Le transport de Sùn-Hyen et de sa femme dans l’île de Kang-Tjyen, s'était effectué rapidement. Ils ne tardèrent pas à se trouver seuls sur la terre de l’exil, leurs surveillants étant retournés dans la capitale.
Ce qui chagrinait surtout Sùn, c'était l’idée que sa femme allait s’ennuyer à mourir, en cet endroit désert. Il en parla à son épouse, qui lui répondit avec beaucoup d’amabilité : « Soyez sans inquiétude à mon sujet. Décidée à vous suivre partout où vous irez, je ne trouverai jamais le temps long, tant que je serai avec vous. »
Effectivement les jours s’écoulèrent pour nos deux exilés, aussi vite que s’ils avaient vécu au milieu de leurs parents et de leurs amis. Bientôt, la belle saison annonça son retour. Sùn dit un jour à sa femme :
— Voici déjà le printemps. Il fait beau aujourd'hui. Si nous en profitions pour aller faire une excursion ?
— Avec plaisir mon ami.
— Eh bien ! allons dans la montagne.
Les voilà partis. A les voir, on ne dirait pas qu’ils ont été accablés par l’adversité. Ils se laissent aller tout entiers au charme du paysage qui les environne, et se sentent l’âme délicieusement émue. Madame Sùn, surtout semble au comble du bonheur.
— Comme tout est tranquille, dit-elle à son mari. J’éprouve un vrai plaisir à me promener ainsi seule avec toi. Quand nous habitions la capitale, je ne pouvais t’accompagner dans tes promenades.
— Tu as raison ; j’étais obligé de me conformer à l'habitude reçue.
— Nous voici au pied de la montagne, dit-elle encore. Quel admirable panorama se déroule devant nos yeux ! Contemplons-le un instant. Le souffle poétique envahit mon âme. Ecoute ces strophes :
« Le temps est beau ; le feuillage touffu cache les fleurs,
Que les papillons cherchent avidement. On dirait qu'ils comp-tent les feuilles.
Le serpent engourdi par la chaleur, est voluptueusement couché dans les branches.
La grenouille sautille sur les branches des saules et se laisse bercer par le vent.
Le rossignol vole de tous côtés, happant au passage les mouches qu'il porte à sa nichée. » .
— Oui, ajouta-t-elle, ces animaux sont plus heureux que nous.
— Qu’est-ce qui te fait dire cela ? demanda Sùn.
— C’est que ces animaux ont une progéniture, tandis que nous, nous sommes privés d’enfants.
— Console-toi, ma chère. Nous ne sommes pas encore à un âge où une union ne peut plus être bénie. Aie confiance dans l’avenir. Mais, je crois qu’il est temps de rentrer. Le soleil est à son déclin, et tu dois être fatiguée.
Les deux époux regagnent lentement leur demeure, tous deux très rêveurs.
A quelque temps de là, l’épouse de Sùn fit un rêve. Elle vit la lune se détacher du firmament et venir se poser sur son propre corps. Réveillée en sursaut par l’étrangeté de cette vision, elle alla immédiatement l’apprendre à son mari.
— Oui, dit celui-ci, c’est assez bizarre. Mais n’aie aucune inquiétude. C'est la fatigue qui t’a occasionné ce cauchemar.
La vérité était que la noble dame portait un enfant dans ses flancs.
Elle ne tarda pas en effet, à mettre au monde une fille à laquelle on donna le nom de Tcheng-Y. Sùn était au comble de la joie. Malheureusement sa femme tomba gravement malade. Bientôt il n’y eut plus d’espoir de la sauver, et le médecin dut se contenter d’adoucir les souffrances de la malade. Trois jours à peine s’étaient écoulés depuis la naissance de la petite Tcheng-Y, que sa mère quittait ce monde. Elle avait très bien senti les approches de la mort, et quelques instants avant d’expirer elle avait dit à son mari :
— Mon cher ami je vais te quitter. Je sais que ton chagrin sera immense, mais je te prie de ne pas trop t'abandonner à la douleur. Avant tout il faut songer à notre enfant et tu devras lui chercher une nourrice.
D’un suprême effort, la moribonde attire à elle le petit être, et lui donne le sein : « Hélas, dit-elle, avec un profond soupir, c’est la première et la dernière fois que je t'ai ainsi près de moi. »
Cependant Sùn, en proie à la plus profonde douleur disait à son épouse :
— Ma chère femme, est-il vrai que tu veuilles me quitter ? Nous avons toujours protégé les malheureux, et les dieux nous laissent accabler par la mauvaise fortune. C'est vraiment trop d’injustice.
Sa femme n’entendit pas ces derniers mots. Déjà la mort avait posé sa main sur elle. Sùn s’en aperçut, mais n’en voulut pas d’abord croire ses yeux. Il appelle son épouse avec des pleurs dans la voix, mais hélas ! ses paroles restent sans réponse.
— Me voilà donc seul, s’écrie-t-il, au comble du désespoir. Que deviendrai-je, avec cette enfant?
Il cherche sa fille du regard, et la voit encore suspendue au sein de sa mère. Cette vue redouble la douleur de Sùn. Il prend la pauvre enfant et la confie aux soins d’une nourrice. Puis, à moitié fou, il dut s’occuper de l’ensevelissement de sa femme.
Tout cela s’était passé si vite, que Sùn croyait avoir rêvé. Il lui fallait bien cependant se rendre à la triste évidence. Chaque jour on le voyait se diriger vers l’endroit où reposait sa femme. Ces visites fréquentes entretenaient son chagrin, et sa douleur ne pouvait se calmer.
Notre héros toujours en pleurs, ne pouvant trouver aucun repos, vit bientôt fondre sur lui un nouveau malheur. Pour avoir versé trop de larmes, Sùn devint aveugle.
Ce coup terrible ne le terrassa pas. Il continua à mener la même vie. Son plus grand regret était de ne pouvoir contempler les traits de sa fille. C’est que Tcheng-Y grandissait. Elle venait d’atteindre sa treizième année, et c’était elle qui était obligée de pourvoir à l’entretien de son père infortuné, privé de toute ressource. Elle n’avait qu’un moyen pour empêcher Sùn, de mourir de faim, c’était de mendier. Elle accomplissait ce triste devoir sans fausse honte. Cependant son intelligence s’éveillait. Un jour elle dit à son père :
— Il y a quelque chose qui me frappe, et que je ne comprends pas bien.
— Qu’est-ce donc, mon enfant ?
— Eh ! bien, mon père, pourquoi, tandis que les autres vivent au milieu de leurs parents et de leurs amis, sommes nous ainsi réduits à la solitude ?
— Hélas ! ma fille, il est bien vrai que nous sommes abandonnés à nous-mêmes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où j'habitais la capitale avec ta pauvre mère, et où nous étions entourés d’un cercle de parents et d’amis. J’occupais une haute situation. Notre famille appartient à la meilleure noblesse, et a toujours entretenu de très bons rapports avec la cour royale. Mais un jour, à la suite d’une dénonciation calomnieuse, le roi me croyant coupable, m’exila ici. Mon ami San-Houni, compromis dans la même affaire, dut s’exiler à Ko-Koum-To. Il a partagé mon malheur, car lui aussi descend d’une excellente famille. Je songe avec chagrin que depuis mon arrivée dans cette île, je suis sans nouvelle de mon vieil ami.
— C’est que sans doute, il ne lui est pas possible de communiquer avec vous, dit l’enfant pour consoler le vieillard. Elle ajouta : Excusez-moi, mon père, il est temps que je sorte pour travailler.
— Va, mon enfant ; et rentre de bonne heure.
La petite Tcheng-Y, s’éloigna d’un pas rapide. Elle se rendit d’abord au cimetière pour prier un instant sur la tombe de sa mère. Tcheng-Y était aussi travailleuse qu’intelligente. Elle consacrait ses nuits à l’étude, et le jour, elle allait de maison en maison pour recueillir des aumônes. Souvent, dans ses rêveries, elle songeait à sa mère qu’elle n’avait jamais eu le bonheur de connaître.
Un jour, elle était allée comme d'habitude pleurer sur la tombe de celle qui lui avait donné le jour. Elle s’y était attardée, et n’était pas rentrée à la maison à la même heure que d’habitude.
Sùn, ne voyant pas revenir sa fille était très inquiet. A la fin, il résolut d’aller à la rencontre de Tcheng-Y. S’appuyant sur son bâton, il se mit en route. Malheureusement, arrivé au bord d’un lac qui se trouvait près de là, il fit un faux pas, et tomba à l’eau.
Sùn poussa un cri de détresse, et se mit à se lamenter.
— Me voici voué à une mort certaine, disait-il, et ma pauvre fille qui me cherche peut-être de tous côtés !
Par bonheur, les gémissements du malheureux homme furent entendus par le disciple d’un anachorète qui vivait retiré dans la montagne, à peu de distance du lac. Il accourut et retira Sùn de l’eau. Il lui demanda :
— Où habitez-vous ?
— Tout près d’ici.
— Mais comment se fait-il que vous sortiez seul, étant aveugle? Vous vous exposez ainsi aux plus grands dangers.
— Oui, je le sais. Aussi je ne sors jamais seul.Aujourd’hui je me suis hasardé hors de ma maison pour aller au devant de ma fille. Celle-ci n’est pas rentrée à l’heure habituelle, et alors je me suis mis en route. Voilà comment je suis arrivé à tomber dans le lac, dont je ne serais plus jamais sorti, sans votre intervention. Vous m’avez sauvé la vie.
— Je n’ai fait que mon devoir, dit le disciple.
Il prit Sùn par le bras, et l’accompagna jusqu’à sa demeure. En route il lui demanda :
— Ajouterez-vous foi, à ce que je vais vous dire.
— Certainement.
— Eh ! bien, je vous prédis, ou plutôt je lis sur votre visage, que vos malheurs ne dureront pas toujours. Dans trois ans vous recouvrerez la vue, et de plus vous deviendrez premier ministre. Aucune fortune n’égalera la vôtre. Pour atteindre ce but, il vous faudra prier Tchen-Houang (l’empereur du ciel).
— Ai-je bien entendu, demanda Sùn au comble de l’étonnement et de la joie.
— Rien n’est plus vrai, répondit gravement le disciple.
— Mais que dois-je faire, renseignez-moi !
— Il faut que vous me donniez trois cents sacs de riz. Je prierai à votre place.
— Hélas ! je ne puis vous donner ce que vous me demandez.
— Cela ne fait rien ; je ne demande pas la livraison immédiate de ces trois cents sacs. Il suffit que vous preniez l’engagement par écrit, de vous acquitter quand vous en aurez les moyens.
— J’accepte, à ces conditions, reprit Sùn. Le disciple lui tendit un livre, sur lequel le pauvre aveugle apposa sa signature.
— Je suis forcé de vous quitter, dit alors le disciple.
— Alors, au revoir, et à bientôt.
Resté seul, Sùn réfléchit à ce que lui avait dit le disciple. La perspective de revoir la lumière du jour, et d’arriver au faîte des honneurs, remplissait son âme d'une douce émotion. D’autre part, l’obligation de fournir trois cents sacs de riz, diminuait considérablement sa joie. Lui dont la fille était obligée de mendier pour ne pas le laisser mourir de faim, n’arriverait jamais à remplir l’engagement qu’il avait contracté. Il regrettait même d’avoir donné une promesse qu’il ne pourrait jamais tenir.
Sùn, fut tiré de ses rêveries par l’arrivée de sa fille.
— D’où, vous vient cette mélancolie, mon père? demanda l’enfant. Est-ce parce que je suis en retard aujourd’hui, que vous semblez si triste ?
Je vous demande mille fois pardon. J’étais allée au cimetière, et de là, recueillir des aumônes. On m’a donné quelque nourriture, comme vos doigts vous permettront de le constater. M’avez-vous pardonné ?
— Ce n’est pas toi, ma chère enfant qui me rend triste. Ecoute, ce qui m'est arrivé. Ne te voyant pas revenir, et pris d’inquiétude, je voulus aller à ta rencontre. En route, je tombai dans un lac, et me croyais perdu, quand je fus sauvé par le disciple d’un anachorète. Cet homme me ramena ici, et me dit pendant que nous marchions : « Je vous prédis que vous cesserez d’être aveugle et que vous deviendrez un jour premier ministre du roi ». Malheureusement je devrai fournir trois cents sacs de riz et ne pourrai jamais le faire. Voilà ce qui me rend triste.
— Ne vous inquiétez pas trop mon père. Je tâcherai de trouver un moyen qui vous permette de tenir votre promesse.
Après le repas, la jeune fille remonta dans sa chambre. Elle se mit à réfléchir à ce que lui avait raconté son père. Ne pouvant réussir à s’endormir, elle sortit et alla prendre un bain dans la rivière. Après cela, elle se mit en devoir de dresser dans Je jardin la table des sacrifices, sur laquelle elle plaça un vase rempli d’eau. Elle alluma encore des brûle-parfums, ainsi que deux lumières, et commença à prier le ciel. Ses prières se prolongèrent jusqu’à la pointe du jour.
Alors seulement Tcheng-Y, rentra dans sa chambre. Brisée par la fatigue, elle s'endormit presque aussitôt. Elle rêva qu’un vieillard lui disait : « Tout à l'heure il passera quelqu'un près de vous. Cette personne vous proposera quelque chose. N’hésitez pas à accepter car c’est une occasion unique ».
son réveil, l’enfant se rappelant ce rêve, demeura longtemps pensive. Et cependant, le songe allait bientôt se réaliser.
A l’époque où se passe cette histoire, des marchands coréens traversaient chaque année pour les besoins de leur commerce, la mer Jaune qui s’étend entre la Chine et la Corée. La traversée était très-difficile à cause de la rapidité du courant en un certain endroit. A chaque voyage on avait à déplorer la perte de quelque bateau. Croyant écarter le danger, les marchands avaient recours à une pratique très-ancienne, très-barbare. Dans chaque ville où ils s’arrêtaient, ils achetaient une jeune fille. Celle-ci était précipitée dans les flots, et on pensait avoir ainsi conjuré le péril.
Or, ce jour là, Tcheng-Y, à peine sortie de chez elle, recontra précisément un de ces marchands, à la recherche d’une victime humaine. Ce marchand demanda à la jeune fille, si elle ne savait pas, où il pourrait trouver ce qu’il cherchait.
A cette demande Tcheng-Y répondit :
— Vous n’avez pas besoin d'aller plus loin. Si vous voulez me prendre, j'accepte de remplir le rôle dont vous m’avez parlé. Que me donnerez-vous en échange de ma vie?
— Tout ce que vous exigerez.
— Et si je vous demandais trois cents sacs de riz?
— J’accepterais le marché. Mais, j’ai des associés. Il faut que je m’entende avec eux, et je ne pourrai vous rendre réponse que dans quelques jours.
— J’attendrai donc.
— A bientôt dit le marchand.
Heureuse d’avoir conclu cette affaire si grave pour elle, la jeune fille attendit impatiemment le retour du marchand. Un matin, elle le vit se diriger vers la maison qu’elle habitait. Aussitôt elle alla à sa rencontre.
— L’affaire est-elle conclue? lui demanda-t-elle sans trahir la moindre émotion.
— Oui, Mademoiselle. Vous aurez vos trois cents sacs de riz. Les voulez-vous sur le champ.
— Mais oui, avec plaisir. Cependant, attendez un moment. Il faut que j’aille prévenir mon père.
Tcheng-Y rentra dans la maison. Elle ne savait comment s'y prendre pour faire part à son père de sa fatale détermination.
Lui dire la vérité, se disait-elle, c'est le condamner à mourir de chagrin. Je me rappelle son inquiétude, le jour où je fus un peu en retard. Que sera-ce s’il ne me voit pas revenir. Mais le voilà...
La jeune fille se jette au cou de son père et lui dit d'une voix joyeuse :
— Mon père, j’ai trouvé un moyen de vous procurer les trois cents sacs de riz que vous avez promis au disciple. Faisons d’abord venir votre débiteur.
Quand le disciple fut là, Tcheng-Y le conduisit chez le marchand et lui fit remettre les trois cents sacs de riz. Elle lui demanda en échange le papier signé par son père, et après l’avoir remercié de ce qu'il avait sauve la vie à Sùn-Hyen, elle le pria instamment de continuer ses prières à Tchen-Houang, en faveur de l’aveugle. Le disciple s’y engagea et prit congé de la jeune fille.
Celle-ci toute radieuse de son sacrifice, courut retrouver son père. Elle lui remit l’engagement qu’il avait signé.
— D'où tiens-tu cette pièce? demanda Sùn.
— Du disciple, auquel j’ai fait donner les trois cents sacs de riz que vous lui aviez promis.
— Mais, comment t’es-tu procuré tout ce riz, ma fille?
— D’une façon, bien simple. Je me suis vendue, l'autre jour?
— Que dis-tu ! Ah ! malheureuse, tu veux donc ma mort?
— Ne vous chagrinez pas ainsi, mon père, et laissez-moi aller jusqu’au bout de ce que j’ai à vous dire. Il est vrai que je me suis vendue, mais je n'irai pas loin d'ici, et pourrai vous voir tous les jours. Vous n’avez donc pas lieu de vous désoler. C’est avec la plus grande joie que j’ai fait le sacrifice de ma liberté afin d’assurer votre bonheur. Quand nous aurons ramassé assez d’argent, je rembourserai le prix du riz, alors, redevenue libre, rien ne m'empêchera de rester à jamais auprès de vous.
La jeune fille, heureuse d’avoir rassuré un moment son père, courut ensuite chez le marchand, s’informer de la date de son départ .
Le marchand lui répondit qu'on ne s'embarquerait pas avant trois mois. Durant tout ce temps la jeune fille fut constamment préoccupée de l’état de dénûment dans lequel son père allait se trouver après son départ. Qu’allait devenir le pauvre aveugle seul et sans ressources? Cette pensée hantait nuit et jour l’esprit de Tcheng-Y. Aussi, dans sa pitié filiale s’efforçait-elle de ramasser quelqu’argent et quelques provisions qui permissent à l’aveugle de vivre sans soucis pendant quelque temps.
Bientôt les trois mois furent écoulés. Le marchand vint rappeler sa promesse à la jeune fille. Celle-ci lui demanda à parler une dernière fois à son père, auquel elle n’avait pas encore révélé la triste vérité. Le marchand y consentit volontiers et accompagna même Tcheng-Y.
— Mon père, dit celle-ci à l’aveugle, il faut que je vous quitte.
— Me quitter ma fille, et où veux-tu aller?
— Mon père, je vous ai trompé l’autre jour. Ce n'est pas ma liberté, c’est ma vie que j’ai donnée en échange des trois cents sacs de riz que vous deviez au disciple. Oui, je me suis vendue, corps et âme, et je dois aller au fond delà mer Jaune prier les dieux d’accorder une traversée favorable aux navigateurs.
Tcheng-Y avait tendrement enlacé son père pour lui faire ce fatal aveu. Néanmoins, l’aveugle ne put supporter cette secousse, et tomba évanoui.
Quand il fut un peu revenu à lui, il dit d’une voix qu’on entendait à peine : « Malheureuse enfant, est-il bien vrai que tu veuilles aussi m’abandonner? Faudra-t-il qu’après avoir vu mourir ta mère, je te voie disparaître de la terre avant moi ? DisTmoi, que ce n’est pas vrai, ma fille! Dis-moi que c’est un rêve! Regarde ton vieux père aveugle, et songe à ce qu’il deviendrait s’il ne t’avait plus ! Non, n’est-ce pas, tu ne veux pas mourir ! » .
Sùn-Hyen éclate en sanglots. Sa fille essaye vainement de retenir ses propres larmes. Elle aussi, pleure et sent son cœur brisé. Le marchand témoin de cette scène est lui-même ému par ce spectacle déchirant. Il attire à lui la jeune fille et lui dit.
« Je vous donnerai encore cent sacs de riz, et nous ne partirons que dans trois jours » .
Tcheng-Y le remercia avec effusion, elle reconduisit jusqu’à la porte. Puis, quand elle fut en possession des cent sacs de riz, elle alla trouver le premier magistrat de la ville. Celui-ci consentit à se charger de l’entretien du vieil aveugle, en échange des cent sacs de riz qu'il reçut en dépôt.
Jusqu’au moment où le marchand revint la chercher, la jeune fille ne quitta plus son père, tâchant de lui prodiguer les plus douces consolations. Quand l'heure de la séparation sonna, ce fut déchirant. Sùn-Hyen, s’attachant désespérément à sa fille disait en sanglotant : « Je veux mourir avec toi ; je ne te laisserai pas partir seule ». Les cris du pauvre aveugle avaient attirés de nombreux voisins, qui pleuraient eux-mêmes devant ce spectacle. À la fin le marchand, saisissant la jeune fille lui dit :
— Allons partons.
Accablé par la douleur, Sùn, s’affaissa, ce qui rendit la jeune fille libre de ses mouvements.
— Adieu, mon père, lui dit-elle. Calmez votre douleur. Nous nous retrouverons dans un monde meilleur où rien ne manquera à notre bonheur.
Tcheng-Y, s'éloigna alors, après avoir renouvelé ses recommandations au premier magistrat. Ce dernier resta quelques moments auprès de l’infortuné père et essaya de le consoler, sans pouvoir y réussir.