A l'époque où la ville de Hpyeng-Yang était encore la capitale de la Corée, elle comptait parmi ses habitants un haut dignitaire de la cour, du nom de Sùn-Hyen, qui ne devait sa situation élevée qu'à sa seule intelligence.
Très-riche, Sùn-Hyen ne méprisait personne, cherchant au contraire à obliger tous ceux qui s’adressaient à lui. Son plus grand bonheur était précisément de soulager les misères d’autrui. Aussi était-il très-aimé du peuple, qui voyait en Sùn-Hyen son protecteur le plus désintéressé et avait en lui une confiance absolue.
Or un jour tout changea. La fortune longtemps favorable à Sùn-Hyen, l’abandonna tout à coup. D’heureux et de puissant, notre héros devint le plus infortuné et le plus misérable des hommes. Voici à la suite de quelles circonstances.
Le roi de Corée donnait un grand banquet. Ses principaux convives étaient les gouverneurs de province et les dames de la cour. La fête fut très-joyeuse ; ce n’étaient que chants d’allégresse, au son d’une musique harmonieuse. Quand on vint en informer Sùn-Hyen, celui-ci, au lieu de se réjouir, fut en proie à une grande tristesse. Pour s'arracher à ses préoccupations, il résolut d’aller voir son ami San-Houni, un des plus grands savants de la Corée. Sùn-Hyen sortit accompagné de son intendant.
En chemin, son attention fut subitement attirée par un grand rassemblement. « Allez-voir ce que c'est dit-il à son intendant ». Celui-ci s’éloigna en courant pour exécuter l’ordre de son maître. Il s’ouvrit un chemin à travers la foule rassemblée et put bientôt se rendre compte de ce qui se passait.
On venait de relever plusieurs personnes, mortes sur la voie publique. Dès que l’intendant eut vu ce spectacle, il revint promptement vers son maître, et le mit au courant de l’événement.
Sùn-Hyen se sentit profondément ému en apprenant la chose. Mais, sans perdre de temps, il fit appeler un agent de police, auquel il demanda :
— Savez-vous à quoi il faut attribuer la mort de ces malheureux ?
— Oui Seigneur ; ils sont morts de faim.
— Pourquoi ne pas les relever alors, et les laisser ainsi au milieu de la rue, reprit Sùn sur un ton de reproche.
— Je vais sur le champ faire ce que vous m’indiquez, Seigneur, dit l’agent qui se dirigea d’un pas empressé vers l’attroupement.
Sùn de son côté, n’alla pas chez son ami San-Houni. Il se rendit au palais, et fut immédiatement introduit auprès du roi.
Le monarque fit à Sùn un excellent accueil en lui disant:
— Il y a très-longtemps que vous ne m’avez pas fait le plaisir de venir me voir.
— Sire, répondit Sùn, je ne quitte que rarement ma maison.
— Et qu’est-ce qui vous retient ainsi chez vous ?
— Mes occupations, Sire, ou la maladie. Si je suis venu vous trouver aujourd'hui, c’est que j’avais une communication très-importante à vous faire. Plusieurs de vos sujets viennent de mourir de faim sur la voie publique. La chose me parut d'abord incroyable. Je ne pouvais supposer que si mon roi connaissait la triste situation de ses sujets, il se livrerait aux plaisirs comme vous le faites, Sire. Pourtant, j’ai dû me rendre à l’évidence. Il y a quelques minutes à peine, j’ai vu de mes propres yeux, trois malheureux morts d'inanition.
Ces paroles impressionnèrent profondément le roi, qui, d’une voix émue demanda à Sùn :
— Que faut-il faire, selon vous ? Je ne puis croire que ce malheur provienne de ce que je mène une existence de fête et de plaisirs.
— Sire, reprit respectueusement Sùn, c’est là au contraire qu’est le mal. Qui est-ce qui paie les frais de vos distractions ? C'est votre peuple, et les gouverneurs au lieu de faire leur devoir, mènent, eux aussi, joyeuse vie. Croyez en la parole de votre vieux serviteur dont vous connaissez le dévouement à vos intérêts.
— Je vous remercie de votre franchise reprit le roi, mais, franchement, je ne me doutais guère de ce que vous venez de me dire. Je tâcherai de réparer mes fautes.
Sur ces mots, Sùn prit congé du souverain et rentra chez lui, où il raconta à sa femme ce qui venait de se passer.
— Vous avez noblement agi dit-celle-ci. Mais, j’ai comme un pressentiment que votre dévouement au roi vous coûtera cher.
— Pourquoi demanda Sùn.
— Le roi ne suivra pas votre conseil, car voici ce qui va se passer. Les gouverneurs mis en cause par vous, ne se laisseront pas ainsi accabler. C’est sur vous que retombera leur colère. Oui, je redoute les suites de tout cela.
— Rassurez-vous, ma chère. Le roi a fait le meilleur accueil à mes paroles, et jusqu’ici il n’a jamais méprisé mes conseils.
— Je souhaite de tout mon cœur que vous ayez raison. Laissons donc faire le temps.
Cependant le roi se laissait aller au repentir. Sa conduite lui causait des remords, et ne voulant pas tarder davantage à suivre les conseils de Sùn, il fît mander son premier ministre.
Celui-ci, accourut aussitôt. Il se nommait Ja-Jyo-Mi. C’était un homme auquel sa dureté de caractère avait valu une terrible réputation. Il avait formé le dessein d’usurper le trône, mais ne s’en était ouvert à personne jusqu’à ce jour.
Le roi demanda à son ministre :
— N’avez-vous rien de nouveau à m’apprendre ?
— Absolument rien, Sire.
À ces mots, le roi s’écria d’un ton très-animé :
— Comment, vous premier ministre, vous ne savez même pas qu’il vient de mourir plusieurs personnes sur la voie publique, et que leur mort est attribuée au manque de nourriture. S’il y a quelqu’un qui doive être bien renseigné sur ce qui se passe dans mon royaume, c’est pourtant bien vous.
— Sire, de qui tenez-vous cette nouvelle.
— De M. Sùn-Hyen.
— Ah ! Cela n’empêche cependant pas, que j’aie peine à y croire. Je viens en effet de recevoir les rapports de la police, et je n’y vois pas un mot au sujet de cet événement. Aussi, suis-je de plus en plus étonné.
— Quoi qu’il en soit dit le roi, je veux que la fête de ce soir, ne continue pas un instant de plus.
— Vos ordres vont être exécutés Sire. Dès que je les aurai transmis, je me rendrai à mon bureau et prendrai des informations au sujet de ce que vous venez de m’apprendre.
S’inclinant respectueusement devant le monarque Ja-Jyo-Mi s’éloigna. Quelques minutes à peine étaient écoulées, que le palais où retentissaient jusqu’alors des bruits de fête, rentra dans le plus complet silence.
Le premier ministre, de retour dans son bureau,se mit à réfléchir sur la situation. Il était très inquiet, craignant de se voir dépossédé de son rang, à la suite des révélations de Sùn-Hyen. C’est ce dernier qui est la cause de tout, c’est de lui qu’il faut tirer vengeance. Pour empêcher que de pareils faits se reproduisent, il n’y a qu’un moyen : c’est de se débarasser de Sùn en l’exilant. Ce dangereux personnage une fois parti, rien ne pourra contrarier Ja-Jyo-Mi, dans l’exécution, de ses ambitieux projets, et il pourra facilement monter sur le trône.
Telles sont les réflexions du premier ministre. Mais il fallait trouver un prétexte à l’exil de Sùn. Ja-Jyo-Mi eut bientôt arrêté son plan.
Il résolut d’écrire lui-même à San-Houni, une lettre, pleine d’amères critiques et de menaces contre le roi. Cette lettre il la signera du nom de Sùn-Hyen. Puis il la remettra, au roi en lui disant qu’elle a été trouvée sur la voie publique par un agent de police.
Aussitôt dit, aussitôt fait. La lettre est écrite. Ja-Jyo-Mi, s’étant déguisé, sort, laisse tomber sa missive en passant auprès d’un agent de police, et s’éloigne rapidement. Quand l’agent de police qui s’est baissé pour ramasser le paquet se relève, il ne voit plus personne. Il va porter sa trouvaille à son chef, pour que celui-ci prenne connaissance de la lettre et la fasse restituer à son autour.
Le chef de la police lut en effet la lettre. Grand fut son étonnement. Voulant faire preuve de son zèle, il courut au palais, et d’un air mystérieux demanda à être reçu immédiatement par le roi.
Le monarque, fit introduire sur le champ le chef de la police, qui lui apprit ce qui venait d’avoir eu lieu. On s’imagine la surprise du roi. Voulant éclaircir la chose, il fit de nouveau appeler son premier ministre.
Ja-Jyo-Mi accourut avec empressement. Dès qu'il fut arrivé, le roi lui tendit la fameuse lettre, en lui demandant s’il croyait que Sùn-Hyen en fut vraiment l'auteur.
Le premier ministre feignit de lire la missive. Il vit que le roi était dans l’incertitude, et résolut d’en profiter pour accabler Sùn-Hyen.
— Sire, dit-il, il arrive souvent qu’on soit trompé par ceux qu’on se croit les plus dévoués. En ce qui concerne Sùn, je le crois parfaitement capable de cette infamie. Je sais depuis longtemps qu'il ne songe à rien moins qu’à prendre votre place sur le trône. Quant aux troubles dont il est venu vous entretenir, c'est lui-même qui les a suscités.
— Cela suffit, mon fidèle Ja-Jyo-Mi, dit le roi. Qu’on jette Sùn en prison, il sera ensuite jugé.
Le premier ministre, joyeux de son triomphe, fit à l'instant arrêter Sùn. Le roi prévenu, alla trouver lui-même le prisonnier.
— Reconnaissez-vous cela, lui demanda-t-il avec colère, en lui montrant la lettre ?
Rien ne saurait donner une idée de l’étonnement de Sùn. Il comprit qu’il était victime d’une machination infâme, mais telle était sa stupéfaction, qu'il ne put proférer une parole. Il éclata en gémissements.
Cependant le roi lui dit encore :
— Je n'aurais jamais attendu cela de vous.
— Sire, je n’y comprend rien, dit le malheureux Sùn.
Ces mots exaspérèrent le roi. Ah, vous n’y comprenez rien, s’écria-t-il. Mais, me direz vous quel est l’auteur de cette lettre ?
— En tous cas, ce n’est pas moi Sire.
— Naturellement. Mais veuillez m’écouter. Vous savez ce que c’est que la fumée.
— Oui, Sire.
— Eh bien, quand on met du bois dans la cheminée, et qu'on ne l'allume pas, il ne s'élève pas de fumée. Au contraire, si on l’allume, il se produira immanquablement de la fumée. Je veux dire par là, que si vous n’étiez pas animé à mon égard d'intentions hostiles, vous n’eussiez pas adressé cette lettre à votre ami.
— Sire, je vois d’où me vient ce malheur. Les révélations que je vous ai faites m’ont attiré l’inimitié de certains personnages qui ont intérêt à ma perte. Je vous jure que je suis innocent.
— C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? Cela suffit.
Le roi laissant Sùn, en proie au désespoir, s’éloigna. Il ordonna au premier ministre de bannir Sùn, et de lui assigner comme lieu d'exil Kang-Syn. San-Houni, compromis dans cette affaire, fut exilé à Ko-Koum-To.
Rentré chez lui, sous la conduite d’un agent de police, Sùn informa son épouse de ce qui lui arrivait. La malheureuse femme fut au comble du désespoir. « Que t’avais-je dit, l’autre jour » dit-elle à son mari. Mais elle se ressaisit bien vite et envisagea d’un œil calme le malheur qui venait de fondre sur eux. Celui-ci lui donna le bon exemple, en ajoutant :
— Résignons-nous, ma chère amie. Sans doute, il nous sera pénible de vivre ainsi loin de notre roi. Mais au moins, nous aurons la tranquillité, à l’avenir.
On s’occuppa sans retard des préparatifs du départ. Sùn fit appeler les familles pauvres, auxquelles il distribua l’argent qu’il possédait.
Bientôt, le moment de partir arriva. Sùn-Hyen et sa femme, durent s’arracher des bras de leurs parents et de leurs amis éplorés.