La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 3

La Veuve

 

Après s’être reposés et avoir repris quelques forces ils se remirent en route. Ce ne fut finalement qu’après de nombreuses poses qu’ils atteignirent le plateau et là sans trop de difficulté trouvèrent le relais de poste entre quelques masures, plus ou moins en ruines. La bâtisse était une grande maison typique de Lorraine, où toutes les activités sont regroupées sous un même toit. Mais tout était silencieux, il n’y avait pas plus d’activité à l’auberge qu’à la forge. C’est à l’arrière, dans la partie réservée aux animaux qu’ils trouvèrent la veuve du forgeron. L’accueil ne fut pas ce que l’on pourrait appeler chaleureux. C’est que la veuve, ce qu’elle cherchait ce n’était pas un ouvrier mais un mari. La place était libre et froide à ses côtés au lit et elle ne tenait pas à ce que cela dure trop longtemps. Elle avait pour cela plusieurs bonnes raisons. C’est que la forge, comme le moulin d’en bas, appartenait au Renaudin et si celui-ci revenait de Metz, il voudrait y voir un forgeron, pour que les affaires reprennent et que cela rapporte. Elle craignait qu’il ne la chasse pour faire de la place à un autre. Les mains sur les hanches, sans faire de manières, elle jaugea le jeune couple d’un œil expert.

Le gars lui conviendrait bien, l’air vigoureux, les mains calleuses et le regard franc, mais la femme… Et en plus enceinte. Elle servirait à quoi celle-là ? Ce n’est pas une femme enceinte qui attirerait la pratique dans son auberge. Mais finalement, en y réfléchissant bien, beaucoup de femmes mouraient en couches, peut-être bien que... Elle tourna autour de l’homme et en estima les qualités. Un grand gaillard aux cheveux châtains, bien plus grand que son défunt mari, des muscles saillants, un visage avenant et vu son âge un corps encore plein de fougue. Bon sang, on ne devait pas s’ennuyer avec celui-là. Pas de doute il lui conviendrait bien. Quant à elle, malgré sa fatigue apparente, elle avait un air qui ne lui plaisait pas. En tous cas le forgeron l’intéressait, la fille faisant partie du lot pour commencer il faudra faire avec, après…on verrait bien.

- D’où qu’vous venez ?

Elle ne s’adressait qu’à Mathias, ignorant Béatrice.

- Je suis le fils de maître Colas, le forgeron d’Affléville.

D’un vague mouvement de tête elle désigna la jeune femme.

- Et celle-là ?

- Ben, c’est ma femme !

- Tiens donc, je ne savais point que l’maît Colas avait un fils qu’était marié.

Et elle, elle vient d’où ?

Béatrice qui voyait la tournure que prenait l’interrogatoire, se laissa tomber à terre, simulant un malaise. La femme ne broncha pas. Pendant que Mathias la soulevait avec précautions et des gestes mal assurés. La femme, sans la moindre gêne, siffla entre ses dents.

- Délicate avec ses airs, n’est point d’chez nous celle-là. Quant à celui-ci, n’est pas très expérimenté avec les femmes. Hem ! faut voir !

Mathias se tourna vers elle et lui demanda si elle n’aurait pas un peu d’eau fraîche pour sa femme. Pendant qu’elle s’éloignait Béatrice lui souffla : « Je suis de Marville, elle ne connaît sûrement pas ».

 En se dirigeant vers le puits la femme vit son aîné, le cul à l’air, courir après les trois poules qui lui restaient. La petite, qu’elle nourrissait encore au sein, se tordait de rire en regardant son frère. Elle se dit qu’avant de l’avoir au lit, avec tout ce qui traînait sur les routes un homme robuste dans la maison, ça ne pouvait pas nuire. Pour le reste, on verrait bien combien de temps il faudrait à cette pisseuse pour laisser le champ libre.

 En revenant avec sa cruche d’eau, elle demanda.

- Et comment qu’vous voyez la chose ?

- Ben, je pourrais travailler à la forge et à l’auberge ou à vos terres. On se partagerait l’argent et la récolte. A condition que vous nous logiez.

- Hem, faudrait voir. Pour la forge, deux tiers pour moi et un tiers pour vous, l’auberge, Il n’y a guère de pratique et c’est que j’ai à payer le loyer. Les terres, vous pourrez vous nourrir. Si ça vous va, derrière l’atelier y a une remise où vous pourriez vous installer.

Mathias jeta un coup d’œil à Béatrice. Elle lui répondit d’un mouvement de paupières.

- C’est bon ! Voyons le logement.

La veuve conduisit le jeune couple à la remise.

- Voilà ! Après un peu de rangement…

C’était une pièce séparée, une porte communiquait avec la forge et une fenêtre donnait sur l’arrière de la maison. Elle avait sans doute servi à loger un ouvrier, mais à en juger par les toiles d’araignées il y avait longtemps.

Avant de pouvoir s’y reposer, Béatrice et Mathias entreprirent de débarrasser le local sous la surveillance à peine discrète de la patronne. Béatrice avait retrouvé espoir et puisait dans ses dernières forces. Ils débarrassèrent le local et chassèrent les araignées et autres occupants clandestins.  Puis dans la forge Mathias tria tout ce fourbi, il rangea le fer, mit de l’ordre dans les outils, s’assura de l’état de la réserve de charbon de bois, vérifia le fonctionnement du soufflet.

Pendant que Béatrice nettoyait son nouveau logis la veuve tournait autour de Mathias. Au grand soulagement du garçon elle ne semblait plus se soucier de l’origine de sa compagne. Par contre, elle cherchait visiblement à capter son attention. Elle s’installa bien en face de lui pour dénouer amplement son corsage et allaiter la petite fille. Comme Mathias semblait ne pas la remarquer, elle s’adressa à lui.

- Tu vois les beaux tétons, il y aurait de quoi en nourrir deux.

- Vous pourriez faire nourrice.

Elle se mit à rire.

- Oh ! Il n’y a pas que les nourrissons à y trouver leur compte.

Mathias n’était pas dupe de son manège. Même si la femme, malgré toutes ses rondeurs, ne lui plaisait guère elle était la patronne, il fallait pour le moins qu’il se montre aimable.

- Demain matin, si vous le voulez bien, vous me montrerez ce qu’il y a comme travail sur les terres ou auprès de la maison en attendant qu’il y ait de l’ouvrage à la forge. J’ai d’ailleurs remarqué que par rapport aux autres maisons la vôtre est encore relativement en bon état. Vous avez de la chance !

- Oh ! Tu crois que la chance ça vient tout seul ? Figures toi que les soldats, comme les brigands, ont toujours soif et quelques travaux à faire dans une forge, il y a toujours des chevaux à ferrer, des roues de chariots à cercler ou des armes à affûter, pour peu que le maréchal ferrant se montre habile et conciliant et si son épouse est prête à servir à boire et à lever ses jupes. Contre quelques petits renseignements sur le voisinage, on peut même trouver du profit à les fréquenter.

- Mais votre mari, que lui est-il arrivé ?

- Oh ! Cet imbécile ! Il c’était mis à boire avec toute cette racaille et à trop les fréquenter, au cours d’une bagarre, il est resté sur le carreau. Mais avec toi mon Mathias, je parie que je n’ai pas perdu au change. Tu verras que je te donnerais de quoi occuper tes mains. Ha ! Ha ! Elle prenait de plus en plus de liberté avec lui.

 

Lorsque Mathias rejoignit Béatrice, elle avait fini son rangement. Dans le coin contre la forge elle avait arrangé une couche pour deux. Elle lui souffla à l’oreille.

- Pour un couple marié, j’ai pensé qu’il valait mieux avoir une couche commune.

- Promis ! Je ne m’en plaindrais pas. De toute façon, il faut être très prudent avec la veuve, je sens qu’elle voudrait me mettre le grappin dessus et que pour arriver à ses fins elle ne s’embarrassera pas de morale.

Tout en parlant doucement à l’oreille de Béatrice il l’avait entouré de ses bras.

Elle recula et le regarda droit dans les yeux. Ses yeux exprimaient de l’inquiétude. Mathias était tout ce qui lui restait et elle s’y accrochait.  Mais son amour naissant, avait entraîné avec lui le venin de la jalousie et du doute. Cette pointe brûlante pénétrant dans son cœur lui fit bien plus mal que ses reins et ses jambes.

- T’a-t-elle encore questionné à mon sujet ?

- Non, mais tu as raison, j’ai l’impression qu’elle ne croit pas que nous sommes mariés.

- Écoutes Mathias ! Je porte à même ma peau une bourse qui contient quelques pièces d’or et d’argent. Je voulais que tu saches qu’il est autant à toi qu’à moi.

- Béatrice, je n’ai pas besoin de ton argent, tu verras j’en gagnerais.

- Non Mathias !  Tu n’as pas compris ! Par le mariage il est d’usage que le mari devienne l’administrateur des biens de sa femme, moi ce que je t’apporte ce n’est pas grand-chose, ce n’est que cette maigre bourse…

- Mais qu’est-ce que tu vas encore chercher. Ce que tu m’apportes c’est d’abords toi avec ton courage, ta science, ton bon sens et puis bientôt un enfant, alors ton argent…

Mathias suspendit subitement son argumentation.

- Mais attends ! …Je ne suis pas sûr d’avoir compris…Tu accepterais donc de devenir ma femme ? Chez monsieur le curé ?

Elle leva les yeux d’un air faussement timide et tout en pinçant ses lèvres secoua la tête en signe d’assentiment. Il la serra dans ses bras, mais elle le repoussa doucement.

- Attends Mathias ! J’ai pourtant une condition…Tu…Tu m’accepteras tel que je suis et tu respecteras toujours mes convictions, mes opinions, même si elles sont différentes des tiennes. En t’épousant je ne deviens pas ta chose, je garde le droit de rester Moi…différente de Toi. Tu comprends ce que je veux dire ?

- Oui ! ma Hérisson !

- Ah ! Tu te souviens donc aussi de ça !

Son air s’était rembruni. Mathias s’empressa d’enchaîner :

- Mais au fait, notre enfant ! Il doit naître quand ?

Béatrice, lui serra très fort le bras et se hissa à sa hauteur pour l’embrasser.

- Je pense que c’est pour bientôt, je sens presque tous les jours qu’il s’impatiente et remue dans mon ventre.

- Si tu le veux bien, lorsque nous le ferons baptiser nous profiterons de l’occasion pour demander au curé de nous marier. Tu veux bien, dis ? La future maman reçut cette proposition comme une douche froide. Si elle acceptait de s’unir à Mathias elle n’avait pourtant jamais envisagé de faire baptiser son enfant par un prêtre. Elle ressentait cela comme une trahison envers ses parents et surtout envers tout ce à quoi elle croyait. Elle était devenue toute pâle.

- Oh ! Mathias ! Excuses-moi, mais je ne me sens pas bien. Il faut que je m’allonge, je suis exténuée.

Elle s’allongea et se mit à grelotter.

- J’ai froid Mathias, je suis à bout de forces.

Il fouilla le baluchon qu’ils avaient traîné depuis Affléville et la couvrit de tout ce qu’il pouvait trouver, puis finalement il s’allongea, pour la première fois, à ses côtés. Il la serra pour lui donner de sa chaleur. Elle lui sourit, prit sa main et la posa sur son ventre.

- Tu le sens ? Notre enfant ! Il se réjouit de te sentir si près.

 

Bientôt sous l’action du soufflet, activé par Béatrice, le feu se mit à ronfler dans la forge. Les flammes dansaient, s’élançaient se tortillaient et projetaient des ombres mouvantes sur les murs, par moment les explosions du charbon humide

projetaient des milliers d’étincelles qui illuminaient les nuages de fumé. Béatrice, le visage luisant de sueur, riait.

- Comme c’est beau !

- Tu sais que beaucoup de gens croient que nous les forgerons sommes un peu magicien, que nous avons des pouvoirs… -  Oui, je sais ! Et c’est vrai ?

- Je ne sais pas, mais avant de mettre le fer au feu je dis toujours une courte prière pour demander à mon saint patron de m’assister. Tu sais que pour parvenir à domestiquer le feu, il faut qu’il le veuille bien, qu’il accepte de nous donner sa chaleur, son énergie. Quelques fois il nous met à l’épreuve et s’il ne nous juge pas digne, eh bien il n’y a rien à faire, il se tourne contre nous, il chauffe de trop et brûle tout. Tu sais, le feu ne transforme pas seulement les matières, il transforme aussi les hommes. Tu te souviens de mon village, l’incendie ? Eh bien il m’a bouleversé et transformé.

- Igné natura rénovatur intégra !  Et de quelle façon ?

- Comme le fer, trempé après avoir été chauffé, il a changé mon caractère…je dirais qu’il l’a raffermi.

 

 Quelques jours plus tard alors que Mathias était parti faire la tournée de ses pièges, Béatrice commença à ressentir les premières douleurs de l’enfantement. L’inquiétude, puis une peur panique s’empara d’elle. Malgré ses bonnes résolutions, elle se rendit chez la veuve pour lui demander son aide. Elle ne la trouva ni dans la maison, ni au jardin, les enfants non plus n’étaient pas là. Béatrice était seule, toute seule. Son affolement augmenta encore. Que faire ? Elle ne savait plus. C’était le trou noir. Elle haletait, elle gémissait. Instinctivement elle se mit à pousser pour évacuer ce qui lui faisait tellement mal. Elle se mit à hurler de douleur. Une déchirure, comme un jet de flammes lui transperça le ventre jusqu’aux reins. Elle sentit comme un appui dans son dos, deux mains la soutenaient sous les aisselles. Elle se laissa aller à gémir doucement, son corps s’abandonnait épuisé. Elle tourna lentement son visage barbouillé de larmes et de sueur. Mathias était là. Elle regarda à ses pieds. Un paquet de chairs sanguinolentes gisait là.

- Oh Mathias, donnes moi mon bébé.  

C’était une petite fille.

 

Lorsque la veuve rentra avec ses enfants, en passant par la forge elle sentit l’odeur de sang et du liquide amniotique, elle chassa les gosses et se précipita chez Béatrice.

- Vous avez accouché ?

Elle jeta un bref coup d’œil à la mère et l’enfant et d’une voix irritée.

- La délivrance ? Qu’en avez-vous fait ?

Béatrice essayait de se reposer, serrant son bébé contre sa poitrine, elle ne souhaitait pas la présence de cette femme, elle lui tourna le dos.

- Je ne sais pas…Mathias l’a emporté.

La femme sortit sans plus insister.

Lorsque Mathias revint, il se rendit chez la veuve pour lui faire part de son bonheur d’être papa. Elle se montra mielleuse.

- Surtout n’hésite pas mon grand, si tu as besoin de quoi que ce soit. Tu sais j’en ai eu cinq, dont trois nous ont quittés, alors je sais ce que c’est. Mais au fait, qu’as-tu fait de la délivrance ?

- Ben, j’ai été l’enterrer dans la forêt.

- Oh ! Tu n’avais pas besoin d’aller si loin ! Bon, ma foi, si t’as besoin d’aide, tu sais que je suis là, il te suffit de m’envoyer chercher par les enfants. En effet, les enfants venaient souvent regarder Mathias travailler et visiblement aimaient sa compagnie.

 

On parlait de paix entre le duc de Lorraine et le roi de France et la population avait repris espoir, depuis quelques temps les survivants qui s’étaient réfugiés dans les bois revenaient dans leurs villages et entreprenaient de relever leurs maisons. Il y avait beaucoup à faire, et la main d’œuvre n’était pas très abondante. Pour Mathias aussi il y eut de l’ouvrage à la forge, ce qui lui permit de rester plus souvent à proximité de Béatrice, toujours prêt à accourir s’il y avait besoin. Le lendemain de la naissance ils choisirent un nom pour leur petite fille. Ils choisirent le nom du roi qui avait tenté de rapprocher les deux religions, Henri de Navarre.

Elle s’appellerait donc Henriette.

Choisissant un moment où Mathias était absent la veuve vint voire Béatrice.

- Alors, comment se porte la jeune maman ? Et le bébé ? Vous savez, si vous avez du linge souillé n’hésitez pas de me le confier, je le laverais pour vous.

Sans attendre la réponse, elle se mit à fouiller du regard autour d’elle. Promptement elle se saisit de la chemise qu’avait portée Béatrice pendant l’accouchement et l’emporta avant que sa propriétaire n’ait eu le temps de s’y opposer.

 La maman n’était pas contente, elle estimait que cette mauvaise femme ferait mieux de s’occuper un peu plus de ses enfants, de les moucher et de les débarbouiller, que de vouloir lui laver son linge. D’autant qu’elle ne se pressa guère de lui rapporter cette chemise.  les terres étant pour une bonne part à l’abandon et redevenues sauvages le gibier abondait. Mathias continuait de poser des pièges, il s’était même confectionné une fronde et avec un peu d’exercice était devenu très habile à son maniement. Tout cela lui permettait de nourrir à peu près correctement la jeune maman et à celle-ci d’allaité Henriette qui de jours en jours prospérait.