sur l’établi où se trouvait le fer à remplacer, compara les deux et se mit au travail. L’artisan, un peu en retrait le regardait faire tout en questionnant Joseph. Lorsque Mathias eut terminé il voulut se diriger vers le cheval à ferrer. L’homme le retint par la manche et lui montra son grand tablier de cuir et du menton lui fit signe vers le fond de l’atelier. Lorsque Mathias retourna auprès de Béatrice un large sourire illuminait sa face.

- Ma chérie, nous n’aurons pas à manger le pain d’amertume, produit du vol mais du bon pain gagné par mon travail.

- Dieu soit loué ! J’en étais venue à douter de l’humanité.  

Le forgeron lui avait proposé à manger pour quatre, dormir dans la remise et une pièce en fonction du travail réalisé. Mathias aurait voulu embrassé cet homme, mais il s’était contenté de lui serrer la main. Le forgeron lui répondit par un grand éclat de rire et une tape amicale sur l’épaule. Le marché était conclu.

Pendant que Mathias ferrait le cheval Béatrice était allé tremper son pied dans le ruisseau. L’eau était fraîche et le pied avait désenflé, mais il ne restait plus grandchose de la chemise de Mathias. Une fois les nœuds défais tout tombait en charpie et elle se rendit compte qu’elle avait oublié sa botte là où ils avaient passé la nuit. Il faut dire qu’elle était très effrayée à l’idée de se voir chassée à coups de fourche. Le soir venu la femme du forgeron leur servit un copieux repas de choux, lard et saucisses.

Le lendemain au réveil se posa tout de même un grave problème : Que fallait-il faire à présent ?  Fallait-il continuer dans cet état jusqu’à Calw ? Comment y seraient-ils reçus, sans doute comme ces vagabonds dont-ils avaient adopté l’apparence. Alors à quoi bon ? Ne valait-il pas mieux que Mathias continue à travailler pour gagner de quoi leur permettre d'arriver là-bas dans une tenue plus décente. Oui, mais ce serait dans combien de temps, de toute façon la Pentecôte serait largement passé et que leur dirait-on ?: - maintenant il est trop tard, il faudra revenir l’an prochain ! Tant de peines pour rien ou pour recommencer. Mathias était d’avis de rester là. Il avait vu sa femme se traîner lamentablement et les enfants pleuraer de faim et d’épuisement. Le forgeron et sa femme s’étaient montré bienveillant envers eux alors que tous les autres…Béatrice, aiguillonnée par sa curiosité et son envie de rencontrer ce pasteur que son père tenait en si haute estime était indécise. Mathias avait besoin qu’on l’éperonne et l’idée de voir Béatrice partir toute seule avec tous les dangers qu’elle encourait et imaginé de la perdre lui suffit. La décision était prise ils se remettraient en route.

 Et c'est ainsi qu’après encore presque deux jours de marche sous la pluie et dans des conditions identiques, ils arrivèrent à Calw dans un état lamentable, sales et affamés.

 

Les gens qu'ils croisaient, baissaient les yeux ou se détournaient d’eux. S'ils s’arrêtaient pour demander leur chemin on croyait qu'ils voulaient mendier et on les repoussait d'un geste de la main. Ils avaient tellement honte, ils se sentaient tellement misérable que finalement ils n'osèrent pas même se présenter chez le pasteur Andreae. Joseph, accroupit au pied d'un arbre en face du presbytère, observait les allées et venues. Il avait vu le pasteur sortir de la maison accompagné de plusieurs messieurs qui semblaient très respectables mais n'avait pas osé s'en approcher. Ce ne fut qu’au retour du pasteur, seul cette fois-ci, que le gamin, encourager par les gestes de Béatrice, osa s’en approcher, tout en exprimant une grande humilité. L'homme d'église s'arrêta, lui posa la main sur l’épaule, lui sourit et sans même écouter ce que Joseph avait à lui dire, lui montrant la ruelle, qui juste en face, descendait vers le quartier des teinturiers l’invita à se rendre à l'hospice où on lui ferait bon accueil. Béatrice et Mathias, qui observaient de loin la scène lui emboîtèrent le pas. Le pasteur resté debout devant sa porte suivait des yeux le gamin. Il remarqua le couple avec la petite fille, les observa un instant qui descendaient la rue, puis entra chez lui tout pensif. L’hospice était une grande maison où on accueillait tous les miséreux, qu'ils soient de la ville ou simplement de passage. Lorsque Mathias cogna de son poing contre la lourde porte, il se sentit plus misérable que jamais. Qu’était-il à présent ? Il y avait quelques jours à peine, sa femme lui avait offert un bijou en argent, une petite broche avec les insignes de son métier qui faisait état de sa qualité de maître forgeron et maintenant ils étaient là, tous les quatre, comme des mendiants, faisant fi de toute dignité à quémander la charité. Ils furent pourtant accueillis avec respect, on leur demanda s'ils souhaitaient faire une toilette avant qu'on ne leur serve de quoi se restaurer. Ils acceptèrent avec soulagement. Dans une pièce réservée à cet usage ils trouvèrent tout ce que nécessitait un sérieux décrassage. Béatrice était heureuse de pouvoir retrouver figure humaine, mais appréhendait de devoir remettre ses vêtements, sales et déchirés, grand fut donc sa gratitude lorsqu’elle trouva déposée sur une chaise, à la place de ceux qu'elle venait de quitter, des vêtements frais, propre et soigneusement plié. Et lorsqu'elle retrouva Mathias et les enfants, propres et habillés de frais eux aussi elle ressentit un authentique bonheur. On leur servit une soupe épaisse faite de légumes de pain trempé où nageaient même quelques petites quenelles de viande. Ils eurent l'impression de ne jamais avoir goûté un repas aussi délicieux. La dame qui les avait accueillis vint s'asseoir près d'eux. Elle parlait quelques mots de français, en tous cas suffisamment pour comprendre et être comprise. Béatrice la remercia pour tant de bonté. L'hôtesse lui sourit et lui déclara qu'aujourd'hui Ils devaient manger, boire et remercier Dieu pour ses bontés, mais que demain elle devrait s’en souvenir et à son tour accueillir les miséreux, partager avec eux et apporter le réconfort aux plus humbles. Mathias et Béatrice en eurent le visage baigné de larmes de gratitude. Le repas terminé l’hôtesse les interrogea sur leur projets et Béatrice osa enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres : Le pasteur Andreae venait-il quelques fois dans cette maison ? - Oh oui évidemment il venait tous les jours pour s’enquérir de l’état de ses protégés, car en effet c’était lui qui était à l’origine de cet hospice. Il était passé dans la matinée, mais ne reviendrait sans doute plus qu’après les fêtes. C’est que pour la Pentecôte il aurait de nombreux invités et qu’ensemble ils fêteraient la venue de l’Esprit Saint. Le jeune couple était tellement reconnaissant de l’accueil qui leur était fait qu’il n’osait plus espérer davantage. Le constat d’une telle indifférence des gens pour la misère qui ne les touchait pas directement et ici tant de compassion une telle chaleur du cœur méritait d’être connue et justifiait à eux seul ce voyage. Après tant d’épreuves tous les secrets des alchimistes avaient perdu leur intérêt pour Mathias. A quoi bon connaître le secret des faiseurs d’or si cet or desséchait le cœur. Béatrice n’était pas loin des réflexions de Mathias, à quoi bon la science si elle ne servait qu’à flatter son orgueil et à méprisé l’ignorance de celui qui n’avait pas eu la chance d’y accéder. La brave femme observait discrètement le jeune couple et cherchait à lire dans leurs âmes et leurs cœurs et n’y trouvait qu’humilité et reconnaissance. Toute à ses réflexions elle s’était tournée vers la fenêtre. Il s’était remis à pleuvoir, une de ces pluies fines qui pénétrait partout. Après un moment de silence, Mathias lui demanda de quelle manière, pour exprimer leur gratitude, ils pourraient se rendre utile. Quand soudain on entendit, venant de la rue, des cris puis du haut de la ville le tocsin. Les voisins sortaient de leurs maisons en criant et s’étaient mis à courir dans tous les sens.

- Ach du lieber Gott ! Mon Dieu encore le feu ! Schnell ! Vite il faut aller porter secours !

Tous se précipitèrent dans la rue. A l’autre bout de la rue de grosses volutes de fumée s’élevaient d’une maison. Déjà une chaîne s’était formée et on se passait les seaux de cuir. Le ruisseau coulait juste derrière les maisons ce qui facilitait le travail des sauveteurs. Les Colas, grands et petits, oubliant leur fatigue se mêlèrent aux habitants et participèrent à la lutte contre l’incendie. De l’extérieure on ne voyait encore que la fumée, mais bientôt des flammes jaillirent du toit. La maison petite et très modeste était habitée par une veuve et ses quatre enfants. Trois d’entre eux entouraient leur mère qui poussait des hurlements et appelait son quatrième. Les voisins, qui connaissait le marmot et le savait très dégourdi étaient persuadés qu’il devait, comme à son habitude, être ailleurs à faire des bêtises. Mais la pauvre mère continuait à crier son nom. Quelques voisins lui disaient de se taire que son fils n’était pas là. Elle protestait, se mettait en colère, elle savait qu’il était là-dedans et qu’il fallait qu’il sorte sinon il allait mourir. Béatrice et Mathias voyaient bien cette femme qui s’agitait et que les voisines tentaient de calmer, mais ne comprenaient pas ce qui se passait. Le toit de chaume venait de s’embraser et menaçait de s’effondrer. De fines particules de braise et cette fumée brûlante rendaient l’air irrespirable. Les hommes les plus proches du feu, pour se protéger s’étaient noué un mouchoir devant le nez et jeté un grand sac de jute sur la tête et les épaules qui dès qu’ils cessaient d’exhaler de la vapeur étaient arrosées d’un grands seau d’eau. Malgré les cris et les pleurs de la mère personne n’osait s’aventurer dans la maison en feu, Mathias à ses gesticulations et à ses appels avait fini par comprendre qu’il devait rester quelqu’un à l’intérieure. Sans plus hésiter il s’avança, arracha le sac qui formait une capuche à l’un des hommes, et se précipita dans le brasier. Les poutres craquaient, des paquets de chaume en feu tombaient à l’intérieure de la maison. Des pans de mur fait de pierres grossièrement ajustées, et maintenues par de la terre mêlée de bouse de vache, à présent trop sèche, s’écroulaient. Mathias avait disparu dans la fournaise. Les hurlements de la mère avaient cessé. Tout le monde retenait son souffle, seules les flammes grondaient de colère. Allait-on leur arracher leur proie ? Ou allaient-elles rafler la mise et gagner une seconde victime. Béatrice s’était avancée avec un seau plein d’eau, prête à bondir au secours de son mari. La gorge lui brûlait et la peau de son visage lui semblait tannée par la chaleur sur le point de se fendiller en multiples crevasses. La porte d’entrée en feu s’était écroulée et formait maintenant une barrière de flammes. Une ombre noire, tel le diable jaillissant des enfers, s’agitait derrières ce mur de flammes. Lorsqu’en fin dans un ultime effort le sauveteur bondit, portant dans ses bras le bambin évanoui, le sac sur ses épaules s’enflammait à son tour. Béatrice envoya son seau d’eau. L’enfant était sauvé et Mathias applaudi comme un héros. Très vite la chaîne se remit à l’ouvrage car le feu commençait à lécher la toiture de la maison voisine. Mathias et Béatrice reprirent leur place. Lorsqu’en fin l’incendie fut circonscrit et que la foule se dispersa Béatrice rejoignit Mathias qui était dans la file d’en face, celle où on se passait les seaux pleins alors qu’elle et les enfants faisaient partie de l’autre rangée où circulait les seaux vides, en voyant son mari, elle éclata de rire.

- Mais qu’as-tu à rire comme ça ?

- Ta figure est zébrée. Ta sueur à tracée des sillons dans la suie qui couvrait ton visage. Viens montons jusqu’à la fontaine là-haut, tu pourras t'y débarbouiller.

 

La fontaine se trouvait sur la place devant l’église. En remontant la ruelle quelques personnes s’arrêtaient pour saluer Mathias, une petite blondinette, encouragée par les « Ja ! Ja ! Er ist ein Held » de son grand-père, alla même jusqu’à l’applaudir. Arrivé à la fontaine Mathias retira sa veste et sa chemise, pour se tremper le visage dans l’eau de la fontaine.

- Mon Dieu mais tu es brûlé au visage ! Et là sur le bras oh là là, mon Dieu ça ne te fait donc pas mal ?

Mais déjà une matrone, du pas de sa porte, se mit à invectiver contre ces étrangers qui se croient tout permis et un homme s’approcha pour reprendre Mathias et lui dire qu’il avait une conduite honteuse, qu’on ne s’exhibait pas torse nu dans la rue. Pendant que Mathias ré enfilait ses vêtements Béatrice remarqua que l’hôtesse de l’hospice, debout devant la porte du presbytère, regardait dans leur direction.

- Viens Mathias partons on nous regarde.

- Oui j’ai vu. Je crois qu’il vaut mieux qu’on ne s’attarde pas dans cette ville. On t’y applaudit en héros et ensuite on te lapide pour avoir manqué aux bons usages. Nous n’y avons pas notre place, allons-nous-en.

- Mais !