La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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Chapitre 4

Hélène

 

 En allant poser ses pièges dans les fourrés qui couvraient la côte entre La MalleMaison et le Woigot, Mathias s'était par hasard approché d'une cabane qui se fondait parfaitement dans son environnement et pour peu que l’on se déplace de quelques pas disparaissait comme par enchantement aux yeux inaccoutumés.  Pourtant elle semblait habitée. Par la suite il avait tenté à plusieurs reprises de la retrouver sans succès. En s’attardant un soir à surveiller l’un de ses pièges il avait remarqué qu’au coucher du soleil un très discret ruban de fumée s’élevait d’entre les fourrés.  C’est ainsi qu’il parvint à apercevoir plusieurs fois de suite une petite vieille qui cueillait des champignons ou des plantes en se faisant très discrète. Cependant, jamais il n’était parvenu à l’approcher, dès qu’elle sentait une présence, sans le moindre bruit ni laisser de trace, elle disparaissait comme l’aurait fait une fée ou une sorcière. Un jour, après avoir tué un lièvre avec sa fronde, il avait aussi trouvé un lapin pris au collet. Par hasard il surprit la vieille à sa collecte de simples. Le temps tournait à l’orage, la venaison ne se conserverait pas, il s’avança d’un pas assuré, la petite vieille se réjouirait sûrement d’un peu de viande à mettre dans sa marmite. A son approche, la femme se raidit et sans un mot le toisa avec méfiance.

- Bonjour ! Je viens de prendre un lapin, et comme j’ai déjà un lièvre, j’ai pensé qu’il pourrait améliorer votre ordinaire.

La vieille ne bougeait toujours pas, seuls ses yeux allaient du visage de Mathias au lapin. Cette attitude mettait le jeune homme très mal à l’aise.

- Je vous ai déjà vu plusieurs fois rôder autour de mon logis, que voulezvous ?

Mathias était interloqué. Il s’attendait à une voix plaintive de vieille femme, alors qu’elle avait prononcé ces quelques mots d’une voix ferme et assurée. Pas de doute, elle lui en imposait.

Elle s’avança lentement tout en le regardant droit dans les yeux.

- Qui êtes-vous ?

Mathias, très mal à l’aise se mit à bafouiller.

- Euh !... J’habite là-haut et je chasse un peu pour nourrir ma famille, c’est tout.

- Je ne vous connais pas !

- Euh !... Je n’habite là que depuis peu.

Elle continuait à chercher à pénétrer son regard, visiblement elle tentait de deviner ce qui pouvait se cacher derrière ces paroles.

- D’habitude, ceux qui viennent me voir ont pour cela de bonnes raisons, sinon ils font un détour.

- Non, je voulais simplement vous donner ce lapin.

La vieille tendit la main et saisit l’animal.

- Merci. On vient d’ordinaire me consulter pour ma connaissance des choses. Je connais des remèdes pour bien des maux. Si un jour vous en avez besoin, venez me voir.

Elle se retourna et en quelques pas disparut dans sa maisonnette. C’est alors seulement que Mathias remarqua qu’elle était déformée par une bosse dans le dos. De retour, ne voulant pas effrayer Béatrice, cette méchante bosse pouvant paraître de mauvais augure, il ne parla pas de cette rencontre.

Quelques temps plus tard, il revit la femme, mais cette fois-ci ce fut elle qui vint vers lui. Il se dit : « Ah ! Elle vient me remercier pour le lapin ». Pourtant ce ne fut pas le cas, sans préambule, elle se mit à l’interroger.

- Vous m’avez bien dit habiter là-haut ? Et avoir de la famille ?

- Oui! Je suis marié et ma femme vient d’avoir une petite fille.

- Vous ne logeriez pas à la forge ?

- Si, pourquoi ?

- Vous m’êtes sympathique jeune homme, et je suis votre obligée, alors sachez que si je peux vous être d’une aide quelconque ce serait avec plaisir.

Sans plus qu’il n’en fallait, elle se tourna et s’enfonça dans les broussailles pour disparaître comme elle était venue. Mathias, stupéfait, se demandait s’il fallait se réjouir ou déplorer la rencontre avec ce curieux personnage.

 

Deux jours plus tard, alors qu’il travaillait à la forge, Béatrice vint le voir toute excitée. Sans un mot elle l’entraîna dehors, tout en surveillant la porte de la cuisine de la veuve.

- Regardes ce que j’ai trouvé dans la paillasse de mon lit.

Béatrice lui montra un sachet, visiblement confectionné avec un morceau de la chemise que la veuve lui avait prise. Ce sachet était cousu non pas avec du fil, mais quelque chose d’autre plus gros et raide comme les boyaux d’un petit animal. Mathias l’inspecta minutieusement, le tourna entre ses gros doigts, l’approcha de son nez, renifla, le palpa encore, puis d’un geste brusque le déchira Le sachet contenait des herbes et de petits objets séchés. Il n’y avait aucun doute. Quelqu’un voulait jeter un sortilège à la mère et à l’enfant. Qui ? Il n’y avait pas à beaucoup chercher.

 Les deux époux s’interrogeaient du regard.

Après un moment de réflexion, Mathias fit signe à sa femme de retourner près de la petite, sans rien dire.

Sa première réaction aurait été de jeter cet objet au feu pour se débarrasser du maléfice, mais après réflexion il se ravisa. Il le fourra dans sa poche avec l’idée d’en confondre l’auteur et retourna à son travail. En effet comme chacun sait, le sort, dès qu’il est jeté par le sorcier fait son chemin et l’objet dissimulé dans le lit ne sert qu’à désigner le sujet à envoûter. Le mal était fait.  Son travail terminé, Mathias rejoignit Béatrice, il souleva Henriette et l’examina avec soins. Elle souriait et gigotait de plaisir de se voir soulevée. C’était un bébé calme, qui ne demandait qu’à manger et dormir. Avec son teint rose et ses bonnes petites joues elle n’avait pas du tout l’air malade.

- Le sort n’a pas encore eu le temps d’agir. Il faut stopper son effet. Je vais aller voir le curé, lui connaît les mots qui désenvoûtes.

Mais Béatrice ne voulut rien savoir. En fait, elle était déjà rongée de l’intérieur. Comme ces noix qui présentent une coquille très dure et pourtant abrite un ver qui va grossir jusqu’à prendre toute la place. La jeune femme ne cessait d’inspecter son lit, celui de Mathias, de tout soulever de tout retourner, elle n’osait plus laisser son enfant sans surveillance et ne cessait de la soulever pour l’inspecter dans tous les sens. La pauvre enfant était sans cesse dérangée dans son sommeil. Béatrice ne dormait pas d’avantage. Bientôt elle eut des accès de fièvre, son lait devint moins abondant. L’enfant, sans cesse bousculée pleurait et s’épuisait. Elle ne prenait plus de poids et finalement se mit à maigrir. Prise de désespoir la maman en perdit l’appétit et refusa de se nourrir. Elle n’était plus que peau et os, son visage disparaissait derrière ses yeux hagards presque fous.  Mathias était désemparé persuadé que tout cela était l'effet du sort que leur avait jeté la veuve. Il prenait Béatrice dans ses bras et ils mêlaient leurs larmes.

 Mathias posa ses lèvres sur son front brûlant de la jeune maman et leurs larmes se mêlèrent dans une communion de souffrances. C'est alors qu'il se souvint de la vieille femme qu’il avait rencontrée, ne disait-elle pas avoir des remèdes pour guérir bien des maux. Il irait la consulter.

 

- Ah ! Vous voilà donc enfin ! Je me demandais si vous finiriez par vous décider !

- Comment ça ? Vous m’attendiez ?

- Oui ! Venez, entrez ! Il n’est pas nécessaire qu’on nous voit et surtout qu’on nous écoute.

La porte n’était pas très haute, Mathias eut à se baisser bien bas pour y pénétrer. A l’intérieur c’était encore bien pire, aux poutres pendaient toutes sortes de plantes à sécher, le sol était tout aussi encombré de pots, de jarres et autres récipients remplis de choses plus étonnantes les unes que les autres. Tout cela produisait un mélange d’odeurs, ou disons plutôt, une puanteur inhabituelle. La femme n’eut aucune peine à deviner ses pensées.

- Ne vous inquiétez pas je ne suis pas une sorcière, je n’invoque pas le diable. Lorsque je suis née avec ma bosse, ma mère avait tant pleuré pour me garder que mon père c’était laissé attendrir, alors que normalement dès leur naissance les enfants marqués comme je le suis étaient supprimés. Malgré tout il avait tellement honte de moi qu’on me cachait. J’ai donc pris l’habitude de me dissimuler aux regards et d’éviter la compagnie. Aujourd’hui, à cause de ma bosse, on m’attribue des pouvoirs qu’en fait je n’ai pas, par contre j’ai une bonne connaissance des plantes qui guérissent.

- Oui, mais vous laissiez entendre que vous attendiez ma visite.

- En effet ! Votre femme est malade n’est-ce pas ! Je pense avoir de quoi la soigner. Si vous suivez scrupuleusement mes conseils bientôt votre femme et votre petite fille se porteront mieux.

- Mais comment savez-vous de quoi souffre ma femme ?

- Écoutez mon jeune ami, laissez-moi m’entourer de ce halo de mystère protecteur, et ne cherchez pas à le dissiper. C’est pour votre bien !

         Vous vous demandez si vous pouvez me faire confiance ? Allez ! Je le sens bien. Vous voyez vous-même l’état de votre épouse, et vous êtes venu me voir pour que je vous aide, il ne s’agit pas là de diableries mais de remèdes, alors faites- moi confiance. Ou bien voyez-vous mieux à faire ?

- Non, non, il me semble bien que vous êtes mon dernier recours, ma pauvre femme ne fait plus que prier et pleurer. Mais vous m'assurez bien qu’il ne s’agit pas de diableries ?

- Allons mon ami faites-moi confiance, je vous assure que si vous faites comme je vous dis elles iront bien mieux d'ici peu. Et lorsque vous aurez de nouveau un lapin vous pourrez me l’apporter pour sceller… disons notre amitié.

 

Sur le chemin de retour Mathias se disait que cette personne étonnante leur portait de l’amitié, ce qui le réjouissait, pourtant quelque chose l’inquiétait, comment se faisait-il que sans avoir jamais vu ni Béatrice ni leur petite Henriette elle sache si bien l’état lamentable dans lequel elles se trouvaient. Et ceci malgré toute l’assurance qu’elle lui avait donnée ne pouvait l’empêcher de se demander si sa science lui venait de Dieu ou du diable ? Le démon n’allait-il pas se payer en volant l’âme de la petite innocente ? Et finalement l’enfant avait été conçue dans le péché, n’était-elle pas déjà habitée d’un démon ? Il supplia Dieu de lui venir en aide et de l’éclairer. Il attendait un signe, mais rien ne se produisit.

 En arrivant à la forge il trouva la jeune femme occupée à langer son bébé. En voyant le petit corps nu, Mathias fut effrayé par sa maigreur. Très ému il expliqua à Béatrice qu’il avait consulté une femme qui connaissait les plantes et lui avait donné des remèdes.

- Qui est cette femme ? Qui te l’a recommandé ? Ce n’est pas la veuve j’espère ?

Après avoir écouté les explications de Mathias elle décréta.   

- D’abord je veux la voir !

Mathias eut beau se défendre et d’expliquer, cela ne changea en rien la décision de Béatrice. Elle emballa soigneusement la petite et ils se mirent en route. Mathias n’avait protesté que pour la forme, sa propre inquiétude demandait à être écartée et pour cela il attendait beaucoup du jugement de Béatrice.

 

La vieille femme les accueillit avec le sourire.

- Je savais que vous n’accepteriez pas aussi facilement mes remèdes, vous êtes trop intelligente pour cela.

Elle rassura le jeune couple. Soudain elle suspendit ses explications. Pour s’assurer que ses visiteurs n’avaient pas été suivis, elle ouvrit la porte, sortit tout en leur faisant signe de ne pas bouger, fit quelques pas au dehors, s’arrêta, tendit l’oreille et revint. A la question de Béatrice : « Que se passe-t-il ? » Elle répondit par un haussement d’épaule. Lorsque le jeune couple prit congé, elle leur recommanda la plus stricte discrétion concernant leurs relations.

 

- De qui a-t-elle voulu nous mettre en garde à ton avis ?

- Je ne sais pas ! Mais en tous cas elle redoute quelqu’un ou quelque chose.

- Je ne sais pas si elle a peur ! Il me semble que ce n’est pas son genre, non ! Je dirais plutôt qu’elle se méfie, comme si elle ne voulait tout simplement pas que quelque chose se sache.

- Oui ! Oui c’est quelque chose comme ça…Je me demandais si…Non ! non, ce n’est pas possible.

  

En tous cas la médication fit son effet et Mathias se réjouissait du changement qui s’était opéré chez Béatrice, du défaitisme face à l’adversité elle était revenue à sa véritable nature, combative. Pour se battre, Béatrice avait besoin de la foi, besoin de croire en ce qu’elle faisait.  A présent, réconciliée avec sa conscience elle y puisait l’énergie qui lui permettrait de vaincre.

Elle retrouva ses forces en même temps que son courage, très vite elle surmonta sa fièvre, sa raison reprenait le dessus sur ses craintes. La santé d’Henriette aussi s’en ressentit.  La santé morale et physique retrouvée, Béatrice décida d’aller remercier la guérisseuse et de lui apporter quelques légumes et deux pigeons ramiers.

 L’accueil fut très aimable. Moins intimidée que la fois précédente, malgré la pénombre, à peine atténuée par la seule lumière qui venait du foyer, la jeune femme examina tout ce qui encombrait la cabane. Les ombres mouvantes projetées par les flammes créaient une atmosphère empreinte de mystère. Ce que contenaient les multiples récipients y participait largement : Mues de serpents, squelettes de petits animaux et combien d’autres choses pour le moins bizarre.

- Toutes ses choses vous servent à fabriquer vos remèdes ?

Après un silence, la guérisseuse, qui sentait Béatrice fine mouche, lui expliqua. que costumes, fards, décors, mensonges à créer dans le regard de l’autre    

- Hem…Écoutez Béatrice, Ne cherchons-nous pas, tous, à l’aide d’artifices l’image que nous souhaiterions qu’il ait de nous ? On vient me consulter pour soigner une maladie physique ou morale. Pour que mes remèdes fassent de l’effet il faut que ceux qui viennent me consulter aient foi en moi et que mes remèdes aient l’air quelque peu magique, tout ce fatras, qui constitue, mon environnement, mon décor, sert essentiellement à créer l’ambiance bénéfique. Ce qui soigne le corps ce sont les plantes ce qui soigne l’esprit c’est la confiance dans le remède. Les moines soignent au nom de Dieu, et à la médication ils ajoutent toujours une pincée d’invocations à un saint guérisseur qui fait des miracles. D’eux on attend des miracles de moi un peu de magie. Ce qui pour eux est leur habit de bure, pour moi, c’est ma bosse. Je dois cependant être très prudente, c’est qu’il y a eu dans le secteur plusieurs procès en sorcellerie, qui se sont tous terminés sur le bûcher.

 A la mort de mon père, comme je ne bénéficiais plus de sa protection, ma mère fut très inquiète pour mon avenir, elle me confia à l’abbé de Saint Pierremont, un parent de mon père. Je fus accueillit à l’infirmerie de l’abbaye, où on m’instruisit à la science des simples et de leurs vertus curatives. Les moines soignent tous ceux qui viennent frapper à leur porte, mais sont très ennuyés lorsqu’il s’agit de femmes, qu’ils ne doivent pas fréquenter et surtout toucher. Je devins pour eux une intermédiaire très utile, d’autant qu’en raison de cette affreuse bosse, l’abbé ne craignait pas que je séduise l’un de ses moines, ils se tenaient tous, prudemment, à bonne distance. Tenez, regardez, voici un traité de médecine que je suis parvenue à sauver lors de l’incendie de leur infirmerie, mais il est trop vague sur la fonction des organes.

- Vous savez donc lire ? N’est-ce pas une raison de plus pour que l’on vous craigne ?

- Ou me haïsse ! Oui bien sûre. Je lis le français, le grec et le latin mais me garde bien de m’en vantez.

- Et vous possédez d’autres livres ?

- Euh…Oui quelques-uns. Elle avait répondu à voix basse.

- Il est vrai que de posséder des livres provoque chez les gens simples la méfiance et ils ont vite fait de vous soupçonner d’hérésie.

- Moi par contre je suis très heureuse de rencontrer une personne instruite.

- Pourquoi ? Ah ! Vous lisez vous aussi !

Béatrice répondit par un hochement de tête.

- Oui et mon mari aussi l’apprend.

- Ah je comprends mieux à présent, je sentais bien… Toujours est-il qu’à la dernière épidémie de peste à Saint Pierremont nous avons eu à soigner de nombreux cas. Plusieurs moines en sont morts, et moi-même j’en fus atteinte. C’est la raison pour laquelle je vis ici. Pour éviter la contamination on isolait les malades. Les hommes étaient logés là-haut, moi, c’est ici qu’on me remisa. J’ai surmonté le mal et suis parvenu grâce à Dieu à guérir, à présent je reste ici où finalement je suis mieux qu’à l’abbaye, plus libre et moins exposée.

Béatrice n’en revenait pas, en pénétrant dans cet antre de sorcière elle imaginait se trouver en présence d’une demie sauvage, plus proche de la nature et des superstitions que de la science, une guérisseuse par intuition et non une personne instruite.  Sur le chemin de retour elle se réjouissait d’avoir lié connaissance avec cette femme. Un peu perdue dans ses réflexions et ses souvenirs de jeunesse elle pressait le pas pour rejoindre Mathias et lui faire partager sa joie d’avoir trouvéelà une interlocutrice intéressante, quand soudain elle se sentit prise comme dans un étau, une main s’appliqua sur sa bouche, elle fut soulevée de terre. Elle n’avait fort heureusement pas perdu ses réflexes défensifs, elle mordit la main et en même temps saisie par derrière l’entre jambe de son agresseur et serra de toutes ses forces. Il hurla et lâcha prise. Elle fit volte-face et rapide comme l’éclair, elle lui planta son couteau dans le bras. Il pesta et jura   -  Bon Dieu !  La Hérisson !   

Elle était déjà loin. Elle courut sans reprendre haleine.

- Mathias ! Mathias !

Elle se jeta dans ses bras, tremblante, les jambes molles, la gorge en feu, cherchant son souffle.

Mathias la lâchant saisit un marteau et allait se précipiter dehors.

Qui ? Où ça ?

- Non ! Non attends ! Je vais t’expliquer.

          Dans le bois, en revenant de chez la vieille dame, un homme m’est tombé dessus. Je lui ais plantée mon couteau dans le bras et me suis enfuie. Je n’ai pas eu le temps de le voir, mais il me connaît, je l’ai entendu qui criait : Bon Dieu ! La Hérisson. !

- Oh non, cette vieille histoire qui nous rattrape.

 

Béatrice avait soulevé Henriette qui commençait à s’agiter, la petite avait faim, elle dénoua son corsage et lui donna le sein. Debout dans l’entrée, Mathias la regardait avec ses gestes doux et maternels. Comment cette jeune maman pleine de tendresse pouvait- elle être également une guerrière aussi redoutable ? Il avait en si peu de temps complètement oublié le passé de sa femme. Après un long moment de silence et de réflexion il leva les yeux et croisa le regard de Béatrice.

Elle semblait lui demander : Et maintenant ? 

- Personne ne te touchera, ni toi, ni Henriette, vous êtes ma femme et ma fille.

Tu m’as appris à me battre moi aussi, et qui osera venir trouvera à qui parler Il retourna dans l’atelier et revint armé d’une barre de fer.

- Attends Mathias ne nous emballons pas. Mon agresseur ignorait à qui il avait à faire si non il n'aurait pas eu cette exclamation et il n'ira donc pas le clamer sur les toits. C’est qu’au gibet il y a plusieurs places et il pourrait y en avoir aussi une pour lui. Une question reste pourtant, s’en est-il pris à

moi, comme ça parce que je passais par là ou cette agression était-elle planifiée.

 

Depuis l’agression qu’elle avait subie, Béatrice n’osait plus s’éloigner seule de la maison. Pour faire prendre l’air à Henriette, elle la nouait dans un châle sur son dos et se promenait entre les quelques maisons de la localité.

 L’automne était venu tout en douceur, par la splendeur de ses couleurs il tentait de faire oublier qu’il annonçait les rigueurs de l’hiver. Un jour, charmée par la beauté des arbres, la jeune femme osa s’aventurer un peu plus loin. Elle avait remarqué, un peu à l’écart de la route, une bâtisse en pierres, mais partiellement en ruines, entourée de buissons et d’arbres fruitiers qui avaient repris leur liberté et leur aspect sauvages. C’était l’ancienne maladrerie. Elle se dit qu’elle y trouverait peut-être quelques fruits. Les oiseaux voltaient gaîment et le vent faisait tomber une pluie de feuilles d’or. Tout était calme, elle s’approcha. Il lui sembla entendre un murmure. Non, cela devait être le bruit du vent dans les feuilles. Elle fit encore quelques pas. Là, il n’y avait plus de doute, elle distinguait nettement plusieurs voix. Elle hésita. La petite dormait paisiblement, bercée par la marche de sa maman, mais pouvait à tout moment se réveiller. Elle rebroussa chemin le plus silencieusement possible. De retour à la forge, elle fit à Mathias le récit de sa promenade. Avait-il déjà remarqué cette maison ? Était-elle habitée ? Mathias n’en savait rien, il estima qu’elle n’avait qu’à interroger la veuve. Mais Béatrice n’y pensa même pas. Le lendemain, comme le temps était toujours aussi agréable, elle se décida à retourner voir cette maison. Ce jour-là, il n’y avait pas le moindre vent. S’approchant, elle reconnut nettement le timbre haut perché de la veuve. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Avec qui pouvait-elle bien parler ? Tout en restant à bonne distance, prenant soin de ne pas faire de bruit Béatrice contourna le bâtiment.

Oui c’était bien elle. Assise sur de grosses pierres, elle s’entretenait avec trois hommes, que Béatrice ne pouvait voir que de dos. Leur aspect n’avait rien à voir avec les quelques habitants connus du hameau. Prudente, la jeune femme se retira en silence et s’empressa de rejoindre son mari. Elle lui rapporta en détail ce qu’elle venait de découvrir.

- Hem ! Je vais y aller voir !

- Sois prudent Mathias ! Ils sont peut-être dangereux !

Pendant l’absence de Mathias Béatrice ne parvenait pas à se concentrer sur son ouvrage, elle était inquiète. Quand la pénombre commença à envahir la maison il n’était toujours pas de retour. L’anxiété de Béatrice ne cessait de croître elle ne tenait plus en place. Elle se saisi de son bébé et traversa la forge pour se diriger vers la route. Une silhouette, à peine visible, mais distincte, lui apparue à contrejour, dans l’ouverture de la porte. Elle eut une terrible frayeur, poussa un cri et s’écroula.

 Lorsqu’elle reprit conscience, elle était allongée sur sa couche, Henriette poussant des hurlements gigotait à ses côtés. Mathias lui épongeait le front.

- Que t’est-il donc arrivé ma chérie ? Je vous ai trouvé toutes les deux allongées à terre dans l’atelier.

Béatrice poussa un soupir et lui parla de cette apparition qui l’avait tellement effrayé puis elle voulut savoir pourquoi il avait tant tardé. Avant de répondre il fit quelques pas à l’extérieure pour s’assurer qu’il n’y avait aucune oreille indiscrète, ferma la porte sans bruit, s’assit prêt de sa femme, lui prit les mains dans les siennes et lui souffla à l’oreille 

- N’aies pas peur ! je suis là ! Je saurais vous défendre !  Loin de la rassurer ces quelques mots augmentèrent son inquiétude.

- Oui, mais qu’as-tu vu, là-bas ?

- Tu avais raison, il s’agissait bien de la veuve et parmi les trois hommes l’un d’entre eux avait le bras bandé. Et, tiens-toi bien, je n’arrive pas encore à y croire, il y avait aussi ce salopard de Joseph, le charbonnier, quant au troisième je ne le connais pas, je ne le voyais que de dos.

          Au début, je n’arrivais pas à comprendre ce qui se disait, j’étais trop loin. En contournant le bâtiment, je me suis dissimulé derrière le mur près duquel ils étaient assis. Une fois installé je ne pouvais plus bouger, c’est pour ça que j’ai dû attendre qu’ils soient tous partis pour revenir. Ils se disputaient et si j’ai bien compris la veuve leur a vendu un renseignement, il était question de lettres et de secrets et bien entendu d’argent, mais ce que veut la veuve en échange c’est qu’on la débarrasse de toi. Il ne fait plus aucun doute à présent que c’est elle qui a placé le sachet dans ta couchette. Pour le reste je n’ai pas compris ce qu’ils manigancent. Je suppose que les deux hommes sont de la bande… que le Joseph fréquente, quand à la veuve et le Joseph, ils se connaissent parce que lui fournissait du charbon de bois à son mari. Comme ils font tous partie de la même engeance ils se sont retrouvés. Le troisième

pourrait bien être celui que tu as vu dans l’encadrement de la porte. Un grand maigre ?

Cette nuit-là, ni Mathias ni Béatrice ne purent dormir. La présence de Joseph et ses rapports avec la veuve avaient de quoi les inquiéter. Finalement au petit matin ce fut Mathias qui demanda :

- As-tu au moins pu te reposer un peu ? J’ai bien peur que ce ne soit pour nous une dure journée.

- Pourquoi Mathias à quoi penses-tu ? As-tu décidé quelque chose ?

- Voyons Béatrice, tu sais bien que je ne prendrais pas de décision sans te consulter.                

            Hier, lorsqu’ils se sont quittés ils se disputaient encore à ton sujet. Leurs intérêts semblent différents et même opposés. Peut-être pourrions-nous nous servir de ce qui les oppose pour nous défendre.  Ils ont décidé de se revoir demain après-midi. D’ici là, il faut que nous ayons mis au point une stratégie.

Béatrice était un peu rassurée, apparemment ses anciens camarades ne lui voulaient aucun mal. Il est vrai que chacun d’eux pouvait être le père de sa petite fille et peut-être leur restait-il une étincelle de conscience.

Le lendemain, Mathias rejoignit sa cachette derrière la maison du rendez-vous. Ce fut Joseph qui vint en premier. Mathias s’apprêtait déjà à aller le rosser, quand l’homme au bras bandé arriva à son tour.

- Tu es seul ?

- Oui ! Et c’est pour te dire que nous avons été enrôlés dans le régiment du frère du Duc, l’ancien évêque, le Nicolas-François. Une fois de plus le duc a trahi sa parole et lève une armée pour reprendre la guerre contre le roi de France. Mais de toutes façons nous en avons discuté avec Pisse-sang, pour la Hérisson pas question, quel qu’en soit le prix. C’est vrai qu’elle m’a blessé, mais justement, c’est une fille hors du commun et Pisse-sang estime qu’elle mérite notre respect alors… - Mais les lettres ?

- Pisse-sang dit que maintenant il s’en fout !

 

L’armée du roi ne se fit pas attendre. Le prince de Condé mit en fuite les lorrains qui défendaient Briey et les bourgeois vinrent à sa rencontre pour lui remettre les clefs de la ville. Béatrice et Mathias étaient soulagés. Il n’y avait pas eu de bataille et les français qui se méfiaient à juste titre des lorrains ne les voulaient pas dans leur armée d’occupation. Quelques jours plus tard le bruit se répandit que les suédois allaient franchir la Moselle près de Metz et marcher sur Briey. La troupe à laquelle c’était joint Pisse-sang et son acolyte se retirait sur Marville. De ce côté au moins le danger s’éloignait.

Entre temps les premières gelées avaient blanchi les prés. Heureusement le bois de chauffage ne manquait pas. Alors que le froid devenait plus mordant et que la neige c’était mise à tomber chacun s’enferma chez soi et le travail ralentit. L’armée protestante avait pris ses quartiers au château de Sancy et immanquablement allait reprendre le pillage des campagnes.

A cette nouvelle la veuve décida d’aller se réfugier avec ses enfants à l’abbaye, et de laisser à leur disposition toute la maison, en attendant son retour. Béatrice faillit bondir de joie.  Pourtant très vite elle se rendit compte que la veuve n’était pas la seule à s’en aller et que s’ils restaient seuls, ils seraient encore plus exposés. L’insécurité était le lot de chacun et en permanence. Mathias voulut se rendre compte sur place de la sécurité que pouvait offrir Saint Pierremont pour sa famille. Il conseilla à Béatrice pendant son absence de se rendre chez Hélène et de lui proposer de se joindre à eux.

 En chemin, Béatrice se demandait si elle n’allait pas trouver la porte close. Il se pourrait bien qu’Hélène soit déjà partie pour l’abbaye ou pour Briey. Le chemin, en forte pente, était glissant et à chaque pas elle manquait de tomber, en se retenant aux buissons elle faisait dégringoler la neige qui chargeait les branches. Elle avançait lentement et qu’à petits pas. La petite Henriette se faisait de plus en plus lourde et Béatrice avait bien de la peine à la porter, tout en avançant sans risquer de tomber. Bientôt elle fut rassurée, elle sentait l’odeur âcre du bois mort qui brûle en faisant beaucoup de fumée. Ah au moins Hélène était encore chez elle, elle pourrait se reposer un instant et frictionner la petite pour qu’elle ne prenne pas froid, elle pressa le pas et enfin cogna à la porte. Mais ses coups restaient sans réponses. Elle frappa une seconde fois, sans plus de succès. Son amie serait déjà partie et elle aurait fait tous ce chemin pour rien. Il ne lui restait plus qu’à retourner. Cela lui paraissait pourtant étonnant qu’Hélène soit partie sans un mot. Elle se ravisa, fit le tour de la petite maison pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Le feu rougeoyait sous la marmite, mais pas trace de son amie. Devait-elle attendre son retour ? Et Henriette qui se mettait à pleurer, sans doute avai