Texts by Patrick A. Durantou - HTML preview

PLEASE NOTE: This is an HTML preview only and some elements such as links or page numbers may be incorrect.
Download the book in PDF, ePub, Kindle for a complete version.

Étude de la « politique rationnelle » de B. Spinoza

 

« L’Homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la Cité, où il obéit aux lois, que dans un désert, où il n’obéirait qu’à lui-même. »

Baruch Spinoza

L’essentiel de la pensée politique de B. Spinoza est concentré dans le très intéressant « Traité politique » qui expose le fonctionnement de l’État et disserte sur la monarchie, l’aristocratie puis de façon concise (l’œuvre demeurant inachevée), sur la démocratie.

Notre philosophe y présente de la manière la plus claire et la plus limpide le long des onze chapitres, son amour de la liberté, de la justice et de l’égalité.

Cet amour de la liberté, de la justice et de l’égalité apparaît nettement dans la volonté d’ensemble d’expliquer le comment d’une société juste où, comme le suggère le petit préambule de l’œuvre, « la tyrannie et la paix demeurent inviolées ».

Cette volonté qui émerge de l’ouvrage tout entier, passe outre tous les obstacles, toutes les embûches passibles, capables d’anéantir une bonne société monarchique ou aristocratique et de provoquer la tyrannie. Il ressort, ainsi, des suggestions opportunes, de fines explicitations sur le fonctionnement de l’État, les droits du souverain et du peuple, de la monarchie et de l’aristocratie.

Cette fonction de commentateur, mais plus, de théoricien de la politique semble pour Spinoza difficultueuse en ce sens que nombre de vues, d’appréciations, de jugements peuvent s’égarer au « pays d’Utopie », ce à quoi les politiciens, hommes d’expérience, échappent presque toujours. D’où la césure, difficile à supprimer, qui existe entre la théorie et la pratique dans le domaine politique.

La seule manière d’échapper à l’utopie, consiste selon Spinoza, à ne concevoir aucun genre de régime autre que ceux que l’histoire humaine a enfanté du simple fait « qu’il ne soit pas possible de déterminer par la pensée un régime qui n’ait pas encore été éprouvé et qui cependant puisse, mis à l’essai ou en pratique, ne pas échouer » (Traité politique, chap. I, paragr. 3).

Attitude prudente mais réaliste qui dévoile déjà les soucis de l’auteur d’une exposition théorique la plus facilement applicable et la moins amphigourique (en ce sens qu’elle fuit l’abstraction souvent présente dans l’explication de « nouveaux » systèmes politiques). L’accord avec la pratique demeure donc la motivation essentielle du fait que Spinoza n’ait voulu aborder rien qui soit nouveau ou inconnu qui ne puisse être réalisable.

Les théories de Spinoza sont radicales et visent à supprimer tout idéalisme ratiocinateur pour ne s’en tenir qu’au possible et à l’adéquat. La leçon de réalisme que nous offre Spinoza est poussée à l’extrême, jusqu’au point de considérer les vices de l’âme humaine comme des propriétés naturelles inhérentes à l’homme, comme de simples « manière d’être » dont il faut tenir compte après les avoir analysées. Le premier travail du théoricien politique est celui d’un chercheur, dont l’outil est l’expérience quotidienne, qui pour préserver toute impartialité ne juge point les défauts et les vices de ses contemporains mais devine leur nature. Il faut avant tout, connaître les affections, les passions des hommes causes des conflits, des discordes, du désordre. L’État doit garantir la sécurité de chaque individu (comme le précisera plus tard encore J.J. Rousseau dans le « contrat social »). La sécurité est le but que doit se proposer d’atteindre l’État de toutes les manières envisageables contre le désordre, les conflits. Seule la raison peut guider convenablement les hommes qu’ils possèdent ou ne possèdent pas le pouvoir. La raison est comme les affections, les passions, naturelle à l’homme. Mais, la raison demeure le propre de l’homme et va de pair avec la liberté qui est une vertu. C’est la raison, souligne Spinoza, qui permet à l’homme, seul parmi les autres animaux, de prendre conscience de son être, de se conserver, de rester indépendant, libre vis-à-vis de son voisin. Plus qu’un outil même, la raison est une arme de défense qui permet à l’individu de contrecarrer les tromperies, la ruse, l’ambition d’un autre. Les hommes,  ajoute Spinoza, auront plus de pouvoir à « entretenir leur vie et cultiver leur âme » qu’ils s’uniront et auront des droits communs : « Plus grand en effet sera le nombre de ceux qui se seront ainsi réunis en un corps, plus aussi ils auront en commun de droit » (chap. II, paragr. 15). Chaque individu possède, moins de droits que tous les autres réunis qui l’emportent en puissance ; ainsi nous pouvons affirmer que loi commune (puissance du nombre qu’est le pouvoir public) garantit le droit de nature de chaque individu. Possède le soin de veiller à la « chose publique » celui (ou ceux) qui, par la volonté générale, détient(nent) le pouvoir. S’il s’agit d’une assemblée l’on nomme le pouvoir public démocratie, s’il s’agit de quelques individus privilégiés, aristocratie et si le pouvoir est conféré à un seul, monarchie. L’État quelle que soit sa forme doit être gouverné par la raison ; tout acte jugé juste, injuste, émanent du vice ou de la vertu ne peut l’être qu’en fonction de la raison. C’est, de plus, la volonté commune qui décide par la loi, du juste et de l’injuste, de la faute, du crime à punir : « dans un État au contraire (que dans la nature s’entend), où la loi commune décide ce qui est à l’un et ce qui est à l’autre, celui-là est appelé juste, qui a une volonté constante d’attribuer à chacun le sien, injuste au contraire, celui qui s’efforce de faire sien ce qui est à un autre » (chap. II, paragr. 23).

Dans l’état civil, le droit naturel de vivre selon ses propres désirs, sa propre complexion est, disons limité. Limité du fait que chaque citoyen jouissant de la protection et des avantages qu’offre la Cité est (aussi) sujet de celle-ci, lui obéit en respectant la volonté du souverain et la loi commune.

Certes, l’individu demeure maître de son jugement mais ne peut vivre totalement selon sa propre complexion et ne possède pas le droit d’interpréter ou de passer outre les décrets de la Cité. Chaque citoyen doit se soumettre à ces décrets et à la loi commune ce sans quoi l’on retournerait à l’état de nature. Il y a, ainsi, interdépendance de chaque citoyen et de la Cité du fait que le premier nommé doit sa sécurité (et sa véritable liberté que n’offrait pas le chaos de l’état de nature) à la Cité et que la Cité n’existerait pas sans la volonté de l’ensemble des citoyens. Il s’agit d’une entente commune ayant pour but d’assurer le bien de tous mais plus, avant tout, de chacun. Le philosophe théoricien politique doit préciser pour inhiber tout risque de tyrannie et de violation de la liberté par une assemblée, un souverain, que la Cité est le fruit de la volonté commune des hommes, guidés par la raison, de se conserver, d’être en sécurité, d’échapper à la violence de l’état de nature. L’homme est, peut-être, par essence, un animal social mais il n’en demeure pas moins vrai que la crainte ainsi que le besoin inhérent à son être de s’élever culturellement l’obligent à devenir policé.

Spinoza étudie subséquemment les rapports entre les cités (rapports de puissances), l’état de guerre, les clauses des traités de paix, etc.

Ces analyses de ce que nous pouvons nommer la « politique étrangère » de la Cité bien que constituées de données intéressantes ne sont pas pour autant essentielles dans la pensée politique de nôtre philosophe. Spinoza envisage tout au plus l’attitude que chaque cité doit s’évertuer de tenir dans les circonstances de conflits puis de paix à préserver.

C’est au souverain qu’appartient la décision à prendre en période de conflit comme en temps de paix. Il est le représentant du pouvoir public et en ce sens tout un chacun dépend de lui. Il régit, règle, statue, détermine les affaires de la Cité, décide du bien, du mal, du juste de l’injuste. Le souverain ne peut sauvegarder sa souveraineté qu’en imposant le respect mais aussi la crainte. Il ne peut pêcher, violer, se fourvoyer dans la concupiscence mais devenir un exemple pour l’ensemble de ses sujets. Plus généralement, l’individu doit être maître de lui-même par la seule raison, respecter la loi (la législation civile) qui ne l’aliène aucunement. Comme le souverain, le sujet est libre autant qu’il l’était à l’état de nature : « la cité n’admet dans son pouvoir d’autre limite que celle que l’homme observe à l’état de nature » […] l’observation de cette limite n’est point de l’obéissance, c’est au contraire la liberté de la nature humaine » (chap. 4, paragr. 5). La Cité demeure en concomitance garante de la sécurité et de la liberté des citoyens du fait que comme à l’état de la nature l’homme (sage) ou l’animal stupide luttent pour leur conservation, la Cité se propose de combattre les actions nuisibles de certains sujets (ou celle, possible, de tous) s’inspirant de la nature humaine. La Cité, de plus, ne peut demeurer que « pour elle-même », sans tenir compte d’aucune appréciation extérieure : « il n’y a pour elle d’autre bien ou d’autre mal que ce qu’elle décrète être pour elle-même un bien ou un mal […] ». Il appartient donc au seul souverain de juger bon d’interpréter, d’abolir, de changer la loi ou même de la violer.

Cependant, si cette violation peut provoquer l’indignation de nombre de citoyens, la Cité, dit Spinoza, est dissoute et la loi suspendue…

La société décrite par le Tractatus Politicus semble être de dimensions restreintes. Spinoza s’est pour beaucoup, inspiré d’ensembles territoriaux comparables aux cités marchandes de sa Hollande natale. Dans ces petits états, les relations sociales sont plus faciles que dans d’autres états à l’échelle plus grande. Les sociétés dont s’inspire Spinoza sont encore à la mesure de l’homme, les risques de conflits, de querelles intérieurs réduits, la stabilité de la cité plus grande. Bref, l’unité de la cité devient par cela même, indéfectible ; plus existe dans une cité de cohésion interne, plus les citoyens sont libres et la société puissante. Pour Spinoza comme pour Machiavel, souligne J. Preposiet (« Spinoza et la liberté des hommes ») c’est la liberté qui fait la véritable force des États. Plus un peuple est libre, plus il est puissant et apte à se défendre contre les agressions extérieures.

Sous cet angle, la liberté devient plus qu’un droit accordé à chacun la condition sine qua non pour la défense et l’équilibre d’un état.

Liberté et raison sont les mots mis en exergue dans le Tractatus Politicus. De plus, l’un semble inséparable de l’autre ; il y a interdépendance des deux termes qui plus que dans tout autre œuvre de théorie politique s’impliquent réciproquement. Chez Spinoza, la raison est inévitablement synonyme de joie, d’épanouissement de l’individu, elle est le vrai bien (Éthique, chap. 4) qui s’oppose aux passions qui déchirent les hommes, les rendent captifs d’eux-mêmes. L’homme ne peut être maître de lui-même que guidé par la raison : « puis donc que la meilleure règle de vie pour se conserver soi-même autant qu’il se peut, est celle qui est instituée suivant les prescriptions de la raison, il en résulte que tout le meilleur que fait soit un homme, soit une Cité, est ce qu’il fait en tant qu’il est le plus complètement son propre maître » (T.P., chap. 5, paragr. 1). Parallèlement, la Cité fondée et gouvernée par la raison est plus puissante ; les hommes y vivent en paix, les lois demeurent inviolées.

L’originalité du discours politique de Spinoza dans le Tractatus Politicus consiste en deux novations. La première, est l’introduction de l’idée moderne de contrat social (idée qui fera son chemin notamment avec J.J. Rousseau). La deuxième, qui pourrait être corrélative à la précédente est l’association au problème de l’origine de l’état d’une philosophie de l’existence humaine. Dans le Tractatus Politicus, demeurent des reliquats du Traité Théologico Politique dans l’analyse des fondements de l’autorité. Plus qu’un traité politique, il s’agit ainsi, d’un traité philosophico politique ; le philosophe ne peut devenir uniquement un théoricien de la politique, ses vues sur l’existence en général doivent même fonder sa politique.

Tout l’intérêt du Tractatus Politicus réside dans cette association, cette prise de conscience des vices et des vertus humaines qui constitue l’essentiel de la problématique de Spinoza. Chez Spinoza donc, le problème de l’origine de l’état demeure inséparable d’une philosophie de l’existence qui implique une vision globale du monde. Partant de la constatation des affects, des passions, des vices inhérents à l’homme, Spinoza fonde une politique capable d’inhiber les conflits, les querelles qu’implique le « caractère » humain. Dans l’œuvre ne règne aucun pessimisme qui pourrait engendrer un certain cynisme non-absent dans celle de Machiavel, mais seule, une analyse impartiale, objective, qui est l’outil du théoricien. L’autre partie du Tractatus Politicus traite des trois régimes, monarchiques, aristocratiques et démocratiques ; il s’agit d’une véritable analyse en profondeur (en ce qui concerne les deux premiers cités), qui a engendré une polémique, celle qui concerne l’évolution de la pensée politique de notre philosophe.

Certains, en effet s’accordent à penser, à travers la lecture de la description détaillée du fonctionnement de la monarchie et de l’aristocratie que Spinoza vers la fin de sa vie ait penché pour un conservatisme strict.

Il n’en est rien, bien que l’auteur de l’Éthique semble prononcer sa préférence pour le terme médiat de la triade exposé dans cette œuvre inachevée. Le lecteur ne peut que souffrir du manque de consistance du troisième volet consacré à la démocratie, mais nul n’ignore le goût très fort de notre philosophe pour la liberté dont il trouve les fondements en métaphysique.

La lecture du Tractatus Politicus nous incite, pour ne pas conclure mais ouvrir des perspectives intéressantes sur le philosophe et l’œuvre, à citer cette assertion d’Alain (« Spinoza ») : « Spinoza, le plus rigoureux et le plus sûr des maîtres à penser, est le modèle de l’homme libre ».

Le droit est la puissance, la liberté plus qu’un droit est une puissance…