La Hérisson by Bernard Amschler - HTML preview

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 Chapitre 5

L’ARMEE DE LORRAINE.

 

Le chef s’approcha de Mathias et l’examina attentivement, visiblement indécis.

- Tu ne serais pas venu voir les ruines de notre maison, par hasard ?

- Notre maison ?...

Mathias regarda avec plus d’attention cet homme. Il ne le connaissait pas. Pourtant, s’il l’imaginait sans cet accoutrement…oui s’il l’imaginait sans ce grand chapeau qui cachait la moitié de son visage, oui évidement, oui ce nez, ces yeux, cette voix…

- Oh père ! Je ne t’avais pas reconnu. Oh ! Comme je suis heureux de te revoir…Vivant et en bonne santé.

- Moi aussi mon gaillard, cela me fait plaisir, d’autant qu’à voir ce qui reste du village je vous imaginais tous morts. Que sont devenus les autres ? Ta mère ? Et tes frères et sœurs ?

- Notre mère est morte. Les autres ? Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.

- Que veux-tu, c’est la guerre !

Ces mauvaises nouvelles n’avaient pas l’air de beaucoup l’affecter.  La séparation, la précarité de la vie et toutes les horreurs de la guerre avaient émoussé le lien familial. Maintenant ne comptait plus que l’instant présent. Pour survivre il fallait tuer, sans hésiter, et se servir, avant que l’autre n’ait tout pris. Assouvir ses instincts sans se soucier du reste. La morale était un luxe réservé au temps de paix.

Il s’approcha de Béatrice.

- Cette petite caille ?  Elle est à toi ?

Il tournait autour d’elle, la toisant. Jetant sans aucune gêne ni pudeur un coup d’œil à son corsage et estimant de la paume le galbe de sa croupe.

- Ha ! Ha ! Pas mal ! Pas mal ! Et le lardon ? C’est de toi ?

Sans attendre la réponse, il saisit la jeune femme par la taille et l’attira à lui, mais, il n’eut guère le temps d’aller plus loin. La pointe d’un couteau lui faisait lever le menton.

- Oh ! La garce !

- Je suis l’épouse et non pas la femelle de Mathias et le lardon, comme vous dites, c’est ma fille ! Alors enlevez vos sales pattes ou je vous égorge !

A ce moment, l’un des hommes donna l’alerte.

- Bon Dieu ! Les suédois ! Et en plus ils sont nombreux.

- Filons !  Allez Mathias, tu montes en croupe. Toi le borgne, tu prends la fille avec la gosse devant toi, et on file vers le bois !

Le borgne ne se fit pas prier. Tout au long de la cavalcade sous prétexte de retenir Béatrice sa main libre passait de son ventre à ses seins. Elle ne pouvait pas bouger sans risquer de laisser tomber Henriette. Il en profitait, le salopard, mais ne perdait rien pour attendre. Béatrice avait bonne mémoire.

Une fois la forêt atteinte, ils ralentirent leur course, ils n’étaient pas suivis.

Mathias sauta à terre et aida sa femme à descendre. Le borgne détourna le regard.

- Nous sommes cantonnés à Amel. Vous n’aurez qu’à demander après moi.

Ah ! Au fait, les camarades m’appellent : La Forge.

 

Déjà la petite troupe repartait sans plus de politesses. Mathias prit sa femme dans les bras et la serra très fort, comme s’il redoutait qu’elle ne s’envole.

- Mon Dieu, qu’est-ce qu’il a changé. Sur le moment je me suis réjoui de le revoir, mais à présent je suis tellement déçu. Comment peut-il se conduire de la sorte, j’en ai honte devant toi.

- Non Mathias, ne te mets pas dans cet état. Tu sais, les guerres, ont toujours pour premier effet de tout remettre en cause. J’ai connu ça moi aussi !  Alors essayes de le comprendre. Et nous à présent ! Où veux-tu qu’on aille ? Je crois qu’il nous propose de nous joindre à eux, n’est-ce pas la meilleure solution ?

- J’ai tellement honte !

- Non ne crains rien Mathias ! Tu sais que j’ai connu bien pire et ne me permettrais pas de le juger, mais tu peux me croire, je saurai me faire respecter !

 

Il fallut un moment à Mathias pour retrouver son calme puis ils se remirent en marche. De temps à autre, ils s’arrêtaient pour tendre l’oreille. Ils avaient atteint le haut bois. Des arbres immenses, dressaient leurs troncs vers le ciel comme des colonnes de cathédrale. Soudain, ils entendirent, venant dans leur direction, le bruit d’une troupe de cavaliers. Ils semblaient nombreux. Tout autour d’eux il n’y avait pas le moindre buisson pour s’y dissimuler. Le couple plongea derrière un arbre et se tapit derrière son gros tronc n’osant plus bouger, ni même respirer. La troupe passa à quelques pas, sans s’apercevoir de leur présence. Lorsque le bruit du galop se fut éloigné Mathias se redressa, encore bouleversé il n’avait pas fait attention à un retardataire qui arrivait droit sur eux. Le cavalier avançait au trot, son grand feutre enfoncé jusqu’aux yeux. Lorsqu’il les vit il fonça sur eux, le sabre pointé sur Mathias. Béatrice poussa un cri. A quelques pas à peine, le cavalier retint son cheval. Il leva les yeux sur Béatrice, haussa les épaules et repartit au galop à la suite du reste de la troupe. Par quel miracle avaient-ils échappé à la mort ? Pourtant Béatrice avait l’impression, malgré la brièveté de l’instant où leurs regards s’étaient croisés, avoir reconnu le cavalier. Mais dans leur accoutrement avec leurs grands feutres tous ces cavaliers se ressemblaient. La lisière du bois n’était plus très loin, d’épais buissons la bordaient, dissimulant la plaine qui s’étendait au de-là. Ils se frayèrent un passage à travers cet enchevêtrement. Mais avant de quitter le couvert, ils s’assurèrent que la voie était libre. Tout semblait calme. Mais à peine eurent-ils fait quelques pas hors du bois, qu’ils se trouvèrent à une portée de mousquet d’une troupe de cavaliers dissimulés dans un bosquet et qui semblaient les attendre. Il était trop tard pour fuir. Se plantant devant Béatrice, Mathias les défia du regard. L’un des cavaliers fit avancer sa monture au pas, arrivé près du jeune couple, il sauta à terre et levant la main en signe de paix, il s’écria :

- Alors la Hérisson, tu ne me reconnais donc pas ? Pour une fois que le borgne n’a pas menti, c’est bien toi !

La jeune femme le regarda, plus inquiète que réjouie

- Oui Coco ! C’est bien moi. Que fais-tu là ?...

- Eh ben je suis content de voir que tu te portes bien et que tu as trouvé un vaillant protecteur. Tu t’étonneras peut-être, mais j’ai entendu parler de lui. Quant à toi, tu m’as laissé récemment un souvenir que je ne suis pas prêt d’oublier, oui, bon disons tout au moins le temps que ça se cicatrise.

Du menton il leur désigna son bras, qu’il portait en écharpe.

- Ah ! C’était donc toi ce salaud qui m’a fait si peur !

Elle se tourna vers Mathias et s’écria en riant :

- Tu vois Mathias, le voilà le cochon qui m’a agressé du côté de Mance et que j’aurais voulu saigner. Oui ! Sauf qu’à ce moment-là, je ne savais pas que c’était lui.

- Moi non plus ! C’est vrai que tu as bien changé surtout déguisée en gentille fille de la campagne. Tiens ! Et celui-là ! Tu ne l’as pas reconnu ? Non ? Le borgne ? Peu de temps avant que tu ne nous fausses compagnie, il s’était joint à notre troupe. Si toi tu ne te souviens pas de lui, lui par contre se souvient bien de toi. Il faut croire que tu lui- avais tapé dans l’œil et comme il ne lui en reste qu’un ! Ha ! Ha ! Toujours est-il qu’après ta disparition, il voulait absolument retourner au village, que nous venions d’incendier, pour t’y rechercher. Moi, je ne savais plus quoi lui raconter, pour l’en dissuader. Tout à l’heure, il était avec La Forge, et il t’a reconnu malgré ta transformation, c’est vrai que tu es plus…moins ronde, et en jupe, on pourrait presque te prendre pour une femme. Ha ! Ha ! N’empêche que c’est lui qui est venu me prévenir de votre présence dans la forêt. Il parait qu’il était inquiet pour toi, à cause des suédois. Tu imagines !

- Oh ! Que de sollicitudes messeigneurs, je n’en attendais pas tant de votre part. Mais rassures-toi Coco, tout à l’heure à cheval nous avons fait plus ample connaissance et que lui aussi soit assuré qu’à présent son souvenir est gravé dans ma mémoire, et je n’ai aucune peine à imaginer pourquoi il tenait tant à me retrouver. Mais tu sais d’où me vient mon surnom, s’il l’ignore tu pourras le lui dire !

 

Le regard qu’elle jetait de temps à autre à ce borgne était en tous cas dépourvu de sympathie.

 Durant cet entretien, agrémenté de petits coups de fleuret mouché, Mathias se sentait tenu complètement à l’écart.  L’attitude de ce Coco et l’espèce de connivence entre sa femme et celui-ci lui faisait l’effet d’une morsure de vipère. Il avait une terrible envie de lui casser la figure. Et quand à l’autre, le borgne, il voudrait bien savoir ce qu’ils avaient pu se dire tout à l’heure à cheval.

- Bon ce n’est pas tout, nous n’allons pas rester là à jaser, nous ferons plus ample connaissance au campement. Nous avons amené pour vous un cheval.

Tu sais monter Mathias ?

- Ne t’inquiètes-pas, moi je sais !

- Oui, oui, toi tu sais ! je me souviens, tu n’as donc qu’à le prendre en croupe, ton mari !

Mathias mourait d’envie de lui tordre le cou.

 

L’armée du duc de Lorraine campait dans le nord de la Woëvre. Les officiers logeaient dans les châteaux et maisons fortes des environs, quand à la troupe, elle s’éparpillait dans toute cette grande plaine humide. Depuis que le duc n’était plus en mesure d’assurer le ravitaillement, celui-ci se faisait sur le pays. C’est-à-dire que les soldats se servaient chez ce qui restait d’habitants, sans bien entendu ne jamais être tenté de payer ce qu’ils prenaient.

Mathias fut immédiatement embauché à la forge que dirigeait son père. Avec lui, ils étaient une bonne dizaine à actionner le soufflet ou à battre le fer. Ici le travail ne manquait pas.  Béatrice s’était jointe aux nombreuses femmes qui suivaient la troupe. Elles étaient avec leurs enfants installées chez les habitants, sous des tentes ou dans leurs chariots. Lorsque l’armée se déplaçait, elles suivaient leurs hommes. Après les affrontements, les femmes parcouraient les champs de bataille, aidées des enfants, elles ramassaient les blessées qu’elles connaissaient, pour les soigner. Mais surtout, elles dépouillaient les morts de leurs armes, de leurs vêtements et tout ce qu’elles trouvaient, et qui pourrait servir à équiper leurs hommes ou à être vendu. Souvent, après la bataille livrée par les hommes, s’en suivait une, toute aussi violente, entre ces femmes avides de butin. Certaines n’hésitaient pas même à achever les blessés pour les dépouiller.   En dehors des périodes de combats et de déplacements, hommes et femmes s’adonnaient à la boisson, aux jeux et les soirées se terminaient souvent en beuveries et débauches. Ces hommes et ces femmes ne se voyant plus aucun avenir cherchaient à l’oublier. Demain ? Peut-être seraient-ils morts ou estropiés et réduits ainsi à l’errance et à la mendicité, alors mieux valait ne pas y penser et se contenter de l’instant présent.

 

Dès leur arrivé au campement, le père de Mathias lui avait recommandé la prudence, car c’est au cours de ces beuveries que les recruteurs tenteraient de lui faire signer un enrôlement. En principe, tant qu’il ne s’était pas engagé, il n’était pas contraint d’aller au combat et libre de partir s’il le souhaitait. Quant aux femmes, si on les fréquentait trop intimement elles refilaient équitablement tout un tas de saloperies.

Lui-même avait été enrôlé de force. Ce qui ne se pratiquait d’ordinaire qu’après des batailles qui avaient coûtées de lourdes pertes en hommes et qu’il fallait d’urgence combler les trous.

A présent, il vivait avec une femme. Elle avait trois enfants, de qui ? Il ne s’en souciait aucunement.

Depuis les retrouvailles du père et du fils il leur arrivait de se souvenir avec nostalgie du passé, et même de faire des projets d’avenir en se disant que cette maudite guerre finirait bien un jour.

 

Béatrice avait, autant qu’il lui était possible, sympathisé avec la compagne de son beau-père. Par contre ce que Mathias n’appréciait absolument pas c’était la présence quotidienne de Coco, surtout que Béatrice semblait s’amuser de leurs passes d’armes verbales. Ce fut pourtant au cours d’une de ces longues soirées, passées devant le feu à boire, que Béatrice amena Coco, Conradt de son vrai nom, à parler de lui-même. Il était originaire d’Allemagne, et s’était, au cours d’une de ces nombreuses campagnes du duc de Lorraine, là-bas dans son pays, laissé enivrer puis enrôler dans son armée. Il prétendait ne pas aimer cette vie, pourtant son comportement portait à penser plutôt le contraire. Grand amateur de boissons et de filles faciles. Pourtant pour obtenir ce qu’il voulait d'elles il n’usait jamais de violence mais de belles paroles. Il savait flatter. Ce qui irritait terriblement

Mathias qui le considérait comme un intrigant, un menteur patenté et un parasite. Béatrice avec beaucoup d’habileté savait le faire parler en prenant des airs admiratifs. Il reconnut avoir un bon contact avec Pisse-sang qu’il disait avoir connu durant une campagne en Bohême.  Il se vanta même que par celui-ci il lui arrivait d’être en affaire avec Joseph. En entendant cela et découvrant les intrigues du charbonnier, maître Colas, sans doute un peu sous l’effet de la boisson, était entré dans une terrible colère et avait juré de lui donner une bonne leçon à la première occasion. Ce pour quoi, Coco, en bon compagnon de beuverie, s’engagea à lui donner un coup de main. Béatrice semblait satisfaite, pourtant en secret elle se demandait s’il arrivait à ce Coco d’être sincère. Se souvenant des propos et surtout des silences d’Hélène, Béatrice fit plusieurs tentatives, mais en vain, pour lui faire dire en quoi consistait son alliance avec Joseph et la veuve du forgeron.

 Quelques fois n’y tenant plus Mathias laissait éclater sa jalousie, ce qui semblait amuser son rival. Mais heureusement une fois enlacé sous la couverture le jeune couple était bien du même avis concernant ce voyou.

Un jour, le borgne, qui faisait de gros efforts pour être admis parmi les intimes des Colas, arriva tout essoufflé à la forge.

- La Forge ! Mathias ! venez vite ! Coco surveille le Joseph, qui traîne du côté du logement du commandant de Ladonchamp.

Sans perdre un instant, Mathias et son père se précipitèrent à la suite du borgne. En effet, ils virent le Joseph qui accompagnait un aide de camp du commandant et le suivait au quartier général. Rejoint par Coco, ils se dissimulèrent derrière une tente et attendirent.

- C’est incroyable, qu’est-ce qu’il fait là celui-là ? D’ordinaire, c’est moi qu’il vient voir, pour le charbon de bois. Voilà qu’il fréquente le commandant à présent, c’est bizarre tout de même.

Après une demi-heure d’attente, ils virent Joseph ressortir en compagnie de deux officiers. Ils passèrent un moment à discuter devant la porte, à l’aide d’un bout de bois le charbonnier traçait quelque chose au sol, il n’y avait aucun doute qu’il leur expliquait quelque chose. Les deux autres écoutaient avec attention. Après un moment l’un d’eux haussa les épaules et ils s’éloignèrent. Joseph après quelques pas s’arrêta, regarda de droite à gauche, pour s’assurer que personne ne l’observait, retourna sur ses pas et fit le tour du bâtiment.

- Où est-il passé à présent ? Est-ce qu’il y a une porte à l’arrière ? Écoute Coco ! essayes de savoir, nous on ne peut pas rester là à faire le pied de grue, il faut qu’on retourne à la forge.

- Oui, je vais essayer de savoir ce qu’il fabrique et je vous tiens au courant.

 

Le soir, après le travail, assis autour du feu les Colas attendirent en vain que Coco vienne faire son rapport. Le lendemain ils attendirent encore, mais contrairement à ses habitudes Coco ne se montra pas d’avantage, ni les jours suivants. Par contre, à présent, tout le monde était au courant que Mathias et son père voulaient donner une correction à Joseph, mais personne ne l’avait revu. Il se passa encore quelques jours sans la moindre nouvelle ni de l’un ni de l’autre, lorsqu’une nuit, Mathias fit un bond de son lit, bousculant Béatrice.

- Tu as entendu ? Là ! derrière la porte !

- Non, quoi donc ?

- Un bruit, comme un choc.

- Non, mais si ça peut te rassurer, vas voir.

Mathias tendit l’oreille. Non, il n’entendait plus rien, il avait dû rêver, il se recoucha. Mais il avait beau faire, ça ne le laissait pas tranquille, au bout d’un moment, il se releva. Avec la pince il préleva un morceau de braise dans le foyer, souffla dessus pour en raviver la flamme et alluma une chandelle. Tout en essayant de ne pas faire de bruit il entrouvrit la porte. Quelque chose gisait en travers du passage. Il approcha sa chandelle et fit un bond en arrière.

- Que se passe-t-il Mathias ?

- Un homme est couché devant notre porte.

Béatrice s’enveloppa dans la couverture et vint voir.

- Oh ! Regardes, il saigne, il a reçu un coup de poignard.

L’homme était étendu face au sol. Il avait dû être poignardé juste devant leur porte. Le sang bouillonnait hors de la plaie.

Béatrice se baissa et le saisit par les épaules.

- Allons Mathias ! aides moi à le retourner, il n’est peut-être pas mort.

- Bon dieu ! C’est Joseph !

En effet il n’était pas mort, mais le sang lui coulait de la bouche. Il essaya de fixer son regard sur Mathias, puis le saisissant par la manche tenta de se soulever, mais retomba, dans un dernier souffle il prononça : « Coco … », et sa tête bascula sur le côté.

- Quoi Coco ? Allé ! Essayes de parler Joseph, quoi Coco ?

Il était trop tard ses yeux étaient devenus fixes, c’était fini.

Les deux époux se regardaient désemparés. Après un long silence.

- Il faut prévenir ton père, va le chercher.

Mathias partit en courant. Henriette réveillée par tous ce bruit c’était mise à pleurer. Tremblante de froid et de frayeur, Béatrice retourna dans la maison. Alors qu’elle soulevait sa fille elle perçut du mouvement près de la porte, Tenant la petite dans un bras, elle se pencha pour se saisir de la chandelle. Elle eut tout juste le temps de voir quelqu’un qui se penchait sur le corps de Joseph, puis sentant une violente douleur lui traverser la tête elle s’écroula. Lorsque Mathias revint, suivit de son père, ils la trouvèrent allongée à terre évanouie, à ses côtés Henriette hurlait de toute la force de ses petits poumons. Mais le corps de Joseph avait disparu. Lorsqu’en fin Béatrice retrouva ses esprits, les deux hommes étaient penchés sur elle.

- Béatrice, dis-moi quelque chose, ça va ? Que s’est-il passé ?

- Je ne sais pas. Oh, que j’ai mal à la tête. Ah oui ! Le charbonnier ! Un homme était là en train de le fouiller et puis j’ai reçu un coup sur la tête.

- Mais qui ?

- Je ne sais pas !

- Mais pourquoi l’a-t-on tué juste devant chez vous ?

- Tu sais père que tout le monde est au courant que nous voulions le rosser, alors si c’était pour nous faire accuser ? Vous savez que ce salaud de Coco en serait capable !

- Non, non arrêtes tes crises de jalousie, pourquoi alors l’aurait-il fouillé ? Et comme elle le dit ils étaient au moins deux.

- Oui ils devaient être au moins deux. Mais je me demande s’il n’a pas été tué pour l’empêcher de nous dire ou de nous donner quelque chose. Et qu’ils l’ont emporté pour avoir le temps de le fouiller.

- Hem, tu as peut-être raison, mais alors quoi ?

 

Ils passèrent le reste de la nuit chez maître Colas. Après avoir pesé et discuté toutes sortes d’hypothèses la conclusion qui s’imposa fut qu’il y avait danger pour Mathias et Béatrice à rester au camp d’Amel. Le lendemain, avant le lever du jour, maître Colas les accompagna jusque chez son ami le grand Jean, lui-même maître forgeron à Spincourt. Là, en tous cas pour le moment ils seraient en sécurité, personne ne les y connaissait.

 

Au camp, personne ne semblait être au courant de la mort du charbonnier et Colas se garda bien d’en parler. Quelques jours plus tard, il choisit deux hommes pour aller soi-disant voir Joseph pour un approvisionnement en charbon de bois. Ils trouvèrent la femme et les enfants occupés à dégager la terre qui couvrait un tas de charbon de bois encore fumant.

- Le bonjour, la Catherine, tu fais le travail de ton Joseph ?

- Faut bien puisqu’il n’est pas là.

- Hep ! Vous deux ! donner donc un coup de main aux enfants, j’ai à parler à leur mère.

              Dis la Catherine ! Ça fait longtemps qu’il est absent ton Joseph ?

- Tu sais, il va il vient, ça fait quelques jours.

- Tu es un peu au courant de ses affaires ?

- Ben oui, un peu. Pourquoi que tu me demandes ça ?

- Bof ! on dit qu’il aurait des ambitions.

- Des ambitions ? C’est quoi que tu veux dire ? Écoute-moi bien, le Colas ! Si d’en avoir assez de supporter tous les caprices des ducs, comtes et autres seigneurs, si c’est ça que t’appelles d’avoir des ambitions ? Alors là oui, il a des ambitions.

- Qu’est-ce que tu me dis là ?

- Tu te souviens sans doute du blessé, celui que j’ai soigné ici pendant des mois ? Au début, il était féroce et nous faisait peur, mais par la suite nous nous sommes habitués l’un à l’autre. Surtout les deux hommes, ils causaient beaucoup. Ce gaillard venait de Bohême, c’est loin, plus loin encore que l’Allemagne. Il racontait que là-bas il y avait eu une terrible bataille, qu’il nomme, celle de la Montagne Blanche. S’y opposaient une armée de l’empereur et celle des gens du pays. Et tu sais pourquoi ils se battaient ? Eh ben les gens de là-bas, s’étaient choisi un roi dont l’empereur ne voulait pas, pour une histoire de Bon Dieu. C’est ceux de l’empereur qu’ont gagné, et alors ils ont massacré tous les autres, y compris les femmes et les enfants. Et tu sais qui commandait tous ces assassins ? Ben tu ne devines donc pas ? Not salopard de duc. Et c’est à cause de ça qu’on a à présent la guerre chez nous.

- Comment que tu parles la Catherine, tu n’es pas un peu folle de parler comme ça de notre duc, notre maître ?

- Oui, oui je t’entends bien le Colas, c’est comme ça qu’ils disent les curés à la messe. Y disent que le Bon Dieu l’aurait choisi pour être not maître et que nous il nous aurait fait pour être ses serfs et que nous devons nous soumettre sous peine de finir aux enfers. Mais, ce sont tous, tu entends bien ? Tous des menteurs de la pire engeance, qui vivent sur not dos. Le frère du duc, n’estil pas évêque ? Je te le dis c’est tout la même engeance. Le François il a été fait évêque alors qu’il pissait encore sur les genoux de sa nourrice, et celuilà tu sais ce qu’il a fait ? Il a jeté sa soutane et son chapeau rouge pour épouser sa cousine. Tu parles d’un bon chrétien. L’autre, notre cher duc, le Charles qui ment comme il respire, il promet et ne tient rien. Et tu dis que nous on doit subir toutes leurs lubies. Tu trouves ça normal toi, que nos enfants, qui sont eux aussi des enfants du Bon Dieu, meurt de faim ou soient massacrés comme du bétail. Tu penses que pour le rachat de leurs fautes, à eux, nous aurions, nous, ici, l’enfer, pour qu’eux aient plus tard droit au

paradis. Et tu crois ça toi ? Oh ! le Colas ! Je sais bien que c’est le duc qui te paye, puisque tu sers dans son armée, mais crois-moi c’est que t’es encore plus fou que moi !

Colas, n’en revenait pas, il n’en croyait pas ses oreilles, Jamais lui n’aurait seulement osé penser quelque chose comme ça. Après un long moment de silence, il osa tout de même poser la question.

- Dis-moi, la Catherine, ton Joseph, est-il en affaire avec un certain Coco ?

- Pourquoi que tu me demandes ça à présent ? T’es venu me voir pour ça ?

Pour me poser des questions ?

- Écoute, ne te fâches pas la Catherine… c’est que… j’ai une mauvaise nouvelle, pour toi et tes enfants…Ben… Leur père a été assassiné, devant notre porte et j’aimerais comprendre et trouver par qui. C’est que tout juste avant de mourir il a dit « Coco », c’est tout.

Il n’avait pas terminé sa phrase que la pauvre femme s’écroulait à ses pieds. Le forgeron était aussi bouleversé qu’elle, cette femme, toujours effacée derrière son mari, venait de lui révéler un caractère et une réflexion qu’il n’aurait jamais soupçonnée. Il devait s’avouer que lui-même n’en aurait pas été capable. Il la souleva un peu et lui tapota la joue. Ses doigts laissaient des marques sur ses joues, faisant ressortir sa pâleur sous la couche de poussière de charbon de bois.

- La Catherine ! réveilles-toi ! allez, réveilles-toi !

Complètement retourné, il ne savait plus que faire. Elle finit par rouvrir les yeux, le regarda longuement et finit par lui souffler :

- Oui mon Joseph et le Coco se fréquentaient.

- Tu n’aurais pas idée… ?

- Non !

- Écoute, je reviens demain avec une charrette, on prendra ton charbon et tu seras payée, et si tu veux, tu pourras venir avec nous là-bas.

- Mon pauvre, tu n’as donc rien compris de ce que je viens de te dire !

 

Lorsque le lendemain « La forge » revint pour charger le tas de charbon de bois, tout était en cendres et la Catherine et ses enfants étaient partis.

Il resta là un moment à méditer ce qu’elle lui avait dit la veille. Il était bouleversé. Lui, il avait retrouvé son fils et une famille et elle ? Elle venait de perdre son mari et à présent avec ses deux enfants ils erraient sur les routes à mendier leur pain.

 

Jusqu’à présent il n’avait jamais prêté attention à ce qui se passait autour de lui. Sur le retour il fut presque étonné de constater à quel point les routes étaient devenues mauvaises, de véritables bourbiers après les pluies de l’hiver. Des tranchées s’étaient formées là où passaient les charrettes et les détachements de cavaliers ou de fantassins. A perte de vue on ne voyait que des campements, des tentes de toutes formes parsemaient le paysage. Beaucoup de maisons en ruines et celles qui étaient encore debout abritaient des soldats. Les tenues de ces soldats n’étaient pas uniformes, mais très variées. On ne pouvait les distinguer de leurs ennemis qu’à la couleur des écharpes qu’ils portaient nouées au bras. Le printemps n’annonçait rien de bon, sans doute allait-on se remettre en route pour aller livrer de nouvelles batailles. Il y aurait encore des morts et des blessés pour la plus grande gloire de quelques généraux vaniteux et de bonne naissance. On ferait croire à ces imbéciles de soldats qu’ils se battaient pour l’honneur du régiment et de leur drapeau. Finalement, peut-être bien que c’était la Catherine qui avait raison. Comment pouvait-on être assez bête pour s’identifier à un bout de chiffon et mourir pour lui ? Oui évidemment on pouvait se poser la question, mais à quoi bon ?  Fallait-il tout remettre en question, tout le sacré comme l’honneur et la loyauté ?

 

Durant ce temps à Spincourt, Mathias et Béatrice avaient trouvé leur place. Lui à la forge de maître Jean et elle à la cuisine de Marguerite son épouse, qui se chargeait de nourrir tous ces gens qui travaillaient à la forge. La petite Henriette qui commençait à se déplacer à quatre pattes, comme un petit chien, faisait le plaisir de tous, mais il fallait sans cesse la surveiller. Elle se glissait entre les jambes des adultes et filait comme une anguille. Un jour, en l’absence de Mathias, malgré l’attention de Béatrice, Henriette avait réussi à filer hors de la maison. Lorsque sa maman s’aperçût de son absence elle pensa que la petite était à l’atelier. Oui on l’avait vu il y a un instant, mais là, non, elle n’y était pas ! La femme de maître Jean se joignit à Béatrice dans ses recherches. On commença par appeler, puis on interrogea les passants, ensuite les voisins, on se mit à fouiller le quartier, on parcourut rues, ruelles et venelles tout en l’appelant. Bientôt même les hommes de la forge participèrent aux recherches, tout le village fut mis au courant de la disparition de la petite fille. On visita tout, les étables, les poulaillers, les remises, sans résultat. Les hommes allèrent interroger les soldats, qui campaient à proximité du village, rien. La pauvre maman était comme folle, elle courait de gauche à droite en se lamentant. Les hommes revinrent les uns après les autres sans qu’ils n’aient rien trouvé, ils retournèrent au travail et bientôt les femmes aussi. Béatrice ne cessait de pleurer. Les idées les plus noires s’agitaient dans sa tête. Ne parlait-on pas de gitans qui volaient des enfants pour les vendre, ou qui les estropiaient pour les faire mendier, mais heureusement personne n’en avait vu depuis longtemps. On disait aussi, que des gens affamés enlevaient les enfants pour les manger. Ou alors la petite serait-elle tombée dans un puits. La pauvre femme voyait son enfant partout, elle courait par les rues en l’appelant et quand elle croyait l’entendre, elle se précipitait soudain dans une maison, bousculait ses habitants et fouillait partout. Ses cris restant sans réponses, elle accusait les gens de la cacher et les menaçait de son couteau. Les soldats commençaient à se moquer d’elle, à la bousculer, à l’attirer dans une grange, prétextant avoir entendu des cris, puis à tirer sur ses vêtements pour s’amuser à la dévêtir.

- Viens ma jolie, on va-t’en faire une autre !  En si mettant à trois tu l’auras plus vite ! Et d’éclater de r